******************************************************** DC.Title = L'ÉCOLE DES PÈRES ou LES FILS INGRATS, COMÉDIE DC.Author = PIRON, Alexis DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 13:09:49. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/PIRON_ECOLEPERES.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** L'ÉCOLE DES PÈRES ou LES FILS INGRATS COMÉDIE 1728 par Mr PIRON Réprésenté pour la première fois le 21 octobre 1728 au Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain par la troupe de la Comédie française. ACTEURS CHRISALDE, frère de Géronte. GÉRONTE, frère de Chrisalde et près d'Éraste, Damis et Valère. PASQUIN, valet de Géronte et fils de Grégoire. ANGÉLIQUE, fille d'Argante. NÉRINE, suivante d'Angélique. ÉRASTE, frère de Damis et Valère. DAMIS, frère d'Éraste et Valère. VALÈRE, frère d'Éraste et Damis. GRÉGOIRE, père de Pasquin. LAQUAIS. La scène est dans l'antichambre de Géronte. ACTE I SCÈNE I. Géronte, Chrisalde. CHRISALDE. Ah ! Que me dites-vous ? Quoi ! La belle Angélique... GÉRONTE. Oui, mon frère ; d'Argante elle est la fille unique. CHRISALDE. De ce négociant si riche, disait-on ? GÉRONTE. [Note : Toulon : ville du sud de la France au bord de la Méditerranée, actuellement préfecture du Var.]Oui, de ce cher ami que j'avais à Toulon. CHRISALDE. Il meurt pauvre ? GÉRONTE. Obéré. CHRISALDE. Sa chute, je l'avoue... GÉRONTE. De la fortune ainsi tourne, ici bas, la roue.Depuis un an entier, la perte d'un vaisseauA causé sa ruine, et l'a mis au tombeau.Voilà, de ses malheurs, la première nouvelle.Il aurait dû compter sur un ami fidèle ; Et sans s'abandonner à son mortel ennui,M'écrire, et s'assurer que j'étais tout à lui.Sa disgrâce, après tout, n'était pas sans remède.Ce que j'ai lui restait. Sa fille lui succède ;Sa fille héritera de ce que je lui dois ; Et vous n'ignorez pas ce qu'il a fait pour moi. CHRISALDE. Vous m'avez dit cent fois qu'Argante, en Italie,Au péril de ses jours, défendit votre vie ;Puis, vous associant à sa prospérité,Vous mit dans l'opulence où vous avez été. Angélique est au point où vous trouva son père.Mais pour elle, entre nous, que voulez-vous qu'opèreCe tendre empressement que vous lui faites voir ? GÉRONTE. Je songe à son bonheur ; et je la veux pourvoir. CHRISALDE. De semblables projets ne sont pas des vétilles. La pourvoir ! Et comment ? GÉRONTE. Comme on pourvoit les filles ;En la mariant. CHRISALDE. Oui, je vous entends fort bien ;Mais à qui, s'il vous plaît ? Angélique n'a rien.Vos fils vous ont rendu presque aussi pauvre qu'elle.Aurais-je pénétré le but d'un si beau zèle ? Vous la voulez pourvoir, peut-être, en l'épousant ?Mon frère, une main vide est un mauvais présent. GÉRONTE. Touché de sa beauté, d'abord, malgré mon âge,Je formais, je l'avoue, un projet si peu sage ;Et laissais naître en moi, sous ombre de pitié, Des sentiments plus vifs que ceux de l'amitié.De-là vient qu'à mes fils, qui lui rendent visite,J'ai caché, quelque temps, mes pas et ma conduite,Et que, de ce qu'elle est, loin d'avoir nuls soupçons,Ils ignorent encor que nous nous connaissons. Mais je me suis bientôt reproché ma faiblesse.La jeunesse est pour être unie à la jeunesse :Et l'offre de ma main tiendrait plus, en effet,De l'abus du malheur, que du prix d'un bienfait. CHRISALDE. Votre âge ici nuirait moins que cette indigence, Où vous a, pour vos fils, réduit votre indulgence.Avec un bon esprit, tout homme bien renté,L'emporte en agréments sur un jeune éventé.Mais ne la pouvant rendre heureuse par vous-même,À qui donc la donner dans sa misère extrême ? GÉRONTE. À celui de mes fils qu'elle aimera le plus. CHRISALDE. Fort bien. Avez-vous pris leurs avis là-dessus ? GÉRONTE. L'honneur intéressé n'a point d'avis à prendre ;Et supposé qu'aux leurs il me fallut descendre,Je les sais trop bien nés et trop reconnaissants, Pour ne pas ressentir tout ce que je ressens. CHRISALDE. Quelle prévention ! GÉRONTE. Eh ! Oui, oui ; je radote. CHRISALDE. Vous jugez trop bien d'eux ; voilà votre marotte. GÉRONTE. Votre marotte, à vous, est d'en juger très mal.Leur respect, leur amour est pour moi sans égal. Pourquoi vouloir contre eux que mon courroux s'émeuve ? CHRISALDE. Eh ! Vous n'avez pas mis cet amour à l'épreuve. GÉRONTE. Chaque jour je l'éprouve, et jusqu'à cet instant,Je n'ai point à m'en plaindre, et j'en suis très content. CHRISALDE. Parce que, chaque jour, de vos folles largesses, Jusqu'ici vous avez acheté leurs caresses ;Mais le mal est... GÉRONTE. Mon Dieu ! Voici de vos discours !Épargnez-vous le soin de parler à des sourds.Le mal, si c'en est un, est un mal nécessaire.Aura-t-on donc toujours ce reproche à me faire ? De tout ce que j'avais, j'ai fait part à mes fils :Oui, mon frère ; et je fis fort bien, quand je le fis.Le poids de la richesse, à notre âge, importune.À peu de passions, suffit peu de fortune.De l'or et de l'argent, sources de tous plaisirs, La jouissance est due à l'âge des désirs.Devais-je, à votre avis, thésaurisant sans cesse,Imiter ces vieillards, tyrans de la jeunesse,Qui, la faisant languir, sans être plus heureux,La privent des plaisirs qui sont perdus pour eux ? Et que devient souvent le bien d'un père avare ?L'héritier est frustré, l'usurier s'en empare,Cette peste publique ayant, à notre insu,Dévoré l'héritage, avant qu'il fût échu ;Ou, si le fils échappe à ce désordre extrême, Le père est détesté. Je veux, moi, qu'un fils m'aime ;Et ne soit pas réduit, pour voir changer son sort,Au déplorable point de désirer ma mort. CHRISALDE. Je m'en remets sur eux du soin de vous confondre. GÉRONTE. Si j'en suis obéi, qu'aurez-vous à répondre ? CHRISALDE. Rien. Mais j'en doute fort. GÉRONTE. Moi, j'en doute si peu,Et suis, avec raison, si sûr de leur aveu,Que, sans leur en parler, je suis prêt à conclure.Je viens d'envoyer même exprès chez la future,Lui demander une heure où je puisse la voir ; Mon offre et son choix faits, ils feront leur devoir. CHRISALDE. Avant que de rien dire à la belle Angélique,Je déploierais d'abord, près d'eux, ma rhétorique ;Et ne hasardant rien... GÉRONTE. Peste soit de Pasquin !Depuis une heure aussi que j'attends ce coquin... SCÈNE II. Géronte, Chrisalde, Pasquin. GÉRONTE. Eh ! Viens donc. Qu'il te faut de temps pour peu de chose ! PASQUIN. De l'un de vos trois fils la cuisine en est cause.En passant, comme un basque, auprès de sa maison,De cent ragoûts exquis la douce exhalaisonM'est, par un soupirail, venu rompre en visière ; Mon âme en a passé dans mon nez, toute entière ;Et piquant l'appétit dont le ciel m'a doué,Sur la place, un instant, l'odorat m'a cloué.Excusez, s'il vous plaît, ma friandise émueDes charmes d'une odeur, chez vous, si peu connue. Si vous vous offensez d'un plaisir si léger,Notre pain sec ici va bien vous en venger. GÉRONTE. Pour un méchant valet, ma cuisine est trop bonne.Dis seulement quelle heure Angélique me donne. PASQUIN. Vous n'avez qu'à l'attendre, et qu'à rester ici : Elle me suit, monsieur ; et déjà la voici. SCÈNE III. Géronte, Chrisalde, Angélique, Pasquin. GÉRONTE. Madame, à vos malheurs, qu'enfin je remédie ;Et que j'assure ainsi le repos de ma vie.Votre père, qui fit pour moi plus que pour vous,Pour sa fille aujourd'hui me demande un époux. Tout ici, grâce à lui, prospère à ma famille.Partagez ma fortune, en devenant ma fille.Mes fils sont à leur aise ; en offrant l'un des trois,D'un assez riche époux, je vous offre le choix. CHRISALDE, bas. Je vous offre un sanglant affront. GÉRONTE. Ils vous ont vue ; Vous leur avez parlé, sans en être connue.Vous pouvez dire ici votre goût librement.Lequel vous plaît le mieux ? Parlez-moi franchement.De celui pour lequel votre coeur s'intéresse,Je vous promets la foi, l'estime et la tendresse. PASQUIN, à l'oreille de Géronte. Et moi, je vous promets, Monsieur, un pied de nez. GÉRONTE, bas. Maraud ! Haut.Sachons pour qui vous vous déterminez.Je vous ai vu rougir. ANGÉLIQUE. Ma honte vous abuse.De vos bontés, monsieur, vous me voyez confuse :C'est la seule raison qui m'aurait fait rougir : Mais du reste, à son gré, votre choix peut agir.Nommez qui vous plaira : cet époux respectable,À mon coeur pénétré, ne peut qu'être agréable,Dès qu'en lui je verrai, joignant mon sort au sien,Le choix d'un père en qui je retrouve le mien. GÉRONTE. Mais peut-être un des trois l'emporte sur ses frères ;Est-ce le capitaine ? Est-ce l'homme d'affaires ?Serait-ce l'auditeur ? ANGÉLIQUE. Ils sont tous trois vos fils ;Cela fait tout pour eux. Prononcez ; j'obéis. GÉRONTE. Ainsi ni vous ni moi ne réglerons la chose : Et je vois bien qu'il faut que le ciel en dispose.J'étudierai leurs coeurs, et vous promets sur tout,Celui qui, pour l'hymen, aura le plus de goût.Je vais leur en parler. CHRISALDE, l'arrêtant. Mon frère ! GÉRONTE, brusquement. Quoi ! Mon frère ? CHRISALDE. De grâce, donnez-vous le plaisir du mystère. De la fille d'Argante en exposant le droit,Laissez-leur ignorer que c'est madame. GÉRONTE. Soit. CHRISALDE. Qu'ils ne sachent, qu'après l'affaire bien conclue,Que la fille d'Argante est celle qu'ils ont vue. GÉRONTE. très volontiers. CHRISALDE. L'époux d'un objet si charmant N'en sera que surpris plus agréablement. GÉRONTE. C'est bien dit. Il sort. PASQUIN, bas à Chrisalde qui sort aussi. Les vilains ne voudront jamais d'elle. CHRISALDE, bas à Pasquin. Comme tu vois, l'injure en sera moins cruelle ;Et du moins ce qu'ici je conseille à dessein,Diminuera l'affront d'un refus trop certain. SCÈNE IV. Angélique, Pasquin. ANGÉLIQUE. Je vois une pitié dans ses yeux, qui m'alarme.D'un vain espoir, ami, tu peux rompre le charme.Je n'ai vu ces messieurs que très légèrement,Et l'on ne connaît pas son monde en un moment.Je serais, dans le fond, quoi que je dise au père, Bien aise de savoir un peu leur caractère.Dissipe les soupçons qui me viennent saisir :L'un vaut-il mieux que l'autre, et fallait-il choisir ? PASQUIN. Non, madame ; le choix entre eux est inutile.Tous les trois sont égaux : le financier habile Est un vrai financier, un arabe, en un mot :Le capitaine un fat ; et l'auditeur un sot.Tous trois enfin, soit dit sans offenser mon maître,Les trois plus francs vauriens que vous puissiez connaître. ANGÉLIQUE. Ah ! Ciel ! Et j'ai promis... PASQUIN. Ne vous alarmez pas, Madame ; le pauvre homme en sera pour ses pas ;J'en réponds. Si pas un se rend à ses prières,[Note : Etrivière : Courroie de cuir, par laquelle les étriers sont suspendus. Donner les étrivières, c'est châtier des valets de livrée, les fouetter avec les étrivières. [F]]Je veux mourir ici sous les coups d'étrivières.Les bourreaux, pour un sou, se les feraient donner.Il aura beau jurer, pester, crier, prôner, Dire que tout leur bien lui vient de votre père ;Qu'il entend, comme à lui, que vous leur soyez chère ;Supplier celui-ci ; menacer celui-là :Elle est pauvre ? oui, mes fils. eh bien, épousez-la. Vous n'avez pas, Madame, autre réponse à craindre. ANGÉLIQUE. Je le plains. PASQUIN. Et moi, non. C'est bien fait. Faut-il plaindreCes pères, vrais fléaux de la société,Tout pétris des fadeurs de la paternité ;Qui, de leurs yeux bénins, couvrent leur sotte race ;Prétendent, qu'ainsi qu'eux, chacun s'en embarrasse : Regardent de travers, et traitent de fâcheux,Quiconque ose ne pas s'y complaire autant qu'eux ?Tels sont de celui-ci les malheureux vertiges.Il s'imagine avoir engendré trois prodiges.Mon financier ! La peste ! Un habile garçon ! Pour mon pauvre auditeur, hélas ! Il est si bon !Et Valère ! Tudieu ! Mon fils le capitaine ![Note : Turenne : Henri de la Tour-d'Auvergne, vicomte de Turenne (1611-1675), célèbre maréchal de France.]Je vous le garantis, à trente ans un Turenne !Il les révère enfin, tant il en est charmé.Et dieu sait cependant comme ils vous l'ont plumé ! Mes drôles doucement, de caresse en caresse,L'ont, de ce qu'il avait, dépouillé pièce à pièce ;Si bien que, tout en gros, ce qui reste est forméD'un petit bien champêtre à mon père affermé :Et je vois le moment où quelqu'un d'eux le prie De se défaire encor de cette métairie. ANGÉLIQUE. Dont il se déférait ? PASQUIN. Sur le champ. Des ingratsL'indigne avidité ne le rebute pas.Et malheur à qui veut lui dessiller la vue !Le moindre mot contre eux l'assassine, le tue. Doux, traitable d'ailleurs, et d'un esprit fort bon,Sur cet article seul il n'entend point raison. ANGÉLIQUE. C'est un père. PASQUIN. Ma foi c'est... c'est un imbécile :L'un est plus sûr que l'autre. En un mot comme en mille,Nous souffrons : sans cela je m'en soucierais peu : Que m'importe à moi ? Mais, à peine un pot au feu.Boire de belle eau claire, et manger du pain d'orge,Tandis que chez les fils le superflu regorge ;Jeûne éternel ici, vingt repas là pour un ;Quand on est saoul chez eux, chez nous tout est à jeun. N'est-ce pas une chose indigne, horrible, infâme,Qui mérite ?... Eh ! Morbleu ! Raisonnez donc, Madame. ANGÉLIQUE. Je conviens qu'en ceci tes cris sont de saison ;Que rien ne fut jamais plus contre la raison :Mais je tiens, quelque tort que l'on donne à Géronte, Que ce n'est pas sur lui qu'en doit tomber la honte ;Et que tous gens de bien doivent être saisisDe pitié pour le père, et d'horreur pour les fils.Faut-il, si des bienfaits l'ingratitude abuse,Qu'à de tels bienfaiteurs l'estime se refuse ? Un amour si sacré l'est même en ses excès ;Et n'est que plus touchant pour être sans succès.Plus ce père est trahi, plus son sort m'intéresse.Je sens même, oui, je sens qu'envers lui ma tendresseMe charge des devoirs que l'on ne lui rend pas. PASQUIN. Voilà, voilà les coeurs qu'il lui fallait, hélas !Bon comme il est ; et vous, si douce et si gentille,Vous avez bien mal fait de n'être pas sa fille ;Comme eux, de n'aller pas chercher un père ailleurs. ANGÉLIQUE. Ton coeur, je le vois bien, est aussi des meilleurs. Le ciel dut à Géronte un sujet si fidèle.Oh ! Je veux des valets être le vrai modèle.Non, ces fripons qu'on voit, sur la scène, à Paris,Toujours prêts à tromper les pères pour les fils...Laissez-moi fréquenter un peu votre Nérine ; Que je vous la façonne, et que je l'endoctrine.Qu'a-t-elle à démêler avec notre auditeur ?Tout à l'heure, ils parlaient ensemble avec chaleur.Je crois... mais la voici. SCÈNE V. Angélique, Nérine, Pasquin. ANGÉLIQUE à qui Nérine baise et rebaise les mains. D'où vient cette caresse ?Es-tu folle, Nérine ? NÉRINE. Ah ! Ma chère maîtresse ! Mille remerciements ! Que ne vous dois-je pas ? ANGÉLIQUE. Mille remerciements ! De quoi ? NÉRINE. De vos appas. ANGÉLIQUE. De mes appas ? NÉRINE. Eh ! Oui. ANGÉLIQUE. Si j'en ai, je l'ignore ;Mais que t'en revient-il ? NÉRINE. Qu'on m'aime, qu'on m'adore ;Et que trois cavaliers, l'un de l'autre jaloux, Me viennent, tour à tour, d'embrasser les genoux.Le tout pour vos beaux yeux. PASQUIN. Fort bien, bonne nouvelle !Nos trois originaux en ont pour vous dans l'aile.De les bien ballotter vous tenez un moyen ;J'en ferais mon profit. NÉRINE. J'en ai bien fait le mien ; Et c'est de ce profit que je vous remercie. ANGÉLIQUE. Mais quel est-il enfin ? Voici quelque folie. NÉRINE. Nenni, nenni. Tenez, madame ; examinezCes trois beaux diamants dont j'ai les doigts ornés.Ma foi, vive Paris ! En province une fille Longtemps se flatte en vain, quoiqu'elle soit gentille ;Pour s'enrichir ici, belle ou non, comme on voit,Il suffit d'en servir quelqu'une qui le soit. ANGÉLIQUE. Ceci me déplaît fort ; et vous deviez, Nérine... NÉRINE. Oh ! J'ai bien reculé, repoussé, fait la mine ; Rougi, baissé les yeux, fait... ce que nous faisons,Lorsque nous voulons bien ce que nous refusons. ANGÉLIQUE. Oh ! Mais, des diamants ! NÉRINE. Ces messieurs me les tendent ;Je me fâche : on m'apaise ; et je crois qu'ils se rendent ;Point du tout : cent propos encor plus engageants. Il se faut bien enfin débarrasser des gens. PASQUIN. Je tombe de mon haut, tant le cas est bizarre !Je sais bien qu'en amour on cesse d'être avare ;D'accord : mais je les eusse exceptés toutefois :Et mon oeil, à ces dons, les méconnaît tous trois. NÉRINE. Ne vous étonnez pas d'un si grand sacrifice ;Leur générosité vient de leur avarice.Peut-être, sans cela, j'aurais tout rebuté.Mais comment croyez-vous qu'ils avaient débuté ?Par exalter madame, ou leurs feux ? Bagatelle. Au solide. Son nom ? Qu'aura-t-elle ? Qu'a-t-elle !Que répondre, madame, à ce début galant ?Saisie aussi pour vous d'un dépit violent,J'ai payé d'impudence ; et, vous faisant comtesse,J'ai, d'un front provençal, vanté votre noblesse ; Nommé tous vos aïeux, barons ou chevaliers ;Et fait monter la souche à quinze ou vingt quartiers,Item, je vous ai faite une grande héritière.À cette qualité, qui passe la première,J'ai vu, pleins d'une ardeur qu'ils ne pouvaient couvrir, De l'avide trio les six grands yeux s'ouvrir,Comme on verrait des loups, quand la faim les fourvoie,Les gosiers affamés s'ouvrir sur une proie.Ils se sont séparés. De là, sans s'être vus,Tous trois, l'un après l'autre, à moi sont revenus ; Ont très éloquemment brigué mon assistance ;M'ont offert (à regret) ces bijoux d'importance :D'un procédé si noble enfin le coeur épris,J'ai, d'un air ingénu, promis tout, et tout pris. PASQUIN. Et tout pris ! Que ce mot finit bien la tirade ! ANGÉLIQUE. Oui ; mais il faut tout rendre. NÉRINE. Est-il vrai, camarade ? PASQUIN. Non : partageons plutôt. NÉRINE. Écoutez tous les deux,De quel style et comment je vais parler pour eux.C'est en vous exhortant, comme sage et prudente,À les traiter, madame, en comtesse opulente, À qui de plats bourgeois oseraient en compter :Si vous en aimez un, à vous bien surmonter.Point de quartier pour gens d'un pareil caractère !Oui, dussiez-vous tomber cent fois dans la misère,Plus affreuse cent fois, se montrât-elle à vous, Embrassez-la plutôt cent fois qu'un tel époux.Vengez, à la faveur du faux nom qui les tente,Le mépris qu'ils feraient de la fille d'Argante ;Et payez en un mot leurs tendres sentiments,Comme vous me voyez payer leurs diamants. PASQUIN. C'est parler comme un livre, ou le diable m'emporte ! ANGÉLIQUE. Je n'avais pas besoin d'un avis de la sorte.Leur père vainement s'en ferait écouter ;Mon amitié pour lui me les fait détester. SCÈNE VI. Pasquin, Nérine. NÉRINE. Pour nous venger, un jour, toutes tant que nous sommes, Puisse la soif de l'or étrangler tous les hommes !On se moque partout des filles sans vertus ;N'avons-nous que cela, l'on s'en moque encor plus.Adieu. PASQUIN, la rappelant. Nérine ? NÉRINE. Eh bien ? PASQUIN. J'ai deux mots à te dire. NÉRINE. Parle. PASQUIN. Qu'elle a de grâce ! NÉRINE. Après ? PASQUIN. Oui, je l'admire. Si tu concevais !... NÉRINE. Quoi ? PASQUIN. Ce qu'en si peu d'instants...Tout le progrès... NÉRINE. Poursuis. PASQUIN. Je te jure... NÉRINE. J'attends. PASQUIN. Eh bien ? Quoi ? Parle. Après ? Poursuis. J'attends. Devine. NÉRINE. Tu m'aimes ? PASQUIN. T'y voilà. NÉRINE. Je n'en fais point la fine :Je t'aime aussi. PASQUIN. Quoi ! Tu... NÉRINE, se rengorgeant. Point d'incrédulité. Cet aveu coûte trop, pour être répété. PASQUIN. Ma foi ! J'ai bien aimé des filles en ma vie ;Mais pas une, à mes yeux, n'a paru si jolie. NÉRINE, reprenant l'air aisé. J'ai bien eu des amants ; mille d'entre eux m'ont plu ;Mais je ne m'en remets pas un qui t'ait valu. PASQUIN, se redressant à son tour. Je le crois. Entre ceux qui cherchaient à te plaire,Tu ne pouvais choisir qu'un valet ordinaire,Un valet né pour l'être : et, sans faire le fat,Je suis bien au-dessus de ceux de mon état.[Note : Mandille : manteau que portaient il n'y a pas longtemps les laquais, qui leur était particulier, et qui les faisait distinguer des autres des autres valets. [F]]J'ai, par libertinage, endossé la mandille : Mais je n'en suis pas moins un enfant de famille,D'un riche procureur l'héritier et l'aîné ;Et l'on se sent toujours, tiens, de ce qu'on est né. NÉRINE. Fils d'un père opulent, honnête homme peut-être,S'abaisser à servir ! Vivre aux gages d'un maître ! Quelle honte ! PASQUIN. Oh que non ! J'ai consulté le cas :Pour être un peu laquais, on ne déroge pas.Bien loin même qu'en rien, notre ordre qui te blesse,Tout roturier qu'il est, déroge à la noblesse,Il a servi de grade à mille honnêtes gens, Pour y pouvoir atteindre à beaux deniers comptant.D'ailleurs, mes chaînes sont honnêtes et légères ;Mon maître a des égards, et nous vivons en frères.S'il est même entre nous un peu d'autorité,Je puis dire, à bon droit, qu'elle est de mon côté. Ah ! Que ne suis-je entré plutôt à son service !Il n'eût pas de ses fils entretenu le vice ;Ni, s'abîmant pour eux, dupe de sa douceur,De leur ingratitude essuyé la noirceur.Contre leur flatterie il aurait tenu roide ; Et la cuisine ici ne serait pas si froide.Mais baste ! Le passé, comme on dit, est passé.L'avenir nous menace, et c'est le plus pressé.Aussi mon père et moi nous allons... patience !Je ne dis mot : suffit ! J'y mettrai ma science. Mes gaillards sont en pied ; mais qu'ils se tiennent bien ;Car on va les sangler, qu'il n'y manquera rien. NÉRINE. Signalons donc contre eux chacun notre malice.Je jouerai leur amour. PASQUIN. Et moi, leur avarice. NÉRINE. Je les rends amoureux tous trois, comme trois fous. PASQUIN. Et je raccroche, moi, tout ce qu'ils ont à nous. NÉRINE. Vivent les gens d'esprit ! PASQUIN. Bien armés d'impudence. NÉRINE. Eh ! Comment vas-tu faire ? PASQUIN, gravement. Oh ! Point de confidence.Le sage, en ses projets, sait mieux se comporter :Un dessein qu'on évente est tout près d'avorter. NÉRINE. Pour opposer sentence ici contre sentence :Quand nous questionnons, qui se tait nous offense.Je me moque du sage, et je veux tout savoir. PASQUIN. Tout savoir ? Et la chose est-elle en ton pouvoir ? NÉRINE. Pourquoi non ? PASQUIN. Par exemple, il faut savoir se taire ; Le sauras-tu ? NÉRINE. très bien. PASQUIN. Ton sexe, d'ordinaire,Sur une lettre close est un mauvais cachet. NÉRINE. Eh ! Mon ami ! Le tien est cent fois moins discret.Car je sais tel secret que, pas pour un empire,De force ni de gré, l'on ne nous ferait dire ; Et que par des serments, vainement retenu,Un homme court souvent dire au premier venu. PASQUIN. Voici donc mon dessein. Je veux sans qu'on soupçonne...Tu ne le diras donc sûrement à personne ? NÉRINE. À personne. PASQUIN. Pas même à ta maîtresse ? NÉRINE. Non. PASQUIN. Je vais... mais jure-moi... NÉRINE. Voilà trop de façon.Ou parle, ou plus d'amie. Opte. Le temps me presse.Tu ne veux pas ? Adieu. Je rejoins ma maîtresse. PASQUIN. Suivons-la ; je me rends. Viens. Tu vas savoir tout.Qu'un bec un peu mignon met de sagesse à bout ! ACTE II SCÈNE I. PASQUIN, seul. Je n'ai rien avancé, que bientôt je ne fasse.Où j'ose, à la soubrette, un peu mentir en face,C'est quand, de pauvre enfant d'un simple laboureur,La vanité m'érige en fils de procureur.Mais cela n'est pourtant pas trop bien, quand j'y pense, De méconnaître ainsi l'auteur de sa naissance.Le méconnaître ! Non : pourquoi donc, s'il vous plaît ?Je le fais seulement plus gros seigneur qu'il n'est.La peccadille est mince ; et je me la pardonne.Fureur d'en imposer, ridicule où l'on donne Dans l'état de marquis, ainsi que dans le mien.Et puis j'aime à mentir ; cela me fait du bien.Mon père, par malheur, va paraître ; et je trembleQue lui, Nérine et moi, nous nous trouvions ensemble.Mais j'aperçois mon maître. à la mine qu'il fait, De ses pas, à coup sûr, il est peu satisfait. SCÈNE II. Géronte, Chrisalde, Pasquin. CHRISALDE. Qu'est-ce donc ? Vous avez l'air tout mélancolique.Pas un, je le vois bien, n'a voulu d'Angélique.Vous avez répondu trop tôt de leurs aveux. PASQUIN. Qui répond paye ; il n'a qu'à l'épouser pour eux. GÉRONTE, un peu fâché. Pasquin, cherche mes fils. Vas ; Damis et Valère,Sont, je crois, près d'ici, chez Éraste leur frère.Cours, frappe, entre, et leur dis que, sans perdre de temps,Ils viennent tout-à-l'heure ; et que je les attends. PASQUIN. J'attends, moi, que bientôt ce feu se ralentisse. De vos fils, en tout cas, je vous ferai justice ;Oui, moi-même ! Voyons si vous vous soutiendrez :Mais je serai le maître ; ou vous le deviendrez. GÉRONTE. Fais ce que l'on te dit ; sors. SCÈNE III. Géronte, Chrisalde. CHRISALDE. Vous avez beau faire ;On devine aisément ce que vous voulez taire. Mais je ne vous plains point. Vous étiez averti. GÉRONTE. Je n'ai trouvé personne, et tout était sorti.Comme on voit toutefois, je dis ce qu'il m'en semble.Chez Éraste, à dîner, je crois qu'ils sont ensemble.Du moins, de leurs valets son logis était plein ; Et j'ai vu repasser les débris d'un festin. CHRISALDE. Entrer contre leur ordre, eût été malhonnête ;Et votre compagnie aurait troublé la fête ? GÉRONTE. Oui, mon frère ; à notre âge, on ne fait chez autrui,Que traîner après soi la tristesse et l'ennui ; Et, puisque vous voulez qu'on parle avec courage,Votre présence ici m'en est un témoignage. CHRISALDE. Je vous amuserais, si j'approuvais vos fils :Ah ! Qu'à cela ne tienne, et soyons bons amis.Je crois tout ce que d'eux vous voulez que je croie. Ordonner, ou souffrir du moins qu'on vous renvoie,Cela s'appelle (oui-da) des fils très obligeants. GÉRONTE. Ce pourrait être aussi la faute de leurs gens. CHRISALDE. L'étrange entêtement en faveur de ces traîtres !L'impudence des gens vient de celle des maîtres ; Du maître, quel qu'il soit, peu, beaucoup, ou zéro,Le valet fut toujours et le singe et l'écho ;Vos fils, par vous comblés des biens de la fortune,En trouvent aujourd'hui l'origine importune ;Et, n'espérant plus rien de vous quand vous venez, Vous font effrontément fermer la porte au nez.C'est bien fait. Je m'attends que demain, l'un ou l'autreVous dira de sortir, et de passer la vôtre.J'enrage, quand je vois que l'on s'aveugle ainsi ;Et je perds patience ! GÉRONTE. Oh ! Je la perds aussi... CHRISALDE. Brisons-là. Finissons un débat inutile,Qui ne ferait qu'en vain nous échauffer la bile.Et songez seulement à quoi votre bon coeurVient de vous engager de parole et d'honneur.Avec vos fils enfin soyez ferme et sévère : Joignez la voix du maître à la bonté du père ;Non que, de quelque ton que vous vous y preniez,On vous soit plus soumis, ni que vous y gagniez :Mais qu'au moins une fois on apprenne à vous craindre :S'ils manquent au respect, sachez les y contraindre ; Et faites voir qu'un droit par la nature écrit,Pour être négligé, jamais ne se prescrit. GÉRONTE. Eh ! Pourquoi ? Tout ceci finira sans dispute.Je connais bien mes fils, vous dis-je. On leur imputeDe plus bas sentiments, plus de tort qu'ils n'en ont ; Et l'on se les est faits plus mauvais qu'ils ne sont. SCÈNE IV. Géronte, Chrisalde, Pasquin. GÉRONTE. Viendront-ils ? PASQUIN. Oui, Monsieur ; et la nappe levée,Ces messieurs voudront bien faire cette corvée.Chez monsieur l'auditeur, entrant tout essoufflé,J'ai paru devant eux, et je leur ai parlé : "Votre père, Messieurs, vous mande en diligence."Un d'eux m'a répondu, d'un air de nonchalance,Aussi froid que le mien paraissait échauffé :"Il suffit ; nous irons. Eh ! Quelqu'un. Le café."Le café s'allait faire ; et c'est à vous d'attendre : Car, avant le café , l'on ne peut vous entendre. CHRISALDE, à Géronte. Et l'on vous les a peints plus mauvais qu'ils ne sont ! GÉRONTE, à part. Patience ! Bientôt tous ces bruits finiront. Haut.Pasquin cherche à vous plaire, et charge un peu les rôles. PASQUIN. Point. Je vous chante au juste et l'air et les paroles. CHRISALDE. Pasquin vous est fidèle : et vous nous saurez gréD'un projet que, pour vous, en tête on s'est fourré. GÉRONTE. Un projet ? CHRISALDE. Oui, monsieur. Là, parlons sans finesse.Ne voudriez-vous pas retenir vos richesses ? GÉRONTE. Non ; si je les avais, j'en ferais, sans regret, Le même usage encor que j'en ai déjà fait.Avec ton père et toi, content dans ma chaumière,J'ai plus qu'il ne m'en faut, pour vivre à ma manière.Ainsi, point de projet. PASQUIN. Monsieur, cela suffit. GÉRONTE. Tout ira bien. PASQUIN. Prenez qu'on ne vous ait rien dit. GÉRONTE. Et l'hymen achevé, pour vous laisser tranquille,Mon frère, sans retour, j'abandonne la ville ;Car je vois bien qu'ici nous nous incommodons. PASQUIN. Allons planter nos choux, et garder les dindons.Partons. GÉRONTE. Pasquin répugne à suivre là son maître ? PASQUIN. Mes talents sont peu faits pour un séjour champêtre,Mais, n'importe : on le veut ; m'y voilà résigné. GÉRONTE, à Chrisalde qui sort. Vous sortez ? CHRISALDE. Oui, je sors ; et je sors indigné.Vous ne méritez pas que l'on vous contrarie ;Encor moins qu'on vous serve. Adieu donc. De ma vie, Chez vous, si je fais bien, je ne remets le pied.Ce n'est pas être un homme ; et cela fait pitié ! SCÈNE V. Géronte, Pasquin. GÉRONTE. Pitié, soit ! Eh ! Mon Dieu ! Quand j'écoute mon frère,Il est beau raisonneur : mais a-t-il été père ?Peut-être ai-je trop fait ; et, pour faire encor pis, Tel qui m'ose blâmer, n'a besoin que d'un fils. PASQUIN. Pour les vôtres aussi, c'est folie, à votre âge,[Note : Ermitage : est aussi un lieu, ou une maison de campagne solitaire, et écartée, que quelqu'un, que quelqu'un a fait bâtir pour y vivre en retraite. [F]]D'aller vous confiner au fond d'un ermitage.Quel parti prenez-vous, pour un homme d'esprit ?Le diable était plus vieux que vous quand il le prit. Pour trois enfants gâtés, votre tendre manie,Tout jeune, vous sevra des douceurs de la vie ;Et veuf à vingt-cinq ans, rare et fidèle époux,Votre femme, en mourant, vous enterra chez vous.Ressuscitez ! Vivez ! Je veux, tel que vous êtes, Vous voir, à vos muguets, enlever des conquêtes.Qu'est-ce, de notre temps, qu'un jeune homme en effet ?Une frêle poupée, un fat, un freluquet[Note : Valétudinaire : infirme, sujet à de grandes maladies. [F]]Un débile Adonis, un valétudinaire,Avant trente ans, déjà presque sexagénaire. Vous en débusquerez ! GÉRONTE. Ah ! Tu ne conçois pasCe que pour moi, Pasquin, la campagne a d'appas.Ce fut de mes travaux, longtemps, l'objet unique :Elle est de la vertu le séjour pacifique ;Les beautés que la terre y découvre à nos yeux, En éloignent l'esprit, et l'approchent des cieux.J'y pense avec transport. PASQUIN. Et moi, non ; ma penséeNe vole pas plus haut que le rez-de-chaussée.Nous cheminons toujours terre-à-terre, elle et moi.Oh ! Le sot vis-à-vis que le vis-à-vis soi, Monsieur ! S'il faut pourtant... mais que nous veut mon père ? SCÈNE VI. Géronte, Grégoire, Pasquin. GÉRONTE. Qui t'amène, Grégoire ? Et qu'est-ce qui t'altère ? GRÉGOIRE. Hai là ! Vous m'en voyez encor tout ahuri !Ce n'est pas note faute ; et j'en son bian marri. GÉRONTE. Tu m'alarmes ! Quoi donc ? GRÉGOIRE. J'onz-eu tretous biau faire ; Temps pardu ! Je n'ons fait tretous que de l'iau claire. GÉRONTE. Qu'est-il arrivé ? GRÉGOIRE. Ça va vous mettre en chaleur ;Escusé, si je sis messagé de malheur. GÉRONTE. Il me fait craindre pis qu'il n'a peut-être à dire. GRÉGOIRE. Ah ! Craigné hardiman ; et bouté tout au pire. GÉRONTE. Parle donc, si tu veux ; je me fâche : entends-tu ? GRÉGOIRE. Ce qu'ous allé savoir, vous fâchera bian pu. GÉRONTE. Finiras-tu ? Bourreau ! Ma patience est lasse. GRÉGOIRE. J'avions eune maison : gnien'a pu que la place.Le feu viant d'y passé. PASQUIN. Le feu ! GÉRONTE. Quoi ! Ma maison ?... GRÉGOIRE. N'est pu qu'eun gros monciau de cendre et de charbon !Meubles, chevaux, bestiaux, l'écurie et l'étable,Et la grange, et la paille et le blé, tout au diable ! PASQUIN. Ah ! Monsieur ! GÉRONTE. Le revers est des plus violents. PASQUIN. Nous voilà, pour le coup, dans de jolis draps blancs. GRÉGOIRE. Ne nous accusez pas, vous dis-je de l'esclandre.Ce n'est qu'au feu du ciel, monsieu, qu'i faut s'en prendreSte nuit, que je dormion, par le mitan du toit,Patatrâs ! Su la grange, al est chu tout fin droit.Je m'évaille en sursaut ; et vois, de ma couchette... Tatigué ! ça flambloit tout comme une allumette !Tantia que moi, ma femme, À Pasquin. Et ta soeur Isabiau, s'attendrissant.J'onz-eu bian de la peine à sauvé note piau ;Que je n'ons, pour abri, pu qu'eun pan de muraille,Et que nous vla tretous, dieu marci, su la paille ! GÉRONTE. Vous pleurez, mes enfants ? GRÉGOIRE. On pleurerait à moins. GÉRONTE. Allez, le ciel saura pourvoir à nos besoins. GRÉGOIRE. Mafi, pour à présent, à ce qu'il viant de faire,J'en demande pardon, mais il n'y pourvoit guère. GÉRONTE. C'est se trop alarmer. GRÉGOIRE. N'avons-je pas grand tort ? PASQUIN. Nous n'avons pas, Monsieur, comme vous l'esprit fort. GÉRONTE. Le dirai-je ? Loin d'être à la douleur en proie,En faveur de mes fils, j'en ressens quelque joie.Leur honneur attaqué m'est plus cher que mon bien ;Et le ciel a permis que je n'eusse plus rien, Pour qu'ils puissent confondre enfin la médisance.On n'eût été témoin que de leur complaisance ;Et l'on va l'être encor de leur amour pour moi.Ceci rendra le monde et bien sot et bien coi. SCÈNE VII. Géronte, Angélique, Pasquin, Grégoire. GÉRONTE. Vous arrivez, Madame, à temps pour être instruite D'un malheur qui m'annonce un bonheur et sa suite.Entrons. Rien ne pouvait déjà m'être plus doux,Qu'un moment d'entretien, en secret, avec vous. SCÈNE VIII. Pasquin, Grégoire. GRÉGOIRE. Heim ! Jeannot, qu'en dis-tu ? Sais-je baillé dé colle ?Comme je m'y sis pris tout d'abord par bricole, Afin qu'i gobît mieux par après le marlan ! PASQUIN. Fort bien ! Contre les fils suivons donc notre plan.Ceci ne fait encor que préparer la trameQui va développer leur caractère infâme ;Songeons bien désormais tous deux à nous unir, Pour apprêter le coup qui doit les en punir. GRÉGOIRE. Morgué ! J'aime à te voir dans le parti dé père !Bon signe ! Écrâson donc cé race de vipère !Note maître a déjà baillé dans mon panniau. PASQUIN. Moi, je les dois leurrer du retour d'un vaisseau, Dire qu'il vous a mis seul dans la confidence ;Et pourquoi là-dessus il garde le silence.Vous, souvenez-vous en ; dès que j'aurai jetéUne si belle amorce à leur avidité,Ils vous amadoueront de leur patelinage : Tirez-vous bien alors de votre personnage !Sachez me seconder... GRÉGOIRE. T'as pu d'esprit que moi ;Mais je sis eun compère aussi mâdré que toi :Vas ! Vas ! Tu ne sçais pas encore à qui tu parle.J'onz été, comme d'aûte, eun dénicheux de marle. Et pis, dé fils ingrats ! Tians ; ça seul me rendroitPu malin qu'eun vieux singe, et me dégourdiroit.Croirois-tu bian jusqu'où va leuz impartinance ?C'est peu, dépis qu'i sont des monsieux d'importance,D'avoir changé de train, de moeurs, de noms, de tout ; Je vois qu'i voudriont changé de père itout.Leux père leux faiz honte. Oui, Jeannot, quand j'y rève. PASQUIN, à part. Avis au sieur Pasquin. GRÉGOIRE. Jarnicoton ! J'endêve. PASQUIN, à part. Et justement, voici Nérine ! GRÉGOIRE. I le paîront !Et je varrons biau jeu, si la corde ne rompt. SCÈNE IX. Grégoire, Pasquin, Nérine. NÉRINE, derrière Pasquin qui ne fait pas semblant de la voir. C'est-moi, mon cher Pasquin. PASQUIN, bas et la faisant reculer avec lui. Je te vois bien, ma fille.Bonjour. À part.Ceci va mal pour l'enfant de famille. NÉRINE, bas. Chasse-moi ce manant, que je te parle. PASQUIN, bas. Attends. NÉRINE. Tout à l'heure. PASQUIN, à part. J'enrage ! GRÉGOIRE, sans se retourner. Heim ! Quoi ? PASQUIN, à part. Quel contretemps ! GRÉGOIRE. Tu crains lé contretan ? Gnien aura pas, te dis-je. PASQUIN. Si vous... GRÉGOIRE. Tant de redite, à la parfin m'afflige.Tais-toi ! Tu n'es qu'eun sot. NÉRINE, bas. Il est bien familier ! PASQUIN, bas. Avec gens de ma robe on est peu régulier. GRÉGOIRE. Tout ira bian, mon fils. NÉRINE, bas. Mon fils ! C'est-là ton père ? PASQUIN, bas. Je te dis bien, ma fille : ai-je épousé ta mère ? À Grégoire.Si vous vouliez un peu vous éloigner d'ici ?Moi ! Nenni. Pourquoi, donc ? Je reste où me voici. PASQUIN. De grâce ! GRÉGOIRE. La raison ? PASQUIN. Je vous en prie. GRÉGOIRE. À cause ? Se retournant enfin et apercevant Nérine. Ah, ah, monsieu-l'gaîllard ! Vla donc le pot-au-rose ?Est-ce pour être seul aveuc ste dondon-là ? NÉRINE, haut et s'avançant. Sa présence, après tout, ne fait rien à cela.Madame est céans ? PASQUIN, brusquement. Oui. NÉRINE. J'apporte, pour nouvelle,De nos trois amoureux trois billets doux pour elle. PASQUIN, la poussant par les épaules. Vas ! Tiens ! Entre ! à revoir ! NÉRINE, revenant. Ton projet va-t-il bien ? PASQUIN, la renvoyant toutes les fois qu'elle revient. Ne t'embarrasse pas ! NÉRINE. Je te réponds du mien. PASQUIN. Je n'en suis pas en peine. NÉRINE. Et je vais, pour bien faire... PASQUIN, la chassant tout-à-fait. Tu me diras cela tantôt ; fais ton affaire. GRÉGOIRE, se mettant au-devant. [Note : Reluquer : Terme familier. Lorgner curieusement du coin de l'oeil. [L]]Atans ! Que je reluque encore eun tantinetSa meine apétissante, et son ar dadouillet ! NÉRINE. Allons donc ! Finissez ! Livrez-moi le passage ! GRÉGOIRE. Eun ptit coup de grouin, pour le droit de péage. NÉRINE. Tenez, ce gros lourdaud ! ça, vous m'importunez !Passerai-je ! ... Pasquin, donne-lui sur le nez. GRÉGOIRE. Me baillé sus le nez ! Pargué, je li conseille ! NÉRINE. Le voilà, comme un sot, sans yeux et sans oreille. Tu me vois cajoler ; et n'es pas plus jaloux ?Eh bien ! Laissez passer, bon-homme, et payez-vous. Elle s'échappe, et Grégoire court après. PASQUIN, seul. Je n'en sortirai pas toujours à si bon compte ;Et ne m'en puis tirer tôt ou tard qu'à ma honte.Le plus court, ce serait de la désabuser. Mais aussi de quoi diable ai-je été m'aviser ! ... GRÉGOIRE, revient. Les voici ! PASQUIN. Bon ! Songez qu'il est de conséquenceQue nous leur paraissions en mésintelligence,Pour établir d'abord leur confiance en moi. GRÉGOIRE. Je ferai le fâché ; fais donc le honteux, toi : Je n'aurai pas de peine à paraître en colère. PASQUIN. Traitez-moi, devant eux, de membre de galère !Figurez-vous, pour être ainsi que je le veux,Que je suis un maraud, qui ne vaux pas mieux qu'eux. SCÈNE X. Grégoire, Damis, Valère, Éraste, Pasquin. GRÉGOIRE, levant la main sur Pasquin. Gare, aveuc tes propos, qu'eun jour je ne t'étrille Et je ne te repasse en enfant de famille, blître ! VALÈRE, gaiement. Bonjour, Grégoire. GRÉGOIRE, en grondant. Hom ! ÉRASTE, niaisement. Comment t'en va ? GRÉGOIRE. Bian. DAMIS, obligeamment. Tu grondes ? Qu'as-tu donc ? GRÉGOIRE. Un fils qui ne vaut rian.Lé père de ce temps sont diantrement à plaindre ;Et je ne sis pas seul ici qui devroit geindre. SCÈNE XI. Damis, Valère, Éraste, Pasquin. DAMIS. S'ils ne sont pas à plaindre, ils se plaignent toujours,Du moins ; et, jour et nuit, voilà de leurs discours. PASQUIN. Qui dit père, en effet, dit un homme qui gronde.On est bien malheureux d'être fils en ce monde !Il faut, vous soutînt-on que trois et trois font sept, N'en pas disconvenir, et garder le tacet. VALÈRE. Oui. Qu'un démêlé naisse entre un fils et son père,Le père suit sa fougue, et le fils se modère :Leur droit n'est toutefois que le droit du plus fort. ÉRASTE. Je gage avec Pasquin, que le sien avait tort. PASQUIN. Le plus grand tort du monde ! Et je vous en fais juge.Car, enfin, croiriez-vous d'où vient tout ce grabuge ?Du refus que je fais de lâcher quelque argentQu'il vient me demander à titre d'indigent.Au bon père quêteur j'ai fort bien fait la nique. Parbleu ! Comme j'ai dit : suis-je donc fils unique ?Mais ton frère et ta soeur parlent tout comme toi. Tant pis pour vous ! Chacun n'en a pas trop pour soi. ÉRASTE. Vraiment, les temps sont durs. PASQUIN. Lui, de prendre la mouche,Et d'avoir aussitôt le reproche à la bouche ! ÉRASTE. Les voilà ! Mais qu'y faire ? VALÈRE. Hélas ! Ronger son frein ! DAMIS. Et baiser la férule, en présentant la main. PASQUIN. Et tout cela, notez, souvent pure grimaceD'un avare qui craint de toucher à la masse ;Et qui fait l'importun, pour qu'on ne le soit pas. De vous à moi, mon père est, je crois, dans le cas ;Du moins je le suppose ; et je pense qu'il raille.Sans quoi... car après tout, on n'est pas sans entrailles.Il est certains devoirs... VALÈRE. Oh ! Oui, qui sont sacrés. PASQUIN. Les pères, après tout... DAMIS. Doivent être honorés. Dis-moi ; ne sais-tu pas ce que nous veut le nôtre ? PASQUIN. Non ; le mien dès longtemps me brouille avec le vôtre.Je leur suis devenu très suspect, et je voisQue, depuis quelques jours, on se cache de moi ;De moi, portier, valet, cocher et secrétaire ! Et puis on veut encor que je sache me taire !Ma foi non ! Je l'avoue à vos yeux, franc et net :À maître défiant, serviteur indiscret.Un secret déposé ; secret inviolable.Un secret dérobé, j'irais le dire au diable ! Que j'en surprenne ici, bons à vous confier,Je me fais un régal de les sacrifier. DAMIS. Par exemple, crois-tu qu'ainsi qu'il le proteste,Sa maison de campagne est tout ce qui lui reste ?Et que, pour tout vaillant, notre père en effet, N'eût que le peu de biens dont nous l'avons défait ? PASQUIN. C'est de quoi, bien à fond, je ne puis vous instruire ;Mais, depuis peu, j'en doute ; et, puisqu'il faut tout dire,Je ne sais quel micmac, entre mon père et lui,Se brasse à la sourdine, et se trame aujourd'hui. DAMIS. Que serait-ce ? PASQUIN. Tantôt, de derrière une treille,Comme ils parlaient tout bas, je leur prêtais l'oreille ;Je crois... qu'il s'agissait de... vaisseaux revenus. DAMIS. De vaisseaux revenus ! PASQUIN. Oui. DAMIS. Ne m'en dis pas plus !Mon père a mis sur mer jadis de grosses sommes. PASQUIN. Oui. DAMIS. Quand je te le dis. PASQUIN. C'est assez ; nous y sommes.Je ne m'étonne plus s'il cherche à vous parler :De nouveaux dons, sans doute, il veut vous régaler !Car (si faut-il lui rendre encor cette justice)Il n'est rien dont pour vous il ne se dénantisse. Le gain qu'il aura fait, vous l'aurez. Sur ce point,S'il arrivait pourtant qu'il ne vous parlât point,Je rejoins, de ce pas, mon bon-homme de père,Dont j'aurai peu de peine à calmer la colère ;Il n'est ni bien discret, ni des plus raffinés ; Et je lui saurai bien tirer les vers du nez. VALÈRE. En gens reconnaissants, nous acceptons tes offres. SCÈNE XII. Damis, Éraste, Valère. ÉRASTE. Mes frères, c'est de l'or qui tombe dans nos coffres !Mon père, pour cela, nous mande assurément.Il est pourtant bon père, à parler franchement. DAMIS. Lui ! Le plus digne père et le meilleur du monde !Ma vénération pour ce père est profonde ! À Éraste. Je savais que j'avais à me plaindre de vous.Pourquoi ne pas l'avoir à dîner avec nous ? VALÈRE. Bon ! Cela pense-t-il ? Voilà de plaisants contes. Il est bon auditeur de la chambre des comptes :Il ne sait qu'une chose ; il ne sait que dîner. ÉRASTE. Je n'ai pas plus que vous le don de deviner. VALÈRE, à Damis. À combien le profit peut-il monter encore ? DAMIS. Cela peut aller loin. ÉRASTE. Déjà je le dévore. [Note : Ducats : monnaie d'or ou d'argent qui est battue sur les terres d'un Duc, et qui vaut environ un écu en argent, et d'eux étant d'or. [F]]La peste ! Quel plaisir, s'il doublait mes ducats ! DAMIS. Je ferais un beau coup ! VALÈRE. Et moi, bien du fracas ! ÉRASTE. Eh ! Mon Dieu ! L'embarras n'est pas d'en faire usage.En fussions-nous déjà seulement au partage ! DAMIS. Il sera bientôt fait. VALÈRE. [Note : Mago[t] : amas de quelque chose qu'on cache. [F]]Prenons que le magot Soit de cent mille écus. ÉRASTE. Oui-dà ! Chacun son lot.Voyons. Cent mille à trois ? DAMIS. Le calcul est facile.D'abord, comme l'aîné, j'en prends cinquante mille. VALÈRE. Et moi je prends le reste. ÉRASTE. Et moi donc ? Et ma part !Rafle de tout ! Mais ! Mais ! Le partage est gaillard ! Le bien de mon père est le mien comme le vôtre.Je veux avoir mon tiers. DAMIS. Moi, la moitié. VALÈRE. Moi, l'autre. ÉRASTE. Nous allons voir. Entrons, entrons. SCÈNE XIII. Damis, Valère, Éraste, Nérine. DAMIS. Nérine ici !Par quel hasard ? NÉRINE. Madame y vient ; j'y viens aussi. DAMIS. Madame la Comtesse ? Eh ! Que vient-elle y faire ? NÉRINE. Recommander, je crois, à monsieur votre père,La fille d'un ami qu'il avait à Toulon. DAMIS. D'Argante ? NÉRINE. Oui. DAMIS. N'a-t-il pas laissé de gros biens ? NÉRINE. Non.Il est mort pauvre, et laisse une fille bien née,Qui n'a d'autres défauts, que d'être infortunée. VALÈRE. Belle ? NÉRINE. À ravir. VALÈRE. Tant mieux ! DAMIS. Coquette ? NÉRINE. Non. ÉRASTE. Tant pis ! DAMIS. Allons, dans le jardin, amuser le tapis,Attendant que la dame ait fini sa visite. Voyant que les deux autres ne le suivent pas.D'où vient donc qu'à me suivre et l'un et l'autre hésite ? À Nérine.Adieu, ma chère enfant. Bas.Mon billet ? NÉRINE. On l'a lu. VALÈRE, de même. Ma déclaration ? NÉRINE. Plaît. ÉRASTE, de même. Ma lettre ? NÉRINE. Elle a plu. ÉRASTE. Guette bien le moment où, plantant-là mes frères,Je m'esquive, et reviens pour te parler d'affaires. SCÈNE XIV. NÉRINE, seule. Chacun d'eux, comme lui, brûle de s'aboucher,Et ne s'éloigne exprès, que pour me rapprocher. Qu'ils y viennent ! Tenez, les plaisantes espèces !Il vous en faut, messieurs, des aimables comtesses.Il me fallait, à moi, des dupes comme vous :Et vous la danserez, avec vos billets doux ! ACTE III SCÈNE I. Pasquin, Nérine. PASQUIN, à Nérine qui boude. Dis-moi donc tes raisons. NÉRINE. Tu n'en vaux pas la peine. PASQUIN. Quoi ! Le matin sensible, et le soir inhumaine ? NÉRINE. Oui ; quand ce que je vois de clair et de certain,Me détrompe le soir des erreurs du matin. PASQUIN. Quelle est donc cette erreur dont tu t'es détrompée ? NÉRINE. L'amour, dont je t'ai cru, pour moi, l'âme occupée. PASQUIN. Mais je t'aime, te dis-je. NÉRINE. Eh ! Oui ; fiez-vous-y ! PASQUIN. Je ne t'aime pas ? NÉRINE. Non ! Vous en avez... Eh ! Fi !Tu fais l'enfant. J'ai dit tout sur cette matière ;Je t'ai, de mes secrets, fait confidence entière :Pour prouver que je t'aime, et me faire chérir, Que devais-je donc faire encor ? NÉRINE. Me haïr. PASQUIN. Pour prouver que je t'aime ? NÉRINE. Oui. Voit-on, sans colère,La personne qu'on aime, inconstante et légère ?J'affecte, devant toi, de trouver à mon goût,[Note : Rustre : paysan, rustaut. [F], terme péjoratif.]Ce rustre qui m'en conte, et qui me suit partout, Sans que, par aucun trait, ta jalousie éclate !Et tu m'aimes ? PASQUIN. Eh ! Bien, veux-tu que je te batte ? NÉRINE. Je veux qu'on se mutine, et qu'avec son rival,Un amant se querelle, ou vive un peu plus mal. PASQUIN. Mais j'ai l'esprit bien fait ; et cet esprit... NÉRINE. Radote. PASQUIN. Ma pleine confiance en toi... NÉRINE. N'est qu'une sotte. PASQUIN. Mais je ne te crois pas coquette. NÉRINE. Et pourquoi non ? PASQUIN. Tu médirais de toi vainement sur ce ton ;Et ce bon paysan d'ailleurs, outre son âge,N'est pas d'une tournure à donner de l'ombrage. Compte enfin sur mon coeur, comme moi sur le tien ;Et, sur nos trois rivaux, ramenons l'entretien.Se louent-ils de tes soins et de leurs tentatives ? NÉRINE. Ah ! très fort. PASQUIN. Qu'as-tu fait de leurs tendres missives ? NÉRINE. Un usage qui va les rendre bien camus. PASQUIN. Ne pourrions-nous parler en style plus diffus ? NÉRINE. Madame, avec mépris, les ayant rejetées,À ses adorateurs je les ai rapportées ;[Note : Engeôler : charlataner, tromper quelqu'un par des paroles ou des promesses flatteuses, l'amuser par de belles espérances [F]]Non la sienne à chacun ; chaque amant engeôléTient celle du rival qu'il se croit immolé. Chaque frère, en secret, triomphe de son frère.Damis a dans ses mains le billet de Valère ;Valère tient celui d'Éraste ; et j'ai remisÀ cet Éraste enfin, le billet de Damis.Le meilleur de ceci, c'est que chacun me prie De laisser croire au fat que je lui sacrifie,Qu'Angélique a la lettre, et qu'il en est aimé.De mon manège ainsi, chacun d'eux est charmé.Le financier, sous cape, insulte au capitaine ;Le capitaine aussi, se contenant à peine, Du crédule auditeur se moque en tapinois :Le dernier, du premier ; et moi, de tous les trois. PASQUIN. Et bien remerciée encor de tes prouesses ? NÉRINE. Comblée, avec raison, de dons et de caresses. PASQUIN. Je ne croyais personne aussi fourbe que moi ; Mais je baisse humblement pavillon devant toi. NÉRINE. Je leur envie encor l'état où je les laisse :C'est une douce erreur que je prétends qui cesse :Et dont je ne dois pas long temps les amuser.Je vais donc me hâter de les désabuser ; Amorcer mes galants d'un billet circulaire ;Donner à tous les trois, d'une main de faussaire,Rendez-vous, à même heure, et dans un même lieu ;[Note : Béjaune : signifie figurément, ignorance, bévue. Il se dit en cette phrase proverbiale : « on lui a fait voir son béjaune », pour dire, son ignorance et sa méprise. [F]]Et là, leur faire voir leurs béjaunes. Adieu. SCÈNE II. PASQUIN, seul. Ils ont là, par ma foi, deux agents très fidèles. Du vaisseau revenu les flatteuses nouvellesNe leur préparent pas un moindre pied de nez.Au partage, d'avance, à coup sûr, acharnés,De châteaux en Espagne, ensemble ils s'entretiennent. SCÈNE III. Géronte, Angélique, Pasquin. GÉRONTE. Mes fils sont au jardin : Pasquin, dis-leur qu'ils viennent. Et vous, dont l'intérêt m'occupe de ce soin,De ma félicité daignez être témoin,Angélique. à mon sort, plus qu'au vôtre, attentive,Vous venez de montrer la pitié la plus vive ;Je vais d'un père aimé sentir tout le bonheur ; Partagez-en, de grâce, avec moi, la douceur. ANGÉLIQUE. Ainsi je vous oppose en vain la répugnanceQue j'ai d'embarrasser ici de ma présence. GÉRONTE. Oui ; j'exige ce prix de mes soins empressés.Mes fils et votre coeur y sont intéressés. Et pour vous et pour eux, soyez-y donc présente.Vous craignez, je le vois, qu'on ne les violente ;Qu'en se donnant à vous, leur propre volontéN'agisse moins sur eux, que mon autorité.Vous voulez un époux qui soit charmé de l'être. Leurs coeurs, à découvert, devant vous, vont paraître.Vous allez, avec moi, les voir et les ouïrSe disputer, entre eux, le plaisir d'obéir.Votre présence au reste, en ce que je projette,N'aura rien d'étonnant, ni rien qui vous commette. Pour la fille d'Argante ils ne vous prennent pas.Grâce à Nérine enfin, vous êtes dans le casD'une dame sensible aux malheurs de sa vie,Qui sollicite ici, pour elle, en bonne amie ;En un mot... ANGÉLIQUE. En un mot, vous le voulez ainsi ? J'y consens ; mais je crains... GÉRONTE. Taisons-nous. Les voici. SCÈNE IV. Géronte, Angélique, Damis, Valère, Éraste. VALÈRE, courant les bras ouverts à Géronte. Que je sois le premier qui saute au cou d'un père !Comment vous portez-vous ? GÉRONTE. Fort bien. Bonjour, Valère.Bonjour, Damis. À Éraste. Bonjour. Des sièges. Plaçons-nous.Je veux m'entretenir un moment avec vous. DAMIS. Madame nous fait donc aussi l'honneur d'en être ? GÉRONTE. Je viens de l'en presser. ANGÉLIQUE. J'incommode peut-être ? DAMIS. Au contraire, un aspect si fort selon mes voeux,De ce qu'on veut nous dire est un présage heureux. ANGÉLIQUE. La réponse est polie. DAMIS. Encore plus sincère. ÉRASTE. Je pense, mot-à-mot, tout ce que dit mon frère.De si beaux yeux partout sont les très bien venus. VALÈRE. Silence. GÉRONTE. D'où vient donc chez vous qu'on n'entre plus ?Chez lui, ce jour encore où vous étiez ensemble,J'allais pour vous parler de ce qui nous rassemble. VALÈRE, se levant d'un air furieux. Grison ! Picard ! SCÈNE V. Géronte, Angélique, Damis, Valère, Éraste, laquais. VALÈRE, aux laquais. Mon père est venu pour nous voir ? DAMIS. Sans qu'on l'ait fait entrer ? ÉRASTE. J'en suis au désespoir ! VALÈRE. Coquins ! à peu ne tient... PREMIER LAQUAIS. Mais, c'est vous qui... VALÈRE, lui donnant un soufflet. Tu souffles ![Note : Morigéner : instruire aux bonnes moeurs . [F]][Note : Maroufle : terme injurieux qu'on donne au gens gros de corps, et grossiers d'esprits. [F]]Je veux morigéner quelqu'un de ces maroufles. DAMIS, gravement. Devant un père, ah ! Ah ! VALÈRE, à Géronte. Quand vous voyez cela, De coups de canne aussi rouez-moi ces gueux-là.C'est que ce ne sont pas ici des bagatelles. DAMIS. L'injure qu'on nous fait serait des plus cruelles :Nous ! Mon père ! Nous rendre invisibles pour vous ! ÉRASTE. Nous ! Donner à la porte un pareil ordre ! Tous trois. Nous ! GÉRONTE. Non ; je ne vous fais point d'injustice si haute ;Et sur vos gens toujours j'en ai jeté la faute. VALÈRE, courant l'embrasser de nouveau. Ah ! Vous me soulagez ! Et vous m'ôtez un poids...Que je vous baise encore et mille et mille fois ! ANGÉLIQUE. Monsieur est caressant. GÉRONTE. Autant que l'on peut l'être. Mais, comme vous voyez, tout poudre et tout salpêtre.Voilà comme, à son âge, autrefois j'étais fait ;Gai, vif, impétueux, et c'est tout mon portrait.Damis est plus posé : c'est la mère en personne ;Pour lui... ÉRASTE, bas à son père. Dites que j'ai l'âme tendre et moutonne. DAMIS. C'est trop de vos discours interrompre le fil ;Que voulez-vous de nous ? VALÈRE. Oui ; de quoi s'agit-il ? GÉRONTE. De vous faire un présent que vous n'attendez guère... ÉRASTE, se levant avec vivacité. Vous ferez donc les parts ; car autrement, mon père,Je vous en avertis ; mes frères, sans pitié, De ce présent chacun prendront une moitié ;Et moi, zeste ! Entre nous que l'équité prononce. GÉRONTE. L'un de vous aura seul le présent que j'annonce :Au plus sensé des trois il appartiendra tout. VALÈRE. Il m'appartiendra donc ? GÉRONTE. Écoutez jusqu'au bout. Mes enfants, l'honnête homme à la reconnaissance,Sur toute autre vertu, donne la préférence :Un bienfait le captive ; et des vices du coeur,Il voit l'ingratitude avec le plus d'horreur. VALÈRE. L'honnête homme a raison ; et c'est comme il faut être. DAMIS. Je n'aime un bienfait, moi, que pour le reconnaître. ÉRASTE. Des ingrats ! Ah ! Fi donc ! Personne ne les hait... VALÈRE. Plus que moi. ÉRASTE. Doucement. Après moi, s'il vous plaît. DAMIS. Se peut-il seulement qu'il en soit dans le monde ? ANGÉLIQUE. Hélas ! Messieurs, que trop ! DAMIS. Que le ciel les confonde ! GÉRONTE. Et vous protège tous ! Je vous crois si peu tels,Et suis si fort en paix sur vos bons naturels,Que ce qu'à l'instant même on est venu m'apprendreDe ma maison des champs, qui d'hier est en cendre,N'a pas du moindre trouble agité mes esprits. DAMIS. Vous n'avez donc plus rien, mon père ? J'ai mes fils. ÉRASTE. Vous n'en avez que trop, n'en déplaise à mes frères. VALÈRE. Un de moins en effet, vous n'y perdriez guère. ÉRASTE. Non vraiment ; mais pourvu que ce ne fût pas moi. GÉRONTE, à Éraste. Quel étrange propos ! Mon pauvre enfant, tais-toi ! Tu n'es et ne seras jamais (dont bien me fâche...) SCÈNE VI. Géronte, Angélique, Damis, Valère, Éraste, Nérine. NÉRINE. Madame ! Un homme en botte, et qui fait sans relâche,[Note : Postillon : valet de poste qui conduit les gens qui courent la poste. [F]]Claquer et reclaquer son fouet de postillon,Pour vous exprès, dit-il, arrive de Toulon. ANGÉLIQUE. Je prends congé, messieurs. Tous trois se levant et lui présentant la main.Il faut vous reconduire. ANGÉLIQUE. Ah ! Je le défends bien. GÉRONTE. J'ai deux mots à vous dire,Qui l'intéressent plus qu'un si léger devoir.Restez. SCÈNE VII. Géronte, Damis, Valère, Éraste. GÉRONTE. Et commençons, mes fils, par nous rasseoir.Ce que je vous disais de la reconnaissance,Ne concernait que moi, qui suis dans l'impuissance De payer des bienfaits que jadis j'ai reçus ;À des fils vertueux j'ai recours là-dessus.Je ne vous ferai point de leçon fatigante,Sur ce que nous devons au généreux Argante ;Je tiens de lui la vie et les heureux moyens Qui m'ont fait acquérir pour vous d'assez grands biens.Nous en avons reçu mille autres bons offices,Sans les avoir jamais payés d'aucun service :La fortune, longtemps constante en sa faveur,A refusé toujours ce plaisir à mon coeur. Elle ne s'est que trop tout-à-coup démentie,Lui ravissant ensemble et les biens et la vie,Et le plaisir touchant, la rare voluptéDe trouver un ami dans son adversité ;Volupté que je goûte au sein de ma famille. Je lui survis : je sais qu'il en reste une fille,Digne des sentiments que j'eus toujours pour lui ;Charmante, vertueuse, et pourtant sans appui.Dans mon coeur attendri, son père vit encore.Pour elle, par ma voix, cet ami vous implore : Je lui devais mes biens, et vous me les devez ;Vous lui devez le père enfin que vous avez.Que l'un de vous m'acquitte, en s'acquittant lui-même ;Rendons sa fille heureuse ; elle est digne qu'on l'aime ;Je vous l'offre : voilà de quoi vous signaler ; Et c'est-là le présent dont je voulais parler. ÉRASTE, saluant ses frères. Honneur à mes aînés. Répondez. DAMIS. Mon silenceTémoigne que j'approuve ; et non que je balance.Oui, la fille d'Argante a droit sur l'un de nous ;Et, pour une inconnue opposer des dégoûts, Ce serait s'excuser sur un frivole obstacle ; À ses frères. Il la faut épouser. VALÈRE. C'est parler à miracle ;Si l'auditeur dit non, l'auditeur est un sot.Cadet, crois-moi, prends-la ; c'est-là ton vrai ballot.Un garçon comme toi ne sent rien, n'a point d'âme ; Et ne sait seulement ce que c'est qu'une femme.Laide, ou belle, connue ou non ; tout n'y fait rien ;Et si peu qu'elle vaille, elle te vaudra bien.Épouse. Ouais ! Le voilà muet comme une souche !Ah ! Par plaisir un peu, fais la petite bouche ! Allons, allons, épouse ! ÉRASTE. Autre sot démêlé ! Montrant Damis.Qu'il épouse lui-même ; il a si bien parlé !Mais voyez avec moi leurs procédés infâmes !Ils prenaient les écus, et me laissent les femmes.Oh bien ! Tel que je suis, tant sot qu'il vous plaira, J'aime. VALÈRE, éclatant de rire. Le fat ! Il aime ! Il a rêvé cela.Allons, épouse, épouse ! ÉRASTE. Oui, deux yeux adorablesSont devenus mes dieux, et mes dieux favorables ;Raillez, désapprouvez ce penchant amoureux :Je veux languir, brûler, vivre, mourir pour eux, Et n'être plus nommé que le berger fidèle. VALÈRE. Joli pastor fido ! La bonté paternelleVoudra bien excuser ce gentil Céladon :Son imbécillité lui mérite un pardon. GÉRONTE. C'est bien dit : laissons-là sa flamme extravagante : Suffit qu'un de vous reste à la fille d'Argante ;Aussi bien, entre nous, cette main n'était pasUne main dont peut-être elle aurait fait grand cas.Vous, si vous m'en croyez, vous offrirez la vôtre,Damis ; j'avais sur vous l'oeil plus que sur tout autre ; La fille étant sans biens, pour un hymen heureux,Votre état est l'état le plus avantageux. VALÈRE, à Damis. Ne vous avisez pas de faire ici la buse ;Ni d'oser emprunter sa ridicule excuse.On le croit, lui qui lit jour et nuit les romans : Mais barème n'est pas un livre à sentiments. DAMIS. La raison seule ici doit être la maîtresse.Je m'excuserais mal, avec cette faiblesse.Sur ce prétexte Éraste a grand tort d'hésiter :Et je le blâme trop pour vouloir l'imiter ; Aussi... GÉRONTE. Voici votre oncle ; et je fuis sa présence.Je ne veux pas qu'il soit de notre conférence ;Dites-lui que, s'il veut, il vienne une autre fois ;Puis, dans mon cabinet, suivez-moi tous les trois. SCÈNE VIII. Chrisalde, Damis, Valère, Éraste. CHRISALDE. Il m'évite ! Avouez que vous n'attendiez guère La proposition qu'il avait à vous faire. Tous trois. Ma foi non, mon oncle. CHRISALDE. Or, dites-moi librement ;Tout vain respect à part, et sans déguisement :Comment la trouvez-vous ? DAMIS. Folle. VALÈRE. Absurde. ÉRASTE. Erronée. CHRISALDE. Et la séance, en paix, s'est-elle terminée ? DAMIS. Oui, grâce à vous. CHRISALDE. Comment ? DAMIS. Selon son bon plaisir,Entre Valère et moi mon père allait choisir ;Lorsque, fort à propos, vous l'avez mis en fuite. VALÈRE. Vous devriez déjà, mon frère, être à sa suite. DAMIS. Ah ! Vous m'en envieriez l'honneur. VALÈRE. Nenni, parbleu ! ÉRASTE. Moi, j'ai tiré gaiement mon épingle du jeu,Et laissé démêler aux autres la fusée. DAMIS. Notre âme, devant vous, à nu s'est exposée,Mon oncle ; à notre tour, sachons votre secret,Et ce que vous pensez du présent qu'on nous fait. CHRISALDE. Je l'ai dit à mon frère ; et c'est ce qui l'irrite,Et, comme un importun, ce qui fait qu'il m'évite. DAMIS. Avez-vous vu jamais rien d'égal à cela ?Et son pouvoir sur nous s'étend-il jusques là ? VALÈRE. Eh quoi ! Parce qu'un homme aima jadis mon père, Il faudra se charger de sa lignée entière !Lui, ses hoirs, ayant-cause, avoir tout sur les bras !En épouser la race, ou passer pour ingrats ! ÉRASTE. Et s'il était resté trente filles d'Argante,Il les eût fallu donc épouser toutes trente ! Il en reste une : à peine on vient la proposer,Qu'on veut que tous les trois nous courions l'épouser ! VALÈRE. Dispose-t-on des coeurs qui peuvent être à d'autres ? CHRISALDE. Non, certes ! Et sur-tout, de coeurs tels que les vôtres ;De coeurs à sentiments nobles et délicats, Qui du parfait amour font uniquement cas. ÉRASTE. C'était là ma raison ; j'aime. Et quand j'aime, oh ! J'aime...Dame ! Au possible ! Au mieux ! Au parfait ! Au suprême ! VALÈRE. Qui ne se rendrait pas à ces tendres raisons,[Note : Petites-maisons : on dit aussi qu'il mettre un homme aux petites-maisons quand il est fou ou quand il faut des extravagances.[F]]Si dignes d'une loge aux petites-maisons ? Il prétend raffiner sur l'art d'aimer d'Ovide. CHRISALDE. Damis opposera quelque raison solide. DAMIS. Vous me rendez justice : et je gagerais bienQue votre avis aura d'abord été le mien. CHRISALDE. Voyons. DAMIS. Qui ne sait pas qu'un homme de finance Doit s'appuyer toujours d'une noble alliance,Dont le crédit puissant, dans les temps de revers,Offre à l'impunité des asiles ouverts ?[Note : Nautonier : celui qui conduit ou qui aide à conduire une barque un navire.[F]]De loin, contre l'orage, un nautonier s'apprête :Avec le vent en poupe, il songe à la tempête : Ainsi doit faire et fait l'habile financier.Ainsi fais-je. CHRISALDE. Fort bien. Et vous, mon officier ? VALÈRE. Oui-da ! J'ai, tout au plus, dix mille écus de rente,Et j'irais épouser une fille indigente !Avec un bien qu'au jeu je puis perdre en un coup, Et l'unique talent d'en dépenser beaucoup :Et cela justement quand j'ai fait la conquêteD'un excellent parti qui se jette à ma tête ;Que dis-je ? Au moment même où, par un coup soudain,Mon père est à l'aumône et va manquer de pain. Ne lui suffit-il pas de sa propre misère,Sans qu'il y joigne encor celle d'une étrangère ?Qu'il amasse de quoi rebâtir sa maison. CHRISALDE. C'est son moindre souci. DAMIS. Peut-être a-t-il raison.Pourquoi la rebâtir ? En effet, quel usage Veut on, las comme il est des tracas d'un ménage,Qu'il fasse de ce fonds qui n'est plus qu'onéreux ?Qu'il nous en accommode ; et, philosophe heureux,Moyennant peu de chose, il aura pour asile,Une communauté respectable et tranquille, Où des soins d'ici bas son esprit exempté,S'occupera du ciel, en toute liberté. CHRISALDE. Mais, oui. VALÈRE. très bien. ÉRASTE. Sans doute. CHRISALDE. Et pour son Angélique,Qui fait votre embarras et son affaire unique,Je m'en charge. Après tout, riche, vieux et garçon... VALÈRE, bas. Que diable va-t-il dire ? ÉRASTE. Ouf ! J'en ai le frisson. DAMIS. L'épouseriez-vous ? CHRISALDE. Moi, l'épouser ! Quelle idée !Je n'ai pas du malin l'âme assez possédée,Pour faire un si grand tort à mes chers héritiers.Je ne la veux qu'aider. DAMIS. Passe ! VALÈRE. Ah ! très volontiers. ÉRASTE. À vous permis. CHRISALDE. Allez, messieurs, laissez-moi faire !De nos arrangements j'instruirai votre père. DAMIS. Et tournerez la chose au moins du bon côté. CHRISALDE. Je prétends bien vraiment qu'il en soit enchanté. ÉRASTE. Ma foi je prêcherais d'exemple à votre place ; Et, chargeant mes neveux d'un bien qui m'embarrasse,En sage, qui du monde aurait su triompher,Avec mon frère, en paix, j'irais philosopher. VALÈRE. C'est la première fois, secouant son génie,Qu'il a passablement raisonné dans sa vie. ÉRASTE. Le tout pour votre bien, mon oncle. CHRISALDE. Grand merci. SCÈNE IX. CHRISALDE, seul. Pères infatués d'enfants tels que ceux-ci !Voilà donc ces objets de votre complaisance,Dont, avec tant de soins, vous élevez l'enfance,Et que de vos vieux ans vous croyez les soutiens ! Leur façon de penser se mesure à vos biens.Respectueux, rampants, tant qu'un espoir les flatte ;Mais du père épuisé la plainte à peine éclate,À peine implore-t-il, que tout le méconnaît ;Et le monstre succède au fils qui disparaît. Je prépare à mon frère une horrible surprise ;Mais aussi de ses gens secondant l'entreprise,Je prétends tout-à-l'heure... SCÈNE X. Chrisalde, Pasquin. CHRISALDE. Ah ! Pasquin, te voilà ?Viens-t-en prendre chez moi, dès que j'aurai fait-là,Le sac de louis-d'or, dont tu sais le mystère ; Et que, pour aujourd'hui, je confie à ton père.Entends-tu ? PASQUIN. Tout va donc comme on l'avait prévu ? CHRISALDE. Ils ont fait mille fois pis que je n'aurais cru. Il sort. PASQUIN, seul. C'est pour mon pauvre maître un furieux déboire.Mais c'est un entêté qui ne voulait rien croire. Au point que nous voulions nous l'avons fait venir :Il voit quels sont ses fils : songeons à les punir. SCÈNE XI. Damis, Valère, Éraste, Pasquin. DAMIS, de loin. Pasquin, st ! St ! PASQUIN. Entrez, entrez, sans vous contraindre. VALÈRE. Mon père... PASQUIN. Est occupé. Vous n'avez rien à craindre. VALÈRE. Sais-tu les beaux propos que l'on nous a tenus ? PASQUIN. Oui. Ce ne sont pas là nos vaisseaux revenus. VALÈRE. Dès l'instant où mon père a parlé d'incendie,La contenance était déjà bien étourdie,Et chacun d'être ici se mordait bien les doigts. ÉRASTE. Nous avons, sans mentir, été bien sots tous trois. PASQUIN. Oui, sans mentir. DAMIS. Sous cape, à rire tu t'occupes !D'où vient donc ? PASQUIN. Par ma foi, vous êtes pris pour dupes !Votre père enfermé depuis cet entretien,À gorge déployée, en rit avec le mien. DAMIS. Il rit ? VALÈRE. Bon ! Son oreille encor s'est abusée. PASQUIN. Il rit. DAMIS. Quoi ! Ruiné, perdu ! PASQUIN. [Note : Billevesée : se dit figurément des paroles ou des choses vaines qui n'ont aucune apparance ni solidité. (Dict. Furetière)]Billevesée !L'incendie est un conte : envoyez sur les lieux ;Ou plutôt, allez-y ; vous en croirez vos yeux. VALÈRE. Avant une heure ou deux nous en aurons nouvelle. ÉRASTE. Notre père, en ce cas, nous l'aurait baillé belle ! PASQUIN. Ah ! Je vous en réponds. DAMIS. Grégoire aura jasé. PASQUIN. Quoi donc ? Qu'avais-je dit ? Il est si peu rusé !Et la simplicité livrée à la colère,Sait si mal d'un secret renfermer le mystère !Du malheur dont encore il ne m'avait rien dit, En menteur mal-adroit, il m'a fait le récit ;Du besoin qui le presse, accusant cette perte ;Dédaignant toutefois quelque pistole offerte ;Entamant cent discours qu'il ne finissait pas ;Se désolant tout haut, se consolant tout bas ; Son coeur qui ne sent point ce qu'il veut que l'on croie,Pétillait dans ses yeux d'une visible joie ;De mon maître et de lui la belle humeur enfin,Tout prouve notre erreur et leur esprit malin :Bien plus, d'un tas d'écus qu'à huis-clos on manie, Mon oreille a surpris l'indiscrète harmonie.Mon jugement est sûr, le vôtre l'est aussi ;L'incendie est un conte, et l'argent roule ici. VALÈRE. Que prétend donc mon père, et qu'a-t-il voulu dire ? DAMIS. Ah ! Je vois où tendait le jeu qui le fait rire. PASQUIN. Quant à moi j'en pénètre aisément le motif.C'est que, sur votre compte, on l'a rendu craintif.Dans son crédule esprit sans cesse on vous décrie.On traite votre amour pour lui de momerie.Hélas ! Le monde est plein de si méchantes gens ! Votre père a conçu des soupçons outrageants ;La fortune lui fait de nouveaux avantages ;Il vous les destinait ; mais avant les partages,Il a, sur vos bons coeurs, voulu vous éprouver ;Et c'était un panneau qu'il fallait esquiver. VALÈRE. Morbleu ! Qu'avons-nous fait ? PASQUIN. Un pas de clerc terrible. VALÈRE. Moi, j'y vais simplement. PASQUIN. L'imposture est horrible. ÉRASTE. C'est vous, messieurs, avec vos esprits d'intérêt ;Que n'épouser aussi d'abord ? VALÈRE. Tais-toi, benêt ? DAMIS. Mon père a, dans le fond, quelque lieu de se plaindre. ÉRASTE. Et notre oncle à présent nous achève de peindre. DAMIS. Avec un peu d'esprit on fait ce que l'on veut.Je saurai m'en tirer, messieurs. Sauve qui peut ! VALÈRE. Il n'est rien, pour ma part, que je n'y sacrifie. À Pasquin.Toi, redouble tes soins : rode, examine, épie. Assure-nous du fait ; et tu t'en sentiras. ÉRASTE. Pasquin sait qu'il n'a point affaire à des ingrats. PASQUIN. Ni vous à quelque sot. J'ai là de la cervelle ;Et, devant qu'il soit peu, vous en aurez nouvelle. ÉRASTE, en s'en allant. Le joli petit piège où nous tombions sans lui ! PASQUIN, seul. Ils en auront nouvelle : et quand ? Dès aujourd'hui. SCÈNE XII. Géronte, Chrisalde, Grégoire, Pasquin. GÉRONTE. Les monstres ! Se peut-il... CHRISALDE. Tous trois vous abandonnent.Et vous êtes le seul en cela qu'ils étonnent ! GÉRONTE. Eh ! Je ne m'en doutais que trop dès le momentOù j'ai paru vous fuir si précipitamment. Sur mon état présent leur silence funesteNe m'avait que trop fait pressentir tout le reste.Triomphez de la honte, insultez au malheurD'un insensé que rien n'avait tiré d'erreur. CHRISALDE. Il faudrait de vos fils avoir la barbarie. Je viens, dans ce malheur qui nous réconcilie,En reproches contre eux avec vous m'exhaler ;Vous plaindre ; et, s'il se peut encor, vous consoler. GÉRONTE. Reste d'un cher ami, déplorable Angélique,Si des ingrats du moins j'étais victime unique ! Mais le comble des maux où je me vois plonger,C'est que votre jeunesse ait à les partager ! CHRISALDE. Reposez-vous sur moi : je me dois, en bon frère,Ressentir des bontés qu'avait pour vous son père. GÉRONTE. Pour l'amour de moi donc, daignez la secourir ! Ne prenez soin que d'elle, et me laissez périr. GRÉGOIRE. Vivat ! Ardé, monsieu, point de mirancolie !Al est temps de vous dire... À Pasquin, qui lui fait signe de se taire. Oh ! Non ; tians, c'est folie !ça me fend trop le coeur ! Et je veux me hâter... PASQUIN. De quoi faire ? En parlant trop tôt, de tout gâter ? Je connais mieux que vous monsieur et ses faiblesses ;Et ne connais pas moins ses fils et leurs souplesses ;Il ne pourra près d'eux nous garder le secret ;Ils se rapatrieront ; et nous n'aurons rien fait. GÉRONTE. Que méditez-vous donc ? GRÉGOIRE. Tout ira comme eun charme ; Mais ne lanterné pa ; haïssé-lé don farme !Ne fezon pa le gniais ! Dame itou, comme on di,Je nous serion baillé bian du mal à crédi.Ne ririais vous pas bian si cé varmine ingrate,Euz et tout leux frusquin retombion sous vo patte ? PASQUIN. Bon ! Ce sont ses chers fils ! GÉRONTE. Il ne leur est plus dû,Ce nom, que pour jamais les ingrats ont perdu.Sans pitié ! Sans pudeur... GRÉGOIRE. Hon ! La maudite graine ! GÉRONTE. Si je les haïrai ! C'est peu que de ma haine ;Mon indignation les condamne à l'oubli ! Hélas ! Je n'en puis plus ! Et mon coeur affaibli... CHRISALDE. Allons prendre un peu l'air, mon frère, et bon courage !C'est désormais sur eux que se tourne l'orage :Par leur endroit sensible ils seront châtiés ;Et les lâches bientôt tomberont à vos pieds. ACTE IV SCÈNE PREMIÈRE. Grégoire, Nérine. GRÉGOIRE. Si bian qu'anfin tantia, tous trois par ta menée,Ici vont arrivé, la gueule enfarinée ;Faire, en s'y rencontran, bian du brouillamini ;Et prande un rat, pensan trouvé la pie au ni.Fezan frime de rian, et comme à la passade, Je prétan bian itou leux baillé la cassade.Tout mon étonneman, c'est quémant il ozon,Après ce qu'iz ont fait, rantré dans la maison. NÉRINE. N'ai-je pas, tout exprès, écrit avec adresse,Dans les billets remis au nom de ma maîtresse : "Pour être en paix et loin du bruit,Sur-tout pour ne pas être abordé par un frère,Retrouvez-vous chez votre père,Qui ne doit rentrer qu'à minuit. "J'amènerai madame, en toute bienséance : Et je les garantis chapitrés d'importance. GRÉGOIRE. Que de ruse dessou cé petiz-éscosion,La malice du diable ! Et pis je nous y fion !Et même je voudrais, du meilleu de mon âme,Un peu de s-t-esprit là dans le corps de ma femme. Ça ne laisserait pas de m'amusé... mais, non !De si fine femelle en save un peu trop lon :Ça vous goâille en derrière ; en devant ça flagorne ;La femme a la culotte ; et le mari dé corne.Je n'en veux point ! NÉRINE. Grégoire est homme de bon sens : Extravagant par fois, mais non pas pour longtemps. SCÈNE II. Grégoire, Nérine, Pasquin. PASQUIN, courant à l'étourdie vers Nérine. Nérine, écoute, écoute. NÉRINE. Et quoi ? PASQUIN. Que je te conteUn trait... mais un beau trait du frère de Géronte. NÉRINE. Eh bien ? PASQUIN, voyant tout-à-coup Grégoire et l'entraînant. Ah ! Vous voilà ? Quatre mots en secret.Suivez-moi. GRÉGOIRE. Mais avant, dis li don ce biau trait ! PASQUIN. Ceci presse un peu plus. GRÉGOIRE. Mais ! C'est comme un vartige ! PASQUIN. C'est ce qu'il vous plaira : sortons vite, vousDis-je. GRÉGOIRE, se laissant emmener. Allons donc ! SCÈNE III. NÉRINE, seule. Ce manant est, selon mon avis,Le riche procureur dont Pasquin se dit fils.Sa présence à mes yeux l'embarrasse et l'étonne : À plus d'un autre signe encor je le soupçonne.Qu'il se soit avisé d'être fat à ce point ;Tout mon ami qu'il est, je ne l'épargne point ;Et... mais voici qu'on vient au rendez-vous... SCÈNE IV. Éraste, Nérine. ÉRASTE. J'arrive ;Et tu me vois brûlant de l'ardeur la plus vive. Avertis la comtesse ; et pressons l'entretien. NÉRINE. Je vais vous l'amener, monsieur ; tenez-vous bien. SCÈNE V. ÉRASTE. Attendant le moment le plus doux de ma vie,Tendre amour ! En ces lieux soupire une élégie. Se passionnant.« Charmante Amaryllis dont l'éclat sans pareil Me paraît comparable à l'éclat du soleil !L'heureux Myrthil t'attend sur l'herbette et la mousse.Doux moment ! Moment doux ! Que ta douceur est douce !Moment délicieux, s'il en fut jamais un !Hâte-toi... » Maugrebleu du maudit importun ! SCÈNE VI. Damis, Éraste. DAMIS. Je vous rencontre ici ! Je le vois bien, mon frère,Le récit de Pasquin se confirme et s'avère ;Vous venez ménager un raccommodement ? ÉRASTE. Non ; je cherchais Grégoire. DAMIS. Et moi pareillement. ÉRASTE. Mais le coquin nous fuit, et n'est point abordable. DAMIS. Oh ! Je le saurai bien avoir moi ! SCÈNE VII. Éraste, Damis, Valère. VALÈRE. Comment diable !Tous trois ? ÉRASTE et DAMIS, à part. Autre fâcheux ! VALÈRE. Et que faites-vous là ? DAMIS. Nous voulons voir Grégoire. VALÈRE. Eh ! Tenez, le voilà. SCÈNE VIII. Damis, Valère, Éraste, Grégoire. DAMIS, à Grégoire, qui feint de les éviter. Grégoire, un mot ! Viens ça ! Viens donc ! Viens ! Qu'on te voie ! Lui mettant la main sous le menton. Admirez-moi sa face ! Elle inspire la joie. Tu ne nous aimes point ? GRÉGOIRE. Ni je ne m'en sens prêt. VALÈRE. C'est cet air de franchise en lui surtout qui plaît. ÉRASTE. Touche là ! GRÉGOIRE. Palsangué ! Vlà dé jan bian honnête !Qui diantre ! On ne me fit de mé jour tant de fête !Pourquoi donc ? Su quelle harbe ont-i tretou marché ? DAMIS. Tantôt, en nous quittant, tu paraissais fâché,Et nous voulons bien vivre avec l'ami Grégoire.Pour cimenter la paix il aura de quoi boire.Tiens. VALÈRE. J'ai sur moi, je crois, une pistole ou deux :C'est toujours autant ; prends, prends ; ne Sois pas honteux. ÉRASTE, ouvrant sa tabatière. Veux-tu du tabac ? GRÉGOIRE. Ouais ! Tout ça n'est pas sans cause !Morgué ! Dite-moi vrai : vous savé queuque chose ? DAMIS. Que saurions-nous ? C'est toi qui nous fais concevoirQu'il est donc quelque chose à nous faire savoir. GRÉGOIRE, faisant l'embarrassé. Nannin ! Ce que j'en dis c'est à la boullevue. VALÈRE. Ta franchise t'a fait commettre une bévue.Avoue. On nous trompait ? GRÉGOIRE. Qui ? VALÈRE. Dis-nous, dis-nous ? GRÉGOIRE. Quoi ? DAMIS. Ce que tu sais. GRÉGOIRE. Que sais-je ? VALÈRE, impatienté. Oh ! Rien. GRÉGOIRE. Non, par ma foi ! DAMIS. Tu sais... GRÉGOIRE. Je sais... je sais... VALÈRE. Parle et sois véritable. GRÉGOIRE. Je sai que lés enfans ne valon pas le diable. DAMIS. Nous blâmons la façon dont le tien t'a traité. GRÉGOIRE. Oui da ! Vou trouvé ça... Tous trois. très mal ! GRÉGOIRE. En vérité ? DAMIS. Ton doute nous fait tort : d'un refus malhonnête,C'était à qui de nous lui laverait la tête. ÉRASTE. Oui, certes ; il a reçu de nous sur son devoir Des leçons de morale... Ah ! Peste ! Il fallaitVoir ! VALÈRE. Il faut avoir le coeur bien dur et bien de pierre !Un père ! Et qu'avons-nous de plus cher sur la terre ? ÉRASTE. Je regarde Pasquin comme un enfant maudit. VALÈRE. Il périra ! GRÉGOIRE. Sans faute : et vous avez bian dit. Mais stanpandant, messieurs, (je vous propose excuse)De ne pas mieu valoir tout chacun vous accuse. DAMIS. Oh ! Franchement mon père est aussi trop cruel,Et pousse un peu trop loin le pouvoir paternel.Il veut que l'on épouse une fille inconnue, De province, sans biens, sans nom. J'ai quelque vueEt quelque ambition. ÉRASTE. Moi, je suis amoureux ! VALÈRE. Toute ma peur à moi, c'est de devenir gueux. DAMIS. Je veux de la noblesse appuyer ma roture. ÉRASTE. Je veux m'amie. VALÈRE. Et moi, de quoi faire figure. DAMIS. Comme tu vois, chacun de nous a sa raison :Mon père a quelque tort. N'en conviens-tu pas ? GRÉGOIRE. Non. VALÈRE. Quoi ! Tu nous soutiendras, tant fils puissions-nous être,Qu'un père de nos mains peut disposer en maître ;Et pour quelques bienfaits dont lui seul a joui, Il faut qu'aveuglément l'un de nous s'immole ? Oui.Exempe. J'étais sec et n'avais pa la maille.Je trouve par hasard eun ami qui m'an baille.Aveuc ça je m'engraisse, et j'ai cheu moi du grain,Eun gros beu, eun cheval, eun âne, et tout le train. Au bout d'eun tams st'ami meurt ; et, pour tout potage,Ne laisse à son enfan qu'un petit héritage ;Et st'enfan-là n'a pa, où séz affaire en sont,De quoi faire valoir ni labouré son fond ;Et je n'auré pas droit moi, sans qu'on me chicanne, De li baillé mon beu, mon cheval ou mon âne ?Si fait, mordienne ! ÉRASTE. Où tend ce que vous nous contez ?Vos animaux, Grégoire, ont-ils des volontés ? GRÉGOIRE. Dé volonté ! Pardi, pardi, belle défaite !Pour nous, et non pour vous lé volonté sont faite : J'ons la nôte ; i suffi ; conformé-vous dessu :Si mé beux raisonnion, i n'en aurion pa pu.Et vo pauve soeurs donc, pisqu'i fau qu'on vous bourre,Quand, pou l'amour de vous, au couven on lé fourre,Et qu'alle vourion bian tiré d'autre côté ; Leuz allé-vous prêchan d'avoir dé volonté ?Mais, baste ! Laisson-ça : venon à vote pére ;Pandan que vous piafé, le vlà dans la misére,Sans que pas eun de vous li tande eun varre d'au.Mon fils vous scandalise ; et vous trouvé ça biau ! Et vous et li, téné, c'est la même turlure. DAMIS. Non ne méritons pas encor que l'on murmure.Aujourd'hui l'on a tort ; demain l'on aurait droit ;Mais les choses peut-être iront mieux qu'on ne croit. GRÉGOIRE. Faite bian lé vilain ! Mais baillé vous de garde Que lé pére n'y gagne au fond pu qu'i n'i parde.Lé pu futé dé fois sont ceux-là qui son pris. ÉRASTE. Nous ne concevons rien à ce que tu nous dis. GRÉGOIRE. Moi, je m'entan ; suffi. Qu'eun de vous lantipone,Je nous en passeron ; la providance est bonne. DAMIS. Tous mes biens sont à lui. ÉRASTE. Qu'il prenne tout mon fait. VALÈRE. Dis-lui... GRÉGOIRE. C'est votre affaire. Adieu. Vote valet. SCÈNE IX. Damis, Valère, Éraste. DAMIS. C'est dévoiler assez les secrets de mon père,Et nous en faire à fond pénétrer le mystère.Allez chacun chez vous maintenant aviser Et courir aux moyens qui pourront l'apaiser. Tous tes trois, feignant de s'en aller .Allons. DAMIS, cédant le pas à Valère. Sortez. VALÈRE, de même à Éraste et à Damis. Passez. ÉRASTE, à Damis et à Valère. Après vous. DAMIS. Le troisième. VALÈRE. Quoi ! Personne ne branle ? Eh bien ! DAMIS, reculant toujours. Eh bien ! Vous-même.Que n'êtes-vous dehors ? VALÈRE. Je demeure. DAMIS. Pourquoi ? VALÈRE. Je veux près de Pasquin m'instruire encore. DAMIS. Et moi. ÉRASTE. Et moi. VALÈRE. Je vous rendrai mot-à-mot les nouvelles. DAMIS. Je saurai pour le moins les rendre aussi fidèles. VALÈRE. Aih ! Hors d'ici tous deux ! Votre présence y nuit. DAMIS. J'y reste encore une heure. ÉRASTE. Et moi jusqu'à minuit. VALÈRE. Mon très cher frère, et vous, ô pécore importune ! Je l'avoue : il y va d'une bonne fortune.J'ai rendez-vous ici. ÉRASTE. Je vous en livre autant.La comtesse en ce lieu va se rendre à l'instant ;Et, puisqu'il faut parler, et que les moments pressent,Elle est l'astre adorable à qui mes voeux s'adressent. VALÈRE, ricanant. Mais tu l'aimes donc bien ? ÉRASTE. Et me crois même aimé. VALÈRE. Sérieusement ? ÉRASTE. Oui. VALÈRE. Parbleu ! J'en suis charmé.Oh ! Bien, cesse pourtant d'aller sur mes brisées ;Et prends une autre fois un peu mieux tes visées.Tout ce qui t'a flatté n'était qu'un jeu malin. Tiens, lis : reconnais-tu ce billet de ta main ?Nérine m'en a fait tantôt le sacrifice.Vois ta honte et ma gloire : et tôt, qu'on déguerpisse ! ÉRASTE. La scélérate ! VALÈRE. Adieu. Fais place à ton vainqueur. DAMIS, à Valère. J'ignorais son amour. Vous êtes né moqueur ; Et vous avez beau jeu. Mais, pour venger sa flamme,En vous plaignant pourtant du meilleur de mon âme,(Car il ne faut jamais railler les malheureux)Voilà votre billet ; retirez-vous tous deux. VALÈRE. Mon billet ! DAMIS. Oui ; qu'il serve à vous faire connaître Qui du champ de bataille est ici le vrai maître.Au favori, Nérine immolait deux rivaux. ÉRASTE, souriant. Si je suis malheureux, j'ai du moins des égaux.Berne moi ! Je n'ai pas le petit mot à dire. DAMIS, gravement. Un aveu si pénible a de quoi vous suffire. Allons, Éraste ! Un peu de générosité ! ÉRASTE, gaiement. Et vous, Damis, allons ; un peu de fermeté !Le revers sur lequel votre fierté se fonde,N'en est qu'à ses deux tiers, et n'a pas fait sa ronde ;Votre billet y manque ; heureux que cette main Mette, en vous le rendant, notre aventure à fin. VALÈRE, éclatant de rire. Elle est ma foi complète ; et ceci me console. À Damis.C'est donc vous, l'homme heureux, à qui l'on nous immole ?Je vous dois les égards que vous aviez pour nous ;Et je me garde bien de me moquer de vous. DAMIS. Et sur quoi venez-vous ? VALÈRE. Sur cette fausse lettre. ÉRASTE. Et moi sur celle-là qu'on vient de me remettre. DAMIS. Nérine est une fille à pendre. ÉRASTE. Plaidons-la.Crime de fausseté ; le vol, outre cela :Autre grief encor, qui plus encor me choque. J'en suis pour un bijou que la chienne m'escroque. VALÈRE. Motus. quelqu'un peut-être est dans le même cas ;Et fait en homme sage, en ne s'en vantant pas. DAMIS. Ma pénétration va plus loin que la vôtre.Souvent un artifice en enveloppe un autre. Elle nous repaissait de chimères ici :Si le bien de la dame en était une aussi ?Non : ses biens sont réels, et c'est un fait notoire ;J'ai pour garant notre oncle, et nous l'en devons croire ;Lui-même il me l'a dit, sans savoir nos desseins ; Il a cent mille écus pour elle entre les mains. DAMIS. On vient ; c'est elle-même. VALÈRE. Affrontons les alarmes.Il faut de la bravoure en amour comme aux armes.Pourquoi nous séparer et fuir à son abord ?Parlons, déclarons-nous, et sachons notre sort. SCÈNE X. Damis, Valère, Éraste, Angélique. DAMIS. De nous trouver ici vous êtes étonnée,Madame ; et ce qui s'est passé l'après-dînée... ANGÉLIQUE. Votre père, messieurs, n'est donc pas au logis ? DAMIS. Non, madame. ANGÉLIQUE. Je n'ai rien à dire à ses fils. ÉRASTE. Mais ses fils voudraient bien vous dire quelque chose, Madame ; demeurez, s'il vous plaît, et pour cause.Mes frères vous diront... ce que vous ignorez...Et vous allez savoir... ce que vous apprendrez.Contez, contez-lui ça. DAMIS. Nous trompons votre attente,Madame, en répugnant à la main d'une absente, En qui le seul appui qui l'honore en ces lieux,Devait être un mérite assez rare à nos yeux.À ce mérite un père ayant joint sa puissance,On aurait dû s'attendre à plus d'obéissance.Mais des engagements qu'en secret nous formons, Des obstacles trop grands y nuisaient. VALÈRE. Nous aimons. DAMIS. Nous n'osions l'avouer. ÉRASTE. J'ai seul eu cette audace. DAMIS. Sur de telles raisons un père est tout de glace.L'âge où l'on n'aime plus lui fait, sur le retour,De vaine illusion traiter en nous l'amour. Mais vous, en qui, madame, un beau feu peut éclore,Vous, sur qui cet amour a tous ses droits encore,Aimez, ressentez-en le charme séducteur :Nous aurons notre excuse au fond de votre coeur. ANGÉLIQUE. Ne vous alarmez plus des volontés d'un père Qui vous trace un devoir en effet trop austère.Non qu'il n'eût été beau, peut-être même heureux,De se plier au gré d'un coeur si généreux.Une âme, je dis même une âme assez commune,De l'orpheline offerte eût chéri l'infortune ; On la peignait aimable, et pensant assez bienPour faire le bonheur de qui ferait le sien.Que n'aurait pas en elle opéré la puissanceD'un chaste amour fondé sur la reconnaissance ?Pleine de sentiments si tendres et si doux, Que n'eût-elle pas fait pour plaire à son époux ?Plaisir, honneur, devoir, pitié de sa jeunesse,Gloire de relever ce que le sort abaisse,Les prières d'un père, et les bienfaits du sien,Tout cela vous parlait pour elle, et n'a pu rien. Si je voulais encor, je vous pourrais plus dire ;Sans m'éloigner du but où votre coeur aspire,D'un mot, si jusques-là je daignais m'abaisser,D'un seul mot je pourrais vous bien embarrasser.Mais, encore une fois, messieurs, soyez tranquilles. Et sachez, pour trancher des propos inutiles,Que cette infortunée à qui, dans son malheur,Un ami s'intéresse avec tant de chaleur,De tout ce qui se passe apprenant la nouvelle,Désavouerait les soins qu'on prend ici pour elle ; Craindrait que l'un de vous ne s'en laissât toucher,Et serait la première à se le reprocher. DAMIS. Madame, je le vois, l'amour qu'on vous oppose,Et qui pour nous est tout, est pour vous peu de chose ;Peut-être si l'objet vous en était connu, Auriez-vous contre nous l'esprit moins prévenu.Pour moi, plus je le vois, moins je me désapprouve ;Mon coeur à son aspect de plus en plus l'éprouve... ÉRASTE. Le mien aussi, madame ; et je sens qu'en effet... VALÈRE. Que de jargon perdu pour dire un mot ! Au fait. De riens et de fadeurs, Madame, on vous amuse.C'est vous que nous aimons, et voilà notre excuse. ANGÉLIQUE. Vous m'aimez ! ÉRASTE. Tendrement ! Si celle qui vous suitÉtait honnête fille, elle vous l'aurait dit. DAMIS. Peut-être cet aveu, madame, est téméraire : Mais nous ne le faisons que pour vous moins déplaire ;Et que pour nous purger d'un reproche odieuxQui nous peint comme autant de monstres à vos yeux.Une pareille excuse est-elle illégitime ?Serait-elle pour nous encore un nouveau crime ? Et pas un de nous trois ne se peut-il flatterQue du malheur commun vous voudrez l'excepter ?Nous nous en remettons à l'arrêt redoutableQue va nous prononcer votre bouche équitable :Daignez baisser les yeux sur quelqu'un d'entre nous, Et qu'il lui soit permis d'oser prétendre à vous. ANGÉLIQUE. Si j'avais su toucher des coeurs si peu sensibles,Je n'en trouverais plus désormais d'invincibles ;Vous signaleriez trop le peu que j'ai d'appas ;Et le signaleriez en ne l'honorant pas. Quiconque aime en effet doit poser pour maxime,Qu'il n'honore qu'autant qu'il est digne d'estime.Examinez-vous bien ; et voyez quel honneurPeut revenir jamais du don de votre coeur.Quelles âmes ce jour avez-vous fait paraître ? Et pour qui venez-vous de vous faire connaître ?Vous m'aimez, dites-vous. Osez-vous un moment,Colorer vos refus d'un pareil sentiment ?Osez-vous espérer que ce propos m'abuse,Et qu'un si fade encens me flatte et vous excuse ? Angélique indigente excita vos refus :Et l'opulence en moi vous tente, et rien de plus.Ne vit-on pas toujours unis d'un noeud perfide,La noire ingratitude et l'intérêt sordide ?L'une vient d'éclater, l'autre éclate à son tour : Et je juge par-là du prix de votre amour. VALÈRE. Très mal jugé, madame ! ÉRASTE. Ah ! Sentence cruelle !J'y suis le plus lésé, madame ; et j'en appelle.Qui ? Moi ! De l'intérêt ! Parce que ? Quoi ! Voyons. VALÈRE. Mais, oui : quel procédé veut-on que nous ayons ? Je ne dirai qu'un mot, madame. Je vous aime ;Cela sans intérêt, purement pour vous-même.Vous aimez Angélique : eh bien ! Ajustons-nous.Vous vous efforcerez pour elle, et nous pour vous :Voyez de nous d'abord celui qui peut vous plaire, Et qu'il soit votre époux... ÉRASTE. C'est une affaire à faire ?[Note : Boursiller : fournir la quote part d'une somme nécessaire pour achever quelque chose qu'on a entrepris, ou qui coût plus qu'on avait imaginé. [F]]Après quoi, pour sa dot, boursillant en commun,Elle aura par de-là de quoi s'en trouver un. DAMIS, à Angélique qui veut sortir. Ah ! Madame, arrêtez. Des offres de mes frères,Retranchons ce qui peut les rendre téméraires : Votre chère Angélique aura part à nos biens ;Pour elle à votre gré choisissez dans les miens :Je ne demande pas le moindre sacrifice ;Traitez-moi seulement avec plus de justice ;Et sachez distinguer ce coeur où vous régnez, De ces indignes coeurs qu'ici vous nous peignez !Eh quoi ! Pour ne pouvoir aimer une inconnue,Que de vos yeux vainqueurs le charme a prévenue,Comme un lâche, animé du plus vil intérêt,Dois-je être foudroyé d'un si cruel arrêt ? Accusez mon amour, condamnez son audace ;C'est aux soumissions à mériter sa grâce ;Mais que de vos soupçons vous ne m'exceptiez pas ;Me supposer à moi des sentiments si bas ;Voir les voeux les plus purs traités de mercenaires ; Madame, mille morts me seraient moins amères. ÉRASTE, bas à Valère. Il pourrait bien sur nous l'emporter aujourd'hui :Nous n'avons pas le bec affilé comme lui. VALÈRE. Madame... ANGÉLIQUE. Vos discours, quoi que vous puissiez dire,Après ce que j'ai vu, ne me sauraient séduire. Si pourtant mon estime a de quoi vous toucher,Il vous reste un moyen de vous en rapprocher.Laissons-là cette fille à qui je m'intéresse ;Un soin plus important vous regarde et vous presse.Angélique n'a plus de ressources qu'en moi. De vos biens la pitié réclame un autre emploi.La dernière infortune accable votre père ;J'ai vu sa gratitude, et sa vertu m'est chère ;Imitez-la ; courez l'aider en des besoinsQu'il n'éprouverait pas s'il vous eût aimés moins. Tremblez, laissant l'honneur de ce devoir à d'autres,Qu'un secours étranger ne prévienne les vôtres ;Et n'espérez jamais de commerce entre nous,Qu'autant que ce jour même on se louera de vous. SCÈNE XI. Angélique, Damis, Valère, Éraste, Nérine. NÉRINE. Messieurs, excusez-moi, si j'entre sans mystère. Madame attend sans doute ici monsieur leur père ;Il est à la maison, où je l'ai fait asseoir,Fatigué, faible, triste, et comme au désespoir. DAMIS, à Angélique, qui sort précipitamment. Vous serez obéie ; et mon coeur se résigne... ANGÉLIQUE. Je ne vous parle plus que vous n'en soyez digne. SCÈNE XII. Damis, Valère, Éraste, Nérine. VALÈRE, arrêtant Nérine par le bras. Nérine ! Un petit mot. NÉRINE. Oh ! Madame a raison.Soyez honnêtes gens, ou point de liaison. DAMIS. Tu veux moraliser ? La singerie est bonne. NÉRINE. Oui, j'aime la morale. VALÈRE. Est-ce elle qui t'ordonneDe te faire payer des gens pour les trahir ? NÉRINE. J'aime à la débiter, et non pas à l'ouïr. VALÈRE. Oh ! Je te tiens. Voyons, que pourrais-tu nous dire ? NÉRINE. Mille choses pour une. VALÈRE. Entre autres ? NÉRINE. Quel martyre !Mais vous m'estropiez ! VALÈRE. Tu n'échapperas pas.Nous imaginons peu ce que tu nous diras. NÉRINE. Quoi que je pusse dire, on ne me croirait guère. DAMIS. C'est que tu mentirais. NÉRINE. Non, je serais sincère. ÉRASTE. Voyons, parle : on t'écoute. NÉRINE. Eh bien donc, je vous disQue, si je l'avais pu, j'aurais fait cent fois pis. Tous trois. Fort bien. NÉRINE. Que je suis fourbe, et tant soit peu friponne. DAMIS. Sur ce point, contre toi, tu n'as déjà personne. NÉRINE, rapidement. Mais que vous êtes, vous, des tigres, des pervers,[Note : Ladre : malade de la lèpre. (...) se dit figurément en morale avare, vilain et malpropre. [F]][Note : Ladre verd : celui qui a la ladrerie fort enracinée. [F]]Des arabes, des juifs, des turcs, des ladres verds,Des cancres... En un mot, s'il faut que je le dise,Des gens... Fuyons ! J'allais lâcher une sottise. SCÈNE XIII. Damis, Valère, Éraste. DAMIS. La belle retenue ! Elle a trop de bonté. VALÈRE. L'impudente ! ÉRASTE. La masque ! DAMIS. Elle m'a démonté. VALÈRE, à Damis. Mais vous, que sentez-vous encor pour la comtesse ? DAMIS. Plus d'amour que jamais. ÉRASTE. J'ai la même faiblesse.Elle est de qualité ; cela flatte mon goût. Une belle bourgeoise est belle, et puis c'est tout.Mais, dans la qualité, que d'appas j'imagine !Qu'une femme bien noble a je crois la peau fine !Je m'y figure un tout si doux, si délicat,[Note : Tiers-état : terme hérité du mayen-age, corps social qui n'appartient ni au clergé ni à la noblesse, signifiant « ceux qui travaillent » . Le tiers-état était représenté en tant que tel dans les assemblées dans les États généraux.]Si... tenez, le vrai beau n'est pas du tiers-état. VALÈRE. Oh ! Bien, renoncez-y tous deux ; car je l'adore :Sa colère à mes yeux l'embellissait encore.Je vois bien à quel prix on sera son époux :Mon père apparemment la trompe ainsi que nous ;Elle a l'esprit frappé de sa ruine entière ; Quand on sera plus riche, elle sera moins fière.Elle a raison ; l'utile, en ce siècle fatal,Marche avant l'agréable... SCÈNE XIV. Damis, Valère, Éraste, Pasquin. VALÈRE. Eh bien ! Notre féal ? PASQUIN. Nous triomphons ! Je suis au fait de nos affaires ;Et vous en fais dans peu les témoins oculaires. Mon père, de caissier s'est fait donner l'emploi.Par vingt commissions il se défait de moi.Pour compter son argent cherchant un sûr asile,Et, voulant au logis rester seul et tranquille,Il m'en fait déposer les clefs en m'en allant. Mais ce passage échappe à son oeil vigilant.Sortez par ce degré ; vous en savez l'issue :Par une fausse-porte il descend dans la rue ;J'irai l'ouvrir : sortez ; et, rentrant par mes soins... GRÉGOIRE, derrière le théâtre. Jeannot ! PASQUIN. Mon père ! GRÉGOIRE. Acoute ! PASQUIN. On y va ! Aux trois frères, en les poussant dehors.Je vous joins. SCÈNE XV. Grégoire, Pasquin. PASQUIN, arrangeant une table, une chaise et une manne pleine de sacs qu'apporte Grégoire. Voici l'instant critique, et le coup de partie,Mon père ; il faut jouer ici la comédie. GRÉGOIRE. M'an si-je don déjà si mal acquitté ? PASQUIN, faisant asseoir Grégoire. Non.Je suis content de vous. Asseyez-vous là : bon.Dès que j'aurai toussé, ne tournez plus la tête. GRÉGOIRE. Mais tu me pranra don toujou pour eune bête ? PASQUIN. Rangeons autour de vous tous ces sacs à présent. GRÉGOIRE, faisant sauter les sacs plein de paille. Je troqueron st'or-là contre du pu pesan. PASQUIN, lui donnant un sac de louis. Voici le sac de l'oncle où gît notre fortune.Faites-le bien sonner. GRÉGOIRE. Va-t'en ! Tu m'importune. Seuleman ver la nasse ameune le poisson ;Et laisse-moi le soin d'ajancé l'hameçon. SCÈNE XVI. GRÉGOIRE, seul. ça, baillon nou lés ar d'un quaissier d'importance.Vlà don tou le métié de cé jan de finance ?En remuan le pouce, i devenon pu gras Que le puz honnête homme en se rompan lé bras.Et ça vous est pu fiar que si c'était grand chose.Voyé monsieu Damis, comme i vous en impose.Stanpandan qu'est-ce au fond ? Rian ! De quoi sarvont-i ?Je vandon note peine ; eun marchan, dés habi ; L'artisan sa besogne ; un valet son sarvice :Eun gendarme sa vie ; eun robin la justice.Euz en ne vendan rian, sans rian faire, avon tou.Maugrébieu de la race, et de la race itou !Chut ! Oui ; c'est le signal : j'entan toussé mon drôle. çà ! Bridon la bécasse ! Et quémançon mon rôle,Par faire, en mon chapiau, sonnaillé cé louis. SCÈNE XVII. Grégoire, Pasquin, Damis, Valère, Éraste. GRÉGOIRE, compte, pendant que les trois frères s'avancent doucement par derrière, pour voir les sacs dont la manne est pleine. Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neux et dix. Jarnigoi ! Que d'arjan ! Et onze , et douze, et treize .Qu'i fait bon magnié ça ! quatorze, quinze, seize. Dix-sept, dix-huit, dix-neuf et vingt. Pezon stilà.I me paroît légé. Mon trébuchét ? Le vlà. Pendant qu'il pèse. S'i savion que j'on cian l'arjan à pleine hotte ;Comme diantre i vienrion nous accolé la botte !Lé canaille ! Et leux père encore en a piquié ! Et dit, s'i s'avision de li faire amiquié,Qu'i ne seroit pas homme à teni son courage !Tout ça serait pour zeux ! Par la morgué, j'enrage !Hom ! Qu'aveuc mon arjan je serais fier et sec !Et que je saurais bian leuz en torché le bec ! I zon le coeur de far ; moi, je l'aurais de bronze. Pasquin et les trois frères s'en vont.Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze. Tournant la tête. Gnia pu personne. Vlà mon parsonnage fait.ça n'a pas été mal, et j'en varron l'effet. ACTE V SCÈNE PREMIÈRE. Angélique, Nérine. NÉRINE. Mais pourquoi donc cette âme à la douleur en proie, Quand je ne vois pour vous que des sujets de joie ?Au comble du bonheur vous vous désespérez ?En un mot, tout vous rit, madame ; et vous pleurez !Qui m'interrogerait sur ce qui vous afflige,Ne saurait que penser de ce nouveau prodige. « Un courrier nous apprend le retour d'un vaisseau,Qui lui rend des trésors que l'on croyait sous l'eau.On vient de lui compter cent mille écus sur table :Et, depuis ce moment, elle est inconsolable. »Madame, à ce discours, vous tomberez d'accord, Qu'on me rirait au nez ; et qu'on n'aurait pas tort. ANGÉLIQUE. Je suis riche, il est vrai ; c'est un grand avantage.De l'un à l'autre état je sens l'heureux passage :J'ai connu l'indigence ; et qui s'en vit presser,D'un oeil indifférent ne la voit pas cesser. Mais quels que soient enfin ces biens qui te séduisent,Je n'en souffre pas moins du faux bruit qu'ils détruisent.Ce coup irréparable a fait mes vrais malheurs ;Et l'espace d'un an n'a pas tari mes pleurs.Ce faux bruit enleva mon père à sa famille. Il mourut, en pleurant sur le sort de sa fille.Rien n'égala pour moi son amour paternel ;Et mon seul intérêt porta le coup mortel.Aujourd'hui cependant je me trouve enrichieDu retour de ces biens qui m'ont coûté sa vie : J'en vais jouir sans lui, Nérine ! Est-ce un bonheurSi pur que je le puisse apprendre sans douleur ? NÉRINE. L'excellent naturel ! Où sont, pour vous entendre,Tant d'honnêtes enfants, si peu faits pour attendre,Qui hâtent dans leurs coeurs d'un vieux père opulent, L'héritage tardif, et le trépas trop lent ?Bel exemple, sur-tout pour les fils de Géronte !Mais de la fermeté sied bien, au bout du compte.La raison fixe un terme à des regrets si vains.L'esprit, le temps, l'argent sont trois grands médecins. L'argent seul ! Est-il mal, excepté l'avarice,Qu'un si doux élixir n'endorme ou ne guérisse ?Est-il ennui qui perce à travers un gros bien ?Ce n'est pas tout encor ; ne comptez-vous pour rienLe dépit des messieurs qui vous ont méprisée ? Ils vous trouvent charmante, et vous ont refusée.Avec une fortune égale à vos appas,De leur confusion ne jouirez-vous pas ?Qu'Angélique à présent, démasquant la comtesse,Se venge ouvertement du refus qui la blesse, Les plaisante, s'en moque... ANGÉLIQUE. Ils sont assez punis.Non, je ne joindrai point la bravade au mépris.Maîtresse de ces biens échappés du naufrage,D'un plaisir plus sensé je me forme l'image ;Allons-en faire part au père infortuné, À cet homme d'honneur qu'ils ont abandonné.Avec quelle bonté, digne ami de mon père,Nérine, il a d'abord accueilli ma misère !Avec quelle tendresse et quelle bonne foi,À ses indignes fils il a parlé pour moi ! Et que n'a pas tenté sa pitié généreuse ?Mon infortune cesse, et la sienne est affreuse.Quel plaisir de lui faire, en l'état où je suis,Rencontrer une amie où lui manquaient des fils !Voilà, dans ma douleur, tout ce qui me console. Je brûlais de l'aider ; je le puis, et j'y vole. NÉRINE. Allez, Madame, allez confondre des ingrats.Hélas ! Ils rougiront, mais ne changeront pas. SCÈNE II. NÉRINE, seule. À Pasquin cependant j'apprête une autre crise.[Note : Faquin : crocheteur, homme de la lie du peuple, vil et méprisable. [F]]Le faquin tout-à-l'heure expiera sa sottise. Il n'est donc pas content d'un père villageois ;Et monsieur en veut un dans le petit bourgeois !Nous lui confronterons le bon homme Grégoire.Qu'il vienne ! Le voici. J'attends l'autre. SCÈNE III. Nérine, Pasquin. PASQUIN. Victoire ! NÉRINE. À ton honneur enfin t'en voilà donc sorti ? PASQUIN. De trois cents mille francs et plus, je suis nanti. NÉRINE. Savent-ils le retour du vaisseau d'Angélique ? PASQUIN. Oui. J'ai fait venir même, en menteur méthodique,Tout l'or, qu'ici leurs yeux ont cru voir en monceau,D'une part que leur père avait dans ce vaisseau. À peine leur en ai-je annoncé les nouvelles,Qu'ils ont volé chez eux, pleins du plus beau des zèles ;C'est à qui fera mieux. Mais, chez nous revenus,Comme ils nous recevaient nous les avons reçus.On n'entrait point. Chacun, pour prévenir son frère, De l'oncle a mendié, sous main, le ministère ;Le cher oncle est chargé par ses dignes neveux,En faisant leurs présents, de bien plaider pour eux.Il ne manquera pas d'être, dans cette affaire,Aussi bon avocat que bon dépositaire. Et la cause et l'argent sont en très bonne main.On tient mes garnements ; et je te venge enfin,Pauvre père aveuglé si longtemps sur leur compte !Puissent-ils en crever de dépit et de honte ! NÉRINE. J'aime à te voir des moeurs. PASQUIN. Des moeurs ? Oui, oui, j'en ai ! NÉRINE. C'est qu'on se sent toujours de ce que l'on est né :Tu me le disais bien. PASQUIN. Eh ! Laissons la naissance.Comme tu vois, sur eux elle a peu de puissance.C'est que j'ai de l'honneur ; et voilà le grand point. NÉRINE. Ce grand point est plus sûr quand à l'autre il est joint. PASQUIN. Tel est ton sentiment ; mais ce n'est plus le nôtre. NÉRINE. Quoi qu'il en soit, en toi j'aime à voir l'un et l'autre. PASQUIN. Quoi qu'il en soit, veux-tu de moi tel que je suis ? NÉRINE. Oui ; mais je ne fais point de faux pas, si je puis. PASQUIN. Qu'appelles-tu, faux pas ? Qui te parle d'en faire ? Tout-à-l'heure veux-tu venir chez le notaire ? NÉRINE. Tu m'entends mal aussi : ma crainte est que PASQUIN. Aujourd'hui mon époux, ne le soit plus demain. PASQUIN. Sur quoi peux-tu fonder ce que tu t'imagines ? NÉRINE. Sur l'inégalité de nos deux origines. Grégoire paraît.Consultons-en Grégoire. PASQUIN, voulant s'en aller. Oh ! Non, non ; laissez-moi. NÉRINE, le retenant. Demeure ici. Je veux lui parler devant toi. SCÈNE IV. Grégoire, Pasquin, Nérine. GRÉGOIRE. Mais drès que tu me vois, tu fui comme la foudre. PASQUIN, à part. Demeurons, puisqu'il faut tôt ou tard s'y résoudre. GRÉGOIRE. Par ce que t'és féru de ste grosse gâgui ? Gnia pa gran mal à ça ; sis-je eun je ne sai qui ?Est-ce que tu me pran pour eun fagot d'épeine ?Loin de t'en vouloir mal, je veux que tu la prenne. NÉRINE. Votre avis serait-il, s'il était assez fou... GRÉGOIRE. Mon avi, s'i te pran, c'est de le prande itou. NÉRINE. J'accepte le marché ; mais c'est pourvu qu'il tienne. GRÉGOIRE. ça tiant pu qu'on ne veut ; va, n'en sois pas en peine. NÉRINE. Si je redevenais fille dans quelque temps ? GRÉGOIRE. Fille ? NÉRINE. Oui ; je ne suis rien, je n'ai rien, et je prendsL'héritier et l'aîné d'un procureur très riche ! Si la chicane un jour de son lit me déniche ? GRÉGOIRE. Qui ? Li ! Note Jeannot mourra comme il est né,D'eun bon gros paysan l'héritier et l'aîné.Il est à moi. NÉRINE. Quel conte ! GRÉGOIRE. Oui, si vous plaît, Madame.Il est fils d'un brave homme et d'eune honnête femme. Li, fils d'eun procureux ! Fi don ! En a-t-il l'air ?Trouvé-vous qu'i ressemble à l'ouvrage d'eun clair ?Toi, défan don ta cause. NÉRINE. Il aurait trop de peineÀ plaider contre vous. PASQUIN, à part. Ouf ! La fâcheuse scène ! GRÉGOIRE. Conte moi ! Queman don, li-même aurait dit ça ! NÉRINE. Vas, Jeannot ! Ce n'est pas ce qui nous brouillera.J'en veux d'autant plus même être de tes amies,Que je n'ai plus de peur que tu te mésallies.Adieu. SCÈNE V. Grégoire, Pasquin. GRÉGOIRE. Fi, le vilain, qui me renie ! EncorSi c'étoit pour un comte, ou queuque autre milor ! Mais pour se dire issu d'où ? De qui ? D'eune raceDon tout le reluisan ne vau pa note crasse. PASQUIN. Ma foi non ! Maintenant je pense, en vérité,Que ce que j'en ai dit c'est par humilité. GRÉGOIRE. Va te caché, aveuc ta sotte suffisance ! Vla don pourquoi mon drôle évitoit ma présence !Tu rougis du saro don ton père est couvar !Eh ! Va, va, mon saro vau bian ton habit var.Et pis, devan lé jans, je fon le bon apôte !Tené, le brave enfan, qui veu parlé dez-aûte ! PASQUIN. Eh ! Je vous ai bien dit que je ne valais rien.Oui, je suis un maraud, un misérable, un chien,[Note : Nazarde : chiquenaude que l'on donne que le bout du nez. [F]]Digne... je ne sais pas de quoi ! De cent nazardes.Je serai contre moi désormais sur mes gardes.J'étais garçon d'honneur, si jamais il en fut ; Mais près de nous le diable est toujours à l'affût.Si vous saviez combien, maudissant ma sottise,J'ai fait de mauvais sang depuis qu'elle est commise !Le mal que je m'en veux... GRÉGOIRE. Parles-tu tou de bon ? PASQUIN. Oui ; c'est du fond du coeur. GRÉGOIRE. Note maîte a raison. Je ne son que dé sot ! Lé pandar ont biau faire,Et n'ête pa no fils ; je son toujou leux père.Oh bian ! J'oubliré tou : mais c'est aveuc le tams,Et ça, quand tu m'aura dévalizé no jans.Fai nous, su ce qu'izon, faire au plutôt main-basse. Ta paix est faite alors ; sinon... PASQUIN. Je tiens ma grâce !Le frère de Géronte est, depuis un instant,Gardien d'un dépôt dont vous serez content.[Note : Forfante : terme injurieux emprunté de l'italien « forfante » qui signifie maraut, coquin, scélérat. [F]]L'avide financier, d'une main de forfante,Lâche, en de bons contrats, trois mille écus de rente. GRÉGOIRE. Tiron toujou. Après. PASQUIN. On a de l'auditeur,Quarante mille écus en billets au porteur. GRÉGOIRE. N'a-t-on du capitaine ancor que dé paroles ? PASQUIN. Un coffret plein de neuf ou dix mille pistoles.En est-ce assez ? GRÉGOIRE. Après cet acte de vartu, Vian ! Je t'ambrasserois, quand tu m'aurois battu.Et de sa faute, au fond, qui veut on qui soit cause ?C'est le mauvais exempe, et ce n'est autre chose.Eh ! Messieux de la ville, aveuc vos moeurs du tams,Que vous nous gâté bian tous nos pauves enfans ! Je vous lés envoyon bons, simpes, sans malice,Vous nous lé déniaisé ; mais c'est aveuc dé vice.Oh ! Bian, bian, guieumarci, j'avon quasiman tou ;Et, de note côté, je tenon le bon bou.De conte-bleu, Géronte a traité l'entreprise, Allon li montré... non ; retardons la surprise. Voyant venir Géronte.Vian ! De la réussite i ne faut nous targuéQu'à la barbe de ceux que je voulons nargué. SCÈNE VI. Géronte, Angélique. ANGÉLIQUE. De mes offres en vain vous voulez vous défendre.Je ne vous quitte point. GÉRONTE. Je ne veux rien entendre. ANGÉLIQUE. Songez de quels malheurs vos jours sont menacés. GÉRONTE. Ma maison de campagne existe, et c'est assez.Ce bien me suffisait ; il me suffit encore.Et j'y cours enfermer l'ennui qui me dévore. ANGÉLIQUE. Ce bien peut vous manquer par des coups imprévus. Vous comptiez sur vos fils, et vous n'y comptez plus. GÉRONTE. Non, Madame ; et c'est-là ma perte irréparable. ANGÉLIQUE. Garantissez-vous donc d'un sort plus déplorable ;Prévenez un état dont j'ai longtemps gémi,Où je vous ai trouvé si véritable ami. Vous seul aurez-vous eu de la reconnaissance ?Le ciel a-t-il remis ces biens en ma puissance,Pour me voir emporter le reproche au tombeau,D'avoir eu, sans le suivre, un exemple si beau ?L'amitié de mon père était plus engageante. Qu'il revive en sa fille ! GÉRONTE. Ô trop heureux Argante !Oui ! Tu revis en elle, et tu m'en vois jaloux.Généreuse Angélique ! Adieu, séparons-nous.Quel horrible surcroît serait-ce à ma misère,Que je vous dusse encore autant qu'à votre père ; Moi, qui rougis déjà de vous voir aujourd'huiNe tenir rien de moi, quand je tiens tout de lui !Le ciel a fait pour vous ce que je voulais faire.Votre prospérité me tient lieu de salaire.N'honorez plus ces lieux d'un aspect si charmant : Fuyez-nous pour jamais ! Quelquefois seulementSouvenez-vous de moi, dans le cours d'une vieDont la félicité fit ma plus chère envie ;J'aurais fait aujourd'hui moi-même ce bonheur ;Mais j'étais sans fortune, et mes fils sans honneur. ANGÉLIQUE. Je ne vous parle plus que devant ces barbares.Par une offre si juste, et des refus si rares,Inspirons, ou du moins faisons-leur concevoir,Vous, le mépris des biens ; moi, l'amour du devoir.Réduisons aux remords l'avarice inhumaine ! J'attends qu'ici bientôt l'intérêt les ramène.De votre faux malheur ils sont désabusés :Et, dans l'espoir des biens qu'on vous a supposés,Il n'est procédé noble à présent qui leur coûte. GÉRONTE. Oseraient-ils paraître ? ANGÉLIQUE. Oui : se flattant sans doute Que vous ne les croyez encore instruits de rien. GÉRONTE. Et moi, je ne veux plus avec eux d'entretien. ANGÉLIQUE. Les voilà. GÉRONTE. Je les fuis. SCÈNE VII. Tous les personnages. CHRISALDE, arrêtant Géronte. Écoutez-nous, mon frère,Ces messieurs se plaignant d'une injuste colère,M'engagent à venir intercéder pour eux. Que reprochez-vous donc à ces fils généreux ?Ils n'ont rien, disent-ils, qu'ils ne vous sacrifient :Pour moi, je l'avouerai, leurs bons coeurs m'édifient ;Et c'est pour qui vous aime un spectacle bien doux,De les voir à l'envi se dépouiller pour vous. DAMIS, affectueusement à son père. Ai-je donc mérité cette rigueur outréeQui m'a de la maison fait refuser l'entrée ? VALÈRE, d'un ton furieux. Il est des médisants qui vous font soupçonnerQue j'étais un infâme à vous abandonner ?Nommez-les moi, nommez ! ÉRASTE. Voilà Grégoire ; approche ! Tantôt, pour me purger d'un injuste reproche,N'ai-je pas sur le champ fait offre de mes biens ! VALÈRE, le secouant rudement par le bras. Qui de nous, le premier, a présenté les siens ? GRÉGOIRE. Ouf ! Ma piau n'en peu mais. VALÈRE. Dédis-moi, si tu l'oses !Parle ! GRÉGOIRE, à Géronte. Oh ! Pour ça, monsieu, i-zon bin fai lé choses. DAMIS. Je n'atteste personne en ce juste conflit :Mon père me connaît ; et cela me suffit.Je devais, il est vrai, d'abord et sans réplique,M'offrir à votre gré pour époux d'Angélique.Mais, mon père, excusez ; j'aimais : et dans un coeur, De la raison l'amour est aisément vainqueur.Cette raison bientôt est rentrée en mon âme ; À Angélique.Et j'en dois le retour à vos bontés, Madame.Oui ; j'ai sur vos leçons mûrement réfléchi.Et de mes premiers fers par vous-même affranchi, Je viens... VALÈRE. Tout beau ! C'est moi qui le premier m'explique,Et qui veux, s'il vous plaît, épouser Angélique. ÉRASTE, à ses frères. Oui ! Tantôt, malgré moi, vous m'en faisiez l'époux !Et c'est moi qui veux l'être à présent malgré vous. DAMIS, à Géronte. Vous me la destiniez ; c'est à moi qu'elle est due. VALÈRE. Mandez-lui qu'elle vienne ; et je l'épouse à vue. ÉRASTE. J'aimais ailleurs aussi ; mais cela n'y fait rien. NÉRINE. Vous savez donc, messieurs, qu'Angélique a du bien ? GÉRONTE. Enfants dénaturés, que tout le monde abhorre,Qu'ainsi que le refus, ce retour déshonore ! Lâches ! Qu'attendez-vous d'Angélique et de moi ?Vous voulez, à l'envi, lui donner votre foi !Armez donc votre front d'une audace nouvelle.Savez-vous devant qui vous parlez ? Devant elle.Voilà cette Angélique offerte à votre choix, Et que vous offensez pour la seconde fois.Flattez-vous maintenant d'un espoir légitime ;Cherchez mon entremise, et briguez son estime.Lorsque, dans ses malheurs, un père vous l'offrait,Il fallait disputer alors à qui l'aurait ! D'appas et de vertus un si rare assemblage,Serait de l'un de vous à présent le partage ;Mais votre âme n'a pu jusques-là s'élever,Quand pour vous, contre moi j'ai pu me soulever :Car enfin, je l'aimais : elle y pouvait répondre : À Angélique.(Pardonnez un aveu qui sert à les confondre.)Oui, cruels ! En secret pour elle je brûlaisD'un véritable amour que je vous immolais.Vos refus m'ont fait perdre un si grand sacrifice :Qu'à jamais vos refus fassent votre supplice ! La nature sur elle a répandu ses dons ;Et la fortune y joint les siens. Nous la perdons.Triomphez du dépit qui s'élève en leur âme ;Vous êtes bien vengée. Adieu, partez, madame !Allez, loin des ingrats, vous choisir un époux, Moins méprisable qu'eux, et plus digne de vous. ANGÉLIQUE. Non, non : je dois, monsieur, vous prendre pour modèle.À l'exemple d'une âme et si grande et si belle,Je leur pardonne, et veux fixer ici mon choix. GÉRONTE. Ah ! Que prétendez-vous ? Détestez-les tous trois ! Point d'égard pour mon sang ! Je ne suis plus leur père. ANGÉLIQUE. Vous le redeviendrez quand je serai leur mère.Je voulais partager mes biens entre nous deux :Je vous les livre tous, et moi-même avec eux. GÉRONTE. Et vous-même ! Ah ! Madame ! ô bonté magnanime ! ANGÉLIQUE. De mon père, en ceci, le pur esprit m'anime.Pleine de sa mémoire, il me semble aujourd'hui,Qu'en m'unissant à vous, je me rejoins à lui. CHRISALDE. Voilà pour mes neveux un trait bien exemplaire.Vous plairait-il, Madame, attendant le notaire, Aller vous reposer dans cet appartement ?Nous vous suivons, mon frère et moi, dans le moment. SCÈNE VIII. Tous les personnages, excepté Angélique. CHRISALDE, à Géronte. Assurez sur les biens que l'on vous restitue,Son douaire, et la dot qu'elle se constitue. Aux trois frères.Et vous, une autre fois, soyez plus connaisseurs Au choix que vous ferez de vos intercesseurs.Pensez-vous qu'aveuglé sur votre caractère,Tout le monde ait pour vous les yeux de votre père ?Vos lâchetés sans doute espèrent l'adoucir ;Mais, près de moi, jamais n'y croyez réussir. Tous mes biens, après moi, devaient être les vôtres.N'y prétendez plus rien, ni les uns ni les autres ;À l'aimable Angélique ils sont abandonnés.Et vous allez encore être plus étonnés.Ce vaisseau revenu, ce courrier, ces richesses, N'étaient, je vous l'apprends, que d'honnêtes finesses,Pour lui faire accepter les dons que je lui fais ;Elle a cent mille écus déjà de mes bienfaits.Sa façon d'en user la rend digne du reste.Vous avez trop suivi votre penchant funeste. Angélique et mon frère ont des vertus sans prix.Ils sont récompensés, et vous êtes punis. GRÉGOIRE, rendant un sac à Chrisalde qui sort. Vla le sac aveuc quoi j'avon fait no recrue,Et le biau filet d'or où j'avon pri lé grue. Aux trois frères.Léz aute sacs, messieu, qu'ou reluquiais de loin, En lieu d'or et d'arjan, n'étion plein que de foin.I vous ressemblion : fausse et belle apparance.Vote père dans vous boutoit son espérance ;Il a vu dans le fond que vous ne valiais rian.Vous revla sous sa coupe : adieu ; porté vous bian. Il sort. GÉRONTE. Malheureux ! Je vous plains, tout ingrats que vous êtes,Je n'ai point rassemblé tant de coups sur vos têtes.Accusez-en des coeurs indignés contre vous,Et touchés du malheur où vous me laissiez tous.Allez ! Je veux encor disposer en bon père, De ce que vous avez déposé chez mon frère ;Ce que je vous enlève en cet heureux moment,Suffit, et par delà, pour votre châtiment. Il sort. NÉRINE. Comme dans le péché leur âme est endurcie !Voyez si seulement un d'eux me remercie. Elle sort. DAMIS, à Pasquin. Scélérat ! Que penser de tout ce que je vois ? PASQUIN. Qu'on vous jouait. VALÈRE. Et qui ! PASQUIN. L'oncle, Nérine... Fuyant sur la porte du logis.Et moi. VALÈRE, courant à lui la canne levée. Vous en serez payés selon votre mérite. PASQUIN, s'arrêtant fièrement. Morbleu ! N'avancez pas, ou je vous déshérite ! DAMIS. Peut-on plus outrager, et de plus de façons ? ÉRASTE. En effet, nous voilà de fort jolis garçons ! ==================================================