******************************************************** DC.Title = GUSTAVE WASA, TRAGÉDIE DC.Author = PIRON, Alexis DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 08/05/2020 à 13:11:39. DC.Coverage = Suède DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/PIRON_GUSTAVEWASA.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** GUSTAVE WASA TRAGÉDIE M. DCC. XXXIII par Mr PIRON Représentée pour la première fois le 7 janvier 1733 au Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain par les Comédiens français. Monsieur, Ce que le cours de cette pièce imprimée, s'il était heureux, aurait de plus agréable pour moins ce serait qu'en vous la dédiant, j'en répondrais plus au loin le sentiment de reconnaissance qui me fait de cet hommage un devoir indispensable. Préface. À l'amour près, qu'il a fallu faire entrer dans mon sujet, pour me conformer à l'usage bine ou mal établi sur nos théâtres, tout est ici très exactement tiré de l'histoire des révolutions de Suède, publiée par l'Abbé de Vertot, l'un des écrivains de nos jours, qui, pour l'étendue des lumières, la solidité du jugement, les grâces de l'esprit et la noble simplicité du style, a le mieux mérité de tenir parmi nous la plume historique. Ainsi le caractère barbare Christierne, celui du vertueux Frédéric, et celui du grand Gustave ; l'emprisonnement de ce dernier contre le droit des gens ; son évasion longtemps après les malheurs de sa patrie mise à feu et à sang à la faveur de sa détention : sa fuite et es pénibles épreuves au fond des déserts glacés de la Dalecarlie ; sa marche contre l'usurpateur avec une poignée de sauvages, que, dans sa misère, il avait su gagner, aguerrir et discipliner ; sa tête mise à prix ; "la menace de faire expirer devant lui sa mère dans les plus cruels tourments, s'il ne mettait bas les armes" ; son combat sur la glace ; sa pleine victoire suivie de son couronnement à Stockholm et celui du prince Frédéric en Danemark ; enfin la catastrophe de Christierne détrôné, abhorré, et chassé de toutes parts ; tous ces événements répandus, les uns dans les expositions, les autres dans l'action de cette pièce, sont puisés immédiatement à la source que j'indique. Que ce détail serve de réponse en général à tous ceux qui m'ont reproché la romanesque ; et que l'article de "la mère menacée d'une mort cruelle aux yeux de son fils, s'il ne mettait bas les armées", serve en particulier à redresser l'auteur des feuilles qui nous venaient de Londres en 1733, sous ce titre :"Le Pour et le contre. Ouvrage périodique d'un goût tout nouveau, par l'auteur d'une homme de qualité". (Abbé A.F. Prévost voir BnF[Z-12827-12846]). Cet auteur, ce romancier devenu subitement critique et journaliste, me traite sans ménagement, vol I n°6, page 134. Non content d'attribuer tout l'honneur du succès de ma pièce aux talents éminents de nos acteurs tragiques ; et de pousser la froide et mordante hyperbole jusqu'à dire : "qu'on soupçonnait les comédiens de l'avoir eux-mêmes faits imprimer, pour donner une juste opinion de leur habilité à ceux qui viendraient à la lire après avoir appris les applaudissements qu'elle a reçue" ; il veut encore me dépouiller impitoyablement du peu qui pourrait après cela me revenir de ma misérable part d'auteur ; il se plaint que je l'ai dépouillé lui-même. À propos de quelques personnages qui lui ont paru de trop dans la pièce, il me dénonce comme son plagiaire en s'écriant : "Quel besoin de la Mère de Gustave si ce n'est pour avoir occasion de prendre le sujet d'une scène intéressante, dans le quatrième tome des Mémoire d'un homme de qualité ! [Voir BnF[Y2- 48752 Vol. 4] Sur quoi en vrai paon jaloux d'une de ses plus belles plumes, et qui veut l'arracher à la prétendue Corneille, il renvoie à cette note, au bas de la page : "Dona Pastrino tient le poignard suspendu sur le sein de Dona Diana de Velez". Je voudrais bien pour l'amour du lecteur, du journaliste et de moi-même, avoir pu me dispenser de ette petite discussion polémique qui peut être ne sera guère amusante pour tous les trois. Mais on doit je pense réponse publique, malgré qu'on en ait, à toute imputation publique ; et surtout lorsqu'elle existe, comme celle-ci, dans des écrits aussi dignes de passer à la postérité, que le sont ceux de l'auteur des "Mémoires d'un homme de qualité", et de "Manon Lescot". Ce que je vois d'un peu plus fâcheux encore pour ce célèbre auteur, aussi bien que pour moi qui suis son partisan, et qui voudrais n'avoir qu'à le faire admirer en tout, c'est qu'en me forçant de me justifier, il me réduit à la nécessité de l'accuser et de la convaincre lui-même du propre plagiat qu'il me supposer. En effet, le sujet de cette scène intéressante qu'il revendique si hautement, ou l'ai-je trouvé ? Où l'ai-je pris ? Où naturellement je le devais trouver ; où j'avais tout droit de la prendre ; c'est l'"Histoire des révolutions de Suède" [Lire ]; c'est-à-dire, dans l'histoire même de mon héros qui y est comprise. Remarquons ensuite que cet ouvrage si connu et si digne de l'être, et fort antérieur aux "Mémoires d'une Homme de qualité" ; et de là nous conclurons que c'est sur l'auteur de ces mémoires, non sur moi, que retombe à plomb et que demeure imprimée la tâche du plagiat. L'Histoire est ici ma source unique, authentique et légitime. Plus j'y prends, plus je suis en règle. Jetons les yeux sur les préfaces de Corneille et Racine, nous y verrons que moins ces grands maîtres ont substitué du leur dans un sujet pris de l'historien, plus ils s'en sont félicités. L'émotion effectivement naît plutôt du vrai que du faux. Plus donc le plan d'une tragédie est travaillé sur l'historique, mieux il est conçu ; et tout épisode imaginé alors pour être lié au fait principal, n'est jamais qu'une machine auxiliaire qu'on tolère en faveur de la sécheresse du fond, ou du goût particulier de notre théâtre.. Mon sujet, dans sa source, se trouvant fort heureusement enrichi d'un incident aussi pathétique que celui "d'une mère menacée de la mort aux yeux de son fils victorieux, s'il ne met bas les armes" n'eussé-je pas été bien malhabile, bien mal instruit de mes droits et de mes avantages, si j'eusse fait scrupule d'en user, parce que j'aurais su qu'un autre se les seraient appropriés ? ?tait-ce à lui de les réclamer et de m'en faire un sujet de reproche, comme s'il ne savait pas, ainsi que je viens de le dire, qu'autant le poète dramatique a bonne grâce de suivre l'histoire pas à pas, autant il sied mal au romancier de ne pas s'en écarte le plus qu'il peut, afin de ne devoir qu'à soi seul le mérite d'un ouvrage qui n'en a guère d'autre que celui de l'invention. Je serai avec lui de meilleure composition sur la propriété des honneurs du premiers succès. Il la décerne aux comédiens : je la leur abandonne. Le plus ou le moins d'habileté chez les acteurs, influe en effet presque toujours sur le sort des nouveautés. C'est une vérité dont j'ai trop profité et trop souffert pour ne pas l'arrêter, et pour n'en pas convenir avec qui le voudra. Oui, sans doute, l'acteur est alors un de nos principaux mobiles ; quand surtout nous n'avons pas le don ni les facultés nécessaires pour présider également aux répétitions et aux première représentations ; pour donner le ton d'abord aux acteurs, ensuite aux spectateurs, et puis à tous les journalistes ; pour savoir enfin, à toute sorte de prix, tant par nous-même que par nos dévoués, prévenir, captiver, violenter, harceler, acheter même s'il le faut, les suffrages quels qu'ils soient, de poids ou non, pourvu qu'ils soient bruyants et nombreux; dût le pièce, de dessus le théâtre où elle viendrait de triompher aller échouer sous la presse, et grêler le libraire, après avoir un peu refait le comédien. Oui, encore, une fois, tout auteur qui se sera produit sur la scène sans de si belles précautions, tout auteur, dis-je, honnêtement jaloux de ne réussir que par les bonnes voies, ne pourra guère y parvenir d'emblée, qu'à la faveur des talents du comédien ; et s'il en sort à son honneur, sa cause alors, fût-elle aussi bonne par elle-même, que la mienne au fond peut-être était douteuse, il doit leur attribuer la gain de la meilleure partie ; ou c'est un présomptueux, et qui pis, est même, un ingrat. Où le succès commence à nous devenir un peu plus propre, c'est aux diverses reprises, et quand, après la retraite des premiers acteurs, le pièce remise au théâtre produit toujours le même effet entre les différentes mains de ceux qui les remplacent. Alors la critique, qui fut si vive et si prématurée, soutiendra-t-elle encore que l'auteur n'y est pas pour quelque chose ? Ce serait en vouloir trop aussi à l'amour-propre de son prochain, en bien craindre les égarements, et pousser étrangement loin le charitable soin de les réprimer. Que ce beau zèle se tranquillise sur mon compte, en s'assurant que je ne suis pas plus enflé du succès théâtral qui a continué, que je le fus de celui qui l'amorça : or, celui-ci ne me tourna pas la tête le moins du monde. Je ne fut donc pas assez enorgueilli du premier accueil fait à "Gustave", pour avoir eu besoin que l'auteur du "Pour et contre" se mit si fort en peine de me rappeler à mon néant ; puisque même encore aujourd'hui, quand je serais assez peu sensé pour me laisser éblouir du bonheur constant des reprises, et pour m'oser prévaloir d'un titre si faible, je serais toujours forcé de redescendre bientôt à ma place aux cris humiliants de la plupart de mes lecteurs, juges sévères, mais éclairés, à qui rien n'impose, et qui, no sans grande apparence de raison, n'attribuent la bonne fortune de cette tragédie qu'à l'un de défauts qu'ils lui reprochent, je veux dire la multiplicité des événements. J'avoue que je venais de me trouver si mal de la simplicité du sujet de "Callisthène", que je laissai l'esprit s'emparer de tous les "remplissages" que lui présenta l'imagination, tant que le jugement crut n'y rien voir qui donnât la moindre atteinte aux trois unités principales. Je ne dissimule pas, comme on voit, et je prétends encore moins excuser absolument ce défaut si sensible dans ma pièce. Je pense, là-dessus comme tout autre, et comme le plus simple raisonnement invite à penser, sans le secours des poétiques. Rien n'est mieux sans doute que de savoir, avec un sujet simple, entretenir pendant le cours de cinq actes, l'attention du spectateur dans toute sa vivacité, sans autre magique celle du flux et du reflux des passions embellies de cette élégance et sage et continue dont fut doué l'unique et l'inimitable Racine. Quiconque y parviendra, méritera toujours infiniment plus que celui, qui, bondissant, pour ainsi dire, d'incidents en incidents, se tire enfin d'affaire, moins par la fertilité de son propre fonds, que par celle d'un sujet aussi fourni que celui-ci. La multiplicité des événements, sans contredit, est inexcusable quand elle affaiblit, qu'elle exténue, et qu'elle absorbe l'intérêt principal ; quand elle est mal amenée, mal tissée et mal débrouillée. Les objets se dispersent alors et se croisent ; l'attention du spectateur se divise avec ces objets ; et l'esprit les suivant quelque temps avec contention, se relâche enfin, s'embarrasse et se perd dans le labyrinthe. Dès lors l'ouvrage n'amuse plus ; il égare, il fatigue, et par là même il cesses d'être un ouvrage d'agrément ; ce n'est plus pour les spectateurs qu'une étude vaine et fatigante. Mais si, au contraire, tous ces événements procèdent sans peine les uns des autres, et se succèdent par une progression immédiate ; s'ils s'entrelacent et se démêlent avec ordre et sans embarras ; si toujours subordonnés à l'action principale; ils ne font, en conduisant à la catastrophe, que la suspendre agréablement ; si ce ne sont enfin que des points de lumière très vifs et très distincts qui, sur le chemin arrêtent le regard sans le trop fixer, et sans faire perdre de vue le centre essentiel et lumineux où ils doivent tous aboutir et s'éteindre ; reprocher l'abondance alors, je le crois pouvoir dire, c'est mauvaise humeur ; peut-être mauvaise foi ; je dirai même ingratitude. Or, pour faire voir comme les événements se produisent ici, s'enchaînent et se développent naturellement et sans confusion, je vais, en joignant l'historique par où j'ai débuté, ce qu'exigeait de moi l'usage du Théâtre français, je vais dis-je dans le moins d'espace que je pourrai, dévider ici tout le fil de ma fable, et conduire ce fil d'une bout à l'autre, précisément et localement comme il se trouve étendu dans le cours du poème. À la vérité, j'ôte par-là un peu du plaisir de la surprise à ceux qui, lisant cette préface, n'auraient encore ni lu ni vu la pièce. Mais peut-être aussi n'auraient-ils voulu ni la voir ni la lire, par une prévention fondée sur la rapport des "feuilles périodiques" du temps ; et cette analyse alors pourra les en guérir, ou les encourager du moins à juger des choses par eux-même. Combien de meilleurs ouvrages en tous genres, ont souffert et souffrent encore du dégoût qu'ne ont inspiré d'avance des curieux nonchalants, ces sortes d'arrêts épistolaires ui dictaient à la hâte, l'ignorance, l'erreur, et la partialité ! Ne doutons pas même qu'ils n'aient fait tomber la plume des mains à plus d'un bon écrivain, dont la juste délicatesse se sera révoltée vis-à-vis d'un pareil désagrément. Car enfin c'était avoir à passer par une espèce d'insulte, avant que d'en être en vrai péril ; et se voir déjà, pour ainsi dire, à moitié proscrit, en arrivant au pied du seul tribunal où l'on doit commencer à tout craindre. Ayant donc essuyé cet échec, je ne m'en puis relever que par un extrait, qui, sans cette raison, serait aussi déplacé qu'inusité dans une préface. Déployons d'abord l'avant-scène, c'est-à-dire la matière des expositions. FABLE DE l'AVANT-SCENE Adélaïde, fille de Sténon, prince et administrateur de Suède, avait été dans l'enfance, engagée par son père Gustave, à qui elle demeurait attachée par l'inclination la plus tendre. À la mort de Sténon, quand cet amant était devenu la ressource unique de sa princesse, et le dernier défenseur de la liberté des Suédois, il se trouvait malheureusement détenu prisonnier à Copenhague, contre le droit des gens, par les ordres de Christierne, roi du Danemark et de Norvège, surnommé par ses cruautés, le "Néron du Nord". Celui-ci, à la faveur d'un avantage si mal acquis, s'étant avancé sans obstacle jusqu'au pied des murs de Stockholm, avait pris la ville d'assaut, et y avait commis toutes les cruautés d'un vainqueur de son caractère. Entre autres violences, en haine et de Gustave te de la mémoire de Sténon, il avait fait prisonnier Adélaïde, sans daigner seulement la voir ni l'entendre. Il avait aussi fait enfermer avec elle, sans qu'il s'en doutât, et à titre de simple suivante, Léonor, mère de Gustave, laquelle passait pour avoir péri dans le massacre général. Quelques temps après, des raisons d'État avaient engagé Christierne, qui était marié et sans enfant, à conclure, contre son gré, la mariage de sa prisonnière, avec Frédéric, héritier présomptif de ses deux couronnes. Ce prince vivement épris des charmes d'Adélaïde, mais aussi vertueux que Christierne l'était peu, non seulement avait eu la grandeur d'âme de sacrifier son bonheur au repos de cette amante infortunée, mais poussait encore la magnanimité jusqu'à justifier, jusqu'à solliciter même auprès du tyran, les [...] seule ayant donc été son motif, il ne veu, pour toute récompense, que le dégagement d'une parole qu'il a cru pouvoir donner à son adversaire en expirant. C'est de remettre à la princesse Lacunes ****Page 106 Personnages GUSTAVE, prince du sang des rois de Suède. ADÉLAÏDE, princesse de Suède. CHRISTIERNE, roi de Danemark et de Norvège. FRÉDÉRIC, prince de Danemark. LÉONOR, mère de Gustave. CASIMIR, seigneur suédois. RODOLPHE, confident de Christierne. SOPHIE, confidente, d'Adélaïde et de Léonor. Gardes. La scène est à Stockholm, dans l'ancien palais des rois de Suède. ACTE I SCÈNE I. Christierne, Rodolphe. CHRISTIERNE. Rodolphe, quel rapport viens-tu faire à ton roi ?De Christierne absent révère-t-on la loi ?Et, tandis que Stockholm exige ma présence,Le Danemark en paix souffre-t-il la régence ?La reine... RODOLPHE, l'interrompant. Elle n'est plus, seigneur ; et cette mort Peut-être enlève un sceptre au monarque du nord.Du sénat mécontent l'autorité jalouseNe ployait qu'à regret sous votre auguste épouse ;À peine a-t-il en main le timon de l'état,Que le peuple, sous lui, respire l'attentat, Traite d'invasion, de puissance usurpée,Ce qu'ici vous tenez de Rome et de l'épée ;Et, s'érigeant en juge entre Stockholm et vous,Prétend borner vos droits, ou vous les ravir tous. CHRISTIERNE. Gustave est mort : sa chute et décide et prononce ; C'est une autre nouvelle, ami, que je t'annonce :Nouvelle dont le bruit, effrayant les mutins,Dissipera bientôt l'orage que tu crains.Jusqu'ici, dans le cours d'une guerre inconstante,Du malheureux Sténon la dépouille flottante Divisa la Suède, et retint suspendu,Entre Gustave et moi, l'hommage qui m'est dû,Fatigué des complots de ce rival habile,Je mis sa tête à prix : il n'a plus eu d'asile ;Chacun se disputait l'honneur de l'immoler, Et son heureux vainqueur demande à me parler.Je crains peu les effets, ayant détruit la cause ;Et le chef abattu, le reste est peu de chose.Laissons donc, pour un temps, ces soins ambitieux,Et que je m'ouvre ici tout entier à tes yeux. Tu m'annonces le sort d'une épouse importune,Dont l'époux dès longtemps médisait l'infortune ;Oui, la mort, la frappant de ses traits imprévus,Rompt des noeuds que bientôt le divorce eût rompus. RODOLPHE. Quelles raisons, seigneur, l'avaient donc condamnée ? CHRISTIERNE. Le projet résolu d'un nouvel hyménée ;Les transports d'un amour vainement combattu,Et d'autant plus ardent que toujours il s'est tu. RODOLPHE. Tout le monde, en effet, seigneur, en est encoreÀ connaître l'objet que votre flamme honore. CHRISTIERNE. Que ta surprise augmente en apprenant son nom.Adélaïde... RODOLPHE, l'interrompant. Elle ? CHRISTIERNE. Oui ; la fille de Sténon,Héritière du trône, attachée à Gustave,Promise à Frédéric, détenue en esclave,Reste unique et plaintif d'un sang que j'ai versé : Voilà d'où part, ami, le trait qui m'a percé. RODOLPHE. Si sa possession, seigneur, vous est si chère,Pourquoi permettre donc que Frédéric espère ? CHRISTIERNE. Hélas ! Souvent ainsi, nous-même, contre nous,Du sort qui nous poursuit nous préparons les coups. Juste punition de la façon barbareDont ma rage accueillit une beauté si rare !Écoute ; et plains un coeur qui n'a pu s'attendrirQu'après avoir tout fait pour n'oser plus s'offrir.Par un dernier assaut, cette ville emportée Couvrait de ses débris la mer ensanglantée :La vengeance y faisait éclater sa fureur ;Et le droit de la guerre y répandait l'horreur.Ce palais renfermant de nombreuses cohortes,Nous y courons ; la hache en fait tomber les portes. J'entre. On fuit devant nous. Le sang coule ; et nos crisFont voler la terreur sous ces vastes lambris.Mourante, entre les bras d'une femme éperdue,Adélaïde alors fut offerte à ma vue.Sa pâleur, à mon oeil de colère enflammé, Déroba mille appas qui m'auraient désarmé.D'un mortel ennemi je ne vis que la fille,Que le reste d'un sang funeste à ma famille :Les armes de son père ont fait périr mon fils,Et cette image alors fut tout ce que je vis. De peur de trahir même un courroux légitime,Je détournai les yeux de dessus la victime ;Et ce courroux ainsi, libre dans son essor,L'envoya dans la tour, où je la tiens encor.À n'en sortir jamais elle était condamnée : Mais on adore ici le sang dont elle est née.Il était important de tout pacifier,Et ce fut à ma haine à se sacrifier,À souffrir que l'hymen unît à sa personneL'héritier présomptif de ma triple couronne. Frédéric, avoué de l'état et de moi,Eut donc ordre d'aller lui présenter sa foi.Il y fut. Le penchant suivit l'obéissance ;Mais, quoiqu'il eût pour lui rang, mérite et naissance,Qu'au plus dur esclavage, en s'offrant, il mît fin, Deux ans de soins n'ont pu faire accepter sa main.Cent fois, las du mépris dont on payait ses peines,D'un mot j'aurais tranché ces difficultés vaines,Si le prince alarmé, rejetant ce secours,N'eût heureusement su m'en empêcher toujours. Enfin je m'accusai de trop de complaisance ;Et croyant qu'à mon ordre il manquait ma présence,Je vis Adélaïde. Ah ! Rodolphe, peins-toiTout ce qu'a la beauté de séduisant en soi,Tout ce qu'ont d'engageant la jeunesse et des grâces Où la tendre langueur fait remarquer ses traces !Jamais de deux beaux yeux le charme en un momentN'a, sans vouloir agir, agi si puissamment,Ni jamais, dans un coeur, l'amour ne prit naissanceAvec tant d'ascendant et si peu d'espérance. De quoi pouvais-je alors en effet me flatter ?Les suites d'un divorce étaient à redouter.Qu'eus-je opéré d'ailleurs sur cette âme inflexible,Que de loin dominait un rival invincible ?Je n'osai donc parler : mon feu se renferma ; Mais, sous ce feu couvert, le dépit s'alluma.Du fugitif aimé craignant l'audace active,Je resserrais toujours les fers de ma captive ;Enfin, pour n'avoir plus à la persécuter,Je publiai l'arrêt qu'on vient d'exécuter. Frédéric ici donc est le seul qui me gêne.Qu'il aille à Copenhague y remplacer la reine :Qu'il parte, et que l'honneur d'un si brillant emploiServe d'heureux prétexte à l'éloigner de moi. RODOLPHE. Frédéric est encor vertueux et fidèle, Mais il est adoré dans le parti rebelle,Et des écrits publics font revivre des droitsQue l'on prétend qu'il a de nous donner des lois.Erreur pernicieuse, ou damnable artificeQui travestit le crime en acte de justice, Du maître et des sujets rompt le sacré lien,Et fait d'un parricide un zélé citoyen !N'exposez pas le prince au danger trop visibleD'oublier ses devoirs en trouvant tout possible,Et surtout au moment qu'environné d'amis, Son amour offensé se croirait tout permis.Laissez-le, s'occupant de sa folle tendresse,Vainement soupirer aux pieds de la princesse.Cependant, sous le joug ramenant le danois,Et bientôt pour un sceptre en pouvant offrir trois, Satisfaites ce feu dont vous daignez vous plaindre :Déclarez-vous en roi qui n'a plus rien à craindre ;Et vous verrez alors qu'un amant couronnéDevient, dès qu'il lui plaît, un époux fortuné. CHRISTIERNE. Des soucis dévorants où mon coeur se consume, Je sens que ta présence adoucit l'amertume.Sur tes conseils, ami, je réglerai mes pas.Veille, écoute et vois tout ; ne te ralentis pas.Perce de cette cour l'obscurité perfide.Sous ta garde, aujourd'hui, je mets Adélaïde. Fais-la de sa prison passer en ce palais ;Mais auprès d'elle encor n'accorde aucun accès.Du sort de son amant gardons-nous de l'instruire.Chargeons-en le rival à qui nous voulons nuire...Va ; tâche seulement, lui peignant ma grandeur, Tâche à la disposer à l'offre de mon coeur. Rodolphe sort. SCÈNE II. CHRISTIERNE. Des faveurs que le ciel m'annonce ou me prépare,Un si fidèle ami, sans doute, est la plus rare.De mes exploits en vain je veux goûter le fruit :La fortune me cherche, et le bonheur me fuit. Sous le superbe dais des trônes que l'on vante,Siègent les noirs soupçons et l'aveugle épouvante.Un sommeil inquiet en suspend les travaux,Et le trouble m'y suit jusqu'au sein du repos.Quoi ! Pour objets de crainte ou de guerre éternelles Des voisins ennemis, ou des sujets rebelles ?J'ai dompté les premiers ; et les autres, cent foisD'un sentiment sévère ont ressenti le poids.Déjà, si je n'accours, l'hydre est prête à renaître...Esclaves révoltés, tremblez sous votre maître ; Redoutez un courroux trop souvent rallumé :Traîtres, je serai craint si je ne suis aimé. SCÈNE III. Christierne, Frédéric, Casimir. CHRISTIERNE, à Frédéric. Frédéric, savez-vous le destin de la reine ? FRÉDÉRIC. Seigneur, on me l'apprend, et le devoir m'amène... CHRISTIERNE. Vous a-t-on dit aussi, qu'infidèle à son roi, Mon peuple ose, pour vous, s'élever contre moi ? FRÉDÉRIC. Ah ! Je le désavoue, et je n'ambitionne... CHRISTIERNE, l'interrompant. Prince, on ne s'ouvre guère à ceux que l'on soupçonne.Qui m'eût été suspect sur un tel intérêt,Pour toute confidence eût reçu son arrêt. Je vous connais si bien que mon ordre suprêmeDu soin de nous venger vous eût chargé vous-même,Si je n'avais pas craint pour vous l'état fâcheuxD'un amant qu'on arrache à l'objet de ses voeux. FRÉDÉRIC. À de pareils égards je dois être sensible... Mais cet objet aimé, Seigneur, est inflexible.Il le sera toujours, et quelque éloignementSerait pour moi plutôt un secours qu'un tourment. CHRISTIERNE. Le désespoir vous trompe, et n'est qu'une faiblesse,Que de justes raisons défendent qu'on vous laisse ; Et je veux... FRÉDÉRIC, l'interrompant. Vous voulez croître ce désespoir,Seigneur, en vous armant de tout votre pouvoir ?Ah ! Laissez-moi me vaincre, et soyez moins rigide :Ne persécutons plus la triste Adélaïde.Croyant par mon amour adoucir ses malheurs, Mes assiduités secondaient vos rigueurs ;Mais puisque sa constance, et vous et moi nous brave,Puisque le noeud fatal qui l'attache à GustaveEst serré par le temps, loin d'en être affaibli,Je ne veux je n'ai plus que la mort ou l'oubli. CHRISTIERNE. Espérez mieux d'un bruit que la cruelle ignore. FRÉDÉRIC. Et quel bruit ? CHRISTIERNE. Ce n'est plus qu'une ombre qu'elle adore. FRÉDÉRIC. Qu'une ombre ?... Quoi ! Gustave ?... CHRISTIERNE, l'interrompant. Est tombé sous les coupsD'une secrète main, vendue à mon courroux.Voilà pour son amante une triste nouvelle ; Mais c'est une raison pour tout obtenir d'elle.L'intérêt de vos feux demandait ce trépas.Informez-l'en vous-même, et ne m'accusez pas.D'un glorieux hymen lui relevant les charmes,Achevez d'épuiser et d'essuyer ses larmes. Du reste, vantez-lui vos soins officieux :Je leur accorde enfin son retour en ces lieux.Elle y peut revenir... mais plus de résistance.Sachez faire cesser sa désobéissance,Lui faire respecter mes ordres absolus, Ou le maître offensé ne vous consulte plus. Il sort. SCÈNE IV. Frédéric, Casimir. CASIMIR. Mon âme dès longtemps, seigneur, vous est connue :Souffrez qu'en liberté je pleure, à votre vue,Les malheurs de Gustave et ceux de mon pays. FRÉDÉRIC. Les intérêts du mien ne sont pas moins trahis. Répandons, Casimir, l'un et l'autre des larmes ;Toi sur ton prince, et moi sur la honte des armesDont nous venons d'abattre un ennemi si grand.Christierne triomphe en nous déshonorant.L'inhumain ! Et je suis son sujet... lui mon maître ! Ah ! Laissant là les droits du sang qui m'a fait naître,C'est un cri qui du ciel doit être autorisé :Tout sceptre que l'on souille est un sceptre brisé. CASIMIR. L'infortune publique et ce noble langageMontrent bien que le trône était votre partage. Hélas ! Que plus d'ardeur en vous pour ce haut rangNous eût bien épargné des regrets et du sang !Faut-il que la vertu modeste et magnanimeNéglige ainsi ses droits pour en armer le crime ! FRÉDÉRIC. Donne à mon indolence, ami, des noms moins beaux : Je n'eus d'autres vertus que l'amour du repos.Je ne méprisai point les droits de ma naissance,J'évitai le fardeau de la toute-puissance.Je cédai, sans effort, des honneurs dangereux,Et le pénible soin de rendre un peuple heureux. D'un noble dévouement je ne fus pas capable.Des forfaits du tyran ma mollesse est coupable,Et, pour mieux me charger de tous ceux qu'il commet,Le cruel m'associe au comble qu'il y met.Par un assassinat, qui tient lieu de victoire, C'est peu que de son peuple il ait terni la gloire ;C'est peu de publier qu'à cette cruautéDe mes feux malheureux l'intérêt l'a porté :Pour achever ma honte, et consommer son crime,Il veut que ce soit moi qui frappe la victime ; Que de moi la princesse apprenne son malheur ;Qu'en lui tendant la main je lui perce le coeur !...Évitons-là ; fuyons. Prévenons ma faiblesse.Son amour inquiet m'interroge sans cesse,Et sans cesse, à regret, le mien se voit réduit À ne lui pas ôter l'espoir qui la séduit.Lui laisserai-je encor cet espoir inutile ?Et, quand je le voudrais, serais-je assez tranquille ?Un seul mot, un regard, un soupir... Je la vois !Retiens, cher Casimir, tes pleurs, ou laisse moi. Casimir sort. SCÈNE V. Frédéric, Adélaïde, Léonor. ADÉLAÏDE, à part. Séjour où commandait l'auteur de ma naissance,Lieux témoins du bonheur de ma paisible enfance,Palais de mes aïeux, où leur sang est proscrit,Hélas ! Que votre aspect me frappe et m'attendrit ! FRÉDÉRIC, à part. Pourquoi ne pas avoir évité sa présence ? Mon trouble, à chaque instant, peut trahir mon silence. ADÉLAÏDE. Un bonheur apparent cause un nouvel effroi,Seigneur, à qui subit les cruautés du roi.À la clarté du jour il veut bien que je vive ;Avec quelle douceur il parle à sa captive. Ce changement qui tient en suspens mes esprits,De ma soumission devrait être le prix.Vous l'êtes-vous promise ? Auriez-vous laissé croireQue je songe à trahir et Gustave et ma gloire ? FRÉDÉRIC. Non, madame ; vous-même, avez-vous un moment Accusé mon amour d'un tel égarement ?Non, sincère et soumis, j'ai sur votre constance,Ainsi que mes discours, réglé mon espérance :Frédéric qui vous aime, et que vous avez craint,N'aspire qu'à l'exil, et ne veut qu'être plaint. ADÉLAÏDE. être plaint ! Ah ! Seigneur, le destin qui m'outrageNe permet qu'à moi seule un si triste langage.Vous aimez, dites-vous ; voilà tous vos malheurs.Mais n'est-ce que l'amour qui fait couler vos pleurs ? FRÉDÉRIC. Madame, l'on ressent, quand l'amour est extrême, Avec ses propres maux ceux de l'objet qu'on aime.Souffrant donc à la fois ma peine et vos ennuis,Nul ici n'est à plaindre autant que je le suis. ADÉLAÏDE. Vous avez, je le sais, partagé mes alarmes ;La prison d'où je sors, vous a coûté des larmes ; Et votre appui, sans doute, en éclaircit l'horreur.J'ai pu craindre un moment qu'à mon persécuteurDe la même pitié l'adresse téméraireNe m'eût peinte incertaine et prête à lui complaire.Grâce au ciel, elle a su plus noblement agir, Et je puis en goûter les effets sans rougir.Soyez sûr à jamais de ma reconnaissance...Que le don de mon coeur n'est-il en ma puissance !Mais vous savez, seigneur, si j'en puis disposer :Ce n'est plus un tribut qu'on me doive imposer. Lassez-vous d'un récit qui toujours vous afflige,Et que de moi pourtant sans cesse l'on exige.Je dois être à Gustave : il en a pour garantLa volonté d'un père, et d'un père expirant."Ma fille, me dit-il, comptons sur sa vaillance. Il sera mon vengeur ; soyez ma récompense... "Cet ordre, mes serments, mon amour, sa valeur,Voilà ses droits. J'en compte encore un : son malheur.La fuite où le condamne un pouvoir tyrannique...Exil où mon image est sa ressource unique, Cela seul en mon coeur a droit de le graver,Et le vôtre est trop grand pour ne pas m'approuver.Si la fortune aussi, pour nous moins inhumaine,Si la victoire, un jour, en ces lieux le ramène,De ce héros, instruit de vos bontés pour moi, L'estime et l'amitié paieront ce que je dois.J'espère tout encor, seigneur, puisqu'il respire,Et c'est vous, tous les jours, qui me le daignez dire.Il m'aime ; il saura vaincre : il brisera mes fers.Les tyrans sont-ils seuls à l'abri des revers ? Les nôtres finiront. FRÉDÉRIC, à part. Malheureuse princesse ! ADÉLAÏDE. Vous vous troublez ! Quelle est la douleur qui vous presse ? FRÉDÉRIC. Vous connaissez le roi, madame, et vous savez... ADÉLAÏDE, l'interrompant. Je sais que le barbare ose tout. Achevez... FRÉDÉRIC. Hélas ! LÉONOR Va-t-il sur nous fondre un nouvel orage ? FRÉDÉRIC. Léonor, soutenez aujourd'hui son courage !Adieu. LÉONOR Qu'annonce enfin ce douloureux transport ? ADÉLAÏDE, à Frédéric. Ah ! Mon coeur a frémi, seigneur ! Gustave est mort ! Frédéric sort. SCÈNE VI. Adélaïde, Léonor. ADÉLAÏDE. À ce comble de maux vous m'aviez réservée,Madame ; et par vos soins je m'y vois arrivée. Non, ce coeur déchiré ne vous pardonne pas :Pourquoi, mille fois prête à mourir dans vos bras,Le jour où dans les fers par vous je fus suivie,Pourquoi m'avoir rendue aux horreurs de la vie ?Mes yeux, mes tristes yeux, qu'à regret je rouvris, N'auraient pas maintenant à pleurer votre fils. LÉONOR Montrons, montrons, madame, une âme plus virile :Est-ce à vous à pleurer quand sa mère est tranquille ? ADÉLAÏDE. Calme dénaturé, qui ne sert en ce jourQu'à prouver que le sang est moins fort que l'amour ! LÉONOR Il prouve qu'à mon âge un peu d'expérienceCondamne entre ennemis, l'excès de confiance.Un fils m'est aussi cher que vous l'est un amant,Et je ne voudrais pas lui survivre un moment.Mais n'est-ce pas, madame, être aussi trop crédule ? De nous tromper ici se fait-on un scrupule ?On veut vous dégager de vos premiers serments. ADÉLAÏDE. Ah ! Le prince eut toujours de nobles sentiments :Frédéric est sincère. LÉONOR Oui, mais, madame, il aime.Christierne, d'ailleurs, peut l'abuser lui-même. Celui-ci, sur un bruit qui flatte sa fureur,Tout le premier, peut-être, est aussi dans l'erreur.Se plaisant au récit d'événements semblables,Le peuple a, de tout temps, donné cours à des fables.Gustave, sans chercher d'exemples au-dehors, Sur ce mauvais garant, me compte au rang des morts.Dans le sanglant désastre où je perdis son père,L'opinion publique enveloppant sa mère,Sans doute, quand le bruit en parvint jusqu'à lui,Je lui coûtai les pleurs qu'il vous coûte aujourd'hui. Comme moi, sous un nom qui le fait méconnaître,Peut-être il vit... que dis-je ? Il triomphe peut-être.Pour un heureux augure acceptons mon espoir.C'est un coeur maternel qui tarde à s'émouvoir.Enfin, madame, enfin, si le vouloir céleste Par un songe aux mortels souvent se manifeste,Le bras, le bras vengeur est levé sur ces lieux.Deux fois le ciel, deux fois cette nuit à mes yeux,Ce ciel, au châtiment trop lent à se résoudre,A présenté Gustave ayant en main la foudre. De la pourpre royale il était revêtu,Tandis que sous ses pieds Christierne abattu,Cachant dans la poussière un front sans diadème,Restait dans cet opprobre en horreur aux siens même.Est-ce nous annoncer mon fils privé du jour ? ADÉLAÏDE. Eh bien ! Donc, de Sophie attendons le retour.Sophie, à ses parens pour un moment rendue,Saura d'eux la nouvelle et qui l'a répandue.Vous aurez, jusque-là, suspendu mes tourments.Puisse l'effet répondre à vos pressentiments ! ACTE II SCÈNE I. CASIMIR. Héros de la patrie, ombre auguste et plaintive,Prince à qui les destins veulent que je survive,Si je leur obéis, si ma douleur se tait,C'est dans l'espoir vengeur dont mon coeur se repaît.Ici, bientôt, ici ton bourreau mercenaire Doit venir de ton sang demander le salaire... Portant la main sur son épée. Ce fer le lui réserve. Il mourra, fût-ce aux yeuxDu monarque abreuvé d'un sang si précieux !Lui-même eût satisfait le premier à tes mânes ;Mais le juge des rois, le ciel, aux mains profanes Dans leur sang, tel qu'il soit, défend de se tremper,Et le tonnerre seul a droit de les frapper.Souffre donc... SCÈNE II. Frédéric, Casimir. CASIMIR. Ah ! Seigneur, où courez-vous ? D'où naissentLes transports et le trouble où tous vos sens paraissent ?Fuyez-vous un séjour où l'aveugle fureur... FRÉDÉRIC. Ah ! Je me fuis moi-même, et je me fais horreur.Casimir, c'en est fait ! J'ai part au parricide !J'ai du sort de Gustave instruit Adélaïde.Je n'ai pu surmonter la pitié qu'inspiraitUne espérance vaine où son coeur s'égarait. Mes pleurs l'ont détrompée, et j'en porte la peine.Son malheur contre moi va redoubler sa haine.Annoncer ce malheur, l'avoir moi-même osé,C'est m'être mis au rang de ceux qui l'ont causé.Ma douleur à ses yeux peut-elle être sincère ? Elle craint mon amour : elle croit que j'espère,Qu'un triomphe secret renferme dans mon seinLes lâches sentiments d'un rival inhumain.Je ne la blâme pas ; d'ennemis entourée,Sur quelle foi veut-on qu'elle soit rassurée ? Il n'est pour elle ici qu'injure ou faux respect,Rien qui ne lui doive être odieux ou suspect.Je ne m'en prends qu'aux soins du tyran qui l'accable.Plus il veut mon bonheur, plus il me rend coupable :À sa honte, à la mienne il veut être obéi ; Et s'il me servait moins, je serais moins haï. CASIMIR. Courez donc l'arracher d'auprès de la princesse,Que sans doute pour vous en ce moment il presse. FRÉDÉRIC. Et c'est là le sujet de mon emportement !Je courais la rejoindre à son appartement, Épancher à ses pieds et mon coeur et mes larmes,Jurer de ne jamais attenter à ses charmes ;Et là-dessus, du moins, la laisser sans effroi.Christierne venait de s'y rendre avant moi :Et quand je veux l'y suivre on m'en défend l'entrée : De douleur, de dépit je me sens l'âme outrée :C'est trop mettre à l'épreuve un prince au désespoir,Qui hors de l'équité méconnaît tout pouvoir,Qui peut briser un joug qu'il s'imposa lui-même.Je ne réponds de rien, blessé dans ce que j'aime : Tant de méchancetés, d'injustices, de sangNe rappellent que trop Frédéric à son rang. CASIMIR. Remontez-y, seigneur, abattez qui vous brave :Attaquez-le en un temps où le sang de Gustave,Où le sang indigné de tant d'autres proscrits Aux lieux d'où part la foudre a fait monter ses cris.Vos armes, dans le cours d'une si juste guerre,Auront l'appui du ciel et les voeux de la terre...Que dis-je ? Le tyran n'est-il pas déposé ?Le peuple et le sénat pour vous ont tout osé : La clameur vous couronne, et la flotte informéeDéjà du même zèle est sans doute animée.Éclatez : la victoire est sûre, et n'est pas loin ;Mais n'en attendez plus Casimir pour témoin.Je le fus trop longtemps des maux de ma patrie. Je vais de Christierne affronter la furie.Meure le scélérat dont le bras l'a servi,Et que le jour après, s'il veut, me soit ravi :Trop content si je suis la dernière victimeD'un pouvoir si funeste et si peu légitime ! FRÉDÉRIC. Adieu... le meurtrier s'avance vers ces lieux,Et j'évite un aspect qui me blesse les yeux. Il sort. SCÈNE III. Gustave, Casimir. CASIMIR, à part. Devrais-je d'un défi favoriser le traître ? ... À Gustave, en mettant l'épée à la main. Monstre souillé du sang de mon auguste maître,Évite, si tu peux, le péril que tu cours : Je ne t'imite point, lâche ! Défends tes jours. GUSTAVE. Arrête, ouvre les yeux, Casimir ; envisageL'ennemi qui t'aborde, et que ton zèle outrage.Cet accueil pour Gustave est un accueil bien doux ! CASIMIR, se jetant à ses genoux . Que vois-je ? Quel prodige !... Ah ! Seigneur, est-ce vous ; Vous de qui la Suède a pleuré la disgrâce ? GUSTAVE, le relevant. Parlons bas. Lève-toi, Casimir, et m'embrasse.Je saurai dignement récompenser ta foi. CASIMIR. Moi-même, dans vos bras, à peine je m'en crois !...Ma surprise est égale à ma frayeur extrême. Vous vivant ! Vous ici ! Vous dans le palais mêmeD'un barbare qui va partout, l'or à la main,Mendier contre vous le fer d'un assassin ! GUSTAVE. Je connais Christierne ; et sais où je m'expose ;Sois tranquille : j'espère encor plus que je n'ose. En vain la barbarie habite ce séjour,Cher ami, si pour moi j'y retrouve l'amour.Plus avant que jamais rentre en ma confidence...Mais se peut-on parler ici sans imprudence ? CASIMIR. Cet endroit du palais est le plus assuré. De tous ses courtisans Christierne entouréNe revient pas si tôt d'avec Adélaïde. GUSTAVE. Avant tout autre soin, rassure un feu timide,Qui de dix ans d'absence a lieu d'être alarmé.Le fidèle Gustave est-il encore aimé ? Ose-t-il soupçonner la foi de la princesse ? GUSTAVE. Sur le bruit de ma mort, libre de sa promesse,N'eût-elle pas laissé disposer de sa main ? CASIMIR. Tel qui s'en flatte ici, s'en flatte bien en vain. GUSTAVE. Tu crois que sa constance eût honoré ma cendre ? CASIMIR. Dans la tombe avec vous elle est prête à descendre. GUSTAVE. Je ne connais donc plus ni crainte ni danger,Ami, Stockholm est libre, et je vais vous venger. CASIMIR. Eh ! Quelle trame heureuse a donc été tissue ?J'ignore l'entreprise au moment de l'issue. De vos secrets, seigneur, j'étais moi seul exclus,Et de votre amitié vous ne m'honoriez plus ? GUSTAVE. En entrant, tu l'as vu, sur un bruit qui t'offense,J'évitais, je l'avoue, et craignais ta présence.Christierne, dit-on, est devenu ton roi, T'appelle à ses conseils et ne s'ouvre qu'à toi. CASIMIR. À tous beaux sentiments une âme inaccessible,D'aucune confiance est-elle susceptible ?Non, seigneur, non ; le traître, au crime abandonné,Se croit de ses pareils toujours environné ; Et s'il me distingua, ce ne fut qu'un capriceQui fut une faveur pour moi, moins qu'un supplice.J'en soutenais l'affront ; mais le motif est beau :Vos amis sans cela seraient tous au tombeau.Je flattais, sans rougir, une injuste puissance, Qui souvent à ma voix épargna l'innocence ;Et vous devez, seigneur, à ce zèle, à ma foiCeux que vous avez crus plus fidèles que moi. GUSTAVE. Pardonne, et désormais n'ayons l'âme occupéeQue du plaisir de voir mon erreur dissipée. Je te retrouve stable et ferme en ton devoir ;Tu me revois vivant et plein d'un bel espoir.Dans le piège mortel je tiens enfin ma proie.Conçois-tu, Casimir, mon audace et ma joie ?Pour te les peindre, songe aux horreurs du passé, À tant d'excès commis, à tant de sang versé.Rappelons-nous ici ma première infortune,Image à des vengeurs plus douce qu'importune.À la cour du tyran, Gustave, ambassadeur,Et d'un sang dont l'on dût révérer la splendeur, Éprouve des cachots la rigueur et l'injure.Je languis dans les fers, tandis que le parjureEn vient charger ici des peuples éperdus,Qu'il craignait que mon bras n'eût trop bien défendus.Échappé, mais trop tard, et fuyant nos frontières, Depuis cinq ans en proie aux armes étrangères,Je passai sous un ciel encor plus ennemi,Où le soleil n'échauffe et ne luit qu'à demi,Tombeau de la nature, effroyables rivagesQue l'ours dispute encore à des hommes sauvages : Asile inhabitable, et tel qu'en ces désertsTout autre fugitif eût regretté ses fers.Sans amis, sans patrie, ignoré sur la terre,C'est là, durant trois ans, que je fuis et que j'erre,Qu'impuissant ennemi, qu'amant infortuné, Je maudis mille fois le jour où je suis né.Une misère enfin si profonde et si rareTrouva quelque pitié dans ce climat barbare.Des cavernes du nord, du fond de ses frimas,Je sus faire sortir des hommes, des soldats ; Et même des amis généreux et fidèles,À ne le pas céder aux âmes les plus belles.Suivi d'eux, je reviens ; et les âpres hiversNous font d'un pied léger franchir de vastes mers.À peine ai-je abordé cette triste contrée, Et de quelque succès signalé mon entrée,Que l'espoir, à ce bruit, renaissant dans les coeurs,Range nos vieux guerriers sous mes drapeaux vengeurs.C'est alors que pour vaincre il fallut disparaître,Et qu'un prix publié (dignes armes d'un traître ! ) Abandonnant ma vie aux plus indignes mains,Environna mon camp, le remplit d'assassins.Je dépouille d'un chef l'apparence nuisible :Travesti, mais des miens partout l'âme invisible,Je marche à la faveur de ce déguisement ; Et Gustave à couvert triomphe impunément :Dans Stockholm, à l'abri de l'heureux stratagème,Je viens seul me servir d'émissaire à moi-même :Là je vois mon devoir écrit de tout côté.D'un temple, d'un palais le marbre ensanglanté, Une veuve, une fille, une mère plaintive,Tout m'émeut, tout retrace à mon âme attentiveL'instant où, de leur fils réclamant le secours,Périrent, sous le fer, les auteurs de mes jours :Et juge de ma tendre et vive impatience, Quand, le coeur embrasé d'amour et de vengeance,Je lance mes regards vers l'horrible prisonOù vous laissez gémir le beau sang de Sténon.J'assemble mes amis ; mon aspect les anime.J'ai peine à réprimer une ardeur magnanime. Ils doivent cette nuit attaquer le palais,Tandis qu'à fondre ici des bataillons tout prêts,Du creux de nos rochers sortant sous ma conduite,Amèneront l'alarme et le meurtre à ma suite.Du carnage mon nom sera l'affreux signal. Mais je veux m'assurer, avant l'instant fatal,D'un salut dont le soin m'agiterait sans cesse ;Je veux de ce palais enlever ma princesse.Dans ce dessein, qu'en vain tu n'approuverais pas,Après avoir semé le bruit de mon trépas, J'ose me présenter au tyran que je brave,À titre de vainqueur du malheureux Gustave.J'hésitais, je l'avoue, à m'y déterminer :L'ombre de l'imposture a de quoi m'étonner ;Mais songeons qu'il y va des jours d'Adélaïde, Et croyons tout permis pour punir un perfide. CASIMIR. Eh ! Ne craignez-vous pas, seigneur, en vous montrant,Du tyran soupçonneux le regard pénétrant ? GUSTAVE. Non ; lorsque le barbare usa de violence,Son ordre m'épargna l'horreur de sa présence, Et rendu, par le temps, méconnaissable aux miens,Je puis me présenter sans risque aux yeux des siens.Mais quand pour m'introduire auprès de la princesseIl ne me faut pas moins de courage et d'adresse,Que personne (du moins tel est le bruit public) Ne la voit, ne lui parle, excepté Frédéric,Ami, j'y réfléchis : dis-moi, comment t'en croire ?Sur quoi l'assures-tu fidèle à ma mémoire ? CASIMIR. Sur ce que Frédéric lui-même a laissé voir,Sur sa pitié pour elle, et sur son désespoir. N'en cherchez pas, Seigneur, de preuve plus solide.Son désespoir nous peint celui d'Adélaïde.Quoique amant maltraité, son coeur compatissantN'a de maux et d'ennuis que ceux qu'elle ressent :Et ne m'alléguez pas que peut-être il m'abuse. Il s'emporte, il menace, il vous plaint, il s'accuse.Du tyran qui le sert il déteste l'appui :Ses prétentions même ont cessé d'aujourd'hui ;D'aujourd'hui comme un crime il regarde sa flamme. GUSTAVE. Voilà pour un rival bien de la grandeur d'âme ! CASIMIR. Et c'est ce que je vois de plus flatteur pour vous :Plus le rival est grand, plus le triomphe est doux. GUSTAVE. J'aimerais mieux une âme et moins noble et moins tendre.Moins Frédéric prétend, plus il eût pu prétendre.Que n'eût pu sa vertu sur un coeur vertueux ? Je serais bien injuste et bien présomptueux,Si le ciel aujourd'hui voulait que je périsse,D'exiger ou d'attendre un si grand sacrifice !La mort rompt tous les noeuds qui peuvent nous lier.On l'estime ; on l'eût plaint : il m'eût fait oublier. Déjà, peut-être... Mais mes yeux vont m'en instruire.Un plus long entretien, ami, nous pourrait nuire.Sors ; je cours te rejoindre au sortir de ces lieux,Apprendre à nos amis à te connaître mieux,Te redonner entre eux le rang que tu mérites, Concerter notre marche, en mesurer les suites,Et t'indiquer, en cas de revers imprévus,Les moyens d'y pourvoir et de n'en craindre plus. Casimir sort. SCÈNE IV. GUSTAVE. Mes yeux vont lire au fond du coeur d'Adélaïde...Je tremble... voilà donc ce Gustave intrépide, Qui vient changer la face et les destins du nord !Ce guerrier redouté, qui, méprisant la mort,Jusque dans son palais, vient braver Christierne,Un mouvement jaloux l'abat et le consterne !De quoi jaloux, encor ? J'en rougis ; mais, hélas ! Tendre, et toujours absent, quels soupçons n'a-t-on pas ?Quelqu'un paraît... Gardons que ce trouble n'éclate ! SCÈNE V. Gustave, Christierne, Rodolphe. CHRISTIERNE, à Rodolphe. Quel air tranquille et fier ! Je vois ce qui la flatte :Elle croit qu'on la trompe ; et loin de renoncer... Montrant Gustave.Est-ce là le soldat qu'on vient de m'annoncer ? Celui qui de Gustave apporte ici la tête ? GUSTAVE. Oui, seigneur. Triomphez ; et que le ciel apprêteÀ tous vos ennemis un semblable destin ! CHRISTIERNE. Pourquoi se présenter sans ce gage à la main ? GUSTAVE. Je ne paraîtrais pas avec tant d'assurance, Si ce gage fatal n'était en ma puissance.C'est un spectacle affreux dont vous pouvez jouir ;Et c'est à vous, seigneur, à vous faire obéir. CHRISTIERNE. Ton nom ? GUSTAVE. En avoir un que tout le monde ignore,C'est, selon moi, seigneur, n'en point avoir encore ; Mais je me sens une âme au-dessus du commun,Qui bientôt m'en promet et saura m'en faire un. CHRISTIERNE. Tous les déguisements de ce chef téméraireÀ tes yeux vigilants n'ont donc pu le soustraire ? GUSTAVE. Quelque forme qu'il prît, seigneur, pour échapper, Je le connaissais trop pour m'y laisser tromper. CHRISTIERNE. Où l'as-tu rencontré ? Dans quelle circonstanceLe ciel a-t-il livré le traître à ma vengeance ? GUSTAVE. Quand vous aviez, pour vous, tout à craindre de lui. CHRISTIERNE. En quels lieux ? Dans quel temps ? GUSTAVE. À Stockholm, aujourd'hui. CHRISTIERNE. Sous nos yeux ? GUSTAVE. Ici même, et dans l'instant, peut-être,Qu'au péril de vos jours il allait reparaître. CHRISTIERNE. Tu m'étonnes... poursuis... comment triomphas-tu ?L'as-tu pris sans défense, ou l'as-tu combattu ? GUSTAVE. Je n'ai point à rougir d'un honteux avantage. Vous pourrez dans la suite éprouver mon courage ;Et vous verrez alors, quand je cueille un laurier,Que je le sais cueillir en généreux guerrier. CHRISTIERNE. À RodolpheJ'aime sa noble audace ?... À Gustave.Indique ton salaire.Si j'ai promis trop peu, dis ce qui peut te plaire. GUSTAVE. Mon bras dans ce motif ne s'était point armé ;Un intérêt si bas l'aurait mal animé.J'eus pour objet unique, en exposant ma vie,La gloire de servir mon maître et ma patrie ;Et, puisque l'honneur seul excita ma valeur, Veuillez pour tout salaire, acquitter cet honneur. CHRISTIERNE. Tu n'auras pas conçu d'espérance frivole.Prononce, que veux-tu ? GUSTAVE. Dégager ma parole. CHRISTIERNE. Explique-toi. GUSTAVE, tirant un billet de sa poche, et le présentant à Christierne. Gustave, aux portes de la mort,A tracé cet écrit, par un dernier effort : Et j'ai cru lui pouvoir hasarder la promesseDe le rendre aujourd'hui, moi-même, à la princesse. CHRISTIERNE. Voyons ce qu'il contient ; tu seras satisfait. Prenant le billet.Je connais sa main ; donne... oui, c'est elle, en effet. Il lit."Adieu, princesse infortunée ! La victoire n'est pas du plus juste parti :Je vous servais ; je meurs. Telle est ma destinée ;Et mon astre cruel ne s'est point démenti,D'une félicité vainement attendue.Si vous m'aimez encore, oubliez les douceurs. Votre repos m'occupe au moment où je meurs :Régnez ; je vous remets la foi qui m'était due.Laissez-en désormais disposer les vainqueurs."[Note : Il manque un vers pour une rime à "vainqueur". La numérotation est en conséquence.]................................. À Gustave, en lui rendant le billet.Sors. Avant que le jour de ces lieux disparaisse, Rodolphe te fera parler à la princesse. GUSTAVE. Il me reste une grâce à vous demander. CHRISTIERNE. Quoi ? GUSTAVE. Que, par ménagement et pour elle et pour moi,On ne m'annonce point comme auteur de sa perte,Mais comme un simple ami dont la main s'est offerte... CHRISTIERNE, l'interrompant. Je t'entends. C'eût été le premier de mes soins. Gustave sort. SCÈNE VI. Christierne, Rodolphe. CHRISTIERNE. Eh bien ! Lui faudra-t-il encor d'autres témoins ?Elle en croira Gustave : elle verra sa lettre,Et son dernier avis peut enfin la soumettre.Mais que son coeur se rende ou non, j'aurai sa main. RODOLPHE. Sans doute, un peu de temps... CHRISTIERNE, l'interrompant. Non, Rodolphe ; demain.C'est tout le temps que peut souffrir la violenceD'un amour qu'ont lassé la gêne et le silence.Soumise ou non, demain elle m'a pour époux. RODOLPHE. Sans vous embarrasser des fureurs d'un jaloux, D'un rival qu'appuieront des sujets infidèles ? CHRISTIERNE. Vains discours ! Je ne crains ni lui ni les rebelles.Frédéric y renonce. Osant le déclarer,Lui-même il s'est privé du droit d'en murmurer ;Et quant à mes sujets, tout le mal ne procède Que du feu de la guerre allumée en Suède ;Ici par mon hymen quand j'aurai tout calmé,Là bientôt par la peur tout sera désarmé.Je te dispense enfin de ces marques de zèle.J'adore Adélaïde, et je ne vois plus qu'elle. Toi-même, qui l'as vue, à d'amoureux transportsPeux-tu, sans injustice, opposer tes efforts ?Quel est donc mon pouvoir ? Maître de tant de charmes,S'agira-t-il toujours de contraintes, d'alarmes,D'obstacles, de délais, de mesure à garder ? Il s'agit de mourir ou de la posséder.Il n'est point de périls que l'amour ne dédaigne.Différer est le seul aujourd'hui que je craigne.Il me reste un rival qui s'est fait estimer ;Si je perds un instant, il peut se faire aimer. RODOLPHE. Reposez-vous, seigneur, sur ceux qui vous secondent,Elle le verra peu : mes soins vous en répondent.Je veillerai sur eux. Vous, si vous m'en croyez,Ne précipitez rien. Daignez plaire ; essayezD'écarter ce qui peut occuper sa pensée. De quoi n'est pas capable une amante insensée ?Voulez-vous... CHRISTIERNE, l'interrompant. Oui, Rodolphe, oui, telle est mon ardeur ;Dût-elle entre mes bras signaler sa fureur,Fût-ce à la perfidie allier la tendresse :Et placer dans mon lit la haine vengeresse... Mais de quoi s'alarmer au sein de la vertu ?J'aurai sa foi ; je l'aime, et je règne. Crois-tuQue du lien formé la sainteté soit vaine ?Les autels sont alors les bornes de la haine.Les noms de roi, d'époux ne désarment-ils pas ? L'hymen a des devoirs, le trône a des appas.L'un ou l'autre, peut-être, adoucira son âme.Tantôt tu permettais plus d'espoir à ma flamme :D'un amant couronné tu relevais les droits ;Et l'amour, à t'entendre, obéissait aux rois. RODOLPHE. Aussi je ne crois pas la princesse inflexible.Quelque soin, quelque égard peut la rendre sensible.Si même à Frédéric elle résiste encore,Ne l'en accusez point. CHRISTIERNE. Eh qui donc ? RODOLPHE. Léonor.Cette femme, Seigneur, vous est-elle connue ? CHRISTIERNE. C'est, s'il m'en souvient bien, la suivante éperdueQui, le jour qu'en ces lieux je portais le trépas,Soutenait la princesse expirante en ses bras. RODOLPHE. C'est votre véritable et mortelle ennemie.Seigneur, Adélaïde est par elle affermie Dans les ressentiments qu'elle fait éclater.J'ai surpris des discours à n'en pouvoir douter.Je dis plus ; je la crois toute autre qu'on ne pense.Ce qu'elle est se démêle à travers l'apparence ;Et tout son air dénonce, à l'orgueil qu'on y lit, Quelqu'un bien au-dessus du rang qui l'avilit.En tout ceci daignez souffrir que je vous guide.Séparons Léonor d'avec Adélaïde. CHRISTIERNE. Ayant à la fléchir ce sera l'irriter.N'importe, ton avis n'est pas à rejeter. Use, en homme éclairé, de ton zèle ordinaire.Observe-les de près ; et, s'il est nécessaire,Pour peu que tes soupçons pénètrent plus avant,Tu peux les séparer. Va... mais auparavant,À quelque grand péril qu'un prompt hymen expose, Vole au temple ; que tout pour demain s'y dispose.Préviens-en de ma part la fille de Sténon.De l'époux seulement laisse ignorer le nom.C'est au pied de l'autel où je dois la conduire,Qu'en monarque absolu je prétends l'en instruire. RODOLPHE. Vous pouvez tout, seigneur. Si pourtant... CHRISTIERNE, l'interrompant. Plus d'avis,Ni de retardements. Je le veux ; obéis. ACTE III SCÈNE I. Adélaïde, Sophie. ADÉLAÏDE. Eh bien ! Chère Sophie, après tant de misère,Libre, enfin, tu t'es vue entre les bras d'un père ?Je partage avec toi... Mais je vois à tes pleurs, Que tu viens d'éprouver le plus grand des malheurs. SOPHIE. Que ma prison n'a-t-elle été ma sépulture ?J'eusse ignoré des maux dont frémit la nature. ADÉLAÏDE. Ainsi dans notre sang l'ennemi s'est baigné,Et le fer destructeur n'aura rien épargné ? SOPHIE. Il a laissé partout le deuil et le ravage :Nous ne nous en faisions qu'une imparfaite image.Cette ville n'est plus qu'un débris effrayantOù l'oeil épouvanté la cherche en la voyant.Stockholm a disparu ; sa splendeur est éteinte. Un désert est resté ; vaste et lugubre enceinte,Où tout ce que la guerre épargna de hérosA péri dès longtemps par la main des bourreaux !Mon père fut du nombre, et je viens de l'apprendre ;Mais en vain je demande où repose sa cendre, Et c'est m'apprendre assez que de son triste sortL'horreur s'est étendue au-delà de sa mort. ADÉLAÏDE. Ton père fut fidèle et cher à sa patrie.Pour oublier sa mort souviens-toi de sa vie,Et te sers des conseils dont tu savais si bien Combattre ma douleur quand je pleurais le mien.Hélas ! Quels sont tes maux près de ceux que j'endure ?Vois gémir à la fois l'amour et la nature ;Car, enfin, sois sincère, en crois-tu Léonor ?Qu'en penses-tu ? Son fils respire-t-il encore ? SOPHIE. Non, madame, sa mort n'est que trop avérée. ADÉLAÏDE. Cruelle ! Et quel témoin t'en a donc assurée ? SOPHIE. Le meurtrier poursuit son salaire à la cour. ADÉLAÏDE. Le même coup deux fois m'assassine en un jour. SOPHIE. Ce qui doit rendre encor nos regrets plus sensibles, C'est l'espoir dont flattaient ses armes invincibles.Le ciel depuis six mois favorisait ses coups.De triomphe en triomphe il s'avançait vers nous.Nos malheurs l'attendaient au bout de la carrière :C'est là qu'il est frappé d'une main meurtrière, Et qu'à ce défenseur, longtemps victorieux,On arrache la palme et la vie à nos yeux !Sa déplorable mère est enfin convaincue ;Et du coup trop certain sa grande âme abattue... ADÉLAÏDE, l'interrompant. Nous nous importunons dans notre accablement. J'ai besoin, comme toi d'être seule un moment. Sophie sort. SCÈNE II. ADÉLAÏDE. Et ma douleur profonde, à ce récit funeste,De mes jours malheureux n'a pas tranché le reste !Ainsi donc la vertu cède au crime impuni !Toute erreur est cessée, et tout espoir fini... Ai-je bientôt du ciel épuisé la colère ?Ô mort ! Ô seul asile... SCÈNE III. Adélaïde, Léonor. LÉONOR Ah ! Ma fille ! ADÉLAÏDE. Ah ! Ma mère ! LÉONOR Moi sans fils, comme vous maintenant sans époux,Notre unique ressource est à des noms si doux. ADÉLAÏDE. De notre liberté voilà donc les prémices ! LÉONOR Et l'équité des cieux que j'ai crus plus propices ! ADÉLAÏDE. Pressentiments trompeurs ! LÉONOR Tous nos voeux sont trahis. ADÉLAÏDE,à part. Ô mon dernier espoir ! ô Gustave ! LÉONOR, à part. Ô mon fils ! ADÉLAÏDE. Heureuses qu'en ce jour d'amertume et d'alarmes,Il nous soit libre encor de confondre nos larmes ! LÉONOR Qu'il vive en votre coeur, ne l'oubliez jamais :Je vivrai du plaisir d'adoucir vos regrets. ADÉLAÏDE. S'il vivra dans mon coeur ! Oubliez-vous, vous-même,Combien, depuis quel temps, à quels titres je l'aime ?Oubliez-vous, Madame, en ce triste moment, Que je le pleure à titre et d'époux et d'amant ?L'un à l'autre promis presque dès ma naissance,Le désir de lui plaire occupa mon enfance :Et quand ce prince aimable abandonna ces lieux,Un souvenir si cher attendrit nos adieux. Bien que mon second lustre alors finît à peine,L'éloignement n'a fait que resserrer ma chaîne.Ma flamme, en attendant des noeuds plus solennels,Croissait de jour en jour sous vos yeux maternels.À ma vive amitié je mesurais la sienne. Mon père fut le sien, sa mère étant la mienne.Vous cultiviez en moi des sentiments si doux :Ils faisaient notre joie. Ah ! Madame, est-ce à vous,Quand la mort nous l'enlève, est-ce à vous d'oser croireQu'un autre le pourrait bannir de ma mémoire ? Que serait-ce ? Jamais Frédéric à mes yeux,Tout soumis qu'il paraît, ne fut plus odieux. LÉONOR Encore est-ce un bonheur que, dans notre infortune,Il sache commander à sa flamme importune,Et que l'usurpateur, jusqu'ici son appui, Semble craindre à présent de vous unir à lui.Oh ! Que, vous voyant libre et moins tyrannisée,Étrangement tantôt je m'étais abusée !À de justes remords j'imputais sa douceur ;Mais c'est qu'il ne voit plus d'obstacle à sa grandeur : Ne craignant plus mon fils, il n'a plus rien à craindre,Plus rien qui maintenant le force à vous contraindre.Il ne s'était plié qu'à des raisons d'état,Qu'il a su mieux trancher par un assassinat. ADÉLAÏDE, voyant approcher Rodolphe. Madame, attendons-nous à quelque ordre sinistre... Le tyran se fait craindre à l'aspect du ministre. SCÈNE IV. Adélaïde, Léonor, Rodolphe. RODOLPHE, à Adélaïde, dont il a entendu les derniers mots. Non, madame ; le roi veut faire désormaisÀ la sévérité succéder les bienfaits.En ce jour, où tout prend une paisible face,Il veut que le passé se répare et s'efface ; Qu'avec la liberté vous repreniez vos droits,Et que votre bonheur couronne ses exploits.La garde qui vous suit n'est déjà plus la sienne :Ce palais reconnaît en vous sa souveraine.Commandez-y, madame ; et remplissez un rang Où la vertu vous place, encor plus que le sang. ADÉLAÏDE. Si ton maître est touché des pleurs qu'il fait répandre,Si d'un tel bienfaiteur mon bonheur peut dépendre,Si tout dans ce palais se doit assujettir,Si j'y commande, enfin, qu'on m'en laisse sortir. Trop d'horreur est mêlée à l'air qui s'y respire.Il est d'affreux climats qui bornent cet empire.La nature y languit loin de l'astre du jour.Mon repos, mon bonheur est là : c'est le séjour,L'asile et le palais qu'on demande à ton maître, Et non des lieux souillés du sang qui m'a fait naître.Qu'il daigne en ces déserts me faire abandonner ;Loin de lui je consens à lui tout pardonner. RODOLPHE. Madame, il faut s'armer d'un plus noble courage.Que parlez-vous d'aller dans un climat sauvage, D'un peuple qui vous aime ensevelir l'espoir ?Faites céder pour lui la tristesse au devoir.Faites céder pour vous la faiblesse à la gloire.On dépose à vos pieds les fruits de la victoire.Votre père n'eût eu qu'un sceptre à vous laisser. Dans un rang trop commun c'était vous abaisser.La fortune se sert de votre malheur même,Pour vous ceindre le front d'un triple diadème ;Mais c'est en exigeant le don de votre main,Madame, et les autels sont parés pour demain. LÉONOR De nos persécuteurs le ministre barbareLeur a-t-il inspiré l'ordre qu'il nous déclare ?Ou peut-il ignorer, s'il ne fait qu'obéir,Qu'obéir aux tyrans, souvent c'est les trahir ?Parlons à coeur ouvert, et laissez l'insolence Qui, sous un beau semblant, masque la violence.L'usurpateur a mis le comble à ses forfaits :De leur fruit dangereux il veut jouir en paix ;Et l'hymen qu'il oppose à la haine publique,De ses pareils toujours fonda la politique. Mais quel temps choisit-il pour en former les noeuds ?Qu'il soit prudent, du moins, s'il n'est pas généreux.Qu'insultant lâchement aux pleurs de la princesse,Toute pudeur en lui, toute humanité cesse ;Bravera-t-il un peuple encor mal asservi, Idolâtre d'un sang dont on s'est assouvi,Qui pour premier trophée, à cette horrible fête,De Gustave égorgé verra porter la tête ?Que ces restes sanglants, nos cris, notre fureur,Soient au Néron du nord des sources de terreur ! RODOLPHE. Réprimez, Léonor, une audace inutile ;Du vainqueur, à jamais, le pouvoir est tranquille :Et du vaincu la tête exposée en ces lieuxN'y doit épouvanter que les séditieux. LÉONOR, à part. Ciel vengeur ! Se peut-il que ta justice endure D'un semblable vaincu le malheur et l'injure ? ... À Rodolphe.De ceux qu'on assassine est-ce donc là le nom ?Téméraire ! En nommant le gendre de Sténon,Respecte d'un héros l'auguste caractère,Surtout, en adressant la parole à sa mère. RODOLPHE. Vous sa mère ? ADÉLAÏDE, à Léonor. Il manquait cette horreur à mon sort :Vous avez prononcé l'arrêt de votre mort. RODOLPHE. Non, madame ; le roi ne cherchant qu'à vous plaire,Je réponds de ses jours, dès qu'elle vous est chère.Elle vivra. Souffrez seulement qu'on ait soin D'écarter de l'autel un semblable témoin ;Et que, pour contenir la douleur qui l'égare,D'avec vous, aujourd'hui, mon devoir la sépare. ADÉLAÏDE. Nous séparer, cruel ! Et qui t'en a chargé ? RODOLPHE. Pour mon maître, pour vous, je m'y crois obligé... Appelant.Gardes ! SCÈNE V. Adélaïde, Léonor, Rodolphe, Gardes. ADÉLAÏDE, à Rodolphe. Qu'oses-tu faire ? Est-ce là ma puissance ? RODOLPHE. Vous servir, ce n'est pas manquer d'obéissance. LÉONOR, à Adélaïde. Adieu, madame, adieu. Ce triste éloignementD'un trépas désiré hâtera le moment.Le tyran m'offrirait une grâce inutile. ADÉLAÏDE. Entre mes bras encore il vous reste un asile.Animés de l'excès des plus vives douleurs,Ces faibles bras sauront vous disputer aux leurs... Voyant que Léonor se dispose à sortir avec les gardes. Eh quoi ! Vous me laissez désolée et confuse ?À mes embrassements ma mère se refuse ? LÉONOR Que me reprochez-vous ? ... eh bien ! Je les reçois,Madame ; honorez-m'en pour la dernière fois.Mais prenez dans les miens un peu de ma constance.Ne vous oubliez pas jusqu'à la résistance.Qu'espérer des efforts d'une tendre amitié ? Est-il ici pour nous ni respect ni pitié ?Et le sexe et le rang y sont sans privilèges.Le sort nous abandonne à des mains sacrilèges.Les désarmerez-vous par d'inutiles cris ?À tant d'indignités opposons le mépris. Que le vôtre en ce jour plus que jamais éclate.Confondez hardiment l'espoir dont on se flatte,Redoutant vos sujets prêts à se révolter,Christierne à vos jours n'oserait attenter.À qui donc ose ici vous traiter en esclave Expliquez-vous en reine, en veuve de Gustave.Redemandez le sang d'un père, d'un époux :Pleurez-les, pleurez-moi ; vengez-les, vengez-vous.Je ne me croirai point d'avec vous séparée,Si fidèle à l'amour que vous m'avez jurée... Vous le serez : c'est trop offenser votre foi.Vous ne trahirez point Stéton, mon fils ni moi... À Rodolphe.Adieu... fais ton devoir. RODOLPHE, aux gardes. Gardes, qu'on la retienne. Léonor est emmenée par les gardes. SCÈNE VI. Adélaïde, Rodolphe. RODOLPHE. Madame, une autre voix, plus forte que la sienne,Du côté le plus sûr saura guider vos pas. La mère sur le fils ne l'emportera pas.On ne veut rien de vous qu'il n'ait voulu lui-même.Du moins si vous bravez l'autorité suprême,Un amant peut ne pas vous supplier en vain.On a de lui pour vous un billet de sa main. Ses derniers sentiments s'y font assez connaître. Voyant approcher Gustave.Un des siens vous l'apporte... Et je le vois paraître...Je vous laisse. Il sort. SCÈNE VII. Gustave, Adélaïde. GUSTAVE, à part. J'ai vu tout ce que j'avais craint.Mon bonheur n'est pas tel que l'on me l'avait peint.Au temple où tout est prêt ma mémoire est proscrite. ADÉLAÏDE, sans tourner les yeux vers Gustave . Approchez. Je conçois quel trouble vous agite.Mon aspect vous rappelle un prince qui n'est mortQue pour avoir trop pris d'intérêt à mon sort.Sans moi vous n'auriez pas à regretter sa vie. GUSTAVE. Son malheur jusque-là n'est digne que d'envie, Madame, à vos sujets rien ne paraît plus douxQue l'honneur de combattre et de mourir pour vous.Gustave, je l'avoue, avait plus à prétendre.Il croyait... ADÉLAÏDE, l'interrompant. Vous avez un billet à me rendre ? GUSTAVE, lui donnant le billet. Oui, madame. Au milieu des horreurs du trépas, Il a de vos serments affranchi vos appas ;Et le dernier effort de son amour extrêmeEst allé jusqu'au soin de vous rendre à vous-même. ADÉLAÏDE. Il eût dû s'épargner des efforts superflus... elle ouvre le billet. C'est lui-même... écoutons un amant qui n'est plus. Elle lit bas une partie du billet, et haut ce qui suit. "D'une félicité vainement attendue,Si vous m'aimez encore, oubliez les douceurs.Votre repos m'occupe au moment où je meurs.Régnez. Je vous remets la foi qui m'était due ;Laissez-en désormais disposer les vainqueurs " . À part, après avoir lu.Que plutôt mille fois périsse Adélaïde ! ...Voilà donc mon arrêt, et sur quoi l'on décide ?Injuste Frédéric ! Est-ce là ta vertu ?Ton rival expirait ; de quoi te prévaux-tu ?Cet aveu de mon sort ne te rend pas l'arbitre : Il est pour toi plutôt un exemple qu'un titre...Ah ! Sur ce titre en vain ton espoir est fondé :Gustave emportera le coeur qu'il a cédé.De ce héros à toi daignerais-je descendre ?Ce qu'il a fait pour moi, je le dois à sa cendre ; Et m'embarrassant peu d'une paix qui me fuit,Mon amour veut le suivre où le sien l'a conduit...À Gustave, qui s'est jeté à ses pieds. Reprenons le récit que ma douleur exige...Dites-moi... mais que vois-je ? GUSTAVE. Adélaïde ! ADÉLAÏDE. Où suis-je ? GUSTAVE. Dans les bras d'un amant qui vit encor pour vous. ADÉLAÏDE. Ah ! Je le reconnais, j'embrasse mon époux. GUSTAVE. Ô nom dont la douceur me paie avec usureDes malheurs dont j'ai cru voir combler la mesure ! ADÉLAÏDE. Et tu veux donc combler la mesure des miens ? Cruel ! Je n'attendais qu'une mort, et tu viensM'en faire souffrir mille en mourant à ma vue ! GUSTAVE. D'un billet captieux le sens vous a déçue,Madame ; si j'accorde au vainqueur votre foi,C'est qu'il n'est plus ici d'autre vainqueur que moi. Vos bourreaux et les miens vont payer de leurs têtesLes cruautés... ADÉLAÏDE, l'interrompant. Songez, et voyez où vous êtes.Si quelqu'un... GUSTAVE, l'interrompant à son tour. Je ne suis écouté que de vous.Casimir nous seconde, et veille ici pour nous. ADÉLAÏDE. Et d'erreur en entrant ne m'avoir pas tirée ! Avoir de mes regrets prolongé la durée ;Et sur des fictions laissé couler mes pleurs ! GUSTAVE. Ces pleurs m'étaient garants du plus grand des bonheurs ;Ils remettaient la paix dans une âme saisieDes terreurs d'une aveugle et tendre jalousie : Terreurs que j'avouerai comme un crime à présent,Mais dont mon coeur alors ne pouvait être exempt.Le bruit de mon trépas, près de neuf ans d'absence,Les feux de Frédéric, ses vertus, sa puissance,Et dans le temple enfin son bonheur annoncé... ADÉLAÏDE, l'interrompant. Ah ! Qu'un moment plutôt mon amour offenséÀ cette jalousie, injuste et criminelle,Opposait un témoin bien cher et bien fidèle ! GUSTAVE. Et qu'attester encore après ce que j'ai vu ?Au fond de votre coeur l'heureux Gustave a lu. Ne songeons qu'à l'exploit qui va me faire absoudre.Cette nuit vous régnez : je vous venge ; et la foudreTombe sur Christierne avant qu'elle ait grondé.Sans le soin de vos jours le coup eût moins tardé ;Mais vous étiez, madame, à la merci d'un traître, Qui, dans son désespoir, vous saisissant peut-être,Le poignard, à nos yeux, levé sur votre sein,Nous aurait arraché les armes de la main.Nous-mêmes des fureurs désarmons la plus noire ;Qu'il ne dispose pas du prix de la victoire. Du peu de liberté qu'aujourd'hui l'on vous rendL'usage est d'importance et l'avantage est grand.Il en faut profiter. Sitôt que la nuit sombreSur ces lieux menacés épaissira son ombre,Hâtez-vous de vous rendre au portique ici près, Où l'élément glacé joint la rade au palais.La valeur attend là votre auguste présence.À l'instant mon triomphe et le vôtre commence ;Et j'immole à vos yeux celui qui fit, aux siens,Immoler les auteurs de vos jours et des miens... La voyant toute en pleurs.Vous pleurez ! Doutez-vous du succès de mes armes ? ADÉLAÏDE. Non ; je vous connais trop pour vous donner des larmes.Que n'a pas déjà fait, que ne peut votre bras ?Et vos feux rassurés ne l'affaibliront pas :Mais qu'à cet ennemi dont vous craignez la rage Ma fuite laisse encore un précieux otage. GUSTAVE. De le faire avertir il faut prendre le soin,Madame ; quel est-il ? ADÉLAÏDE. Ce fidèle témoinPrès de qui s'instruirait votre flamme jalouse,Une tête aussi chère à vous qu'à votre épouse, Votre mère. GUSTAVE. Ma mère ? Eh quoi ! Ma mère vit ? ADÉLAÏDE. Dans les fers d'où je sors, seule elle me suivit,Et près de moi resta tout ce temps inconnue ;Mais enfin sa douleur ne s'est plus contenue,Dès que de votre mort le bruit s'est confirmé : De ce qu'elle est, par elle, on vient d'être informé ;Et déjà dans la tour elle rentre peut-être. SCÈNE VIII. Gustave, Adélaïde, Casimir. CASIMIR, à Gustave. J'aperçois Frédéric, Seigneur, il va paraître.Sortons. GUSTAVE. Ah ! Casimir, qu'ai-je appris ?... Viens, suis-moi. ADÉLAÏDE, voulant le suivre. Gustave ! ... GUSTAVE, l'arrêtant. Demeurez, et calmez cet effroi. Au lieu marqué songez seulement à vous rendre. ADÉLAÏDE. Ah ! Vous allez tout perdre, osant trop entreprendre.Laissez de Frédéric implorer le crédit. Gustave, sans l'écouter, sort avec Casimir. SCÈNE IX. ADÉLAÏDE. Il m'échappe !... Imprudente ! Où suis-je ? Et qu'ai-je dit ?Mais que devais-je faire ?... Ô fatale journée ! Par quels événements seras-tu terminée ? SCÈNE X. Frédéric, Adélaïde. ADÉLAÏDE. Seigneur, si vous m'aimez... FRÉDÉRIC, l'interrompant. Ne me reprochez rien,Madame, cet amour se justifiera bien.De votre hymen en vain la pompe se prépare :Malheur à qui l'ordonne ! ... oui, puisque le barbare Insulte à ma prière aussi bien qu'à vos pleurs,Il est temps d'opposer fureurs contre fureurs.L'honneur, votre repos, voilà ma loi suprême.Je n'aurai pas pour rien triomphé de moi-même :L'effort m'a trop coûté pour en perdre le fruit... Madame, soyez libre, et partons cette nuit.La flotte est toute à moi ; je disposerai d'elle.La fortune, les vents, les coeurs, tout nous appelle.Je n'ai que trop tardé. L'infortuné danoisMe reproche ses fers et l'oubli de mes droits. Vos malheurs et les siens sont devenus mes crimes,Pour un monstre abhorré ce sont trop de victimes.Pouvant parler en maître, et las de supplier,Cause de tant de maux, j'y dois remédier.D'un si juste projet soyez l'heureux mobile ; Où je retrouve un trône acceptez un asile,Madame ; et que du soin qui m'anime pour vousRenaisse enfin ma gloire et le bonheur de tous ! ADÉLAÏDE. Non ; je dois respecter l'asile qu'on m'accorde,Et ne pas y traîner une affreuse discorde, Dont je serais, seigneur, le flambeau détesté.Un autre espoir en vous aujourd'hui m'est resté.Si vous ne la sauvez, Léonor est perdue.Qu'avant la fin du jour elle me soit rendue !Sa vie est en péril, et la mienne en dépend. FRÉDÉRIC. J'avais traité de fable un bruit qui se répand.De Gustave, en effet, serait-elle la mère ? ADÉLAÏDE. Vous concevez par là combien elle m'est chère,Et tout le prix du temps qu'avec moi vous perdez...Seigneur, avant la nuit, si vous me la rendez, Si de votre amitié j'obtiens cette assurance...Mais dois-je vous parler de ma reconnaissance ?La gloire seule émeut la magnanimité,Et son premier salaire est d'avoir éclaté. Elle sort. SCÈNE XI. FRÉDÉRIC. Laissons là mon départ ; courons la satisfaire. Elle m'offre sans doute un moyen de lui plaire.Et de lui plaire encor par un soin généreux.Quel plaisir à ce prix de pouvoir être heureux ! ACTE IV SCÈNE I. Christierne, Rodolphe. CHRISTIERNE. Je prétends faire ainsi remonter ma vengeanceAux sources du mépris qui bravait ma puissance. Léonor, dont l'orgueil osa la balancer,Expiera ce mépris, ou le fera cesser,De ses derniers discours rétractera l'audace,Ou sentira l'effet de ma juste menace.Est-elle par ta bouche instruite de son sort ? RODOLPHE. Elle a devant les yeux l'appareil de sa mort ;Et j'attendais qu'il fît tout l'effet qu'il doit fairePour vous la ramener plus prête à vous complaire. CHRISTIERNE. Eh ! Dis-moi, d'un bonheur qu'il n'accepta jamais,De quel oeil Frédéric a-t-il vu les apprêts ? RODOLPHE. Je le fais observer, sans pénétrer encoreS'il cède ou s'il résiste au feu qui le dévore.Son départ à la nuit d'abord était marqué ;Mais, presque sur le champ, l'ordre s'est révoqué.Animé d'autres soins, et plein de confiance, Maintenant il vous cherche avec impatience ;Et moi, d'un entretien que vous ne cherchez pas,J'ai voulu, mais en vain, vous sauver l'embarras.Sur mes pas, devant vous, il est prêt à se rendre. CHRISTIERNE. Tôt ou tard, il faut bien se résoudre à l'entendre. Et du peuple quels sont cependant les discours ? RODOLPHE. De la mort de Gustave il veut douter toujours.Sans perdre un seul instant, rendons-la manifeste,Ou ce doute aujourd'hui peut vous être funeste. CHRISTIERNE. J'ignore quelle idée engageait Casimir À m'éloigner de celle où tu viens m'affermir.Oui, pour éteindre un feu que l'erreur perpétue,Présentons aux mutins leur idole abattue.Dans la place publique, où fut lu son arrêt,Qu'à l'instant le proscrit paroisse tel qu'il est. Va le prendre des mains de son brave adversaire ;Et, de là, devant moi fait paraître sa mère... Voyant entrer Frédéric.Voici le prince... Va, cher Rodolphe ; et reviensInterrompre au plus tôt de fâcheux entretiens. Rodolphe sort. SCÈNE II. Frédéric, Christierne. FRÉDÉRIC. Vous avez désiré, seigneur, que ma tendresse Se chargeât d'essuyer les pleurs de la princesse ;Et je vois qu'on la prive, en ce jour de douleur,Du seul soulagement qu'elle eût dans son malheur.N'est-il pas temps enfin que le vainqueur commenceÀ triompher des coeurs, s'il peut, par la clémence ? Des cris du malheureux ne vous lassez-vous pas,Et faut-il que le sang marque ici tous vos pas ?Gustave a succombé (puisse, pour notre gloire,Un semblable triomphe échapper à l'histoire ! )Enfin Gustave est mort, et tout vous est soumis. Un coup infructueux joindrait la mère au fils.La princesse m'implore et nous la redemande.Pour l'intérêt commun souffrez que je la rende,Seigneur ; et qu'une fois, vous ayant désarmé,Je serve ce que j'aime, et puisse en être aimé ! CHRISTIERNE. Prince, on ose abuser de votre ministère.Le rival de Gustave en doit craindre la mère ;Le passé, ce me semble, à tous deux nous l'apprend,Et c'est une imprudence en vous qui me surprend. FRÉDÉRIC. La générosité jamais n'est imprudence. CHRISTIERNE. Elle n'ouvre que trop la porte à la licence. FRÉDÉRIC. Mais si l'on obéit, si l'on vous satisfait ? CHRISTIERNE. Leur séparation produira cet effet.Mes soins l'auront produit. CHRISTIERNE. Quoi ! Cette âme hautaine... FRÉDÉRIC, l'interrompant. Obtenant Léonor, serait moins inhumaine. CHRISTIERNE. Vous avez sa parole ? FRÉDÉRIC. Elle n'a rien promis ;Mais je crois m'en pouvoir tout promettre à ce prix. CHRISTIERNE. Prince, elle y compte en vain ; c'est moi qui vous l'annonce. FRÉDÉRIC. Quoi je lui porterais cette triste réponse ? CHRISTIERNE. Triste ou non, j'ai parlé, ce décret vous suffit. FRÉDÉRIC. J'aurais cru mériter que l'on me satisfît. CHRISTIERNE. À son retour du temple on lui pourra complaire. FRÉDÉRIC. Il s'agit d'une grâce, et non pas d'un salaire.J'en crois faire une aussi quand je laisse espérer. FRÉDÉRIC. Mais la princesse craint ; il faut la rassurer. CHRISTIERNE. Sa crainte nous répond de son obéissance.Léonor lui rendrait bientôt son arrogance ;De leurs derniers adieux on sait l'emportement.Souvent l'amour, d'ailleurs, se flatte aveuglément.Le vôtre, un peu crédule et prompt à vous séduire, A peut-être entendu plus qu'on n'a voulu dire.Vous espérez beaucoup. Ne pourrait-on savoirLes discours échappés d'où vous naît cet espoir ? FRÉDÉRIC. Non, seigneur ; je vous crois : je l'ai mal entendue.Tant de gloire, en effet, peut ne m'être pas due. Je le veux ; mais en dois-je aimer moins l'équité,Et, ne consultant qu'elle, être moins écouté ?Sommes-nous plus en droit d'opprimer l'innocence ?Ah ! Ne pouvoir m'aimer ce n'est pas une offenseÀ mériter les maux qu'elle endure à mes yeux, Et j'en ai trop été le prétexte odieux.La princesse m'est chère, oui, seigneur, je l'adore.Je l'ai dit mille fois ; je le répète encore :Si j'en étais aimé, le soin de mon reposMe rendrait redoutable au plus fier des rivaux. Je soutiendrais mes droits au prix de mille vies,Mais s'il faut renoncer aux douceurs infiniesD'un choix qu'avant ma flamme un autre a mérité,Je ne veux rien tenir d'aucune autorité,Rien ajouter au poids des fers d'une captive, Si digne du haut rang dont le destin la prive,Rien devoir, en un mot, à ses nouveaux malheurs.Je respectais ses feux, je respecte ses pleurs.Pour la dernière fois, enfin, je le déclare,Je n'y prétends plus rien. Le sacrifice est rare ! Mais, nés pour commander, soyons dans nos projets,Nous-mêmes, et nos rois et nos premiers sujets.Je dis plus : cédât-elle au pouvoir qui l'opprime,Et mon plus bel espoir devînt-il légitime,(Ainsi qu'il est permis de s'en flatter encore) Dès qu'elle a, par ma voix, demandé Léonor,Léonor, de ma main, lui doit être amenée.Vous avez malgré moi conclu notre hyménée ;Je ne vous ai que trop secondé là-dessus :Contentez-la, seigneur, ou ne me pressez plus. CHRISTIERNE. Soyez donc satisfait, loin que je vous en presse,Je prétends qu'entre vous toute liaison cesse ;Et j'aurais déjà dû vous avoir déclaréQue ce n'est pas pour vous que l'autel est paré. FRÉDÉRIC. Eh ! Pour qui donc ? CHRISTIERNE. Pour moi. FRÉDÉRIC. Pour vous ? CHRISTIERNE. Oui, pour moi-même. Voyant l'étonnement de Frédéric. Je l'épouse... d'où vient cette surprise extrême ?Quel autre dans ma cour, dégageant votre foi,Pouvait plus dignement vous remplacer que moi ? FRÉDÉRIC. Est-ce moi ? (moi pour qui son coeur est tout de glace)C'est celui qu'elle aimait qu'il faut que l'on remplace ; Et si quelqu'un le peut dignement remplacer,Je ne reconnais qu'elle en droit de prononcer...Quoi ! Seigneur, c'est donc là l'usage que vous faitesDes droits de ma naissance et du rang où vous êtes ?Mes refus généreux vous ont-ils couronné, Ce rang qui fut le mien, vous l'ai-je abandonnéPour voir déshonorer l'éclat du diadème,Pour voir gémir le faible, et pour gémir moi-même ?Ainsi, vous confiant le plus saint des dépôts,J'ai cru de plus d'un peuple assurer le repos, Et j'aurai préparé ma honte et leurs supplices ?Que dis-je ? Malheureux dans tous mes sacrifices,J'adore Adélaïde et j'en suis estimé,Je survis au rival qui seul en est aimé,Tout me force ou m'invite à m'en rendre le maître, Seul je me le défends, et vous prétendez l'être ?Du prix de cet effort je serai plus jaloux ;Je me suis immolé pour elle, et non pour vous.L'appui de Frédéric ne sera point frivole :Vous oserez me perdre, ou je tiendrai parole ; Oui, d'un si juste prix vous paierez mes bienfaits,Ou vous vous souillerez du plus noir des forfaits. Il veut sortir. CHRISTIERNE, le retenant. Demeurez. Je ne veux vous perdre, ni vous craindre ;Mais j'ai, de mon côté, comme vous à me plaindre,Et, laissant là le ton dont vous m'osez parler, Perfide ! Cette nuit où vouliez-vous aller ? ... Appelant.Gardes ! FRÉDÉRIC, à part. J'ai mérité que le méchant m'accable.Je fus son bienfaiteur. Poursuis, ciel équitable !Protège Adélaïde, en foudroyant l'ingrat ;Et que ce soit ici son dernier attentat ! CHRISTIERNE. En imprécations l'impuissance est féconde. Frédéric sort. SCÈNE III. Christierne, Rodolphe, gardes. CHRISTIERNE, aux gardes. Que l'on suive ses pas ; allez : qu'on m'en réponde,Et qu'il ne sorte plus de son appartement. Les gardes sortent. SCÈNE IV. Christierne, Rodolphe. CHRISTIERNE. Rodolphe, je te vois frappé d'étonnement.Eh quoi ! Devais-je encor souffrir qu'un téméraire... RODOLPHE, l'interrompant. La rigueur n'a jamais été plus nécessaire.Tout me devient suspect ; tout vous doit l'être ici,Et ce qui me surprend va vous surprendre aussi.Gustave n'est point mort. CHRISTIERNE. Qu'entends-je ? RODOLPHE. AdélaïdeNous en apprendrait plus sur un projet perfide, Dont elle a vu tantôt le complice ou l'auteur. CHRISTIERNE. Quoi ! Ce fier inconnu... RODOLPHE, l'interrompant. N'était qu'un imposteur,Dont l'audace a d'abord appuyé l'artifice,Et qu'elle a fait courir ensuite au précipice. CHRISTIERNE. Son récit, ce billet, tous ces bruits... RODOLPHE, l'interrompant. Étaient faux. CHRISTIERNE. Et le traître, dis-tu, qui tramait ces complots... RODOLPHE, l'interrompant. Est en nos mains. De plus, par un bonheur extrême,Cet inconnu, je crois, est Gustave lui-même. CHRISTIERNE. Gustave ! D'où te naît ce soupçon ? RODOLPHE. De tout l'orOffert à l'un des miens, qui gardait Léonor. Dans ses empressements pour cette prisonnièreOn a cru voir un fils alarmé pour sa mère.Le garde, incorruptible, a feint de l'écouter.Par ce moyen, sans bruit, on a su l'arrêter.Je l'ai vu. Sur son front, au lieu de l'épouvante, Sont peints le fier dépit et la rage impuissante.Ses regards dédaigneux, un silence obstiné,Tout me l'annonce tel que je l'ai soupçonné.Quand vous le reverrez, vous jugerez de même ;Mais, pour nous en convaincre, usons de stratagème. Il ne peut être ici reconnu que des siens,Moins prêts à resserrer qu'à rompre ses liens.Songeons donc à percer prudemment ce mystère. CHRISTIERNE. Il en est un moyen... tu m'amenais sa mère ? RODOLPHE. Je ne l'ai devancée ici que d'un moment, Pour vous entretenir de cet événement. CHRISTIERNE. Dans le salon prochain fais conduire le traître,Et qu'au premier signal il soit prêt à paraître.Léonor le verra. S'il est son fils, ami,La nature jamais ne s'échappe à demi. Bientôt la vérité se verra confirméeDans les regards surpris d'une mère alarmée.Pour me nommer Gustave elle n'a qu'à frémir.Que cependant l'on fasse arrêter Casimir.Il me trahit. Ceci le condamne et m'éclaire. Ainsi que Frédéric, a mes desseins contraire,Il a pour Léonor employé son crédit...Elle entre... Va, cours ; fais tout ce que je t'ai dit. Rodolphe sort. SCÈNE V. Christierne, Léonor, Sophie. CHRISTIERNE, à Léonor. Votre juge offensé n'est pas inexorable.Dans vos premiers transports vous étiez excusable. Peut-être dans les miens me suis-je trop permis.En les désavouant, cessons d'être ennemis ;Mais sachez profiter de ma bonté facile,Et ne vous parez pas d'un orgueil inutile,Qui pourrait vous couvrir de blâme en vous perdant. On signale à sa honte un courage imprudent ;Le vôtre ne serait qu'une aveugle faiblesse ;Car exposant des jours si chers à la princesse,Vous exposez les siens ; songez-y, Léonor.Sauvez-la, sauvez-vous ; il en est temps encor. Promettez-moi près d'elle une heureuse entremise :À mes intentions rendez-la plus soumise ;En un mot, réparez ce que vous avez fait.À ce prix je pardonne, et je suis satisfait. LÉONOR N'espère pas, tyran ! Que mon orgueil se lasse. Le tien se satisfait à me parler de grâce,Et le mien à vouloir n'en mériter jamais.Puissent mes soins te nuire autant que je te hais !Va, j'ai de la princesse affermi le courage.Pour moi, je respirais, après un long orage ; Les apprêts de ma mort fixaient tout mon espoir.Pourquoi se changent-ils en l'horreur de te voir ?Que nous proposes-tu ? Quelle offre oses-tu faire ?Quels traités ? Nous pleurons, moi, Gustave et son père :Elle, un trône usurpé, son père et son époux. Ce n'est qu'à des vengeurs à traiter avec nous,Et du traité ta mort serait le premier gage. CHRISTIERNE. Toujours la même audace et le même langage !Eh ! Pourquoi toutes deux imputer à ma mainLes attentats d'un autre et les coups du destin ? Le ciel favorisa mes armes légitimes :Son père et ton époux en furent les victimes.J'ai vaincu, j'ai conquis, et n'ai rien usurpé.Pour ton fils, dans son sang ma main n'a pas trempé.Suis-je son meurtrier ? Veut-on que je réponde d'un coup ? ... LÉONOR, l'interrompant. Mérites-tu, lâche ! Qu'on te confonde ?Ta main n'a pas trempé dans le sang de mon fils,Et son assassin vient t'en demander le prix ?Et tes trésors ouverts s'épanchent sur le traître ?Tu n'as pas ignoré qu'en payer un, c'est l'être. Aux yeux des nations dont tu te rends l'horreur,Crois-tu par ce détour, excuser ta fureur ?D'un forfait si visible est-ce ainsi qu'on se lave ?Pour te justifier du meurtre de Gustave,Inflige au scélérat des tourments ignorés : Que du monstre, à mes yeux, les membres déchirésNous prouvent... CHRISTIERNE, l'interrompant. J'y consens ; qu'il meure en ta présence.Tu verras si le crime ici se récompense,Si je me rends coupable aux yeux de l'univers... Appelant.Rodolphe, paraissez. SCÈNE VI. Gustave, enchaîné ; Léonor, Christierne, Rodolphe, Sophie, gardes. CHRISTIERNE, à Léonor, en lui montrant Gustave. Tiens, regarde ces fers. Est-ce là donc un prix digne de tes reproches ?Suis-je accusable encor du meurtre de tes proches ?...Qu'il périsse, et qu'enfin ce coup nous rende amis !... Aux gardes. Qu'on l'immole : frappez. Un soldat lève le sabre sur la tête de Gustave. LÉONOR, au soldat, en reconnaissant Gustave. Arrête. CHRISTIERNE. Ah ! C'est ton fils. GUSTAVE. Oui, je le suis. Je fais cet aveu sans contrainte. Pour d'autres que pour moi j'eus recours à la feinte ;Mais mon propre péril me défend d'en user,Et je le sens trop peu pour daigner t'abuser. LÉONOR, embrassant Gustave. Ô sang d'un cher époux ! Fils d'un malheureux père ;Dans quel état le sort te rend-il à ta mère ? GUSTAVE. Madame, excitez moins un tendre sentimentQui de notre malheur vient d'être l'instrument.La seule piété nous ravit la victoire.Sur le point de vous rendre un fils couvert de gloire,J'ai craint de vous laisser pour otage en ces lieux ; Et, voulant vous sauver, je péris à vos yeux.Daignez, pour prix d'un soin si funeste et si tendre,(Si pourtant le devoir a des prix à prétendre),Daignez ou retenir ou me cacher vos pleurs.Dérobons un triomphe à nos persécuteurs. Gustave, à peine ému de sa propre misère,Oserait-il s'offrir pour exemple à sa mère ?Que perdez-vous, madame ? Un fils déjà pleuré ;Mais moi qui vois la mort d'un visage assuré,Que de regrets mortels au moment où j'expire ! Je perds, avec la vie, une mère, un empire,D'incroyables travaux le fruit presque certain,Ma gloire, ma vengeance, Adélaïde, enfin.Pour tout laisser... hélas ! à qui ? LÉONOR, tombant évanouie, à Sophie. Qu'on me soutienne. Sophie la retient dans ses bras. GUSTAVE. Ma mère ! Mais ses yeux ne s'ouvrent plus qu'à peine... Au soldat qui a le sabre levé sur lui.Elle se meurt !... Soldat, frappe ! Délivre-moiDe tant d'objets d'horreur, de tendresse et d'effroi :Frappe. CHRISTIERNE, à Sophie, en lui montrant Léonor. Prenez soin d'elle : emmenez-la, Sophie ;Et que votre secours la rappelle à la vie. Sophie emmène Léonor. SCÈNE VII. Gustave, Christierne, Rodolphe, gardes. CHRISTIERNE, à Gustave. Gustave, il n'est pas temps encore de mourir. Il faut auparavant ou me tout découvrir,Ou t'attendre à languir longtemps dans les tortures.Réponds. à quoi tendaient toutes tes impostures ?Est-ce à l'assassinat qu'aspirait ta vertu ?Quel espoir, quel dessein, quel complice avais-tu ? GUSTAVE. Si la nature en moi tantôt eût pu se taire,Sourd à la voix du sang, si j'avais pu me faireUn coeur aussi farouche, aussi bas que le tien,Je ne subirais pas ce funeste entretien.Je veux bien m'abaisser encore à te répondre, Et c'est pour t'obéir moins que pour te confondre.Tâche à te rappeler ici tous mes discours ;Tu n'y remarqueras que de légers détours,Sous qui la vérité, maintenant reconnue,À d'autres yeux qu'aux tiens eût paru toute nue. Mais la soif de mon sang, qui te les fascinait,Vers l'erreur, à mon gré plus que moi t'entraînait.Sois sûr qu'un vrai courage animait l'entreprise.On n'assassine point l'ennemi qu'on méprise.Je te l'ai dit ; celui qui t'eût fait succomber, Sait arracher la palme, et non la dérober.Aux attentats ma main ne s'est point éprouvée.À la tête des miens la princesse enlevée,Je t'aurais donc offert la victoire ou la mort,Et le droit du plus brave eût réglé notre sort. Tels étaient mes projets. Le destin qui nous joue,Couronnant le plus lâche, ordonne que j'échoue ;Tu règnes, et je meurs : triomphe, mais, crois-moi,Ton bonheur sera court ; triomphe avec effroi !Tant de calamité que Stockholm a soufferte, Mes soins et mon exemple ont préparé ta perte.Elle suivra la mienne, et la suivra de près.Sois maître de mes jours ; et, tandis que tu l'es,Éprouve ma constance au milieu des supplices.Je n'y dirai qu'un mot. C'est que j'eus pour complices Tous les gens vertueux qu'ont lassés tes forfaits.Je ne les trahis point. Tu n'en connus jamais. CHRISTIERNE. Ce mot seul va coûter bien cher à ta patrie.Moins tu veux la trahir, plus tu l'auras trahie.À qui tout est suspect tout est indifférent. Le sang des suédois coulera par torrent...Que sur un échafaud le tien les en instruise ! Aux gardes.Vas-y trouver la mort... gardes, qu'on l'y conduise,Et que, dans un moment, je me sache obéi. SCÈNE VIII. Gustave, Christierne, Adélaïde, Rodolphe, gardes. ADÉLAÏDE, à Gustave. Ah ! Prince infortuné ! Quel arrêt ! Qu'ai-je ouï ? ... Se jetant au-devant des gardes.Soldats, n'avancez point ; n'osez rien entreprendreQu'après que votre maître aura daigné m'entendre,Et que, sensible ou sourd à mes cris douloureux,Il n'ait révoqué l'ordre, ou n'en ait donné deux. CHRISTIERNE, à Rodolphe. Rodolphe, demeurez. GUSTAVE, à Adélaïde. Adieu, belle princesse ! Vous sortirez bientôt des fers où je vous laisse.Si Gustave en doutait, vous ne le verriez pasSi courageusement s'avancer au trépas. ADÉLAÏDE. Eh ! Pourquoi voulez-vous renoncer à la vie ?Fléchissez. Léonor, moi, tout vous y convie. À Christierne, en se jetant à ses pieds.Serez-vous sans pitié, seigneur, et ne peut-on... GUSTAVE, l'interrompant. Adélaïde aux pieds du bourreau de Sténon ! CHRISTIERNE, à Adélaïde. Que direz-vous pour lui ? Vous l'entendez, madame ? ADÉLAÏDE. Par tout ce qui jamais eut pouvoir sur votre âme,Plaignez mon infortune et daignez m'écouter. CHRISTIERNE. Rien ne me plairait tant que de vous contenter.C'est de vous seule ici que dépend ma clémence.Sa grâce est aux autels. ADÉLAÏDE, à demi-voix. Éloignez sa présence. CHRISTIERNE, à Rodolphe. Qu'on le mène où j'ai dit ; mais, en le gardant bien,Que jusqu'à nouvel ordre on n'exécute rien... À Adélaïde.Parlez ; je vous entends. GUSTAVE, à Adélaïde. Point de pitié cruelle.Laissez frapper, madame, et soyez-moi fidèle. Il sort avec Rodolphe et les gardes. SCÈNE IX. Christierne, Adélaïde. CHRISTIERNE. Mais consultez-vous bien ; et songez qu'aujourd'huiL'effort serait funeste à bien d'autres qu'à lui ;Que si le fils périt, la mère est condamnée ; Que Stockholm, à la flamme, au fer abandonnée,Regorgera du sang de tous ses citoyens.Balancez maintenant mes avis et les siens. ADÉLAÏDE. Quelles extrémités, et quel arrêt terrible !Vous n'adoucirez point ce courroux inflexible ! Quelle raison peut donc si fort intéresserÀ ce fatal hymen où l'on veut me forcer ?Les droits que la naissance attache à ma personne ?Ah ! S'il m'en reste encor, je vous les abandonne.La fortune aujourd'hui vous les a confirmés. Jouissez-en. Jamais les ai-je réclamés ?Ces droits, depuis dix ans, cédés au droit des armes,Ont-ils eu jusqu'ici quelque part à mes larmes ?Les ai-je, un seul instant, regrettés ? Non, seigneur,Toute ambition cesse où règne la douleur. De mon père égorgé la déplorable image,De mon amant proscrit la mort ou l'esclavage,Son rival importun, l'horreur de ma prison,Occupaient de trop près mon coeur et ma raison.Aux soupçons, toutefois, si votre âme est livrée, Dans le séjour affreux dont vous m'avez tiréeRenvoyez-moi traîner le reste de mes jours ;Ou, moins sévère, hélas ! Terminez-en le cours :Mais ne me forcez point à me noircir d'un crime,À trahir un amant fidèle et magnanime, À qui ma bouche a fait les serments les plus doux ;Qu'elle-même a déjà nommé du nom d'époux.Veut-on qu'Adélaïde infidèle, parjure... CHRISTIERNE, l'interrompant. Rompons, rompons le noeud d'où naîtrait cette injure.Gustave en expirant va vous en affranchir. Je ne vous laisse plus le temps d'y réfléchir.Aussi bien l'on conspire, et je dois un exemple... Appelant.Holà ! Gardes. ADÉLAÏDE. Seigneur, qu'on me conduise au temple.Contentez Frédéric, et le faites chercher ;Qu'il vienne : sur ses pas je suis prête à marcher. CHRISTIERNE. De vous servir encor vous le croyez capable ;Mais vous comptez en vain sur l'appui d'un coupable,Qui, trop longtemps rebelle à mon autorité,Lui-même ici n'a plus ni voix, ni liberté.Nous saurons achever, sans lui, cet hyménée. Venez, madame. ADÉLAÏDE. À qui suis-je donc destinée ?Quel est celui, seigneur, à qui vous prétendez... CHRISTIERNE, l'interrompant. Le nord n'a plus de reine, et vous le demandez ?Venez mettre, madame, un terme à vos disgrâces,Surmonter votre haine, en effacer les traces ; Sauver, en partageant le rang dont je jouis,Gustave, Léonor et tout votre pays... SCÈNE X. Christierne, Adélaïde, Rodolphe. CHRISTIERNE, à part. À Rodolphe. Rodolphe de retour !... Que viendrais-tu m'apprendre ? RODOLPHE, en lui montrant une sortie du palais. Sur la flotte, seigneur, hâtons-nous de nous rendre :Par ces lieux détournés on peut gagner le port. Fuyons. Vous tenteriez un inutile effort.Grâce à l'activité d'Othon qui nous devance,Le prince et Léonor sont en votre puissance.Saisi d'eux, vous avez de quoi faire la loi. CHRISTIERNE. Moi ! Fuir ? RODOLPHE. C'est un parti qui révolte un grand roi. Mais vos armes, seigneur, sont ici les moins fortes.À des flots d'ennemis Stockholm ouvre ses portes.Le traître Casimir, qu'on cherchait vainement,Se fait voir à leur tête, et paraît au momentQue la place déjà de mutins était pleine, Et que tous nos soldats ne résistaient qu'à peine.Le nombre nous accable ; et, pour tout dire, enfin,Le terrible Gustave a le fer à la main.Rien ne l'arrête : il vole, et bientôt... CHRISTIERNE, l'interrompant. Qu'il me voie ! À Adélaïde, qu'il emmène.Je cours le recevoir... toi, tremble, et de ta joie Viens payer, à ses yeux, ce transport indiscret. ADÉLAÏDE. Qu'il vive, qu'il triomphe, et je meurs sans regret. CHRISTIERNE, à part. J'en suis le possesseur, et je la sacrifie... À Rodolphe. Fuis avec elle, ami ; ton roi te la confie...Je te suis ; mais avant que de quitter ces bords, On s'y ressentira de mes derniers efforts. ACTE V SCÈNE I. Adélaïde, Sophie. ADÉLAÏDE. Je revois la lumière, et tu veux que je vive !Mais sous quel astre enfin ? Suis-je reine ou captive ?Parle ; dois-je bénir ou détester tes soins ?Tes yeux de tant d'horreurs étaient-ils les témoins ? SOPHIE. Non, madame ; j'étais dans ce palais, errante,Lorsque, sans mouvement, pâle, froide et mourante,Je vous ai prise ici de la main des vainqueurs.Étaient-ce vos tyrans ou vos libérateurs ?Ma vue à tout cela ne s'est guère attachée. Léonor de mes bras venait d'être arrachée.Mon trouble, votre état, des cris renouvelés,Par ces cris les vainqueurs au combat rappelés,De tant d'événements et le nombre et la suiteN'ont pu de notre sort me laisser bien instruite ; Et du feu meurtrier le bruit sourd et lointainDit trop que le succès est encore incertain.Mais l'inhumanité que j'ai le moins conçue,C'est l'état déplorable où je vous ai reçue. ADÉLAÏDE. Tu pâliras, Sophie, au récit du danger Qu'en ce désordre affreux l'on m'a fait partager.Sur ces bords dont l'hiver a glacé la surface,Mes ravisseurs fuyaient ; et, franchissant l'espaceQui semble séparer le rivage et les eaux,M'enlevaient vers la rade où flottaient leurs vaisseaux. J'en croyais Frédéric ; et je m'étais flattéeDe voir en sa faveur la flotte révoltée ;Mais plus nous approchions, moins j'avais cet espoir :Tout ce que j'aperçois paraît dans le devoir.Laissant donc pour jamais Gustave et ma patrie, Je demandais la mort, quand ce prince, en furie,Du palais où ses yeux ne me rencontraient point,Entend mes cris, me voit, vole à nous et nous joint.On se mêle. Je veux regagner le rivage ;Partout je me retrouve au centre du carnage. La fortune se joue en ce combat fatal.Sur la glace longtemps l'avantage est égal.Elle nuit à la force, elle aide à la faiblesse ;Et chaque pas trahit la valeur ou l'adresse.Parmi des cris de rage, et de mourantes voix, Un bruit plus effrayant, plus sinistre cent fois,Sous nous, autour de nous, au loin se fait entendre.La glace en mille endroits menace de se fendre,Se fend, s'ouvre, se brise et s'épanche en glaçons,Qui nagent sur un gouffre où nous disparaissons. Rien encor (quelque effroi qui dût m'avoir émue),Rien n'avait échappé jusqu'alors à ma vue ;Mais du voile mortel mes yeux enveloppésD'aucun objet depuis n'ont plus été frappés :Du reste, mieux que moi tu n'es pas informée. Ainsi de plus en plus tu me vois alarmée.D'un rude et long combat peut-être qu'affaibli,Gustave est demeuré sous l'onde enseveli ;Peut-être que, sans chef, nos troupes fugitivesAuront à son rival abandonné ces rives ; Et quand je me figure en proie à ses transports,L'épouvantable abîme où je retombe alors... SOPHIE, l'interrompant. Non, non ; d'un tel péril avoir été sauvée,Au bonheur le plus grand c'est être réservée :Madame, espérez tout ; cessant d'être ennemi, Le destin rarement favorise à demi. ADÉLAÏDE. Eh ! Que peut-il pour moi ? Que veux-tu que j'espère,Le fils m'étant rendu, s'il faut pleurer la mère ?Quelle joie offrira la victoire à mon coeur ?Si Christierne fuit, s'il échappe au vainqueur, Léonor au tyran demeure abandonnée :Elle à qui je dois plus qu'à ceux dont je suis née,Elle dont le malheur n'est venu que du mien,Qui me tient lieu de tout, sans qui tout ne m'est rien.Son sang paierait bientôt la commune allégresse. Léonor périra ! SOPHIE. Le bruit des armes cesse.Elles ont décidé, madame... on vient à nous. SCÈNE II. Adélaïde, Casimir, Sophie. ADÉLAÏDE, à Casimir, qui veut ressortir dès qu'il l'a vue. Casimir, Casimir, pourquoi me fuyez-vous ?Ce jour aurait-il mis le comble à nos misères ? CASIMIR. Vous remontez, madame, au trône de vos pères. ADÉLAÏDE. Je puis y regretter l'état où j'ai vécu.Gustave, Léonor ? ... CASIMIR, l'interrompant. Christierne est vaincu. ADÉLAÏDE. Et peut-être vengé ? CASIMIR. Non ; mais tout prêt à l'être. ADÉLAÏDE. Ah ! Vous n'avez rien fait. CASIMIR. Ayant vu fuir le traître,Qui du milieu des flots brave à présent nos coups, Gustave impatient revenait près de vous ;Mais, par des furieux qui refusaient la vie,Presque de pas en pas sa course ralentieVeut qu'il combatte encore, et vainque à chaque instant :"Ami, prends, m'a-t-il dit, un soin plus important ; Je saurai disperser cette foule impuissante.Dans la tour cependant ma mère est gémissante.Chasse de devant elle et la crainte et la mort ;Et pour la rassurer instruis-la de mon sort. "Je le quitte et j'accours ; mais, hélas ! Du rivage, Sur un navire exprès approché de la plage,Je découvre (Ô spectacle où de la cruautéTriomphe, sous nos yeux, l'horrible impunité ! )Christierne, à ses pieds, d'une main forcenée,Tenant sur le Tillac Léonor prosternée, Et de l'autre déjà haussant, pour se venger,Le fer étincelant tout prêt à l'égorger.À cet aspect vers lui nos mains sont étendues ;Du peuple suppliant le cri perce les nues.Pour une heure le coup demeure suspendu, Et par un trait lancé ce billet est rendu. Il lui donne un billet. ADÉLAÏDE, prenant le billet. Ah ! Je ne vois que trop le choix qu'on nous y laisse ! SCÈNE III. Gustave, Adélaïde, Casimir, Sophie, soldats. GUSTAVE, à sa suite, tandis qu'Adélaïde lit le billet, bas. Soldats, qu'on se retire, et que le meurtre cesse :Que le sang le plus vil, devenu précieux,Témoigne que c'est moi qui commande en ces lieux. À Adélaïde, qui paraît accablée.Ô faveur, que du ciel je n'osais presque attendre !Que de grâces déjà n'ai-je pas à lui rendre ?Madame, vous vivez ; et, par d'heureux moyens,Les secours de Sophie ont secondé les miens.Vous vivez ! Quelle crainte en mon coeur est cessée ? Dans quel état affreux je vous avais laissée,Pour courir assurer un succès balancéPar l'ennemi qu'enfin nos armes ont chassé ! ADÉLAÏDE. Hélas ! GUSTAVE. Votre vengeance eût été mieux servie :Il eût avec le trône abandonné la vie ; Mais des soins plus sacrés me pressaient tour à tour :J'avais à rassurer la nature et l'amour.Vous et ma mère avez favorisé sa fuite ;Vous avez l'une et l'autre arrêté ma poursuite.Sans vous deux mes lauriers devenaient superflus. Je vous vois ; je respire. Il ne me reste plus,Pour goûter sans mélange une faveur si chère,Que de m'en applaudir dans les bras de ma mère.Voyons-la. Quelle joie, après tant de malheurs !... Voyant Adélaïde, Sophie et Casimir consternés et pleurant.Mais que m'annonce-t-on ? Je ne vois que des pleurs ! À Sophie.Vous qui la secouriez, répondez-moi, Sophie... À Casimir.Casimir... Tout se tait... Ah ! Ma mère est sans vie. ADÉLAÏDE. Léonor voit le jour. GUSTAVE. Et vous soupirez tous ? ADÉLAÏDE. Voyez quel sacrifice on exige de vous. Elle lui donne le billet. GUSTAVE, lisant. "Ou deviens parricide, ou fléchis ma colère. Gustave, je t'accorde une heure pour le choix.Songe à ce que tu peux, songe à ce que tu dois.Ou rends-moi la princesse, ou vois périr ta mère. "Le barbare en fuyant l'avait en son pouvoir ? CASIMIR. Du haut de ce palais, seigneur, on peut tout voir : Le poignard à nos yeux reste levé sur elle. ADÉLAÏDE. J'attends le même coup de ma douleur mortelle. GUSTAVE, à part. Juste ciel ! à qui donc sera dû votre appui ?La piété deux fois m'est fatale aujourd'hui ! ADÉLAÏDE. Frédéric eût été notre ressource unique : Je pourrais tout encor sur son âme héroïque,Et j'irais me jeter sans rien craindre à ses pieds,Si ce rival était le seul que vous eussiez. GUSTAVE. Le seul ? Ce n'est pas lui que l'échange concerne ? ADÉLAÏDE. Non, Seigneur. GUSTAVE. Eh ! Qui donc ? ADÉLAÏDE. Le tyran. GUSTAVE. Christierne ? ADÉLAÏDE. Lui-même. J'apprenais ce dernier coup du sort,Lorsque sur l'échafaud vous attendiez la mort. GUSTAVE. Aussi n'est-ce pas vous qu'on livrera, madame.C'est à moi d'assouvir le courroux qui l'enflamme... À Casimir. Va le trouver, ami : sache s'il y consent. De ce courroux ma mère est l'objet innocent.Qu'il accepte, au lieu d'elle, un rival qu'il déteste. CASIMIR. Moi, je me chargerais d'un emploi si funeste !Tout ordre qui vous nuit passe votre pouvoir,Seigneur ; et je vous fuis, pour n'en plus recevoir. Il sort. SCÈNE IV. Gustave, Adélaïde, Sophie. GUSTAVE. Ma mère, je le vois, n'a plus que moi pour elle ! Il veut sortir. ADÉLAÏDE, l'arrêtant. Ah ! Prince, où courez-vous ? GUSTAVE. Où le devoir m'appelle. ADÉLAÏDE. Insensé ! Le devoir te fait-il une loiDe périr sans sauver ni ta mère, ni moi.Penses-tu qu'à son fils elle veuille survivre, Qu'en tous lieux ton épouse hésite de te suivre,Qu'il me reste un refuge ailleurs que dans tes bras,Et qu'en m'abandonnant tu ne me livres pas ?Que deviens-je s'il faut que ton sang se répande ?Qui veux-tu, si tu meurs, cruel ! Qui me défende Contre les attentats d'un mortel ennemi,Plein du projet fatal dont ton coeur a frémi ?S'il s'endurcit déjà contre une telle image,Si, courant au trépas, tu crains peu qu'on m'outrage,Respecte ta patrie, et daigne, au moins, songer Aux maux où par ta mort tu vas la replonger.Ta valeur n'aura fait qu'accroître nos misères.La cruauté sans frein brisera ses barrières ;Et, jointe à la vengeance, aura bientôt verséLe peu de sang qu'ici ses excès ont laissé. Amant peu tendre, appui téméraire et fragile,Pernicieux vainqueur et victime inutile,Va perdre, n'écoutant qu'un aveugle transport,Ta reine, ton pays, ta victoire et ta mort. GUSTAVE. Je serai, si l'on veut, un appui misérable, Une aveugle victime, un vainqueur condamnable,D'un regret volontaire un amant déchiré ;Mais je ne serai point un fils dénaturé.Ma vie, appartenant à qui me l'a donnée,De remords éternels serait empoisonnée, Si, faute de l'offrir, l'oubli de mon devoirLaissait tomber un coup que j'aurais dû prévoir,Que ma mère pour moi voit levé sur sa tête,Que même à partager votre amitié s'apprête.Qui, dans l'attente enfin d'un échange odieux, Des deux peuples sur moi fixe à présent les yeux.Justice, amour, honneur, tout veut que je me livre.Madame, encouragez ma mère à me survivre :Pour recevoir ses pleurs ouvrez-lui votre sein :Soyez-vous l'une à l'autre une ressource ; enfin, Pour Stockholm et pour vous, cessez d'être alarmée.Je vous laisse au milieu d'un peuple, d'une arméeDont ma victoire a fait d'invincibles remparts...Mon coeur est pénétré de vos tristes regards ;L'amour me fait sentir tout le prix de la vie ; Mais j'aurai délivré ma mère et ma patrie,Je vous aurai laissée au trône en vous quittant ;Mourant si glorieux, je dois mourir content.Du plus lâche abandon déjà l'on me soupçonne :Sous le fer menaçant la victime frissonne ; Et chaque instant qu'ici j'accorde à mon amour,C'est la mort que je donne à qui je dois le jour... À Sophie, en lui montrant Adélaïde.Adieu... retenez-la. ADÉLAÏDE. Vainement on l'espère. GUSTAVE. Eh ! Que prétendez-vous ? Laisser périr ma mère ? ADÉLAÏDE. Non ; mais t'accompagnant, je veux... SCÈNE V. Gustave, Adélaïde, Léonor, Sophie. LÉONOR, à Gustave. Régnez, mon fils... À Adélaïde. Nous triomphons, madame, et nos maux sont finis. ADÉLAÏDE. Ah ! Que votre salut alloit coûter de larmes ! GUSTAVE, à Léonor. Eh ! Quel prodige heureux fait cesser nos alarmes ? LÉONOR Puisse-t-il à jamais épouvanter les roisQui sur la violence établiront leurs droits ! Christierne, laissant une foible espérance,Ou, peut-être, à l'amour préférant la vengeance,Partait ; et de mon sang prêt à rougir les flots,Du geste et de la voix pressait les matelots,Un tumulte soudain l'intimide et l'arrête. Tous les chefs de la flotte, et le prince à leur tête,Les armes à la main, volant sur notre bord,Fondent sur le Tillac, où j'attendais la mort.Rodolphe, trop fidèle aux volontés d'un traître,Glorieux et puni, meurt aux yeux de son maître. Je demeure sans force aux pieds de l'inhumain.Le nouveau roi m'aborde ; et me tendant la main,Honteux de mes liens les détache lui-même."Pour prémices, dit-il, de mon pouvoir suprême,Madame, je vous rends à votre illustre fils. Que son épouse et m'aime et m'estime à ce prix !Allez ; et de la paix soyez le premier gage.Mon coeur n'en goûtera de longtemps l'avantage.C'est pour l'y rétablir que je vais m'éloigner,Et ne mettre mes soins désormais qu'à régner. " Frédéric, à ces mots, qu'un soupir accompagne,Me laisse, et fait partir la flotte qu'il regagne,Tandis que sur ces bords on ramène avec moiLe monstre dont la rage y sema tant d'effroi. SCÈNE VI. Gustave, Adélaïde, Léonor, Casimir, Sophie. CASIMIR, à Gustave. L'allégresse partout, seigneur, vient de renaître. Christierne enchaîné devant vous va paraître.Son sang sur le rivage eût aussitôt coulé,Et le peuple en fureur l'eût cent fois immolé :Mais on vous eût privé du plaisir légitimeD'égaler, s'il se peut, le châtiment au crime. De la mort dont pour vous il ordonna l'apprêt,Vous-même, vous allez lui prononcer l'arrêt. SCÈNE VII. Gustave, Christierne, chargé de fers ; Adélaïde, Léonor, Casimir, Sophie, gardes. GUSTAVE, à part. Quel spectacle !... Ô fortune ! Ainsi donc ton capriceQuelquefois se mesure au poids de la justice... À Christierne.Tigre, l'horreur, l'opprobre et le rebut du nord, Regarde en quelles mains t'a mis ton mauvais sort ;Vois à quel tribunal il t'oblige à paraître ;Sur ces terribles lieux, où je te parle en maître,Lève les yeux, barbare ! Et les lève en tremblant.Voici de tes forfaits le théâtre sanglant. Qui te garantira du coup que tu redoutes ?Ces marbres profanés, et ces murs et ces voûtes ?Et l'ombre de mon père, et celle de Sténon,Et ce reste éploré d'une illustre maison,Que vois-tu qui n'évoque en ces lieux la vengeance ? Toi-même en as banni dès longtemps la clémence.Le jour, l'heure, l'instant déposent contre toi.J'ai vu lever le fer sur ma mère et sur moi.La reine a craint encore un destin plus horrible... CHRISTIERNE, l'interrompant. Tranche de vains discours. Tu dois être inflexible. En me le déclarant penses-tu m'émouvoir,Toi de qui la pitié croîtrait mon désespoir ?Je me reproche moins mes fureurs que ta vie.Ta vengeance déjà devrait être assouvie.Gustave triomphant, le trépas m'est bien dû. Tu vois ce que me coûte un seul instant perdu ;Profite de l'exemple, et satisfais ta rage. GUSTAVE. Nomme autrement la haine où l'équité m'engage ;Je la satisfais donc : je t'épargne ; survisÀ la perte des biens qu'un rival t'a ravis. Éprouve le dépit, la honte et l'épouvante.Même à ta liberté je défends qu'on attente :Errant et vagabond, jouis-en, si tu peux.Exécrable partout, sois partout malheureux ;Partout comme un captif que poursuit le supplice, Et qui du monde entier s'est fait un précipice... À Casimir.Je vous charge du soin de son embarquement,Casimir ; qu'on l'éloigne, et que dans le moment,De ce monstre à jamais on purge le rivage... Casimir et les gardes emmènent Christierne. SCÈNE VIII. Gustave, Adélaïde, Léonor, Sophie. GUSTAVE, à Adélaïde. Et nous, madame, après un si long esclavage, En de tendres liens allons changer nos fers,Et réparer les maux que Stockholm a soufferts. ==================================================