******************************************************** DC.Title = AJAX, TRAGÉDIE. DC.Author = POINSINET de SIVRY, Louis DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 22/06/2022 à 06:08:54. DC.Coverage = Turquie DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/POINSINET_AJAX.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** AJAX TRAGÉDIE M. DCC. LXXXIX. Avec approbation et privilège du Roi. Par M. POINSINET DE SIVRY, Pensionnaire de la Maison d'Orléans, et Membre de la Société Royale des Sciences et Belles-Lettres de Lorraine. À PARIS, Chez MOUTARD, Imprimeur-Libraire de la REINE, de MADAME, et de Madame Comtesse D'ARTOIS, rue des Mathurins, Hôtel de Cluni. Représentée sur le Théâtre de la Comédie Française le 30 août 1762. MADEMOISELLE, Sensiblement flatté de l'acceptation que vous avez faite du rôle de Penthésilée dans ma Tragédie d'Ajax, et du soin que vous avez pris d'engager l'Assemblée de MM. les Comédiens Français Ordinaires du Roi, à fixer la reprise de cette Pièce après la rentrée prochaine des Spectacles; j'ai dû naturellement concevoir l'espérance que vous ne refuseriez point l'hommage de la pièce même. Cet autre acte de complaisance, MADEMOISELLE, vous donne un nouveau droit à ma reconnaissance. J'étais très ambitieux de cette seconde faveur; car c'est surtout des talents, qu'un homme qui les cultive doit rechercher le suffrage. Il me reste à justifier un léger changement que j'ai fait à mon Ouvrage, dans la vue de le rendre plus digne de votre accueil. Il y eut de l'orage en 1762, à la représentation. Une Cabale, dont je ne serais pas embarrassé de citer les chefs, s'y déchaîna avec indécence, ce qui me porta à retirer mon Ajax, contre l'avis et le voeu de tous les Littérateurs, et sur-tout de feu M. Le Kain, qui aimait passionnément son Rôle et toute la Pièce; et qui, jusqu'à sa mort, n'a cessé dans ses lettres, dont quelques-unes sont devenues publiques, de m'exhorter à rentrer dans la carrière du théâtre par cette Tragédie même. Il convient d'expliquer pourquoi, dans une pièce qui a été couverte des éloges des connaisseurs après l'impression, j'ai cru devoir faire un changement. Memnon, l'époux de Penthésilée, ne paraissait dans aucun des cinq Actes; il n'y figurait qu'en récit: et cependant ce Personnage était le seul dont la présence pût justifier la Reine des Amazones de la manière cruelle dont elle trompe Ajax. Ainsi le défaut d'apparition du Héros, fils de Tithon et de l'Aurore, jetait un vernis de trahison gratuite sur la conduite de mon Héroïne. C'est un axiome de Goût, que nous sommes plus puissamment émus par les yeux que par l'oreille. J'ai donc cru qu'il était à propos d'ajouter, ou plutôt de restituer à ma Pièce, dans cette troisième édition, le Personnage, d'ailleurs très-court, de Memnon. Avec cette simple précaution, je crois, MADEMOISELLE, pouvoir être tranquille sur le sort d'une Tragédie dont un talent comme le vôtre, et celui de MM. vos Camarades, suffirait pour transformer en beautés les imperfections mêmes. Mais cette Épître, MADEMOISELLE, pourrait devenir prolixe; et ce ne serait pas là son seul défaut; je m'y suis exprimé en prose. Or, sans contredit, une Favorite de Melpomène, une Actrice telle que vous, accoutumée à nous rendre avec tant de magie une Phèdre, une Athalie, une Sémiramis, une Mérope, une Clytemnestre, etc. etc. mérite que, de préférence, on lui parle le langage des Dieux. Je m'en aviserai donc, quoiqu'un peu tard; et je terminerai mon hommage par les Vers suivans, destinés à accompagner celui de vos portraits qui vous représente dans le Rôle de Médée : « Qui voit RAUCOURT, ou qui l'entend, Est soumis au pouvoir d'un double enchantement. Tant de beautés brillent en elle, Qu'elle eût pu, pour ravir, se passer de talent; Et sur la Scène elle en a tant, Qu'elle eût pu, pour charmer, se passer d'être belle.» Je suis avec le culte que je vous ai voué publiquement dès votre début au Théâtre, MADEMOISELLE, Votre très humble et très obéissant Serviteur et Admirateur, POINSINET DE SIVRY. PERSONNAGES. AJAX, Roi de Salamine. M. de Saint-Prix. ULYSSE, Roi d'Ithaque. M. Dorival. AGAMEMNON, Chef des Rois de la Grèce. M. Vanhove. PENTHÉSILÉE, Reine des Amazones. Mlle. de Raucourt. MEMNON, époux de Penthésilée, et Chef des Alliés de Troie. M. de Saint-Fal. ANTÉNOR, Prince Troyen. M. Naudet. HIPPODAMAS, fils de Priam ; ami et parent de Memnon. M. Grammont. HERSILE, Amazone. Mmme. Suin. ARCAS, Confident d'Ajax. M. Dunant. EURYBATE, l'un des Guerriers d'Agamemnon. M. Marsy. SUITE. La Scène est devant Troie. ACTE I SCÈNE PREMIÈRE. Memnon, Hippodamas. MEMNON. Dieux ! C'est Hippodamas !... Pourquoi suis-tu Memnon ? HIPPODAMAS. Pourquoi sortir sans moi des remparts d'Ilion ?Tout m'attache à ton sort, l'amitié, la naissance.J'ai frémi d'un départ conçu par l'imprudence.Tu veux te perdre ; et moi, je veux t'accompagner. MEMNON. Laisse-moi périr seul. HIPPODAMAS. Cesse de m'indigner.Ignoré-je les lois que l'amitié nous trace ?Je te suivrai partout. MEMNON. Connais-tu ton audace ?Réserve à d'autres temps ces efforts dangereux :Et puisse en profiter un ami plus heureux ! HIPPODAMAS. Quelle sombre fureur te ferait fuir la vie ?Jamais envers les Dieux Memnon ne fut impie.Ne le sois pas non plus envers Hippodamas. MEMNON. Aurai-je moins de maux, quand tu les connaîtras ? HIPPODAMAS. Oui. Verse tes douleurs au sein d'un ami tendre : C'est les calmer, crois-moi. MEMNON. Frémis de les entendre.Ma blessure est profonde. HIPPODAMAS. Il faut donc la soigner. MEMNON. Je ne puis la r'ouvrir sans la faire saigner.Ami, je suis jaloux. HIPPODAMAS. Quoi ? Memnon pourrait l'être ?Memnon, sûr d'être aimé, pourrait-il bien connaître L'affreuse passion dont il ose parler ? MEMNON. Détruits donc les récits qui m'ont trop su troubler. HIPPODAMAS. Quels sont ces bruits ? MEMNON. Qu'Ajax aime Penthésilée :On dit même qu'aux yeux de la Grèce assemblée,La Reine, consentant à des noeuds criminels, Doit consommer ma honte, et le suivre aux autels. HIPPODAMAS. Memnon devait-il croire une telle imposture ?Et connaît-il si mal la vertu la plus pure ? MEMNON. Ami, je le sais trop ; l'estime, la raison,Combattent dans mon coeur un funeste soupçon ? La raison le bannit ; mais l'amour le rappelle.Ainsi toujours en butte à ce conflit rebelle,Contre lui, contre moi, je fais de vains efforts,Et j'endure un tourment pire que mille morts.Ne pouvant soutenir un si cruel supplice, Cette nuit, du repos j'ai fait le sacrifice.J'ai voulu, dût la mort me couper les chemins,Pénétrer dans ce camp, qui contient mes destins.Tout semble succéder à mon audace altière.De nos murs, sans témoins, je franchis la barrière. Oui, le Sort, de mes voeux, exauce la moitié :J'ai trompé tous les yeux, hors ceux de l'amitié. HIPPODAMAS. C'est un avis du Ciel, qui veut que tu m'écoutes :Je t'aiderai, moi-même à lever tous tes doutes.Vois ces rochers voisins, ombragés de cyprès : J'y connais des détours et des antres secrets.L'oeil plonge sur ce camp de l'un de ces asiles,Où du grand Sarpédon sont les cendres tranquilles.De là nous pourrons voir ce qui se passe ici ;Et ton sort, sans péril, pourra t'être éclairci. Un seul poste franchi, je te réponds du reste.Quelqu'un vient ; tout retard nous deviendrait funeste.Tandis qu'un voile épais couvre encore les cieux,Prenons par ce sentier ; et laisse faire aux Dieux. SCÈNE II. Penthésilée, Hersile. HERSILE. Ô Reine ! Où courez-vous ? Quoi ? Lorsque tout sommeille, Un soin toujours nouveau vous trouble et vous éveille ?La nuit sur tous les yeux verse encor ses pavots. PENTHÉSILÉE. Ah ! Mon coeur est-il fait pour goûter le repos ?Quand Memnon ne vit plus, tu condamnes mes larmes !Amante sans espoir, et Guerrière sans armes ; Prisonnière en ces lieux où j'ai porté l'effroi,Plaisirs, gloire, repos, tout est perdu pour moi. HERSILE. Mais, Madame, un faux bruit vous abuse peut-être :Memnon peut dissiper les regrets qu'il fit naître ;Peut-être, en ce jour même, un rapport plus certain... PENTHÉSILÉE. Non, mon époux n'est plus ; tu me flattes en vain.Hersile, c'en est fait ; ma disgrâce est comblée :Eh ! Quelle attente encor flattait Penthésilée ?[Note : Thétis : nymphe marine (néréide), mère d'Achille.]Dans ce combat sanglant, où le fils de Thétis[Note : Pâris : fils de Priam enleva Hélène, et fut cause par-là de la guerre de Troie. [T]]Vainqueur, a succombé sous le fer de Pâris ; Où du barbare Ajax je devins prisonnière ;J'ai vu Memnon mourant couché sur la poussière,Témoin infortuné de mon cruel destin,Lever sur moi les yeux... les refermer soudain !Et ton zèle aujourd'hui veut que la Renommée, M'ait, du bruit de sa mort, faussement alarmée ;Que, privée à jamais du plaisir de le voir,Crédule, je nourrisse un inutile espoir. HERSILE. Eh bien ! Abandonnez cette douce espérance ;Des Destins irrités accusez l'inclémence. J'approuve ces regrets, ces soupirs, ces sanglots,Légitime tribut aux cendres d'un Héros.Mais parmi les chagrins que cette perte entraîne,Auriez-vous oublié les devoirs d'une Reine ?Songez à ces vertus ; rappelez ces exploits, Qui d'une sexe orgueilleux font respecter vos lois.Vous pleurez un Héros que la gloire environne :Concevez des regrets dignes d'une Amazone ;A votre Peuple entier, faites-les partager ;Et si Memnon n'est plus, vivez pour le venger. PENTHÉSILÉE. Oui, je te vengerai, chère ombre que j'atteste !Je soutiendrai le jour dans cet espoir funeste ;Et je ne sortirai de ces indignes fers,Que pour venger ma honte aux yeux de l'Univers.[Note : Scamandre : un fleuve côtier de Troade et le dieu-fleuve.]Ah ! que faisais-je, Hersile, aux rives du Scamandre ? J'ai vu Memnon périr, et n'ai pu le défendre.Où m'emportait ailleurs la fureur des combats ?Je n'ai pu, cher Memnon, prévenir ton trépas. L'impitoyable Ajax, si près de leur aurore,A moissonné les jours du Héros que j'adore ! Tigre altéré de sang ! Quand pourra ma fureurÉteindre dans le tien ta rage et ma douleur ? HERSILE. Ajax puise en vos yeux la fureur qui l'irrite ;A vous persécuter, votre beauté l'excite ;Et malgré votre haine, et malgré vos regrets, Vous-même avez flatté ses amoureux projets.Devez-vous espérer qu'il demeure tranquille,Lui, qui de votre hymen... PENTHÉSILÉE. Lui, m'y contraindre, Hersile !Avant qu'un tel lien nous assemble tous deux,La mort, la mort viendra me soustraire à ses feux. Écoute ; et désormais connais-moi toute entière.Je voulais me venger ; mais j'étais prisonnière.Sans armes, sans appui, sans espoir de retour,Je dépendais d'Ajax ; je flattai son amour.Mais je lui vendis cher une espérance vaine ; Et mes feintes bontés l'immolaient à ma haine.Tantôt d'un fier chagrin affectant la rigueur,Je détruis d'un seul mot son fragile bonheur ;Tantôt d'un front serein recevant son hommage,Pour l'éloigner de moi, je flatte son courage. Deux lions furieux ravageaient Ténédos.Les Héros, tu le sais, de Mycène et d'Argos,Rebutés du péril, renonçaient à la gloireQu'offrait à leur valeur une noble victoire :J'excite à cet exploit mon farouche Vainqueur. Ajax vole aussi-tôt mériter cet honneur.Il va bientôt, rempli d'un superbe attente,Déposer à mes pieds sa dépouille sanglante ;Attester ma parole, et, d'un regard cruel,Me prescrire la loi de le suivre à l'autel... Et moi, de ses projets je confondrai l'audace.Je saurai me soustraire au Sort qui me menace ;Et, bravant le pouvoir d'un Vainqueur irrité,Appesantir le joug où je tiens sa fierté.Ce superbe tyran, ce Courage indocile, Cet Ajax indompté, tu le verras, Hersile,A mon char enchaîné par un secret pouvoir,Gémir dans les langueurs d'un éternel espoir. HERSILE. Ah ! Devez-vous penser qu'une aveugle tendresseLe ramène toujours au piège qu'on lui dresse ? L'Amour a-t-il sans cesse un bandeau sur les yeux ?Bientôt vous reverrez un amant furieuxDe vos projets sur vous renversant l'édifice,S'affranchir des rigueurs dont il fut le complice.L'imprudence, ou le temps, dévoilera votre art. Il verra son erreur. PENTHÉSILÉE. Il la verra trop tard.Ma fierté, sa faiblesse, et même cette injure,Contre tout son dépit en secret me rassure. L'espoir qui l'a séduit, le trompera souvent :Ajax est dans le piège engagé trop avant. Je vais mettre à profit son indiscrète ivresse ;AJe veux plus loin encore amener sa tendresse.Quoi donc ? À la terreur on me verrait céder !Ah ! Je risquerais trop à ne rien hasarder.Contre nous dans ce camp je vois ce qui se passe. HERSILE. Je sais qu'on vous redoute. PENTHÉSILÉE. Et moi, qu'on nous menace.On parle de complots, de sang prêt à couler,D'un oracle inhumain, qu'on craint de révéler.J'ignore quels forfaits Calchas médite, Hersile ;Mais du sein de la tombe on interroge Achille. Que dis-je ? De nos maux le triste enchaînement ;Anténor vers les Grecs député vainement ;L'instant toujours lointain de notre délivrance ;[Note : Atride : Nom donné aux descendants d'Atrée, spécialement à ses deux petits-fils, Agamemnon et Ménélas.]Le sombre ennui d'Atride, et son morne silence ;Ulysse enfin, cruel et perfide en tout temps : Tout n'offre à mon esprit que noirs pressentiments.Je vois d'affreux revers... mais j'ose les attendre :Le Sort peut me poursuivre, et non pas me surprendre.Il faut qu'Ajax me serve à repousser ces coups.Assurons-nous d'un Grec, pour mieux les perdre tous. Jetons entre eux et lui des semences de haines :Rendons et ma vengeance et sa chute certaines.L'Enfer même, l'Enfer seconde mes transports.Puisqu'Achille n'est plus ; puisqu'enfin chez les morts,Pâris et les Destins l'ont forcé de descendre, Que les malheurs des Grecs renaissent de sa cendre !Que son Armure ici sème encor la terreur ;Qu'elle excite des Chefs la jalouse fureur ;Et que ce même Ajax, du courroux qui m'anime,Soit l'instrument aveugle, et bientôt la victime ! HERSILE. Juste Ciel ! Quels projets ! J'en frémis ; mais pour vous. PENTHÉSILÉE. Ne plains, ne plains qu'Ajax. Il vient : fuis ; laisse-nous. SCÈNE III. Penthésilée, Ajax, Arcas. AJAX. Madame, un prompt succès devant vous me ramène,J'ai combattu pour vous ; la gloire était certaine.Fier de vous obéir, j'ai traversé les flots : [Note : Ténédos : Appelée par les turcs Bokhtcha-Adassi, île de l'archipel, en face de l'ancienne Troade, près et au sud-ouest des Dardanelles. Virgile suppose que les grecs feignirent de quitter TRoie en laissant sur le rivage le cheval de bois, allèrent se cacher dans cette île. [B]]J'ai d'un fléau cruel délivré Ténédos.Aux monstres indomptés dont elle a craint la rage,J'ai fait sentir le joug, et subir l'esclavage.Dans ce camp par mon ordre à ma suite amenés,A traîner votre char, je les ai destinés. Vous savez quelle attente occupe ma tendresse :Venez aux yeux des Grecs remplir votre promesse ;Venez, vous soumettant à des liens plus doux,Dans Ajax triomphant reconnaître un époux. PENTHÉSILÉE. J'ai promis, et mon âme a peine à s'en défendre ; Tant d'épreuves, Seigneur, me pressent de me rendre :Leur voix se fait entendre à mon coeur agité...Et trouble un autre espoir, dont il s'était flatté. AJAX. Ainsi donc vainement j'ai cru vous satisfaire ;En vain j'ai combattu, j'ai vaincu pour vous plaire ! Par d'éternels délais abusant mon ardeur... PENTHÉSILÉE. Eh ! Quels délais nouveaux ai-je exigés, Seigneur ?Quel soin, quel vain soupçon vous tourmente sans cesse ?Nous touchons à l'instant qu'a fixé ma promesse.Vous êtes de mes jours arbitre souverain, Et le sort des combats vous soumet mon destin.Quelques voeux que d'Ajax forme la prisonnière,Vous pouvez refuser d'écouter sa prière.Je dois, je le sais trop, obéir au vainqueur.Quels droits enfin croirais-je avoir sur votre coeur ? Je suis votre captive ; et les Dieux... AJAX. Non, cruelleIl vous faut jusqu'au bout prouver mon triste zèle.Abusez sur mon coeur de ce fatal pouvoir.Parlez ; expliquez-vous : quel était cet espoir ? PENTHÉSILÉE. Peut-être un autre temps me sera plus propice : N'en parlons plus, Seigneur. AJAX. Ô rigoureux supplice !Ingrate... au nom des Dieux, Madame, expliquez-vous.Eh ! Quoi ? Voulez-vous voir Ajax à vos genoux ? PENTHÉSILÉE. Seigneur ! Que faites-vous ? Et quel oubli funeste ! AJAX. Ah ! Je sais vos rigueurs, et j'en prévois le reste. De votre haine en vain vous couvrez la moitié :Je conçois tout l'excès de votre inimitié.Content de vous servir, j'étais prêt à tout faire ;J'eusse immolé ma vie au désir de vous plaire ;Et vous, ingénieuse à me désespérer, Vous me parlez de voeux, qu'il me faut ignorer !Ce que vous désirez, vous n'osez m'en instruire !Sur mon coeur, dites-vous, vous n'avez plus d'empire !Barbare ! PENTHÉSILÉE. Eh bien ! C'est trop hésiter en effet.Rassurez-vous, Seigneur, vous serez satisfait. Puisque vous le voulez, je romprai ce silence.Un prix, je l'avouerai, flattait mon espérance :Penthésilée encor l'ose attendre de vous ;Vous-même, en me l'offrant, en deviendrez jaloux.Votre gloire, Seigneur, loin d'être ici blessée, Au succès de mes voeux, est même intéressée.Le compagnon d'Ajax a vu les sombres bords ;Le redoutable Achille a passé chez les morts :Mais il laisse après lui cette armure fatale,Illustre objet des voeux de la Grèce rivale. À quel autre qu'Ajax ces honneurs sont-ils dus ?Qui doit les demander, quand Achille n'est plus ?Briguez cette dépouille, et faites-en la vôtre.Quel triomphe aujourd'hui nous attend l'un et l'autre ;Vous, rival de vingt rois, de l'obtenir sur tous ; Et moi, Seigneur, et moi, de la tenir de vous ! AJAX. Oui, je cède, Madame, au charme qui m'attire ;À votre volonté, sans doute, il faut souscrire ;Sans fruit, peut-être encor, courir à cet honneur,Et toujours différer l'instant de mon bonheur. PENTHÉSILÉE. Vos reproches enfin excitent ma colère.Vous êtes informé de ce qui peut me plaire,Seigneur. Je veux tenir tout ce que j'ai promis.Ma main peut être à vous ; vous savez à quel prix. Elle sort. SCÈNE IV. Ajax, Arcas. AJAX. Dieux !... Suis-je encore Ajax ?... Ai-je tant de faiblesse ? Ah ! Si de sa raison mon âme était maîtresse ;Et si, contre l'amour justement révolté,Mon coeur n'écoutait plus qu'une mâle fierté !...Tu l'as vu, cher Arcas, à quel point on m'outrage. ARCAS. Quittez, quittez, Seigneur, un indigne esclavage ; Vengez-vous, par l'oubli, de ses traîtres appas.Privez-vous de la voir. AJAX. Que je m'en prive, Arcas !Ah ! Mon âme à son joug est trop assujettie ;Sa puissance sur moi s'est trop appesantie.Il faut l'aimer toujours, et remplir mon destin. Il faut... Mais cependant elle m'offre sa main.Je ne suis point pour guide une apparence vaine,Et j'en ai pour garant sa parole certaine. ARCAS. On vous trompe, Seigneur ; et bientôt, pour tout fruit... AJAX. Arrête ! Épargne au moins l'espoir qui m'a séduit. Si de ce songe heureux mon âme est enivrée,Ne m'est-il pas permis d'en chérir la durée ?Pourquoi veux-tu, cruel, m'envier une erreur,Qui, de mes sens troublés, peut faire le bonheur ?...Mais parle ; qui t'a dit qu'un indigne artifice, Préparé contre Ajax, en secret le trahisse ?Comment justifier tes soupçons indiscrets ?Qui t'a pu, de la Reine, apprendre les projets ?D'où les sais-tu ? Pourquoi la noircir de ce crime ? ARCAS. Seigneur, votre intérêt est tout ce qui m'anime : C'est son zèle pour vous qui fait parler Arcas.Puisqu'il vous a déplu... AJAX. Non ; ne me quitte pas.Prête encor ton secours à mon âme troublée.Parle-moi... de ce trouble, et de Penthésilée.Ai-je donc en effet mérité son dépit ? Ami, pour l'irriter, qu'ai-je fait, qu'ai-je dit ?Mais qu'importe, après tout ; si, malgré sa colère,Elle me laisse encore assuré de lui plaire ?Non, la Reine n'a point prétendu me braver ;Par un dernier service elle veut m'éprouver. Il faut la contenter ; l'entreprise est facile :Allons mettre à ses pieds la dépouille d'Achille.Cet hommage éclatant séduira son orgueil ;De ses dédains, crois-moi, ce prix sera l'écueil.Ô trop heureux Ajax, quelle sera ta joie ! Arcas, tu vois l'ivresse où mon âme est en proie ;Ajax, à ses transports, ne peut se refuser.Suis-moi... Mais crains, surtout, de me désabuser. ACTE II SCÈNE PREMIÈRE. Agamemnon, Ulysse. ULYSSE. Vous m'évitez, Seigneur ! Ne puis-je enfin connaîtreD'où naît ce sombre ennui que vous faites paraître ? De quels chagrins nouveaux en secret agité,N'osez-vous avec moi parler en liberté ?Ne puis-je, au Chef des Grecs, offrir qu'un vain service ?Agamemnon craint-il de consulter Ulysse ? AGAMEMNON. Je suis chef de vingt rois ; mais d'un titre si beau, Croyez-vous que l'honneur balance le fardeau ?Ce sceptre si vanté n'est pas ce que l'on pense :De son repos Atride a payé sa puissance.Pour conserver le grade où le sort m'a porté,Vous savez de quel sang l'orgueil l'a cimenté. Encor, si d'un tel prix achetant cet Empire,J'étais maître en effet dans ce rang qu'on admire !Mais, dois-je l'avouer ? Le triste AgamemnonObéit à Calchas, et n'est Roi que de nom. ULYSSE. Qu'entends-je ? AGAMEMNON. Ce qu'en vain je me cache à moi-même. Calchas usurpe ici l'autorité suprême,Oppose à mes décrets les décrets éternelsEt renverse le trône à l'abri des autels. ULYSSE. Quoi ? Seigneur ! Un sujet, soigneux de vous déplaire,Forme, de vous braver, le projet téméraire ! Quel est donc l'attentat qu'il médite aujourd'hui ? AGAMEMNON. Ulysse ! Soyez juge entre un monarque et lui.Dans ce combat cruel, où la parque ennemieDu plus vaillant des Grecs osa trancher la vie,On fit cent prisonniers sur les Troyens vaincus... Vain dédommagement d'Achille, qui n'est plus !Dix jours s'étaient passés depuis ce jour funeste.J'allais, d'Achille mort, honorer ce qui reste ;J'allais mander les chefs ; quand le Roi d'IlionM'a fait, de ces captifs, proposer la rançon. Je daigne y consentir : même, au nom de la Grèce,À l'envoyé Troyen j'engage ma promesse ;Je cours, aux yeux des Grecs, la faire exécuter...Mais l'insolent Calchas est venu m'arrêter ;Et d'un respect forcé, colorant son audace : « Fils des Dieux, a-t-il dit, redoute leur menace ! Le Ciel a disposé des captifs Phrygiens ;Son courroux te défend de briser leurs liens.Achille les réclame ; et veut que sur sa tombe,[Note : Hécatombe : Sacrifice de cent boeufs et d'un grand nombre de victimes. [L]]Tout leur sang aujourd'hui coule au lieu d'hécatombe. » ULYSSE. Juste Ciel !... Mais, Seigneur, qu'avez-vous résolu ? AGAMEMNON. Ou ce sceptre est armé d'un pouvoir superflu,Ou, d'un juste courroux, apaisant le murmure,Le vil sang du rebelle expira cette injure.Et l'armée et les Dieux le protègent en vain. ULYSSE. Seigneur, puisse le Ciel détourner ce dessein !Vous le savez, le peuple en son zèle est extrême ;Il révère en Calchas, et les Dieux, et vous-même :Et le peuple, à la mort, verrait mener Calchas ! AGAMEMNON. C'est vous qui prononcez l'arrêt de son trépas. Vous m'apprenez enfin que je me fais justice,Qu'il croit braver ma haine, et qu'il faut qu'il périsse,Sa mort sera le prix de sa témérité :Elle importe à la Grèce, à ma sécurité.Quoi ? Craindrai-je toujours les oracles d'un prêtre ? Verrai-je à chaque instant les tumultes renaître ?Vingt rois souffriront-ils que tout le camp troublé,Méconnaisse ma voix quand Calchas a parlé ?À cette indignité c'est trop longtemps descendre.Croirez-vous ce qu'au Peuple il prétend faire entendre : « Que le sombre avenir se dévoile à ses yeux ;Que lui seul est admis dans le Conseil des Dieux ;Et que, de leurs décrets, heureux dépositaire,Tout ce qu'il ose dire, il faut qu'on le révère ? » ULYSSE. Non. Je n'encense point, d'un culte aveugle épris, La superstition, objet de vos mépris.J'ai moi-même autrefois, arrêtant ses conquêtes,Bravé ses foudres vains, suspendus sur nos têtes.[Note : Ithaque : Une de sept île ionnienne, entre Céphalonie et Sainte-Maure. (...) Ithaque fut avec Dulichium le royaume d'Ulysse. [B]]Je la bannis d'Ithaque ; et nos tristes autelsNe furent plus souillés par le sang des mortels. Je confondis l'orgueil et les fables des prêtres.L'indiscret interprète eut le destin des traîtres.Le mensonge et l'erreur, de leur chute effrayés,[Note : Crète : Grande île de la Méditerranée, située vis-à-vis de l'ouverture de la mer Egée. Primitivement cette île fut gouvernée par des rois, au nombre desquels on compte Minos et Idoménée qui vivait au temps de la guerre de Troie. [B]]Idoles de la Crète, y furent renvoyés.Mais, de mes longs travaux, je jouissais à peine, Quand le peuple indocile, au sortir de sa chaîne,Et de tous ses remords à la fois délivré,Voulut braver son roi, qui l'avait éclairé.Il fallut, à mon tour, appeler les prodiges,Ramener le vulgaire aux antiques prestiges, Le traîner aux autels que ma main lui ravit,Et le rendre à l'erreur, qui seule l'asservit.Songez-y ; n'allez pas, ardent à vous détruire,En immolant Calchas, exposer votre Empire,Eh ! Quel frein retiendra le soldat mutiné, Si par le fanatisme il n'est plus enchaîné ? AGAMEMNON. Ainsi, je souffrirai que celui qui m'offenseOse accuser bientôt ma haine d'impuissance ;Qu'un pouvoir étranger le dérobe à mes coups ;Et je n'aurai montré qu'un stérile courroux ! ULYSSE. Mais Calchas, en effet, prétend-il vous déplaire ?Écoutez moins, Seigneur, une aveugle colère ;Voyez quel est l'état où nous sommes réduits.Du superbe Ilion les murs sont-ils détruits ?Qu'ont servi ces vaisseaux dont la mer est couverte ? Achille, sur ces bords, a rencontré sa perte.Le courage des Grecs, par lui seul animé,Dans la tombe, avec lui, semble être renfermé.Ajax, qui seul ici peut remplacer Achille,Ajax n'exerce plus qu'un courage inutile. [Note : Scythes : La Bible fait descendre les Scythes de Magog, fils de Japhet. Établis dabord sur l'Arxa, et l'Iaxarte, ils étendirent au loin leurs conquêtes, soumirent une partie de l'Europe et de l'Asien tinrent pendant 28 ans l'Asie Mineure sous leur joug (634-596), et pénétrèrent jusqu'en Égypte. Les plus grands conquérants Cyrus, Darius Ier, Alexandre, tentèrent en vain de les dompter.]Une Scythe l'entraîne ; et son bras désormaisNe se fait plus sentir qu'aux monstres des forêts.Tout le reste du camp s'abandonne à la crainte.Tantôt, contre les rois, il s'échappe à la plainte ;Et tantôt, observant un silence profond, [Note : Hellespont : Détroit [de 2 Km de large] qui unit le mer Egée à la Propontide et sépare l'Europe de l'Asie, doit son nom à la mort tragique d'Hellé. [B]]Le soldat consterné regarde l'Hellespont.Mais un appui vous reste en ce péril extrême. AGAMEMNON. Et cet appui, Seigneur, quel est-il ? ULYSSE. Calchas même.Refusez-vous de voir par quels secrets desseinsIl demande le sang des prisonniers Troyens ? Il veut, par une loi sanguinaire, inhumaine,Des deux Peuples rivaux, ressusciter la haine ;Contraindre nos Soldats à n'espérer jamais,Des Troyens outragés, de traités ni de paix.N'en doutez point, Seigneur, l'appareil qu'il apprête, De Troie, à vos désirs, assure la conquête.Ce sang va devenir le signal des combats,Où les Grecs, à l'envi, vont courir sur vos pas.Pourriez-vous craindre encore, à vous même contraire,D'approuver, de Calchas, la rigueur salutaire ? Le rivage d'Aulide, en un péril moins grand,Vous a-t-il vu vous-même épargner votre sang ? AGAMEMNON. Il suffit ; de Calchas j'emploierai le service.Achevez, par ses mains, ce fatal sacrifice ;Prince ! À le condamner je n'ai plus d'intérêt : Calchas est innocent, puisqu'il vous le paraît.Cependant, avant tout, prenez soin que l'armée,De nos desseins secrets, ne soit point informée ;Qu'aucun bruit n'en parvienne au Monarque Troyen ;Et que, des prisonniers, l'espoir et le soutien, Anténor, dès ce soir, retourne vers son maître.C'est lui qui vient à nous ; ne faisons rien connaître. SCÈNE II. Agamemnon, Ulysse, Anténor. ANTÉNOR. Seigneur ! Priam sans doute a lieu d'être surpris.Des soupçons trop fondés ont ému les esprits.Après tant de délais, que voulez-vous qu'on pense ? Qui peut des Phrygiens retarder l'espérance ?Quand je vins, des captifs, proposer la rançon,Je reçus pour garant la foi d'Agamemnon.Je sais trop qu'un grand Roi ne peut songer à feindre ;Et ce n'est pas de vous que je prétends me plaindre. Ah ! Si vous ne suiviez que vos propres conseils !...Mais toujours les flatteurs entourent vos pareils :Et tel m'écoute ici, que je pourrais confondre. ULYSSE, à Agamemnon. On m'attaque, Seigneur ; c'est à moi de répondre.De quoi m'accuse-t-on ? De mon zèle pour vous ! Pour qui l'a recherché, ce reproche est bien doux.De mes soins vigilants, Troie enfin se méfie ;En voulant me noircir, elle me justifie. À Anténor.Prince ! De nos traités vous blâmez la lenteur ;Ce délai vous irrite : appelez-m'en l'auteur. Loin de désavouer un soupçon qui m'honore,Je veux, même à vos yeux, le confirmer encore.Lorsque envoyé vers nous des remparts d'Ilion ;Vous vîntes, des captifs, nous offrir la rançon,C'est moi, je l'avouerai ; moi, dont la prévoyance Vous avait, de nos chefs, ôté la confiance.J'eus mes raisons, Seigneur, que vous n'ignorez pas ;Et si, de mes conseils, on eût fait plus de cas,Si l'armée, à mes voeux, eût daigné condescendre,On vous eût renvoyé sans vouloir vous entendre. Eh ! Quels sont ces captifs que vous redemandiez ?L'élite des Troyens et de leurs alliés ![Note : Phrygie : région de l'Asie Mineure dont les bornes ont beaucoup varié. La Phrygie primitive s'étendait le long de la mer depuis l'embouchure du Méandre jusque près de celle du Parthénius, et par conséquent était baignée par trois mers : mer Égée, La Pronpontide, le Pont Euxin. [B]]Cinq enfants de Priam, l'espoir de la Phrygie !Une Reine, l'amour et l'effroi de l'Asie !Leur liberté, Seigneur, vous-même en conviendrez, Est sans doute au dessus du prix que vous offrez ;Et, pour m'expliquer mieux, quand on tient de tels gages,La politique veut qu'on les garde en otages. ANTÉNOR. Ô Ciel ! Ce que j'entends se peut-il concevoir ?Des Rois à qui le Ciel a remis son pouvoir, Oseront-ils braver les droits et la justice ?Ah ! Seigneur ! Cette fois, pourrez-vous croire Ulysse ? AGAMEMNON. Ces intérêts, Seigneur, exigent d'autres temps.Je dois donner ce jour à des soins importants.Les Grecs, d'Achille mort, vont disputer l'armure ; Trop de retardement vous tiendrait lieu d'injure :Retournez vers Priam. Bientôt, par mes Guerriers,Je lui ferai savoir le sort des Prisonniers. ANTÉNOR. Princes ! J'ai donc vers vous rempli mon ministère. À part.Partons ; mais, avant tout, pénétrons ce mystère. Il sort. ULYSSE. Seigneur, les Chefs des Grecs portent ici leurs pas. SCÈNE III. Agamemnon, Ulysse, Chefs des Grecs. AGAMEMNON. Venez, nobles Guerriers, vengeurs de Ménélas !Tessandre ; Diomède ; Adraste ; Idoménée ;Sténèle, digne sang du fameux Capanée ;Et vous, Roi d'Épidaure ; et vous, Roi de Samos ; Et tout ce que la Grèce a d'illustres héros !La mort nous a ravi celui dont le courage,De nos heureux succès, fut le plus sûr présage.Les Dieux dont il sortait, l'enviaient aux mortels :Il partage aujourd'hui leur gloire et leurs autels. Gardons-nous de pleurer le vainqueur du Scamandre :L'encens est le tribut que l'on doit à sa cendre.Son grand coeur nous défend de l'oser regretter ;Honorons mieux Achille : osons tous l'imiter.À l'envi, cependant, célébrons sa mémoire ; Autour de son tombeau, combattons pour sa gloire. Que la force et l'adresse y disputent l'honneur :Les armes du héros sont le prix du vainqueur ;Consacrons-lui ce jour que les traités nous laissent ;Demain la trêve expire, et les dangers renaissent. Sortons ; et que chacun coure se préparer.[Note : Lice : Champ clos, carrière où combattaient les anciens chevaliers, soit à outrance, soit par galanterie dans les joutes te les tournois. [F]]Dans la lice, avec vous, je veux moi-même entrer.Mais Ajax vient à nous. SCÈNE IV. AAgamemnon, Ajax, Acteurs précédents. AJAX. Chef des Rois de la Grèce !Il est temps que l'effet suive votre promesse.Vous le savez ; Ajax a longtemps refusé L'inestimable don qui lui fut proposé.Fier de servir les Grecs sans nulle autre espérance,Il a toujours trompé votre reconnaissance.Mais l'honneur que de vous il attend aujourd'hui,Est digne enfin, Seigneur, et de vous et de lui. C'est l'armure d'Achille où prétend mon courage.Je dédaigne l'éclat de tout autre avantage.Le premier de mes voeux me dut être accordé :J'ai désiré ce prix, et je l'ai demandé. AGAMEMNON. Prince ! De mes regrets j'avouerai l'impuissance ; Et quand le sort s'oppose à ma reconnaissance,Je n'aurai point recours aux vains déguisements :Un obstacle invincible enchaîne mes serments.Tous nos chefs assemblés par mon ordre suprême,Vont célébrer des jeux annoncés par moi-même : Tous y portent l'espoir dont vous êtes épris ;Et les armes d'Achille en sont le digne prix.Mais remettre aux combats le sort de cette armure,À la valeur d'Ajax ce n'est point faire injure ;Et si, pour l'acquérir, il faut être vainqueur, Nul ne peut mieux que lui prétendre à cet honneur. AJAX. Écartez ces détours, dont j'entrevois la cause.Je conçois quel obstacle, à mes désirs, s'oppose.Votre coeur, contre moi, dès longtemps irrité,Frémit au souvenir de ma noble fierté. Mon aspect, en ces lieux, vous rappelle sans cesseQue je vous disputai l'Empire de la Grèce,[Note : Eurotas : Petite rivière de Laconie, arrosait Sparte et se jetait dans le golfe Laconique. [B]]Quand ses Rois, accourus aux bords de l'Eurotas,Prétendirent venger l'affront de Ménélas.De là ce sombre accueil, ce front triste et sévère. D'un refus odieux, faites moins de mystère.Loin d'être humilié par d'injustes mépris,Je remonte à leur source, et je m'en applaudis.Que d'autres, à leur gré, vous vendent leur suffrage ;Ajax, à ses pareils, ne sait point rendre hommage : Et quelque titre ici qui vous puisse éblouir,J'y viens chercher la gloire, et non vous obéir. AGAMEMNON. Pourquoi me rappeler que votre altière audaceOsa jadis, en vain, me disputer ma place ? Dans Sparte, votre égal ; ici, Chef de vingt Rois, J'excuse votre orgueil, et compte vos exploits.Ils me font oublier un discours qui m'outrage :Je ne me souviens plus que de votre courage.Si les armes d'Achille ont de quoi le tenter,La carrière est ouverte : on peut s'y présenter. Sortons, Princes ! SCÈNE V. AJAX, seul. Eh ! Quoi ? Faut-il que je m'abaisseÀ disputer ce prix aux Guerriers de la Grèce ;Eux qui, dans les horreurs de nos derniers combats,N'ont souvent fui la mort qu'à l'ombre de mon bras ?...Mais qu'importe ? Écartons un scrupule frivole. Penthésilée attend l'effet de ma parole :Allons ; et, fallût-il le disputer aux Dieux,Par ce nouveau succès, courons plaire à ses yeux. ACTE III SCÈNE PREMIÈRE. Penthésilée, Hersile. PENTHÉSILÉE. Hersile, mes regards te cherchaient dans la plaine. HERSILE. Quel intérêt pressant vers ces lieux vous ramène ? L'heureux Ajax si-tôt ?... PENTHÉSILÉE. Il touchait au succès.Il courait à sa perte en servant mes projets.Son bras, de ses rivaux, confondant l'espérance,Hâte l'instant fatal, marqué pour ma vengeance.À peine la trompette éclatait dans les airs, Et déjà commençaient les funèbres concerts.Mille et mille guerriers, excités par la Gloire,Allaient, d'Achille mort, consacrer la mémoire,Et disputer entre eux, dans les champs de l'honneur,L'armure du Héros, destinée au vainqueur. Ulysse, Proténor, Adraste, Idoménée,Brûlaient de signaler cette grande journée :Et le bouillant Ajax, de m'obéir, jaloux,Les mesurait des yeux, et les défiait tous.Il ne peut contenir sa fière impatience. Il presse le signal, et le combat commence.Le dirai-je ? On lisait, sur son front inhumain,L'espoir injurieux de s'asservir ma main...Combien l'effet, Hersile, est loin de son attente !Va, crois-moi : cet orgueil, cette joie insultante, Ce long amas d'honneurs et de succès divers,Vont enfin, sur sa tête, appeler les revers.[Note : Brigue : Désir ambitieux qu'on a d'obtenir quelque charge [responsabilité ou propriété rémunératrice] ou dignité, où l'on tâche de parvenir plus par adresse que par mérite. [F]]Déjà l'obscure brigue ose noircir sa vie.J'ai vu dans tous les cours la douleur et l'envie.Ajax est né superbe ; Ajax a contre lui Tous ces mêmes guerriers dont son bras est l'appui :Le jaloux Ménélas ; le fougueux Diomède ;Ulysse dont la haine a perdu Palamède.Qu'Ajax triomphe, Hersile, à leurs yeux éperdus :Encor cette victoire, et je ne le crains plus. Conçois, de tous les Grecs, quel sera le murmureQuand d'Achille, à mes pieds, Ajax mettra l'armure.Peins-toi ce nouveau crime indignant ses rivaux,Et déjà la Discorde agitant ses flambeaux.C'est parmi ces fureurs, c'est du sein de ces haines, Que va luire l'instant qui doit briser nos chaînes.Grâce au Ciel ! J'entrevois la fin de nos malheurs ;Et la Grèce, aux Troyens, va donner des vengeurs.Anténor cependant devait ici se rendre ;De la plaine à l'instant j'accourais pour l'entendre... Toi, ne néglige rien ; va voir de qui le Sort,Dans ce combat fatal, couronnera l'effort. Hersile se retire. SCÈNE II. PENTHÉSILÉE, seule. Mais quoi ? N'entends-je pas le cri de la Victoire ?Pour qui ces chants guerriers, consacrés par la Gloire ?..Le fils de Télamon triomphe en ce moment. C'est lui... Dieux ! Sur son front, quel triste abattement ! SCÈNE III. Penthésilée, Ajax. AJAX. Ô Reine ! En frémissant, apprenez ma disgrâce.La Fortune envieuse a trahi mon audace.Les Dieux n'ont pas permis qu'Ajax pût, devant vous,S'offrir, couvert du prix dont vos yeux sont jaloux. Un seul de cent rivaux ; ô trop sensible injure !Un seul, à mes efforts, vient d'enlever l'armure.Du moins vaillant des Grecs, d'un guerrier sans honneur,L'absence du péril a ranimé l'ardeur.Ulysse, de la ruse, a saisi l'avantage ; Et l'adresse aujourd'hui triomphe du courage.Non que, d'un plein succès, son effort soit suivi ;Tout espoir, à mes voeux, n'est point encor ravi.Mais les Dieux entre nous partagent la victoire ;Et je me vois contraint de lui céder ma gloire, Ou de lui disputer, dans le Conseil des Rois,La dépouille d'Achille, et le fruit des exploits. PENTHÉSILÉE. Ô Ciel ! Qu'ai-je entendu ? Quel surprenant langage !Ajax n'est point vainqueur ! AJAX. Je l'avoue avec rage.Ce jour a fait ma honte ; et mon zèle imprudent, Dans le plus vil des Grecs, me donne un concurrent.Daignez, daignez, Madame, affranchir ma promesse ;Rougissez avec moi de l'affront qui me blesse.Songez qu'un prix qu'Ulysse a pu me disputer,N'a plus rien dont l'éclat ait droit de me tenter. PENTHÉSILÉE. Quoi ? Vous pourriez souffrir que ce faible adversaireRavît un bien qu'Ajax a brigué pour me plaire !Allez, Seigneur, allez dans le Conseil des RoisDemander cette armure, et défendre vos droits. AJAX. Contre Ulysse ! Qui moi ? L'espérez-vous, Princesse ? Pourriez-vous exiger ?... PENTHÉSILÉE. Rien, que votre promesse. AJAX. Ah ! Donnez-moi, Madame, un plus digne rival,Qui du moins, en valeur, puisse être mon égal.Épargnez un outrage à ma gloire indignée...Récompensez ma foi, trop longtemps dédaignée ; Et gardez-vous de mettre un prix injurieuxÀ cet espoir charmant d'un hymen glorieux.Dans ces délais cruels, je ne saurais plus vivre.Venez ; et qu'aux autels... PENTHÉSILÉE. Oui, vous pouvez m'y suivre.Venez, aux yeux des Grecs, m'y jurer votre ardeur : Portez-y vos serments ; les miens sont prêts, Seigneur.Mais ce ne sont plus ceux que vous pouviez attendre ;Votre coeur sur le mien n'a plus rien à prétendre.L'éclatant désaveu que je reçois de vous,Me rend toute à ma gloire, ainsi qu'à mon courroux. Je vais à ces autels, où la fureur m'entraîne,Vous faire le serment d'une immortelle haine.J'attesterai les Dieux de l'invincible horreurQue ce nouvel affront fait revivre en mon coeur.Non, ce n'est point à vous que ma main fut promise. J'en avais fait le prix d'une illustre entreprise.J'en dus récompenser le plus grand des héros,Le fils de Télamon, vainqueur de ses rivaux,Le favori des Dieux, le successeur d'Achille ;Et non l'amant timide à ma gloire inutile, L'amant faible et sans foi, qui cherche à me trahir,Qui semble craindre Ulysse, et n'ose m'obéir.N'attends plus rien de moi, traître, après ton parjure !Ce n'est plus à tes soins que je devrai l'armure ;Tes rivaux, mieux que toi, rempliront mon espoir : Pour trouver un appui, je n'ai qu'à le vouloir.J'exciterai ces chefs à venger une Reine :J'épouserai celui qui servira ma haine ;Celui qui, de mes mains, faisant tomber mes fers,Abolira ma honte aux yeux de l'Univers. AJAX. Oubliez-vous, Madame, en tenant ce langage,Qu'Ajax impunément ne souffre point d'outrage ?J'ai droit à votre main ; j'aime ; je suis vainqueur ;Et je pourrais un jour écouter ma fureur.Craignez mon désespoir, craignez vos injustices. C'est trop, c'est trop, cruelle, endurer vos caprices.Puisque de vous servir je me suis fait la loi,N'espérez plus d'époux, ni de vengeur, que moi.Non, non. N'attendez point qu'un autre vous délivre :Cet honneur m'appartient ; cet espoir doit me suivre. Quel obstacle, en effet, pourrait ne pas céderAu désir de vous plaire et de vous posséder ?Eh ! Quel autre mortel oserait y prétendre ?Ajax doit seul pour vous, seul peut tout entreprendre.Ce sont-là les seuls droits que j'ai sur votre coeur : Me les envieriez-vous ? PENTHÉSILÉE. Méritez-les, Seigneur. AJAX. N'en doutez point ; je vais, je cours vous satisfaire. SCÈNE IV. PENTHÉSILÉE, seule. Fortune ! À tous mes voeux, Divinité contraire ;Toi qui du Sort aveugle accomplis les décrets,Jusqu'à quand prétends-tu traverser mes projets ? Ne te lasses-tu point de tenter mon courage ?Perdrai-je encor l'espoir dont se repaît ma rage ?...Mais que dis-je ? Est-ce à moi d'accuser les Destins ?Je viens de les soumettre à mes heureux desseins.Ô Sort ! J'ai su fixer ta fatale inconstance. À ton gré désormais fais pencher la balance ;Ton caprice incertain ne saurait me tromper ;Et ma vengeance enfin ne peut plus m'échapper.Si tu fais vaincre Ajax ; à trop de haine en butte,L'orgueil de son succès me répond de sa chute : Ou si le choix des Grecs couronne son rival,De tous mes ennemis voici le jour fatal.Déjà, dans tous les rangs, je vois la mort errante ;Et les fureurs d'Ajax vont passer mon attente...Anténor ne vient point ; qui peut le retarder ? C'est lui-même !... Que vois-je ? Il craint de m'aborder.Ah, Prince ! Quel effroi semble ici vous surprendre ? SCÈNE V. Penthésilée, Anténor. ANTÉNOR. Je frémis des malheurs que je viens vous apprendre.Comment vous annoncer ces revers inouïs ! PENTHÉSILÉE. N'hésitez point... mon coeur les a tous pressentis ! Parlez ; quels sont les coups que le sort nous prépare ? ANTÉNOR. Condamnés en secret par un arrêt barbare,Les captifs Phrygiens, aux combats échappés,Bientôt du coup mortel vont tous être frappés. PENTHÉSILÉE. Dieux ! ANTÉNOR. Un Prêtre inhumain vient d'ordonner la fête ; Et le glaive, et l'autel, et le bûcher s'apprête.Un Grec, que j'épargnai dans nos derniers combats,M'a dévoilé l'abîme entrouvert sous vos pas.C'est de lui que je tiens ce secret redoutable.Ulysse ose appuyer ce complot détestable. Demain, la politique et la religionCèlent du sang troyen leur coupable union. PENTHÉSILÉE. Et les foudres vengeurs suspendent leur justice !Et le Ciel souffrirait cet affreux sacrifice ! ANTÉNOR. Madame, je suis seul : mais pour sauver vos jours, Ces jours dont Troie entière attendait son secours ;S'il ne faut que braver le sort le plus funeste... PENTHÉSILÉE. Je vous entends, Seigneur ; épargnez-vous le reste.Je rends grâce à vos soins, dont l'effort généreuxS'offre à me garantir d'un destin rigoureux. Laissez trancher des jours qu'assiège trop d'envie.Tant qu'a vécu Memnon, j'ai pu chérir la vie ;Le trépas m'eût alors fait sentir ses rigueurs :Je n'y vois aujourd'hui qu'un terme à mes douleurs. SCÈNE VI. Penthésilée, Anténor, Hersile. PENTHÉSILÉE. Approche : c'est ici qu'il faut périr, Hersile ! Notre sang va couler sur la tombe d'Achille :C'était-là ce malheur qui nous menaçait tous. HERSILE. Madame ! J'en sais un plus terrible pour vous.Memnon... PENTHÉSILÉE. Memnon, dis-tu ? Ciel ! Où tend ce langage ?Memnon... HERSILE. Reine, armez-vous de tout votre courage. L'époux dont votre amour a pleuré le trépas... PENTHÉSILÉE. Il vit ?... HERSILE. Il va périr sous le fer de Calchas. PENTHÉSILÉE. Hersile ! Soutiens-moi ; la force m'abandonne !...Mais comment croire, ô Dieux ! Ce récit qui m'étonne ?Qui t'a dit qu'il respire, et qu'il soit en danger ? HERSILE. Les fers dont à mes yeux on allait le charger. PENTHÉSILÉE. À Anténor.Est-ce assez, Dieux cruels ?... Ah ! Prince magnanime !Vous que je vois gémir du malheur qui m'opprime,Vous dont mon imprudence a refusé l'appui,J'accepte vos secours, non pour moi, mais pour lui. Toi, poursuis... HERSILE. Dans sa route Hippodamas le guide ;Sa marche avait trompé tous les Guerriers d'Atride ;Jusque vers ces cyprès il avait pénétré :Mais au quartier d'Adraste à peine il s'est montré,Soudain mille clameurs dans les airs retentissent. Nul ne le reconnaît ; mais tous ils l'investissent.On l'entraîne ; j'accours à leurs cris redoublés :Memnon me voit, m'appelle... PENTHÉSILÉE. Eh ! Qu'a-t-il dit ? HERSILE. Tremblez. PENTHÉSILÉE. Prends pitié de mon trouble ; achève... Je frissonne !N'importe, apprends-moi tout. HERSILE. Sachez qu'il vous soupçonne. Jusque dans Ilion un récit imposteurVous dépeignit sensible aux feux de son vainqueur.En proie à ce dépit, dans l'erreur qui l'entraîne,Il venait s'immoler lui-même à votre haine.Un mouvement jaloux excite ce transport : Memnon vous croit coupable, et vient chercher la mort. PENTHÉSILÉE. Qu'entends-je ? À cet affront je serais condamnée !Hersile, je mourrais de Memnon soupçonnée !...Allons ; il faut de lui savoir mon attentat :Il faut le voir. Viens, cours, guide-moi vers l'ingrat. Je veux lui reprocher ce soupçon qui me tue ;Le forcer d'en rougir, et mourir à sa vue. ANTÉNOR. Ô Reine ! À quels dangers courez-vous vous offrir ?Faut-il vous immoler parce qu'il veut périr ?De toutes parts ici la mort vous environne. [Note : Penthésilée : Reine amazone, elle arriva à Troie avec douze autres amazones. [B]]Suivez mes pas ; venez avec cette amazone.Fier de sauver vos jours, j'exposerai les miens :Marchons par cette route aux remparts Phrygiens. PENTHÉSILÉE. Anténor ! Est-ce à moi que ce discours s'adresse ?Moi, trahir à la fois ma gloire et ma tendresse ! Abandonner Memnon aux rigueurs de son sort ;Et me couvrir de honte en évitant la mort !Renfermez ces conseils que je ne saurais suivre.Qui peut fuir le trépas, mérite peu de vivre :Je veux, même aux autels, l'attendre et le braver. Je veux avec Memnon me perdre ou me sauver. ANTÉNOR. Eh bien ! Hasardons tout : frappons qui nous menace.Le désespoir nous reste ; il suffit à l'audace.Soulevons les captifs ; allons semer entre euxLa nouvelle et l'horreur d'un sacrifice affreux. Par de justes fureurs conjurons la tempête.Troublons l'espoir des Grecs : renversons sur leur têteCet oracle sanglant de l'Enfer en courroux. PENTHÉSILÉE. Ah ! Voilà les conseils que j'attendais de vous...Mais, Prince ! Qu'espérer de cette audace altière ? Que pourront cent captifs contre une armée entière ? ANTÉNOR. Ils tromperont Calchas... PENTHÉSILÉE. Triste fruit de nos soins !À Calchas échappés, en périront-ils moins ?...Ne précipitons rien ; voyons venir l'orage.Appelons la prudence au secours du courage. C'est demain qu'à l'autel on doit nous immoler ;Demain la trêve expire, et le sang doit couler :Seul de nous, libre encor, fuyez ce lieu coupable.Courez peindre aux Troyens le sort qui nous accable.Qu'un peuple de guerriers sur vos pas soit conduit : Armez leurs bras vengeurs dans l'ombre de la nuit.Que mes cris soient pour eux le signal du carnage ;Que le soleil, levé sur ce fatal rivage,Éclairant, de Calchas, les projets confondus,Cherche le camp des Grecs, et ne le trouve plus ! ANTÉNOR. Je vois, je reconnais, j'entends Penthésilée :Sa vertu par le sort ne peut être ébranlée :Je pars, et suis pour guide un présage si beau.Rassurez nos amis dans cet effroi nouveau.Des Troyens indignés je cours armer la haine. De retour en ces lieux, je brise votre chaîne ;J'assiège, dans leur camp, les Grecs épouvantés,Et délivre à jamais ces bords ensanglantés. PENTHÉSILÉE. Partez, Seigneur. Suivez un projet si sublime.[Note : Pergame : Citadelle de Troie. Son nom se prend souvent chez les poètes pour Troie même. [B]]De Pergame à jamais assurez-vous l'estime. Cherchez la Renommée. Ah ! combien ses cent voix,Vont remplir l'Univers du bruit de vos exploits ! SCÈNE VII. Penthésilée, Anténor, Hersile, Memnon. PENTHÉSILÉE. Ciel ! C'est Memnon, c'est lui ! MEMNON. C'est moi-même, perfide.C'est ton époux vainqueur des cohortes d'Atride. Il m'en coûte un ami ; trop brave Hippodamas, La Fortune a trahi les efforts de ton bras.Plus malheureux que toi, resté dans la carrière,Je vis, pour détester la céleste lumière. PENTHÉSILÉE. À la mort échappé, je retrouve Memnon ! MEMNON. Il n'en est plus pour toi, depuis ta trahison. PENTHÉSILÉE. Qui ? Moi ! Je trahirais un époux magnanime ! MEMNON. Tout le camp t'en accuse ; et ce bruit fait ton crime. PENTHÉSILÉE. Pour qui t'ai-je trahi ? MEMNON. Le fils de TélamonMe chasse de ton coeur, et remplace Memnon. PENTHÉSILÉE. Frappe, si tu le crois... Ta main hésite encore ! MEMNON, ému. Tu sais si je t'aimai. PENTHÉSILÉE. Tu sais si je t'adore. Quoi ? Je suis soupçonnée, et tu connais mon coeur ! MEMNON, au comble du trouble. Non ; je lis dans tes yeux, et j'y vois mon erreur. ANTÉNOR. Ah ! Prince ! À quel excès s'égare un grand courage !Venez-vous donc ici détruire notre ouvrage ; Et, complice du Ciel qui sévit contre nous,Ajouter aux fléaux dont s'arme son courroux ?Quel odieux soupçon troublait votre belle âme ! MEMNON. J'ai trop cru de vains bruits. ANTÉNOR. Vous doutiez de sa flamme !Quand son zèle pour vous, quand son amour jamais A-t-il fait éclater de plus généreux traits ?Mais croyez Anténor. Oui, Prince, oui, moi-même,Je cours dans Ilion, par son ordre suprême,Armer les Alliés que guide votre bras.Venez les rappeler à de nouveaux combats. C'est moi qui vous conduits ; moi dont la foi certaineVous répond, en ce jour, de celle de la Reine.Savez-vous quel péril environne ses jours ?Qu'un Oracle barbare en a proscrit le cours ?Que tandis qu'Ajax seul est l'appui qu'elle espère, Loin de souscrire aux voeux de ce Dieu tutélaire,La Reine, chaque jour, fidèle à l'outrager,Irrite sa colère, afin de vous venger ? MEMNON, à Penthésilée. Ô ! Par quel repentir, quels désaveux sincères,Puis-je expier jamais des soupçons téméraires ! Ton coeur me promet-il de les mettre en oubli ? PENTHÉSILÉE. Sauve tes jours, Memnon ; ton crime est aboli.Conserve-les, ces jours, pour les couvrir de gloire.Reparais en ces lieux suivi de la victoire.Les prisonniers Troyens sont voués au trépas : Reviens, tous, nous soustraire aux couteau de Calchas...En exerçant ainsi ta valeur signalée,En exposant Memnon, songe à Penthésilée. MEMNON. Je briserai tes fers. Allons, cher Anténor ;Guidez-moi vers les murs que défendait Hector. L'Ombre de ce héros pour eux encor milite :De ses vaillants soldats courons armer l'élite.Revenons avec eux ravir aux coups du sortNos braves compagnons investis par la mort.Mettons le camp des Grecs, mettons leur flotte en poudre Et qu'ils soient, de l'éclair, avertis par la foudre. Ils sortent. PENTHÉSILÉE. Grands Dieux, inspirateurs de si nobles transports,Dieux Troyens, secondez mes voeux et leurs efforts.Et nous, consultons bien ce qui nous reste à faire.Ajax, plus que jamais, me devient nécessaire : Voyons de ses fureurs quel fruit on peut tirer,Et de l'armure encor ce qu'il faut espérer. ACTE IV SCÈNE PREMIÈRE. Agamemnon, Eurybate. EURYBATE. Oui, Seigneur ; à travers la ténébreuse horreur,Qui de ces bois sacrés couvre la profondeur,Cinq cents guerriers Troyens s'avançaient en silence. On dit qu'ils méditaient une affreuse vengeance.Le perfide Anténor, ce chef qui les conduit,Pour fondre sur ce camp, n'attendait que la nuit.La prudence d'Ulysse a percé ces mystères.Répandus dans ce bois, ses secrets émissaires Ont reconnu le piège et l'en ont averti.Lui-même il est allé surprendre ce parti.Quelque temps, mais en vain, ils osent se défendre :Accablés sous le nombre, et forcés de se rendre,Ils sont tous dans nos fers. AGAMEMNON. Eurybate, il suffit. Je reconnais sans peine Ulysse à ce récit.Combien de fois son zèle a conservé la Grèce !C'est un chef éclairé, dont l'active sagesseEst, dans les maux pressants qui menacent l'État,Ce qu'est le bras d'Ajax en un jour de combat. SCÈNE II. Agaemnon, Ajax, Ulysse Chefs des Grecs, Suite. AGAMEMNON. Les voici, ces Rivaux que partage la gloire. Aux Chefs.Venez, Princes, Guerriers, Juges de la victoire !C'est à vous de fixer ce différent fameuxQue le sort même a craint de décider entre eux.Pour juger leurs exploits, les vôtres sont vos titres. Au défaut du destin, soyez donc leurs arbitres ;Mais songez que la Grèce, et que tout l'univers,Sur vous, comme sur eux, tiennent les yeux ouverts. AJAX. Vous qui me réduisez à cet excès d'outrage,Avant de m'écouter, contemplez ce rivage. Sur quels bords êtes-vous ? Les efforts de mon bras,À vos regards, ô Grecs ! s'offrent à chaque pas.Et dans ces mêmes lieux, témoins de mes services,Vous ne rougissez pas de m'opposer Ulysse ?Ah ! Contre vos vaisseaux, ces traits, ces feux lancés, Est-ce Ulysse, ou moi seul, qui les ai repoussés ?Prêterez-vous l'oreille à ses discours frivoles ?Sans doute il est aisé d'être brave en paroles.L'Orateur sans péril moissonne un vain laurier.C'est un talent du faible, inconnu du guerrier. Je méprise cet art ; et pour toute science,Des sièges, des combats j'ai fait l'expérience.Voilà par quels travaux j'aime à me signaler.Ajax ne sait qu'agir ; Ulysse, que parler.Ajax a combattu, nul de vous ne l'ignore ; Mais que sait-on d'Ulysse, et qu'a-t-il fait encore ?Qu'il parle ; et prouve enfin ces services rendus,Ces combats, ces exploits, que personne n'a vus.Quoi ? N'aura-t-il jamais, de sa gloire suprême,Pour témoins, que la nuit ; pour garants, que lui-même ? Sur les armes d'Achille il pense avoir des droits :Il aspire à ce prix ; mais où sont ses exploits ?Que dis-je ? Quel besoin d'insister davantage ?Déjà de la dispute il a tout l'avantage.Non, Grecs ! De ce débat, quel que soit le succès, Je n'en puis plus sortir, qu'avilis pour jamais.Eh ! De quel prix pour moi serait une victoire,Dont Ulysse à vos yeux me dispute la gloire ?Ainsi, des deux côtés, mon opprobre est égal.Je m'estime vaincu, puisqu'il est mon rival. ULYSSE. [Note : Parques : divinités des Enfers chargées de filer la vie des hommes, étaient au nombre de trois, Clotho, Lachésis, Atropos : Chlotho préside à la naissance et tient le fuseau, Lachésis le tourne et file, Atropos coupe le fil. [B]]Ô Grecs ! Si le courroux de la Parque sévère,À vos voeux, comme aux miens, eût été moins contraire,Libres du triste soin qui nous a rassemblés,Et par Achille encore au Scamandre appelés,À l'ombre de son bras, nous pourrions, sans alarmes, Jouir de ses exploits, comme lui de ses armes.Mais les Dieux pour jamais nous ôtent son appui.Voici de ce Héros ce qui reste aujourd'hui :Un trophée immortel, et cette armure insigne.Puisqu'Achille n'est plus... qui seul en était digne, Que votre choix du moins ose justifier,Quiconque désormais peut s'en croire héritier.Eh ! Qui mérite mieux cette gloire suprême,Qu'un prince, qu'un guerrier, dont l'heureux stratagèmeSut découvrir Achille, et, du sein du repos, Sous les drapeaux de Mars, entraîna ce héros ?Oui, Grecs, vous me devez tout ce qu'a fait Achille.Son courage, sans moi, fût demeuré stérile.Dans un loisir obscur, la craintive Thétis[Note : Scyros : Îl e de la Grèce, dans la mer Egée, au nord-est de l'Eubée. Elle est célèbre dans la fable comme ayant été la retraite d'Achille, que sa mère y avait caché parmi les filles de Lycomède, et comme le lieu où mourut Thésée. [B]]À la Cour de Scyros avait caché son fils. Du sexe que feignit son adroite imposture,Il avait la mollesse, ainsi que la parure ;Et, d'un frivole amour, le charme séducteur,Aux pieds d'une maîtresse, enchaînait ce vainqueur.Ajax lui-même en vain le cherche en cet asile ; Sous l'habit d'une femme, il méconnaît Achille.Lui, qui, par des soupirs indignes d'un héros,Souille à nos yeux sa gloire, et trente ans de travaux ;Alors, n'osait penser qu'un Prince magnanime,Charmant, jeune, adoré, pût soupirer sans crime. D'Achille cependant j'observais les regards.J'offre à ses pieds mes dons confusément épars.Tandis qu'à ces objets la Cour est occupée,Achille, Achille seul y remarque une épée. Il s'écrie, il s'élance, il s'en arme soudain... Et moi, je le saisis de cette même main :« Suis-nous (lui dis-je alors), viens secourir la Grèce.Fils des Dieux ! Est-il temps d'écouter la tendresse ?C'est à toi de venger le crime de Pâris :Et Bellone t'appelle aux bords du Simois. » Je parlais ; ce Héros, qui reconnaît la gloire,Me regarde, rougit, et court à la victoire.Il traverse les mers, il surprend Ténédos,Il assiège Lyrnesse, et ravage Lesbos.De là, chargé d'honneurs, et d'une immense proie, Tel qu'un foudre vengeur, il paraît devant Troie.Tout fuyait au seul nom d'Hector victorieux :Achille immole Hector, et fait changer les Dieux.Ô Grecs ! Voilà mes droits, et voilà mes services.Qu'a-t-on fait sans Achille... ou plutôt, sans Ulysse ? Hector est sous la tombe : Achille est un héros ;Mais, contraint par moi seul, il partit de Scyros.Sa gloire, ses lauriers, c'est de là qu'ils lui viennent.Ainsi que vos succès, ces armes m'appartiennent. AJAX. Oui, Grecs ! Tels sont ses droits ; qui le sait mieux que lui ? Eh ! Qu'a-t-il à citer, que les exploits d'autrui ?Lui-même il en convient ; son bras a besoin d'aide :Il lui faut, pour agir, Achille ou Diomède.Pour moi, jaloux du prix qu'un vrai courage obtient,Je n'estime un laurier, qu'autant qu'il m'appartient. Mais de quel front, grands Dieux ! Ose-t-il peindre AchilleLanguissant à Scyros dans un obscur asile ?Eh ! Peut-on sans surprise entendre ce discoursDe ce même guerrier, qui, tremblant pour ses jours,Contrefit l'insensé par une ruse infâme, Et qu'il fallut de force amener à Pergame ?Ô Grecs ! Donnerez-vous ces traits, ce bouclier,À celui d'entre vous qui s'arma le dernier ?Retracez-vous sa honte et sa fuite coupable.Rappelez-vous le jour et le lieu mémorable, Où, protégés du Ciel, et guidés par Hector,Les Troyens, dans leur choc, entraînèrent Nestor.Nestor appelle Ulysse en ce péril extrême ;Mais Ulysse fuyait, et tremblait pour lui-même.Diomède indigné, le voit, retient ses pas, L'entraîne, et, malgré lui, le ramène aux combats.Cependant la Victoire, achevant son ravage,Pousse Hector dans nos rangs, immolés par sa rage.L'impitoyable mort lui frayait les chemins,Et la foudre en éclats s'élançait de ses mains. J'accours ; je trouve Ulysse abandonnant ses armes ;Ulysse, dont les cris témoignaient les alarmes.Soudain je vole à lui, transporté de courroux,Frémissant de l'affront dont il nous couvrait tous.Je m'expose aux fureurs de la Parque homicide ; J'écarte le trépas de sa tête timide ;Et devant lui j'élève un vaste bouclier,Dont le triple contour l'ombrageait tout entier.Délivré du péril, mais non pas de la crainte,Ulysse, de cent traits, me voit braver l'atteinte. Lui-même il fut présent, lorsqu'Hector, repoussé,Fut, sous un poids énorme, à mes pieds renversé... Ah, Grecs ! si cette Armure est le prix du courage,Qu'on nous ramène encor dans le champ du carnage.Qu'au milieu des Troyens soient portés à l'instant Ulysse et son rival, et ce prix éclatant ;Et qu'à l'ombre du bras qui lui servit d'asile,Il m'ose disputer l'héritage d'Achille. ULYSSE. Amis, Princes, Guerriers, qu'indigne un tel discours !Souffrirez-vous qu'Ajax vous insulte toujours ? Ne confondrez-vous point cet orgueil qui vous blesse ?Lui seul, s'il faut l'en croire, aura vengé la Grèce.Redevables de vaincre à ses généreux soins,Vous n'aurez, de ce siège, été que les témoins.Ainsi c'est vainement qu'aux deux pôles du monde, On vante votre gloire en triomphes féconde.Sans Ajax en effet connaîtrait-on encorProténor, Mérion, Diomède et Nestor,Et le second Ajax, si brave et plus modeste,Et tous ces Rois soumis aux neveux de Thieste ? Après leur nom fameux, je dois taire le mien ;Mais qu'Ajax le demande au rivage Troyen ;Qu'il interroge enfin, s'il veut connaître Ulysse,Cette même Pallas, à mes travaux propice ;Ces lieux encor fumants du sang de Noémon ; Les mânes de Rhésus, et l'ombre de Dolon.Ajax à tous les Grecs prétend-il faire outrage ?Pense-t-il avoir seul la valeur en partage ?Tous ces Rois, comme lui, connus par leurs travaux,N'ont-ils pas mérité ce grand nom de héros ? Sur ce titre commun, s'il fonde son attente,Si la seule bravoure est ici suffisante,Que tardons-nous encor ? De ce superbe prix,Entre tous nos guerriers, dispersons les débris.Mais lui-même en ses voeux, fait-il ce qu'il désire ? Connaît-il cette armure où son orgueil aspire ?Sur ces métaux divins, les arts ingénieuxTracèrent les contours de la Terre et des Cieux.Tout s'y peint : l'Océan renfermé dans ses rives,Les climats, les saisons, les heures fugitives, Les changements du Monde, et ses âges divers,Et les ressorts secrets qui meuvent l'Univers.Quel tableau pour Ajax ! À ses regards sévères,Tous ces trésors de l'art sont autant de mystères.Quel charme aura pour lui, dans l'horreur des combats, Ce tissu merveilleux qu'il ne comprendra pas ? AJAX. Ai-je assez supporté ton audace indiscrète ?Et vous, Grecs, votre joie est-elle enfin complète ?Avez-vous à loisir observé de quel frontJe soutiens un reproche, et j'endure un affront ?... Je n'ajoute qu'un mot, c'est à vous qu'il s'adresse :Par dix ans de travaux, j'ai secouru la Grèce ;Mon nom seul fait encor la terreur des Troyens :Cette armure m'est due... et si je ne l'obtiens,Si votre injuste choix trahit mon espérance, Si dans ce jour Ulysse emporte la balance,Ce jour même aux combats me verra renoncer.J'ai dit : je me retire, et vous laisse y penser. Il sort. SCÈNE III. Agamemnon, Ulysse, Chefs, Suite. ULYSSE. Grâce au Ciel ! Mon rival s'arme contre lui-même.Il n'a pu contenir son arrogance extrême. Sa haine contre vous n'a plus rien de secret :Qui vous menace ainsi, vous servit à regret.Quels superbes adieux lui dictait son audace !Et comme, en nous bravant, il a quitté la place !Mais que penseriez-vous, si j'osais, à vos yeux, Développer d'Ajax les complots odieux ?Ce trésor si brigué, cette armure divine,À qui soupçonnez-vous que son coeur les destine ?Achèverai-je, ô Grecs ! Ou ma bouche à jamaisDoit-elle vous cacher ces funestes secrets ? Mais l'injure vous touche, il faut donc vous l'apprendre.Frémissez de l'aveu que vous allez entendre.Ces armes dont le sort est remis en vos mains,Présents d'une Déesse, et l'effroi des humains ;Ces armes d'où dépend la conquête de Troie ; Ajax, de sa captive, en veut faire la proie.Dans les yeux d'une Scythe, il puise dès longtempsL'amour du nom Troyen, l'oubli de ses serments.Mon rival, d'une femme adorateur servile,Ne brûle d'usurper l'héritage d'Achille, Que pour courir soudain, de son esclave épris,Lui porter cette armure, et lui plaire à ce prix...Compagnons ! Au récit de sa lâche entreprise,Je lis sur votre front votre juste surprise.Vos suffrages pour moi se réunissent tous : Je triomphe d'Ajax, et Minerve est pour nous.Guerriers Ithaciens, qu'illustre ma victoire !Enlevez ce trophée, et partagez ma gloire. Il enlève l'armure, et sort avec sa suite. SCÈNE IV. Agamemnon, Chefs, Suite. AGAMEMNON. Prince ! Ce jugement que vous avez rendu,Ce choix libre, unanime, et que j'avais prévu, En couronnant l'espoir et le zèle d'Ulysse,Nous assure à jamais ses importants services.Le Destin cependant nous afflige aujourd'hui ;En nous privant d'Ajax, il nous ôte un appui.Je dois cette justice à son courage insigne... Si des regrets sont dus à qui s'en rend indigne !Cet Ajax, après tout, si fier, si courroucé,Aisément, parmi nous, peut être remplacé :Et le moindre soldat qui combat pour la Grèce,Est plus grand à mes yeux, sans titre et sans noblesse, Que tous ces demi-Dieux qu'éblouit leur pouvoir,Et qui mettent l'orgueil à trahir leur devoir. SCÈNE V. Agamemnon, Chefs, Eurybate. EURYBATE. Pour vous communiquer des secrets d'importance,Seigneur, Ulysse attend votre auguste présence.Nestor et Diomède accompagnent ses pas ; Ils ont pris le chemin des tentes de Calchas :Je les ai rencontrés vers la prochaine rive. AGAMEMNON. Je t'entends... mais d'Ajax que nous veut la captive ? SCÈNE VI. Agamemnon, Chefs, Penthésilée. PENTHÉSILÉE. Puissant Roi de Mycène ; et vous, Grecs assemblés,Superbes destructeurs de ces bords désolés ! J'offre à vos yeux surpris cette Reine guerrière,Que le sort des combats fit votre prisonnière.Heureuse si le jour qui me mit en vos mains,Eût terminé ma vie, et rempli mes destins ! A fléchir devant vous, rien n'a pu me contraindre. J'ai vu mes maux sans trouble, et surtout sans me plaindre.J'espérais, libre encore au milieu des revers,Maîtriser le sort même, et régner dans les fers.Mais les Dieux, je l'avoue, ont vaincu mon courage.Oui, Grecs ! De ce moment, je sens mon esclavage. Des guerriers malheureux, qu'intéressaient mes jours,Attirés par mes cris, volaient à mon secours.Ils couraient s'immoler pour venger mes injures :L'impitoyable Ulysse a trompé leurs mesures.Renfermés, par son ordre, en des lieux souterrains, Déjà d'indignes fers on a chargé leurs mains.J'ose vous faire entendre une voix gémissante.Pour la première fois, je deviens suppliante.De ces nobles captifs, j'ai plaint le sort affreux :J'implore des vainqueurs, sans doute, généreux. Et puisque l'intérêt de votre Europe entièreDemande qu'en ces lieux je reste prisonnière,Tout l'or dont ma rançon vous flatta vainement,Pour briser leurs liens, je l'offre en ce moment.Je sacrifierai tout. Qu'ils sortent d'esclavage : Je reste dans vos fers, et vivrai votre otage.À mon trône, aux combats, je renonce à jamais.Renvoyez ces captifs, et mes trésors sont prêts. AGAMEMNON. Reine ! Où tend ce discours que j'ai peine à comprendre ?Que me proposez-vous, et qu'osez-vous prétendre ? Par cette offre superbe, et qui doit m'irriter,Est-ce Atride, ou les Grecs, qu'on prétend insulter ? Quoi ? Tandis que Pâris, ravisseur téméraire,Retient dans son palais la femme de mon frère,Vous parlez de présents : vous pensez, par des dons, Expier les forfaits, racheter les affronts ;Et des Grecs immolés sous le fer homicide,Mettre le sang à prix par un traité sordide ?Non, non. La mort d'Achille, et son ombre en courrouxA rompu désormais tout commerce entre nous. Les Alliés de Troie auront part à sa peine :Nulle paix, nul accord, qu'en nous rendant Hélène :N'en espérez point d'autre... Et quant à ces Guerriers,Ils suivront le destin des autres prisonniers. PENTHÉSILÉE. Dieux ! À quel traitement doivent-ils donc s'attendre ? AGAMEMNON. Madame, Calchas seul a droit de nous l'apprendre.Par le Ciel, et par lui, leur sort est arrêté. PENTHÉSILÉE. Ah ! Je le prévois trop cet arrêt détesté,Cet oracle inhumain... AGAMEMNON. Reine ! Quel qu'il puisse être,Quand il en sera temps, vous le pourrez connaître. Il sort. SCÈNE VII. PENTHÉSILÉE, seule. Cruels ! Ainsi des Dieux vous empruntez la voix,Pour braver leurs autels, et profaner leurs droits !Ce sacrifice affreux, cette exécrable dête,Non, ce n'est point le Ciel, c'est Calchas qui l'apprête.Où suis-je ?... Quoi, Memnon va périr sans secours ! Que faire ? Où m'adresser ? Comment sauver ses jours ? SCÈNE VIII. Penthésilée, Hersile. PENTHÉSILÉE. Hersile ! c'en est fait : le sort qui nous accable,A réveillé des Grecs la haine inexorable.Instruite en quels périls se retrouve Memnon,J'ai tombé... l'avouerai-je ? aux pieds d'Agamemnon ! Ma douleur m'égarait : et ma mourante boucheA presque révélé le secret qui me touche.J'ai prié, j'ai pressé ; je n'ai rien obtenu.Mais parle : dans ce camp, que fait-on, qu'as-tu vu ? HERSILE. J'ai vu le fier Ajax transporté de colère. Il jurait d'immoler un rival téméraire. Ses yeux étaient armés de feux étincelants ;Il roulait sur les Grecs des regards foudroyants :Surtout, il détestait sa dernière entreprise. PENTHÉSILÉE. Hersile ! Que dis-tu ?... Mais quelle est ma surprise ? L'armure a disparu ! HERSILE. Pouvez-vous ignorerEn quelles mains les Grecs viennent de la livrer ?Contre les voeux d'Ajax aujourd'hui tout conspire :Ulysse a triomphé. PENTHÉSILÉE. Grâce au Ciel, je respire ! HERSILE. Reine ! Eh ! Qu'espérez-vous de cet événement ? PENTHÉSILÉE. Notre salut, Hersile ! est sûr, de ce moment. HERSILE. Ciel ! Que me dites-vous ? Se peut-il ?... Mais, Madame,Quel changement soudain s'est passé dans votre âme ?Un calme heureux succède à votre ennui profond.Quelle sérénité brille sur votre front ! Je lis dans vos regards un fortuné présage ;Et votre seul aspect me remplit de courage.Daignez de vos projets vous ouvrir à ma foi.Quels périls avec vous faut-il tenter ? PENTHÉSILÉE. Suis-moi. ACTE V SCÈNE PREMIÈRE. Ajax, Arcas. AJAX. Arcas ! Tu vois ma rage et mon ignominie. Où fuir, où me cacher après cette infamie ?Suis-je assez avili, suis-je assez confondu ?Un autre a remporté le prix qui m'était dû !J'ai vécu trop d'un jour, et c'est fait de ma gloire.Me voilà devenu l'opprobre de l'Histoire. Ulysse m'a rendu, par d'indignes moyens,La fable de la Grèce, et celle des Troyens.Ce sont-là de tes coups, Destinée outrageuse !Ajax eut en partage une âme courageuse,De toute servitude, ardente à s'affranchir, Incapable de feindre, ainsi que de fléchir.Ose me démentir, Destin ; voilà mon crime.J'ai fait voir à la Grèce un coeur trop magnanime.Je meurs couvert de honte, au déshonneur livré...Mais lâche, mais rampant, je vivrais honoré. ARCAS. Seigneur ! Ah ! Pensez-vous qu'une ligue unanimeVous enlève, des Grecs, et l'amour, et l'estime ? De tous les cours enfin vous croyez-vous proscrit ?Contemplez d'un autre oeil ce choix qui vous aigrit.Votre gloire est entière. Eh ! Qu'importe qu'Ulysse D'un odieux triomphe en secret s'applaudisse ;Qu'il entraîne à son gré le suffrage des Rois ?Peut-il vous dérober l'honneur de vos exploits ?Des caprices du sort, la vertu dépend-elle ?L'infortune lui prête une splendeur nouvelle. Télamon, comme vous, des Dieux persécuté,Ne dut qu'à ses revers son immortalité.Quel tort vous fait, Seigneur, un injuste adversaire ?Êtes-vous moins des Grecs le Héros tutélaire ?Quel autre appui par nous pourrait être imploré ? AJAX. Non. Ne me flatte plus ; je suis déshonoré.Que manque-t-il encor à mon malheur extrême ?Ah ! Puis-je sans frémir m'envisager moi-même ?Dieux ! Quels égarements ! Que d'outrages divers !J'ai creusé de mes mains l'abîme où je me perds. Trop funeste clarté, pourquoi viens-tu me luire ?Une indigne Maîtresse, obstinée à me nuire,A juré ma ruine... et ma fatale erreur,Et ma folle tendresse ont servi sa fureur !Voilà, voilà le piège où m'attendait sa haine. Je reconnais ses coups, quand ma perte est certaine.Car ne crois pas qu'Ajax survive à cet affront :J'en mourrai, cher Arcas... mais d'autres me suivront.Commençons, dès ce jour, à punir la cruelle.Allons lui déclarer l'horreur que j'ai pour elle. Vengeons-nous de l'ingrate, et de ses attentats.Sers ma fureur, ami, conduis-moi sur ses pas. ARCAS. Non loin de la forêt, j'ai rencontré la Reine.Ses yeux étaient troublés, sa démarche incertaine.Penthésilée enfin demandait à vous voir. AJAX. Que dis-tu ?... Mais, Arcas, quel était son espoir ?Quel intérêt l'agite, et quel soin la dévore ? ARCAS. Sans doute elle cherchait à vous trahir encore. AJAX. Va, ne redoute rien ; mes yeux se sont ouverts :J'ai dissipé le charme, et j'ai brisé mes fers. Qu'il me tarde, à tes yeux, de confondre l'ingrate !Ses regards me cherchaient !... Mon désespoir la flatte.Ajax n'est, à ses yeux, qu'un vil jouet d'amour...Mais c'est à l'inhumaine à gémir à son tour.Je ne suis désormais que mon courroux pour guide. ARCAS. Dieux ! C'est elle ! SCÈNE II. Ajax, Penthésilée, Arcas. PENTHÉSILÉE. Seigneur ! Je viens... AJAX. Tremblez, perfide !Vous ne jouirez point de mes tristes fureurs.Ma disgrâce bientôt vous coûtera des pleurs.Vous n'insulterez point, cruelle, à mon naufrage.Il est temps que sur vous retombe enfin l'orage. Ma haine désormais... Reine ! Que faites-vous ? PENTHÉSILÉE. Seigneur ! Je viens tremblante embrasser vos genoux. AJAX, l'empêchant. Vous, Madame ! Eh ! De moi qu'espérez-vous encore ? PENTHÉSILÉE. Hélas ! Votre pitié : c'est tout ce que j'implore. AJAX. L'espoir de me braver vous conduit-il ici ? PENTHÉSILÉE, aux pieds d'Ajax. Ah ! Seigneur ! Est-il temps de m'accabler ainsi ? AJAX, à part. Quel trouble la saisit ! Que faut-il que je pense ?... À la Reine.Reine ! Rassurez-vous ; je prends votre défense.Parlez, ne craignez rien : Ajax sera pour vous.Quels sont vos ennemis ?... Je les combattrai tous. Montrez-moi ces cruels, nommez-moi leurs complices. PENTHÉSILÉE. Sauvez-moi donc, Seigneur, de la fureur d'Ulysse. AJAX. Ulysse, dites-vous ! PENTHÉSILÉE. Seigneur, l'autel est prêt :Calchas, des prisonniers, a prononcé l'arrêt :Ulysse a tout conduit ; ma perte est son ouvrage. AJAX, à part. Chaque mot que j'entends, remplit mon coeur de rage. PENTHÉSILÉE. Vous pâlissez, Seigneur, et semblez interdit ! AJAX. Madame, poursuivez ce funeste récit.Dévoilez le tissu d'un complot que j'abhorre ;Que mon esprit troublé conçoit à peine encore. Surtout, de vous venger, confiez-moi le soin...Je le prendrai, Madame, et l'instant n'est pas loin. PENTHÉSILÉE. À ces décrets sanglants, pourriez-vous méconnaîtreLa cruauté d'Ulysse, et les pièges d'un traître ?Vous êtes le seul but de ses complots pervers. S'il a proscrit mes jours, c'est qu'il vous les croit chers.[Note : Pontife : Chef religieux chez les Romains.]C'est lui qui, du Pontife, ouvre ou ferme la bouche.C'est pour mieux cimenter son Oracle farouche,[Note : Bellone : dieu qui personnifie la guerre et accompagne Mars.]Que les Troyens captifs, à Bellone échappés,Dans cet Arrêt de mort, sont tous enveloppés. Bientôt, de leurs bûchers, vous allez voir la flamme. AJAX. Eh bien ! À leur secours il faut aller, Madame.C'est à moi de punir ces lâches attentats.Ne craignez rien d'Ulysse, encor moins de Calchas :Tout mon sang est à vous... et cependant, cruelle ! Vous seule avez causé ma disgrâce nouvelle.Vous seule, en m'exposant au plus mortel affront,D'un éternel opprobre, avez couvert mon front. PENTHÉSILÉE. Perdez un souvenir dont votre orgueil murmure.C'est trop, c'est trop Seigneur, regretter cette armure... AJAX. Reine ! Je l'avouerai, ce coeur en a souffert.Ajax, avec les Grecs, vous croyait de concert.Que dis-je ? Hélas ! Vous seule, à ma perte animée,Avez livré ma gloire aux mépris de l'armée ;À connaître un rival, par quel autre, réduit, Me vois-je environné de l'horreur qui me suit ?Vous avez jusqu'au bout conduit votre artifice :C'est vous, cruelle ! Enfin, par qui triomphe Ulysse.Ennemie implacable attachée à mes pas,J'ai dû croire en effet... Non, je ne le crois pas. Quand j'ai pu le penser, j'étais tout à ma rage.Le souvenir récent d'un trop sensible outrageOccupait mes esprits, de noirs soupçons frappés...Je vous revois, Madame, ils sont tous dissipés.Allons, allons, des Grecs, tromper la barbarie, Renverser les autels qu'éleva leur furie,Détourner sur eux seuls un Oracle inhumain,Et mettre aux prisonniers les armes à la main. PENTHÉSILÉE. Ciel ! Quel est votre espoir ? Que prétendez-vous faire ?Ah ! Pour tromper Ulysse, il faut plus de mystère. Vous nous perdez, Seigneur, par d'imprudents secours ;Et si vous paraissez, c'en est fait de nos jours. AJAX. Quoi, donc ? Impunément souffrirai-je une offense ?Mon amour outragé gardera le silence ?Un prêtre, de mes bras, viendra vous arracher ? Je vous verrai saisir, et traîner au bûcher ?...Il faut, il faut, Madame, avant ce sacrifice... PENTHÉSILÉE. Je le vois bien, Seigneur, il faut que je périsse.Vous-même le voulez ; c'est par vous que je meurs. AJAX. Vous, Reine ! Ah ! Dissipez ces indignes terreurs. Commandez, ordonnez ; que faut-il que je fasse ? PENTHÉSILÉE. Que vous n'ajoutiez point vous-même à ma disgrâce :Que, pour sauver mes jours, et ceux des Phrygiens,Vous daigniez n'employer que les plus sûrs moyens. AJAX. Je me suis fait, Madame, un devoir de vous plaire. Prononcez donc ; quel est le conseil salutaire,Par où l'Oracle affreux peut se voir démenti ? PENTHÉSILÉE. Dissimulons, Seigneur, c'est l'unique parti.Chargeons de l'entreprise un ministre fidèle :Tout dépend du silence encor plus que du zèle. Sans vous montrer aux Grecs, qu'un seul de vos guerriers,Arme, mais en secret, les six cents prisonniers.Qu'un seul de vos vaisseaux nous reçoive sur l'Onde.[Note : Astre du Monde : soleil.]Laissez-nous disparaître : et quand l'Astre du MondeDemain viendra briller aux yeux des matelots, Tenez-vous prêt vous-même à traverser les flots... AJAX. Il faut vous satisfaire. Arcas ! Tu viens d'entendreCe que Penthésilée ordonne d'entreprendre : Ne m'oppose plus rien, c'est un ordre absolu.C'est moi qui te prescris tout ce qu'elle a voulu. Suis la Reine. ARCAS. Seigneur !... AJAX. Obéis, téméraire !Obéis, dis-je ; ou crains d'irriter ma colère. À Penthésilée.Vous partez ! Que mon coeur éprouve de tourment !Puis-je, loin de vos yeux, puis-je vivre un moment ?Vous partez ! Ah ! Du moins, ah ! Trop charmante Reine ! Assurez-vous Ajax qu'il n'a plus votre haine ?Que mes soins, mes transports, si longtemps superflus ?... PENTHÉSILÉE. Il faut donc l'avouer : mon coeur ne vous hait plus.J'entends crier la voix de la reconnaissance :Oui, je sens, dans mon âme, expirer la vengeance. Que ne vous dois-je pas ? Vous brisez mes liens ;Vous sauvez, et ma vie, et celle des Troyens.Je vous dois... plus encor que je n'ose vous dire.Dans le fond de mon coeur, si je vous laissais lire,Vous le verriez, Seigneur, vaincu par vos bienfaits, Sensible à vos vertus, combattu de regrets.Vous n'êtes plus pour moi ce tyran redoutable.Vous n'êtes plus pour moi qu'un héros respectable,Un prince magnanime, un vainqueur généreux,Que les Dieux m'ont forcée à rendre malheureux. Ah ! Je frémis de voir vos nobles destinées,Aux caprices du Sort, par l'amour enchaînées...Et je voudrais qu'Ajax pût élever son coeurAu dessus des dangers d'une funeste ardeur. AJAX. Ah ! Si vous me plaignez, quel malheur ai-je à craindre ? Ah ! Si je vous suis cher, puis-je encore être à plaindre ! PENTHÉSILÉE. Le temps presse, Seigneur, gardons de différer. AJAX. À Arcas.Dieux ! Quel instant !... Ô toi ! Va, cours tout préparer :Conduits la Reine ; et viens, du succès de ton zèle,En ce lieu même, Arcas, m'apporter la nouvelle. SCÈNE III. AJAX, seul. Grâce au Ciel ! Mes destins vont prendre un autre cours.Les Dieux, à tous mes voeux longtemps cruels et sourds,Me regardent enfin après tant d'injustices.Némésis et l'Amour me sont du moins propices.Pour qui va se venger, que la haine a d'appas ! Que de plaisirs on goûte à punir des ingrats !Ah ! Combien ma fureur contemple avec ivresseLes maux dont je prévois que va gémir la Grèce ! Ô toi, qui rends les Dieux, de tes faveurs, jaloux,Pâle fille du Styx, et soeur du noir Courroux, Vengeance ! Toi qui vis du feu qui te consume,Viens pénétrer mon coeur de ta douce amertume.Offre-moi des tableaux qui flattent mon espoir.Peins-moi ce qu'en ces lieux mon départ fera voir.Représente à mes voeux la victoire homicide, Dévorant les guerriers et la flotte d'Atride ;Tous les fléaux du Ciel, et tous ceux des EnfersSe rassemblant contre eux, des bouts de l'Univers :La Mort partout présente ; et pour comble de joie,Ulysse sans défense, expirant devant Troie. SCÈNE IV. Ajax, Ulysse. AJAX. Mais qui s'avance à moi ?... C'est Ulysse, grands Dieux !Perfide ! Oses-tu bien te montrer à mes yeux ?Viens-tu rouvrir ici mes blessures cruelles ? ULYSSE. La Grèce est en danger ; suspendons nos querelles.Ajax ! Viens la sauver des plus affreux revers. Un traître a, des captifs, osé briser les fers.Nos vaisseaux sont en feu ; nous n'avons plus d'asile :Pâris, et les Troyens, sont sortis de leur ville. Dans ce pressant péril, c'est vers toi que j'accours. AJAX. Et la Grèce, dis-tu, m'appelle à son secours ? La Grèce, dont le nom renouvelle ma rage !Elle que j'ai servie, et qui me fait outrage !Elle qui doit sa gloire à mes derniers exploits !Elle qui me rejette, et t'a donné sa voix !Peux-tu, peux-tu chercher l'auteur de sa disgrâce ? Contre elle, des Captifs, j'ai seul armé l'audace.C'est moi dont le courroux a brisé leurs liens,C'est mon bras qui l'immole aux fureurs des Troyens ;C'est par moi que son sang a rougi leur épée ;Reconnais ma vengeance aux coups qui l'ont frappée. ULYSSE. Qu'entends-je ! Ah ! T'ai-je dû reconnaître à ces traits ?Quoi ! Ce prix trop brigué cause encor tes regrets ?Tu n'écoutes, ne suis que ta haine rivale...Eh bien ! Possède-la, cette armure fatale.Faut-il te la céder, Ajax ? Tu peux parler. AJAX. Je ne m'en servirais que pour mieux t'immoler :Concurrent détesté ! Va, sors de ma présence.Fuis ; cours vanter aux Grecs ta frivole assistance.Invente des moyens pour sauver leurs vaisseaux.Va consulter Calchas sur ces malheurs nouveaux. Signale ton génie ; oppose à ces alarmesLa fuite, les détours, tes familières armes. Surtout, n'attends de moi ni secours ni pitié ;Et sois sûr à jamais de mon inimitié. ULYSSE. Rien ne fléchit ton coeur ! Tigre ! Rien ne le touche ! Poursuis ; reste fidèle à ton courroux farouche.Jouis de nos revers, insulte à nos douleurs,Contemple avec orgueil ta honte et nos malheurs :Abandonne la Grèce à son destin funeste.J'aurai d'autres secours ; et Minerve me reste. J'atteste ici le Ciel, ennemi des pervers,Que toi seul nous trahis, que c'est toi qui nous perds.La vengeance des Dieux va fondre sur ta tête.La peine suit le crime, et la tienne s'apprête :Parmi les Prisonniers, (frémis, traître, à ce nom !) Parmi les combattants, je viens de voir Memnon.Les Dieux l'ont rappelé de la fatale rive :Tes mains, à ton rival, ont livré ta captive.Je prévois quels regrets vont suivre tes transports.Va, je te laisse en proie à tes honteux remords. SCÈNE V. AJAX, seul. Quel coup de foudre, ô Ciel ! Ô disgrâce dernière !Memnon vivrait ! Memnon reverrait la lumière !Arrête !... Il est parti ! Je le rappelle en vain.Il fuit, en me laissant le poignard dans le sein. Dieux ! quel avis funeste a frappé mon oreille ? Quel effrayant soupçon dans mon coeur se réveille !Je suis trahi ! le Sort, à me nuire, assidu...Est-ce toi, cher Arcas ! SCÈNE VI ET DERNIÈRE. Ajax, Arcas. ARCAS. Seigneur, tout est perdu !Memnon, qu'on croyait mort, a paru dans la plaine ;Le sang de nos guerriers vient d'assouvir sa haine : Vous-même avez servi ses barbares efforts.La Reine et lui, Seigneur, s'éloignent de ces bords. AJAX. Ils partent !... Pensent-ils se soustraire à ma rage ?Viens, suis-moi, cher Arcas, courons vers le rivage ;Montons sur mes vaisseaux. ARCAS. Quoi donc ? Ignorez-vous Que les feux dévorants les ont embrasés tous ?Un seul, qui, des Troyens, porte l'espoir funeste,Est échappé ; la flamme a consumé le reste. Mais un mal plus pressant me ramène à vos yeux :Excité par Ulysse, Atride furieux Prétend venger sur vous sa flotte et sa défaite.Il faut, n'en doutez point, songer à la retraite.Je crains même, je crains que mes soins superflusN'aient trop tard... Mais, Seigneur, vous ne m'entendez plus !Quelle noire fureur tout à coup vous transporte ! Ah ! Reprenez vos sens ; rejoignez votre escorte. AJAX. [Note : Voir Andromaque de Racine, Acte V, scène V, v.1629-1644, la fureur d'Oreste.]Où suis-je ?... Sous mes pas je vois les sombres bords.Qui m'a conduit vivant dans l'Empire des Morts ?Une secrète horreur de mon âme s'empare.Dieux ! Où m'entraînez-vous ?... Je sens que je m'égare ! En ces instants affreux, pourquoi t'offrir à moi ?À ta perte certaine, ami, dérobe-toi.Mon aveugle transport te prendrait pour victime :Fuis, malheureux Arcas, épargne-moi ce crime.Quelle Divinité, quel funeste Démon Me souffle cette rage, et trouble ma raison ?C'est toi, fille du Dieu qui lance le tonnerre,C'est toi dont le courroux me déclare la guerre.Tombe ; de ma vengeance effrayons les mortels :Vois détruire ton culte, et briser tes autels. Ni l'Olympe irrité, ni Jupiter lui-même,Ne sauraient te sauver de ma fureur extrême. Il brise la statue de Minerve. Le tonnerre tombe.Quels déluges de feux s'offrent à mes regards !Quel effroyable bruit gronde de toutes parts ! Tonnez, Dieux impuissants, pour me réduire en poudre. Armez l'Enfer encore, au défaut de la foudre.J'échappe à tous vos traits ; je brave vos efforts :Et je saurai, sans vous, descendre chez les Morts. Il se précipite sur son épée. ==================================================