******************************************************** DC.Title = BELLÉROPHON, TRAGÉDIE DC.Author = QUINAULT, Philippe DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 21/08/2023 à 06:44:30. DC.Coverage = Turquie DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/QUINAULT_BELLEROPHON.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** BELLÉROPHON TRAGÉDIE Représentée en 1665. M. DCC. XV. Avec Approbation et Privilège du Roi PAR MR. QUINAULT À PARIS, Chez PIERRE RIBOU, seul Libraire de l'Académie Royale de Musique, Quai des Augustins, à la Descente du Pont-Neuf, à l'Image Saint-Louis. Représenté pour la première fois le 01 janvier 1671 à l'Hôtel de Bourgogne. ACTEURS PROETUS, roi d'Argos. LICAS, Confident de Proetus. BÉLLÉROPHON, prince d'Ephyre réfugié auprès de Proetus. STENOBÉE, fille aînée d'Iobas roi de Lycie. MÉGARE. PHILONOE, soeur de Stenobée. LADICE, confidente de Philonoé. TIMANTE, capitaine des gardes du roi de Lycie. GARDES. La scène est à Patare, capitale de Lycie. Tiré de "Le Théâtre de Mr Quinault contenant ses tragédies, comédies et opéra. Dernière édition. [...] Tome III." pp 246-316. ACTE I SCÈNE I. Proetus, Lycas. PROETUS. Licas, il est certain, pour me favoriserLa fortune propice a semblé s'épuiserC'était peu de jouir des droits héréditairesDe l'Empire d'Argos que m'ont laissé mes pères ;L'hymen de tous mes jours éclairant le plus beau, Va m'assurer les droits d'un empire nouveau.J'épouse Sténobée, une aimable princessequi joindra sous mes lois la Lycie et la Grèce,L'héritière d'un roi puissant et glorieux,L'objet des voeux jaloux des plus ambitieux ; Mais pour mettre le comble à mon bonheur extrême,Pour tout dire en un mot, j'épouse ce que j'aime ;Et pour me rendre heureux dans sa possession,L'amour est de concert avec l'ambition. LICAS. Si de votre destin la gloire est peu commune, Vous la tenez de vous plus que de la Fortune.Combien de rois jaloux ont voulu vous l'ôter ?Quels efforts pour les vaincre a-t-il fallu tenter ?Le ciel même irrité plutôt que favorable,A fait naître au-dessus de tout l'effort humain, Un prodige au-dessus de tout l'effort humain,Dont l'avide fureur porte un trépas certain ;Qui tantôt dans nos bois, tantôt sur le rivage,Détruit tout remplit tout d'horreur et de carnage,Et par l'effroi public a fait jusqu'à ce jour Retarder le bonheur qui flatte votre amour. PROETUS. La colère du Ciel par vos yeux adoucieCommence à dissiper l'effroi de la Lycie ;Et si l'on croit des Dieux les Oracles sacrésNous en seront bientôt pleinement délivrés. Le peuple rassuré par cet espoir propice,Content de notre hymen, presse qu'on l'accomplisse ;Et ma princesse enfin favorable à mes voeux,M'en laisse avec le roi choisir le jour heureux.Mais, s'il faut dire tout, quelqu'heureux qu'on me voit, Mon seul bonheur n'est pas ma plus parfaite joie,L'ambition, l'amour n'en font que la moitié ;Et j'en dois en effet le comble à l'amitié.Un précieux ami dans son sort m'intéresse,Et pour Béllérophon tu connais ma tendresse. Chassé de sa patrie, errant, et sans appui,Il trouva plus chez moi qu'il ne perdit chez lui.La douceur dont me flatte un nouveau diadème,N'est que pour en jouir dans un autre moi-même,Et je ne puis au trône être heureux qu'à demi, A moins que d'y pouvoir élever mon ami.La couronne d'Argos à mes voeux peut suffire ;C'est pour lui qu'en ces lieux je cherche un autre empire.Iobas accablé du faix de ses vieux ans,S'il peut régner encore, ne peut régner longtemps ; A deux filles ici sa famille est bornée,Et j'ose me promettre en épousant l'aînée, De voir notre amitié pour comble de douceurs Se serrer de nouveau par l'hymen des deux soeurs.De cet espoir charmant en secret je me flatte, Mais il n'est pas encore à propos qu'il éclate ;Cette jeune princesse a des rois pour amants,Dont il faut ménager les mécontentements.L'aveu de Sténobée est sur tout nécessaire ;C'est elle qui gouverne et l'état, et son père ; L'hymen a commencé déjà de nous unir,Et bientôt mon amour pourra tout obtenir.Alors pour mon ami j'espère avec adresse...Mais il vient. SCÈNE II. Béllérophon, Proetus. BÉLLÉROPHON. Trouvez bon, Seigneur, que l'on nous laisse. Licas se retire PROETUS. D'où naissent ces soupirs, et ces regards troublés ? BÉLLÉROPHON. Seigneur... PROETUS. Béllérophon, expliquez-vous, parlez.Apprenez-moi quel trouble ainsi vous peut surprendre. BÉLLÉROPHON. Héla ! Seigneur, comment pourrai-je vous l'apprendre,Et malgré l'amitié qui m'attache en ce lieu,Comment pourrai-je enfin, Seigneur, vous dire adieu. PROETUS . Adieu ! Dites-vous ? BÉLLÉROPHON. J'en frémis, l'en soupire,J'en ai le coeur percé, mais il faut vous le dire :Il le faut en dépit de mes plus doux souhaits,Il vous faut même enfin dire adieu pour jamais. PROETUS. Ainsi, cruel ami, dans un temps d'allégresse Vous voulez donc troubler ma joie et ma tendresse ?Et ravir aux douceurs dont je m'étais flattéLe témoin le plus cher de ma félicité ?Quoi ? Si près d'un bonheur qui doit faire de vôtre,Où vous devez avoir plus de part qu'aucun autre ? D'un bonheur qui pour moi n'a rien qui soit si douxQue l'espoir de pouvoir l'étendre jusqu'à vous ?De vous faire épouser une princesse aimable... BÉLLÉROPHON. Ah ! Cessez de flatter un ami misérable ;Philonoé mérite et peut choisir un roi, Et son choix est un bien qui n'est pas fait pour moi. PROETUS. Mais quel dessein étrange à partir vous engage ?Quel soin ... BÉLLÉROPHON. Dispensez-moi d'en dire davantage ;Je vous quitte, il le faut, et pour comble d'ennuis,Vous dire adieu, Seigneur, est tout ce que je puis. PROETUS. Est-ce là tout le prix d'une amitié si rare ?Béllérophon ainsi d'avec moi se sépare ?Il a quelque secret qu'il refuse à ma foi ?Il me quitte, il me fuit, sans me dire pourquoi ? BÉLLÉROPHON. N'en prenez point, Seigneur, de soupçon qui m'offense ; C'est votre intérêt seul qui m'engage au silence ;Accablé de chagrins qui me font éloigner.Je vous les cache exprès pour vous les épargner.Jouissez d'un bonheur, et tranquille, et durable,N'entrez point, s'il se peut, dans tout ce qui m'accable, Goûtez en paix les biens qui vont combler vos voeux,Et ne vous chargés point des maux d'un malheureux. PROETUS. En pouvez-vous avoir sans que je les partage ?Entre de vrais amis toute réserve outrage,Et la tendre amitié doit rendre plus jaloux, Du partage des maux, que des biens les plus doux.Ne me dérobez point la part que j'y dois prendre.Pouvez-vous contre mou si longtemps vous défendre ? BÉLLÉROPHON. Encore un coup, Seigneur, gardez de trop savoir,Et ne vous servez pas de tout votre pouvoir. Je n'ai que trop de peine avec vous à me taire,C'est un fardeau pour moi qu'une secret à vous faire,Et mon coeur trop à vous pour vous être fermé,N'est à suivre vos voeux que trop accoutumé. PROETUS. Dites donc tout. BÉLLÉROPHON. Hé bien... PROETUS. Votre âme encore hésite ? BÉLLÉROPHON. Le reine votre épouse approche, et je vous quitte. PROETUS. Quoi ? Vous me quitterez sans m'avoir éclairci ? SCÈNE III. Sténobée, Proetus, Mégare. STÉNOBÉE. Quoi ? Béllérophon vous me quitte ainsi ? PROETUS. Madame ... STÉNOBÉE. Allez, Seigneur, suivez-le sans contrainte ;Je ne vous prétends pas retenir par ma plainte. Je sais ce que je suis, et ce que je vous dois :Des serments solennels vous engagent ma foi :À votre ambassadeur pour vous je l'ai donnée, Rien ne peut plus rien rompre notre hyménée ;Et déjà comme époux vous pouvez librement Vous dispenser pour moi des devoirs d'un amant. PROETUS. Connaissez mieux mon coeur, et l'ardeur qui le presse,Si j'aime mon ami, j'adore ma princesse ;Et ce que l'amitié sur moi peut en ce jour,Vous doit faire juger tout ce qu'y peut l'amour. Béllérophon, Madame, à partir se dispose,Et pour dernière peine il m'en cache la cause.Souffrez que je le suive. STÉNOBÉE. Épargnez-vous ce soin : Vous pouvez tout apprendre, et sans parler plus loin.Je sais ce qui e chasse, et sans aucun mystère, Près d'être tout à vous je ne veux ne vous rien taire. PROETUS. Quoi, Madame, serait-ce un ordre exprès du roi ? STÉNOBÉE. Seigneur, vous le savez, le roi se fie à moi :À me croire aisément sa bonté le dispose :Sur moi des plus grands soins son âge se repose ; Et si votre ami part, j'avouerai sans détour,Que c'est moi qui l'oblige à quitter cette cour. PROETUS. Quoi ? Vous-même m'ôtez un ami si fidèle ?A ce qui m'est si cher vous seriez si cruelle ?Ah ! Que Béllérophon par un zèle discret, Me cachait justement ce funeste secret,Et que d'un coup fatal la blessure est aigrie,Quand on se voit frappé d'une main si chérie.Mais quel crime est le sien ? Pour vous, pour vos états,Voyez ce qu'il a fait dans les derniers combats ? Voyez quelle est sa gloire ? Et quelle haute estime... STÉNOBÉE. Je ne le vois que trop, Seigneur, et c'est son crime :Son estime ne sait que trop bien éclater : Sa gloire va si loin qu'elle est à redouter.Il n'est point à la cour, il n'est point dans l'armée, De coeur qu'il n'ait gagné, d'âme qu'il n'ait charmée,Il n'est rien que du peuple il ne puisse obtenir,N'en est-ce pas assez pour devoir le bannir ?Du grand art de régner c'est l'ordinaire usage, Ce qui s'élève trop doit donner de l'ombrage , L'excès de gloire est crime en matière d'État.Et pouvoir trop tenter tient lieu d'un attentat. PROETUS. C'est pour Béllérophon une maxime veine ;Je connais sa vertu, j'en répondrai sans peine ;Et son crédit ici fut-il encore plus grand, L'amitié qui nous lie en est un sûr garant,Cette tendre amitié pour lui vous sollicite... STÉNOBÉE. Et c'est cette amitié qui contre lui m'irrite ; Et sil faut que mon coeur s'ouvre entier à vos yeux,Il est si cher pour vous, qu'il m'en est odieux. Non, je ne puis, Seigneur, sans en être outragée,Souffrir votre tendresse entre nous partagée.Je vois d'un oeil jaloux vos soins en sa faveur,Comme autant de larcins que me fait votre coeur :Je ne puis en partage l'empire avec personne ; Je veux vous obtenir ainsi que je me donne :Et mon coeur tout à vous prétend mériter bien Un coeur où l'amitié ne me dérobe rien.Pardonnez-moi, Seigneur, cette délicatesse :J'en ai pris l'habitude, et n'en suis pas maîtresse. J'eus toute la tendresse, et d'un père, et d'un roi ;J'attendais d'un époux même bonté pour moi ;Et je tiendrais à honte, et prendrais pour injure,Qu'en ma faveur l'amour fit moins que la nature. PROETUS. N'accusez point l'amour, il a fait son devoir, L'empire de mon coeur est en votre pouvoir ;L'amitié n'ôte rien à vos droits sur mon âme,C'est un surcroît d'ardeur qui fait croître ma flamme,J'en sais mieux vous aimer, et toujours seulement L'ami le plus sensible en est plus tendre amant. STÉNOBÉE. Non, non, pour m'éblouir c'est une vaine adresse :On n'a qu'un fond borné d'ardeur, et de tendresse,Et ce fonds pour aimer dans nos coeurs établi,N'est jamais partagé qu'il ne soit affaibli.Je ne puis endurer qu'une amitié si tendre M'ôte au coeur d'un amant la part quelle veut y prendre. J'y perds ce qu'elle a droit d'y prétendre à son tour,Et la moitié d'un coeur est trop peu pour l'amour. PROETUS. Le mien est tout à vous. STÉNOBÉE. Pour m'en rendre certaine,Qu'il souffre donc l'exil d'un ami qui me gêne. Que ce coeur tout moi n'ait point d'attachement Qu'il ne puisse à mon gré briser aveuglément :Qu'il n'ait pour être heureux besoin que de moi-même,Que l'heure de m'obtenir soit son bonheur suprême,Un bien qui l'autorise à ne regretter rien, Et qui lui tienne seul lieu de tout autre bien.Allez, et cachez-moi le bonheur qui vous presseDonnez à votre ami ce jour que je lui laisse :Mais après vos regrets aujourd'hui consommés,Ne m'en parlez jamais, au moins, si vous m'aimez. SCÈNE IV. Sténobée, Mégare. STÉNOBÉE. J'agis d'une manière à devoir te surprendre,Tu ne la comprends pas. MÉGARE. Qui pourrait le comprendre ?Voir en vous dont jamais le coeur ne se dément,Pour un homme si rare un si grand changement ?Y voir pour ce héros succéder tant de haine Aux marques d'une estime et si juste, et si pleine ?Après tant de faveurs dont vous l'avez comblé,Le voir cruellement par vous-même accablé ?Enfin pour le bannir vous voir tout entreprendre ?Madame, à dire vrai, c'est de quoi me surprendre. STÉNOBÉE. Je ne condamne point ton juste étonnement :Mais écoute, et t'étonne encore plus justement.Ce héros autrefois l'objet de mon estime,Contre qui tant de haine apparemment m'anime,ne me force pas moins encore de l'estimer ; Et si je le bannis c'est pour le trop aimer. MÉGARE. Vous, Madame ? STÉNOBÉE. Oui, c'est là son crime véritable,À force de mérite il n'est que trop coupable ;Pouvait-il l'être plus que d'avoir coupable ;Pouvait-il l'être plus que d'avoir attenté Et jusques sur mon coeur, et sur ma liberté :Sur un coeur jusqu'ici sans honte, et sans faiblesse, Un coeur si hautement dans la gloire affermi,Un coeur que je devais entier à son ami,Qu'il dérobe au devoir, à la reconnaissance, Et dont il a troublé la paix et l'innocence.Voilà ce qui m'engage enfin à la bannir ;Son crime est de me plaire, et je l'en veux punir. MÉGARE. Il est vrai qu'il n'a pu s'attacher à vous plaire,Sans trahir pour Proetus une amitié bien chère ; En osant vous aimer il est méconnaissant... STÉNOBÉE. Ah ! C'est sur quoi l'ingrat n'est que trop innocent :Il n'est dans son devoir que trop inébranlable,Trop exempt des erreurs dont il me rend capable ;Pour un ami fidèle il n'a que trop de foi, Et c'est ce qui le rend plus coupable envers moi.C'est par là qu'il accroît la honte qui m'accable :Mon crime partagé serait plus supportable,Et l'ingrat qui le cause en commet un nouveau,D'en laisser sur mon coeur tomber tout le fardeau. Cependant, pour te faire entière confidence,C'était pour la bannir trop peu de cette offense ;J'aurais eu peine à vaincre un charme encore trop doux,Sans un dernier outrage, et le plus grand de tous :Oui, qui surpasse encore tous ceux qu'il m'a pu faire, Plus cruel mille fois que m'avoir su trop plaire,Que m'avoir fait descendre à d'indignes d'erreurs,Que n'avoir pu m'aimer, et c'est d'aimer ailleurs,D'avoir choisi ma soeur pour l'objet de sa flamme. MÉGARE. Un peu de jalousie éblouit bien une âme. STÉNOBÉE. En puis-je mal juger ? Je m'en fie à ta foi : Toi-même, si tu peux, juges-en mieux que moi.Tu sais que ce matin, de soucis travaillée,Voyant avec le jour la nature éveillée,J'ai voulu dissiper mon trouble en jouissant Du doux et pur éclat du soleil renaissant.Dans le bois du jardin, enfin étant entrée,De mes gens, de toi-même, en rêvant séparée,Pleine de cet amour, de ma gloire ennemie,J'ai vu Béllérophon qui s'était endormi. Le trouvant à telle heure en cette solitude ,J'ai jugé par mes soins de son inquiétude :Tout l'exprimait en lui, son coeur en soupirantN'avait rien du repos d'un coeur indifférent ;Et d'un reste de pleurs ses yeux sur son visage, Des ses ennuis secrets avaient tracé l'image.Seule, et faible, d'abord, pour chercher du secours,je voulais m'éloigner, et j'approchais toujours.Enfin, j'ai pris sans bruit ces tablettes ouvertes,qui sortaient de ses mains, et semblaient m'être offertes. J'ai fui sans être vue, et ces témoins surprisM'ont bien punie, hélas par ce qu'ils m'ont appris. Elle lit.Je sais qu'en ma faveur rien ne vous sollicite,Que pour vous mériter il faut être un grand roi ;Mais si l'excès d'amour tenait lieu de mérite, Vous ne seriez jamais qu'à moi. Elle continue.Parle, explique ces mots. MÉGARE. Ils font juger qu'il aime,Mais ne pourraient-ils pas s'expliquer par vous-même ? STÉNOBÉE. Que me dis-tu ? Mégare, et pourquoi me flatter ? MÉGARE. Mais, Madame, quel lieu trouvez-vous d'en douter ? STÉNOBÉE. Mais où me réduis-tu si tu me le fais croire ?Je n'ai que mon dépit qui soutienne ma gloire ;Avec tout son secours, malgré tout mon effort,Mon coeur contre un ingrat ne se sent pas trop fort ;Et me défendant mal quand le dépit me presse, Si cet ingrat m'aimait, juge de ma faiblesse. MÉGARE. Doutez, puisqu'il le faut. STÉNOBÉE. Ah ! Ne doutons de rienEt quoiqu'il en puisse être, éclaircissons-nous bien.Je n'ose lui parler pour m'éclaircir moi-même ;On se laisse aisément surprendre à ce qu'on aime, J'aurais peur de trop en dire, et dans notre entretien De découvrir plutôt mon secret que le sien.Parle-lui de ma part ; sonde, s'il est possible,tout ce qu'au fonds de l'âme il a de plus sensible.Dis-lui bien que toujours j'ai fait gloire d'avoir L'entière autorité du souverain pouvoir.Que sa faveur trop haute, et me choque, et m'étonne,Qu'il peut trop sur l'esprit de l'époux qu'on me donne,Que jusqu'à m'y détruire il s'en peut emparer,Et qu'il n'est qu'un moyen qui puisse m'assurer : Un noeud qui de sa foi me soit un sacré gage,Qui nous unisse assez pour m'ôter tout ombrageQui fasse un sûr appui pour moi de sa grandeur,Et que ce noeud propice est l'hymen de ma soeur.Qu'il n'est point de milieu, que pour mon assurance À moins de son exil, il faut son alliance ;Et qu'entre ces deux choix en faveur d'un époux,Je renonce au plus sûr pour pencher au plus doux.Observe sa réponse, et vois s'il se déguise :Remarque bien surtout, sa joie, ou sa surprise ; S'il hésite en parlant, s'il change de couleur :Tâche à travers ses yeux de voir jusqu'en son coeur,Je laisse jusque-là tous mes voeux en balance.Hâte-toi de répondre à mon impatience,Et songe qu'en un coeur inquiet, et jaloux, L'état d'incertitude est le pire de tous. ACTE II SCÈNE I. Sténobée, Mégare. STÉNOBÉE. Ne me flattes-tu pas ? Mégare, est-il possible ?Béllérophon paraît pour ma soeur insensible ?L'offre de son hymen est pour lui sans appas ?Mégare, encore un coup, ne me flattes-tu pas ? Ce refus est surprenant semble à peine croyable. MÉGARE. Tout surprenant qu'il est, rien n'est plus véritable. STÉNOBÉE. Mais avec soin, Mégare, as-tu bien remarqué L'air, ou libre, ou contraint, dont il s'est expliqué ?A-t-il rêvé longtemps avant que de répondre ? N'a-t-il point témoigné, se troubler, se confondre ? MÉGARE. Quand j'ai parlé de vous sur tout ce que j'ai ditIl a semblé d'abord incertain, interdit.Mais offrant à son choix l'exil, ou l'hyménée,Son âme a sans effort paru déterminée. STÉNOBÉE. Enfin as-tu connu qu'en refusant ma soeur,Il ait fait voir pour elle ou mépris, ou froideur ? MÉGARE. Il a, sans l'offenser, en courtisan habileColoré son refus d'une excuse civil ;A dit qu'en sa faveur il ne méritait pas Qu'on forçat votre soeur à descendre trop bas,Et puisque son exil pouvait vous satisfaire Qu'il cherchait le moyen le plus sûr de vous plaire.Mais voulez-vous, Madame, à présent le chasser ? STÉNOBÉE. Si je le veux ? Hélas ! Puis-je m'en dispenser ? S'il n'aime point ma soeur, et si c'est moi qu'il aime ;Au trouble où je me sens, dans ma faiblesse extrêmeN'ayant plus contre lui rien qui m'aide à tenir,Quel besoin plus pressant ai-je eu de la bannir ?Si l'amour en est cru, si mes voeux le retiennent, Que veux-tu que ma gloire et mon devoir deviennent ?Pour mon mal, sans sa fuite, est-il quelque secours,Et guérit-on jamais quand on se voit toujours ? MÉGARE. À son exil ainsi vous êtes résolue ? STÉNOBÉE. Je le devrais, au moins j'en suis bien convaincue ; Ce soin n'est je le sais que trop de mon devoir,Je doute seulement s'il est en mon pouvoir.Quand même pour ma soeur j'ai cru son âme atteinte,Je ne l'exilais pas sans peine et sans contrainte,J'ai cent fois hésité d'en révoquer l'arrêt ; Et s'il coûte à bannir un ingrat quand il plaît,Quel effort n'est-ce point pour une âme charméeDe bannir ce qui plaît quand on s'en croit aimée ? MÉGARE. Cependant c'est demain qu'il part... STÉNOBÉE. Voici ma soeur :Et pour Béllérophon il faut sonder son coeur. Je veux que son refus lui dire la nouvelle.Malgré ce que j'obtiens d'avantage sur elle,Malgré les noeuds du sang, par un jaloux transport,Je ne sais quoi toujours me trouble à son abord. SCÈNE II. Sténobée, Philonoe, Mégare, Ladice. STÉNOBÉE. Je brûlais de vous voir, j'avais en confidence A vous dire ma soeur un secret d'importance. PHILONOE. Je cherche aussi, Madame, à pouvoir sans témoinsVous donner un avis qui n'importe pas moinsTout l'État y prend part. STÉNOBÉE. Mon avis cède au vôtre :L'intérêt de l'État l'emporte sur tout autre. Commencez donc, ma soeur, la première à parler, et j'aurai soin après de ne vous rien celer. PHILONOE. Béllérophon ici s'est acquis tant de gloireQu'on peut malaisément en perdre la mémoire,Et qu'on a peine à voir sans en être surpris Que tant de mérite un exil soit le prix.On murmure, on s'émeut, chacun ose le plaindre, Mais le peuple sur tout paraît le plus à craindre ;Il pourrait s'emporter à trop d'émotion,Et passer du murmure à la sédition. C'est à vous d'en juger, d'en prévenir la suite.Je laisse avec le roi tout votre conduite,Et sans prétendre en rien choquer votre pouvoirC'est un sincère avis que j'ai cru vous devoir. STÉNOBÉE. Il est donc juste aussi, ma soeur, que sans mystère Je réponde à mon tour, à votre avis sincère.Je veux m'ouvrir à vous d'un esprit ingénu ;Vous ne m'avez rien dit qui ne me soit connu ;Béllérophon sans doute est digne qu'on l'estime :L'ardeur qu'on a pour lui n'est que trop légitime. Son mérite est bien grand, rien n'est plus glorieux ;Je le sais comme un autre, et peut-être encore mieux :Mais le trop de mérite, et d'estime publique,Sont des excès craindre en bonne politique,Et son exil fit-il encore plus d'éclat Les rois n'écoutent rien que les raisons d'État.Cependant, s'il vous faut avouer ma faiblesse,La politique en vain sur cet exil me presse :En faveur d'une ami Proetus m'a su toucher :Toute ma fermeté se laisse relâcher, Et malgré de l'État les raisons légitimesJe sens qu'il est encore de plus fortes maximes.Mais si j'osais vous dire à quel prix j'ai vouluRévoquer cet exil que j'avais résolu,Quelque intérêt pour moi que votre amitié prenne, Peut-être à m'excuser auriez-vous de la peine. PHILONOE. Il n'est guère de prix quoi qu'il doive coûterQu'ici Béllérophon ne puisse mériter. STÉNOBÉE. Mais si ce prix plus grand que vous ne pouvez croireÉtait même aux dépens de votre propre gloire ? PHILONOE. Se peut-il que ma gloire ait rien démêler... STÉNOBÉE. Je me suis engagée à ne vous rien celer,Et j'avouerai quel tort j'ai prétendu vous faireEn dussai-je attirer votre juste colère.J'ai voulu faire grâce à l'ami d'un époux ; J'ai trouvé son exil aussi cruel que vous,Et contre sa faveur suspecte et dangereuseChercher quelque assurance un peu moins rigoureuse.J'ai cru la rencontrer dans le noeud le plus doux,Mais j'ai pu trouver ce noeud charmant qu'en vous. Vous vous troublez, ma soeur ; ce choix vous doit surprendre,Vous êtes née au trône et digne d'y prétendre :Ce rang vous est offert dans les plus grands États,Et tout autre au-dessous vous doit sembler trop bas.Aussi ne veux-je point par aucun sacrifice De ce choix trop abject colore d'injustice.Je n'ai point de raison qui put l'autoriser,Et je laisse à l'amour de soin de l'excuser. PHILONOE. Je vous l'avouerai, Madame, un trône a de quoi plaire ;Et s'il vous faut ici céder celui d'un père, Peut-être est-il des rois qui perdront le souciDe ma donner ailleurs ce que je cède ici.Mais il n'est point d'appas dont la couronne brilleQue je ne sacrifie au bien de ma famille,Toujours les plus hauts rangs ne sont pas les meilleurs Et vivre près de vous vaut bien régner ailleurs. STÉNOBÉE. Ah ! C'en est trop, ma soeur, tant d'amitié m'accable.Je sens mon injustice encore moins excusable,Et de tout votre sort j'ai pu disposer,Plus j'ai dû prendre soin de n'en pas abuser. Jusqu'au bout, à ma honte, il faut tout apprendre,J'ai pressé cet hymen qui vous fait trop descendre,J'en ai fait proposer l'offre de Béllérophon...Je vous en vois rougir, et c'est avec raison.Mais cessez d'en paraître interdite, et confuse, Béllérophon, enfin, par bonheur, vous refuse ;Et le ciel qui vous garde un sort plus glorieux,Sur tout votre mérite a su fermer les yeux.Quitte ainsi vers Proetus par ce refus propice,Ma tendresse à son tour vous veut rendre justice, Et va presser mon père, en m'offrant un époux,De faire en même temps un choix digne de vous. SCÈNE III. Philonoe, Ladice. LADICE. Recevez-vous, Madame, avec tant de tristesseUne si favorable et si belle promesse ?Quoi l'espoir le plus doux de l'hymen d'un grand roi, Ne peut vous inspirer que chagrin et qu'effroi ? PHILONOE. Si le trouble ou je suis te fait peine à comprendre,Tu n'as qu'à bien ouï ce qu'on a fait entendre ;Tu sais peu quel dépit un mépris peut causer,Et ce qu'on de honte à se voir refuser. LADICE. Quel honte, Madame, avez-vous lieu de croire,Dans un mépris heureux qui sauve votre gloire ?Voyez qui vous refuse : un prince infortuné,Persécuté par tout, des siens abandonne,Et dont sans son refus l'alliance importune, Vous eût fait épouser la mauvaise fortune. PHILONOE. Ladice, tu dis vrai, je dois m'en souvenir,Béllérophon n'est pas d'un rang digne à m'obtenir :Il n'est rien en effet qui pour lui sollicite Qu'un peu de renommée avec trop de mérite ; Et tout prince qu'il est à moins que d'être toi, Il n'en eut pu sans audace aspirer jusqu'à moi ;Il n'en eut pu trouver de légitime excuse ;Ladice, cependant, c'est lui qui me refuse Et le peu qu'entre nous on voit d'égalité D'un refus si cruel accroît l'indignité. LADICE. Mais, Madame, en montrant tant de délicatesse N'est-ce point trop sentir que ce refus vous blesse ? PHILONOE. Ah Ladice ! LADICE. Mon zèle est peut-être indiscret ? PHILONOE. Non achève, pénètre, et vois tout mon secret. Vois quel trouble odieux me presse et me surmonte ;Fais m'en frémir d'horreur, fais m'en rougir de honte ;Et du moins si mon coeur n'en peut plus revenirEn me le reprochant commence à m'en punir.Je devrais en effet recevoir cette offense Avec moins de colère, et plus d'indifférence ;C'est un bonheur pour moi que son aveuglement,L'outrage est moins honteux que le ressentiment :L'affront vient de trop bas pour men laisser atteindre,J'honore trop l'ingrat d'avoir daigné m'en plaindre, D'avoir tant de regret de son heureux refus,Et j'ai trop de dépit pour n'avoir rien de plus. LADICE. Si votre âme en secret était déjà séduite,Songez sans son refus où vous étiez réduite ?Songez où son hymen eut pu vous engager ? PHILONOE. Hélas j'aurais... Mais non, ne m'y fais pas songer.Méprisons cet ingrat comme il m'a méprisée :Mais crois-tu que ma soeur ne m'ait point abusée.Ne pourrait-elle point par des déguisements,Avoir voulu sonder mes secrets sentiments ? Pénétrer mon espoir, voir quel désire me presse,Et pour Béllérophon jusqu'où je m'intéresse ?Son refus me fait peine encore à concevoir. LADICE. Madame le voici, vous allez tout savoir. SCÈNE IV. Béllérophon, Philonoe, Ladice. BÉLLÉROPHON. Prêt à quitter ces lieux par un ordre sévère, Sur le point d'y laisser tout ce qui peut me plaire,Un malheureux banni sans secours, sans espoir,Pour dernière douceur peut-il oser vous voir ?Puis-je espérer de vous un moment pour m'entendre ? PHILONOE. Après ce qu'on vois doit, vous pouvez tout prétendre. BÉLLÉROPHON. La reine vous a vue, et j'ai lieu de trembler. PHILONOE. Elle ne m'a rien dit qui vous doive troubler.J'aurais tort de m'en plaindre. BÉLLÉROPHON. Ah ! Quoi qu'elle vous die,De grâce au moins songez qu'elle est mon ennemie,Et que de mon exil la rigoureuse loi Doit rendre un peu suspect son rapport contre moi. PHILONOE. La rapport de la reine est trop à votre gloire. BÉLLÉROPHON. Ah Madame ! PHILONOE. Parlez, ne l'en dois-je pas croire ?En a-t-elle trop dit ? J'en croirai votre aveu. BÉLLÉROPHON. Ah plutôt je crains bien qu'elle en ai trop peu. Oui, Madame, je crains qu'elle n'ait su vous taire,La raison qui m'engage au choix que j'ose faire,Et me fait préférer à votre hymen charmant L'affreuse cruauté de mon bannissement.Après tant de rigueur, une offre si propice M'a du me faire d'abord craindre quelque artifice :J'ai dû me défier d'un si grand changement,D'une haine si forte éteinte en ce moment,J'ai craint en m'engageant dans un choix téméraireQue me trouvant sans crime on ne voulut m'en faire, J'ai craint un piège offert sous un appas si doux,Mais si j'ai craint pour moi, c'est bien moins que pour vous.La reine votre soeur peut être assez cruelle Pour aimer à vous voir toujours au dessous-d'elle,Et pour songer plutôt à chercher un moyen D'abaisser votre sort que d'élever le mien.Je me suis fait justice, et j'ai dû vous la rendre.Je sais qu'à moins d'un trône on vous fait trop descendre,J'ai mieux aimé pour moi voir tout espoir perdu,Qu'être heureux aux dépens du rang qui vous est dû Je n'ai pu jusqu'à vous rejeter ma disgrâce,Et quelque affreux que soit le sort qui me menace,Si vous en accablant je l'avais évité,Je me reprocherais de l'avoir mérité. PHILONOE. Un juste étonnement me laisse peu capable De vous dire à quel point je vous suis redevable :Je sens comme je dois de si généreux soins,Et veux bien avouer que j'en attendais moins, Je n'avais pas prévu ce grand effort de gloire ; De tout autre que vous j'eusse eu peine à la croire, Et jusqu'à votre aveu, j'avais presque doutéQu'on put porter si loin la générosité. BÉLLÉROPHON. On doit peu me louer d'un choix si magnanime.La générosité n'est pas ce qui m'anime ;Je n'en sens point assez pour perdre un bien si doux, Et tenir contre un charme aussi puissant que vous.Je n'ai pas tant de force, et si j'ose tout dire,Il n'est point de vertu qui seule y put suffire,Et pour ce grand effort, dans mon coeur en ce jour,La gloire avait besoin du secours de l'amour. Ce nom fatal m'échappe m'échappe, il vous trouble, il vous blesse ;De grâce pardonnez ce reste de faiblesse,Un amour qui s'immole, et qui n'espère rien,Croit être dispensé de se cacher si bien.Du moins, si cet aveu contre moi vous anime, Songez que le supplice a précédé le crime :Qu'avec le châtient le courroux doit finir,Et qu'on plaint un coupable en le voyant punir.Vous ne répondrez point ? Est-ce pour me confondre ? PHILONOE. Vous écoutez toujours, n'est-ce point trop répondre ? BÉLLÉROPHON. Hélas ! Vous m'écoutez pour la dernière fois. PHILONOE. Il n'a tenu qu'à vous de faire un autre choix. BÉLLÉROPHON. M'en pourriez-vous blâmer . Et se pourrait-il faire Que mon choix méritât d'avoir pu vous déplaire ?Qu'en secret votre coeur n'en fut pas satisfait ? PHILONOE. Que sert de s'expliquer sur un choix déjà fait ? BÉLLÉROPHON. Hé ! M'était-il permis d'en oser faire un autre ?D'oser à mon bonheur sacrifier le vôtre ?Et quand je me verrais digne d'un sort si doux,Devais-je oser jamais le tenir que de vous ? C'est un bien dont je sais le prix mieux que personne ;À peine en est-on digne avec une couronne, Sans un trône à donner on ne peut l'acquérir,Et je n'ai que mon coeur à vous pouvoir offrir. PHILONOE. Mais qui vous avait dit que quoi que l'on pût fait Le seul charme du trône eut le droit de me plaire ?Que mon âme attachée à l'ardeur de régnerCrut d'un illustre coeur l'empire à dédaigner ?Et malgré le penchant qu'un tendre amour excite Fit tout pour la grandeur et rien pour le mérite ? BÉLLÉROPHON. Que dites-vous, Madame ? Et n'avez-vous point peur Qu'un aveu si charmant ne tente trop mon coeur ?Vous assurez-vous tant d'un choix dont je soupire ?Et ne craignez-vous point que je n'ose m'en dédire ?Mon devoir est sans force, il vient de s'épuiser ; Et si d'une autre main j'ai pu vous refuser,Je ne répondrais pas de mon amour extrêmeJusques à vous pouvoir refuser de vous-même ?Dieux ! Comment à ce choix ai-je pu consentir ?Hélas ! Si vous pouviez m'en laisser repentir ? Si pour prix de l'effort que s'est fait ma tendresseJe pouvais obtenir l'aveu de ma faiblesse.... PHILONOE. Adieu. BÉLLÉROPHON. Vous me quittez sans me rien dire... PHILONOE. Hélas ! BÉLLÉROPHON. Que me dit ce soupir ? PHILONOE. Ah ! Ne l'entendez pas. BÉLLÉROPHON. Obtiens-je enfin de vous l'aveu que je désire ? PHILONOE. Ne vous obstinez point à m'en faire trop dire,Allez, et me laissez, s'il se peut, souvenirQue ce n'est pas de moi qu'il me faut obtenir. ACTE III SCÈNE I. Proetus, Sténobée, Mégare. PROETUS. Enfin le roi, Madame, a choisi la journéeOù se doit achever notre heureux hyménée : Il veut que dans trois jours le grand jour que j'attendsRende ma joie entière et tous mes voeux contents.Les Dieux mêmes d'accord du bonheur que j'espèreOnt promis de nouveau d'apaiser leur colère,Et de nous garantir du monstre furieux Dont la rage a versé tant de sang en ces lieux.Avec soin à l'envi toute la cour s'apprête A redoublé l'éclat d'une si belle fête,Chacun de mon bonheur semble faire le sien... STÉNOBÉE. Mais que fait votre ami ? Vous n'en m'en dites rien. PROETUS. Je sais l'excès d'honneur que vous lui vouliez faire.Je connais tout le prix d'une faveur si chère ;Mais je n'ose, Madame, oublier qu'aujourd'huiVous m'avez défendu de vous parler de lui.J'ai cru que vos bontés après cette défense Pour tout remerciement demandaient mon silence,Et j'ai craint d'être ingrat plus que reconnaissantSi je répondais mieux qu'en vous obéissant.Je ne vous dirai rien dont vous puissiez vous plaindre,Et puisque votre haine a tant pu se contraindre, Il est bien juste aussi qu'en mon coeur à son tourneL'amitié se contraigne en faveur de l'amour. STÉNOBÉE. C'est trop faire souffrir une amitié si tendre,Et je souffrirai moins peut-être à vous entendre. PROETUS. Non, Madame, pour peu que vous puissiez souffrir... STÉNOBÉE. Que vous connaissez bien comme il faut m'attendrir. PROETUS. Si mon soin déplaît, je consens à ma taire. STÉNOBÉE. Parlez-Seigneur, parlez, vous savez trop me plaire. PROETUS. Béllérophon m'est cher, et je plains son malheur... STÉNOBÉE. Mais que vous a-t-il dit de l'offre de ma soeur ? PROETUS. Que sachant votre haine il avait peine à croireQue vous l'eussiez jugé digne de tant de gloire,Et craignait d'abuser dans un espoir si douxD'un effort que pour moi vous faisiez malgré vous. STÉNOBÉE. Craint-il si fort ma haine ? PROETUS. Il ne m'est pas possible D'exprimer à quel point il y paraît sensible.Quelques peines qu'il trouve en son bannissement,Vous voir son ennemie, est son plus grand tourment.Il est au désespoir d'avoir pu vous déplaire,Il sent tous ses malheurs moins que votre colère ; Et vous l'auriez, Madame, à demi consoléSi sans l'avoir haï vous l'aviez exilé. STÉNOBÉE. Il se plaint bien de moi ? Je l'avouerai sans feindre,Il doit peut-être avoir quelque lieu de s'en plaindre. PROETUS. Malgré votre rigueur, il ne parle de vous Que d'un air à fléchir le plus mortel courroux.Il n'échappe à sa plainte aucun mot qui n'exprimeLe plus profond respect, et la plus haute estime ;Et sans vous accuser de lui faire aucun tort Il se plaint moins de vous que de son mauvais sort. STÉNOBÉE. Dans l'ardeur que pour lui l'amitié vous inspire N'en dites-vous point trop ? PROETUS. Je n'en suis assez dire.Madame, plut aux Dieux qu'avant qu'il dut partirVous-même à l'écouter vous puissiez consentir ;Je suis sûr que votre âme en serait attendrie, Fut-elle contre lui mille fois plus aigrie :Vous ne le pourriez voir sans le croire innocent... STÉNOBÉE. Ha ! Vous êtes, Seigneur, un ami bien pressant ? PROETUS. Vous semblez vous troubler ? STÉNOBÉE. N'en soyez point en peine,Mon trouble ne vient pas du côté de la haine. C'est un reste de gloire, et je rougie, Seigneur,Que vous trouviez si bien le faible de mon coeur. PROETUS. Que mon bonheur est grand ! Quelle douceur parfaiteDe voir avec l'amour l'amitié satisfaite ! STÉNOBÉE. Vos soins pour votre ami n'ont que trop de pouvoir. Mais souhaite-t-il tant en effet de ma voir ? PROETUS. Près de traîner ailleurs une mourante vie Il n'a point de plus forte et de plus chère envie.S'excuser près de vous est tout ce qu'il prétend ;S'il part sans votre haine il part assez content. Chassez-le s'il le faut, mais souffre qu'il vous voit.Et qu'il emporte au moins cette dernière joie :Pour unique faveur c'est tout ce qu'aujourd'huiL'amour et l'amitié vous demandent pour lui. STÉNOBÉE. Contre des droits si forts le moyen que l'on tienne. PROETUS. Peut-il venir enfin, Madame ? STÉNOBÉE. Hé bien, qu'il vienne. PROETUS. Par quels remerciements... STÉNOBÉE. Il n'en est pas besoin,Et s'il en faut, Seigneur, l'amour en prendra soin. SCÈNE II. Mégare, Sténobée. MÉGARE. J'admire avec quel art vous l'avez su réduireÀ prendre en sa faveur tout ce qui peut lui nuire. À se trahir lui-même, et par un soin fatalÀ presser le bonheur de son propre rival.À voir Béllérophon il vous a résolue ? STÉNOBÉE. Que je la crains, ô Dieux, cette funeste vue ! MÉGARE. Quoi, vous craignez de voir un amant qui vous plaît, Et surtout, dans l'État où vous savez qu'il est.Tendre, amoureux, soumis, souffrant sans s'oser plaindre. STÉNOBÉE. Mégare, en cet état, qu'un amant est à craindre ! MÉGARE. Il est vrai qu'entre vous l'amour a peu d'espoir,Vous devez redouter Proetus et son pouvoir ; Votre père aura peine à rompre un hyménéeFondé sur une foi publiquement donnée :Je crains mille périls que je vois trop certains. STÉNOBÉE. Je ne m'étonne pas des périls que tu crains.Je puis ce que je veux sur l'esprit de mon père ; Tu vois depuis quel temps mon hymen se diffère.Le monstre jusqu'ici m'a procuré ce bien,Et le malheur public a détourné le mien.Après tant de détails je sis trop la manière De passer s'il le faut à la rupture entière, Et quand Proetus voudrait troubler notre repos,La Licie a de quoi braver un roi d'ArgosCe n'est pas là ma crainte, et ce qui fait le trouble Que je sens dans mon coeur que chaque instant redouble. MÉGARE. Qui peut donc vous troubler, et d'où naît votre effroi Si vous ne craignez rien des scrupules du roi,Du pouvoir de Proetus, de son dépit externe... STÉNOBÉE. Ah n'ai-je rien, Mégare, à craindre de moi-même ?Prête à m'abandonner sans espoir de retour,À l'aveugle transport d'un criminel amour, Crois-tu qu'un premier crime, au moins, sans violence,Puisse au fond de l'âme arracher l'innocence,Et qu'il ne trouve pas dans mon coeur abattu Quelque dernier effort de gloire et de vertu ?Je ne sais que trop bien qu'un fatal hyménée À la face des Dieux à Proetus m'a donnée,Et ne me permet plus de disposer de moi Sans blesser mon devoir et sans trahir ma foi.Je connais ma faiblesse, et je l'ai condamnée.Je vois le précipice où je suis entraînée, Et le vois d'autant mieux qu'à force d'y pencher,Je m'en sens sur le bord et près d'y trébucher.Ma chute ne vient pas de défaut de lumière.Je sens à mon secours ma raison tout entière,J'approuve ses conseils ; trop heureuse, en effet, Si le secours qu'elle offre était moins imparfait :Si ses conseils trop vains quand l'amour est le maître,Savaient faire pouvoir tout ce qu'ils font connaître,Et si montrant l'abîme où l'on va se jeterIls donnaient de la force assez pour l'éviter. MÉGARE. Je ne m'étonne plus que votre coeur s'alarme,Et d'un objet si cher appréhende le charme.Vous deviez bien sans doute éviter de la voir.Et si vous le pouviez... STÉNOBÉE. Et comment le pouvoir ! MÉGARE. Sans attendre qu'il vienne, et devant qu'il vous voit, Il n'est pas possible encore qu'on le renvoie.Et si vous le voulez j'airai de votre part. STÉNOBÉE. Je le voudrais assez s'il n'était trop tard.Il est si près, peut-être... MÉGARE. On peut en diligencePrendre encore le temps d'empêcher qu'il n'avance. STÉNOBÉE. Plus je crois qu'il approche et plus je sens d'effroi. MÉGARE. Irai-je ? STÉNOBÉE. Il n'est plus temps, Mégare, je le vois. SCÈNE III. Béllérophon, Stenobee, Mégare. BÉLLÉROPHON. Ne m'a-t-on point flatté d'une vaine espérance ?Pourrez-vous bien, Madame, endurer ma présence ?Que me veut dire encore le trouble où je vous vois ! Peut-être avez-vous cru voir Proetus avec moi.Parlez, pour me souffrir souhaitez vous qu'il vienne ?Sa présence à vos yeux peut adoucir la mienne,Je n'en dois pas douter, je vous entends trop bien... STÉNOBÉE. Pourquoi m'entendez-vous quand je ne vous dis rien ? Proetus ici peut-être eut été nécessaire,Mais il a fait pour vous tout ce qu'il pouvait faire,Et si je vous vois seul avec peine aujourd'hui,Je n'en aurais pas moins à vous voir avec lui. BÉLLÉROPHON. Si Proetus ne vient pas ce n'est qu'à ma prière. J'ai voulu vous laisser liberté toute entière,Et ne pas abuser de ce qu'en ma faveur L'intérêt d'un ami pourrait sur votre coeur.Si l'on m'a près de vous noirci de quelque crimeQui vous ait fait juger mon exil légitime, Je sens trop d'innocence, et m'y dois trop fierPour prendre aucun secours pour me justifier.Et si vous m'exilez par votre propre haineJe ne veux exiger rien qui vous fasse peine,Je pars quoi que je quitte en partant de ces lieux Ce qui m'est le plus doux et le plus précieux. STÉNOBÉE. Vous êtes bienheureuse de vous trouver capableD'avoir toujours sans peine une âme inébranlable :Quoi qu'il faille quitter et de cher et de doux,L'effort n'en coûte guère aux héros comme vous, Et pour s'en consoler la grandeur du courageAux coeurs comme le vôtre est un grand avantage. BÉLLÉROPHON. Je ne me pique pas de tant de fermeté,Et ne suis point héros jusqu'à la dureté.Je sens si bien l'horreur du sort qui me menace, Qu'au lieu de mon exil la mort me ferait grâce ;Et peut-être en dépit de votre inimitiéSi vous saviez mes maux en auriez-vous pitié. STÉNOBÉE. Je n'eus jamais pour vous une assez forte haine Pour vous pourvoir bannir sans regret, et sans peine : Mais je ne jugeais à plaindre qu'à demi,Croyant que vous n'aviez à quitter qu'un ami ;Et quelque affreux tourment, quelque peine cruelleQue souffre dans l'absence une amitié fidèle,Il est des maux plus grands que ceux de l'amitié, Et qui rendent encore plus digne de pitié. BÉLLÉROPHON. Toute votre pitié ne m'est que trop bien due, Et rien ne manque aux maux dont j'ai l'âme abattuePlaignez un malheureux qui ne peut l'être plus. STÉNOBÉE. Que pourriez-vous ici regretter que Proetus ? Si vous étiez amant... mais j'ai peine à le croire,Vous autres grands guerriers vous n'aimez que la gloire ;Et vous tenez l'amour trop au-dessous de vousPour abaisser votre âme à céder à ses coups. BÉLLÉROPHON. On peut être à la guerre intrépide, invincible, Et n'être que trop tendre ailleurs et trop sensible.Où le coeur est charmé la valeur perd ses droits,Et l'âme la plus forte a de faibles endroits. STÉNOBÉE. vous avez su longtemps aimer avec mystère :Et l'amour n'est pas fort qui sait si bien se taire. BÉLLÉROPHON. Quand on se sent touché d'une téméraire amour,Le respect permet-il de l'oser mettre au jour ? STÉNOBÉE. Le respect fait souvent des lois trop rigoureuses.Et les témérités sont quelquefois heureuses. BÉLLÉROPHON. Ah si vous excusiez l'audace de mes voeux, Ils n'auraient rien à craindre, ils seraient trop heureux ;Mais si vous m'exciter que faut-il que j'espère ? STÉNOBÉE. Ne craignez plus d'exil, je n'ai plus de colère ;Puisqu'ici tant de noeuds ont pu vous attacherIl serait trop cruel de vous en arracher. BÉLLÉROPHON. C'est beaucoup d'engager votre piété propiceÀ révoquer l'arrêt d'un si cruel supplice :Mais n'en puis-je espérer rien encore de plus doux ? STÉNOBÉE. N'en fais-je pas assez ? Mon espérance est vaine BÉLLÉROPHON. Que ne pouvez-vous point ? Mon espérance est vaine Si votre haine encore... STÉNOBÉE. Ne parlons plus de haine ;Vous pouvez désormais vous croire tout permis,Et vous ne devez plus craindre ici d'ennemis. BÉLLÉROPHON, à genoux. Ah souffrez qu'à vos pieds après cette assurance,J'ose exprimer ma joie, et ma reconnaissance ; Que j'y laisse éclater mes transports les plus doux ;Qu'enfin, pour votre soeur mon amour.. STÉNOBÉE. Levez-vous. BÉLLÉROPHON. Après tant de bontés que je n'osais attendre,De mes remerciements vouez-vous vous défendre ?Lorsque je vous dois tout puis-je avec moins d'excès... STÉNOBÉE. Pour me remercier attendez le succès. BÉLLÉROPHON. Je sais votre crédit sur le roi votre père,Ne craignant rien de vous qui peut m'être contraire ?Quel obstacle nouveau peut troubler mon bonheur ? STÉNOBÉE. Mais ne craignez vous rien du côté de ma soeur ! Pour moi, vous le savez, cette même journéeJe vous en ai déjà fait offrir l'hyménée.Et mes soins les plus grands ne font que trop de foiQue j'ai voulu toujours vous attacher à moi :Mais l'orgueil de ma soeur aura peine, peut-être, À descendre au rang où les Dieux l'ont fait naître,Et je crois qu'à ses yeux dans le chois d'un épouxLe défaut de couronne est le plus grand de tous.Je craindrais d'en venir jusques à la contrainte. BÉLLÉROPHON. Ah n'appréhendez rien si c'est là votre crainte ; J'avais le même effroi tous mes voeux incertainsN'osaient même accepter mon bonheur de vos mainsEt vous pardonnez bien à mon amour extrême De l'avoir attendu du choix ce que j'aime.Votre adorable soeur, enfin, a la bonté De vouloir faire grâce à ma témérité ;Elle renonce au trône où son destin l'appellePour régner sur un coeur amoureux et fidèle,Et l'excès de l'amour que j'ai pour ses appas Répare le défaut du rang que je n'ai pas. C'est à vous maintenant qu'il faut que je m'adresse ;Et si dans mon bonheur votre âme s'intéresse,Si du plus tendre amour les transports les plus grands... STÉNOBÉE. Allez, vous connaîtrez l'intérêt que j'y prends. BÉLLÉROPHON. Je dois tout espérer et vous m'êtes propice ; Mais de grâce empêchez que mon espoir languisse ;Pressez l'heureux effet que j'attends de vos soins ;C'est beaucoup aux amants qu'un moment plus ou moins.Si vous saviez l'ardeur qu'un si beau feu m'inspire... STÉNOBÉE. Je l'imagine assez sans vous l'entendre dire ; J'en sais plus qu'il ne faut pour faire mon devoir,Allez, mes soins pour vous passeront votre espoir. SCÈNE IV. Stenobee, Mégare. STÉNOBÉE. Hé bien Mégare, hé bien, où suis-je enfin réduite ?J'expliquais mieux que toi ces mots qui t'ont séduite.Je ne sentais que trop dans le fond de mon coeur Que l'amour de l'ingrat n'était que pour ma soeur.Mais ô Dieux ! Que amour ! Et qu'il a de tendresse !As-tu bien vu l'excès de l'ardeur qui le presse ?Ce qu'il sent de transports, ce qu'il prend de souci.Ah sans ma soeur, peut-être, il m'aimerait ainsi. MÉGARE. Si ses voeux n'ont osé s'élever à vous-même,Tout vous doit être égal qui que ce soit qu'il aime. STÉNOBÉE. Ah que tu conçois mal lors que l'on manque un coeur Ce qu'il coûte à le voir dans les mains d'une soeur.Plus ma rivale touche, et plus le dépit presse, L'injure de plus loin moins vivement nous blesse,Le sang aigrit l'outrage entre proches parents,Et les coups de plus près sont les plus pénétrants.Surtout si tu savais quelle rage secrèteUne aînée a de voir triompher sa cadette ? Ce qu'on souffre à céder ce qu'on aime. Ah plutôt, Osons tout, perdons tout, perdons nous s'il le faut.Faisons des malheureux , partageons nos supplices.Je suis femme, et ma force est dans les artifices.Allons Mégare, allons, songeons à ménager Tout ce que notre sexe a d'art pour se venger. ACTE IV SCÈNE I. Philonoe, Proetus, Ladice, Licas. PHILONOE. Si vous cherchez ma soeur, nous la pouvons attendre,Elle est avec mon père. PROETUS. On vient de me l'apprendre.Et si j'ose en juger sur ce que je lui doisC'est pour Béllérophon qu'elle entretient le roi. Mais après ses bontés, je devrai tout aux vôtres. PHILONOE. Ne pouvant rien pour moi, que ne pourrais-je pour d'autres ?Vous savez mon devoir , et que jusqu'à mon coeur Tout dépend de mon père, ou plutôt de ma soeur. PROETUS. Votre soeur favorable, enfin, à ma prière À mon heureux mai rend son estime entière.Et si dans sa colère elle même aujourd'huiA bien pu proposer votre hymen avec lui,Après avoir forcé sa colère à s'éteindre,S'il ne craint rien de vous, il n' plus rien à craindre. PHILONOE. Je ne puis qu'obéir, mais s'il le faut, Seigneur,Au moins, j'obéirai sans peine en sa faveur. PROETUS. Et c'est maintenant qu'il m'est permis de direQu'il ne manque plus rien à ce que je désire.Et qu'enfin s'il peut être un bonheur achevé, C'est moi qu'aujourd'hui les Dieux l'ont réservé.Je sens dans tous mes voeux mon âme satisfaite ;Mais puisque c'est par vous que ma joie est parfaite,J'aurai soin du bonheur de qui me rend heureuxEt qu'il ne manque rien au comble de vos voeux. En faveur d'un ami je veux que tout conspire,Il n'a qu'un seul défaut, c'est qu'il est sans empire. PHILONOE. Je vrai bonheur n'est pas dans le rang le plus haut,Et tout ce qui sait plaire est toujours sans défaut. PROETUS. Un si parfait ami m'est plus cher que moi-même, C'est être heureux deux fois que l'être en ce qu'on aime,Et j'espère obliger votre charmante soeur À souffrir que je cède un trône en sa faveur.Je prétends couronner une flamme si belle...Mais j'aperçois la reine , allons au devant d'elle. SCÈNE II. Sténobée, Proetus, Philonoe, Mégare, Ladice, Licas. PROETUS. Enfin vous avez vu Béllérophon. STÉNOBÉE. Ô Dieux ! PROETUS. Madame, quel chagrin se montre dans vos yeux ?Mon amour ne peut-il être encore sans alarmes !Vous fuyez mes regards, vous me cachez vos larmes !Peut-on savoir d'où naît le trouble où je vous vois ? STÉNOBÉE. Non, Seigneur, ce n'est rien, Mégare, soutiens-moi. PHILONOE. On doit appréhender un mal que l'on néglige,Et si c'est... STÉNOBÉE. Non, ma soeur, non, ce n'est rien vous dis-je. PROETUS. Quel déplaisir secret peut donc tant vous saisir ? STÉNOBÉE. Ah ! Que ne suis-je morte avec ce déplaisir ! PHILONOE. Ne pouvons-nous, Madame, espérer de l'apprendre ? PROETUS. Vous savez l'intérêt que nous y devons prendre ? STÉNOBÉE. Vous avez trop de part, tous deux, dans mes ennuis.Ah ma soeur ! Ah Seigneur ! PROETUS. Achevez ! STÉNOBÉE. Je ne puis. PHILONOE. Mégare, peut savoir d'où ce chagrin peut naître ? MÉGARE. J'ai peine, ainsi que vous, Madame, à le connaître.Mais si j'osais, Seigneur, former quelque soupçon,Il ne pourrait tomber que sur Béllérophon. PROETUS. Qu'a-t-il pu dire enfin ? Vous pouvez nous l'apprendre ? MÉGARE. Il avait trop de peur que l'on ne peut entendre : Il m'a fait retirer avant qu'il ai rien dit :Je l'ai vu seulement sortir tout interdit. PROETUS. Et la reine... MÉGARE. Avec soin elle a voulu se taire.Elle s'est fait un effort pour cacher sa colère ;Mais un écrit fatal qu'on lui vient d'apporter A su contraindre enfin son courroux d'éclater.C'est d'où naît la douleur qui de son coeur s'empare... STÉNOBÉE. Ne sauriez-vous taire indiscrète Mégare ? PROETUS. Quoi ! Ni le nom de soeur, ni le titre d'époux,N'obtiendront rien... STÉNOBÉE. Hélas ! Que me demandez-vous ? Je vous chéris tous deux avec trop de tendresse,Ne me pressez point tant et craignez ma faiblesse.De mon coeur contre vous je ne réponds pas bien,De peur d'obtenir trop, ne me demandez rien. PROETUS. Il m'importe, il est doux avec ce que l'on aime, De pouvoir partager jusqu'à la douleur même. STÉNOBÉE. Encore un coup, craignez vous deux d'en savoir plus ;Les malheurs ne sont rien quand ils sont inconnus.Préférez à l'horreur d'une clarté fâcheuse La douce obscurité d'une ignorance heureuse. PROETUS. Non Madame, avec vous il nous plaît de souffrir. PHILONOE. C'est adoucir ses maux que de les découvrir. PROETUS. Au nom du feu sacré qui déjà nous assemble. STÉNOBÉE. Que le sang et l'amour sont puissants joints ensemble,Je vous l'avais bien dit, je n'y puis résister, Et j'ai pitié des maux qu'il vous en va coûter.Au moins, promettez-mois quelle que soit l'offense,Que vous me laisserez le soin de la vengeance ;Que vos ressentiments ne pourront s'en mêler. PROETUS. Nous vous promettons tout, vous n'avez qu'à parler. STÉNOBÉE. Qui se serait douter de cette perfidie !Ciel ! À qui faut-il donc désormais qu'on se fie ?Et qui peut se garder du crime revêtuDes trompeuses couleurs d'une fausse vertu !Qu'un ingrat ! Au mépris d'une amitié si rare Qu'elle aurait pu gagner le coeur le plus barbare,Au mépris de ma soeur avec tous ses appas,Même avec des bontés qu'il ne méritait pas ;Insensible aux honneurs qu'on s'empresse à lui faire,Sans respect d'un hymen dont la loi m'est si chère, Par un lâche attentat digne d'étonnement...Ah, Seigneur, je frémis d'y penser seulement,Le crime a tant d'horreur que je tremble à le dire.Mais pour vous l'expliquer ce témoin peut suffire.Il vient de votre ami. Elle donne à Proetus les tablettes de Béllérophon. PROETUS. Dieux ! Rien n'est plus certain, Je reconnais ce chiffre, et ces mots de sa main. Il lit.Je sais qu'en ma faveur rien ne vous sollicite,Que pour vous mériter il faut être un grand roi ;Mais si l'excès d'amour tenait lieu de mérite,Vous ne seriez jamais qu'à moi. STÉNOBÉE. Je l'avais bien prévu, cet amour si coupableVous trouble, vous confond, vous frappe et vous accable.C'est un mal qu'à regret je vous ai découvert,Je vous l'eusse épargné si vous l'aviez souffert ;Vous deviez sur mes voeux prendre un peu moins d'empire. PHILONOE. Béllérophon ainsi peut oser vous écrire ? STÉNOBÉE. Plut au Dieux que l'ingrat pour vous moins endurci,Eut sans crime, ma soeur, pu vous écrire ainsi.Je ne veux point vous dire avec quelle insolenceIl se vante d'avoir surpris votre innocence, Et su l'art d'éblouir et Proetus, et le roi,Feignant des feux pour vous qu'il ne sent que pour moi. PHILONOE. Le perfide ! PROETUS. L'ingrat ! STÉNOBÉE. Vous pouvez voir sans peine Dans cet indigne amour la source de ma haine.Souvent de ces regards l'indiscrète langueur M'avait fait soupçonné l'audace de son coeur ;Ce fut de son exil le sujet véritable,Et sans votre amitié toujours trop favorable,Seigneur, sans votre soin trop aveugle, et trop doux,Il aurait emporté ses crimes loin de nous. En vain j'ai cru qu'ailleurs j'engagerais mon âmePour me débarrasser des horreurs de sa flamme ;Malgré tous mes efforts l'excès de sa fureurFerme toujours ses yeux aux charmes de ma soeur.Votre bonté n'a fait qu'irriter son audace, Et que lui donner lieu d'abuser de ma grâce.Vous avez remarqué peut-être avec quels soinsLe perfide a voulu me parler sans témoins :Concevez, s'il se peut, toute la violenceQue m'a coûté pour vous mon trop de complaisance. Et tout ce qu'en un coeur aussi fier que le mien,La pudeur peut souffrir d'un pareil entretien.Mais c'eût été trop peu de ce qu'il m'a pu dire,Son audace a passé jusqu'à oser m'écrire,Et jusqu'à se flatter du téméraire espoir De me faire à mon tour oublier mon devoir.De tant d'indignités, Seigneur, vous êtes cause ,Et vous voyez pour vous où mon amour m'expose. PROETUS. J'en suis confus, Madame, et je cours de ce pasVous venger par ma main du plus grand des ingrats, A tant de droits trahis i faut que je l'immole. STÉNOBÉE. Ah Seigneur, est-ce ainsi que vous tenez parole,Qu'à tout ce que je veux, je puis vous engager ?N'ai-je pas réservé le soin de nous venger ? PROETUS. Mais que pouvez-vous craindre ?... STÉNOBÉE. Une fureur extrême, Je crains, demandez-vous ce qu'on craint quand on aime,Pour un objet trop cher tout m'alarme en ce jour,Et la frayeur n'est pas une honte à l'amour.N'exposez point des jours où les miens s'intéressent,Vous me l'avez promis, mes larmes vous en pressent. PROETUS. Tout mon sang ne vaut pas les pleurs que vous versez,Commandez seulement, Madame, c'est assez,Et pour me retenir, pour m'arracher les armes,Il suffit d'un regard, et c'est trop de vos larmes. STÉNOBÉE. Allez pour nous venger je sais ce que je dois ; Je vais en prendre soin fiez-vous en à moi. SCÈNE III. Proetus, Philonoe, Ladice, Licas. PROETUS. Qu'un malheureux tiré d'exil et de misère,Favorisé, comblé d'une amitié si chère,Qu'un ingrat que mes soins s'empressaient de placerSur un trône où pour lui j'aimais à renoncer, Avec tant de fureur, avec tant d'artifice,Pour prix de mes bontés lâchement me trahisse ?Que m'ôtant ce qu'en lui je n'ai que trop aiméIl veuille encore m'ôter l'objet qui m'a charmé ?Et cherche à me blesser d'une rage inflexible Par tout ce qu'en mon coeur il sait de plus sensible.Hélas ! Il est certain, sans ce coup rigoureuxPour un simple mortel j'eusse été trop heureux.Ah ! Que j'éprouve bien que par des lois trop dures,Les humains n'ont jamais des douceur toutes pures, Et que toujours les Dieux du vrai bonheur jalouxMêlent quelque amertume à nos besoins les plus doux. PHILONOE. L'ingrat ! Puisque son âme était préoccupéePourquoi dans ses forfaits m'a-t-il enveloppée ?Que ne m'épargnerait-il la honte d'un aveu Qui me coûtait si cher, et lui servait si peu ?À quoi bon sans besoin, par une injuste envie Troubler l'heureuse paix d'une innocente vie ?Pour lui les trahisons ont-elles tant d'appasQue trahis l'amour ne lui suffise pas ? Et pour trahir l'amour, qu'était-il nécessaire Qu'il vint surprendre un coeur qu'il n'avait que faire ?Non, vous n'êtes, Seigneur, à plaindre qu'à demi :Vous ne perdez pas tout en perdant un ami ;Votre tendresse à deux se trouvait partagée, Et la mienne à l'ingrat s'était toute engagée.Votre amitié trahie a du moins en ce jourLa douceur de se voir consoler par l'amour,Et dans mon coeur sensible au seul bien qu'on me vole L'amour trahi perd tout, et rien ne le console. PROETUS. C'est de ma propre pain qu'il aurait du périr. PHILONOE. Il n'est que trop coupable et ne peut trop souffrir ;Mis l'exil et l'horreur de perdre ce qu'il aime Sont un supplice encore plus grand que la mort même. PROETUS. Qu'il aille donc périr errant loin de nos yeux, Et qu'un d'un nouveau monstre il délivre ces lieux ;Qu'odieux à lui-même et sans aucun asile...Ah d'un excès d'horreur je me sens immobile,Troublé de voir le traître... il vient, fuyez. PHILONOE. Hélas !Si vous êtes troublé, puis-je ne l'être pas ? SCÈNE IV. Béllérophon, Philonoe, Proetus, Licas, Ladice. BÉLLÉROPHON. Je vous cherchais partout avec impatience.Et manquait à ma joie encore votre présence.Et j'ai besoin pour être entièrement heureux De la part qu'avec moi vous y prendrez tous deux.Qu'un doux ravissement sur tous mes sens préside ! Belle princesse, enfin... PHILONOE. Va, laisse-moi, perfide. BÉLLÉROPHON. Moi ! Perfide ! Et pour vous ! Quel soupçon de ma foi... PHILONOE. Va, ne me dis plus rien, perfide, laisse-moi. BÉLLÉROPHON. Me quitter sans m'entendre ! PHILONOE. Et pour toute votre vie. BÉLLÉROPHON. Princesse, avez vous peur que je me justifie ? Mais quel crime ai-je fait ? Pourquoi me le cacher ?Ah ! Demeurez au moins, pour me le reprocher. PHILONOE. Qui l'eût pu concevoir ! Quelle horreur en approche ?Ingrat, mérites-tu que je te le reproche ? BÉLLÉROPHON. Quoi me fuir pour jamais, sans espoir, sans secours. PHILONOE. Ha que pour mon repos ne t'ai-je fuis toujours. SCÈNE V. Béllérophon, Proetus, Licas. BÉLLÉROPHON. Seigneur, quel changement : et qui pouvait l'attendre ?D'un coeur si grand, si noble, et qui semblait si tendre !Vous êtes interdit ? Ah ? Seigneur, je le vois,Ce coup qui,me confond, vous trouble autant que moi. Vous êtes trop touché du malheur qui me presse, Il vous en coûte trop d'avoir tant de tendresse.Et pour vous épargner tant de maux, tant de soins,Je vous pardonnerais de m'aimer un peu moins.Mais savez-vous d'où vient que la princesse aigrie D'une extrême bonté passe la barbarie ?Que sans vouloir m'entendre elle me fuit ainsi ?...Seigneur, sans me parler, vous me fuyez aussi ?Que vois-je ? Ô justes dieux ! Quelle fureur soudaine Dans vos yeux menaçants m'exprime tant de haine ? Vous à qui je dois tout, vous mon unique appui,Vous aussi, vous voulez m'accabler aujourd'hui ?Qu'ai-je donc fait pour perdre une amitié si chère ?Seigneur ! Mon protecteur ! Vous seul en qui l'espère ;Si vous m'abandonnez que puis-je devenir ? Achevez, par pitié, du moins, de ma punir ;M'ôtant ce qui rendait mes jours dignes d'envie,Vous seriez trop cruel de laisser la vie. PROETUS. Ah cherches-tu perfide encore à m'éblouir ?Et jusques à deux fois prétends-tu me trahir ? BÉLLÉROPHON. Après tant de bontés, pour prix de tant de gloire,Je pourrais vous trahir ? Et le pouvez vous croire ?Apprenez-moi mon crime ? PROETUS. Et peux-tu l'oublier ? Va traître, tout ton sang ne saurait l'expier. BÉLLÉROPHON. Seigneur, ne croyez pas ainsi que je vous laisse. SCÈNE VI. Timante, Béllérophon, Gardes. TIMANTE. C'est... BÉLLÉROPHON. Ne m'arrêtez point. TIMANTE. C'est un ordre qui presse,Seigneur ! Considérez... BÉLLÉROPHON. Qu'ai-je à considérer ? TIMANTE. Que c'est de vous Seigneur, que je dois m'assurer. BÉLLÉROPHON. Je reconnais la reine à ce coup qui m'accable.Allons, vouloir me perdre est un soin favorable. Ma vie est désormais un trop cruel tourment.Et pour qui veut périr, il n'importe comment. ACTE V SCÈNE I. Sténobée, Mégare. STÉNOBÉE. Je tiens Béllérophon enfin sous ma puissance.Par mon ordre, on le mène en un lieu d'assurance.Il m'était important de l'ôter de ces lieux ; J'avais à redouter qu'il n'ouvrit trop les yeux,Et qu'à travers ma haine, et malgré ma colère, Il ne vit mon amour et n'eut peine à s'en taire.J'ai cru devoir, sur tout, dans ces premiers moments ;Éviter l'embarras des éclaircissements. Je l'envoie en un fort où je serais certaineD'en pouvoir disposer et sans crainte et sans peine ,Et ma superbe soeur dont l'ingrat suit la loi,Du moins si je le perds, le perdra comme moi. MÉGARE. Ainsi donc vous voulez sa vie en sacrifice ? STÉNOBÉE. Ah, je l'ai trop aimé pour vouloir qu'il périsse.Sa vie encore m'est chère, et malgré ma fureur,Si j'osais, j'en voudrais seulement à mon coeur. MÉGARE. Nul espoir ne vous reste ? STÉNOBÉE. Eh ! Pourquoi non, Mégare ?Si je puis écarter tout ce qui nous sépare, Rompre mon hyménée, et marier ma soeur,Pourquoi n'espérer pas qu'il penche en ma faveur ?Souffre m'en l'espérance, et dut-elle être vaine,L'erreur même en est douce, elle flatte ma peine ;L'espoir le plus trompeur tient lieu de quelque bien, Et le plus grand des maux est de n'espérer rien.Un artifice heureux m'a déjà bien servie ;Ma rivale n'a plus de quoi me faire envie ;Je viens avec usure, au gré de mes souhaits,De lui rendre à mon tour les maux qu'elle m'a faits, Et de mettre en deux coeurs pleins d'un amour extrême,La haine en dépit d'eux et malgré l'amour même.Au défaut d'être aimée, au moins j'ai la douceur Qu'on goûte à se venger, et surtout, d'une soeur.La voici, vois ses pleurs ; sa peine est sans égale, Ah ! Qu'il est doux de voir pleurer une rivale ! SCÈNE II. Sténobée, Philonoe, Ladice, Mégare. STÉNOBÉE. Laissez en ma présence agir en liberté,Le trouble dont je vois votre esprit agité :Ma soeur, n'étouffez point vos soupirs ni vos plaintes,Laissez, laissez couler vos larmes sans contraintes ; Nos intérêts ici ne sont pas séparés ;Je ressens vivement l'affront que vous souffrez,Et j'ai le coeur touché plus qu'on ne peut comprendre.De ces trop justes pleurs que je vous vois répandre.Quel outrage ! En effet, de voir qu'un tel mépris Paye un choix dont ailleurs un trône était le prix,Qu'un traître, et plus cent fois qu'on eut osé le croire,Insensible au mérite, à l'amour, à la gloire,Aveugle à vos appas, ingrat à vos bontés,Venge en vous rebutant tant de rois rebutez. Mais peut-être en est-il qui pour sécher vos larmes Au rebut d'un ingrat verront encore des charmes.Qui pour vous consoler pendant Béllérophon... PHILONOE. Ciel ! STÉNOBÉE. Votre coeur frémit à ce funeste nom ?Vous parler d'un ingrat qui vous fait tant d'outrage, C'est vous renouveler une cruelle image :C'est redoubler vos pleurs ; et pour les essuyerIl vaut mieux s'il se peut vous laisser l'oublier.N'en parlons plus, l'oubli n'est que trop légitime. PHILONOE. Non, non , Madame, parlez-moi de son crime, Peignez-m'en bien l'horreur, retracez-la toujours,Des plus noires couleurs empruntez le secours ;Faites-moi croire enfin sa trahison sans peine ;C'est trop peu de l'oubli, j'ai besoin de la haine,Et peut-être en cherchant l'oubli hors de saison Tout ce que j'oublierais serait sa trahison. STÉNOBÉE. Quoi douter de son crime ? En perdre la mémoire ?D'où vous vient maintenant tant de peine à le croire ?Qui le rend moins coupable. Et l'ayant cru d'abord ... PHILONOE. Madame je l'aimais, et j'apprends qu'il est mort. STÉNOBÉE. Béllérophon est mort ! PHILONOE. La nouvelle en est sue.Quoi ? Sa mort vous surprend, vous qui l'avez voulue !Vous enfin dont la haine au trépas l'a conduit ! STÉNOBÉE. Moi, j'ai voulu sa mort ! Ah c'est donc un faux bruit.Quelqu'un mal informé répand cette nouvelle. Je n'ai point pour l'ingrat de haine si cruelle :Non tout ingrat qu'il est... Mais qu'aperçois-je, ô Dieux,Timante de retour sans mon ordre en ces lieux ! SCÈNE III. Sténobée, Philonoe, Timante, Mégare, Ladice. TIMANTE. Ah Madame ! STÉNOBÉE. Qui peut à ce point vous confondre ?Quitter Béllérophon dont vos devez répondre ? TIMANTE. J'ai fait ce que j'ai pu, mais le pouvoir humainsContre l'effort du monstre a toujours été vain.Chacun sait trop sa rage et l'effroi qu'elle imprime... STÉNOBÉE. Béllérophon au monstre dont vous devez répondre ? TIMANTE. C'en est fait, il est mort. Par votre arrêté, Seul, dans un char couvert, de soldats escorté,Je le faisais conduire au fort en diligence:Nous marchions au grand pas, dans un profond silence,Quand à côté de nous du fond du bois prochain.D'horribles hurlements ont retenti soudain. À ce bruit qui pénètre, et transit jusqu'à l'âme,À travers des bouillons de fumée et de flamme,Paraît ce monstre affreux que le ciel en courrouxA tiré des enfers pour s'armer contre nous.Il se fait reconnaître à la confuse forme D'un corps prodigieux d'une grandeur énorme.Lion, chèvre, dragon, composé de tous troisC'est en un monstre seul trois monstres à la fois :Il n'est sur son passage endroit qu'il ne désole,Il rugit crie, et siffle, il court, bondit, et vole : Des yeux il nous dévore, il ouvre avec fureurDe sa gueule béante un gouffre plein d'horreur,Et pour fondre sur nous s'excitant au carnage Sur des rochers qu'il brise il aiguise sa rage.À l'entendre, à le voir, tout tremble, tout frémit : Le jour même est troublé des noirs feux qu'il vomit.À ce terrible objet, de mortelle alarmesFont fuir tous nos soldats, leur font jeter les armes.Le seul Béllérophon ferme dans ce dangerD'un regard intrépide ose l'envisager. Je fais tourner son char pour regagner la ville ;Mais il rend malgré moi tout mon soin inutile,Il s'élance, et saisit en se jetant à bas,Des armes que la peur fait jeter aux soldats ;Non, par un vain espoir de faire résistance Contre un monstre au dessus de l'humaine puissance :Mais pour chercher encore dans un trépasL'honneur d'être immolé les armes à la main. C'est ainsi que lui-même s'il s'offre en sacrifice,Laisse-moi, m'a-t-il dit, abréger mon supplice ; Va, retourne à la reine, annoncer mon trépas ;Dis-lui, quoi qu'elle ait fait, que je ne me plain pas.Pourvu qu'au moins rendant justice à ma mémoireElle ait après ma mort quelque soin de ma gloire. STÉNOBÉE. Et vous l'avez quitté ? TIMANTE. Que pouvais-je aujourd'hui, Seul sans espoir... STÉNOBÉE. Le suivre et périr avec lui.Tâcher de votre vie avant la sienne offerteAu moins de quelque instant put retarder sa perte.Mais qui puis-je en sa mort accuser plus que moi ?Prenons soin de sa gloire, il le veut, je le dois Et je vais hautement commencer sa vengeancePar l'aveu de mon crime, et de son innocence. PHILONOE. Ô Dieux ! Son innocence ? STÉNOBÉE. Oui je l'avoue à tous.Il n'en avait que trop pour Proetus, et pour vous,Il n'a que trop rempli tout ce qu'on peut attendre De l'âme la plus haute, et du coeur le plus tendre.Il ne fut pour tous deux jusqu'au dernier moment,Que trop parfait ami, que trop fidèle amant.Il ne fut que trop digne et d'amour et d'estime,Et son trop de vertu fut enfin tout son crime. PHILONOE. Pourquoi le poursuivre avec tant de courroux ?Pourquoi le tant haïr ? STÉNOBÉE. Je l'aimais plus que vous. PHILONOE. Vous auriez pu l'aimer ? Vous dont l'injuste enviePersécuta sans cesse et sa gloire et sa vie !Vous de qui la fureur lui coûte enfin le jour ? STÉNOBÉE. Et par cette fureur jugez de mon amour.C'est pas là qu'il doit être au-dessus de tout autre.Mon coeur pour la vertu fut fait comme le vôtreLa gloire qui vous plut, fit mes voeux les plus doux ;J'ai porté la fierté cent fois plus loin que vous : Voyez où m'a réduite une amour si funeste ?Dans vos pertes, du moins, l'innocence vous reste,Et de tant de vertu, de gloire et de fierté,Il ne me reste rien, l'amour m'a tout ôté.Vos feux furent gênés de scrupules, de craintes, Et ma flamme a grossi par l'effort des contraintes :Rien en vous résistait ; tout m'était opposé ;Votre amour n'osait rien ; le mien a tout osé ;Il m'a fait trahir tout, sans s'épargner lui-même ;Il m'a fait perdre tout , jusques à ce que j'aime ; Et sur vos feux, les miens l'ont d'autant emportéQu'ils sont plus criminels, et qu'ils m'ont plus coûté.Mais pleurer ce héros ce n'est pas assez faire :C'est l'effort trop commun d'une regret ordinaire.Voyons qui l'aime plus au-delà du trépas, Ou vous qu'il adorait, ou moi qu'il n'aimait pas,Et jusque chez les morts, par l'ardeur de le suivre,Montrons pour qui des deux, il devait plutôt vivre. LADICE, retenant Philonoé. Madame... PHILONOE. Ah laisse-moi punir mon lâche coeurDe n'avoir pu mourir d'amour et de douleur. Allons, ne souffrons pas que dans le tombeau mêmeMa rivale avant moi rejoigne ce que j'aime. SCÈNE IV. Proetus, Philonoe, Ladice. PROETUS. Dérobez-vous, Princesse, à des malheurs nouveaux.Sauvez-vous de ces lieux, fuyez sur mes vaisseaux.Fuyez un peuple aveugle, et dont l'injuste envie... PHILONOE. Béllérophon est mort, qu'ai-je à fuir que la vie ?Plaignez moins son destin trop illustre et trop doux :Gardez votre pitié tout entière pour vous. PHILONOE. Timante nous a dit son désespoir funeste :Il l'a vu s'exposer... PROETUS. Apprenez donc le reste. Averti que mes gens trop touchés de son sortCourraient pour le sauver sur le chemin du fort,J'ai cru devoir moi-même aller par ma présenceDe leur zèle indiscret calmer la violence.J'ai pris soin de les suivre, et les faisant rentrer, Dans la ville après eux j'allais me retirer ;Lorsque j'ai vu le monstre, et n'ai pu me défendreD'admirer qu'un perfide osât lui seul l'attendre.Ses gardes plein d'effroi l'ayant d'abord quitté,Le bruit de son trépas a partout éclaté ; Et contre un ennemi jusqu'alors indomptable,Lui-même a dû juger sa perte inévitable.Cependant, il l'attaque avec un dard lancéQui, perçant l'oeil du monstre, y demeure enfoncé.Son sang qui par ce coup jaillit en abondance, L'achevant d'aveugler, détourne sa vengeance,Sa victime a couvert par son aveuglement À sa fureur errante échappe heureusement.Ce grand corps sans rien voir, s'élance à l'aventure,Il se veut prendre au dard qu'il sent dans sa blessure ; Mais n'y pouvant atteindre, il se heurte, il se mord,Il s'affaiblit toujours par ce qu'il fait d'effort,Et plus en s'agitant sa rage en vain s'essaye,Plus le dard qui pénètre approfondit sa plaie. PHILONOE. Ainsi Béllérophon évite le trépas ? PROETUS. Loin d'éviter le monstre, il marche sur ses pas.Il le voit qui revient, il l'attend au passage ;Observe un faible endroit, joint l'adresse au courage ;Un javelot à la main, à côté se glissant,Choisit le flanc qu'il montre, et le perce en passant. La coup en est mortel ; le monstre qui se rouleS'efforce d'avaler tout son sang qui s'écoule,Épuise à se débattre un reste de vigueur,Et tombe enfin sans vie, au pieds de son vainqueur.La peuple en haut des tours, témoin de sa victoire, Par de longs cris de joie célèbre la gloire.Il sort, il court en foule, où ce grand corps sanglantTout mort qu'il est, étonne, et n'est vu qu'en tremblant.Plus à voir ce prodige, on s'effraye, on se trouble,Plus l'admiration pour le vainqueur redouble, Chacun pour l'honorer s'efforce d'enrichir ;Tel assure avoir vu des Dieux le secourir,Et venir assister ses forces inégales,L'un d'un cheval volant, l'autre d'armes fatales, Tant en des coeurs surpris d'un grand événement La superposition s'insinue aisément.L'ardeur du peuple enfin lui devient si forte,Que jusques au palais en triomphe on le porte,Et qu'on entend partout crier avec chaleurQu'il faut que votre hymen couronne sa valeur. De quelle joie, ô Dieux ! Paraissez-vous capable ?Quelque heureux qu'il puisse être, en est-il moins coupable,Nous a-t-il moins trahis ? Pouvez-vous l'oublier ! PHILONOE. Ma soeur vient hautement de la justifierHâtez-vous de la voir, sa fureur est extrême, Et pourrait bien enfin tourner contre elle-même. SCÈNE V. Timante, Proetus, Philonoe, Ladice. TIMANTE. Seigneur... PROETUS. Parle, quels cris percent jusqu'en ces lieux. TIMANTE. La reine votre épouse... PROETUS. Achève. TIMANTE. Expire. PROETUS. Ah Dieux ! PHILONOE. Toute injuste qu'elle est, secourons-la, n'importe. TIMANTE. Madame, il n'est plus temps... PHILONOE. Quoi ? Timante, elle est morte ? TIMANTE. Le désespoir au coeur, la fureur dans les yeux,Elle a couru chez elle, en sortant de ces lieux. D'une fatale épée à Proetus destinée,Qu'elle avait fait ornée pour présent d'hyménéeElle a percé son sein avant qu'aucun de nous L'ait pu joindre assez tôt pour prévenir ses coups. Dans la funeste horreur qu'elle avait pour la vie,Et n'y croyant plus rien qui lui dut faire envie,Elle-même empêchant qu'on la put secourir,Après Béllérophon se hâtait de mourir ; Quand par les cris du peuple, apprenant sa victoire,Et sachant qu'il venait vivant, et plein de gloire,Son âme fugitive et prête à s'envoler,A semblé par ce bruit se sentir rappeler. Mais il était trop tard, sa blessure mortelle Ne laissait à la vie aucun retour pour elle.Un faible et dernier noeud s'est rompu par l'effort,Dont elle a vainement lutté contre la mort.,Et son âme est partie avec l'horreur cruelleD'être seule à descendre en la nuit éternelle, Et de laisser en paix dans l'espoir le plus douxAu jour qu'elle perdait, Béllérophon, et vous,Ce héros s'avançant a su cette disgrâce ;Et je l'ai vu suivi d'une gros de populaceVers votre appartement passer... Mais le voici. SCÈNE VI. Béllérophon, Philonoe, Ladice, Timante. BÉLLÉROPHON. Amis, laissez-moi seul. La princesse est ici.Ne craignez point qu'un peuple ébloui de ma gloireVous rende malgré vous le prix de ma victoire ;Pour moi, sans votre coeur, il n'est point d'autre bien :Je compte en la perdant ma victoire pour rien. Si ma princesse encore de ma foi se défieLe ciel par un miracle en vain me justifie :C'est un crime assez grand que de vous faire horreur. PHILONOE. Ne parons plus de crime, excusez mon erreur.Je sais votre innocence, il m'est doux de la croire, Et je l'estime encore plus que votre victoire. BÉLLÉROPHON. Quoi je reviens enfin sûr de plaire à vos yeux. PHILONOE. Il n'était pas besoin d'être si glorieux,Sans chercher les périls d'une gloire si chère,Revenir innocent suffisait pour me plaire. BÉLLÉROPHON. Se peut-il que l'amour... PHILONOE. Seigneur, l'amour content Pourrait en dire trop, ne l'écoutons pas tant.Songeons à consoler Proetus et mon père.Le sang et l'amitié ne doivent pas moins faire;Qu'ils fassent leur devoir, et vous assurez bien Que l'amour à son tour n'oubliera pas le sien. ==================================================