******************************************************** DC.Title = STRATONICE, TRAGI-COMÉDIE DC.Author = QUINAULT, Philippe DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragi-comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 22/06/2022 à 06:08:54. DC.Coverage = Turquie DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/QUINAULT_STRATONICE.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** STRATONICE TRAGI-COMÉDIE 1660 Philippe Quinault Achévé d'imprimer le 15 mai 1660. Réprésenté pour la première fois le 2 janvier 1660 au théâtre de l'Hôtel de Bourgogne. ACTEURS BARSINE, fille d'Eumenes et nièce d'Attale, rois de Pergame. CÉPHISE, confidente de Barsine. SÉLEUCUS, roi de Syrie. POLICRATE, confident de Séleucus. ANTIOCHUS, fils de Séleucus. TIMANTE, favori d'Antiochus. PHILIPPE, oncle de Stratonice. STRATONICE, fille de Demetrius, roi de Macédoine. ZÉNONE, suivante de Stratonice. ZABAS, courtisan de Seleucus. SUITE. La scène est dans Antioche. ACTE I SCÈNE I. BARSINE. Orgueilleux mouvement des âmes généreuses,Qui jamais sans régner ne peuvent être heureuses,Passion des grands cours, dont les soins glorieuxNe sauraient rien souffrir qui soit au dessus d'eux ;Superbe ambition, dont l'ardeur sans seconde Ne se laisse borner que des bornes du monde :Tu me flattais d'un rang que l'on me vient ravir,Une autre va régner, et nous allons servir,Et Stratonice enfin en Syrie arrivéeDoit ce soir être au trône à mes yeux élevée Que me peut maintenant servir ton vain transport ?Que fais-tu dans mon cour lorsque l'espoir en sort ?Va laisse-moi tomber dans un sort plus tranquille,Ne me tourmente plus par un soin inutile,Et souffre dans mes maux que j'ai au moins le bien De ne rien désirer quand je ne suis plus rien.Mais, ô voeux superflus ! C'est en vain que je tenteDe bannir de mon cour le soin qui me tourmente ;Le ciel, de qui nous vient notre inclination,Avec l'âme en mon sein versa l'ambition, Et cette ardeur aveugle à mon âme attachée,Par mes propres efforts n'en peut être arrachée.En vain de ce torrent je m'en veux détourner,Si je ne le veux suivre il saura m'entraîner ;J'en veux toujours au sceptre, et n'ai pas le puissance D'en perdre la désir quand j'en perds l'espérance.Mais s'il te faut souffrir, au moins, cruelle ardeur,Fais place à d'autres feux, passe au fond de mon cour ;Pour arriver au trône où tu pousses mon âme,Souffre qu'à ton secours j'appelle une autre flamme, Et puisque ton pouvoir est trop faible en ce jour ,Permets-moi d'emprunter les forces de l'amour.Nous pourrons triompher encore avec nos armes :Pour tout le sang royal mon visage a des charmes,Et je vois sous mes lois également soumis Et le roi de Syrie, et le prince son fils.Si je veux m'abaisser jusqu'à feindre que j'aime,Stratonice n'a pas encore le diadème,Et Seleucus pour moi pourra tout aujourd'hui,Pour peu que mes regards s'adoucissent pour lui. Le sort devait un sceptre au sang du grand Eumenes,Dont toute la chaleur a passé dans mes veines,Mais malgré le refus du sort injurieux,Je n'ai pour l'obtenir besoin que de mes yeux.Il est doux de porter au front une couronne, Quand le faveur des Dieux en naissant nous la donne ;Mais il est bien plus doux, et bien plus glorieux,De la devoir encore à soi-même, qu'aux Dieux. SCÈNE II. Céphise, Barsine. CÉPHISE. Quoi, vous êtes, Madame, et rêveuse, et chagrine,Dans un jour que le roi pour votre hymen destine ? Le prince votre amant, avec toute la cour,Dans les murs d'Antioche est enfin de retour :Le roi, qui doit ce soir épouser Stratonice,Veut qu'avec son hymen le vôtre s'accomplisse,Et son unique fils qui sera votre époux Devrait vous inspirer des sentiments plus doux. BARSINE. Bien que d'Antiochus je me crois adorée,Notre union encore n'est pas trop assuréeEt malgré ses désirs, et les ordre du roi,Notre hymen se peut rompre. CÉPHISE. Et qui le rompra ? BARSINE. Moi. CÉPHISE. Vous, Madame, le rompre ? BARSINE. Oui, Cephise, moi-même.Le prince a du mérite, il est digne qu'on l'aime,Mais j'y trouve un défaut dont mon cour est gêné. CÉPHISE. Dieux, quel défaut, Madame ? BARSINE. Il n'est pas couronné ;Et le coeur que je porte, et qu'on veut que je donne, Croit être à trop bas prix à moins d'une couronne. CÉPHISE. Mais vous pouviez régner en épousant le roi,Avant qu'à Stratonice il engagea sa foi.Vous avez pu choisir du prince, ou de son père,Vous avez à tous deux également su plaire, Et si le roi pour lui n'eut pas vu vos mépris,Il n'aurait jamais pu vous céder à son fils. BARSINE. Apprends pour t'expliquer ce choix qu'on m'a vu faire,Que j'aime Antiochus et que je hais son père,Mon cour pour Seleucus, malgré sa passion Est naturellement rempli d'aversion,Et tu sais que jamais un coeur n'est bien le maîtreDe ces instincts qu'en nous la Nature fait naître.D'abord voyant le roi sans femme, et déjà vieux,Et le prince assuré de régner en ces lieux, Je croyais l'acceptant, toucher au diadème,Fuir une main haïe, obtenir ce que j'aime,Et satisfaire enfin dans mon cour, par ce choix,L'ambition, la haine, et l'amour à la fois.Mais, hélas ! Cet espoir m'avait bien abusée, Une autre a pris la main que j'avais refusée ;le roi sur la frontière a vu Demetrius,Où pour mieux confirmer les articles conclus,Étant sollicité d'entrer dans sa famille,Comme sceau de la paix, il a reçu sa fille. S'il épouse ce soir, juge de mon effroi :Le prince est en péril de n'être jamais roi,Et le roi peut donner, pour comble de misère,Des maîtres à son fils, en lui donnant des frères.Entre les successeurs d'Alexandre le Grand, Qui de tout l'univers fut jadis conquérant,Je vois Demetrius dans la peur qui m'accable,Le plus entreprenant, et le plus redoutable.Il soutiendra sa fille, et mettra ses enfants,Après la mort du roi, dans le trône où je tends, Et je serai, sans prendre une plus haute marque,Toujours femme d'un prince, et jamais d'un monarque.Je sens bien que mon cour en effet est surpris De haine pour le père, et d'amour pour le fils ;Mais rien n'étant plus doux que le titre de reine, J'ai plus d'ambition que d'amour, ni de haine.Le prince quoique aimable, est indigne de moi,Son père a peu d'appas, mais enfin il est roi,Et le sceptre qu'il tient, et dont l'éclat m'emporte,Communique son charme à celui qui le porte. CÉPHISE. C'est bien tard en l'état, Madame, où je vous vois,Que vous entreprenez de regagner le roi,Et vous le deviez suivre en ce dernier voyage,Pour détourner plutôt ce fatal mariage.Moi, voir Demetrius ! Et ne sais-tu pas bien Qu'Antigone son père a fait mourir le mien,Et qu'il est de ma gloire, et de la bienséance,De haïr sa personne et de fuir sa présence ?Mais à voir Stratonice il faudra me forcer,Par elle mon dessein doit ici commencer. Je veux adroitement introduire en son âmeDu dégoût pour le roi dont je veux être femme,Et lui peindre son fils avec des traits si doux,Qu'elle tint à bonheur de l'avoir pour époux.Voyons pourtant le roi, c'est ici son passage, Il sort, et vient lui-même aider à mon ouvrage. CÉPHISE. Vous ne l'abordez pas ? BARSINE. Non, pour mieux réussirCe n'est pas mon dessein d'abord de m'adoucir. SCÈNE III. Séleucus, Policrate, Barsine, Céphise. SÉLEUCUS. Quoi, Princesse, à me fuir vous semblez déjà prête ? BARSINE. J'allais sortir, Seigneur, mais le respect m'arrête. SÉLEUCUS. Il ne m'est pas nouveau de voir pour mes ennuis,Que vous ayez toujours à sortir d'où je suis.J'allais chez Stratonice, et quoique sa naissanceMe donne pour la voir beaucoup de répugnance,L'appui de j'eus de vous, après mon père mort, M'engage pour vous plaire à faire cet effort.J'ai cru vous obliger ; mais j'ai beau me contraindre,Il ne m'est pas nouveau de vous entendre plaindre. SÉLEUCUS. C'est de tout temps aussi que vos soins les plus douxSont de me donner lieu de me plaindre de vous. BARSINE. J'ai toujours cependant tâché par quelque marqueDe montrer mon respect pour un si grand monarque. SÉLEUCUS. Ce n'était pas assez. BARSINE. Aussi je reconnaisQue le respect n'est pas tout ce que je vous dois.Je sais encore, Seigneur, quelle reconnaissance Mon cour depuis trois ans doit à votre assistance :Quand on m'ôta mon père en le privant de jour,Votre bonté m'offrit asile en votre cour. SÉLEUCUS. Je fis bien plus pour vous, dès que mes yeux vous virentJe vous donnai mon cour, mes soupirs vous l'apprirent, Et vous deviez, pour suivre en effet mes désirs,Me rendre cour pour cour et soupirs pour soupirs. BARSINE. Après ce grand honneur, mon cour eut fait un crimeDe ne vous pas donner sa plus parfaite estime. SÉLEUCUS. La plus parfaite estime a beau paraître au jour, Elle tient lieu d'outrage à qui veut de l'amour. BARSINE. L'excès de vos bontés d'abord dût me confondre,C'était en abuser, Seigneur, que d'y répondre :Peut-être que l'amour que vous vouliez de moiVous eut fait refuser la fille d'un grand roi, Et j'aurais cru vous faire en effet un outrage,De vous avoir fait perdre un si grand avantage. SÉLEUCUS. Ce doit m'être un bonheur que d'être son époux,Mais j'eusse encore été plus heureux d'être à vous,Et le bien que j'assure un noeud si nécessaire, Ne m'aurait jamais plu, si j'avais su vous plaire.Mais puisque tous mes soins n'ont fait que vous aigrir,C'est ici le dernier qui vous reste à souffrir.Grâce à vos rigueurs, je viens enfin vous direQue mon cour m'a promis de suivre un autre empire. Qu'il ne veut plus troubler désormais vos appas,Et quand il le voudrait qu'il ne le pourrait pas,Voici le jour choisi pour le double hyménéeQui doit vous délivrer de ma flamme obstinée,Et vous touchez aux moments désirés, Où nous serons tous deux pour jamais séparés.Aimez mon fils en paix, j'aimerai Stratonice ;Elle a de quoi forcer à lui rendre justice,Et mes soupirs peut-être enfin vous seront doux,Quand vous les entendrez pour une autre que vous. BARSINE. Sans m'expliquer, Seigneur, agréez que j'achève Ce que je dois au rang où votre choix l'élève.Je lui voudrais en vain disputer votre amour,Et votre hymen m'oblige à lui faire ma cour. SCÈNE IV. Séleucus, Policrate. SÉLEUCUS. Elle me fuit, l'ingrate, et ma faiblesse est telle Que j'ai bien de la peine à m'irriter contre elle ;Je ne ais quoi toujours m'empêche en sa faveurDe pouvoir à mon gré disposer de mon cour. POLICRATE. Mais son dessein, Seigneur, devrait vous satisfaire ;Allant voir Stratonice elle cherche à vous plaire. SÉLEUCUS. Que tu sais mal juger de mon aversion !L'ingrate pour me fuir cherche une occasion,Elle en trouve un prétexte, et prend cet artifice,Plus pour ne me voir pas, que pour voir Stratonice.Bien qu'elle se contraigne, elle croit plus avoir De joie à m'éviter, que de peine à la voir.Elle la doit haïr d'une haine mortelle,Et cependant je vois qu'elle me hait plus qu'elle. POLICRATE. Jugez-en mieux. SÉLEUCUS. Pourquoi me flattes-tu toujours ?Je me flatte moi-même assez sans ton secours. Comment puis-je l'aimer sans qu'au fonds de mon âmeQuelque flatteuse erreur ne nourrisse ma flamme ?Je ne dois point douter de ses mépris ingrats,Mais je serais guéri si je n'en doutais pas ;Je la perdrais sans doute avec bien moins de peine, Si j'étais en effet convaincu de sa haine,Et déjà mon amour serait hors de mon courS'il n'était retenu par quelque espoir trompeur. POLICRATE. Soit qu'elle soit ingrate, ou soit qu'elle vous aime,Son cour est réservé pour un autre vous-même ; Et du moins le perdant, il vous doit être douxQu'il soit à votre fils s'il ne peut être à vous. SÉLEUCUS. Le prince m'est bien cher ; jamais, je le confesse,Un père pour son fils n'eut la même tendresse ;J'entre en tout ce qu'il souffre, et ne sens que trop bien Que le sang qui l'anime est le plus pur du mien.Cent fois en sa faveur tu m'as entendu direQue je pourrais céder jusques à mon empire,Mais apprends, quand on aime avec beaucoup d'ardeur,Qu'on peut céder plutôt un empire qu'un cour. Pour mon fils sans regret je perdrais une vieDont j'ai mis dans son sein la meilleure partie ;Mais tel, qui sans regret peut renoncer au jour,Ne peut sans douleur renoncer à l'amour.Mais ma douleur fut-elle encore plus violente, À l'hymen de mon fils il faut que je consente :Le voici. Qu'il est pâle, et qu'il semble agité ! SCÈNE V. Séleucus, Antiochus, Policrate, Timante. SÉLEUCUS. Qui peut à mon abord vous rendre inquiété ?Vous craignez mon amour, Prince, et je m'imagine,Qu'on vous a dit qu'ici je parlais à Barsine : Mais n'appréhendez rien ni d'elle ni de moi,Elle vient de me fuir, Stratonice a ma foi,Et je ne puis changer la parole donnéeD'achever mon hymen cette même journée. ANTIOCHUS. Quand vous pourriez changer, je sais ce que je dois Aux désirs d'un père, aux ordres de mon roi,Et vous pourriez me faire une plus grande injure,Sans craindre de ma part ni plainte ni murmure.Ce n'est pas toutefois que j'ai appréhendéQue vous m'ôtiez l'objet que vous m'avez cédé ; Je ne crains pas de voir manquer votre promesse ;Mais vous n'avez pas craint de voir cette princesse,Et vous savez, Seigneur, si j'ose m'exprimerQu'on doit craindre de voir ce que l'on craint d'aimer. SÉLEUCUS. Non, non, j'ai cru devoir aux yeux de la princesse Faire un dernier effort pour vaincre ma faiblesse ;Je l'ai vue, espérant, aidé par ses dédains,De retirer mon cour de ses ingrates mains ;Et pour mieux affermir mon âme chancelante,Par les derniers soupirs de ma flamme mourante. J'ai tâché d'exhaler tous les restes d'ardeurQui pourrait être encore demeurés dans mon cour. ANTIOCHUS. Il faut voir pour aimer, et d'où le mal procède,C'est rarement, Seigneur, que provient le remède.Vous croyez n'aimer plus, je n'en veux plus douter ; Mais qui croit n'aimer plus peut souvent se flatter,Et l'amour est un mal difficile à connaître,Dont on n'est pas guéri toujours, quand on croit l'être. SÉLEUCUS. Dussai-je encore aimer Barsine malgré moi,Malgré tout mon amour vous recevrez sa foi : Et dût votre bonheur rendre ma mort certaine,La fin du jour sera la fin de votre peine. ANTIOCHUS. Ah ! Plutôt qu'à ce prix j'accepte un tel bonheur,Je renonce à Barsine, épousez-la, Seigneur. SÉLEUCUS. Non, Prince, j'ai promis d'épouser Stratonice, Il faut que ma promesse aujourd'hui s'accomplisse,Et c'est m'obliger peu que de me présenterCe que je ne suis plus en état d'accepter. ANTIOCHUS. Depuis que Stratonice a vu partir son père,Elle n'a daigné prendre aucun soin pour vous plaire, Et son orgueil en vous trouve si peu d'appas,Que vous l'obligerez de ne l'épouser pas. SÉLEUCUS. L'horreur pour Stratonice en vous n'est pas nouvelle,Sans cesse tâchez de m'animer contre elle,Et votre aversion vous pouvant abuser, Vous n'êtes pas croyable en voulant l'accuser. ANTIOCHUS. L'aversion, Seigneur, n'est pas ce qui m'anime,Je rends à ses appas ce qu'on leur doit d'estime,Elle est belle, et ses yeux ont des charmes pour tous ;Mais son cour et plus fier que ses yeux ne sont doux, J'en conçois moins d'espoir que je n'en prends d'alarmesEt son orgueil me touche encore plus que ses charmes.Vous avez vu combien elle a pris de souciPour faire retarder son hymen jusqu'ici,Et combien lentement nous l'avons amenée Jusques en cette ville aux noces destinée ;Mille prétextes vains par ses soins inventésNous ont en tant d'endroits si longtemps arrêtez.Qu'elle semblait aller par un fatal caprice,Au lieu de votre hymen, comme au lieu d'un supplice. Plus votre soin est grand, plus son mépris s'accroît ;Dès que vous paraissez, sa tristesse paraît,Et si vous l'entendez quelquefois qui soupire;Ses yeux en même temps prennent soin de vous dire,Que ce soupir funeste échappé de son cour, Est bien moins un effet d'amour que de douleur.Sa fierté même enfin à tel point est montée,Qu'elle ne me peut voir sans paraître irritée,Et sans que j'ai en rien mérité son courroux,Si ce n'est pas l'honneur d'être sorti de vous. SÉLEUCUS. Je rentre, et ne veux pas en ouïr davantage.Un droit inviolable à cet hymen m'engage,Ma parole est donnée, il faut l'exécuter ;Et puisque c'est un mal qu'on ne peut éviter,Je le ressens assez sans que l'on m'en instruise, Et j'ai plutôt besoin que l'on me le déguise. SCENE VI. Antiochus, Timante. ANTIOCHUS. C'en est fait, j'ai perdu mes soins et mon espoir,Mon père épousera Stratonice ce soir.Stratonice ! TIMANTE. À ce nom votre pâleur augmente,Reposez-vous, Seigneur. ANTIOCHUS tombant de son siège. Que je souffre, Timante, Et crains bien que le ciel n'ait marqué dans mon sortL'heure de cet hymen pour celle de ma mort ! TIMANTE. Le roi n'est pas fort loin, et je lui vais apprendreLe mal inopiné qui vient de vous surprendre. ANTIOCHUS. Arrête, et garde-toi de lui rien découvrir D'un mal qu'il peut accroître et qu'il ne peut guérir ;Il n'est pas nouveau, je l'eus pour mon suppliceDès le premier instant que je vis Stratonice.Ah, que pour moi ce fut un malheureux instant !Hélas ! TIMANTE . Vous soupirez ? ANTIOCHUS. Ne m'observe pas tant, Laisse-moi te cacher la cause de ma peine. TIMANTE. Je me suis bien abusé, Seigneur, si c'est la haine,Pour haïr Stratonice on y voit trop d'appas.Vous changez de couleur ? ANTIOCHUS. Ne me regarde pas. TIMANTE. Je vois trop qu'à l'aimer votre âme s'abandonne. ANTIOCHUS. Ah ! Garde-toi donc bien d'en rien dire à personne. TIMANTE. Vous voulez donc l'aimer ? ANTIOCHUS. Moi, vouloir être amantDe celle qui toujours me hait obstinément ?Qui prend même plaisir à me montrer sa haine,Et qui toujours me fuit, ou me souffre avec peine ? Moi, la vouloir aimer ? Non, c'est trop me trahir,Non, Timante, plutôt je la voudrais haïr ;Mais à te dire vrai je sens malgré moi-même Que ce qu'on veut haïr est souvent ce qu'on aime. TIMANTE. C'est donc par quelque espoir d'avoir un jour sa foi Que vous voulez contre elle aigrir toujours le roi,Et le dépit ardent que vous faites paraîtreN'est en effet qu'amour ? ANTIOCHUS. Cela pourrait bien être,Mais l'ingrate me hait. TIMANTE. En êtes-vous certain ? ANTIOCHUS. J'en voudrais bien douter, mais hélas, c'est en vain ; Ses soins pour m'éviter chaque jour m'en instruisent,Quand je m'offre à ses yeux ses regards me le disent,Et quand je veux parler pour m'en instruire mieux,Sa bouche avoue encore tout ce qu'ont dit ses yeux.La cruelle rougit d'une fureur soudaine, Et m'ose hautement assurer de sa haine.C'est l'ordinaire effet de l'invincible horreurQui d'une belle-mère aigrit toujours la cour,Et qui fait qu'un beau-fils, qu'un père favorise,Lui semble un ennemi qu'il faut qu'elle détruise. TIMANTE. Mais Barsine vous aime, et vous croit son amant ?Vous devez l'épouser ? ANTIOCHUS. C'est mon plus grand tourment.Devant que j'eusse vu l'ingrate que j'adore,Je l'aimais, et mon cour voudrait l'aimer encore ;Mais je sens, dans l'ardeur qui me vient enflammer, Qu'on n'aime pas toujours ce qu'on voudrait aimer. TIMANTE. Du mal que vous souffrez la moindre connaissanceDe l'hymen de Barsine aujourd'hui vous dispense ;Le roi vous aime trop, Seigneur, pour vous presser. ANTIOCHUS. Mon mal est bien plus grand que tu ne peux penser, Je me sens tout de flamme, et toujours sans relâcheUne fièvre maligne à mes humeurs s'attache ;Mon âme a su partout répandre sa langueur,Mon sang a pris sa part du trouble de mon cour,Et mes esprits brûlants, par leurs courses soudaines Ont enfin fait couler mon feu jusqu'en mes veines ; Mais rougissant de voir ce qui me fait brûler,J'aime encore beaucoup mieux en mourir qu'en parler,Mon amour fait mon mal, Timante, et je m'expose,En découvrant l'effet, à découvrir la cause ; Je me sens si honteux, et j'ai tant de regretDe n'aimer plus qui m'aime, et d'aimer qui me hait,Qu'aussi bien je mourrais de honte et de tristesse,Si l'ingrate que j'aime avait su ma faiblesse.Quoi ? L'orgueilleuse aurait le plaisir de savoir Que malgré moi mon âme est toute en son pouvoir ?Qu'elle peut sur mon cour beaucoup plus que moi-même,Qu'elle me hait enfin bien moins que je ne l'aime,Et que c'est en effet pour elle que je meurs ?Ah, ce serait pour moi le plus grand des malheurs. Elle n'aura jamais cette barbare joie,Si je ne la hais pas, je veux qu'elle le crois ;Je veux, malgré l'amour dont je me sens surpris,Montrer haine pour haine, et mépris pour mépris,Et que l'indigne ardeur dont j'ai l'âme enflammée, Soit une honte au moins dans mon cour renfermée.Dussai-je de douleur en mourir à l'instant,Je veux voir son hymen d'un visage content,Et conclure à ses yeux le fatal mariageOù je sais qu'aussi bien ma parole m'engage, Je réponds que Barsine aura ma main ce soir.Mais je me sens encore trop faible pour la voir.Rentrons. TIMANTE. Quoi ! Vous craignez, Seigneur, de voir Barsine ?Quand votre cour pour elle enfin se détermine ?Je crains de lui montrer un peu trop de froideur, Je réponds de ma main, mais non pas de mon cour. ACTE II SCÈNE PREMIÈRE. Philippe, Stratonice, Zénone. PHILIPPE. Je ne permettrai point que l'hymen se diffère,Perdez-en le désir, je n'y puis satisfaire ;Vous savez qui je suis. STRATONICE. Oui, je le sais, Seigneur,Vous pouvez tout sur moi, ma mère et votre soeur. Je sais qu'il faut ici, par l'ordre de mon père,Que je vous obéisse et que je vous révère,Je sais qu'entre vos mains il a remis ses droits,Et que tous vos désirs me sont autant de lois.Je ne vous presse pas de rompre l'hyménée, Où pour le bien public je me vois destinée ;Mais pour me disposer à recevoir ces noeuds,Laissez-moi, s'il se peut, encore un jour ou deux,Et daignez m'accorder ce terme pour détruireLe trouble qui me gêne et que l'hymen m'inspire. PHILIPE. Vous m'en dites beaucoup, mais j'en vois encore plus ;Vous trouvez peu d'appas sans doute à Seleucus,Et ce trouble secret dont vous êtes gênée,A plutôt pour objet l'époux que l'hyménée.Mais ce trouble sur vous eut-il plus de pouvoir, Il faut que Seleucus vous épouse ce soir :L'heure est déjà prise, et ce jour seul vous reste,Employez-le à bannir cette haine funeste,Songez qu'il faut régner, et que l'ambitionDoit être des grands cours l'unique passion, Qu'il ne faut rien haïr que ce qui vous peut nuire ;Qu'il ne faut rien aimer moins que d'un empire ;Préparez-y votre âme, et pour donner des lois,Hâtez-vous d'obéir pour la dernière fois. SCÈNE II. Stratonice, Zénone. STRATONICE. Que ne sais-tu la peine où tu vas me réduire, Cruel, qui veux me voir maîtresse d'un empire ?Que ne suis-tu mes voeux, et pour toute faveurQue ne me laisses-tu maîtresse de mon cour !Vois, Zenone, à quel prix est ma haute naissance,Elle ne peut laisser mon cour en ma puissance, Et pour avoir le droit de me faire obéir,Je perds la liberté d'aimer ou de haïr. ZÉNONE. Mais contre Seleucus quel sujet vous anime ?Madame, il n'a pour vous fait voir que de l'estime. STRATONICE. Zenone, il est certain, mais le prince son fils N'a pour moi jusqu'ici fait voir que du mépris. ZÉNONE. Le roi cherche à vous plaire avec un soin extrême. STRATONICE. Le prince Antiochus n'en use pas de même. ZÉNONE. Le roi vous aimera, bornez-y vos souhaits. STRATONICE. Mais le prince son fils ne m'aimera jamais. ZÉNONE. Vous nommez tant ce fils à vos désirs contraire,Qu'on dirait qu'il vous touche un peu plus que son père. STRATONICE. Le roi chérit ce prince, et son aversionDe son père et de moi peut troubler l'union.Voilà pourquoi j'en parle, et ce que j'en dois craindre. ZÉNONE. Vous n'avez pas encore sujet de vous en plaindre ;Il est vrai qu'il fait voir pour vous quelque froideur,Mais son indifférence émeut trop votre cour.Croyez-moi vous n'auriez ni regret ni colèreDe ne lui plaire pas s'il n'avait pu vous plaire, Et vous pourriez le voir sans douleur aujourd'huiIndifférent pour vous, si vous l'étiez pour lui. STRATONICE. Quoi ? Ne connais-tu pas quel soin et quelle peineJe prends incessamment pour lui montrer ma haine ? ZÉNONE. Si vous le haïssiez, vous n'auriez pas besoin, D'avoir pour le montrer tant de peine et de soin. STRATONICE. Je ne le vois jamais sans rougir de colère. ZÉNONE. Rougir est de l'amour un effet ordinaire. STRATONICE. Mais autant que je puis je fuis toujours ses pas. ZÉNONE. Si vous ne le craigniez, vous ne le fuiriez pas. STRATONICE. Hé bien, juge à ton gré de mon désordre extrême ;Crois que je crains d'aimer, mais ne crois pas que j'aime. ZÉNONE. Mais vous-même croyez qu'il est à présumerQue l'on aime déjà dès que l'on craint d'aimer. STRATONICE. Le prince aime Barsine, et je ne puis prétendre, Il l'épouse ce soir. Mais que vient-on m'apprendre ? SCÈNE III. Stratonice, Zabas, Zénone. ZABAS. Barsine vient, Madame, en ce lieu pour vous voir. STRATONICE. Barsine ? Qu'elle vienne, il la faut recevoir. ZÉNONE. Ce nom vous fait pâlir, et malgré vous Madame,On voit jusqu'en vos yeux le trouble de votre âme ; Mais à tort votre esprit contre elle est animée,Le prince, à ce qu'on dit, n'en est pas fort aimé. STRATONICE. Crois-tu qu'on dise vrai ? Barsine feint peut-être,On aime quelquefois sans le faire connaître. ZÉNONE. Pourriez-vous bien y prendre un si grand intérêt, Si vous ne l'aimiez pas... mais Barsine paraît. SCÈNE IV. Stratonice, Barsine, Zénone, Céphise. STRATONICE. Je me trouve surprise, et sachant qui vous êtes,Je n'osais espérer l'honneur que vous me faites. BARSINE. Je vous connais, Madame, et je sais qui je suis,Le sang dont vous sortez a fait tous mes ennuis ; Je sais que pour détruire un puissant adversaire,Votre aïeul Antigone a fait mourir son père,Et que de nos maisons les cruels différentsPouvaient me dispenser des soins que je vous rends.Mais si votre maison a détruit ma famille, Vous prenez un époux dont je vais être fille,Et je dois mon respect au rang où vous montez,Comme je dois ma haine au sang dont vous sortez. STRATONICE. L'hymen de Seleucus m'est un grand avantage,Puisque de votre haine enfin il se dégage. Et qu'il me justifie en faveur de son rangDu seul crime qu'on puisse imputer à mon sang. BARSINE. L'hymen d'Antiochus ne m'est pas moins propice,Puisqu'il faut qu'avec vous ce feu sacré m'unisse,Et m'épargne, en faveur d'un devoir plein d'appas, La peine que j'aurais à ne vous aimer pas.Mais je souhaiterais qu'un noeud si favorableVous pût être aussi doux qu'il doit m'être agréable,Et pour combler mes voeux je voudrais que le roiEut pour vous les appas que le prince a pour moi. STRATONICE. Si le prince vous plaît, croyez que dans mon pèreJe ne vois rien aussi qui ne me doive plaire,Et que je vous souhaite en recevant sa foi,Autant d'amour pour lui que j'en ai pour le roi. BARSINE. Si vous aimez le roi, je confesse, Madame, Qu'on ne peut trop louer la force de votre âme,Et que l'on doit avoir sans doute en pareil sortUne grande vertu pour un si grand effort.Si pour le prince encore vous étiez destinée,Je vous verrais l'aimer sans en être étonnée, Votre âge avec le sien ayant plus de rapport,Un peu d'amour pour lui ne surprendrait pas fort ;Il a des qualités dont un coeur jeune et tendreN'aurais pas peu de peine à se pouvoir défendre,Et dont l'appas brillant, sans qu'on dut l'étonner, Pourrait rendre l'amour qu'on lui pourrait donner.Mais que de votre cour vous vous rendiez maîtresse,Jusques à le forcer d'avoir de la tendressePour un roi qui n'a rien qui puisse en inspirer ;C'est en quoi l'on ne peut assez vous admirer. STRATONICE. Mais comptez-vous pour rien l'éclat qui l'environne,Les charmes de son trône, et ceux de sa couronne,Et toutes les douceurs du pouvoir souverainOù je vais prendre part en recevant sa main ?Si mon choix vous surprend, le vôtre aussi m'étonne ; Le roi vous présentait son sceptre, et sa personne,Et je plains votre cour abusé par vos yeux,D'avoir choisi le prince, ayant pu choisir mieux.Tout ce qu'il a d'aimable est assez ordinaire,Ou je connais mal en ce qui devrait plaire : Il me cache les traits que vous trouvez si doux,Ou je n'ai pas les yeux si pénétrants que vous,Et je n'y trouve rien, quoique vous puissiez dire,Qui pût justifier le refus d'un empire.Il est vrai qu'il est jeune, et le roi ne l'est pas : Mais croyez-vous qu'un trône, avec tous ses appas,Ne doive pas paraître aux yeux d'une princesse,Plus doux et plus brillant qu'un peu plus de jeunesse ?Le roi, malgré son âge, est toujours un beau choix ;Un peu de cheveux gris ne sied point mal aux rois ; Et quand on peut atteindre à des grandeurs solides,Un diadème au font efface bien des rides. BARSINE. Quand l'ambition seule occupe tout un coeur,Je crois que hors du trône il n'est point de douceur,Mais pour croire à ce point la grandeur précieuse, La ciel ne m'a pas faite assez ambitieuse. STRATONICE. Quand l'amour touche une âme, aussi je croirais bien,Que hors de ce qu'on aime on n'estime plus rien,Mais pour aimer le prince, et ne m'en pas défendre,Le ciel m'a fait un coeur qui n'est pas assez tendre. BARSINE. Ainsi, grâce au destin, nos cours seront tous deuxPar des besoins différents également heureux :Nulle de nous aura ce que l'autre souhaite,Et chacune aura lieu d'être si satisfaite,Qu'il ne pourra rester à pas une en secret, La moindre sentiment d'envie et de regret.Mais il faut vous laisser, le jour d'une hyménéeEst toujours, quoi qu'on dise, une grande journée,Et dans de pareils soins, on doit s'occuper mieux,Qu'à perdre en vains discours un temps si précieux. SCÈNE V. Stratonice, Zénone. STRATONICE. Hé bien, avais-je tort, quand j'ai cru que BarsinePouvait aimer le prince à qui l'on la destine ?Tout ce qu'elle en a dit vient de me confirmerQu'elle y voit trop d'appas, pour ne le point aimer. ZÉNONE. Avais-je tort aussi, lorsque j'ai cru, Madame, Que le prince en secret avait touché votre âme ?Sauriez-vous à regret qu'elle y voit des appas,Et qu'elle l'aime enfin, si vous ne l'aimiez pas ?Vous connaissez ma foi, ne cherchez plus d'adresses.Vous l'aimez, Avouez-le. STRATONICE. Ah, Dieux, que tu me presses ! Je te laisse tout croire, et veux tout endurer,Mais si je l'aime, au moins laisse-moi l'ignorer. ZÉNONE. Il est bien malaisé d'ignorer que l'on aime ;L'amour se fait toujours assez sentir lui-même,Et quand un coeur se cache un mal si plein d'appas, Il feint de l'ignorer, et ne l'ignore pas.Vous déguisez en vain un si cruel martyre.Quoi, vous baissez les yeux, et ne m'osez rien dire ? STRATONICE. Que faut-il davantage ? Avoir les yeux baissés,Et n'osez dire rien, n'est-ce pas dire assez ? ZÉNONE. Enfin vous confessez que l'amour vous surmonte ? STRATONICE. D'où me pourrait provenir tant de honte ?Je sens ce qu'en effet je ne puis exprimer,Mais je ne sais pas bien encore si c'est aimer. ZÉNONE. Dieux ! Que me dites-vous ? STRATONICE. Que veux-tu que je die ? L'amour m'est inconnu, je n'aimai de ma vie,Mais pourtant, dans le trouble où mes sens sont réduitsJe crois que quand on aime, on est comme je suis.Oui, Zenone, en effet je commence à le croire,Je commence à vouloir n'aimer plus pour ma gloire, Mais si de ma frayeur j'ose de te faire part,Je crains de commencer à le vouloir trop tard ;Je crains que cette ardeur, dans mon cour trop cachée,Pour en pourvoir sortir, n'y soit trop attachée,Et qu'un mal si honteux pour l'avoir trop souffert, Ne puisse être guéri quand il est découvert.Mais quand j'aurais au cour d'assez grandes faiblessesPour ne pas étouffer ces indignes tendresses,Ne crois point que je manque à suivre mon devoir,Ne crois point que le roi n'ait pas ma main ce soir. Je punirai ce cour, qui ne me veut pas croire,Ce cour, qui veut aimer au dépend de ma gloire,Puisqu'il m'est infidèle, et qu'il veut aujourd'hui Faire un choix malgré moi, j'en ferai malgré lui ;Puisqu'il entreprend bien d'aimer pour mon supplice Ce que je veux haïr avec tant de justice,J'entreprendrai d'aimer ce qu'il prétend haïr,Et je le trahirai, comme il m'ose trahir. ZÉNONE. C'est donc pour ce sujet, qu'avec tant de constancePartout d'Antiochus vous fuyez la présence ? STRATONICE. Oui, je l'ai toujours fui, de crainte qu'en effetOn ne connut que j'aime un ingrat qui me hait. ZÉNONE. Mais du prince en effet connaissez-vous la haine ? STRATONICE. Il ne s'en cache pas, tant il a l'âme vaine,Et j'apprends tous les jours, que dès qu'il parle au roi, Il ne peut s'empêcher de parler contre moi. ZÉNONE. Il faut donc empêcher votre amour de paraître. STRATONICE. Oui, oui, mon lâche cour s'en sera pas le maître,Je forcerai ma bouche, en choquant ses désirs,A ne laisser sortir aucun de ses soupirs ; Je craindrai ce qu'il veut, je fuirai ce qu'il aime,Et s'il faut voir le prince enfin malgré moi-même,J'empêcherai mes yeux de prêter à mon courAucun regret qui puisse exprimer sa langueur. SCÈNE VI. Antiochus, Stratonice, Timante, Zénone. ANTIOCHUS à Timante. Viens, suis-moi chez Barsine, allons sans plus attendre, Je me sens de la force assez pour l'entreprendre.Mais je vois Stratonice. STRATONICE. Ô Dieux ! Le prince sort. ANTIOCHUS. Évitons sa rencontre. STRATONICE. Évitons son abord. ANTIOCHUS. Montrons que je la hais. STRATONICE. Montrons que je l'abhorre. TIMANTE à Antiochus. Vous avancez toujours. ZÉNONE à Stratonice. Vous demeurez encore. ANTIOCHUS. Allons, retirons-nous. STRATONICE. Allons, sortons d'ici. ANTIOCHUS à Stratonice. Hé quoi, vous me fuyez ? STRATONICE. Vous me fuyez aussi. ANTIOCHUS. Si je vous fuis, au moins j'apprends de votre fuiteQue ce ne doit pas être un soin qui vous irrite. STRATONICE. Votre fuite m'apprend si j'évite vos pas Que c'est un soin aussi qui ne vous déplaît pas. ANTIOCHUS. Ce soin ne devrait as en effet me déplaire.Toutefois... STRATONICE. Achevez... ANTIOCHUS. Non, il vaut mieux me taire ;Aussi bien où je vois votre sort et le mien,Ce que je vous dirais ne servirait de rien. STRATONICE. Je dois aussi toujours et vous fuir et vous nuire ;Cependant... ANTIOCHUS. Dites tout. STRATONICE. Il vaut mieux ne rien dire,Aussi bien en l'état où je vois notre sort,Ce que je vous dirais pourrait me faire tort. ANTIOCHUS. Si vous saviez les maux que mon malheur m'envoie... Mais si vous les saviez, vous auriez trop de joie. STRATONICE. Rien ne doit maintenant vous causez de souci,Vous allez être heureux ! ANTIOCHUS. Vous l'allez être aussi. STRATONICE. Vous épousez ce soir une beauté bien chère. ANTIOCHUS. Ce même soir aussi vous épousez mon père. STRATONICE. Je vous entends, et vois qu'aux cours ambitieuxLe nom de belle-mère est toujours odieux.Je vous fâche en ce rang, mais je veux bien qu'on sacheQue cet hymen me plaît d'autant plus qu'il vous fâche,Et que ce nom fatal dont vous êtes jaloux, Par l'horreur qu'il vous fait me semble encore plus doux. ANTIOCHUS. Je crois sans ce secours mon père assez aimablePour vous faire trouver cet hymen agréable. STRATONICE. Peut-être vous croyez que j'ai peine à l'aimer,Et l'âge où l'on le voit vous le fait présumer ? Mais je veux vous forcer de croire le contraire;Je veux que vous sachiez qu'il m'a d'abord su plaire,Et que le roi pour moi, malgré ses cheveux gris,N'aurait rien d'odieux, s'il n'avait point de fils.Oui, sans rien déguiser, Prince, je vous confesse Que vous lui dérobez beaucoup de ma tendresse,Que vous causez pour lui ce que j'ai de froideur,Et qu'il n'a que son fils qui lui nuise en mon cour. ANTIOCHUS. Vous me haïssez donc ? STRATONICE. J'y mets toute ma gloire,Et je mettrai tous mes soins à vous le faire croire. ANTIOCHUS. Achevez, et pour moi montrez tant de courroux Que vous me contraignez d'en prendre aussi pour vous.Inspirez-moi l'orgueil dont votre âme est si pleine,Et versez dans mon cour un peu de votre haine. STRATONICE. Ce n'est pas un secours dont vous avez besoin, Vous me haïrez bien sans que j'en prenne soin. ANTIOCHUS. Je ferai mes efforts, et sans votre assistanceMon cour peut-être encore n'en perd pas l'espérance. STRATONICE. Vous en viendrez à bout, je n'en veux point douter.Mais c'est trop vous souffrir, et c'est trop m'arrêter, Adieu, croyez toujours que ma haine est extrême,Prince et si je vous hais, haïssez moi de même. SCÈNE VII. Antiochus, Timante. ANTIOCHUS. Ah si vous me laissez l'ordre de vous haïr,Laissez-moi donc aussi le pouvoir d'obéir,Cruelle, et si pour vous ma haine est nécessaire, Pour m'empêcher d'aimer, empêchez-vous de plaire.Vous demandez ma haine ? Ah, ne pouviez-vous mieuxMettre aujourd'hui d'accord votre bouche et vos yeux ?Peuvent-ils à la fois vouloir avec justice,Et que je vous adore, et que je vous haïsse, Et deviez vous prêtez, pour ma peine en ce jour,Votre bouche à la haine, et vos yeux à l'amour ?Moi, vous haïr ? Hélas ! Le devez-vous prétendre,Comme si de mon choix mon cour pouvait dépendre,Et comme si l'ardeur qui fait mon désespoir, Avait laissé pour vous ma haine en mon pouvoir ? TIMANTE. Quoi, vous l'aimez encore, Seigneur, qu'est devenueCette fierté qu'en vous j'ai toujours reconnue,Et l'orgueil qui régna toujours dans votre cour,Souffre-t-il sans dépit cette indigne rigueur ? ANTIOCHUS. Hélas ! Je voudrais bien paraître moins esclave,Je voudrais bien braver l'ingrate qui me brave,Pour avoir du dépit mon cour fait ce qu'il peut,Mais on n'a pas toujours du dépit quand on veut.J'ai beaucoup enduré, je sais que l'inhumaine Me parlait seulement pour m'exprimer sa haine,Je souffrais des rigueurs qui devaient m'émouvoir ;Mais, Timante, j'avais le plaisir de la voir,Et par l'effet puissant du charme qui me touche,Ses yeux adoucissaient les rigueurs de sa bouche, Je te dirai bien plus, tous les soins qu'elle a prisN'ont pu persuader mon cour de ses mépris ;Je trouve aux mots cruels qu'elle m'a fait entendreCertain charme secret que je ne puis comprendre ;J'ai peine à m'alarmer, et sans savoir pourquoi, Je ne sais quel espoir me flatte malgré moi,Tant il est naturel, dans un malheur extrême,De se flatter toujours, mais surtout quand on aime. TIMANTE. Mais Barsine, Seigneur, vous oblige à la voir,Si vous avez dessein de l'épouser ce soir. ANTIOCHUS. Je ne puis, mon mal croît, voyons plutôt mon père,Afin que s'il se peut, son hymen se diffère,Fut-ce d'un seul moment, ne m'en détourne pas,C'est toujours d'un moment différer mon trépas. ACTE III SCÈNE PREMIÈRE. Stratonice, Séleucus, Policrate, Zénone. STRATONICE. Le soin de notre hymen tout entier vous regarde, Et si vous souhaitez, Seigneur, qu'on le retarde,Vous en êtes le maître, et dans ce sentimentVous n'avez pas besoin de mon consentement. SÉLEUCUS. Si vous n'y consentez, je ne puis l'entreprendre. STRATONICE. Si vous le désirez, je ne puis m'en défendre, Et vous avez déjà sur moi des droits sacrésPour me faire vouloir ce que vous désirez.Ne consultez que vous, différez sans rien craindre,J'aurais bien du regret, Seigneur, de vous contraindre. SÉLEUCUS. N'outragez point ma foi jusqu'à vous figurer Que par froideur pour vous je cherche à différer.Mon cour suit mon devoir et ma seule tendresseDemande ce délai pour mon fils qui m'en presse. STRATONICE. Quoi, ce délai, Seigneur, du prince est souhaité ? SÉLEUCUS. Lui-même avec ardeur m'en a sollicité ; Sans lui jamais ce soin n'eut entré dans mon âme. STRATONICE. Quoi, lui-même ? SÉLEUCUS. Oui, lui seul, n'en doutez point, Madame. STRATONICE. Ah, je n'en doute point, et mon cour interdit,En croit bien plus encore que vous n'en avez dit ;Je crois qu'auprès de vous le prince a l'injustice De me rendre toujours quelque mauvais office ;Je crois qu'il ne peut voir mon hymen qu'à regret,Je crois que mon bonheur fait son tourment secret,Je crois qu'il veut m'ôter ce que j'obtiens de gloire,Je crois qu'il vous y porte. SÉLEUCUS. Ah, c'est un peu trop croire. STRATONICE. Quoi, Seigneur, dans la haine où je le vois pencher,Prenez-vous intérêt jusqu'à me la cacher ? SÉLEUCUS. Non je n'entreprends point de vous cacher sa haine,Je sais que je prendrais une inutile peine,Puisqu'on ne voit que trop en chaque occasion Les bizarres effets de cette aversion,Et que son âme en est si fortement touchée,Qu'il me désavouerait si je l'avais cachée.Je n'entreprends ici que de vous assurer Que c'est un sentiment qu'il ne peut m'inspirer ; Que je ne trouve en vous rien qui ne doive plaire,Que la haine du fils ne va point jusqu'au père,Et que cette injustice indigne de son rangA du moins respecté la source de son rang. STRATONICE. Si je vous plais, Seigneur, je dois être contente, ; Toute autre aversion doit m'être indifférente,Et mon âme livrée au pouvoir d'un épouxDoit borner ses désirs et ses craintes en vous.On peut croire pourtant que sa haine enflamméeAurait déjà cessé si vous m'aviez aimée, Et qu'ayant sur un fils un pouvoir absolu,Il aurait pu m'aimer si vous l'aviez voulu. SÉLEUCUS. N'accusez que mon fils, assurez-vous, Princesse,Qu'il ne tient pas à moi que sa haine ne cesse.J'ai fait ce que j'ai pu pour vous en faire aimer, Il a des sentiments qu'on ne peut trop blâmer,Et j'aurais empêché son cour d'oser les prendre,Si jusques sur son cour mes droits pouvaient s'étendre ;Il tient de moi le jour, il est dessous ma loi,Mais son âme est un bien qu'il ne tient pas de moi ; Les Dieux dont elle vient par leur loi souveraineL'ont faite indépendante et libre dans sa haine,Et le ciel dans mes droits ne m'a point accordéUn pouvoir que les dieux n'ont pas même gardé.Je l'ai pourtant réduit enfin à me promettre De respecter le rang où ma main vous doit mettre ;Mais son cour, pour dompter cet aveugle transport,Demande un peu de temps pour un si grand effort, Et si vous souhaitez que sa haine finisse... STRATONICE. Non, non, puisqu'il le veut, Seigneur, qu'il me haïsse, Achevez notre hymen, et cessons aujourd'huiDe le vouloir forcer à m'aimer malgré lui. SÉLEUCUS. Quoi, je n'obtiendrai point le délai qu'il désire ? STRATONICE. Je vous l'ai déjà dit, je suis sous votre empire,C'est de vous que dépend ce que vous demandez, Et j'y consentirai si vous le commandez.Mais si votre bonté d'autre part considèreLe jour qu'on a choisi, les voeux que j'ose faire,Et ce qu'on doit au sang dont j'eus l'heure de sortir,Vous ne me voudrez pas forcer d'y consentir. Je consens à sa haine, et dois trop peu la craindrePour lui vouloir donner le loisir de l'éteindre ;M'en faire aimer, Seigneur, ce serait me trahir,Je ne vous cèle point que je le veux haïr,Je n'y veux épargner, ni temps, ni soin, ni peine, Et pour le bien haïr j'ai besoin de sa haine :Souffrez qu'il la conserve, et sans plus consulter,Pressez le noeud fatal qui la peut augmenter.Il y va de ma gloire à le haïr sans cesse ;Sauvez-moi du péril d'une indigne tendresse, Et si vous ne voulez trahir mes justes voeux,Ne vous empêchez pas de nous haïr tous deux. SCÈNE II. Séleucus, Policrate. SÉLEUCUS. Connais-tu ma disgrâce, et les peines cruellesOù ne vont exposer leurs haines mutuelles ?Hélas ! Cher Policrate, en ces extrémités Pourrais-tu dans mon cour jeter quelques clartés ?Stratonice et le Prince ont un désir contraire, Quels droits dois-je garder et d'époux ou de père,Et qui doit l'emporter sur mes sens interdits,Du devoir ou du sang, d'une femme ou d'un fils ? POLICRATE. Seigneur, quoique du sang la puissance soit forte,Il faut sans balancer que le devoir l'emporte.De ce jour pour l'hymen vous-même avez fait choix,Et rien n'est préférable aux paroles des rois :C'est au désir du prince à respecter la vôtre, Ou pour mieux dire, il doit n'en avoir jamais d'autre. SÉLEUCUS. Il le doit, je le sais, mais je ne sais pas bienSi son désir aussi ne serait pas le mien. POLICRATE. Quoi, Seigneur, cet hymen aurait pu vous déplaire,Jusques à désirer aussi qu'on le diffère ? SÉLEUCUS. Hélas ! Si je sondais mon cour sans le flatter,J'appréhenderais bien de n'en pouvoir douter,D'y rencontrer toujours une flamme mutine, Et de n'y rien trouver plus avant que Barsine :Il me semble en effet que mon cour qui s'émeut, Cherche à n'y renoncer que le plus tard qu'il peut,Et que devant ailleurs une foi qui l'engage,Il tâche à reculer, s'il ne peut davantage ;Pour avoir du délai je me suis trop presséPour ne m'y croire pas moi-même intéressé, Et le cruel refus que l'on vient de m'en faire,Me devrait moins toucher si je n'étais que père.Je ne croyais tantôt parler que pour mon fils ;Mais je crains qu'en effet je ne me sois mépris,Que je n'ai en secret confondu dans mon âme L'intérêt de mon sang et le soin de ma flamme ;Que les désirs du prince en de tels déplaisirs,N'aient servi que de voile à mes propres désirs,Et que pour l'exprimer dans mon cour qui murmure,L'amour n'ait emprunté la voix de la nature ; L'empire de Barsine a des charmes pour moi,Que j'ai peine à quitter... Mais, ô Dieux ! Je la vois. SCÈNE III. Séleucus, Barsine, Céphise, Policrate. SÉLEUCUS. Venez, venez m'aider, inhumaine Princesse, À m'arracher de l'âme un reste de faiblesse ;Mon cour, ce lâche cour que vous sûtes charmer, Malgré moi, malgré vous, ose encore vous aimer.Amenez, pour briser des chaînes si cruelles,Des dédains redoublés, des cruautés nouvelles ;Venez armée enfin d'un excès de rigueur,Et d'un surcroît de haine, au secours de mon cour. BARSINE. Moi, vous haïr, Seigneur ? Être à ce point ingrate,Pour un roi dont le soin en ma faveur éclate, Et qui m'ayant comblé de bienfaits infinis,M'aime encore jusqu'au point de me donner son fils ? SÉLEUCUS. Ah, si ce don vous plaît, gardez-vous de me plaire, Essayez d'affaiblir votre charme ordinaire ;Et de peur que vos yeux ne me semblent trop doux,Mêlez-y quelques traits d'orgueil et de courroux.Irritez-moi, de peur que je m'attendrisse,Sauvez-moi ma vertu par un peu d'injustice, Et n'ayant pu m'aimer, pour le moins en ce jourPrêtez-moi vos mépris pour vaincre mon amour.Mon cour m'avait promis de suivre un autre empire ;Et cependant le traître est prêt à se dédire,Est prêt à violer la foi de nos traités, Si vous n'y mettez ordre avec vos cruautés. BARSINE. L'heure de vous obéir fait ma plus chère envie,Demandez-moi, Seigneur, et mon sang et ma vie,Et tout ce que je puis jusques à mon trépas ;Mais pour des cruautés ne m'en demandez pas, Et daignez n'exiger de mon obéissanceQue des efforts au moins qui soient en ma puissance. SÉLEUCUS. Hé quoi, pour m'accabler avez-vous entreprisDe me refuser tout jusques à vos mépris ?Quoi, n'aurez-vous pour moi jamais eu que colère, Tant que votre rigueur à mes voeux fut contraire ?L'aurez-vous fait toujours éclater avec soin.Et n'en aurez-vous plus lorsque j'en ai besoin ?Après avoir pour moi conservé votre haine, Tandis qu'elle devait ne servir qu'à ma peine, Pourrez-vous bien la perdre ici mal à propos,Alors qu'elle pourrait servir à mon repos ?Serez-vous à me nuire assez ingénieuse,Pour prendre une pitié pour moi si rigoureuse,Pour un bonheur passé me faire un mal présent, Et pour m'outrager même en me favorisant ? BARSINE. Non, non, puisque pour vous ma tendresse est à craindre,Je ferai mes efforts afin de me contraindre,Et pour vous obéir, je cacherai, Seigneur,Le mieux que je pourrai les secrets de mon cour. Le silence à qui souffre est pourtant difficile,La plainte est toujours douce encore qu'inutile,Et mon sort à tel point devient injurieux,Que je pourrais me plaindre, ou de vous, ou des dieux.Mais pour soulagement du mal qui me menace, Je borne tous mes voeux dans une seule grâce,Si vous me l'accordez mon sort sera plus doux,Et si je me plaindrai ni des dieux ni de vous. SÉLEUCUS. Je ne suis pas encore en état d'entreprendre,De vous refuser rien que vous puissiez prétendre, Parlez et demandez, bien, dignité, grandeur ;Demandez tout enfin, mais exceptez mon cour ;Ma foi l'engage ailleurs, je la dois à ma gloire,Ne le demandez pas si vous me voulez croire ;Ou plutôt pour tout dire et pour vous retenir, Ne le demandez pas de peur de l'obtenir. BARSINE. La faveur que j'attends ne sera pas si grande,Le seul droit d'un refus est ce que je demande,Et tout ce que je veux, c'est qu'il me soit permisDe ne pas épouser le prince votre fils. SÉLEUCUS. Vous n'aimez pas mon fils ? Est-il bien vrai, Princesse ? BARSINE. Il est trop vrai, Seigneur, excusez ma faiblesse,Ce don venant de vous doit m'être précieux,Si mon cour m'en croyait, il plairait à mes yeux,Et mon âme à ce prince aurait été donnée, Si son destin ailleurs ne l'eut point entraînée.Mais forcée à faillir, j'aime mieux en effet Être ingrate à demi, que l'être tout à fait,Je tâche de m'arrêter à la moitié du crime,Et crois devoir plutôt par un soin légitime Lui refuser un coeur qui suit d'autres appas,Que d'oser le promettre et ne le donner pas. SÉLEUCUS. Si vous avez un coeur pour le prince invincible,Pour quels autres appas peut-il être sensible ?Que je connaisse au moins qui vous pouvez aimer. BARSINE. Ah ! Ne me pressez point de vous en informer,En disant ce secret je ne puis que vous nuire,Et si vous m'en pressez j'ai peur de vous le dire. SÉLEUCUS. Pour quel roi voisin gardez-vous votre amour ? BARSINE. Non mes voeux ne vont pas plus loin que votre cour. SÉLEUCUS. Timante après mon fils tient la première place,Est-ce lui qui vous plaît ? BARSINE. Sa naissance est trop basse. SÉLEUCUS. Ce n'est pas moi ; du moins vous vous taisez ? BARSINE. Hélas !Si ce n'était pas vous, je ne me tairais pas. SÉLEUCUS. Vous m'aimeriez, Princesse ? Ah ! Dieux, le puis-je croire ? Vos dédains ne sont pas sortis de ma mémoire,Et mon cour engagé par un droit absolu,N'aurait été qu'à vous si vous l'aviez voulu. BARSINE. Et ne savez-vous pas qu'elle est la peine extrêmeQu'une fille a toujours pour avouer qu'elle aime, Et que ce sexe fier qui se rend à regret,Refuse bien souvent ce qu'il veut en secret ?J'ai toujours su le prix d'un cour tel que le vôtre ;Et quand j'ai refusé ce bien qu'obtient une autre,Je n'ai pas cru le perdre, et j'osais me flatter De l'espoir de me voir contraindre à l'accepter.Mais cet espoir cessa lorsque je vis votre âme,Pour plaire à votre fils, renoncer à ma flamme,Car enfin qui renonce à l'objet de son feu,Ou n'aime point du tout, ou n'aime que bien peu. Le ciel sait quels tourments mon âme dépitéeSouffrit pour vous quitter quand vous m'eûtes quittée,Et quels furent alors les efforts que je fisPour m'arracher au père et me promettre au fils ;Oui, voyant qu'à ce fils vous me vouliez soumettre, Je lui promis mon cour, mais l'ai-je pu promettre,Et dois-je être forcée à lui tenir ma foiSi j'ai promis un bien qui n'était pas à moi ?Puisqu'il veut être à vous, souffrez qu'il y demeure,Je ne demande point de fortune meilleure, Endurez ma faiblesse, et dispensez ma foiD'achever un hymen qui me comble d'effroi.Dégagez-moi, Seigneur, de l'injustice extrêmeDe ne pouvoir aimer ce qu'il faudra que j'aime,Et vous-même rompez des noeuds mal assortis, De peur de dérober mon cour à votre fils.Mais enfin si ma voix faiblement vous touche,Mes yeux pour vous fléchir se joignent à ma bouche,Et pour avoir le droit de n'aimer point ailleurs,Je confonds à vos pieds ma prière et mes pleurs. SÉLEUCUS. Ah, levez-vous, Madame, et retenez vos larmes,Vos yeux pour me toucher ont assez de leurs charmes,Et ces brillants auteurs des troubles que je sens,Sans le secours des pleurs ne sont que trop puissants,Vous n'avez pas besoin des larmes qu'ils répandent, J'accorde à vos désirs tout ce qu'ils me demandent,Et crains d'accorder même à vos charmants appasCe que peut-être encore vous ne demandez pas. BARSINE. Ah, Seigneur, quand on suit ce que la gloire inspire,On ne demande pas tout ce que l'on désire ; Je n'ai garde d'avoir assez de vanité Pour demander le coeur que vous m'avez ôté ;Il est en d'autres mains, et je ne puis prétendre Que vous l'en retirez afin de me le rendre.Je cède à Stratonice, elle peut mieux que moi Obtenir et garder l'amour d'un si grand roi ;Mieux que moi vous paraître, utile, illustre, et belle,Et je ne puis, Seigneur, que vous aimer mieux qu'elle. SÉLEUCUS. Ah, c'est un bien encore qui me peut éblouir,Pourquoi me l'offrez-vous si je n'en puis jouir. Et s'il faut m'affliger comme d'un mal extrême,Du bonheur d'être aimé de la beauté que j'aime ?J'ai beau presser pourtant mon cour que vous charmezDe sentir du regret de ce que vous aimez ;Je ne puis empêcher, quelque soin que j'emploie, Qu'il en prenne en secret une maligne joie,Je me trouve en péril, pour un aveu si doux,De renoncer à tout pour me donner à vous,De trahir mon devoir, ma gloire, et mon empire.Hélas ! Si vous m'aimez, deviez-vous me le dire ? Ou plutôt , s'il est vrai que vous m'aimiez sans fard,Princesse, deviez-vous me le dire si tard ?Que n'avez-vous fait voir l'ardeur qui vous anime,Alors que je pouvais y répondre sans crime ?Quand vous pouviez me rendre heureux innocemment... Mais qui fait avancer Zabas si promptement ? SCÈNE IV. Séleucus, Barsine, Zabas, Policrate, Céphise. ZABAS. Philon un étranger qui sert chez Stratonice,Seigneur, et qui sous moi vous a rendu service,Vous demande en secret audience à l'instant,Afin de vous donner un avis important. SÉLEUCUS. Je n'ai pas maintenant le loisir de l'entendre,Vous même prenez soin que l'on le fasse attendre. BARSINE. Non, non, Seigneur, pour moi ne vous arrêtez pas ;Je vais me retirer, allez-y de ce pas,Puisque l'avis importe, il faut vous en instruire. SÉLEUCUS à Zabas. Je passe au cabinet, vous l'y pouvez conduire. SCÈNE V. Barsine, Céphise. CÉPHISE. Sans cet avis funeste à contre-temps venu,Votre adresse, Madame, aurait tout obtenu. BARSINE. Apprends que cet avis que tu nommes funeste,Du dessein commencé doit achever le reste, Et que cet étranger qui vient parler au roi,Est un ressort nouveau qui n'agit que pour moi.Il naquit dans Pergame, et sujet de mon père,Il s'est toujours fait voir empressé pour me plaire :Et soit dans notre cour, ou près de Seleucus, C'est à mes soins qu'il doit les biens qu'il a reçus ;N'ayant pas rencontré Stratonice chez elle, J'ai remarqué tantôt cet homme plein de zèle ;Tu me l'as vu longtemps, entretenir tout bas,Il doit par un mensonge aider à mes appas ; Il vient pour dire au roi qu'il sait que StratoniceN'a pour lui que mépris, que haine, et qu'injustice,Qu'elle a pris pour le prince un amour si puissant Qu'elle ne peut cacher les ennuis qu'elle sent ;Qu'enfin c'est un secret qu'il a su d'elle-même, Et que la connaissant dans cette peine extrêmeIl m'estimerait par son silence innocent,Et qu'il croit la servir même en la trahissant.Juge quel grand succès de cet avis doit naître ;En suite par mon ordre il ne doit plus paraître, De peur qu'en le pressant il ne se confondit,Et ne soutint pas bien tout ce qu'il aurait dit. CÉPHISE. Stratonice et le prince ont fait voir tant de haine,Que le roi ne croira cet amour qu'avec peine. BARSINE. On est aisément cru quand on flatte un amant ; Mais le roi n'en eut-il qu'un soupçon seulement,Il voudra retarder cette union funeste,Et si j'obtiens du temps, j'obtiendrai bien le reste. CÉPHISE. Mais ne brûlez-vous point pour le prince en secret,Et pourrez-vous enfin le perdre sans regret ? BARSINE. Ah, ne m'en parle pas, n'éveille point ma flamme; Il n'est plus pour l'amour de place dans mon âme,L'ambition l'emporte, et ce mouvement fierN'a pas trop pour lui seul de mon cour tout entier.Je vois ma destinée au point d'être conclue, Laisse-moi sans faiblesse en attendre l'issue,Et permets à mon âme après tant de revers, de voir que j'obtiens sans voir ce que je perds. ACTE IV SCÈNE PREMIÈRE. Timante, Antiochus. TIMANTE. Quoi, vous voulez sortir en l'état où vous êtes ? ANTIOCHUS. Oui, c'est avec tes soins en vains que tu m'arrêtes, Sachons si ma prière enfin a réussi. TIMANTE. Mais votre fièvre augmente ? ANTIOCHUS. Et mon amour aussi.Mon corps brûle, il est vrai, mais ce qu'il a de flammeN'est qu'un écoulement des ardeurs de mon âme ;Et toute ma faiblesse, et toute ma langueur, Ont leur terme en mon sang, et leur source en mon cour. TIMANTE. Stratonice, aussitôt que le roi l'aura vue,A retarder l'hymen se sera résolue. ANTIOCHUS. Ah, ce n'est pas assez encore pour me guérir,Et c'est mourir plus tard, mais c'est toujours mourir. TIMANTE. Quels sont vos désirs ? ANTIOCHUS. Mon cour d'abord s'obstineÀ vouloir s'exempter de l'hymen de Barsine ;Mais ce soulagement n'est pas en mon pouvoir,Et si c'est mon désir, ce n'est pas mon espoir.L'ordre du roi mon père, et ma foi qui m'engage, M'empêchant d'espérer un si grand avantage. TIMANTE. Il n'est rien dont ici vous ne veniez à bout,Le roi vous aime assez pour vous accorder tout. ANTIOCHUS. Quand mon père pourrait rompre cet hyménée,Pourrait-il contenter cette ardeur forcenée, Qui ne peut sans ma mort souffrir entre ses brasUn ingrate que j'aime et qui ne m'aime pas ?Pour me guérir, Timante, il faut qu'il me le cède,Et tu sais si je puis espérer ce remède. TIMANTE. Hasardez-vous, Seigneur, d'avouer votre feu. ANTIOCHUS. Le trépas m'est plus doux cent fois que cet aveu ;Et si par toi mon père en avait connaissance,Tu n'éviterais pas ma haine et ma vengeance.Mais quand j'obtiendrais tout, et quand même le roiEn faveur de mes feux voudrait trahir sa foi, La cruelle beauté qui fait ma destinéeNe se donnerait pas quand il l'aurait donnée,Et quand il m'offrirait ce charmes de mes yeux,N'en étant point aimé, je n'en serais pas mieux.Pour me guérir, Timante, il faudrait l'impossible, Il faudrait que l'ingrate à mes maux fut sensible,Il faudrait l'émouvoir, il faudrait l'attendrir,Et ne le pouvant pas, Timante, il faut mourir.C'est l'unique remède au tourment qui me presse.Mais j'aperçois le roi, cachons bien ma faiblesse. SCÈNE II. Séleucus, Antiochus, Timante. SÉLEUCUS. Prince, je vous cherchais, et j'ai sans perdre tempsÀ vous communiquer des secrets importants.Ce qui de mes tourments fait maintenant le pire,C'est que je n'ai rien pour vous d'agréable à dire,Et que vous souffrirez beaucoup à m'accorder Ce que pour mon bonheur je viens vous demander.Vous savez bien, mon fils, avec quelle tendresseDans vos moindres ennuis mon âme s'intéresse :Vous avez vu combien je me suis affligéDu chagrin invincible où vous êtes plongé : Vous savez que pour vous, par un effort extrême,J'ai trahi mon amour en cédant ce que j'aime ;Et qu'il est rare encore de voir jusqu'à ce jourLe sang et la raison l'emporter sur l'amour.Enfin, Antiochus, vous pouvez bien comprendre Que j'aurais dans mes maux beaucoup de part à prendre,Et que mon cour touché le premier de vos coups,En vous faisant souffrir, souffrira plus que vous. ANTIOCHUS. Seigneur, le noir chagrin qui toujours me dévoreNe vous a rien ôté puisque je vis encore, Et vous devant la vie et le jour que je vois,Tant que j'en jouirai, vous pourrez tout sur moi. SÉLEUCUS. Mais êtes-vous mon fils armé d'un grand courage ?M'en pourrez-vous donner d'un puissant témoignage ?Vous sentez-vous capable enfin d'un grand effort ? ANTIOCHUS. Oui, fut-il mille fois plus cruel que la mort. SÉLEUCUS. Hé bien, s'il faut vous dire à quels voeux je m'obstine,Cessez, Prince, cessez de prétendre à Barsine. ANTIOCHUS. Quoi, vous m'ordonneriez de n'y prétendre rien ? SÉLEUCUS. Cet ordre est bien cruel, mon fils, je le sais bien, Mais sachez que Barsine est pour vous sans tendresse,Si je romps votre hymen, c'est elle qui m'en presse :Votre amour s'en émeut ? Mais après son refus,Prince, si vous m'aimez, il ne faut l'aimer plus ;Il faut faire céder l'amour à la nature, Cet effort est bien grand, votre cour en murmure,Mais enfin, si mon fils n'est ingrat aujourd'hui,Il doit faire pour moi ce que j'ai fait pour lui. ANTIOCHUS. Il est juste, et déjà mon cour sans peine inclineÀ vous sacrifier mon amour pour Barsine ; Et quand j'y trouverais mille fois plus d'appas,En étant méprisé, je ne l'aimerais pas. SÉLEUCUS. Ah, que vous m'obligez de vaincre cette flamme !Je reconnais mon sang à cette grandeur d'âme,J'admire cet effort de générosité, Et je sais ce qu'il vaut, par ce qu'il m'a coûté.Mais après ce succès, oserais-je vous direQue ce n'est pas encore tout ce que je désire ?Hélas ! C'est un bonheur qui passe mon espoir. ANTIOCHUS. Vous pouvez l'espérer s'il est en mon pouvoir. SÉLEUCUS. Je n'ose pas le croire, et j'ai peine à prétendre Que même vous puissiez le vouloir entreprendre ;L'honneur en serait grand, mais vous serez surpris ,Et vous ne voudrez point d'honneur à si haut prix.Je tremble à m'expliquer, et tremble avec justice, Car enfin pourriez-vous épouser Stratonice ? ANTIOCHUS. Épouser Stratonice ! Ah, Seigneur ! SÉLEUCUS. Ah, mon fils,Je vous le disais bien que vous seriez surpris.Le désordre qu'on voit sur tout votre visage,Des troubles de votre âme est un sûr témoignage, Votre bouche se tait, mais vos regards confusÀ son défaut déjà m'expliquent vos refus. ANTIOCHUS. Je suis surpris sans doute, et ne m'en puis défendre ;Mais quand j'obéirais, qu'en pourriez-vous attendre ?Stratonice pour moi superbe au dernier point, Quand j'offrirais mon cour, ne le recevrait point. SÉLEUCUS. Ce prétexte est mal pris, Stratonice vous aime. ANTIOCHUS. Elle m'aime ? SÉLEUCUS. Oui, mon fils, et d'un amour extrême.Par le fidèle aveu de Philon qui la sert,Ce secret vient d'être à l'instant découvert. ANTIOCHUS. Philon a pu vous faire un rapport infidèle. SÉLEUCUS. D'abord sans hésiter j'ai cru cette nouvelle,Mais je viens d'ordonner pour mieux être éclairci,Et que l'on s'en assure, et qu'on l'amène ici. ANTIOCHUS. Si Stratonice m'aime, il n'est rien d'impossible ; Elle est fille, elle est belle, et mon cour est sensible,Il ne m'est plus permis, Seigneur, de la haïr,Et mon cour vous doit trop pour vous désobéir. SÉLEUCUS. Ô d'un cour généreux effort incomparable !Que de ce dernier bien je vous suis redevable ! Mon fils, vous m'assurez l'objet de mon amour,Et j'ai moins fait pour vous en vous donnant le jour.Mais remettons ailleurs à vous en rendre grâce,Il faut bientôt ici que Stratonice passe ;Sans son oncle Philippe, elle a dans ce moment Sorti pour voir Barsine en son appartement.Laissez-moi l'engager au choix que je désire. ANTIOCHUS. Elle vient, j'obéis, et me retire. SCÈNE III. Stratonice, Séleucus, Zénone, Policrate. STRATONICE. Le Prince en me voyant est promptement rentré ;Mais il m'a fait plaisir de s'être retiré, Et s'il souffre au moment qu'à mes yeux je me montre,Je souffre pour le moins autant à sa rencontre. SÉLEUCUS. Le soin qu'il prend, Madame, à tort vous est suspectSa haine paraît moins ici que son respect,Le Prince a l'âme fière, et non pas inhumaine, Son cour même est plus propre à l'amour qu'à la haine,Et mieux que je n'ai cru, reconnaît aujourd'huiLes secrètes bontés que vous avez pour lui. STRATONICE. Qui, moi ? J'aurais pour lui quelques bontés secrètes ? SÉLEUCUS. Il reçoit sans mépris l'honneur que vous lui faites ; Et son aversion dont vous vous alarmez,Finira maintenant qu'il sait que vous l'aimez. STRATONICE. Moi, l'aimer ! Quoi, le prince est assez vain pour croire Qu'il me fait oublier mon devoir et ma gloire ?Quoi, ce fils indigné de vous voir mon époux. Présume d'usurper ce qui n'est dû qu'à vous,D'exciter dans mon âme un amour téméraire,Et d'arracher mon cour jusqu'aux mains de son père ?Il m'estime donc lâche assez pour me trahir,Jusqu'à l'oser aimer quand il m'ose haïr ? Il pense donc me rendre à ce point insensée ?Ah, je lui ferai bien perdre cette pensée,Je saurai le convaincre à force de mépris ;Qu'en croyant que je l'aime il s'est beaucoup mépris ;Et son âme fut-elle encore cent fois plus vaine, Je l'empêcherai bien de douter de ma haine. SÉLEUCUS. Votre esprit de scrupule et de crainte agité,Doute peut-être encore de ma sincérité,Et je veux, prévenant votre aveu par un autre,Que mon secret vous aide à découvrir le vôtre ; Si l'amour est un crime ailleurs qu'en un époux,Il ne me trouve pas plus innocent que vous;Comme vous, je rougis d'une erreur qui m'est chère,Si mon fils vous a plu, Barsine a su vous plaire,Et ce serait vous faire une trop dure loi, De condamner en vous ce que je souffre en moi.Mon erreur rend ici la vôtre légitime,Nous nous justifions par un mutuel crime,J'autorise vos feux aimant d'autres appas,Et serais criminel si vous ne l'étiez pas. STRATONICE. Quoi, sans être content du tort que vous me faites,Vous me croyez coupable à cause que vous l'êtes,Et me faisant injure en me manquant de foi,Vous voulez que le crime en tombe encore sur moi ?Préférez-moi Barsine au prince destinée, Et violez la foi que vous m'avez donnée ;Mais si cette injustice a pour vous tant d'appas,Pour la commettre au moins ne me l'imputez pas. SÉLEUCUS. Pourquoi vous obstiner à cacher votre flamme ?C'est un soin inutile, on m'a tout dit, Madame. STRATONICE. Tout dit ? Et qui, Seigneur ? SÉLEUCUS. Un fidèle témoin,Qui sait votre secret, et qui n'est pas fort loin.J'ai tout su de Philon. STRATONICE. Je confondrai ce traître. SÉLEUCUS. On va me l'amener, vous l'allez voir paraître. SCÈNE IV. Policrate, Stratonice, Séleucus, Zénone. POLICRATE. Seigneur, brûlant de voir votre ordre exécuté. J'ai couru chez Philon assez bien escorté :Mais je n'ai pris d'abord qu'une peine inutile ;Ce traître était déjà sorti de cette ville.Ayant su toutefois qu'il n'était pas fort loin,J'ai conduit mon escorte avec un si grand soin, Que nous l'avons atteint, le suivant à la trace,Sur le pont de Daphné sous qui l'Oronte passe.Alors reconnaissant qu'il voulait fuir en vain,Il s'est en cet endroit arrêté tout soudain ;Et s'écriant, pressé de sa propre injustice, Je suis un imposteur qui mérite un supplice,De crainte, de remords, et de rage emporté,Dans le courant du fleuve il s'est précipité.J'ai fait ramer après, mais malgré mon envieOn l'a trouvé si tard, qu'on l'a trouvé sans vie. STRATONICE. Ainsi, grâce aux Dieux, la mort d'un imposteurProuve mon innocence et fait voir votre erreur. SÉLEUCUS. Vous me voyez rêver pour tâcher de connaîtreQui peut à ce mensonge avoir poussé ce traître. STRATONICE. Sachant l'amour qu'ailleurs on vous a su donner, Vous êtes le premier qu'on pouvait soupçonner,Mais le respect qu'en moi le nom d'époux imprime,Me force à n'oser pas vous imputer ce crime,Et ce soupçon qu'arrête un nom déjà si doux,Tombe sur votre fils, n'osant tomber sur vous. Je vois où contre moi l'aversion l'engage ;Pour rompre notre hymen il met tout en usage,Et n'a point eu d'horreur des moyens les plus bas,Pour pouvoir m'arracher du trône et de vos bras. SÉLEUCUS. Je connais mieux mon sang, la gloire en est trop pure, Pour se pouvoir souiller d'une lâche imposture. STRATONICE. Le cour de votre fils est pour moi plein d'horreur,Et le sang le plus pur tient des taches de cour :Mais vous, ni votre fils n'aurez plus lieu de croireQue j'ai aucune ardeur qui soit contre ma gloire. SÉLEUCUS. Vous êtes innocente, il est vrai, mais, hélas !Je vous devrais bien plus si vous ne l'étiez pas ;En choisissant mon fils, vous finirez ma peine. SÉLEUCUS. Vous êtes toute à moi, et je lui dois ma haine :Et quand bien je n'aurais ni haine, ni dépit, Mon choix serait toujours celui qu'on m'a prescrit.C'est un malheur pour moi, qu'une beauté plus rareDe votre âme séduite à ma honte s'empare,Et que sans nul respect du sacré nom d'époux,Vous vous donniez ailleurs, quand je me donne à vous. C'est trahir votre foi, Seigneur, mais cette offenseDu soin de mon devoir n'a rien qui me dispense,Et mon cour, quelque fruit qu'il puisse en recueillir,Vous doit suivre à bien faire, et non pas à faillir ;Vous l'aurez tout entier, comme si pour une autre Je n'avais jamais su que vous m'ôtez le vôtre.Et peut-être ayant fait pour vous ce que je dois,Ferez-vous quelque effort pour être tout à moi. SÉLEUCUS. Hé bien, puisqu'à ce choix vous êtes obstinée,Il faut, Madame, il faut achever l'hyménée, Et n'ayant pas le droit d'y renoncer sans vous Puisque vous le voulez, je serai votre époux.À vous donner ma main ma parole m'engage,Vous aurez dès ce soir ce funeste avantage ;Mon cour tâchera même à remplir son devoir, Et sera tout à vous s'il est en mon pouvoir ;Mais si devant vos yeux ma crainte ose paraître,J'ai bien peur qu'en effet je n'en sois pas le maître,Et que l'objet fatal qui l'a trop su toucher,Fut-il entre vos mains, ne l'en vienne arracher. Qu'il vous souvienne au moins, si ce tort vous anime,Qu'il n'a tenu qu'à vous de m'épargner ce crime,Et que sentant mon cour touché d'autres appas,J'ai fait ce que j'ai pu pour ne vous trahir pas. SCÈNE V. Zénone, Stratonice. ZÉNONE. Hé quoi, vous préférez, sans que rien vous alarme, Le roi qui vous déplaît, au prince qui vous charme;Et votre âme en effet sensible à ses appas,Voit ce qu'elle aime offert, et ne l'accepte pas ? STRATONICE. Pouvais-je l'accepter sans une honte extrême ?Le prince a des appas, on me l'offre, et je l'aime ; Mais il ne m'aime pas, et de toute ma fiertéAurait été trahie à l'avoir accepté.Zenone, voudrais-tu que j'eusse la faiblesseDe faire à cet ingrat connaître ma tendresse,D'être à lui sans lui plaire, et par un choix trop bas, De lui donner un coeur qu'il ne demande pas ? ZÉNONE. Mais à choisir le roi quel soin vous autorise ?Aussi bien que le fils le père vous méprise,Et du moins ayant vu leurs mépris confirmés,Vous deviez faire choix de ce que vous aimez. STRATONICE. Que tu sais mal juger des soins qui me retiennent !Les mépris sont cruels de quelque part qu'ils viennent,Mais ils le sont bien moins pour un coeur enflammé,D'un objet qui déplaît, que d'un objet aimé.Ce qui nous touche peu ne nous offense guère ; Mais quand un mépris vient d'une personne chère,Un cour qui les reçoit et qui s'y vient offrir,Comme il est plus sensible, en a plus à souffrir.Quand bien j'aurais choisi l'ingrat qui me surmonte,Que m'eut produit ce choix, qu'un surcroît à ma honte ? Je dépends, tu le sais, d'un oncle ambitieux,Qui veut par son hymen que je règne en ces lieux,Et si je vois le prince, après son imposture,Je ne dois plus penser qu'à venger cette injure,Et qu'à le mettre enfin hors d'état aujourd'hui, De m'imputer jamais des faiblesses pour lui ;Je veux lui faire voir tant d'orgueil tant de haine... ZÉNONE. Il vient, vous rougissez ? STRATONICE. Ne t'en mets point en peine ;J'ai surmonté ma flamme, et ce peu de rougeurEn est un reste encore qui s'enfuit de mon cour. SCÈNE VI. Antiochus, Stratonice, Zénone, Timante, Zabas. ANTIOCHUS. Madame, pardonnez au trop d'impatienceQui me fait de mon sort chercher la connaissance,Je sens quelque rayon et de joie et d'espoir,Et je crois que le roi vous aura fait savoir... STRATONICE. Oui, prince, je sais tout. ANTIOCHUS. Vous savez donc la peine... STRATONICE. Oui, je sais à quel point vous méritez ma haine ;Je sais ce qu'attendait mon cour encore douteux,Pour vous pouvoir haïr autant que je le veux ;Je sais où contre moi la haine vous emporte,Mais sachez que la mienne est encore plus forte, Et que malgré vos soins, les effets feront foiQue vous ne savez pas si bien haïr que moi. SCÈNE VII. Antiochus, Zabas, Timante. ANTIOCHUS. Ah, si je ne le sais, vous pourrez me l'apprendre,Instruit par vos dédains, j'ose encore prétendre D'enchérir à mon tour sur votre ingrat courroux, Et me pouvoir vanter de haïr mieux que vous,Mon violent dépit saura si loin s'étendre...Mais la superbe fuit, et ne peut plus m'entendre.Vous, témoins des transports dont je suis agité,N'êtes-vous point surpris de cette indignité ? N'êtes-vous point confus de l'air dont l'inhumaineM'a fait voir tant d'orgueil avec tant de haine,Et ne seriez-vous pas encore plus surpris,Si j'étais insensible à de si grands mépris ? ZABAS. Seigneur, il est certain que jamais injustice Ne saurait égaler celle de Stratonice,Et que votre grand cour après ce traitement Ne peut faire éclater trop de ressentiment.Vous n'avez dit d'abord rien qui ne lui dut plaire,C'est sans nulle raison qu'elle a tant de colère, Votre plainte est fort juste, et son cour violentÀ tort de s'emporter... ANTIOCHUS. Taisez-vous, insolent.Stratonice a raison, et j'ai tort de m'en plaindre ;Osez-vous en médire où je suis sans rien craindre ?Allez, lâche flatteur, apprendre à parler mieux, Et gardez bien jamais de paraître à mes yeux. Zabas se retire.Ah, Timante, quoi que je puisse faire,Que mon cour revient, et chasse ma colère,Ou plutôt je sens bien à ce soudain retourQue ma colère même est changée en amour. Qu'ai-je fait, malheureux ? Ah, que je suis coupable !Bien loin de respecter cette ingrate adorable,J'ai suivi mon orgueil, et je me suis emportéJusques à murmurer contre sa cruauté.Que dis-je, murmurer ? J'ai bien eu l'assurance D'aller jusqu'au dépit, et jusqu'à l'insolence,Et tous mes sentiments ont bien pu se trahirJusqu'à la menacer même de la haïr.Ah, souffre que je cours en l'ardeur qui m'anime;Implorer à ses pieds le pardon de mon crime. Il revient sur ses pas.Hé quoi, sans m'arrêter, sans faire aucun effort,Timante m'abandonne à mon lâche transport ;Et peut souffrir qu'aux pieds d'une fière princesse,Je m'en aille étaler ma honte et ma faiblesse ! TIMANTE. Votre amour est si fort, qu'y vouloir résister, Seigneur, c'est vous déplaire ensemble et l'augmenter. ANTIOCHUS. Non, non, c'est quand tu vois que ma faiblesse est grande,Qu'il me faut du secours, et que je t'en demande.Aide-moi, cher Timante, à bannir sans retourDe mon âme outragée un si honteux amour ; Retrace à mon esprit, pour l'aigrir davantage,De ce dernier mépris l'insupportable image ;Fais-moi ressouvenir de toute la fiertéQu'à témoigné pour moi cette ingrate beauté ;Surtout empêche bien que mon cour ne l'oublie, Ce cour qui fait le brave, et dont je me défie,Et qui sachant fort bien qu'elle ose le trahir,Tâche de l'oublier de peur de la haïr. TIMANTE. Mais tout votre visage et s'altère et se trouble,Sortez d'ici, Seigneur, votre mal y redouble. ANTIOCHUS. Fais-moi fuir mon amour, allons où tu voudras ;Mais où peut-on aller où l'amour n'aille pas ? ACTE V SCÈNE PREMIÈRE. Barsine, Céphise. BARSINE. Non, la mort de Philon ne m'a point alarmée ;Et s'avouant coupable, il ne m'a point nommée,Et quand on saurait tout, le roi même aujourd'hui Imputerait mon crime à mon amour pour lui.Il est temps d'achever le bonheur où j'aspire,Allons prendre une main qui nous donne un empire,Déjà je touche le trône, et je me puis flatterQue le degré qui reste est facile à monter. Il me semble pourtant que si près d'être heureuseMon ardeur pour régner n'est guère impétueuse,Que je vais chez le roi sans nul empressement,Et que je monte au trône un peu bien lentement. CÉPHISE. Si proche d'un grand bien que le Ciel vous envoie, Madame, Vous montrez en effet peu de joie. BARSINE. D'où me pourrait venir cette indigne langueur ?Serait-ce point l'amour qui s'émeut dans mon cour ?C'est le prince, oui, c'est lui, c'est ce fils téméraire Qui s'obstine en mon âme à combattre son père, Et qui d'un cour ingrat se voulant ressentir,Tâche à le déchirer avant que d'en sortir.Mais quelque fort qu'il soit, il faut pourtant qu'il sorte,L'ambition sur moi se trouve encore plus forte.C'est le soin des grands cours, et véritablement L'amour des cours oisifs n'est que l'amusement.A l'hymen d'un grand roi bornons notre espérance ;Hâtons-nous d'avancer... Mais lui-même il avance. SCÈNE II. Séleucus, Barsine, Céphise. SÉLEUCUS. Ah ! Princesse ! BARSINE. Seigneur, quel trouble vous surprend ? SÉLEUCUS. Il n'en fut jamais un plus juste ni plus grand, C'est un crime en ce lieu pour moi que la constance,Je perds tout mon bonheur, mon unique espérance,Je sens percer mon cour, et tarir à mes yeuxLe plus pur de mon sang et le plus précieux. BARSINE. Serait-ce bien le Prince ? SÉLEUCUS. Il est trop vrai, Madame, Ce fils qui m'est cher est prêt à rendre l'âme,Et plus mourant que lui, je viens par ma douleurEssayer d'émouvoir votre âme en sa faveur. BARSINE. Son mal me touche plus que je ne le puis dire. SÉLEUCUS. Il ne tiendra qu'à vous d'empêcher qu'il n'expire. BARSINE. Son salut est certain si je le puis causer. SÉLEUCUS. Jugez par ce récit si j'ai pu m'abuser.Dès le premier avis envoyé par Timante,Que le prince tombait dans une fièvre ardente,Accablé de douleur, avec empressement, J'ai passé tout ému dans son appartement.Il était en faiblesse, et sa langueur mortelleEut touché de pitié l'âme la plus cruelle,Et l'eussiez-vous haï, l'excès de ses malheursÀ vos yeux comme aux miens eut arrachés des pleurs. Je l'ai trouvé sans force, et sans marque de vie,Son visage était pâle, et sa fraîcheur ternie,Ses lèvres conservaient encore quelque couleur ;Mais par l'effort mourant d'un reste de chaleur,Dessus sa bouche seule un dernier trait de flamme Semblait avoir laissé des traces de son âme.Il était étendu sans aucun sentiment,Son pouls même déjà perdait le mouvement ;Il ne lui restait rien de sa vigueur première ;Ses yeux, quoiqu'entrouverts, n'avaient plus de lumière, Et dans leurs feux éteints on remarquait d'abordL'absence de la vie et l'ombre de la mort.De mon fils toutefois l'âme presque envoléeA semblé tout à coup par mes cris rappelée,Et la vie et le jour que j'ai su lui donner, N'ont par respect, ce semble, osé l'abandonner.Ses sens sont revenus, mais sa vue agitéeNe s'est sur nul objet de longtemps arrêtée,Et pressé d'expliquer ses maux et ses désirs,Son cour n'a répondu que par de longs soupirs, Mais qui, tous déguisés qu'ils aient essayé d'être,Pour des soupirs d'amour se sont fait reconnaître.A ma vue emporté d'un trouble sans égal,Il n'a pu me cacher que je suis son rival :Son transport l'a forcé de m'avouer lui-même Qu'il meurt pour me céder la princesse qu'il aime Qu'il la donne au devoir, mais qu'au moins son amourLa force en la perdant de perdre aussi le jour.Après ces mots sa fièvre a paru redoublée,Je n'ai rien su de plus, sa raison s'est troublée A prendre aucun repos il n'a pu consentir,Et même de sa chambre il a voulu sortir.Mais le peu qu'il m'a dit trop clairement s'explique ;Son mal est un effet de notre amour tragique,Et je viens vous presser par les noeuds les plus doux De sauver par pitié mon fils qui meurt pour vous.Aussi bien Stratonice à nos voeux est contraire ;Accordez-vous au fils, ne pouvant être au père,Et lui donnant la main pour sortir du tombeau,De mon sang qui s'éteint ranimez le plus beau. Si mon amour vous plaît, dans cet autre moi-mêmeC'est la meilleure part de mon cour qui vous aime.Et tout ce qu'en effet j'ai d'esprits aujourd'hui,N'est qu'un reste de ceux qui sont passés en lui. BARSINE. Ce fils vous est si cher, qu'il ne m'est pas possible, En apprenant son mal, d'y paraître insensible,Ma pitié même ira, sachant vos déplaisirs,Jusqu'à sacrifier mon cour à ses désirs,Si votre âme pour moi, devant qu'on nous unisse,eut aller jusqu'à rompre avec Stratonice. SÉLEUCUS. Quoi, trahir mon devoir pour conserver mon fils !Ah, n'en êtes-vous pas un assez digne prix ?Pour racheter ma vie et payer son remède,Ne m'en coûte-t-il pas assez quand je vous cède,Et sans trahir ma foi pour lui sauver le jour, Ne fais-je pas assez trahir mon amour ? BARSINE. Si votre foi vous presse, afin d'y satisfaire,En l'état qu'est le prince, obtenez qu'on diffère,Et vous pourrez après trouver facilementUn prétexte plausible à rompre entièrement. Si votre âme à ce choix ne se peut pas soumettre,Pour le prince, Seigneur, je ne puis rien promettre.Je souffre que d'un fils vous fassiez mon époux,Et lui cédiez un coeur qui veut n'être qu'à vous.Mais enfin mon amour plus tendre que le vôtre, Ne saurait bien vous souffrir dans les bras d'une autre,Et peut bien, pour vous plaire, et vous tout accorder,Se résoudre à vous perdre et non à vous céder. SÉLEUCUS. Il faudra différer, mais cependant, PrincesseMontrez-vous à mon fils avec quelque tendresse. BARSINE. Je ferai mes efforts, Seigneur, pour obéir. SÉLEUCUS. Allons.... Mais jusqu'ici quel bruit se fait ouïr ? SCÈNE III. Antiochus, Séleucus, Barsine, Policrate, Timante. ANTIOCHUS, fuyant ceux qui le suivent et se voulant tuer. C'est trop souffrir, mourons. SÉLEUCUS lui ôtant son épée. Respecte au moins ton père,Qui mourra de ta mort. ANTIOCHUS. Seigneur, qu'allez-vous faire ? SÉLEUCUS. Conserver de mon sang la plus belle moitié. ANTIOCHUS. Que vous m'êtes cruel avec votre pitié !Pourquoi m'empêchez-vous, Seigneur, de le répandre,Ce sang que je vous dois et que je veux vous rendre,Ce sang impétueux que vous m'avez donné,Qui contre mon repos est toujours mutiné ; Ce sang qui de mon cour s'est rendu le complice ;Ce sang qui ne sert plus qu'à nourrir mon supplice,Et qui par la fureur d'un amour violentS'est changé tout entier en un poison brûlant ;Car enfin désormais, je ne puis plus taire, Cet amour qui me brûle et qui me désespère,Et qu'échappé des miens, sans ce que je vous dois,J'aurais au moins forcé de mourir avec moi. SÉLEUCUS. Perds, mon fils, perds enfin cette funeste envie ;Loin de mourir d'amour, tu dois aimer la vie. ANTIOCHUS. Qui, moi, mourir d'amour ? Ah, ne le croyez pas,Ce mal pour grand qu'il soit cause peu de trépas,Et je ne pense point que par quelque bassesseOn m'ait pu soupçonner d'avoir tant de faiblesse. SÉLEUCUS. L'amour est un beau crime et sa douce langueur N'est pas une faiblesse indigne d'un grand cour. ANTIOCHUS. Quoi, vous vous obstinez à croire encore que j'aime ? SÉLEUCUS. Vous venez à l'instant de le dire vous-même. ANTIOCHUS. Ah ! Je n'ai donc pas su, Seigneur, ce que j'ai dit ;Pour parler sainement j'étais interdit, Mon mal m'avait fait perdre et raison et mémoire,Et quoi que j'ai dit, on ne m'en doit pas croire. SÉLEUCUS. Je sais trop que Barsine a charmé tous vos sens. ANTIOCHUS. Barsine, hé bien, Seigneur, croyez-le, j'y consens.Croyez que je l'adore, et que je meurs pour elle, Que la peur de la perdre à mon cour est mortelle,Qu'elle cause mes maux, mes langueurs, mes ennuis,Je veux bien l'avouer en l'état où je suis. SÉLEUCUS. Cessez d'être agité d'une crainte inutile;Quand le mal est connu, le remède est facile. Consolez-vous, je veux contenter vos désirs,Finir tous vos chagrins, vous combler de plaisirs ; Pour Stratonice enfin ma bonté vous dispenseDe vous faire jamais le moindre violence ;Son cour, loin qu'il vous aime, ose vous mépriser, Et vous ne devez plus craindre de l'épouser. ANTIOCHUS. Hélas ! SÉLEUCUS. Vous vous plaignez ? ANTIOCHUS. C'est du mal qui me presse ;Mais ce n'est rien, Seigneur, et cette douleur cesse. SÉLEUCUS. Je sais bien que pour vous ce n'est pas faire assez,De vous faire éviter ce que vous haïssez ; Je vous donne de plus, par un effort extrême,Barsine qui vous charme encore que je l'aime,Mon soin l'a disposée vous rendre son choix, Et mon cour vous la cède une seconde fois.Jouissez d'un bonheur qui jamais ne finisse ; Mais qui vous trouble encore ? ANTIOCHUS. J'aperçois Stratonice. SCÈNE IV. Philipe, Stratonice, Séleucus, Antiochus, Barsine, Zénone, Céphise, Policrate, Timante. PHILIPE. Seigneur, l'instant arrive à mon espoir si doux,Où l'hymen doit unir Stratonice avec vous ;Et chacun comme moi brûle d'impatience ,Qu'un noeud si saint confirme une heureuse alliance. SÉLEUCUS. C'est un bien que le prince en péril d'expirerAvec trop de raison m'oblige à différer. STRATONICE. Quoi, le prince est si mal ? ANTIOCHUS. Non, Princesse inhumaine,Je me porte fort bien, n'en soyez point en peine.En vain déjà ma mort flatte votre désir, Vous n'aurez pas si tôt ce funeste plaisir,Des portes du trépas Barsine me ramène,Je vivrai malgré vous, et malgré votre haine,Je vivrai pour jouir longtemps d'un sort bien doux,Mais enfin je vivrai pour une autre que vous. STRATONICE. Je vous excuse, Prince, et commence à connaîtreQue vous êtes plus mal que vous ne croyez être.Ce transport contre moi, sans respect, sans raison,Marque un redoublement plus qu'une guérison ;Et dans ce triste état, quoi que vous puissiez faire, J'aurai plus de pitié pour vous, que de colère. ANTIOCHUS. Vous croyez que je souffre ? Ah, perdez cet espoir,Si je sens quelque peine, elle vient de vous voir :Mais enfin que votre âme en soit mieux convaincue,Pour ne souffrir plus rien, je veux fuir votre vue. Il parle à ceux qui lui veulent aider à marcher.Non, non, ne m'aidez pas, ne prenez aucun soin,Aidé de mon dépit, je n'en ai pas besoin.Je vais... Il tombe aux pieds de Stratonice. STRATONICE. Vous tombez, Prince ? ANTIOCHUS. Oui, superbe Princesse,Oui, je tombe à vos pieds, et cède à ma faiblesse ;Mais croyez que du moins cette indigne langueur M'a mis en cet état sans l'aveu de mon cour. STRATONICE. Prince, je le veux croire, et pour toute vengeanceVous épargner le soin d'éviter ma présence,Je vois qu'elle vous nuit, et les cours généreux Ne prennent pas plaisir de nuire aux malheureux. Elle veut se retirer. ANTIOCHUS. Hélas ! Qu'elle revienne, elle emporte mon âme ;Je n'en puis plus, Timante. Il tombe en faiblesse. SÉLEUCUS. Ah, revenez, Madame, Si vous vous éloignez, mon fils s'en va mourir,Par pitié de mes pleurs, venez le secourir ;Voyez de quel succès mon attente est suivie, Déjà votre retour a rappelé sa vie. ANTIOCHUS. Ah ! Qu'il est malaisé de pouvoir en un seul jourDéguiser sans mourir un violent amour !Que mes voeux vengent bien l'ingrate qui me touche !Que mon cour est puni de l'orgueil de ma bouche, Et qu'alors que l'on veut cacher des feux ardents,Les feintes du dehors coûtent cher au dedans !Hélas ! Que j'ai souffert un rigoureux supplice,Pour ne pas avouer que j'aime Stratonice. STRATONICE. Quoi, Seigneur, vous m'aimez ? ANTIOCHUS. Quoi, je suis entendu, Et ce nouveau tourment m'était encore dû ?Hé bien donc, il est vrai, je vous aime, inhumaine,Contentez votre orgueil, contentez votre haine,Triomphez de mon cour que vous avez séduit,Triomphez de la honte où vous m'avez réduit, Jouissez à longs traits de la douceur funesteDe voir souffrir l'objet que votre cour déteste ;Goûtez votre vengeance, et pour le sentir mieux,Songez que mon tourment est un coup de vos yeux :Si ce n'est pas assez, s'il faut ma vie entière, Ne vous ennuyez pas, vous n'attendrez plus guère,Et je sens que mon cour, avec vos yeux d'accord,Va vous donner bientôt le plaisir de ma mort.Dans mes derniers soupirs trouvez au moins des charmes.Mais qu'aperçois-je ? Ô Dieux, vous répandez des larmes ! Princesse, est-ce pitié dont vos sens sont émus ? STRATONICE. Ce ne peut être moins, et c'est peut-être plus. ANTIOCHUS. Si vous me dites vrai, que ma mort est heureuse !Quoi, grâce à mes malheurs, Princesse généreuse,Je ne suis plus haï de ce cour irrité ? STRATONICE. Il n'est pas même sûr que vous l'ayez été.Je sais que jusqu'ici j'ai fait tout mon possiblePour vous paraître fière, inhumaine, insensible,Et qu'il ne m'est jamais rien échappé pour vous,Que des marques d'orgueil, de haine et de courroux. Mais prince, vous savez, par votre expérience,Qu'on se trompe souvent à croire l'apparence,Et venez fraîchement d'approuver en ce jourQue ce qui semble haine, est quelquefois amour. ANTIOCHUS. Que par ces mots charmants ma mort est adoucie ! STRATONICE. Et qui presse encore d'abandonner la vie ?Vous n'êtes point haï. ANTIOCHUS. Cet aveu m'est bien doux,Mais, Princesse, Le roi doit être votre époux ;Si je ne vis pour vous, je ne saurais plus vivre,La foi de nos traités à mon père vous livre, Et quoiqu'en ma faveur je vous vois attendrir,Je vous aime, et vous perds, c'est assez pour mourir :Tout est perdu pour moi si je perds ce que j'aime. STRATONICE. Ah ! Prince, je voudrais dépendre de moi-même ;Mais remise au pouvoir de mon oncle aujourd'hui Je ne puis être à vous qu'en m'obtenant de lui. PHILIPE. Ne soyez point flatté d'une espérance vaine,Stratonice est venue ici pour être reine ;Prince, au roi de Syrie elle a promis sa foi,Vous l'aimez, je vous plains, mais vous n'êtes pas roi ; Si vous étiez au rang où l'on voit votre père,Mon ordre à vos désirs ne serait pas contraire ;Vous avez des vertus, vous avez des appas,Mais il lui faut un sceptre, et vous n'en avez pas. SÉLEUCUS. Non, vous vivrez , mon fils, et vous vivrez pour elle, Je prétends couronner une flamme si belle, Et puisqu'il fut régner pour être son époux,Mon sceptre ne m'est pas si précieux que vous. BARSINE. Quoi, Seigneur, lui céder la puissance suprême ? SÉLEUCUS. Oui, j'estime mon fils plus que mon diadème, La nature m'engage, au mépris de mon rang, À dépouiller mon front pour conserver mon sang ;Et la peine où je suis dois être plus légère,À cesser d'être roi, qu'à cesser d'être père. BARSINE . De grâce, encore un coup, Seigneur, considérez... SÉLEUCUS. La nature l'emporte, et ses droits sont sacrés ;Mon fils entre au tombeau, s'il ne monte à l'empire ;Et pour me rendre heureux, votre cour peut suffire,Mais, Dieux ! Quelle froideur témoignez-vous pour moi ? BARSINE. Seigneur, pour tout dire, je suis fille de roi, Il me serais honteux de vivre ici sujette,Si vous quittez le sceptre, agréez ma retraite ;Mon oncle règne encore à Pergame aujourd'hui,Et je vais maintenant retourner près de lui. SÉLEUCUS. Allez, Ingrate, je perds ainsi ma flamme, Rien ne vous retiens plus, vous sortez de mon âme,Je dédaigne aisément qui m'ose dédaigner,Et ne veux point d'un cour, qui n'aime qu'à régner. ANTIOCHUS. Pour conserver ma vie au désespoir offerte,Il vous en coûte trop, souffrez plutôt ma perte. SÉLEUCUS. Rien ne me coûte trop pour vous sauver le jour,Régnez, et possédez l'objet de votre amour :Mais mon consentement ne vous doit pas suffire. PHILIPE. Puisqu'il règne, Seigneur, je suis prêt d'y souscrire,Faites que Stratonice approuve aussi mes feux. STRATONICE. Puisqu'il a votre aveu, le mien n'est pas douteux. ANTIOCHUS. Que des mots sont puissants, adorable Princesse !Par ce charmant aveu déjà tout mon mal cesse,Je ressens tout à coup ma santé de retour,Et ne puis plus mourir que de joie et d'amour. SÉLEUCUS. De son mal en effet aucun signe ne reste,Allons en rendre grâce à la bonté céleste,Et par des noeuds sacrés qui confirment la paix,Venez tous deux au temple être unis à jamais. ==================================================