******************************************************** DC.Title = LES PLAIDEURS, COMÉDIE. DC.Author = RACINE, Jean DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 08:08:21. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/RACINE_PLAIDEURS.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LES PLAIDEURS COMÉDIE M. DC. XCVII. AVEC PRIVILÈGE DU ROI. À Paris, Chez Pierre Trabouillet, dans la Galerie des Prisonniers, à l'Image Saint-Hubert. Représenté pour la première fois fin octobre ou début novembre 1668 au Théâtre de l'Hôtel de Bourgogne. AU LECTEUR. Quand je lus les Guêpes d'Aristophane, je ne songeais guère que j'en dusse faire "les Plaideurs". J'avoue qu'elles me divertirent beaucoup, et que j'y trouvai quantité de plaisanteries qui me tentèrent d'en faire part au public ; mais c'était en les mettant dans la bouche des [comédiens] Italiens, à qui je les avais destinées, comme une chose qui leur appartenait de plein droit. Le juge qui saute par les fenêtres, le chien criminel et les larmes de sa famille me semblaient autant d'incidents dignes de la gravité de Scaramouche. Le départ de cet acteur interrompit mon dessein, et fit naître l'envie à quelques-uns de mes amis de voir sur notre théâtre un échantillon d'Aristophane. Je ne me rendis pas à la première proposition qu'ils m'en firent. Je leur dis que quelque esprit que je trouvasse dans cet auteur, mon inclination ne me porterait pas à le prendre pour modèle si j'avais à faire une comédie, et que j'aimerais beaucoup mieux imiter la régularité de Ménandre et de Térence, que la liberté de Plaute et d'Aristophane. On me répondit que ce n'était pas une comédie qu'on me demandait, et qu'on voulait seulement voir si les bons mots d'Aristophane auraient quelque grâce dans notre langue. Ainsi, moitié en m'encourageant, moitié en mettant eux-mêmes la main à l'oeuvre, mes amis me firent commencer une pièce qui ne tarda guère à être achevée. Cependant la plupart du monde ne se soucie point de l'intention ni de la diligence des auteurs. On examina d'abord mon amusement comme on aurait fait une tragédie. Ceux mêmes qui s'y étaient le plus divertis eurent peur de n'avoir pas ri dans les règles et trouvèrent mauvais que je n'eusse pas songé plus sérieusement à les faire rire. Quelques autres s'imaginèrent qu'il était bienséant à eux de s'y ennuyer et que les matières de palais ne pouvaient pas être un sujet de divertissement pour les gens de cour. La pièce fut bientôt jouée à Versailles. On ne fit point de scrupule de s'y réjouir ; et ceux qui avaient cru se déshonorer de rire à Paris furent peut-être obligés de rire à Versailles pour se faire honneur. Ils auraient tort, à la vérité, s'ils me reprochaient d'avoir fatigué leurs oreilles de trop de chicane. C'est une langue qui m'est plus étrangère qu'à personne, et je n'en ai employé que quelques mots barbares que je puis avoir appris dans le cours d'un procès que ni mes juges ni moi n'avons jamais bien entendu. Si j'appréhende quelque chose, c'est que des personnes un peu sérieuses ne traitent de badineries le procès du chien et les extravagances du juge. Mais enfin je traduis Aristophane, et l'on doit se souvenir qu'il avait affaire à des spectateurs assez difficiles. Les Athéniens savaient apparemment ce que c'était que le sel attique ; et ils étaient bien sûrs, quand ils avaient ri d'une chose, qu'ils n'avaient pas ri d'une sottise. Pour moi, je trouve qu'Aristophane a eu raison de pousser les choses au-delà du vraisemblable. Les juges de l'Aréopage n'auraient pas peut-être trouvé bon qu'il eût marqué au naturel leur avidité de gagner, les bons tours de leurs secrétaires et les forfanteries de leurs avocats. Il était à propos d'outrer un peu les personnages pour les empêcher de se reconnaître. Le public ne laissait pas de discerner le vrai au travers du ridicule ; et je m'assure qu'il vaut mieux avoir occupé l'impertinente éloquence de deux orateurs autour d'un chien accusé, que si l'on avait mis sur la sellette un véritable criminel et qu'on eût intéressé les spectateurs à la vie d'un homme. Quoi qu'il en soit, je puis dire que notre siècle n'a pas été de plus mauvaise humeur que le sien, et que si le but de ma comédie était de faire rire, jamais comédie n'a mieux attrapé son but. Ce n'est pas que j'attende un grand honneur d'avoir assez longtemps réjoui le monde ; mais je me sais quelque gré de l'avoir fait sans qu'il m'en ait coûté une seule de ces sales équivoques et de ces malhonnêtes plaisanteries qui coûtent maintenant si peu à la plupart de nos écrivains, et qui font retomber le théâtre dans la turpitude d'où quelques auteurs plus modestes l'avaient tiré. ACTEURS DANDIN, juge. LÉANDRE, fils de Dandin. CHICANNEAU, bourgeois. ISABELLE, fille de Chicanneau. LA COMTESSE. PETIT JEAN, portier. L'INTIMÉ, secrétaire. LE SOUFFLEUR. La scène est dans une ville de Basse-Normandie. Le texte est celui de l'édition 1697. ACTE I SCÈNE PREMIÈRE. PETIT JEAN, traînant un gros sac de procès. Ma foi, sur l'avenir, bien fou qui se fiera.Tel qui rit vendredi, dimanche pleurera.Un juge, l'an passé, me prit à son service,Il m'avait fait venir d'Amiens pour être Suisse.Tous ces Normands voulaient se divertir de nous, On apprend à hurler, dit l'autre, avec les loups.Tout Picard que j'étais, j'étais un bon apôtre,Et je faisais claquer mon fouet tout comme un autre.Tous les plus gros monsieurs me parlaient chapeau bas.Monsieur de Petit Jean, ah ! gros comme le bras. Mais sans argent, l'honneur n'est qu'une maladie ;Ma foi j'étais un franc portier de comédie,On avait beau heurter et m'ôter son chapeau,On n'entrait point chez nous sans graisser le marteau.[Note : Suisse : valet qui gardait l'entrée d'une maison, homme de maison, portier.]Point d'argent, point de suisse, et ma porte était close. Il est vrai qu'à Monsieur j'en rendais quelque chose.Nous comptions quelquefois. On me donnait le soinDe fournir la maison de chandelle et de foin,Mais je n'y perdais rien. Enfin vaille que vaille,J'aurais sur le marché fort bien fourni la paille. C'est dommage. Il avait le coeur trop au métier,Tous les jours le premier aux plaids, et le dernier,Et bien souvent tout seul, si l'on l'eût voulu croire,Il y serait couché sans manger et sans boire.Je lui disais parfois : « Monsieur Perrin Dandin, Tout franc, vous vous levez tous les jours trop matin.Qui veut voyager loin, ménage sa monture ;Buvez, mangez, dormez, et faisons feu qui dure. »Il n'en a tenu compte. Il a si bien veillé,Et si bien fait, qu'on dit que son timbre est brouillé. Il nous veut tous juger les uns après les autres.Il marmotte toujours certaines patenôtresOù je ne comprends rien. Il veut bon gré, mal gré,[Note : Bonnet carré : coiffure des docteurs en théologie. [L]]Ne se coucher qu'en robe, et qu'en bonnet carré.Il fit couper la tête à son coq de colère, Pour l'avoir éveillé plus tard qu'à l'ordinaire :Il disait qu'un plaideur, dont l'affaire allait mal,Avait graissé la patte à ce pauvre animal.Depuis ce bel arrêt, le pauvre homme a beau faire,Son fils ne souffre plus qu'on lui parle d'affaire. Il nous le fait garder, jour et nuit, et de près.[Note : Plaids : Audience d'un tribunal. Tenir les plaids. [L]]Autrement serviteur, et mon homme est aux plaids.[Note : Allègre : Dispos, prompt à faire. Esprit, caractère allègre.[L]]Pour s'échapper de nous, Dieu sait s'il est allègre.Pour moi, je ne dors plus. Aussi je deviens maigre,C'est pitié. Je m'étends, et ne fais que bâiller. Mais veille qui voudra, voici mon oreiller,Ma foi, pour cette nuit, il faut que je m'en donne,Pour dormir dans la rue on n'offense personne.Dormons. SCÈNE II. L'Intimé, Petit-Jean. L'INTIMÉ. [Note : Intimé : personne qui, ayant gagné son procès en première instance, est appelée devant un tribunal supérieur par sa partie. [L]]Hé, Petit Jean, Petit Jean. PETIT JEAN. L'Intimé.Il a déjà bien peur de me voir enrhumé. L'INTIMÉ. Que diable ! Si matin que fais-tu dans la rue ? PETIT JEAN. [Note : Faire le pied de grue : attendre longtemps sur ses pieds. [L]]Est-ce qu'il faut toujours faire le pied de grue,Garder toujours un homme, et l'entendre crier ?Quelle gueule ! Pour moi, je crois qu'il est sorcier. L'INTIMÉ. Bon. PETIT JEAN. Je lui disais donc en me grattant la tête, Que je voulais dormir. « Présente ta requêteComme tu veux dormir », m'a-t-il dit gravement.Je dors en te contant la chose seulement.Bonsoir. L'INTIMÉ. Comment bonsoir ? Que le diable m'emporteSi... Mais j'entends du bruit au dessus de la porte. SCÈNE III. Dandin, L'intimé, Petit-Jean. DANDIN, à la fenêtre. Petit Jean. L'Intimé. L'INTIMÉ, à Petit Jean. Paix. DANDIN. Je suis seul ici.Voilà mes guichetiers en défaut, Dieu merci.Si je leur donne temps, ils pourront comparaître.Çà, pour nous élargir, sautons par la fenêtre.Hors de cour. L'INTIMÉ. Comme il saute. PETIT JEAN. Ho ! Monsieur, je vous tiens. DANDIN. Au voleur, au voleur. PETIT JEAN. Ho ! Nous vous tenons bien. L'INTIMÉ. Vous avez beau crier. DANDIN. Main-forte ! L'on me tue ! SCÈNE IV. Léandre, Dandin, L'Intimé, Petit-Jean. LÉANDRE. Vite, un flambeau. J'entends mon père dans la rue.Mon père, si matin qui vous fait déloger ?Où courez-vous, la nuit ? DANDIN. Je veux aller juger. LÉANDRE. Et qui juger ? Tout dort. PETIT JEAN. Ma foi, je ne dors guère. LÉANDRE. [Note : Jarretière : Sorte de lien avec lequel on soutient ses bas au-dessus ou au-dessous du genou. [L]]Que de sacs ! Il en a jusques aux jarretières. DANDIN. Je ne veux de trois mois rentrer dans la maison.De sacs et de procès j'ai fait provision. LÉANDRE. Et qui vous nourrira ? DANDIN. [Note : Buvetier : Celui qui tient la buvette. [L]]Le buvetier, je pense. LÉANDRE. Mais où dormirez-vous, mon père ? DANDIN. À l'audience. LÉANDRE. Non, mon père, il vaut mieux que vous ne sortiez pas.Dormez chez vous. Chez vous faites tous vos repas.Souffrez que la raison enfin vous persuade ;Et pour votre santé... DANDIN. Je veux être malade. LÉANDRE. Vous ne l'êtes que trop. Donnez-vous du repos ;Vous n'avez tantôt plus que la peau sur les os. DANDIN. Du repos ? Ah, sur toi tu veux régler ton père.Crois-tu qu'un juge n'ait qu'à faire bonne chère,Qu'à battre le pavé comme un tas de galants, [Note : Brelan : Jeu qui se joue avec trois cartes, à trois, ou à quatre, ou à cinq. Par extension, maison de jeu, tripot ; il se prend en mauvaise part.[L]]Courir le bal la nuit, et le jour les brelans !L'argent ne nous vient pas si vite que l'on pense.Chacun de tes rubans me coûte une sentence.[Note : Fi : interj. Exprime le blâme, le dédain, le mépris. [L]]Ma robe vous fait honte. Un fils de juge ! Ah, fi.Tu fais le gentilhomme. Hé, Dandin, mon ami, Regarde dans ma chambre, et dans ma garde-robe,Les portraits des Dandins. Tous ont porté la robe,Et c'est le bon parti. Compare prix pour prixLes étrennes d'un juge, à celles d'un marquis ;Attends que nous soyons à la fin de décembre. Qu'est-ce qu'un gentilhomme ? Un pilier d'antichambre.Combien en as-tu vu, je dis des plus huppés,À souffler dans leurs doigts dans ma cour occupés,La manteau sur le nez, ou la main dans la poche,Enfin, pour se chauffer, venir tourner ma broche. Voilà comme on les traite. Hé, mon pauvre garçon,De ta défunte mère est-ce là la leçon ?La pauvre Babonnette ! Hélas, lorsque j'y pense,Elle ne manquait pas une seule audience,Jamais au grand jamais elle ne me quitta, Et Dieu sait bien souvent ce qu'elle en rapporta :Elle eût du buvetier emporté les serviettes,Plutôt que de rentrer au logis les mains nettes.[Note : Bonnes maisons : Faire une bonne maison, amasser beaucoup de bien, se mettre en état de bien établir sa famille. [L]]Et voilà comme on fait les bonnes maisons. Va.Tu ne seras qu'un sot. LÉANDRE. Vous vous morfondez là, Mon père. Petit Jean, ramenez votre maître,Couchez-le dans son lit, fermez porte, fenêtre,Qu'on barricade tout, afin qu'il ait plus chaud. PETIT JEAN. Faites donc mettre au moins des garde-fous là-haut. DANDIN. Quoi ! L'on me mènera coucher sans autre forme ? Obtenez un arrêt comme il faut que je dorme. LÉANDRE. Hé, par provision, mon père, couchez-vous. DANDIN. J'irai, mais je m'en vais vous faire enrager tous.Je ne dormirai point. LÉANDRE. Hé bien, à la bonne heure.Qu'on ne le quitte pas. Toi, l'Intimé, demeure. SCÈNE V. Léandre, L'Intimé. LÉANDRE. Je veux t'entretenir un moment sans témoin. L'INTIMÉ. Quoi ! vous faut-il garder ? LÉANDRE. J'en aurais bon besoin.J'ai ma folie, hélas ! aussi bien que mon père. L'INTIMÉ. Ho ! vous voulez juger ? LÉANDRE. Laissons là le mystère.Tu connais ce logis. L'INTIMÉ. Je vous entends enfin ; Diantre, l'amour vous tient au coeur de bon matin.Vous me voulez parler sans doute, d'Isabelle.Je vous l'ai dit cent fois, elle est sage, elle est belle ;Mais vous devez songer que hDe son bien en procès consume le plus beau. Qui ne plaide-t-il point ? Je crois qu'à l'audienceIl fera, s'il ne meurt, venir toute la France.Tout auprès de son juge il s'est venu loger.L'un veut plaider toujours, l'autre toujours juger ;Et c'est un grand hasard s'il conclut votre affaire, Sans plaider le curé, le gendre, et le notaire. LÉANDRE. Je le sais comme toi. Mais malgré tout cela,Je meurs pour Isabelle. L'INTIMÉ. Hé bien, épousez-la.Vous n'avez qu'à parler, c'est une affaire prête. LÉANDRE. Hé, cela ne va pas si vite que ta tête. Son père est un sauvage à qui je ferais peur. À moins que d'être huissier, sergent, ou procureur,On ne voit point sa fille. Et la pauvre Isabelle,Invisible et dolente, est en prison chez elle.Elle voit dissiper sa jeunesse en regrets, Mon amour en fumée, et son bien en procès. Il la ruinera, si l'on le laisse faire.Ne connaîtrais-tu point quelque honnête faussaire,Qui servît ses amis, en le payant, s'entend,Quelque sergent zélé ? L'INTIMÉ. Bon, l'on en trouve tant. LÉANDRE. Mais encor. L'INTIMÉ. Ah, Monsieur, si feu mon pauvre pèreÉtait encor vivant, c'était bien votre affaire.Il gagnait en un jour plus qu'un autre en six mois,[Note : Le vers 154, est le même que le v. 35 du Cid de Corneille (Acte I, scène I). Le jeu de mots repose le mot "exploit" : prouesse pour Corneille, pièce de procès pour Racine.]Ses rides sur son front gravaient tous ses exploits.Il vous eût arrêté le carrosse d'un prince. Il vous l'eût pris lui-même ; et si dans la provinceIl se donnait en tout vingt coups de nerf de boeuf,Mon père pour sa part en emboursait dix-neuf.Mais de quoi s'agit-il ? Suis-je pas fils de maître ?Je vous servirai. LÉANDRE. Toi ? L'INTIMÉ. Mieux qu'un sergent peut-être. LÉANDRE. Tu porterais au père un faux exploit ? L'INTIMÉ. Hon, hon ? LÉANDRE. Tu rendrais à la fille un billet ? L'INTIMÉ. Pourquoi non ?Je suis des deux métiers. LÉANDRE. Viens, je l'entends qui crie,Allons à ce dessein rêver ailleurs. SCÈNE VI. Chicanneau, Petit-Jean. CHICANNEAU, allant et revenant. La Brie !Qu'on garde la maison, je reviendrai bientôt. Qu'on ne laisse monter aucune âme là-haut, Fais porter cette lettre à la poste du Maine.Prends-moi dans mon clapier trois lapins de garenne,Et chez mon procureur porte-les ce matin.Si son clerc vient céans, fais lui goûter mon vin. Ah ! Donne-lui ce sac qui pend à ma fenêtre. Est-ce tout ? Il viendra me demander peut-être,Un grand homme sec, là, qui me sert de témoin,Et qui jure pour moi lorsque j'en ai besoin.Qu'il m'attende. Je crains que mon juge ne sorte. Quatre heures vont sonner. Mais frappons à sa porte. PETIT JEAN, entr'ouvrant la porte. Qui va là ? CHICANNEAU. Peut-on voir Monsieur ? PETIT JEAN, refermant la porte. Non. CHICANNEAU. Pourrait-onDire un mot à Monsieur son secrétaire ? PETIT JEAN. Non. CHICANNEAU. Et Monsieur son portier ? PETIT JEAN. C'est moi-même. CHICANNEAU. De grâce,Buvez à ma santé, Monsieur. PETIT JEAN. Grand bien vous fasse. Mais revenez demain. CHICANNEAU. Hé ! rendez donc l'argent. Le monde est devenu, sans mentir, bien méchant :J'ai vu que les procès ne donnaient point de peine,Six écus en gagnaient une demi-douzaine.Mais aujourd'hui, je crois que tout mon bien entier Ne me suffirait pas pour gagner un portier.Mais j'aperçois venir madame la comtesseDe Pimbesche. Elle vient pour affaire qui presse. SCÈNE VII. Chicanneau, La Comtesse. CHICANNEAU. Madame, on n'entre plus. LA COMTESSE. Hé bien ! l'ai-je pas dit ?Sans mentir, mes valets me font perdre l'esprit. Pour les faire lever, c'est en vain que je gronde,Il faut que tous les jours j'éveille tout mon monde. CHICANNEAU. Il faut absolument qu'il se fasse celer. LA COMTESSE. Pour moi, depuis deux jours je ne lui puis parler. CHICANNEAU. Ma partie est puissante, et j'ai lieu de tout craindre. LA COMTESSE. Après ce qu'on m'a fait, il ne faut plus se plaindre. CHICANNEAU. Si, pourtant j'ai bon droit. LA COMTESSE. Ah, Monsieur, quel arrêt ! CHICANNEAU. Je m'en rapporte à vous. Écoutez, s'il vous plaît. LA COMTESSE. Il faut que vous sachiez, Monsieur, la perfidie... CHICANNEAU. Ce n'est rien dans le fond. LA COMTESSE. Monsieur, que je vous die... CHICANNEAU. Voici le fait. Depuis quinze ou vingt ans en çà,Au travers d'un mien pré, certain ânon passa,S'y vautra, non sans faire un notable dommageDont je formai ma plainte au juge du village.Je fais saisir l'ânon. Un expert est nommé. À deux bottes de foin le dégât estimé ; Enfin au bout d'un an sentence par laquelleNous sommes renvoyés hors de cour. J'en appelle.Pendant qu'à l'audience on poursuit un arrêt,Remarquez bien ceci, Madame, s'il vous plaît, Notre ami Drolichon, qui n'est pas une bête,Obtient pour quelque argent, un arrêt sur requête,Et je gagne ma cause. À cela que fait-on ?Mon chicaneur s'oppose à l'exécution.Autre incident. Tandis qu'au procès on travaille, Ma partie en mon pré laisse aller sa volaille.Ordonné qu'il sera fait rapport à la courDu foin que peut manger une poule en un jour.Le tout joint au procès enfin, et toute choseDemeurant en état, on appointe la cause. Le cinquième ou sixième avril cinquante-six,J'écris sur nouveaux frais. Je produis, je fournisDe dits, de contredits, enquêtes, compulsoires,Rapports d'experts, transports, trois interlocutoires,Griefs et faits nouveaux, baux, et procès verbaux. J'obtiens lettres royaux, et je m'inscris en faux.Quatorze appointements, trente exploits, six instances,Six-vingt productions, vingt arrêts de défenses,Arrêt enfin. Je perds ma cause avec dépens,Estimés environ cinq à six mille francs. Est-ce là faire droit ? Est-ce là comme on juge ?Après quinze ou vingt ans ? Il me reste un refuge,La requête civile est ouverte pour moi,Je ne suis pas rendu. Mais vous, comme je vois,Vous plaidez ? LA COMTESSE. Plût à Dieu. CHICANNEAU. J'y brûlerai mes livres. LA COMTESSE. Je... CHICANNEAU. Deux bottes de foin cinq à six mille livres ! LA COMTESSE. Monsieur, tous mes procès allaient être finis.Il ne m'en restait plus que quatre ou cinq petits.L'un contre mon mari, l'autre contre mon père,Et contre mes enfants. Ah, Monsieur, la misère ! Je ne sais quel biais ils ont imaginé,Ni tout ce qu'ils ont fait. Mais on leur a donnéUn arrêt, par lequel moi vêtue et nourrie,On me défend, Monsieur, de plaider de ma vie. CHICANNEAU. De plaider ! LA COMTESSE. De plaider. CHICANNEAU. Certes, le trait est noir, J'en suis surpris. LA COMTESSE. Monsieur, j'en suis au désespoir. CHICANNEAU. Comment ! Lier les mains aux gens de votre sorte ?Mais cette pension, Madame, est-elle forte ? LA COMTESSE. Je n'en vivrais, Monsieur, que trop honnêtement.Mais vivre sans plaider, est-ce contentement ? CHICANNEAU. Des chicaneurs viendront nous manger jusqu'à l'âme,Et nous ne dirons mot ? Mais s'il vous plaît, Madame,Depuis quand plaidez-vous ? LA COMTESSE. Il ne m'en souvient pas,Depuis trente ans, au plus. CHICANNEAU. Ce n'est pas trop. LA COMTESSE. Hélas ! CHICANNEAU. Et quel âge avez-vous ? Vous avez bon visage. LA COMTESSE. Hé, quelque soixante ans. CHICANNEAU. Comment ! c'est le bel âgePour plaider. LA COMTESSE. Laissez faire, ils ne sont pas au bout.J'y vendrai ma chemise, et je veux rien, ou tout. CHICANNEAU. Madame, écoutez-moi. Voici ce qu'il faut faire. LA COMTESSE. Oui Monsieur, je vous crois comme mon propre père. CHICANNEAU. J'irais trouver mon juge. LA COMTESSE. Oh, oui, Monsieur, j'irai. CHICANNEAU. Me jeter à ses pieds. LA COMTESSE. Oui, je m'y jetterai.Je l'ai bien résolu. CHICANNEAU. Mais daignez donc m'entendre. LA COMTESSE. Oui, vous prenez la chose ainsi qu'il la faut prendre. CHICANNEAU. Avez-vous dit, Madame ? LA COMTESSE. Oui. CHICANNEAU. J'irais sans façon Trouver mon juge. LA COMTESSE. Hélas, que ce Monsieur est bon ! CHICANNEAU. Si vous parlez toujours, il faut que je me taise. LA COMTESSE. Ah que vous m'obligez ! je ne me sens pas d'aise. CHICANNEAU. J'irais trouver mon juge, et lui dirais... LA COMTESSE. Oui. CHICANNEAU. Vois.Et lui dirais ; Monsieur... LA COMTESSE. Oui, Monsieur. CHICANNEAU. Liez-moi... LA COMTESSE. Monsieur, je ne veux point être liée. CHICANNEAU. À l'autre ! LA COMTESSE. Je ne la serai point. CHICANNEAU. Quelle humeur est la vôtre ! LA COMTESSE. Non. CHICANNEAU. Vous ne savez pas, Madame, où je viendrai. LA COMTESSE. Je plaiderai, Monsieur, ou bien je ne pourrai. CHICANNEAU. Mais... LA COMTESSE. Mais je ne veux point, Monsieur que l'on me lie. CHICANNEAU. Enfin quand une femme en tête a sa folie... LA COMTESSE. Fou, vous-même. CHICANNEAU. Madame ! LA COMTESSE. Et pourquoi me lier ? CHICANNEAU. Madame... LA COMTESSE. Voyez-vous ? il se rend familier. CHICANNEAU. Mais, Madame... LA COMTESSE. [Note : Chicane : abus de procédures judiciaires quand on se sert pour tromper ou surprendre les juges et les parties. [F]]Un crasseux qui n'a que sa chicane,Veut donner des avis. CHICANNEAU. Madame ! LA COMTESSE. Avec son âne ! CHICANNEAU. Vous me poussez. LA COMTESSE. Bonhomme, allez garder vos foins. CHICANNEAU. Vous m'excédez. LA COMTESSE. Le sot ! CHICANNEAU. Que n'ai-je des témoins ! SCÈNE VIII. Petit-Jean, La Comtesse, Chicanneau. PETIT JEAN. [Note : Sabbat : Familièrement. Grand bruit avec désordre. [F] ]Voyez le beau sabbat qu'ils font à notre porte.Messieurs, allez plus loin tempêter de la sorte. CHICANNEAU. Monsieur, soyez témoin... LA COMTESSE. Que monsieur est un sot. CHICANNEAU. Monsieur, vous l'entendez, retenez bien ce mot. PETIT JEAN. Ah, vous ne deviez pas lâcher cette parole. LA COMTESSE. Vraiment c'est bien à lui de me traiter de folle. PETIT JEAN. Folle ! Vous avez tort. Pourquoi l'injurier ? CHICANNEAU. On la conseille. PETIT JEAN. Oh ! LA COMTESSE. Oui, de me faire lier. PETIT JEAN. Oh, Monsieur ! CHICANNEAU. Jusqu'au bout que ne m'écoute-t-elle ? PETIT JEAN. Oh, Madame ! LA COMTESSE. Qui moi souffrir qu'on me querelle ? CHICANNEAU. Une crieuse ! PETIT JEAN. Hé paix ! LA COMTESSE. Un chicaneur ! PETIT JEAN. Holà ! CHICANNEAU. Qui n'ose plus plaider ! LA COMTESSE. Que t'importe cela ?Qu'est-ce qui t'en revient, faussaire abominable, Brouillon, voleur ! CHICANNEAU. Et bon, et bon, de par le diable !Un sergent ! un sergent ! LA COMTESSE. Un huissier ! un huissier ! PETIT JEAN. Ma foi, juge et plaideurs, il faudrait tout lier. ACTE II SCÈNE PREMIÈRE. Léandre, L'Intimé. L'INTIMÉ. Monsieur encore un coup, je ne puis pas tout faire,Puisque je fais l'huissier, faites le commissaire : En robe sur mes pas il ne faut que venir,Vous aurez tout moyen de vous entretenir.Changez en cheveux noirs votre perruque blonde.Ces plaideurs songent-ils que vous soyez au monde ?Hé ! Lorsqu'à votre père ils vont faire leur cour, À peine seulement savez-vous s'il est jour.Mais n'admirez-vous pas cette bonne comtesseQu'avec tant de bonheur la fortune m'adresse,Qui dès qu'elle me voit donnant dans le panneau,Me charge d'un exploit pour Monsieur Chicanneau, Et le fait assigner pour certaine parole,Disant qu'il la voudrait faire passer pour folle,Je dis folle à lier, et pour d'autres excèsEt blasphèmes, toujours l'ornement des procès ?Mais vous ne dites rien de tout mon équipage ? Ai-je bien d'un sergent le port et le visage ? LÉANDRE. Ah ! fort bien. L'INTIMÉ. Je ne sais. Mais je me sens enfinL'âme et le dos six fois plus durs que ce matin.Quoi qu'il en soit, voici l'exploit, et votre lettre.Isabelle l'aura, j'ose vous le promettre. Mais pour faire signer le contrat que voici,Il faut que sur mes pas vous vous rendiez ici.Vous feindrez d'informer sur toute cette affaire,Et vous ferez l'amour en présence du père. LÉANDRE. Mais ne va pas donner l'exploit pour le billet. L'INTIMÉ. Le père aura l'exploit, la fille le poulet.Rentrez. SCÈNE II. L'Intimé, Isabelle. ISABELLE. Qui frappe ? L'INTIMÉ. Ami. C'est la voix d'Isabelle. ISABELLE. Demandez-vous quelqu'un, Monsieur ? L'INTIMÉ. Mademoiselle,C'est un petit exploit, que j'ose vous prierDe m'accorder l'honneur de vous signifier. ISABELLE. Monsieur, excusez-moi, je n'y puis rien comprendre.Mon père va venir, qui pourra vous entendre. L'INTIMÉ. Il n'est donc pas ici, Mademoiselle ? ISABELLE. Non. L'INTIMÉ. L'exploit, Mademoiselle, est mis sous votre nom. ISABELLE. Monsieur, vous me prenez pour une autre sans doute : Sans avoir de procès, je sais ce qu'il en coûte ;Et si l'on n'aimait pas à plaider plus que moi,Vos pareils pourraient bien chercher un autre emploi.Adieu. L'INTIMÉ. Mais permettez... ISABELLE. Je ne veux rien permettre. L'INTIMÉ. Ce n'est pas un exploit. ISABELLE. Chanson. L'INTIMÉ. C'est une lettre. ISABELLE. Encor moins. L'INTIMÉ. Mais lisez. ISABELLE. Vous ne m'y tenez pas. L'INTIMÉ. C'est de Monsieur... ISABELLE. Adieu. L'INTIMÉ. Léandre. ISABELLE. Parlez bas.C'est de Monsieur... ? L'INTIMÉ. Que diable, on a bien de la peineÀ se faire écouter, je suis tout hors d'haleine. ISABELLE. Ah, l'Intimé ! Pardonne à mes sens étonnés. Donne. L'INTIMÉ. Vous me deviez fermer la porte au nez. ISABELLE. Et qui t'aurait connu déguisé de la sorte ?Mais donne. L'INTIMÉ. Aux gens de bien ouvre-t-on votre porte ? ISABELLE. Hé, donne donc ! L'INTIMÉ. La peste... ISABELLE. Oh, ne donnez donc pas.Avec votre billet, retournez sur vos pas. L'INTIMÉ. Tenez. Une autre fois ne soyez pas si prompte. SCÈNE III. Chicanneau, Isabelle, L'Intimé. CHICANNEAU. Oui ? Je suis donc un sot, un voleur, à son compte ?Un sergent s'est chargé de la remercier,Et je lui vais servir un plat de mon métier.Je serais bien fâché que ce fût à refaire, Ni qu'elle m'envoyât assigner la première.Mais un homme ici parle à ma fille. Comment ?[Note : Billet : Missive, petite lettre qui n'a pas les formules usitées dans les lettres ordinaires. [L]]Elle lit un billet ? Ah, c'est de quelque amant !Approchons. ISABELLE. Tout de bon, ton maître est-il sincère ?Le croirai-je ? L'INTIMÉ. Il ne dort non plus que votre père, Il se tourmente. Il vous... Apercevant Chicanneau.fera voir aujourd'huiQue l'on ne gagne rien à plaider contre lui. ISABELLE. C'est mon père. Vraiment, vous leur pouvez apprendre,Que si l'on nous poursuit, nous saurons nous défendre.Tenez, voilà le cas qu'on fait de votre exploit. CHICANNEAU. Comment ! c'est un exploit que ma fille lisait ?Ah ! Tu seras un jour l'honneur de ta famille.Tu défendras ton bien. Viens, mon sang, viens, ma fille.[Note : Voir "Le praticien français, contenant grand nombre d'instructions très-nécessaires pour la pratique des cours de France", Paris : Cardin Besongne, 1654. cote BnF F- 42096. Ouvrage à caractère juridique.]Va, je t'achèterai "Le Praticien Français".[Note : Exploit : Terme de pratique. Acte que l'huissier dresse et signifie pour assigner, notifier, saisir. [L]]Mais, diantre, il ne faut pas déchirer les exploits. ISABELLE. Au moins dites-leur bien que je ne les crains guère,Ils me feront plaisir, je les mets à pis faire. CHICANNEAU. Hé ! Ne te fâche point. ISABELLE. Adieu, Monsieur. SCÈNE IV. Chicanneau, L'Intimé. L'INTIMÉ. Or ça,Verbalisons. CHICANNEAU. Monsieur, de grâce, excusez-la.Elle n'est pas instruite. Et puis, si bon vous semble, En voici les morceaux que je vais mettre ensemble. L'INTIMÉ. Non. CHICANNEAU. Je le lirai bien. L'INTIMÉ. Je ne suis pas méchant,J'en ai sur moi copie. CHICANNEAU. Ah ! le trait est touchant.Mais je ne sais pourquoi, plus je vous envisage,Et moins je me remets, Monsieur, votre visage. Je connais force huissiers. L'INTIMÉ. Informez-vous de moi,Je m'acquitte assez bien de mon petit emploi. CHICANNEAU. Soit. Pour qui venez-vous ? L'INTIMÉ. Pour une brave dame,Monsieur, qui vous honore, et de toute son âmeVoudrait que vous vinssiez à ma sommation Lui faire un petit mot de réparation. CHICANNEAU. De réparation ? Je n'ai blessé personne. L'INTIMÉ. Je le crois, vous avez, Monsieur, l'âme trop bonne. CHICANNEAU. Que demandez-vous donc ? L'INTIMÉ. Elle voudrait, Monsieur,Que devant des témoins vous lui fissiez l'honneur De l'avouer pour sage, et point extravagante. CHICANNEAU. Parbleu, c'est ma comtesse. L'INTIMÉ. Elle est votre servante. CHICANNEAU. Je suis son serviteur. L'INTIMÉ. Vous êtes obligeant,Monsieur. CHICANNEAU. Oui, vous pouvez l'assurer qu'un sergentLui doit porter pour moi tout ce qu'elle demande. Hé quoi donc ? Les battus, ma foi, paieront l'amende.Voyons ce qu'elle chante. Hon... « Sixième janvier.Pour avoir faussement dit, qu'il fallait lier,Étant à ce porté par esprit de chicane,Haute et puissante dame Yolande Cudasne, Comtesse de Pimbesche, Orbesche, et caetera.Il soit dit, que sur l'heure il se transporteraAu logis de la dame, et là d'une voix claire,Devant quatre témoins assistés d'un notaire, »[Note : Zeste : se dit quelquefois ironique, et absolument, pour montrer qu'on ne fait point de cas d'une chose, qu'elle est de valeur nulle, comme le zest[e] qui est au milieu de la noix. [F]]Zeste ! « ledit Hiérome avouera hautement Qu'il la tient pour sensée, et de bon jugement.Le Bon. » C'est donc le nom de votre Seigneurie ? L'INTIMÉ. Pour vous servir. Il faut payer d'effronterie. CHICANNEAU. Le Bon ? Jamais exploit ne fut signé le Bon.Monsieur le Bon. L'INTIMÉ. Monsieur. CHICANNEAU. [Note : Fripon : Méchant, maraud, fourbe, coquin ; qui dérobe secrètement ; qui tâche à tromper ceux qui ont affaire à lui ; qui fait des gains illicites au jeu, ou dans le négoce, et qui est sans honneur et sans bonne foi. [F]]Vous êtes un fripon. L'INTIMÉ. Monsieur, pardonnez-moi, je suis fort honnête homme. CHICANNEAU. Mais fripon le plus franc qui soit de Caen à Rome. L'INTIMÉ. Monsieur, je ne suis pas pour vous désavouer.Vous aurez la bonté de me le bien payer. CHICANNEAU. Moi payer ? En soufflets. L'INTIMÉ. Vous êtes trop honnête. Vous me le paierez bien. CHICANNEAU. Oh, tu me romps la tête,Tiens, voilà ton paiement L'INTIMÉ. [Note : Soufflet : Coup du plat de la main ou du revers de la main sur la joue. [L]]Un soufflet ! Écrivons.« Lequel Hiérome après plusieurs rébellions,Aurait atteint, frappé moi sergent à la joue,Et fait tomber d'un coup mon chapeau dans la boue » CHICANNEAU. Ajoute cela. L'INTIMÉ. Bon, c'est de l'argent comptant,J'en avais bien besoin. « Et de ce non content,Aurait avec le pied réitéré ». Courage !« Outre plus, le susdit serait venu de rage,Pour lacérer ledit présent procès-verbal. » Allons, mon cher Monsieur, cela ne va pas mal.Ne vous relâchez point. CHICANNEAU. Coquin ! L'INTIMÉ. Ne vous déplaise,Quelques coups de bâton, et je suis à mon aise. CHICANNEAU. Oui-dà. Je verrai bien s'il est sergent. L'INTIMÉ, en posture d'écrire. Tôt donc,Frappez. J'ai quatre enfants à nourrir. CHICANNEAU. Ah, pardon ! Monsieur, pour un sergent je ne pouvais vous prendre,Mais le plus habile homme enfin peut se méprendre.Je saurai réparer ce soupçon outrageant.Oui, vous êtes sergent, Monsieur, et très sergent.Touchez là. Vos pareils sont gens que je révère, Et j'ai toujours été nourri par feu mon père,Dans le crainte de Dieu, Monsieur, et des sergents. L'INTIMÉ. Non, à si bon marché l'on ne bat point les gens. CHICANNEAU. Monsieur, point de procès ! L'INTIMÉ. [Note : Contumace : Terme de droit criminel. Non-comparution d'un prévenu devant le tribunal où il est déféré. [L]]Serviteur. Contumace,Bâton levé, soufflet, coup de pied. Ah ! CHICANNEAU. De grâce, Rendez-les moi plutôt. L'INTIMÉ. Suffit qu'ils soient reçus,Je ne les voudrais pas donner pour mille écus. SCÈNE V. Léandre, Chicanneau, L'Intimé. L'INTIMÉ. Voici fort à propos Monsieur le commissaire.Monsieur, votre présence est ici nécessaire.Tel que vous me voyez, Monsieur ici présent M'a d'un fort grand soufflet fait un petit présent. LÉANDRE. À vous, Monsieur ? L'INTIMÉ. À moi, parlant à ma personne.Item, un coup de pied ; plus, les noms qu'il me donne. LÉANDRE. Avez-vous des témoins ? L'INTIMÉ. Monsieur, tâtez plutôt.Le soufflet sur ma joue est encore tout chaud. LÉANDRE. Pris en flagrant délit. Affaire criminelle. CHICANNEAU. Foin de moi ! L'INTIMÉ. Plus, sa fille, au moins soi-disant telle,A mis un mien papier en morceaux, protestantQu'on lui ferait plaisir, et que d'un oeil content,Elle nous défiait. LÉANDRE. Faites venir la fille. L'esprit de contumace est dans cette famille. CHICANNEAU. Il faut absolument qu'on m'ait ensorcelé.Si j'en connais pas un, je veux être étranglé. LÉANDRE. Comment, battre un huissier ! Mais voici la rebelle. SCÈNE VI. Léandre, Isabelle, Chicanneau, L'Intimé. L'INTIMÉ, à Isabelle. Vous le reconnaissez. LÉANDRE. Hé bien, Mademoiselle, C'est donc vous qui tantôt braviez notre officier,Et qui si hautement osez nous défier ?Votre nom ? ISABELLE. Isabelle. LÉANDRE, à l'Intimé. Écrivez. Et votre âge ? ISABELLE. Dix-huit ans. CHICANNEAU. Elle en a quelque peu davantage,Mais n'importe. LÉANDRE. Êtes-vous en pouvoir de mari ? ISABELLE. Non, Monsieur. LÉANDRE. Vous riez ? Écrivez qu'elle a ri. CHICANNEAU. Monsieur, ne parlons point de maris à des filles,Voyez-vous, ce sont là des secrets de familles. LÉANDRE. Mettez qu'il interrompt. CHICANNEAU. Hé ! Je n'y pensais pas.Prends bien garde, ma fille, à ce que tu diras. LÉANDRE. Là, ne vous troublez point. Répondez à votre aise.On ne veut pas rien faire ici qui vous déplaise.N'avez-vous pas reçu de l'huissier que voilàCertain papier tantôt ? ISABELLE. Oui, Monsieur. CHICANNEAU. Bon cela. LÉANDRE. Avez-vous déchiré ce papier sans le lire ? ISABELLE. Monsieur, je l'ai lu. CHICANNEAU. Bon. LÉANDRE. Continuez d'écrire.Et pourquoi l'avez-vous déchiré ? ISABELLE. J'avais peurQue mon père ne prît l'affaire trop à coeur,Et qu'il ne s'échauffât le sang à sa lecture. CHICANNEAU. Et tu fuis les procès ? C'est méchanceté pure. LÉANDRE. Vous ne l'avez donc pas déchiré par dépit,Ou par mépris de ceux qui vous l'avaient écrit ? ISABELLE. Monsieur, je n'ai pour eux ni mépris, ni colère. LÉANDRE. Écrivez. CHICANNEAU. Je vous dis qu'elle tient de son père,Elle répond fort bien. LÉANDRE. Vous montrez cependant Pour tous les gens de robe un mépris évident. ISABELLE. Une robe toujours m'avait choqué la vue ;Mais cette aversion à présent diminue. CHICANNEAU. La pauvre enfant ! Va, va, je te marierai bien,Dès que je le pourrai, s'il ne m'en coûte rien. LÉANDRE. À la justice donc vous voulez satisfaire ? ISABELLE. Monsieur, je ferai tout pour ne vous pas déplaire. L'INTIMÉ. Monsieur, faites signer. LÉANDRE. Dans les occasionsSoutiendrez-vous aux moins vos dépositions ? ISABELLE. Monsieur, assurez-vous qu'Isabelle est constante. LÉANDRE. Signez. Cela va bien, la justice est contente.Ça, ne signez-vous pas, Monsieur ? CHICANNEAU. Oui-dà, gaiement,À tout ce qu'elle a dit, je signe aveuglément. LÉANDRE, à Isabelle. Tout va bien. À mes voeux le succès est conforme :Il signe un bon contrat écrit en bonne forme, Et sera condamné tantôt sur son écrit. CHICANNEAU. Que lui dit-il ? Il est charmé de son esprit. LÉANDRE. Adieu. Soyez toujours aussi sage que belle,Tout ira bien. Huissier, ramenez-la chez elle.Et vous, Monsieur, marchez. CHICANNEAU. Où Monsieur ? LÉANDRE. Suivez-moi. CHICANNEAU. Où donc ? LÉANDRE. Vous le saurez. Marchez, de par le roi. CHICANNEAU. Comment ? SCÈNE VII. Petit-Jean, Léandre, Chicanneau. PETIT JEAN. Holà, quelqu'un n'a-t-il point vu mon maître ?Quel chemin a-t-il pris, la porte ou la fenêtre ? LÉANDRE. À l'autre ! PETIT JEAN. Je ne sais qu'est devenu son fils.Et pour le père, il est où le diable l'a mis. Il me redemandait sans cesse ses épices,Et j'ai tout bonnement couru dans les officesChercher la boîte au poivre. Et lui pendant celaEst disparu. SCÈNE VIII. Dandin, Léandre, Chicanneau, L'Intimé, Petit-Jean. DANDIN. Paix, paix, que l'on se taise là. LÉANDRE. Hé grand Dieu ! PETIT JEAN. Le voilà, ma foi, dans les gouttières. DANDIN. Quelles gens êtes-vous ? Quelles sont vos affaires ?Qui sont ces gens en robe ? Êtes-vous avocats ?Çà, parlez. PETIT JEAN. Vous verrez qu'il va juger les chats. DANDIN. Avez-vous eu le soin de voir mon secrétaire ?Allez-lui demander si je sais votre affaire. LÉANDRE. Il faut bien que je l'aille arracher de ces lieux.Sur votre prisonnier, huissier, ayez les yeux. PETIT JEAN. Ho ! ho ! Monsieur ! LÉANDRE. Tais-toi sur les yeux de ta tête ;Et suis-moi. SCÈNE IX. Dandin, Chicanneau, La Comtesse, L'Intimé. DANDIN. Dépêchez. Donnez votre requête. CHICANNEAU. Monsieur, sans votre aveu, l'on me fait prisonnier. LA COMTESSE. Hé mon Dieu ! j'aperçois Monsieur dans son grenier.Que fait-il là ? L'INTIMÉ. Madame, il y donne audience,Le champ vous est ouvert. CHICANNEAU. On me fait violence.Monsieur, on m'injurie, et je venais iciMe plaindre à vous. LA COMTESSE. Monsieur, je viens me plaindre aussi. CHICANNEAU, LA COMTESSE. Vous voyez devant vous mon adverse partie. L'INTIMÉ. Parbleu, je me veux mettre aussi de la partie. CHICANNEAU, LA COMTESSE et L'INTIMÉ. Monsieur je viens ici pour un petit exploit. CHICANNEAU. Hé, Messieurs ! tour à tour, exposons notre droit. LA COMTESSE. Son droit ? Tout ce qu'il dit sont autant d'impostures. DANDIN. Qu'est-ce qu'on vous a fait ? CHICANNEAU, L'INTIMÉ et LA COMTESSE . On m'a dit des injures. L'INTIMÉ, continuant. Outre un soufflet, Monsieur, que j'ai reçu plus qu'eux. CHICANNEAU. Monsieur, je suis cousin de l'un de vos neveux. LA COMTESSE. Monsieur, père Cordon vous dira mon affaire. L'INTIMÉ. Monsieur, je suis bâtard de votre apothicaire. DANDIN. Vos qualités ? LA COMTESSE. Je suis comtesse. L'INTIMÉ. Huissier. CHICANNEAU. Bourgeois.Messieurs... DANDIN. Parlez toujours, je vous entends tous trois. CHICANNEAU. Monsieur... L'INTIMÉ. Bon, le voilà qui fausse compagnie. LA COMTESSE. Hélas ! CHICANNEAU. Hé quoi ! déjà l'audience est finie ? Je n'ai pas eu le temps de lui dire deux mots. SCÈNE X. Chicanneau, Léandre sans robe, etc. LÉANDRE. Messieurs voulez-vous bien nous laisser en repos ? CHICANNEAU. Monsieur, peut-on entrer ? LÉANDRE. Non, Monsieur, ou je meure. CHICANNEAU. Hé pourquoi ? J'aurai fait en une petite heure,En deux heures, au plus. LÉANDRE. On n'entre point, Monsieur. LA COMTESSE. C'est bien fait, de fermer la porte à ce crieur. Mais moi... LÉANDRE. L'on n'entre point, Madame, je vous jure. LA COMTESSE. Ho ! Monsieur, j'entrerai. LÉANDRE. Peut-être. LA COMTESSE. J'en suis sûre. LÉANDRE. Par la fenêtre donc. LA COMTESSE. Par la porte. LÉANDRE. Il faut voir. CHICANNEAU. Quand je devrais ici demeurer jusqu'au soir. SCÈNE XI. Petit-Jean, Léandre, Chicanneau, etc. PETIT JEAN, à Léandre. On ne l'entendra pas, quelque chose qu'il fasse. Parbleu, je l'ai fourré dans notre salle basse,Tout auprès de la cave. LÉANDRE. En un mot, comme en cent,On ne voit point mon père. CHICANNEAU. Hé bien donc. Si pourtantSur toute cette affaire il faut que je le voie. Dandin paraît par le soupirail.Mais que vois-je ? Ah, c'est lui que le ciel nous renvoie. LÉANDRE. Quoi par le soupirail ? PETIT JEAN. Il a le diable au corps. CHICANNEAU. Monsieur... DANDIN. L'impertinent, sans lui j'étais dehors. CHICANNEAU. Monsieur... DANDIN. Retirez-vous, vous êtes une bête. CHICANNEAU. Monsieur, voulez-vous bien... DANDIN. Vous me rompez la tête. CHICANNEAU. Monsieur, j'ai commandé... DANDIN. Taisez-vous, vous dit-on. CHICANNEAU. Que l'on portât chez vous... DANDIN. Qu'on le mène en prison. CHICANNEAU. Certain quartaut de vin. DANDIN. Hé ! je n'en ai que faire. CHICANNEAU. C'est de très bon muscat. DANDIN. Redites votre affaire. LÉANDRE, à l'Intimé. Il faut les entourer ici de tous côtés. LA COMTESSE. Monsieur, il vous va dire autant de faussetés. CHICANNEAU. Monsieur, je vous dis vrai. DANDIN. Mon Dieu, laissez-la dire. LA COMTESSE. Monsieur, écoutez-moi. DANDIN. Souffrez que je respire. CHICANNEAU. Monsieur... DANDIN. Vous m'étranglez. LA COMTESSE. Tournez les yeux vers moi. DANDIN. Elle m'étrangle. Ay ! ay ! CHICANNEAU. Vous m'entraînez, ma foi.Prenez garde, je tombe. PETIT JEAN. Ils sont sur ma parole, L'un et l'autre encavés. LÉANDRE. Vite, que l'on y vole,Courez à leur secours. Mais au moins je prétendsQue Monsieur Chicanneau, puisqu'il est là-dedans,N'en sorte d'aujourd'hui. L'Intimé, prends-y garde. L'INTIMÉ. Gardez le soupirail. LÉANDRE. Va vite, je le garde. SCÈNE XII. La Comtesse, Léandre. LA COMTESSE. Misérable ! il s'en va lui prévenir l'esprit. Par le soupirail.Monsieur, ne croyez rien de tout ce qu'il vous dit.Il n'a point de témoins. C'est un menteur. LÉANDRE. Madame,Que leur contez-vous là ? Peut-être ils rendent l'âme. LA COMTESSE. Il lui fera, Monsieur, croire ce qu'il voudra. Souffrez que j'entre. LÉANDRE. Oh non, personne n'entrera. LA COMTESSE. Je le vois bien, Monsieur, le vin muscat opèreAussi bien sur le fils que sur l'esprit du père.Patience. Je vais protester comme il faut,Contre Monsieur le juge, et contre le quartaut. LÉANDRE. Allez donc, et cessez de nous rompre la tête.Que de fous ! Je ne fus jamais à telle fête. SCÈNE XIII. Dandin, L'Intimé, Léandre. L'INTIMÉ. Monsieur, où courez-vous ? C'est vous mettre en danger,Et vous boitez tout bas. DANDIN. Je veux aller juger. LÉANDRE. Comment, mon père ! allons, permettez qu'on vous panse. Vite, un chirurgien. DANDIN. Qu'il vienne à l'audience. LÉANDRE. Hé, mon père ! arrêtez... DANDIN. Ho ! je vois ce que c'est,Tu prétends faire ici de moi ce qui te plaît.Tu ne gardes pour moi respect ni complaisance.Je ne puis prononcer une seule sentence. Achève, prends ce sac, prends vite. LÉANDRE. Hé doucement !Mon père. Il faut trouver quelque accommodement.Si pour vous, sans juger, la vie est un supplice,Si vous êtes pressé de rendre la justice,Il ne faut point sortir pour cela de chez vous, Exercez le talent, et jugez parmi nous. DANDIN. Ne raillons point ici de la magistrature.Vois-tu ? Je ne veux point être un juge en peinture. LÉANDRE. Vous serez, au contraire un juge sans appel,Et juge du civil comme du criminel. Vous pourrez tous les jours tenir deux audiencesTout vous sera chez vous matière de sentences,Un valet manque-t-il de rendre un verre net ?Condamnez-le à l'amende, ou s'il le casse, au fouet. DANDIN. C'est quelque chose. Encor passe quand on raisonne. Et mes vacations, qui les paiera ? personne ? LÉANDRE. Leurs gages vous tiendront lieu de nantissement. DANDIN. Il parle, ce me semble, assez pertinemment. LÉANDRE. Contre un de vos voisins... SCÈNE XIV. Dandin, Léandre, L'Intimé, Petit-Jean. PETIT JEAN. Arrête ! arrête ! attrape ! LÉANDRE. Ah ! C'est mon prisonnier sans doute qui s'échappe. L'INTIMÉ. Non, non, ne craignez rien. PETIT JEAN. Tout est perdu... Citron...Votre chien... vient là-bas de manger un chapon,Rien n'est sûr devant lui. Ce qu'il trouve, il l'emporte. LÉANDRE. Bon, voilà pour mon père une cause. Main forte !Qu'on se mette après lui. Courez tous. DANDIN. Point de bruit, Tout doux. Un amené sans scandale suffit. LÉANDRE. Çà, mon père, il faut faire un exemple authentique,Jugez sévèrement ce voleur domestique. DANDIN. Mais je veux faire au moins la chose avec éclat ;Il faut de part et d'autre avoir un avocat, Nous n'en avons pas un. LÉANDRE. Hé bien, il en faut faire,Voilà votre portier, et votre secrétaireVous en ferez, je crois, d'excellents avocats,Ils sont fort ignorants. L'INTIMÉ. Non pas, Monsieur, non pas.J'endormirai Monsieur, tout aussi bien qu'un autre. PETIT JEAN. Pour moi, je ne sais rien, n'attendez rien du nôtre. LÉANDRE. C'est ta première cause, et l'on te la fera. PETIT JEAN. Mais je ne sais pas lire. LÉANDRE. Hé l'on te soufflera. DANDIN. Allons nous préparer. Çà, Messieurs point d'intrigue.[Note : Brigue : se dit aussi de la cabale qui est intéressée à soutenir plutôt un parti que l'autre dans une élection. [F]]Fermons l'oeil aux présents, et l'oreille à la brigue. Vous, Maître Petit Jean, serez le demandeur.Vous, Maître l'Intimé, soyez le défendeur. ACTE III SCÈNE PREMIÈRE. Chicanneau, Léandre, Le Souffleur. CHICANNEAU. Oui, Monsieur, c'est ainsi qu'il ont conduit l'affaire.L'huissier m'est inconnu, comme le commissaire.Je ne mens pas d'un mot. LÉANDRE. Oui, je crois tout cela : Mais si vous m'en croyez, vous les laisserez là.En vain vous prétendez les pousser l'un et l'autre,Vous troublerez bien moins leur repos que le vôtre.Les trois quarts de vos biens sont déjà dépensésÀ faire enfler des sacs l'un sur l'autre entassés ! Et dans une poursuite à vous-même contraire... CHICANNEAU. Vraiment, vous me donnez un conseil salutaire,Et devant qu'il soit peu, je veux en profiter.Mais je vous prie au moins de bien solliciter.Puisque Monsieur Dandin va donner audience, Je vais faire venir ma fille en diligence.On peut l'interroger, elle est de bonne foi,Et même elle saura mieux répondre que moi. LÉANDRE. Allez et revenez, l'on vous fera justice. LE SOUFFLEUR. Quel homme ! SCÈNE II. Léandre, Le Souffleur. LÉANDRE. Je me sers d'un étrange artifice. Mais mon père est un homme à se désespérer,Et d'une cause en l'air il le faut bien leurrer.D'ailleurs j'ai mon dessein et je veux qu'il condamneCe fou qui réduit tout au pied de la chicane.Mais voici tous nos gens qui marchent sur nos pas. SCÈNE III. Dandin, Léandre, L'Intimé, Petit Jean, Le Souffleur DANDIN. Çà, qu'êtes-vous ici ? LÉANDRE. Ce sont les avocats. DANDIN. Vous ? LE SOUFFLEUR. Je viens secourir leur mémoire troublée. DANDIN. Je vous entends. Et vous ? LÉANDRE. Moi ? Je suis l'assemblée. DANDIN. Commencez donc. LE SOUFFLEUR. Messieurs. PETIT JEAN. Ho prenez le plus bas,Si vous soufflez si haut, l'on ne m'entendra pas. Messieurs... DANDIN. Couvrez-vous. PETIT JEAN. Ô ! Mes... DANDIN. Couvrez-vous, vous dis-je. PETIT JEAN. Oh, Monsieur ? Je sais bien à quoi l'honneur m'oblige. DANDIN. Ne te couvre donc pas. PETIT JEAN, se couvrant. Messieurs... Vous doucement :Ce que je sais le mieux, c'est mon commencement.Messieurs, quand je regarde avec exactitude, L'inconstance du monde, et sa vicissitude ;Lorsque je vois parmi tant d'hommes différents,Pas une étoile fixe, et tant d'astres errants ;Quand je vois les Césars, quand je vois leur fortune,Quand je vois le soleil, et quand je vois la lune ; Babyloniens.Quand je vois les États des Babiboniens Persans. Macédoniens.Transférés des Serpans, aux Nacédoniens ; Romains. Despotique.Quand je vois les Lorrains de l'état dépotiquePasser au démocrite, et puis au monarchique ; Démocratique.Quand je vois le Japon... L'INTIMÉ. Quand aura-t-il tout vu ? PETIT JEAN. Oh, pourquoi celui-là m'a-t-il interrompu ?Je ne dirai plus rien. DANDIN. Avocat incommode,Que ne lui laissez-vous finir sa période ?Je suais sang et eau pour voir si du JaponIl viendrait à bon port au fait de son chapon, Et vous l'interrompez par un discours frivole.Parlez donc, avocat. PETIT JEAN. J'ai perdu la parole. LÉANDRE. Achève, Petit Jean, c'est fort bien débuté.Mais que font là tes bras pendants à ton côté ?Te voilà sur tes pieds droit comme une statue, Dégourdis-toi. Courage ! allons, qu'on s'évertue. PETIT JEAN, remuant les bras. Quand... je vois... Quand...je vois... LÉANDRE. Dis donc ce que tu vois. PETIT JEAN. Oh dame, on ne court pas deux lièvres à la fois. LE SOUFFLEUR. On lit... PETIT JEAN. On lit... LE SOUFFLEUR. Dans la... PETIT JEAN. Dans la... LE SOUFFLEUR. Métamorphose. PETIT JEAN. Comment ? LE SOUFFLEUR. Que la métem... PETIT JEAN. Que la métem... LE SOUFFLEUR. Psycose. PETIT JEAN. Psycose. LE SOUFFLEUR. Hé le cheval ! PETIT JEAN. Et le cheval. LE SOUFFLEUR. Encor ! PETIT JEAN. Encor. LE SOUFFLEUR. Le chien ! PETIT JEAN. Le chien. LE SOUFFLEUR. [Note : Butor : Gros oiseau, espèce de héron fainéant et poltron. On dit figurément d'un homme stupide et maladroit que c'est un butor. [F]]Le butor ! PETIT JEAN. Le butor. LE SOUFFLEUR. Peste de l'avocat ! PETIT JEAN. Ah peste de toi-même !Voyez cet autre avec sa face de carême.Va-t'en au diable. DANDIN. Et vous venez au fait. Un mot Du fait. PETIT JEAN. Eh faut-il tant tourner autour du pot ?Il me font dire aussi des mots longs d'une toise,De grands mots qui tiendraient d'ici jusqu'à Pontoise.Pour moi, je ne sais point tant faire de façon,Pour dire qu'un mâtin vient de prendre un chapon. Tant y a qu'il n'est rien que votre chien ne prenne !Qu'il a mangé là-bas un bon chapon du Maine ;Que la première fois que je l'y trouverai,Son procès est tout fait, et je l'assommerai. LÉANDRE. Belle conclusion, et digne de l'exorde ! PETIT JEAN. On l'entend bien toujours. Qui voudra mordre y morde. DANDIN. Appelez les témoins. LÉANDRE. C'est bien dit, s'il le peut.Les témoins sont fort chers, et n'en a pas qui veut. PETIT JEAN. Nous en avons pourtant, et qui sont sans reproche. DANDIN. Faites-les donc venir. PETIT JEAN. Je les ai dans ma poche. Tenez, voilà la tête, et les pieds du chapon.Voyez-les, et jugez. L'INTIMÉ. Je les récuse. DANDIN. Bon !Pourquoi les récuser ? L'INTIMÉ. Monsieur, ils sont du Maine. DANDIN. Il est vrai que du Mans il en vient par douzaine. L'INTIMÉ. Messieurs... DANDIN. Serez-vous long, avocat ? Dites-moi. L'INTIMÉ. Je ne réponds de rien. DANDIN. Il est de bonne foi. L'INTIMÉ, d'un ton finissant en fausset. Messieurs. Tout ce qui peut étonner un coupable,Tout ce que les mortels ont de plus redoutable,Semble s'être assemblé contre nous par hasard,Je veux dire la brigue, et l'éloquence. Car D'un côté le crédit du défunt m'épouvante,Et de l'autre côté l'éloquence éclatanteDe Maître Petit Jean m'éblouit. DANDIN. Avocat,De votre ton vous-mêmes adoucissez l'éclat. L'INTIMÉ, du beau ton. Oui-dà, j'en ai plusieurs. Mais quelque défiance Que nous doive donner la susdite éloquence,Et le susdit crédit : ce néanmoins, Messieurs,L'ancre de vos bontés nous rassure d'ailleurs.Devant le grand Dandin l'innocence est hardie,[Note : Caton [-234 - -149] : surnommé l'Ancien ou le Censeur, romain célèbre par ses vertus, né à Tusculum, l'an 234 av. J.-C. d'une famille obscure. Il mourut l'an 149 après J.-C. à 85 ans. Censeur, il exerça ses fonctions avec une sévérité qui passa en proverbe. ]Oui, devant ce Caton de Basse-Normandie, Ce soleil d'équité qui n'est jamais terni,Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni. DANDIN. Vraiment il plaide bien. L'INTIMÉ. Sans craindre aucune chose,Je prends donc la parole, et je viens à ma cause.Aristote, primo, peri Politicon... Dit fort bien... DANDIN. Avocat, il s'agit d'un chapon,Et non point d'Aristote, et de sa Politique. L'INTIMÉ. Oui, mais l'autorité du PéripatétiqueProuverait que le bien et le mal... DANDIN. Je prétendsQu'Aristote n'a point d'autorité céans. Au fait. L'INTIMÉ. [Note : Pausanias : Auteur et voyageur de l'Antiquité romaine du IIème siècle. ]Pausanias, en ses Corinthiaques... DANDIN. Au fait. L'INTIMÉ. Rebuffe... DANDIN. Au fait ! Vous dis-je. L'INTIMÉ. Le grand Jacques... DANDIN. Au fait, au fait, au fait ! L'INTIMÉ. Armeno Pul in Prompt... DANDIN. Ho ! Je te vais juger. L'INTIMÉ. Ho ! vous êtes si prompt.Voici le fait. Vite.Un chien vient dans une cuisine, Il y trouve un chapon, lequel a bonne mine.Or celui pour lequel je parle est affamé.Celui contre lequel je parle autem plumé.Et celui pour lequel je suis, prend en cachetteCelui contre lequel je parle. L'on décrète. On le prend. Avocat pour et contre appelé.Jour pris. Je dois parler, je parle, j'ai parlé. DANDIN. Ta, ta, ta, ta. Voilà bien instruire une affaire.Il dit fort posément ce dont on n'a que faire,Et court le grand galop quand il est à son fait. L'INTIMÉ. Mais le premier, Monsieur, c'est le beau. DANDIN. C'est le laid.A-t-on jamais plaidé d'une telle méthode ?Mais qu'en dit l'assemblée ? LÉANDRE. Il est fort à la mode. L'INTIMÉ, d'un ton véhément. Qu'arrive-t-il, Messieurs ! On vient. Comment vient-on ?On poursuit ma partie. On force une maison. Quelle maison ? Maison de notre propre juge.On brise le cellier qui nous sert de refuge.De vol, de brigandage, on nous déclare auteurs.On nous traîne, on nous livre à nos accusateurs,À Maître Petit Jean, Messieurs. Je vous atteste : Qui ne sait que la loi Si quis canis, Digeste,De vi, paragrapho, Messieurs, Caponibus,Est manifestement contraire à cet abus ?Et quand il serait vrai que Citron ma partieAurait mangé, Messieurs, le tout, ou bien partie Dudit chapon, qu'on mette en compensationCe que nous avons fait avant cette action.Quand ma partie a-t-elle été réprimandée ?Par qui votre maison a-t-elle été gardée ?Quand avons-nous manqué d'aboyer au larron ? Témoin trois procureurs dont icelui CitronA déchiré la robe. On en verra les pièces.Pour nous justifier, voulez-vous d'autres pièces ? PETIT JEAN. Maître Adam... L'INTIMÉ. Laissez-nous. PETIT JEAN. L'Intimé... L'INTIMÉ. Laissez-nous. PETIT JEAN. S'enroue. L'INTIMÉ. Hé ! laissez-nous. Euh ! Euh ! DANDIN. Reposez-vous. Et concluez. L'INTIMÉ, d'un ton pesant. Puis donc, qu'on nous, permet, de prendre,Haleine, et que l'on nous défend, de nous, étendre,[Note : Prévariquer : S'écarter de son sujet. [L]]Je vais, sans rien omettre, et sans prévariquer,Compendieusement énoncer, expliquer,Exposer à vos yeux, l'idée universelle De ma cause, et des faits, renfermez, en icelle. DANDIN. Il aurait plutôt fait de dire tout vingt fois,Que de l'abréger une. Homme, ou qui que tu sois,Diable, conclus, ou bien que le Ciel te confonde. L'INTIMÉ. Je finis. DANDIN. Ah ! L'INTIMÉ. Avant la naissance du monde... DANDIN, bâillant. Avocat, ah ! Passons au déluge. L'INTIMÉ. Avant donc, La naissance du monde, et sa création.Le monde, l'univers, tout, la nature entièreÉtait ensevelie au fond de la matière.Les éléments, le feu, l'air, et la terre, et l'eau, Enfoncés, entassés, ne faisaient qu'un monceau,Une confusion, une masse sans forme,Un désordre, un chaos, une cohue énorme.[Note : Vers 809-810, citation de La Création d'Ovide, Métamorphes I : La nature dans l'univers entier ne présentait qu'un seul aspect, que l'on nomma Chaos. C'était une masse grossière et confuse(...).]Unus erat toto naturæ vultus in orbe,Quem Graeci dixere chaos, rudis indigestaque moles... LÉANDRE. Quelle chute ! Mon père ? PETIT JEAN. Ay, Monsieur ! Comme il dort ! LÉANDRE. Mon père, éveillez-vous. PETIT JEAN. Monsieur, êtes-vous mort ? LÉANDRE. Mon père ! DANDIN. Hé bien, hé bien, quoi ! Qu'est-ce ? Ah ! Ah quel homme !Certes, je n'ai jamais dormi d'un si bon somme. LÉANDRE. Mon père, il faut juger. DANDIN. Aux galères. LÉANDRE. Un chien Aux galères ! DANDIN. Ma foi, je n'y conçois plus rien.De monde, de chaos, j'ai la tête troublée.Hé concluez. L'INTIMÉ, lui présentant de petits chiens. Venez, famille désolée.Venez, pauvres enfants, qu'on veut rendre orphelins,Venez faire parler vos esprits enfantins. Oui, Messieurs, vous voyez ici notre misère.Nous sommes orphelins. Rendez-nous notre père,Notre père par qui nous fûmes engendrés,Notre père qui nous... DANDIN. Tirez, tirez, tirez ! L'INTIMÉ. Notre père, Messieurs... DANDIN. Tirez donc. Quels vacarmes ! Ils ont pissé partout. L'INTIMÉ. Monsieur, voyez nos larmes. DANDIN. Ouf ! Je me sens déjà pris de compassion.Ce que c'est qu'à propos toucher la passion !Je suis bien empêché. La vérité me presse.Le crime est avéré, lui-même il le confesse. Mais s'il est condamné, l'embarras est égal,[Note : Hôpital : Établissement où l'on reçoit gratuitement des pauvres, des infirmes, des enfants, des malades. [L]]Voilà bien des enfants réduits à l'hôpital.Mais je suis occupé, je ne veux voir personne. SCÈNE DERNIÈRE. Chicanneau, Isabelle, etc. CHICANNEAU. Monsieur... DANDIN. Oui, pour vous seuls l'audience se donne.Adieu. Mais, s'il vous plaît, quel est cet enfant-là ? CHICANNEAU. C'est ma fille, Monsieur. DANDIN. Hé ! Tôt, rappelez-la. ISABELLE. Vous êtes occupé. DANDIN. Moi ? Je n'ai point d'affaire.Que ne me disiez-vous que vous étiez son père ? CHICANNEAU. Monsieur... DANDIN. Elle sait mieux votre affaire que vous.Dites. Qu'elle est jolie, et qu'elle a les yeux doux ! Ce n'est pas tout, ma fille, il faut de la sagesse.Je suis tout réjoui de voir cette jeunesse.Savez-vous que j'étais un compère autrefois ?On a parlé de nous. ISABELLE. Ah, Monsieur, je vous crois. DANDIN. Dis-nous, à qui veux-tu faire perdre la cause ? ISABELLE. À personne. DANDIN. Pour toi je ferai toute chose.Parle donc. ISABELLE. Je vous ai trop d'obligation. DANDIN. N'avez-vous jamais vu donner la question ? ISABELLE. Non, et ne le verrai, que je crois, de ma vie. DANDIN. Venez, je vous en veux faire passer l'envie. ISABELLE. Hé Monsieur, peut-on voir souffrir des malheureux ? DANDIN. Bon, cela fait toujours passer une heure, ou deux. CHICANNEAU. Monsieur, je viens ici pour vous dire... LÉANDRE. Mon père,Je vous vais en deux mots dire toute l'affaire. C'est pour un mariage, et vous saurez d'abord Qu'il ne tient plus qu'à vous, et que tout est d'accord.Le fille le veut bien. Son amant le respire ;Ce que la fille veut, le père le désire.C'est à vous de juger. DANDIN, se rasseyant. Mariez, au plus tôt. Dès demain, si l'on veut ; aujourd'hui, s'il le faut. LÉANDRE. Mademoiselle, allons, voilà votre beau-père,Saluez-le. CHICANNEAU. Comment ? DANDIN. Quel est donc ce mystère ? LÉANDRE. Ce que vous avez dit, se fait de point en point. DANDIN. Puisque je l'ai jugé, je n'en reviendrai point. CHICANNEAU. Mais on ne donne pas une fille sans elle. LÉANDRE. Sans doute, et j'en croirai la charmante Isabelle. CHICANNEAU. Es-tu muette ? Allons. C'est à toi de parler.Parle. ISABELLE. Je n'ose pas, mon père, en appeler. CHICANNEAU. Mais j'en appelle, moi. LÉANDRE. Voyez cette écriture,Vous n'en appellerez pas de votre signature. CHICANNEAU. Plaît-il ? DANDIN. C'est un contrat en fort bonne façon. CHICANNEAU. Je vois qu'on m'a surpris, mais j'en aurai raison.De plus de vingt procès ceci sera la source.On a la fille, soit. On n'aura pas la bourse. LÉANDRE. Hé ! Monsieur, qui vous dit qu'on vous demande rien ? Laissez-nous votre fille, et gardez votre bien. CHICANNEAU. Ah ! LÉANDRE. Mon père, êtes-vous content de l'audience ? DANDIN. Oui-dà, que les procès viennent en abondance,Et je passe avec vous le reste de mes jours.Mais que les avocats soient désormais plus courts. Et notre criminel ? LÉANDRE. Ne parlons que de joie ;Grâce ! grâce ! mon père. DANDIN. Hé bien, qu'on le renvoie.C'est en votre faveur, ma bru, ce que j'en fais.Allons nous délasser à voir d'autres procès. ==================================================