******************************************************** DC.Title = LES FOLIES AMOUREUSES, COMÉDIE. DC.Author = REGNARD, Jean-Francois DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 12:47:53. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/REGNARD_FOLIESAMOUREUSES.xml DC.Source = http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5579776g DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LES FOLIES AMOUREUSES COMÉDIE M. DC. XVIV. Jean-François Regnard Représentée pour la première fois le mercredi 19 décembre 1996 au Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain par le troupe de la Comédie française, et avait été joué précédemment au Châteu de Berny. INTRODUCTION Cette comédie a été représentée, pour la première fois, le mardi 15 janvier 1704. Il est très possible qu'un ancien canevas italien, intitulé, «La Finta pazza», «La Folle supposée», ait fourni à Regnard l'idée de cette comédie. Quoi qu'il en soit, on ne peut que lui savoir gré d'avoir adapté à notre théâtre un canevas informe, et d'avoir su faire une comédie très agréable, d'un sujet qui n'avait eu ancun succès sur le théâtre de l'Opéra, ni sur celui de la Comédie italienne. Le premier opéra qui fut représenté en France était intitulé la «Festa teatrale della Finta pazza». Il fut exécuté en 1645, sur le théâtre du Petit-Bourbon : le cardinal Mazarin avait fait venir exprès des musiciens d'Italie. Cependant le succès de cet opéra ne fut que médiocre, malgré tous les soins que l'on se donna pour la réussite d'une entreprise que favorisait ce ministre. Les comédiens italiens, lors de leur rétablissement (en 1716) firent l'ouverture de leur théâtre par La «Finta pazza», pièce italienne, qui est la même que celle qui avait été mise précédemment sur le théâtre de l'Opéra, et qui était du nombre des anciens canevas qu'ils apportaient d'Italie. Voici ce que dit à ce sujet un auteur du temps : «Le théâtre de l'hôtel de Bourgogne étant prêt, les comédiens italiens en prirent possession le lundi 1er juin 1716, et représentèrent la Folle supposée. Cette pièce ressemble en partie aux Folies Amoureuses de Regnard, et à l'Amour médecin de Molière. Il y eut grand monde à cette première représentation ; mais il me parut que les trois quarts y étaient venus autant pour voir la salle que le spectacle, et ils eurent plus lieu d'être contents que ceux qui n'y étaient venus que pour voir la pièce» (dans la "Seconde lette historique sur le nouvelle comédie italienne" par M. de Charoi). II en résulte que cette pièce eut encore moins de succès sur ce théâtre, qu'elle n'en avait eu sur celui de l'Opéra. Regnard a été plus heureux. Ce sujet, soit qu'il en fût l'inventeur, soit qu'il l'eût emprunté des Italiens, a eu beaucoup de succès entre ses mains. Sa pièce a été représentée quatorze fois dans sa nouveauté, a été souvent reprise , et est restée au théâtre. Un vieux tuteur, amoureux et jaloux, qui tient sa pupille captive, est la dupe des stratagèmes que l'amour suggère à cette jeune prisonnière, qui parvient, malgré la vigilance de son argus, à sortir d'esclavage. Tel est le canevas usé de cette pièce, mais que Regnard a su rajeunir par l'art avec lequel il l'a traité. Albert, personnage dur, quinteux, et bizarre, n'est point, comme l'ont dit quelques critiques (voir Histoire du Théâtre français, tome XIV. page 332.), un vieillard imbécile ; c'est un jaloux rusé, qui ne néglige aucune précaution pour s'assurer d'un objet dont il sait qu'il n'a pu gagner le coeur; c'est un homme méfiant à qui tout le monde est suspect, et qui ne conaît pas de gardien plus sûr de sa maîtresse que lui-même. S'il est la dupe de la feinte folie d'Agathe, on ne peut l'attribuer à l'imbécillité. La jeune personne joue ce personnage avec tant d'art, qu'Éraste lui-même s'y laisse tromper, et n'est au fait de la fourberie que lorsque sa maîtresse l'en a instruit par une lettre. S'il croit aussi légèrement aux secrets merveilleux de Crispin, il faut avouer que la circonstance rend sa crédulité excusable. Pressé de chercher des secours au mal qui tourmente sa maîtresse, Albert saisit avec empressement tout ce qui se présente. II n'est pas rare, dans de pareilles circonstances, de donner tête baissée dans les rêveries d'un charlatan. On a vu précédemment combien Albert avait fait peu de cas, et de la science, et du personnage. Le rôle de Crispin n'est pas non plus celui d'un arlequin balourd ; il ressemble plutôt aux arlequins intrigants et rusés que Dominique a mis sur la scène : il n'est point inutile aux projets d'Agathe, ou plutôt il aide à les consommer. Ce rôle d'ailleurs est saillant, plein de gaieté ; on ne peut que lui reprocher de ressembler un peu trop aux autres valets que Regnard a mis sur la scène. Le rôle d'Agathe, qui a paru le meilleur de la pièce, est sans contredit le principal, et celui que l'auteur a le plus soigné ; cependant c'est celui qui nous semble le plus défectueux. On doit s'accoutumer difficilement à la hardiesse d'une jeune fllle de quinze ans, qui, sous prétexte de feindre l'extravagance, se permet les propos les plus durs et les plus injurieux contre son tuteur, les discours les plus libres et les moins mesurés à l'égard de son amant. Ce tuteur, il est vrai, est un homme haïssable ; mais si sa pupille ne ressent point pour lui d'amour, elle lui doit an moins quelque reconnaissance d'avoir élevé son enfance, quelque respect relativement à son âge. Une jeune personne qui se dépouille aussi facilement de ces sentiments perd beaucoup de l'intérêt qu'elle devrait naturellement inspirer. L'auteur a senti ce défaut, et pour le diminuer, il a donné à Albert tous les défauts possibles : il n'en a pas fait un bonhomme simple et crédule, que sa simplicité aurait rendu quelque peu intéressant ; il n'a pas voulu qu'il fût possible de plaindre son jaloux : de cette manière il justifie, autant qu'il le peut, la conduite d'Agathe. Plus il rend pesant le joug de la servitude sous laquelle elle gémit, plus il autorise les ressorts qu'elle fait jouer pour s'en affranchir. Cependant, malgré tout son art, on sera toujours mal disposé pour une jeune fille capable d'une entreprise aussi hardie. Dominique, fils du fameux Arlequin de l'ancienne troupe, a trouvé ce sujet théâtral, et l'a mis sur la scène italienne le 19 janvier 1723, sous le titre de la Folle raisonnable. Sa pièce a beaucoup de conformité avec «Les Folies Amoureuses». Mme Argante se laisse éblouir par les richesses de M. Bassemine, et lui promet sa fllle Silvia, déjà promise à Léandre. Pour rompre ce projet, Silvia feint de devenir folle : elle dit qu'Apollon l'attend sur le Parnasse, qu'elle y doit souper avec lui ; ensuite elle se travestit en homme, et, sous l'habit d'un garçon, elle insulte Bassemine, et veut lui faire mettre l'épée à la main. Elle change bientôt de travestissement : on la voit paraître en pèlerine, et, sous prétexte d'aller en pèlerinage, elle fait ses adieux à la compagnie. Bassemine, que toutes ces extravagances intriguent et rebutent, retire sa parole et s'en va. Léandre alors se présente, il demande la main de Silvia, et l'obtient. Tel est l'extrait de cette comédie peu connue, et qui n'est, comme on le voit, qu'une copie maladroite des «Folies Amoureuses». Si les deux poètes ont puisé dans la même source, il faut convenir que c'est avec un succès bien différent. On rapporte, dans les «Anecdotes dramatiques», qu'a une reprise des «Folies Amoureuses», Melle Le Couvreur voulut jouer dans cette pièce le rôle d'Agathe ; mais comme elle ne savait pas jouer de la guitare, un nommé Chabrun, fameux maêtre de guitare, était dans le trou du souflleur, et accompagnait l'air italien, pendant que Melle Le Couvreur touchait à vide. Malgré ces précautions, on ne put faire illusion au public, et cela donna un petit ridicule a Melle Le Couvreur.» Dans "Oeuvres de Jean François REGNARD suivies des oeuvres choisies de N. DESTOUCHES" à Paris Chez Auguste Desrez, Editeur, rue Saint Georges, 11. 1837. PRESONNAGES du PROLOGUE MONSIEUR DANCOUR. MADEMOISELLE BEAUVAL. MADEMOISELLE DESBROSSES. MOMUS. MONSIEUR DUBOCAGE. PRESONNAGES de la COMÉDIE ALBERT, jaloux, et tuteur d'Agathe. ÉRASTE, amant d'Agathe. AGATHE, amante d'Éraste. LISETTE, servante de M. Albert. CRISPIN, valet d'Éraste. La scène est dans une avenue, devant le château d'Albert. PROLOGUE SCÈNE I. Mademoiselle BEAUVAL, à ses camarades qui sont dans la coulisse. Oui, je vous le soutiens, messieurs, c'est fort mal fait,Vous n'avez point de conscience.C'est tromper, c'est piller le public en effet ;C'est voler avec confiance.On vient ici dans l'espérance D'un divertissement complet.Depuis un mois votre affiche prometQue de l'amour chez vous on verra les folies ;En un besoin, je crois que ce sujetFournirait trente comédies ; Et vous en prétendez donner effrontémentUne en trois actes seulement !Fi, fi, c'est une extravagance. Au public.M'en croirez-vous, messieurs ? Reprenez votre argentAvant que la pièce commence. SCENE II. Monsieur Dancour, Mademoiselle Beauval. Monsieur DANCOUR. Parbleu, vous vous chargez d'un soin bien obligeant. Mademoiselle BEAUVAL. Qu'est-ce à dire ? Monsieur DANCOUR. Eh ! Mademoiselle,De quoi, diantre, vous mêlez-vous ? Mademoiselle BEAUVAL. Moi, monsieur, de quoi je me mêle ?Hé ! Ne devons-nous pas nous intéresser tousÀ faire réussir une pièce nouvelle ? Monsieur DANCOUR. Vous faites sans doute éclaterUn merveilleux excès de zèlePour la réussite de celleQue nous allons représenter ! Mademoiselle BEAUVAL. Moi, je n'y sais point de finesse ; J'avertis qu'elle finiraUne heure au moins plus tôt qu'une autre pièce,Et que peut-être elle ennuiera. Monsieur DANCOUR. On ne peut louer davantage ;C'est parler comme il faut en faveur d'un ouvrage : L'auteur vous en remerciera. Mademoiselle BEAUVAL. L'auteur est mon ami ; je l'estime, je l'aime. Monsieur DANCOUR. Vous lui prouvez très bien, vraiment ! Mademoiselle BEAUVAL. Sans doute. Je n'en veux pour juge que lui-même ;Et s'il avait voulu suivre mon sentiment, Ou qu'il eût eu moins de paresse... Monsieur DANCOUR. Hé ! Qu'eût-il fait ? Mademoiselle BEAUVAL. Il eût, premièrement,Changé le titre de la pièce,Qui ne lui convient nullement.Il promet trop, il a trop d'étendue ; Et chacun, sitôt qu'on l'entend,Porte indifféremment la vueSur toute sorte d'accidentDont peut l'amoureuse manieEmbarrasser l'organe du génie Le plus sage et le plus prudent. Monsieur DANCOUR. Mais à qui diantre avez-vous ouï direTous les grands mots que vous répétez là ? Mademoiselle BEAUVAL. Comment donc, s'il vous plaît ! Que veut dire cela ?Ma foi, monsieur, je vous admire ! Il semble aux gens, parce qu'ils savent lire,Qu'on ne saurait parler aussi bien qu'eux.Vous êtes de plaisants crasseux ! Monsieur DANCOUR. Mille pardons, Mademoiselle ;Je ne prétends point vous fâcher. J'en sais la conséquence, et je ne veux tâcherQu'à finir au plus tôt la petite querelleQu'assez à contre-temps vous paraissez chercher. Mademoiselle BEAUVAL. Qui ? Moi, chercher querelle ! Eh bien, la médisance !Parce que naturellement, Avec simplicité je dis ce que je pense,Que j'avertis le public bonnementQu'une pièce n'a rien du titre qu'on lui donne... Monsieur DANCOUR. Oui, vous êtes tout-à-fait bonne ! Mademoiselle BEAUVAL. Eh bien ! Monsieur, pourquoi me chagriner ? Vraiment, je vous trouve admirable !On me fait passer pour un diable,Moi, qui, comme un mouton, suis facile à mener. Monsieur DANCOUR. S'il est ainsi, laissez-vous donc conduire ;Rentrez dans les foyers ; songez à commencer. Mademoiselle BEAUVAL. Commencer, moi ! Non, vous aurez beau dire. Monsieur DANCOUR. De grâce... Mademoiselle BEAUVAL. Là-dessus rien ne me peut forcer. Monsieur DANCOUR. Mademoiselle ! ... Mademoiselle BEAUVAL. Ah ! Oui, vous saurez m'y réduire ! Monsieur DANCOUR. Quoi !... Mademoiselle BEAUVAL. Je ne jouerai point, Monsieur. Monsieur DANCOUR. Mais on dira... Mademoiselle BEAUVAL. Mais on dira, Monsieur, tout ce que l'on voudra. Monsieur DANCOUR. La bonne cervelle ! Mademoiselle BEAUVAL. Il est drôle !J'aurai chaussé ma tête, et l'on me contraindra ?Ah ! Vous verrez comme on réussira ! Monsieur DANCOUR. Si... Mademoiselle BEAUVAL. L'on me contredit ! Mais ce qui m'en console,Jouera le rôle qui pourra. Monsieur DANCOUR. Mais si vous ne jouez, la pièce tombera :Et pour ne point jouer un rôle,Il faut avoir des raisons, s'il vous plaît. Mademoiselle BEAUVAL. J'en ai, Monsieur, une très bonne. Monsieur DANCOUR. Et c'est... Mademoiselle BEAUVAL. J'en ai, vous dis-je, et je ne suis point folle. Je n'en démordrai point, en un mot comme en cent ;Votre discours devient lassant ;Vous me prenez pour une idole ;Vous croyez me pétrir comme une cire molle ;Mais vous êtes un innocent, Et votre éloquence est frivole.Vous avez beau parler, prier, être pressant,Je ne saurais jouer, j'ai perdu la parole. Monsieur DANCOUR. Il y paraît. SCÈNE III. Monsieur Dancour, Mademoiselle Beauval, Mademoiselle Desbrosses. Mademoiselle DESBROSSES. Voici bien un autre embarras !L'auteur, dans les foyers, se fait tenir à quatre ; Il ne veut point laisser jouer sa pièce. Mademoiselle BEAUVAL. Hélas ! Mademoiselle DESBROSSES. Oui, de quelques raisons qu'on puisse le combattre,Si l'on veut l'obliger, on ne la jouera pas. Mademoiselle BEAUVAL. On ne la jouerait pas ! Hé ! Pourquoi, je vous prie ?L'auteur l'entend fort bien ! Il serait beau, ma foi, Que messieurs les auteurs nous donnassent la loi !Oh ! Contre sa mutinerie,Puisqu'il le prend ainsi, je me révolte, moi :Pour le faire enrager, je prétends qu'on la joue. Mademoiselle DESBROSSES. Venez donc lui parler. Tout le monde s'enroue Pour lui faire entendre raison. Monsieur DANCOUR. Mais peut-être en a-t-il quelques unes. Mademoiselle BEAUVAL. Lui ? Bon !Ses raisons ne sont pas meilleures que les nôtres.La pièce est sue ; il faut la jouer, vous dit-on.Appuyerez-vous, monsieur, ses raisons ? Monsieur DANCOUR. Pourquoi non ? Vous m'avez déjà fait presque approuver les vôtres. Mademoiselle BEAUVAL. Mardienne, monsieur, finissez ;Je n'aime pas qu'on me plaisante.Avec votre sang froid... Monsieur DANCOUR. Que vous êtes charmante,Lorsque vous vous radoucissez ! Mademoiselle BEAUVAL. Je suis la douceur même ; et je ne me tourmenteQue quand les choses ne vont pasSelon mes intérêts, ou selon mon attente.Mais quand on me fâche, en ce casJe deviens vive, et je suis pétulante. Monsieur DANCOUR. Allez donc employer votre vivacité,Et déployer votre éloquence,Pour faire revenir un auteur entêté :[Note : Pétulance : emportement avec ionsolence. [F]]Mais, au moins, point de pétulance. Mademoiselle BEAUVAL. Mais d'où vient son entêtement ? Mademoiselle DESBROSSES. Il dit qu'on prend plaisir à décrier sa pièce ;Qu'on n'a pour les auteurs aucun ménagement ;Qu'un si dur procédé le blesse ;Que l'un blâme son dénouement ;Que vous, vous condamnez son titre. Mademoiselle BEAUVAL. L'auteur ment. Je ne dis jamais rien. Est-ce que je me mêleD'aller prôner mon sentiment ?Ce sont bien là mes allures, vraiment ! Monsieur DANCOUR. Pour cela, non ; mademoiselleN'en a lâché qu'un mot confidemment, Et tout-à-l'heure encore, au public seulement.Mais ce n'est qu'une bagatelle. Mademoiselle BEAUVAL. Si je l'ai dit, je m'en dédis.La pièce est bonne, et je la soutiens telle.Diantre soit des censeurs et des donneurs d'avis, Qui de leurs sots discours m'échauffent les oreilles !Puis, je ne sais ce que je dis.Le dénouement est bon, le titre est à merveilles :Car ce qui fait ce dénouement,Ne sont-ce pas d'agréables folies, D'ingénieuses rêveries,Que fait imaginer l'amour dans le momentPour attraper un vieux amant ? Monsieur DANCOUR. Sans doute. Mademoiselle BEAUVAL. Eh ! Pourquoi donc est-ce qu'on le critique ?Avec raison l'auteur se pique. Sur ce pied-là le titre est excellent,Et le sujet est tout-à-fait galant.Cela réussira. Mademoiselle DESBROSSES. Qui vous dit le contraire ? Mademoiselle BEAUVAL. De sottes gens qui ne peuvent se taire,Qui font les beaux esprits, les savants connaisseurs. Monsieur DANCOUR. Laissez parler de tels censeurs.On les connaît, on ne les croira guère. Mademoiselle BEAUVAL. C'est fort bien dit. Mademoiselle DESBROSSES. La grande affaireEst à présent de radoucir l'auteur. Mademoiselle BEAUVAL. Il ne tiendra pas sa colère. SCÈNE IV. Monsieur Dancour, Mademoiselle Beauval, Mademoiselle Desbrosses, Monsieur Dubocage. Monsieur DUBOCAGE. Tout le monde veut s'en aller.Hé ! Commençons de grâce ; allez vous habiller.De nos débats le public n'a que faire. Mademoiselle BEAUVAL. Mais est-on d'accord là-derrière ? Monsieur DUBOCAGE. Oui ; là-dessus, n'ayez point de souci. Une personne fort jolie,Qui paraît beaucoup notre amie,Et qui l'est de l'auteur aussi,Dans le moment vient d'arriver iciAvec nombreuse compagnie : Ils disent que c'est la folie ;Et c'est elle en effet. J'ai bien jugé d'abord,Comme on a mis son nom au titre de la pièce,Qu'au succès elle s'intéresse.Mais je vois quelqu'un qui s'empresse À venir de sa part pour vous mettre d'accord. SCÈNE V. Momus, Monsieur Dancour, Mademoiselle Beauval, Mademoiselle Desbrosses, MonsieurDubocage. MOMUS. Serviteur à la compagnie.Des dieux de la mythologieVous voyez en moi le bouffon,Momus, dieu de la raillerie, Et, partant de la comédieLe protecteur et le patron. Mademoiselle BEAUVAL. Monsieur Momus, point de cérémonie ;Soyez le bienvenu. Notre professionAvec la vôtre a quelque ressemblance. Gens de même conditionFont entre eux bientôt connaissance. MOMUS. Il est vrai, vous avez raison.Là-haut je raille et je fais rire ;Vous faites de même ici-bas : Les dieux n'échappent point aux traits de ma satire ;Et les hommes, je crois, quand vous voulez médire,Ne vous échappent pas.Je suis ravi qu'enfin nos emplois ordinairesMettent du rapport entre nous. Touchez là ; je suis tout à vous.Serviteur donc, mes amis et confrères. Monsieur DANCOUR. Seigneur Momus, votre divinitéÀ notre corps fait une grace entière :Mais en vous avouant ainsi notre confrère, Vous nous autorisez à trop de vanité. Mademoiselle BEAUVAL. Non, point du tout ; laissez-le faire.Mais, dites-nous, avec sincérité,Franchement, là... quelle heureuse aventureVous a fait venir dans ces lieux. En faveur du plus grand des dieuxVenez-vous ménager quelque conquête sûre ?Au lieu d'être Momus, n'êtes-vous point Mercure ? MOMUS. Oh ! Pour cela, non, par ma foi.Chacun là-haut a son emploi, Et nous n'usurpons rien sur les charges des autres.Nos rôles sont marqués ainsi que sont les vôtres,Et de n'en point changer on se fait une loi.Je voudrais bien troquer ma charge avec Mercure :Il est bien plus aisé de servir deux amants Dans une tendre conjoncture,Que de faire rire les gens. Mademoiselle BEAUVAL. Vous en pouvez parler mieux qu'un autre, peut-être ;Et, sans trop vous flatter, je croisQue vous êtes un fort grand maître Et dans l'un et dans l'autre emploi. Mademoiselle DESBROSSES. Mais enfin quel dessein ici-bas vous attire ? MOMUS. Ne trouvant plus là-haut de sujets de médire(Car vous savez que depuis quelque tempsLes dieux sont devenus d'assez honnêtes gens, Et vous n'entendez plus parler de leurs fredaines),J'ai résolu, malgré les périls et les peines,De venir sourdement m'établir en ces lieux,Et d'y jouer la comédie. Mademoiselle BEAUVAL. Quelle diable de fantaisie ! MOMUS. Dans ce dessein capricieux,J'amène une troupe choisie.J'ai pris avec moi la folie,Et son futur époux, monsieur du carnaval,De qui je suis un peu rival. Chacun de nous doit, suivant son génie,Se faire un rôle original.Je viens donc à Paris pour y lever boutique,Et pour faire valoir mon talent comme vous.Je crois qu'en ce pays (et soit dit entre nous) Mon humeur vive et satiriqueNe manquera pas de pratique,Car il n'y manque pas de fous. Mademoiselle BEAUVAL. Comment donc ! Merci de ma vie !Vous venez, dites-vous, jouer la comédie ! Et, pour vous établir, vous choisissez ces lieux !Croyez-moi, remontez aux cieux :Nous ne gagnons pas trop, le temps est malheureux.Je ne souffrirai point de concurrents semblables.Si vous m'irritez une fois, Et contre tous les dieux, et contre tous les diables,Seule, je défendrai mes droits. MOMUS. Nous ne prétendons point nuire à votre fortune.Joignons-nous de bonne amitié ;Nous partagerons par moitié, Et nous ferons bourse commune :Sinon, nouveaux comédiens,Nous irons courir la campagne ;Et si, malgré tous nos moyens,Nous dépensons plus qu'on ne gagne, Nous lèverons un opéra,Qui peut-être réussira.Nous jouerons des pièces nouvelles.Nous avons des musiciensDont les voix sonores et belles Ne sont point artificielles,Et non pas des italiens,[Note : Allusion aux voix de castrats qui ne sont ni mâles ni femmelles.]De qui les voix ne sont ni mâles ni femelles. Mademoiselle BEAUVAL. J'ai grande opinion de votre habileté :Mais cependant, avant que de finir l'affaire, Et d'entrer en société,Encor faut-il bien voir ce que vous savez faire. MOMUS. Vous pouvez à l'essai juger de nos talents.Vous êtes, ce me semble, en peine ;Et vous auriez besoin de quelque scène, De quelques airs vifs et brillants,Pour alonger votre pièce nouvelle ? Monsieur DUBOCAGE. Voilà le fait. MOMUS. C'est une bagatelle.Je ne veux que quelques momentsPour préparer des divertissements Dont le public, je crois, pourra se satisfaire.Nous autres dieux, nous ne saurions mal faire. Mademoiselle BEAUVAL. Tout dieux que vous soyez, je soutiens le contraire.Le public a le goût si délicat, si fin,Qu'avec tous vos talents, et votre esprit divin, Ce ne sera pas peu que de pouvoir lui plaire.Mais quel sujet choisirez-vous enfin ? MOMUS. Je n'en manquerai pas, et j'en fais mon affaire.Tout-à-l'heure, dans vos foyers,J'ai trouvé des sujets pour mille comédies, Nombre d'originaux de tous arts et métiers,Dont on peut sur la scène extraire des copies :Un marquis éventé, qui vient avec fracas,En bourdonnant un air étaler ses appas :Une savante à toute outrance, Qui décide à tort, à travers,Des auteurs de prose et de vers,[Note : Térence : poète comique latin, né probablement à Carthage vers 200 avant JC, fut escalve du sénateur Terentius Lucanus, qui l'affranchit et lui fit donner une bonne éducation, et dont le poète prit le nom par reconnaissance. (...) On a de Térence six comédies. Molière a tiré les Fourberies de Scapin du Phormion et Baron a imité l'Adrienne. (...) [B]]De l'Andrienne et de Térence :Un abbé d'égale science,Qui, dressant son petit collet, D'un air présomptueux, et d'un ton de fausset,Applaudit à son ignorance :Un tas de ces faux mécontentsEt de la Cour et du service,Qui se plaignent de l'injustice Qu'on leur fait depuis si longtemps ;Qui, prenant un autre exercice,Et méprisant de vains lauriers,Bornent tous leurs exploits guerriersÀ lorgner dans une coulisse Quelque belle au tendre regard,Laquelle aussi n'est pas noviceÀ contre-lorgner de sa part.Ne sont-ce pas là, je vous prie,D'amples sujets de comédie ? Mademoiselle BEAUVAL. Ah ! Tout beau, Monseigneur Momus !Avec tous ces gens-là point de plaisanterie. Mademoiselle DESBROSSES. Nous souffririons de votre raillerie. MOMUS. Je vois ce qui vous tient ; vous aimez les écus :Je n'en dirai pas davantage. Et ce ne sont point eux aussi que j'envisagePour servir de matière au divertissement.Nous vous donnerons seulement[Note : Gambade : saut ou posture qui se fait dans l'ardeur de la jeunesse par gaité et emportement.[F]]Quelques chansons et gentilles gambades,Que, du mieux qu'ils pourront, feront mes camarades ; Quelque agréable petit rien,Des amusantes bagatelles,Qui font souvent de vos pièces nouvellesTout le succès et le soutien. Monsieur DANCOUR. L'imagination mérite qu'on la loue ; Et la pièce, je crois, s'en trouvera fort bien. Mademoiselle DESBROSSES. Sur ce pied-là, l'auteur voudra bien qu'on la joue. Mademoiselle BEAUVAL. Commençons donc. SCÈNE VI. MOMUS, au parterre. Messieurs, vous serez les témoinsDe notre zèle et de nos soins.Nous descendons exprès de la céleste voûte, Pour vous donner quelques plaisirs nouveaux :On ne fait pas ce chemin qu'il n'en coûte.Il serait bien fâcheux qu'après tant de travaux,Avec un pied de nez, et n'ayant pu vous plaire,On vît rentrer dans la céleste sphère Une troupe de dieux penauds.Je vous fais donc, messieurs, très instante prière(La prière d'un dieu n'est pas à rejeter)De vouloir à ma troupe accorder grâce entière.Si favorablement vous daignez l'écouter, Je vous promets, foi de dieu véridique,Qui raille assez souvent, mais qui ne ment jamais,Que de ma veine satiriqueVous n'exercerez point les traits.C'est beaucoup, dans un temps où chacun, dans sa vie, Fait pour le moins une folie.Adieu, jusqu'au revoir. Surtout, vivons en paix. ACTE I SCÈNE I. Agathe, Lisette. LISETTE. Lorsqu'en un plein repos chacun encor sommeille,Quel démon, s'il vous plaît, vous tire par l'oreille,Et vous fait hasarder de sortir si matin ? AGATHE. [Note : L'édition originale, celles de 1714, de 1728 et de 1731 portent "destin". On a substitué depuis à ce mot celui de "dessein", qu'on lit dans toutes les éditions modernes. (G.A. Crapelet, 1823)]Paix, tais-toi, parle bas ; tu sauras mon dessein.Éraste est de retour. LISETTE. Éraste ? AGATHE. D'Italie. LISETTE. D'où savez-vous cela, madame, je vous prie ? AGATHE. J'ai cru le voir hier paraître dans ces lieux ;Et j'en crois plus mon coeur encore que mes yeux. LISETTE. Je ne m'étonne plus que votre diligenceAit du Seigneur Albert trompé la vigilance.Par ma foi, c'est un guide excellent que l'amour ! AGATHE. J'étais à ma fenêtre, en attendant le jour,Quand quelqu'un est sorti : voyant la porte ouverte, J'ai saisi promptement l'occasion offerte,Tant pour prendre le frais, que pour flatter l'espoirQui pourrait attirer Éraste pour me voir. LISETTE. Vous n'avez pas envie, à ce qu'on peut comprendre,Que le pauvre garçon s'enrhume à vous attendre. Il arrive le soir ; et vous, au point du jour,Vous l'attendez ici pour flatter son amour :C'est perdre peu de temps. Mais si, par aventure,Albert, votre tuteur, jaloux de sa nature,Vient à nous rencontrer, que dira-t-il de nous ? AGATHE. Je me veux affranchir du pouvoir d'un jaloux ;J'ai trop longtemps langui sous son cruel empire :Je lève enfin le masque ; et, quoi qu'il puisse dire,Je veux, sans nul égard, lui montrer désormaisComme je prétends vivre, et combien je le hais. LISETTE. Que le ciel vous maintienne en ce dessein louable !Pour moi, j'aimerais mieux cent fois servir le diable.Oui, le diable : du moins, quand il tiendrait sabbat,J'aurais quelque repos. Mais, dans mon triste état,Soir, matin, jour ou nuit, je n'ai ni paix ni trève : Si cela dure encore, il faudra que je crève.Tant que le jour est long, il gronde entre ses dents :"Fais ceci, fais cela ; va, viens ; monte, descends ;Fais bien la guerre à l'oeil ; ferme porte et fenêtre ;Avertis, si de loin tu vois quelqu'un paraître." Il s'arrête, il s'agite, il court sans savoir où ;Toute la nuit il rôde ainsi qu'un loup-garou ;Il ne nous permet pas de fermer la prunelle ;Lui, quand il dort d'un oeil, l'autre fait sentinelle ;Il n'a ri de sa vie ; il est jaloux, fâcheux, Brutal à toute outrance, avare, dur, hargneux.J'aimerais mieux chercher mon pain de porte en porte,Que servir plus longtemps un maître de la sorte. AGATHE. Lisette, tous nos maux vont finir désormais.Qu'Éraste est différent du portrait que tu fais ! Dès mes plus tendres ans chez sa mère nourrie,Nos coeurs se sont trouvés liés de sympathie ;Et l'amour acheva, par des noeuds plus charmants,De nous unir encor par ses engagements.Plutôt que de souffrir la contrainte effroyable Qui depuis quelque temps et me gêne et m'accable,Je serais fille à prendre un parti violent ;Et, sous un habit d'homme, en chevalier errant,Pour m'affranchir d'Albert et de ses lois si dures,J'irais par le pays chercher des aventures. LISETTE. Oh ! Sans aller si loin, ici, quand vous voudrez,Je vous suis caution que vous en trouverez. AGATHE. Tu ne sais pas encor quel est mon caractère,Quand on m'impose un joug à mon humeur contraire.J'ai vécu dans le monde au milieu des plaisirs ; La contrainte où je suis irrite mes désirs.Présentement qu'Éraste à m'épouser s'apprête,Mille vivacités me passent par la tête.J'ai du coeur, de l'esprit, du sens, de la raison,Et tu verras dans peu des traits de ma façon. Mais comment du château la porte est-elle ouverte ? LISETTE. [Note : Cerbère : féroce gardien. Dans la mythologie, c'était le chien à trois têtes qui gardait l'entrée des Enfers.]Bon ! Votre vieux Cerbère est à la découverte ;Faut-il le demander ? Il rôde dans les champs :Il fait toute la nuit sentinelle en dedans,Et sur le point du jour il va battre l'estrade. S'il pouvait, par bonheur, choir en quelque embuscade,Et que des égrillards, avec de bons bâtons...Mais paix ; j'entends du bruit ; quelqu'un vient ; écoutons. SCÈNE II. Albert, Agathe, Lisette. ALBERT, à part. J'ai fait dans mon château, toute la nuit la ronde,Et dans un plein repos j'ai trouvé tout le monde. Pour mieux des ennemis rendre vains les efforts,J'ai voulu même encor m'assurer des dehors.Grâce au ciel, tout va bien. Une terreur secrète,En dépit de mes soins, cependant m'inquiète.Je vis hier rôder un certain curieux, Qui de loin, ce me semble, examinait ces lieux.Depuis plus de six mois ma lâche complaisanceMet à chaque moment en défaut ma prudence ;Et pour laisser Agathe à l'aise respirer,Je n'ai, par bonté d'âme, encor rien fait murer. Ce n'est point par douceur qu'on rend sage les filles ;Je veux, du haut en bas, faire attacher des grilles,Et que de bons barreaux, larges comme la main,Puissent servir d'obstacle à tout effort humain.Mais j'entends quelque bruit ; et, dans le crépuscule, J'entrevois quelque objet qui marche et qui recule.Approchons. Qui va là ? Personne ne répond.Ce silence affecté ne me dit rien de bon. LISETTE, bas. Je tremble. ALBERT. C'est Lisette : Agathe est avec elle. AGATHE. Est-ce donc vous, monsieur, qui faites sentinelle ? ALBERT. Oui, oui, c'est moi, c'est moi. Mais à l'heure qu'il est,Que venez-vous chercher en ce lieu, s'il vous plaît ? AGATHE. De dormir ce matin n'ayant aucune envie,Lisette et moi, monsieur, nous avons fait partieD'être devant le jour sous ces arbres épais, Pour voir naître l'aurore et respirer le frais. LISETTE. Oui. ALBERT. Respirer le frais et voir l'aurore naître,Tout cela se pouvait faire à votre fenêtre.Ici, pour me trahir, vous êtes de complot. LISETTE, à part. Que ce serait bien fait ! ALBERT, à Lisette. Que dis-tu ? LISETTE. Pas le mot. ALBERT. Des filles sans intrigues, et qui sont retenues,Sont, à l'heure qu'il est, dans leur lit étendues,Dorment tranquillement, et ne vont point sitôtPrendre dans une cour ni le froid ni le chaud. LISETTE, à Albert. Et comment, s'il vous plaît, voulez-vous qu'on repose ? Chez vous, toute la nuit, on n'entend d'autre choseQu'aller, venir, monter, fermer, descendre, ouvrir,Crier, tousser, cracher, éternuer, courir.Lorsque, par grand hasard, quelquefois je sommeille,Un bruit affreux de clefs en sursaut me réveille. Je veux me rendormir, mais point : un juif errant,Qui fait du mal d'autrui son plaisir le plus grand ;Un lutin, que l'enfer a vomi sur la terrePour faire aux gens dormants une éternelle guerre,Commence son vacarme, et nous lutine tous. ALBERT. Et quel est ce lutin et ce juif errant ? LISETTE. Vous. ALBERT. Moi ? LISETTE. Oui, vous. Je croyais que ces brusques manièresVenaient de quelque esprit qui voulait des prières ;Et, pour mieux m'éclaircir, dans ce fâcheux état,Si c'était âme ou corps qui faisait ce sabbat, Je mis, un certain soir, à travers la montée,Une corde aux deux bouts fortement arrêtée :Cela fit tout l'effet que j'avais espéré.Sitôt que pour dormir chacun fut retiré,En personne d'esprit, sans bruit et sans chandelle, J'allai dans certain coin me mettre en sentinelle :Je n'y fus pas longtemps qu'aussitôt patatras !Avec un fort grand bruit, voilà l'esprit à bas :Ses deux jambes à faux dans la corde arrêtéesLui font avec le nez mesurer les montées. Soudain j'entends crier : à l'aide ! Je suis mort !À ces cris redoublés, et dont je riais fort,J'accours, et je vous vois étendu sur la place,Avec une apostrophe au milieu de la face ;Et votre nez cassé me fit voir par écrit Que vous étiez un corps, et non pas un esprit. ALBERT. [Note : Apanage : se dit aussi figurément en morale des choses qui ont de la suite et de la dépendance l'une de l'autre.[F]]Ah ! Malheureuse engeance ! Apanage du diable !C'est toi qui m'as joué ce tour abominable :Tu voulais me tuer avec ce trait maudit ? LISETTE. Non, c'était seulement pour attraper l'esprit. ALBERT. Je ne sais maintenant qui retient mon courage,Que de vingt coups de poing au milieu du visage... AGATHE, le retenant. Eh ! Monsieur, doucement. ALBERT, à Agathe. Vous pourriez bien ici,[Note : Gourmade : coup de poing donné en se battant. [F]]Vous, la belle, attraper quelque gourmade aussi.Taisez-vous, s'il vous plaît. À part.Pour punir son audace, Il faut que de chez moi sur-le-champ je la chasse. À Lisette.Qu'on sorte de ce pas. LISETTE, feignant de pleurer. Juste ciel ! Quel arrêt !Monsieur... ALBERT. Non ; dénichons au plus tôt, s'il vous plaît. LISETTE, riant. Ah ! Par ma foi, monsieur, vous nous la donnez bonne,De croire qu'en quittant votre triste personne Le moindre déplaisir puisse saisir mon coeur !Un écolier qui sort d'avec son précepteur ;Une fille longtemps au célibat liée,Qui quitte ses parents pour être mariée ;Un esclave qui sort des mains des mécréants ; Un vieux forçat qui rompt sa chaîne après trente ans ;Un héritier qui voit un oncle rendre l'âme ;Un époux, quand il suit le convoi de sa femme ;N'ont pas le demi-quart tant de plaisir que j'aiEn recevant de vous ce bienheureux congé. ALBERT. De sortir de chez moi tu peux être ravie ? LISETTE. C'est le plus grand plaisir que j'aurai de ma vie. ALBERT. Oui ! Puisqu'il est ainsi, je change de désir,Et je ne prétends pas te donner ce plaisir :Tu resteras ici pour faire pénitence. À Agathe.Et vous, sans raisonner, rentrez en diligence. Agathe rentre en faisant la révérence, Lisette en fait autant ; Albert la retient, et continue.Demeure, toi ; je veux te parler sans témoins. SCÈNE III. Albert, Lisette. ALBERT, à part. Il faut l'amadouer ; j'ai besoin de ses soins. Haut.Allons, faisons la paix, vivons d'intelligence ;Je t'aime dans le fond, et plus que l'on ne pense. LISETTE. Et je vous aime aussi plus que vous ne pensez. ALBERT. Un bel amour, vraiment, à me casser le nez !Mais je pardonne tout, et te donne promessesQue tu ressentiras l'effet de mes largesses,Si tu veux me servir dans une occasion. LISETTE. Voyons. De quel service est-il donc question ? ALBERT. Tu sais depuis longtemps que sur le fait d'AgatheJ'ai, comme on doit avoir, l'âme un peu délicate.[Note : Donzelle : terme burlesque qui se dit pour demoiselle, mais il est odieux, et se prend ordinairement en mauvaise part.[F]]La donzelle bientôt prendrait le mors aux dents,Sans la précaution que près d'elle je prends. Chez la dame du bourg jusqu'à quinze ans nourrie,Toujours dans le grand monde elle a passé sa vie :Cette dame étant morte, un parent me priaD'en vouloir prendre soin, et me la confia.L'amour, depuis ce temps, s'est glissé dans mon âme, Et j'ai quelque dessein d'en faire un jour ma femme. LISETTE. Votre femme ? Fi donc ! ALBERT. Qu'entends-tu par ce ton ? LISETTE. Fi ! Vous dis-je. ALBERT. Comment ? LISETTE. Eh ! Fi ! Fi ! Vous dit-on.Vous avez trop d'esprit pour faire une sottise ;Et j'en appellerais à votre barbe grise. ALBERT. Je n'ai point eu d'enfants de mon hymen passé ;Et je veux achever ce que j'ai commencé,Faire des héritiers dont l'heureuse naissanceDe mes collatéraux détruise l'espérance. LISETTE. Ma foi, faites, monsieur, tout ce qu'il vous plaira, Jamais postérité de vous ne sortira :C'est moi qui vous le dis. ALBERT. Et pourquoi donc ? LISETTE. Que sais-je ? ALBERT. Qui t'a de deviner donné le privilège ?Dis donc, parle, réponds. LISETTE. Mon Dieu, je ne dis rien ;Sans dire la raison, vous la devinez bien. Je m'entends, il suffit. ALBERT. Ne te mets point en peine.Ce sera mon affaire, et point du tout la tienne. LISETTE. Ah ! Vous avez raison. ALBERT. Tu sais bien qu'ici-basSans trouver quelque embûche on ne peut faire un pas.Des pièges qu'on me tend mon âme est alarmée. Je tiens une brebis avec soin enfermée :Mais des loups ravissants rôdent pour l'enlever.Contre leur dent cruelle il la faut conserver :Et pour ne craindre rien de leur noire furie,Je veux de toutes parts fermer la bergerie, Faire avec soin griller mon château tout autour,Et ne laisser partout qu'un peu d'entrée au jour.J'ai besoin de tes soins en cette conjoncture,Pour faire, à mon desir, attacher la clôture. LISETTE. Qui ? Moi ! ALBERT. Je ne veux pas que cette invention Paraisse être l'effet de ma précaution.Agathe, avec raison, pourrait être alarméeDe se voir, par mes soins, de la sorte enfermée ;Cela pourrait causer du refroidissement :Mais, en fille d'esprit, il faut adroitement Lui dorer la pilule, et lui faire comprendreQue tout ce qu'on en fait n'est que pour se défendre,Et que, la nuit passée, un nombre de banditsN'a laissé que les murs dans le prochain logis. LISETTE. Mais croyez-vous, monsieur, avec ce stratagème, Et bien d'autres encor dont vous usez de même,Vous faire bien aimer de l'objet de vos voeux ? ALBERT. Ce n'est pas ton affaire ; il suffit, je le veux. LISETTE. Allez, vous êtes fou de vouloir, à votre âge,Pour la seconde fois tâter du mariage ; Plus fou d'être amoureux d'un objet de quinze ans,Encor plus fou d'oser la griller là-dedans.Ainsi, dans ce dessein, funeste en conséquences,Je compte la valeur de trois extravagances,[Note : Petites-maisons : on dit aussi qu'il mettre un homme aux petites-maisons quand il est fou ou quand il faut des extravagances.[F]]Dont la moindre va droit aux petites-maisons. ALBERT. Pour me conduire ainsi j'ai de bonnes raisons. LISETTE. Pour moi, grâce aux effets de la bonté céleste,J'ai, jusqu'à présent, eu de la vertu de reste :Mais si j'avais amant ou mari de ce goût,[Note : Sur la tête : il s'agit des cornes que "portent" les maris trompés. ]Ils en auraient, parbleu, sur la tête et partout. Si vous me choisissez pour prendre cette peine,Je vous le dis tout net, votre espérance est vaine.Je ne veux point tremper dans vos lâches desseins :Le cas est trop vilain, je m'en lave les mains. ALBERT. Sais-tu qu'après avoir employé la prière, Je saurai contre toi prendre un parti contraire ? LISETTE. Pestez, jurez, criez, mettez-vous en courroux,Vous m'entendrez toujours vous dire qu'un jalouxEst un objet affreux à qui l'on fait la guerre,Qu'on voudrait de bon coeur voir à cent pieds sous terre ; Qu'il n'est rien plus hideux ; que Satan, Lucifer,Et tant d'autres messieurs habitants de l'enfer,Sont des objets plus beaux, plus charmants, plus aimables,Des bourreaux moins cruels et moins insupportables,Que certains jaloux, tels qu'on en voit en ce lieu. Vous m'entendez. J'ai dit. Je me retire. Adieu. SCÈNE IV. ALBERT, seul. Pour me trahir ici tout le monde s'emploie :On dirait qu'ils n'ont pas tous de plus grande joie.Lisette ne vaut rien ; mais, de crainte de pis,Malgré sa brusque humeur, je la garde au logis. Je ne laisserai pas, quoi qu'on dise et qu'on glose,D'accomplir le dessein que mon coeur se propose. SCÈNE V. Albert, Crispin. CRISPIN, à part. Mon maître, qui m'attend au cabaret prochain,M'envoie ici devant pour sonder le terrain.Voilà, je crois, notre homme ; il faut feindre de sorte. ALBERT. Que faites-vous ici seul, et devant ma porte ? CRISPIN. Bonjour, monsieur. ALBERT. Bonjour. CRISPIN. Vous portez-vous bien ? ALBERT. Oui.En vérité, j'en ai le coeur bien réjoui. ALBERT. Content, ou non content, quel sujet vous attire ?Et quel homme êtes-vous ? CRISPIN. J'aurais peine à le dire. J'ai fait tant de métiers, d'après le naturel,Que je puis m'appeler un homme universel.J'ai couru l'univers ; le monde est ma patrie :Faute de revenu, je vis de l'industrie,Comme bien d'autres font ; selon l'occasion, Quelquefois honnête homme, et quelquefois fripon.J'ai servi volontaire un an dans la marine ;Et me sentant le coeur enclin à la rapine,[Note : Flibustier : terme de marine. C'est un nom qu'on donne aux corsaires ou aventuriers qui courent les mers des antilles et de l'Amérique.]Après avoir été dix-huit mois flibustier,Un mien parent me fit apprenti maltôtier. [Note : Mousquet : arme à feu qu'on porte sur l'épaule, qui sert à la guerre, qui prend feu avec une mèche. (Dict. Furetière)]J'ai porté le mousquet en Flandre, en Allemagne ;[Note : Miquelet : Nom donné aux anciens bandits qui se réfugiaient dans les Pyrénées, principalement sur les frontières de l'Aragon et de la Catalogne ; ils faisaient la guerre sans aveu de personne et servaient le parti qui leur plaisait. [L]]Et j'étais miquelet dans les guerres d'Espagne. ALBERT. Voilà bien des métiers ! À part.Du bas jusques en haut,Cet homme me paraît avoir l'air d'un maraud. Haut.Que faites-vous ici ? Parlez. CRISPIN. Je me retire. ALBERT. Non, non ; il faut parler. CRISPIN, à part. Je ne sais que lui dire. ALBERT. Vous me portez tout l'air d'être de ces friponsQui rôdent pour entrer la nuit dans les maisons. CRISPIN. Vous me connaissez mal ; j'ai d'autres soins en tête.Tandis que le hasard dans ce séjour m'arrête, Ayant pour bien des maux des secrets merveilleux,[Note : Simples : c'est un nom général qu'on donne à toutes les herbes et plantes, parce qu'elles ont chacune leur vertu particulière pour servir d'un remède simple. (Dict. Furetière)]Je m'amuse à chercher des simples dans ces lieux.Des simples ? CRISPIN. Oui, monsieur. Tout le temps de ma vie,J'ai fait profession d'exercer la chimie.Tel que vous me voyez, il n'est guère de maux Où je ne sache mettre un remède à propos ;[Note : Gravelle : Maladie des reins et de la vessie causée par quelque gravier qui s'y forme et qui y reste. (Dict. Furetière) (synonyme de "maladie de la Pierre")]Pierre, gravelle, toux, vertige, maux de mère ;On m'a même accusé d'avoir un caractère.Il ne s'en est fallu qu'un degré de chaleurPour être de mon temps le plus heureux souffleur. ALBERT. Cet habit cependant n'est pas de compétence. CRISPIN. Vous savez que l'habit ne fait pas la science ;Et je ne serais pas réduit d'être valet,Si je n'avais eu bruit avec le châtelet.Mais un jour, on verra triompher l'innocence. ALBERT. Vous avez, dites-vous ? ... CRISPIN. Voyez la médisance !Certain jour, me trouvant le long d'un grand chemin,Moi troisième, et le jour étant sur son déclin,[Note : Coche : Voiture posée sur quatre roues, qui est en forme de carrosse, à la réserve qu'il est plus grand et qu'il n'est point suspendu. (Dict. Furetière)]En un certain bourbier j'aperçus certain coche :En homme secourable aussitôt je m'approche ; Et pour le soulager du poids qui l'arrêtait,J'ôtai des magasins les paquets qu'il portait.On a voulu depuis, pour ce trait charitable,De ces paquets perdus me rendre responsable :Le prévôt s'en mêlait ; c'est pourquoi mes amis Me conseillèrent tous de quitter le pays. ALBERT. C'est agir prudemment en affaires pareilles. CRISPIN. J'arrive de la guerre, où j'ai fait des merveilles.Les Ardennes m'ont vu soutenir tout le feu,Et batailler un jour, seul, contre un parti bleu. [Note : Milanais : région de Milan en Italie.]J'ai, dans le Milanais, payé de ma personne.[Note : Crémone : ville de Lombardie, en Italie.]Savez-vous bien, monsieur, que j'étais dans Crémone ?Je vous crois. Mais, après tous ces exploits fameuxQue voulez-vous enfin de moi ? CRISPIN. Ce que je veux ? ALBERT. Oui. CRISPIN. Rien. Je crois qu'on peut, quoique l'on en raisonne, Se promener ici, sans offenser personne. ALBERT. Oui : mais il ne faut pas trop longtemps y rester.Serviteur. CRISPIN. Serviteur. Avant de nous quitter,Dites-moi, s'il vous plaît, monsieur, à qui peut êtreLe château que voilà ? ALBERT. Mais... il est à son maître. CRISPIN. C'est parler comme il faut. Vous répondez si bien,Que l'on ne peut sitôt quitter votre entretien.Nous devons à la ville aller ce soir au gîte,Y serons-nous bientôt ? ALBERT. Si vous allez bien vite. CRISPIN, à part. Cet homme n'aime pas les conversations. Haut.Pour finir en un mot toutes mes questions,Je pars ; et dites-moi quelle heure il pourrait être. ALBERT. La demande est plaisante ! À ce qu'on peut connaître,Vous me croyez ici mis, comme les cadrans,Pour, du haut d'un clocher, montrer l'heure aux passants : Allez l'apprendre ailleurs ; partez : je vous conseilleDe ne pas plus longtemps étourdir mon oreille.Votre aspect me fatigue autant que vos discours.Adieu : bonjour. SCÈNE VI. CRISPIN, seul. Cet homme a bien de l'air d'un ours.Par ma foi, ce début commence à m'interdire. [Note : Ire : l'un des sept pécher capitaux, mouvement de l'âme qui le porte ànuire à son prochain, à se venger de lui, quand il a fait quelque chose qui offense ou qui ne plaît pas. (Dict. Furetière) synonyme de colère.]Le vieillard me paraît un peu sujet à l'ire :Pour en venir à bout, il faudra batailler :Tant mieux ; c'est où je brille, et j'aime à ferrailler. SCÈNE VII. Éraste, Crispin. CRISPIN. Mais j'aperçois mon maître. ÉRASTE. Eh bien ! Quelle nouvelle,Cher Crispin ? Dans ces lieux as-tu vu cette belle ? As-tu vu ce tuteur ? Et vois-tu quelque jour,Quelque rayon d'espoir, qui flatte mon amour ? CRISPIN. À vous dire le vrai, ce n'était pas la peineDe venir de Milan ici tout d'une haleine,Pour nous en retourner d'abord du même train ; Vous pouviez m'épargner le travail du chemin.[Note : Mont Cenis : Montagne de Savoie où il y a un col qui permet de passer en Italie.]Ah ! Que ce Mont Cenis est un pas ridicule !Vous souvient-il, monsieur, quand ma maudite muleMe jeta par malice, en ce trou si profond ?Je fus près d'un quart d'heure à rouler jusqu'au fond. ÉRASTE. Ne badine donc point ; parle d'autre manière. CRISPIN. Puisque vous souhaitez une phrase plus claire,Je vous dirai, monsieur, que j'ai vu le jaloux,Qui m'a reçu d'un air qui tient de l'aigre-doux.Il faudra du canon pour emporter la place. ÉRASTE. Nous en viendrons à bout, quoi qu'il dise et qu'il fasse ;Et je ne prétends point abandonner ces lieux,Que je ne sois nanti de l'objet de mes voeux.L'amour, de ce brutal, vaincra la résistance. CRISPIN. J'aurais pour le succès assez bonne espérance, Si de quelque argent frais nous avions le secours :C'est le nerf de la guerre, ainsi que des amours. ÉRASTE. Ne te mets point en peine ; Agathe, en mariage,A trente mille écus de bon bien en partage :Quand elle n'aurait rien, je l'aime cent fois mieux Qu'une autre avec tout l'or qui séduirait tes yeux.Dès ses plus tendres ans chez ma mère élevée,Son image en mon coeur est tellement gravée,Que rien ne pourra plus en effacer les traits.Nos deux coeurs, qui semblaient l'un pour l'autre être faits, Goûtaient de cet amour l'heureuse intelligence,Quand ma mère mourut. Dans cette décadence,Albert, ce vieux jaloux, que l'enfer confondra,Par avis de parents d'Agathe s'empara.Je ne le connais point ; et lui, comme je pense, De moi, ni de mon nom, n'a nulle connoissance.On m'a dit qu'il était d'un très fâcheux esprit,Défiant, dur, brutal. CRISPIN. Et l'on vous a bien dit.Il faut savoir d'abord si dans la forteresseNous nous introduirons par force ou par adresse ; S'il est plus à propos, pour nos desseins conçus,De faire un siège ouvert ou former un blocus. ÉRASTE. Tu te sers à propos des termes militaires ;Tu reviens de la guerre. CRISPIN. En toutes les affaires,La tête doit toujours agir avant le bras. Ce n'est pas d'aujourd'hui que je vois des combats :J'ai même déserté deux fois dans la milice.Quand on veut, voyez-vous, qu'un siège réussisse,Il faut, premièrement, s'emparer des dehors ;Connaître les endroits, les faibles et les forts. Quand on est bien instruit de tout ce qui se passe,On ouvre la tranchée, on canonne la place,On renverse un rempart, on fait brèche ; aussitôtOn avance en bon ordre, et l'on donne l'assaut ;On égorge, on massacre, on tue, on vole, on pille : C'est de même à peu près quand on prend une fille ;N'est-il pas vrai, monsieur ? ÉRASTE. À quelque chose près.La suivante Lisette est dans nos intérêts. CRISPIN. Tant mieux. Plus dans la ville on a d'intelligence,Et plus pour le succès on conçoit d'espérance. Il la faut avertir que, sans bruit, sans tambours,Il est toute la nuit arrivé du secours ;Lui faire des signaux pour lui faire comprendre... ÉRASTE. Allons voir là-dessus quels moyens il faut prendre ;Et pour ne point donner des soupçons dangereux, Évitons de rester plus longtemps en ces lieux. SCÈNE VIII. CRISPIN, seul. Moi, comme ingénieur et chef d'artillerie,Je vais voir où je dois placer ma batteriePour battre en brèche Albert, et l'obliger bientôtÀ nous rendre la place, ou soutenir l'assaut. ACTE II SCÈNE I. ALBERT, seul. Un secret confié, dit un excellent homme(J'ignore son pays et comment il se nomme),C'est la chose à laquelle on doit plus regarder,Et la plus difficile en ce temps à garder :Cependant, n'en déplaise à ce docteur habile, La garde d'une fille est bien plus difficile.J'ai fait par le jardin entrer le serrurier,Qui doit à mon dessein promptement s'employer.Je veux faire sortir Agathe et sa suivante,De peur qu'à cet aspect leur coeur ne s'épouvante : Il faut les appeler, afin qu'à son plaisirL'ouvrier libre et seul puisse agir à loisir.Quand j'aurai sur ce point satisfait ma prudence,Il faudra les résoudre à prendre patience.Holà, quelqu'un. SCÈNE II. Agathe, Lisette, Albert. ALBERT. Venez, sous ces arbres épais, Pendant quelques moments, prendre avec moi le frais. LISETTE, à Albert. Voilà du fruit nouveau. Quel démon favorableVous rend l'accueil si doux, et l'humeur si traitable ?Par votre ordre étonnant, depuis plus de six mois,Nous sortons aujourd'hui pour la première fois. ALBERT. Il faut changer de lieu quelquefois dans la vie :Le plus charmant séjour à la fin nous ennuie. AGATHE, à Albert. Sous quelque autre climat que je sois avec vous,L'air n'y sera pour moi ni meilleur, ni plus doux.Je ne sais pas pourquoi ; mais enfin je soupire, Quand je suis près de vous, plus que je ne respire. ALBERT, à Agathe. Mon coeur à ce discours se pâme de plaisirs.Il te faut un époux pour calmer ces soupirs. AGATHE. Les filles, d'ordinaire assez dissimulées,Font, au seul nom d'époux, d'abord les réservées, Masquent leurs vrais désirs, et répondent souventN'aimer d'autre parti que celui du couvent :Pour moi, que le pouvoir de la vérité presse,Qui ne trouve en cela ni crime ni faiblesse,J'ai le coeur plus sincère, et je vous dis sans fard, Que j'aspire à l'hymen, et plus tôt que plus tard. LISETTE. C'est bien dit. Que sert-il, au printemps de son âge,De vouloir se soustraire au joug du mariage,Et de se retrancher du nombre des vivants ?Il était des maris bien avant des couvents ; Et je tiens, moi, qu'il faut suivre, en toute méthode,Et la plus ancienne, et la plus à la mode.Le parti d'un époux est le plus ancien,Et le plus usité ; c'est pourquoi je m'y tiens. ALBERT. En personnes d'esprit vous parlez l'une et l'autre. Mes sentiments aussi sont conformes au vôtre :Je veux me marier. Riche comme je suis,On me vient tous les jours proposer des partisQui paraissent pour moi d'un très grand avantage :Mais je réponds toujours qu'un autre amour m'engage ; À Agathe.Que mon coeur, prévenu de ta rare beauté,Pour toi seule soupire, et que, de ton côté,Tu n'adores que moi. AGATHE. Comment donc ! ALBERT. Oui, mignonne,J'ai déclaré l'amour qui pour moi t'aiguillonne. AGATHE. Vous avez, s'il vous plaît, dit... ALBERT. Qu'au fond de ton coeur, Pour moi tu nourrissais une sincère ardeur. AGATHE. Votre discrétion vraiment ne paraît guère. ALBERT. On ne peut être heureux, belle Agathe, et se taire. AGATHE. Vous ne deviez pas faire un tel aveu si haut. ALBERT. Et pourquoi, mon enfant ? AGATHE. C'est que rien n'est si faux, Et qu'on ne peut mentir avec plus d'impudence. ALBERT. Vous ne m'aimez donc pas ? AGATHE. Non : mais, en récompense,Je vous hais à la mort. ALBERT. Et pourquoi ? AGATHE. Qui le sait ?On aime sans raison, et sans raison on hait. LISETTE, à Albert. Si l'aveu n'est pas tendre, il est du moins sincère. ALBERT, à Agathe. Après ce que j'ai fait, basilic, pour vous plaire ! LISETTE. Ne nous emportons point ; voyons tranquillementSi l'amour vous a fait un objet bien charmant.Vos traits sont effacés, elle est aimable et fraîche ;Elle a l'esprit bien fait, et vous l'humeur revêche ; Elle n'a pas seize ans, et vous êtes fort vieux ;Elle se porte bien, vous êtes catarrheux ;Elle a toutes ses dents, qui la rendent plus belle ;Vous n'en avez plus qu'une, encore branle-t-elle,Et doit être emportée à la première toux : À quelle malheureuse ici-bas plairiez-vous ? ALBERT. Si j'ai pris pour lui plaire une inutile peine,Je veux, parlasambleu, mériter cette haine,Et mettre en sûreté ses dangereux appas.Je vais en certain lieu la mener de ce pas, Loin de tous damoiseaux, où de son arroganceElle aura tout loisir de faire pénitence.Allons, vite, marchons. AGATHE. Où voulez-vous aller ? ALBERT. Vous le saurez tantôt ; marchons sans tant parler. SCENE III. Éraste, Albert, Agathe, Lisette, Crispin. Éraste entre comme un homme qui se promène. Il aperçoit Albert, et le salue. ALBERT, à part. Quel triste contre-temps dans cette conjoncture ! Au diable le fâcheux, et sa sotte figure ! Haut, à Éraste.Souhaitez-vous, monsieur, quelque chose de moi ? LISETTE, bas, à Agathe. C'est Éraste. AGATHE, bas. Paix donc, je le vois mieux que toi. Éraste continue à saluer. ALBERT. À quoi servent, monsieur, les façons que vous faites ?Parlez donc ; je suis las de toutes ces courbettes. ÉRASTE. Étranger dans ces lieux, et ravi de vous voir,Vous rendant mes respects, je remplis mon devoir.Assez près de chez vous ma chaise s'est rompue :Lorsqu'à la réparer ici l'on s'évertue,Attiré par l'aspect et le frais de ces lieux, Je viens y respirer un air délicieux. ALBERT. Vous vous trompez, monsieur ; l'air qu'ici l'on respireEst tout-à-fait malsain : je dois même vous direQue vous ferez fort mal d'y demeurer longtemps,Et qu'il est dangereux et mortel aux passants. AGATHE. Hélas ! Rien n'est plus vrai : depuis que j'y respire,Je languis nuit et jour dans un cruel martyre. CRISPIN. Que l'on me donne à moi toujours du même vinQue celui que notre hôte a percé ce matin,Et je défie ici toux, fièvre, apoplexie, De pouvoir, de cent ans, attenter à ma vie. ÉRASTE. On ne croira jamais qu'avec tant de beauté,Et cet air si fleuri, vous manquiez de santé. ALBERT. Qu'elle se porte bien, ou qu'elle soit malade,Cherchez un autre lieu pour votre promenade. ÉRASTE. Cet objet que le ciel a pris soin de parer,Cette vue où mon oeil se plaît à s'égarer,Enchante mes regards ; et jamais la natureN'étala ses attraits avec tant de parure.Mon coeur est amoureux de ce qu'on voit ici. ALBERT. Oui, le pays est beau, chacun en parle ainsi :Mais vous emploieriez mieux la fin de la journée :Votre chaise à présent doit être accommodée ;Votre présence ici ne fait aucun besoin :Partez ; vous devriez être déjà bien loin. ÉRASTE. Je pars dans le moment. Dites-moi, je vous prie... ALBERT. Puisque de babiller vous avez tant d'envie,Je vais vous écouter avec attention. À Agathe et à Lisette.Rentrez, rentrez. LISETTE. Monsieur... ALBERT. Eh ! Rentrez, vous dit-on. ÉRASTE. Je me retirerai plutôt que d'être cause Que madame, pour moi, souffre la moindre chose. AGATHE. Non, monsieur, demeurez, et, jusques à demain,Différez, croyez-moi, de vous mettre en chemin,Et ne vous y mettez qu'en bonne compagnie.Les chemins sont mal sûrs. ALBERT. Que de cérémonie ! Agathe rentre. SCÈNE IV. Albert, Lisette, éraste, Crispin. ALBERT, à Lisette. Allons, vite, rentrons. LISETTE. Oui, oui, je rentrerai :Mais, devant ces messieurs, tout haut je vous diraiQue le ciel enverra quelque honnête personnePour faire enfin cesser les chagrins qu'on nous donne.Depuis plus de six mois, dans ce cloître nouveau, Nous n'avons aperçu que l'ombre d'un chapeau.À tout homme en ce lieu l'entrée est interdite :Tout, dans cette maison, est sujet à visite.Nous croyons quelquefois que le monde a pris fin.Rien n'entre ici, s'il n'est du genre féminin : Jugez si quelque fille en ce lieu peut se plaire. ALBERT, lui mettant la main sur la bouche, et la faisant rentrer. Ah ! Je t'arracherai ta langue de vipère. SCÈNE V. Albert, Éraste, Crispin. ALBERT, bas. Je ne veux point sitôt rentrer dans le logis,Pour donner tout le temps que les barreaux soient mis.Leurs plaintes et leurs cris me toucheraient peut-être. Haut.Çà, de quoi s'agit-il ? Parlez, vous voilà maître :Mais surtout soyez bref. ÉRASTE. Je suis fâché, vraiment,Que pour moi votre fille ait un tel traitement. ALBERT. Qu'est-ce à dire, ma fille ? ÉRASTE. Est-ce donc votre femme ? ALBERT. Cela sera bientôt. ÉRASTE. J'en suis ravi dans l'âme. Vous ne pouvez jamais prendre un plus beau dessein,Et vous faites fort bien de lui tenir la main.Tous les maris devraient faire ce que vous faites.Les femmes aujourd'hui sont toutes si coquettes ! ...J'empêcherai, parbleu, que celle que je prends Ne suive la manière et le train de ce temps. CRISPIN. Ah ! Que vous ferez bien ! Je suis si saoul des femmes ! ...Et je suis si ravi, quand quelques bonnes âmesSe servent de main-mise un peu de temps en temps... ALBERT. Ce garçon-là me plaît, et parle de bon sens. ÉRASTE. Pour moi, je ne vois rien de si digne de blâme,Qu'un homme qui s'endort sur la foi d'une femme ;Qui, sans être jamais de soupçons combattu,Compte tranquillement sur sa frêle vertu ;Croit qu'on fit pour lui seul une femme fidèle. Il faut faire soi-même, en tout temps, sentinelle ;Suivre partout ses pas ; l'enfermer, s'il le faut ;Quand elle veut gronder, crier encor plus haut.Et malgré tous les soins dont l'amour nous occupe,Le plus fin, tel qu'il soit, en est toujours la dupe. ALBERT. Nous sommes un peu grecs sur ces matières-là ;Qui pourra m'attraper, bien habile sera.Chaque jour, là-dedans, j'invente quelque adressePour mieux déconcerter leur ruse et leur finesse.Ma foi, vous aurez beau, messieurs leurs partisans, Débonnaires maris, doucereux courtisans,Abbés blonds et musqués qui cherchez par la villeDes femmes dont l'époux soit d'un accès facile,Publier que je suis un brutal, un jaloux ;Dans le fond de mon coeur je me rirai de vous. ÉRASTE. Quand vous seriez jaloux, devez-vous vous défendrePour avoir plus qu'un autre un coeur sensible et tendre ?Sans être un peu jaloux, on ne peut être amant.Bien des gens cependant raisonnent autrement.Un jaloux, disent-ils, qui sans cesse querelle, Est plutôt le tyran que l'amant d'une belle :Sans relâche agité de fureur et d'ennui,Il ne met son plaisir que dans le mal d'autrui.Insupportable à tous, odieux à lui-même,Chacun à le tromper met son plaisir extrême, Et voudrait qu'on permît d'étouffer un jaloux,Comme un monstre échappé de l'enfer en courroux.C'est dans le monde ainsi qu'on parle d'ordinaire :Mais pour moi, je soutiens un parti tout contraire,Et dis qu'un galant homme, et qui fait tant d'aimer, Par de jaloux transports peut se voir animer,Céder à ce penchant, et qu'il faut, dans la vie,Assaisonner l'amour d'un peu de jalousie. ALBERT. Certes, vous me charmez, monsieur, par votre esprit,Je voudrais, pour beaucoup, que cela fût écrit, Pour le montrer aux sots qui blâment ma manière. CRISPIN. Entrons chez vous, monsieur : là, pour vous satisfaire,Je vous l'écrirai tout, sans qu'il vous coûte rien. ALBERT, l'arrêtant. Je vous suis obligé ; je m'en souviendrai bien.Vous n'avez pas, je crois, autre chose à me dire : Voilà votre chemin. Adieu. Je me retire.Que le ciel vous maintienne en ces bons sentiments ;Et ne demeurez pas en ce lieu plus longtemps. SCÈNE VI. Lisette, Éraste, Albert, Crispin. LISETTE. Au secours ! Aux voisins ! Quel accident terrible !Quelle triste aventure ! Ah ciel ! Est-il possible ? Pauvre seigneur Albert, que vas-tu devenir ?Le coup est trop mortel ; je n'en puis revenir. ALBERT. Qu'est-il donc arrivé ? LISETTE. La plus rude disgrâce... ALBERT. Mais encor faut-il bien savoir ce qui se passe. LISETTE. Agathe... ÉRASTE. Eh bien ! Agathe ? LISETTE. Agathe, en ce moment, Vient de devenir folle, et tout subitement. ALBERT. Agathe est folle ! ÉRASTE. Ah ciel ! ALBERT. Cela n'est pas croyable. LISETTE. Ah ! Monsieur, ce malheur n'est que trop véritable.Quand, par votre ordre exprès, elle a vu travailler[Note : Griller : signifie encore, fermer une [g]rille [ouverture]. On fait griller les fenêtres de ce château. (Dict. Furetière)]Ce maudit serrurier, venu pour nous griller ; Qu'elle a vu ces barreaux et ces grilles paraître,Dont ce noir forgeron condamnoit sa fenêtre,J'ai, dans le même instant, vu ses yeux s'égarer,Et son esprit frappé soudain s'évaporer.Elle tient des discours remplis d'extravagance ; Elle court, elle grimpe, elle chante, elle danse.Elle prend un habit, puis le change soudainAvec ce qu'elle peut rencontrer sous sa main.Tout-à-l'heure elle a mis, dans votre garde-robe,Votre large calotte et votre grande robe ; Puis prenant sa guitare, elle a, de sa façon,Chanté différents airs en différent jargon.Enfin, c'est cent fois pis que je ne puis vous dire :On ne peut s'empêcher d'en pleurer et d'en rire. ÉRASTE. Qu'entends-je ? Juste ciel ! ALBERT. Quel funeste malheur ! LISETTE. De ce triste accident vous êtes seul l'auteur ;Et voilà ce que c'est que d'enfermer les filles ! ALBERT. Maudite prévoyance, et malheureuses grilles ! LISETTE. J'ai voulu dans sa chambre un moment l'enfermer ;C'était des hurlements qu'on ne peut exprimer : De rage elle battait les murs avec sa tête.J'ai dit qu'on ouvre tout, et qu'aucun ne l'arrête.Mais je la vois venir. SCÈNE VII. Agathe, Albert, Éraste, Lisette, Crispin. LISETTE. Hélas ! à tout momentElle change de forme et de déguisement. AGATHE, en habit de Scaramouche, avec une guitare, faisant le musicien, chante : Toute la nuit entière, Un vieux vilain matouMe guette sur la gouttière.Ah ! Qu'il est fou !Ne se peut-il point faireQu'il s'y rompe le cou ? ÉRASTE, bas, à Crispin. Malgré son mal, Crispin, l'aimable et doux visage ! CRISPIN, bas. Je l'aimerais encor mieux qu'une autre plus sage. AGATHE, chante. Ne se peut-il point faireQu'il s'y rompe le cou ?Vous êtes du métier ? Musiciens, s'entend ; Fort vains, fort altérés, fort peu d'argent comptant :Je suis, ainsi que vous, membre de la musique,Enfant de G ré sol ; et de plus, je m'en pique ;D'un bout du monde à l'autre on vante mon talent.Sur un certain duo , que je trouve excellent, Parce qu'il est de moi, je veux, sans complaisance,Que chacun de vous deux m'en dise ce qu'il pense. ALBERT. Ah ! Ma chère Lisette, elle a perdu l'esprit. LISETTE. Qui le sait mieux que moi ? Ne vous l'ai-je pas dit ? Agathe chante un petit prélude. CRISPIN. Ce qui m'en plaît, monsieur, sa folie est gaillarde. ALBERT. Elle a les yeux troublés, et la mine hagarde. AGATHE. J'aime les gens de l'art. Elle présente une main à Albert qu'elle secoue rudement, et laisse baiser l'autre à Éraste.Touchez là, touchez là.L'air que vous entendez est fait en a mi la ; C'est mon ton favori : la musique en est vive,Bizarre, pétulante, et fort récréative ; Les mouvements légers, nouveaux, vifs et pressés.L'on m'envoya chercher, un de ces jours passés,Pour détremper un peu l'humeur mélancoliqueD'un homme dès longtemps au lit paralytique :[Note : Rigaudon : danse.]Dès que j'eus mis en chant un certain rigaudon, Trois sages médecins venus dans la maison,La garde, le malade, un vieil apothicaireQui venait d'exercer son grave ministère,Sans respect du métier, se prenant par la main,Se mirent à danser jusques au lendemain. CRISPIN, à Éraste. Voir une faculté faire en rond une danse,Et sortir dans la rue ainsi tout en cadence,Cela doit être beau, monsieur ! ÉRASTE, bas, à Crispin. Quoi ! Malheureux,Tu peux rire, et la voir en cet état affreux ! AGATHE. Attendez... doucement... mon démon de musique M'agite, me saisit... je tiens du chromatique.Les cheveux à la tête en dresseront d'horreur...Ne troublez pas le dieu qui me met en fureur.Je sens qu'en tons heureux ma verve se dégorge. Elle tousse beaucoup, et crache au nez d'Albert.Pouah ! C'est un diésis que j'avais dans la gorge. Or donc, dans le duo dont il est question,Vous y verrez du vif et de la passion :Je réussis des mieux et dans l'un et dans l'autre. Elle donne un papier de musique à Albert, et une lettre à Éraste.Voilà votre partie ; et vous, voilà la vôtre. Elle tousse pour se préparer à chanter. CRISPIN. Écartons-nous un peu ; je crains les diésis. LISETTE, à part. [Note : Charivari : bruit confus que font des gens du peuple pour fair einjure à quelqu'un. (...) Se dit aussi ironiquement d'une mauvaise musique. (Dict. Furetière)]Nous entendrons bientôt de beaux charivaris. ALBERT. Agathe, mon enfant, ton erreur est extrême.Je suis seigneur Albert, qui te chéris, qui t'aime. AGATHE. Parbleu, vous chanterez. ALBERT. Eh bien ! Je chanterai ;Et, si c'est ton désir encor, je danserai. ÉRASTE, ouvrant son papier, à part. Une lettre, Crispin. CRISPIN, bas, à Éraste. Ah ! Ciel ! Quelle aventure !Le maître de musique entend la tablature. AGATHE. Çà, comptez bien vos temps, pour partir ; cette foisC'est vous qui commencez. Allons, vite : un, deux, trois. Elle donne un coup du papier dont elle bat la mesure sur la tête d'Albert, et frappe du pied sur le sien avec colère.Partez donc, partez donc, musicien barbare, Ignorant par nature, ainsi que par bécarre.Quelle rauque grenouille, au milieu de ses joncs,T'a donné de ton art les premières leçons ?Sais-tu, dans un concert, ou croasser, ou braire ? ALBERT. Je vous ai déjà dit, sans vouloir vous déplaire, Que je n'ai point l'honneur d'être musicien. AGATHE. Pourquoi donc, ignorant, viens-tu, ne sachant rien,Interrompre un concert où ta seule présenceCause des contre-temps et de la discordance ?Vit-on jamais un âne essayer des bémols, Et se mêler au chant des tendres rossignols ?Jamais un noir corbeau, de malheureux présage,Troubla-t-il des serins l'agréable ramage ?Et jamais, dans les bois un sinistre hibou,Pour chanter un concert, sortit-il de son trou ? Tu n'es et ne seras qu'un sot toute ta vie. CRISPIN, à Agathe. Mon maître, comme il faut, chantera sa partie :J'en suis sa caution. AGATHE. Il faut que, dès ce soir,Dans une sérénade, il montre son savoir ;Qu'il fasse une musique, et prompte, et vive, et tendre, Qui m'enlève. LISETTE, à Crispin. Entends-tu ? CRISPIN. Je commence à comprendre.C'est... comme qui dirait une fugue. AGATHE. D'accord. CRISPIN. Une fugue, en musique, est un morceau bien fort,Et qui coûte beaucoup. Bas, à Agathe.[Note : Double : petite monnaie de cuivre valant deux deniers. Il sert à exagérer la pauvreté. [F]]Nous n'avons pas un double. AGATHE, bas, à Crispin. Nous pourvoirons à tout, qu'aucun soin ne vous trouble. ÉRASTE, à Agathe. Vous verrez que je suis un homme de concert,Et que je sais, de plus, chanter à livre ouvert. AGATHE, bas, à Crispin. L'uccelletto,No, non è matto,Che, cercando di quà, di là, Va trovando la libertà ;Ut re mi, re mi fa ;Mi fa sol, fa sol la.Al dispettoD'un vecchio vrtuo, E cercando di quà, di là,L'uccelletto si salverà :Ut re mi ; re mi fa ;Mi fa sol, fa sol la. Elle sort en chantant et en dansant autour d'Éraste. SCÈNE VIII. Albert, Lisette, éraste, Crispin. ALBERT. Lisette, suivons-la, voyons s'il est possible D'apporter du remède à ce malheur terrible. SCENE IX. Lisette, éraste, Crispin. LISETTE. Ma pauvre maîtresse ! Ah ! J'ai le coeur si saisi !Je crois que je m'en vais devenir folle aussi. Elle sort en chantant et en dansant autour de Crispin. SCÈNE X. Éraste, Crispin. ÉRASTE, ouvrant la lettre. Il est entré. Lisons..."Vous serez surpris du parti que je prends ; mais l'esclavage où je me trouve devenant plus dur chaque jour, j'ai cru qu'il m'était permis de tout entreprendre. Vous, de votre côté, essayez tout pour me délivrer de la tyrannie d'un homme que je hais autant que je vous aime. "Que dis-tu, je te prie,De tout ce que tu vois, et de cette folie ? CRISPIN. J'admire les ressorts de l'esprit féminin,Quand il est agité de l'amoureux lutin. ÉRASTE. Il faut que, cette nuit, sans plus longue remise,Nous fassions éclater quelque noble entreprise,Et que nous l'arrachions, Crispin, d'un joug si dur. CRISPIN. Vous voulez l'enlever ? ÉRASTE. Ce serait le plus sûr,Et le plus prompt. CRISPIN. D'accord. Mais, vous rendant service,Je crains après cela... ÉRASTE. Que crains-tu ? CRISPIN. La justice. ÉRASTE. C'est pour nous épouser. CRISPIN. C'est fort bien entendu.Vous serez épousé ; moi, je serai pendu. ÉRASTE. Il me vient un dessein... tu connais bien Clitandre ? CRISPIN. Oui-dà. ÉRASTE. D'un tel ami nous pouvons tout attendre :Son château n'est pas loin ; c'est chez lui que je veuxMe choisir un asile en partant de ces lieux.Là, bravant du jaloux le dépit et la rage, Nous disposerons tout pour notre mariage.La joie et le plaisir règnent dans ce séjour,Et nous y conduirons et l'hymen et l'amour. SCÈNE XI. Albert, Éraste, Crispin. ALBERT, à Éraste. Ah ! Monsieur, excusez l'ennui qui me possède.Je reviens sur mes pas pour chercher du remède. Cet homme est à vous ? ÉRASTE. Oui. ALBERT. De grâce, ordonnez-luiQu'il veuille à mon secours s'employer aujourd'hui. ÉRASTE. Et que peut-il pour vous ? Parlez. ALBERT. De sa scienceIl a daigné tantôt me faire confidence :Il a mille secrets pour guérir bien des maux ; Peut-être en a-t-il un pour les faibles cerveaux. CRISPIN. Oui, oui, j'en ai plus d'un, dont l'effet salutaire...Mais vous m'avez tantôt traité d'une manière ! ... ALBERT, à Crispin. Ah ! Monsieur ! CRISPIN. Refuser, lorsqu'on vous en priait,De dire le chemin et l'heure qu'il était ! ALBERT. Pardonnez mon erreur. CRISPIN. En nul lieu, de ma vie,On ne me fit tel tour, pas même en Barbarie. ALBERT. Pourrez-vous, sans pitié, voir éteindre les joursD'un objet si charmant, sans lui donner secours ? À Éraste.Monsieur, parlez pour moi. ÉRASTE. Crispin, je t'en conjure, Tâche à guérir le mal que cette belle endure. CRISPIN. J'immole encor pour vous tout mon ressentiment. À Albert.Oui, je veux la guérir, et radicalement. ALBERT. Quoi ! Vous pourriez ? ... CRISPIN. Rentrez. Je vais voir dans mon livreLe remède qu'il est plus à propos de suivre... Vous me verrez tantôt dans l'opération. ALBERT. Je ne puis exprimer mon obligation ;Mais aussi soyez sûr que mon bien et ma vie... CRISPIN. Allez, je ne veux rien qu'elle ne soit guérie. SCÈNE XII. Éraste, Crispin. ÉRASTE. Que veut dire cela ? Par quel heureux destin Es-tu donc à ses yeux devenu médecin ? CRISPIN. Ma foi, je n'en sais rien. Ce que je puis vous dire,C'est que tantôt, sa vue ayant su m'interdirePour cacher mon dessein et me déguiser mieux,J'ai dit que je cherchais des simples dans ces lieux ; Que j'avais pour tous maux des secrets admirables,Et faisais tous les jours des cures incurables ;Et voilà justement ce qui fait son erreur. ÉRASTE. Il en faut profiter. Je ressens dans mon coeurRenaître en ce moment l'espérance et la joie. Allons nous consulter, et voir par quelle voieNous pourrons réussir dans nos nobles projets,Et ferons éclater ton art et tes secrets. CRISPIN. Moi, je suis prêt à tout : mais il est inutileD'entreprendre un projet, sans ce premier mobile. Nous sommes sans argent ; qui nous en donnera ? ÉRASTE, montrant sa lettre. L'amour y pourvoira. SCÈNE XIII. CRISPIN, seul. L'amour y pourvoira.Il semble à ces messieurs, dans leur manie étrange,Que leurs billets d'amour soient des lettres-de-change. ACTE III SCÈNE I. ÉRASTE, seul. Je ne puis revenir de tout ce que j'entends. Qu'une fille a d'esprit, de raison, de bon sens,Quand l'amour une fois s'emparant de son âme,Lui peut communiquer son génie et sa flamme !De mon côté, j'ai pris, ainsi que je le dois,Tous les soins que l'amour peut attendre de moi. Crispin est averti de tout ce qu'il faut faire.Quelque secours d'argent nous serait nécessaire. SCÈNE II. Albert, Éraste. ALBERT, à part. Je ne puis demeurer en place un seul moment.Je vais, je viens, je cours ; tout accroît mon tourment.Près d'elle, mon esprit, comme le sien, se trouble ; Son accès de folie à chaque instant redouble. À Éraste.Ah ! Monsieur, suis-je assez au rang de vos amis,Pour m'aider du secours que vous m'avez promis ?Cet homme qui tantôt m'a vanté sa science,Veut-il de ses secrets faire l'expérience ? En l'état où je suis, je dois tout accorder ;Et, lorsque l'on perd tout, on peut tout hasarder. ÉRASTE. Je me fais un plaisir de rendre un bon office.On se doit en tout temps l'un à l'autre service.La malade aujourd'hui m'a fait trop de pitié, Pour ne vous pas donner ces marques d'amitié.L'homme dont il s'agit en ces lieux doit se rendre ;J'ai voulu sur le mal le sonder et l'entendre.Mais il m'en a parlé dans des termes si nets,En me développant la cause et les effets, Qu'en vérité, je crois qu'il en sait plus qu'un autre. ALBERT. Quel service, monsieur, peut être égal au vôtre !Comme le ciel envoie ici, sans y songer,Cette honnête personne exprès pour m'obliger ! ÉRASTE. Je ne garantis point sa science profonde, Vous savez que ces gens, venus du bout du monde,Pour tout genre de maux apportent des trésors :C'est beaucoup s'ils n'ont pas ressuscité des morts.Mais si l'on peut juger de tout ce qu'il peut fairePar tout ce qu'il m'a dit, cet homme est votre affaire : Il ne veut que la fin du jour pour tout délai.Si vous le souhaitez, vous en ferez l'essai.D'un office d'ami simplement je m'acquitte. ALBERT. Je suis persuadé, monsieur, de son mérite.Nous voyons tous les jours de ces sortes de gens Apprendre, en voyageant, des secrets surprenants. SCÈNE III. Lisette, Éraste, Albert. LISETTE. Ah ciel ! Vous allez voir bien une autre folie.Si cela dure encore, il faudra qu'on la lie. SCÈNE IV. Agathe en vieille, Lisette, Éraste, Crispin. AGATHE. Bonjour, mes doux amis : Dieu vous gard', mes enfants.Eh bien ! Qu'est-ce ? Comment passez-vous votre temps ? Que le ciel pour longtemps la santé vous envoie,Vous conserve gaillards, et vous maintienne en joie !Le chagrin ne vaut rien, et ronge les esprits ;Il faut se divertir, c'est moi qui vous le dis. ÉRASTE. Je la trouve charmante ; et, malgré sa vieillesse, On trouverait encor des retours de jeunesse. AGATHE. Ho ! Vous me regardez ! Vous êtes ébaubisDe me trouver si fraîche avec des cheveux gris.Je me porte encor mieux que tous tant que vous êtes.Je fais quatre repas, et je lis sans lunettes. Je sirote mon vin, quel qu'il soit, vieux, nouveau ;[Note : Faire rubis sur l'ongle : on dit proverbialement éfaire rubis sur l'ongle" lorsqu'en débauche on vide si bien un verre, qu'il n'en reste qu'une goutte qu'on verse sur l'ongle, et qui est si petite, qu'elle ne s'écoule point, quoi qu'on renverse le pouce. (Dict. Furetière)]Je fais rubis sur l'ongle, et n'y mets jamais d'eau.Je vide gentiment mes deux bouteilles. LISETTE. Peste ! AGATHE. Oui vraiment, du champagne encor, sans qu'il en reste.On peut voir dans ma bouche encor toutes mes dents. J'ai pourtant, voyez-vous, quatre-vingt-dix-huit ans,Vienne la Saint-Martin. LISETTE. La jeunesse est complète. AGATHE. [Note : Verdelet(te) : se dit figurémement d'un vieillard à qui il reste encore quelque vigueur à son âge. (Dict. Furetière)]Tout autant : mais je suis encore verdelette ;Et je ne laisse pas, à l'âge où me voilà,D'avoir des serviteurs, et qui m'en content, dà. Mais vois-tu, mon ami, veux-tu que je te dise ?Les hommes d'aujourd'hui, c'est piètre marchandise,Ils ne valent plus rien ; et pour en ramasser,Tiens, je ne voudrais pas seulement me baisser. ÉRASTE, bas, à Albert. De ces vapeurs souvent est-elle travaillée ? ALBERT, bas, à Éraste. Hélas ! Jamais. Il faut qu'on l'ait ensorcelée. AGATHE. À mon âge, je vaux encor mon pesant d'or.Les enfants cependant m'ont beaucoup fait de tort :Je ne paroîtrais pas la moitié de mon âge,Si l'on ne m'avait mise à treize ans en ménage. C'est tuer la jeunesse, à vous en parler franc,Que la mettre sitôt en un péril si grand.Je ne me souviens pas d'avoir presque été fille.À vous dire le vrai, j'étais assez gentille.À vingt-sept ans, j'avais déjà quatorze enfants. LISETTE. Quelle fécondité ! Quatorze ! AGATHE. Oui, tout grouillants,Et tous garçons encor ; je n'en avais point d'autres,Et n'en voyais aucun tourné comme les nôtres.Mais ce sont des fripons, et qui finiront mal :Les malheureux voudraient me voir à l'hôpital. Croiriez-vous que, depuis la mort de feu leur père,[Note : Chicaner : Faire des chicanes qui allongent les procès, qui offusquent la vérité. (Dict. Furetière) [sens moderne : faire des disputes inutiles.]]Ils m'ont, jusqu'à présent, chicané mon douaire ?[Note : Douaise : biens qu'un mari assigne à sa femme en se mariant, pour en jouir par usufruit pendant sa viduité, et en laisser la propriété à ses enfant. (Dict. Furtière)]Un douaire gagné si légitimement ! ALBERT, à part. Hélas ! Peut-on plus loin pousser l'égarement ? LISETTE, à part. La friponne, ma foi, joue, à charmer, ses rôles. AGATHE, à Albert. J'aurais très grand besoin de quelque cent pistoles ;Prêtez-les-moi, monsieur, pour subvenir aux frais,Et pour faire juger ce malheureux procès. ALBERT. Tu rêves, mon enfant : mais pour te satisfaire,J'avancerai les frais, et j'en fais mon affaire. AGATHE. Si je n'ai cet argent, ce jour, en mon pouvoir,Mon unique recours sera le désespoir. ALBERT. Mais songe, mon enfant... AGATHE. Vous êtes honnête homme :Ne me refusez pas, de grâce, cette somme. ALBERT, bas, à Éraste. Je veux flatter son mal. ÉRASTE, bas, à Albert. Vous ferez sagement. Il ne faut pas, de front, heurter son sentiment. LISETTE, bas, à Albert. Si vous lui résistez, elle est fille, peut-être,À s'aller, de ce pas, jeter par la fenêtre. ALBERT, bas. D'accord. LISETTE, bas. Il me souvient que vous avez tantôtReçu ces cent louis, ou du moins peu s'en faut ; Quel risque à ses désirs de vouloir condescendre ? ALBERT, bas. Il est vrai qu'à l'instant je pourrai lui reprendre. Haut, à Agathe.Tiens, voilà cet argent : va, puissent au procèsCes cent louis prêtés donner un bon succès ! AGATHE, prenant la bourse. Je suis sûre à présent du gain de notre affaire : Mais ce secours m'était tout-à-fait nécessaire.Donne à mon procureur, Lisette, cet argent :Je crois qu'à me servir il sera diligent. LISETTE. Il n'y manquera pas. ÉRASTE. Comptez aussi, madame,Que je veux vous servir, et de toute mon âme. AGATHE. Je reviens sur mes pas en habit plus décent,Pour aller avec vous, dans ce besoin pressant,Solliciter mon juge, et demander justice. À Albert.Adieu. Qu'un jour le ciel vous rende ce service !Qu'une veuve est à plaindre, et qu'elle a de tourments, Quand elle a mis au jour de méchants garnements ! SCÈNE V. Lisette, Éraste, Albert. LISETTE, bas, à Éraste, lui remettant la bourse. Voilà de quoi, Monsieur, avancer votre affaire. ÉRASTE, bas, à Lisette. J'aurai soin du procès ; je sais ce qu'il faut faire. ALBERT, à Lisette qui sort. Prends bien garde à l'argent. LISETTE. N'ayez point de chagrin ;J'en réponds corps pour corps, il est en bonne main. SCÈNE VI. Albert, Éraste. ALBERT. Vous voyez à quel point cette folie augmente.Votre homme ne vient point, et je m'impatiente. ÉRASTE. Je ne sais qui l'arrête : il devrait être ici.Mais je le vois qui vient ; n'ayez plus de souci. SCÈNE VII. Albert, Éraste, Crispin. ALBERT, à Crispin. Eh ! Monsieur, venez donc. Avec impatience Tous deux nous attendons ici votre présence. CRISPIN. Un savant philosophe a dit élégamment :« Dans tout ce que tu fais hâte-toi lentement.»J'ai depuis peu de temps pourtant bien fait des choses,Pour savoir si le mal dont nous cherchons les causes Réside dans la basse ou haute région :[Note : Hippocrate : le père de la médecine, né en l'an 460 avant JC, dans l'île de Cos. (...) Les principaux [traités] sont les traités de la Nature de l'Homme, où se trouve la théorie célèbre des quatre humeurs (sang, flegme, bile, atrabile) (...) (Dict. Universel d'Hist. et de Géo; Bouillet)][Note : Galien (Claude) : célèbre médecin grec, né à Pergame en 131 de JC, mort en 200, était fils de Nicon, habile architecte. (...) Galien est après Hippocrate le premier médecin de l'antiquité. (Dict. Universel d'Hist. et de Geo; Bouillet)]Hippocrate dit oui, mais Galien dit non ;Et, pour mettre d'accord ces deux messieurs ensemble,Je n'ai pas, pour venir, trop tardé, ce me semble. ALBERT. Vous voyez donc, monsieur, d'où procède son mal ? CRISPIN. Je le vois aussi net qu'à travers un cristal. ALBERT. Tant mieux. Vous saurez que, depuis tantôt, la belleSent toujours de son mal quelque crise nouvelle :En ces lieux écartés, n'ayant nuls médecins,Monsieur m'a conseillé de la mettre en vos mains. CRISPIN. Sans doute elle serait beaucoup mieux dans les siennes ;Mais j'espère employer utilement mes peines. ALBERT. Vous avez donc guéri de ces maux quelquefois ? CRISPIN. Moi ? Si j'en ai guéri ? Ah ! Vraiment, je le crois.Il entre dans mon art quelque peu de magie. Avec trois mots, qu'un juif m'apprit en Arabie,Je guéris une fois l'infante de Congo,Qui vraiment avait bien un autre vertigo.Je laisse aux médecins exercer leur scienceSur les maux dont le corps ressent la violence : Mais l'objet de mon art est plus noble ; il guéritTous les maux que l'on voit s'attaquer à l'esprit.Je voudrais qu'à-la-fois vous fussiez maniaque,Atrabilaire, fou, même hypocondriaque,Pour avoir le plaisir de vous rendre demain Sage comme je suis, et de corps aussi sain. ALBERT. Je vous suis obligé, monsieur, d'un si grand zèle. CRISPIN. Sans perdre plus de temps, entrons chez cette belle. ALBERT, l'arrêtant. Non, s'il vous plaît, monsieur, il n'en est pas besoin ;Et de vous l'amener je vais prendre le soin. SCÈNE VIII. Éraste, Crispin. ÉRASTE. Tout va bien. La fortune à nos voeux s'intéresse.Agathe, en ton absence, avec un tour d'adresse,A su tirer d'Albert ces cent louis comptants. CRISPIN. Comment donc ? ÉRASTE. Tu sauras le tout avec le temps.Nous avons maintenant, sans chercher davantage, De quoi sauver Agathe et nous mettre en voyage.Pourvu qu'un seul moment nous puissions écarterCe malheureux Albert, qui ne la peut quitter :Tant qu'il suivra ses pas, nous ne saurions rien faire. CRISPIN. Reposez-vous sur moi ; je réponds de l'affaire. Vous avez de l'esprit, je ne suis pas un sot,Et la fausse malade entend à demi-mot. ÉRASTE. J'imagine un moyen des plus fous ; mais qu'importe !La pièce en vaudra mieux, plus elle sera forte.Il faut convaincre Albert qu'avec de certains mots, Ainsi que tu l'as dit déjà fort à propos,Tu pourrais la guérir de cette maladie,Si quelque autre voulait prendre la frénésie.Je m'offrirai d'abord à tout évènement.Laisse-moi faire après le reste seulement : Va, si de belle peur le vieillard ne trépasse,Il faudra, pour le moins, qu'il nous quitte la place. CRISPIN. Mais comment voulez-vous qu'Agathe à ce dessein,Sans en avoir rien su, puisse prêter la main ? ÉRASTE. Je l'instruirai de tout, je t'en donne parole. Mais songe seulement à bien jouer ton rôle ;Et lorsque dans ces lieux Agathe reviendra,Amuse le vieillard du mieux qu'il se pourra,Pour me donner le temps d'expliquer le mystère,Et lui dire en deux mots ce qu'elle devra faire. Albert ne peut tarder. Mais je le vois qui sort. SCÈNE IX. Lisette, Éraste, Albert, Crispin. CRISPIN, à part. Dieu conduise la barque, et la mette à bon port ! ALBERT. Ah ! Messieurs, sa folie à chaque instant augmente ;Un transport martial à présent la tourmente.De l'habit dont jadis elle courait le bal, Elle s'est mise en homme, à cet excès fatal.Elle a pris aussitôt un attirail de guerre,Un bonnet de dragon, un large cimeterre.Elle ne parle plus que de sang, de combats :Mon argent doit servir à lever des soldats ; Elle veut m'enrôler. SCÈNE X. Albert, Éraste, Agathe, Lisette, Crispin. AGATHE, en justaucorps, avec un bonnet de dragon. Morbleu, vive la guerre !Je ne puis plus rester inutile sur terre.Mon équipage est prêt. À Éraste.Ah ! Marquis, en ce lieuJe te trouve à propos, et viens te dire adieu.J'ai trouvé de l'argent pour faire ma campagne ; Et cette nuit enfin je pars pour l'Allemagne. ALBERT. Ciel ! Quel égarement ! AGATHE. Parbleu ! Les officiersSont malheureux d'avoir affaire aux usuriers :Pour tirer de leurs mains cent mauvaises pistoles,Il faut plus s'intriguer, et plus jouer de rôles ! Celui qui m'a prêté son argent, je le tiensPour le plus grand coquin, le plus juif, le plus chienQue l'on puisse trouver en affaires pareilles :Je voudrais que quelqu'un m'apportât ses oreilles.Enfin me voilà prêt d'aller servir le roi ; Il ne tiendra qu'à toi de partir avec moi. ÉRASTE. Partout où vous irez, je suis de la partie. Bas, à Albert.Il faut, avec prudence, entrer dans sa manie. AGATHE. Je quitte avec plaisir l'étendard de l'amour.Je puis, sous ses drapeaux, aller loin quelque jour. J'ai mille qualités, de l'esprit, des manières ;Je sais l'art de réduire aisément les plus fières.Mais quoi ! Que voulez-vous ? Je ne suis point leur fait,Le beau sexe sur moi ne fit jamais d'effet.La gloire est mon penchant, cette gloire inhumaine À son char éclatant en esclave m'enchaîne.Ce pauvre sexe meurt et d'amour et d'ennui,Sans que je sois tenté de rien faire pour lui.Plus de délais : je cours où la gloire m'appelle. À Crispin.Amène mes chevaux. L'occasion est belle ; Partons, courons, volons. Éraste parle bas à Agathe. CRISPIN, à Albert. Je ne la quitte pas,Et suis prêt à la suivre au milieu des combats. Albert surprend Éraste parlant bas à Agathe. ÉRASTE, à Albert. J'examinais ses yeux. à ce qu'on peut comprendre,Quelque accès violent sans doute va la prendre,Lequel sera suivi d'un assoupissement : Ordonnez qu'on apporte un fauteuil vitement. AGATHE. Qu'il me tarde déjà d'être au champ de la gloire !D'aller aux ennemis arracher la victoire !Que de veuves en deuil ! Que d'amantes en pleurs !Enfants, suivez-moi tous ; ranimez vos ardeurs. Je vois dans vos regards briller votre courage.Que tout ressente ici l'horreur et le carnage.La baïonnette au bout du fusil. Ferme ; bon :Frappez. Serrez vos rangs ; percez cet escadron.Les coquins n'oseraient soutenir notre vue. Ah ! Marauds, vous fuyez ! Non, point de quartier ; tue. Elle tombe comme évanouie dans un fauteuil. CRISPIN. En peu de temps, voilà bien du sang répandu. ALBERT. Sans espoir de retour elle a l'esprit perdu. CRISPIN. Tout se prépare bien ; je la vois qui repose. Il parle à l'écart à Albert, tandis qu'Éraste parle bas à Agathe.Son mal, à mon avis, ne provient d'autre chose Que d'une humeur contrainte, un esprit irrité,Qui veut avec effort se mettre en liberté.Quelque démon d'amour a saisi son idée. LISETTE. Comment ! La pauvre fille est-elle possédée ! CRISPIN. Ce démon violent, dont il la faut sauver, Est bien fort, et pourrait dans peu nous l'enlever.Si j'avais un sujet, dans cette maladie,En qui je fisse entrer cet esprit de folie,Je vous répondrais bien... ALBERT. Lisette est un sujetQui, sans aller plus loin, vous servira d'objet. LISETTE. Je vous baise les mains, et vous donne paroleQue je n'en ferai rien : je ne suis que trop folle. ÉRASTE, à Crispin. Hâtez-vous donc. Son mal augmente à chaque instant. CRISPIN. Malepeste ! Ceci n'est pas un jeu d'enfant.On ne saurait agir avec trop de prudence. Quand dans le corps d'un homme un démon prend séance,Je puis, sans me flatter, l'en tirer aisément ;Mais dans un corps femelle, il tient bien autrement. ÉRASTE, à Albert. Pour savoir aujourd'hui jusqu'où va sa science,Je veux bien me livrer à son expérience. Je commence à douter de l'effet ; et je croisQu'il s'est voulu moquer et de vous et de moi.Je veux l'embarrasser. CRISPIN. Moi, je veux vous confondre,Et vous mettre en état de ne pouvoir répondre.Mettez-vous auprès d'elle. Eh ! Non ; comme cela, Un genou contre terre, et vous tenez bien là,Toujours sur ses beaux yeux votre vue assurée,Votre main dans la sienne étroitement serrée. À Albert.Ne consentez-vous pas qu'il lui donne la main,Pour que l'attraction se fasse plus soudain ? ALBERT. Oui, je consens à tout. CRISPIN. Tant mieux. Sans plus attendre,Vous verrez un effet qui pourra vous surprendre. Il fait quelques cercles avec sa baguette sur les deux amants, en disant, Microc, salam, hypocrata. AGATHE, se levant de son fauteuil. Ciel ! Quel nuage épais se dissipe à mes yeux ! ÉRASTE, se levant. Quelle sombre vapeur vient obscurcir ces lieux ! AGATHE. Quel calme en mon esprit vient succéder au trouble ! ÉRASTE. Quel tumulte confus dans mes sens se redouble !Quels abîmes profonds s'entr'ouvrent sous mes pas !Quel dragon me poursuit ! Ah ! Traître, tu mourras :D'un monstre tel que toi je veux purger le monde. Il poursuit Albert l'épée à la main. CRISPIN, se mettant au-devant d'Éraste, à Albert. Ah ! Monsieur, évitez sa rage furibonde. Sauvez-vous, sauvez-vous. ÉRASTE. Laissez-moi de son flancTirer des flots mêlés de poison et de sang. CRISPIN, retenant Éraste. Aux accès violents dont son coeur se transporte,Je vois que j'ai donné la dose un peu trop forte. ÉRASTE. Je le veux immoler à ma juste fureur. CRISPIN, de même. N'auriez-vous point chez vous quelque forte liqueur,De bon esprit de vin, des gouttes d'Angleterre,Pour calmer cet esprit et ces vapeurs de guerre ?Il s'en va m'échapper. ALBERT, tirant sa clef. Oui, j'ai ce qu'il lui faut.Lisette, tiens ma clef ; va, cours vite là-haut ; Prends la fiole où... LISETTE. Je crains en ce désordre extrême,De faire un quiproquo ; vous feriez mieux vous-même. CRISPIN, de même. Courez donc au plus tôt. Laisserez-vous périrUn homme qui, pour vous, s'est offert à mourir ? LISETTE, poussant Albert. Allez vite ; allez donc. ALBERT, sortant. Je reviens tout-à-l'heure. SCENE XI. Éraste, Agathe, Lisette, Crispin. ÉRASTE. Ne perdons point de temps, quittons cette demeure.Ce bois nous favorise ; Albert ne saura pasDe quel côté l'amour aura tourné nos pas. AGATHE. Je mets entre vos mains et mon sort et ma vie. LISETTE. Vive, vive Crispin ! Et vivat la folie ! Allons courir les champs, pour remplir notre sort,Et le laissons tout seul exhaler son transport. SCÈNE XII. ALBERT, seul, tenant une fiole. J'apporte un élixir d'une force étonnante...Mais je ne vois plus rien. Quel soupçon m'épouvante ?Lisette ! Agathe ! Ô ciel ! Tout est sourd à mes cris. Que sont-ils devenus ? Quel chemin ont-ils pris ?Au voleur ! À la force ! Au secours ! Je succombe.Où marcher ? Où courir ? Je chancelle ; je tombe.Par leur feinte folie ils m'ont enfin séduit ;Et moi seul en ce jour j'avAis perdu l'esprit. Voilà de mon amour la suite ridicule.Ah ! Maudite bouteille, et vieillard trop crédule !Allons, suivons leurs pas ; ne nous arrêtons plus.Traîtres de ravisseurs, vous serez tous pendus.Et toi, sexe trompeur, plus à craindre sur terre Que le feu, que la faim, que la peste et la guerre,De tous les gens de bien tu dois être maudit ;Je te rends pour jamais au diable qui te fit. ==================================================