******************************************************** DC.Title = CLÉAGÉNOR et DORISTÉE, TRAGI-COMÉDIE. DC.Author = ROTROU, Jean DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Pastorale DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 01/02/2021 à 07:00:12. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/ROTROU_CLEAGENOR.xml DC.Source = http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k72404c DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** CLÉAGÉNOR et DORISTÉE TRAGI-COMÉDIE M. DC.XXX IV PAR Mr DE ROTROU Représenté pour la première fois en 1634. PERSONNAGES CLÉAGÉNOR, serviteur de Doristée. THÉANDRE, ami de Cléagénor. OZANOR, ami de Ménandre. DORISTÉE, maîtresse de Cléagénor. PREMIER VOLEUR. DEUXIÈME VOLEUR. ARCHERS. PHILEMOND, Doristée en habit de Page. LE CONSEILLER. DORANTE, femme de Théandre. DIANE, damoiselle de Dorante. PHILACTE, serviteur de Théandre. ACTE I SCÈNE I. CLÉAGÉNOR. Vallons, antres, rochers confidents de mes peines,Où se termineront mes courses incertaines,Et quel secret destin arrête ici mes pas À chercher vainement ce que vous n'avez pas.J'ai monté des rochers les plus superbes têtes ; J'ai vu sous moi les lieux où se font mes tempêtes ;J'ai cherché Doristée aux antres plus cachés,Qu'un mortel, sans mourir, ait encore approchés.J'ai vu ce que Neptune en mille endroits enserre,Et l'onde m'est ingrate aussi bien que la terre, Le Ciel impitoyable à mon mal infini Rend ma poursuite vaine et ce rapt impuni,Un Rival insolent triomphe de ma gloire,Il butine les fruits d'une injuste victoire ;Et durant ces transports, Doristée en ces bras Pleure bien mon malheur, mais ne l'allège pas.De son honneur, Menandre assouvit son ennuie :Ô Dieux ! à ce penser je conserve la vie Contre un mal si cruel mon courage est si fort,Et je vis si longtemps quand mon espoir est mort. SCÈNE II. Théandre, Cléagénor. THÉANDRE. Que je dois à mon sort un bien inestimable,Ô vue inespérée ! Ô rencontre agréable ;Je vois Cléagénor. Mais quel sujet de pleurs Peut obliger ses yeux d'en arroser ces fleurs. CLÉAGÉNOR. Théandre permets-moi d'accuser ma fortune, Et de nommer ici ta rencontre importune,Je ne puis que blâmer le sort injurieux Qui rend ma lâcheté si visible à tes yeux. THÉANDRE. Quel est cet accident ? CLÉAGÉNOR. Juge de mon martyre,Et que l'amour doit être dans un coeur qui soupire. THÉANDRE. Comment, Cléagénor est de ces amoureux,Qu'Amour rend à son gré content et malheureux ;Il verrait à ses voeux quelque borne prescrite,Et ne pourrait pas tout avec tant de mérite. CLÉAGÉNOR. Je ne me défends point en l'état où je suis. Me plaindre et soupirer est tout ce que je puis,Exerce en ma faveur cette bouche éloquente,Peins-moi comme il te plaît, fais ce qui te contente :Mais crois que sans regret je ne puis voir le jour,Comme le plus chétif des esclaves d'Amour. THÉANDRE. Que j'apprenne en deux mots ton servage et tes peines. CLÉAGÉNOR. Ce déplorable état où mes jours sont réduits,Mais combien ce discours accroîtra mes ennuis :Si tu me veux laisser la force qui me reste,Ami, dispense-moi d'un rapport si funeste Écoute toutefois. THÉANDRE. Non, non n'achève pas. CLÉAGÉNOR. J'aimerai ce discours, s'il cause mon trépas,Écoute, et si jamais ton âme fut atteinte :Crois que ton jugement approuvera ma plainte J'aime, et les plus beaux yeux que je pouvais aimer Ont enfin, cher ami, l'honneur de m'enflammer.Doristée est l'objet dont les aimables charmes. THÉANDRE. Et tu n'achèves point. CLÉAGÉNOR. Laisse couler mes larmes,C'est celle que je sers. THÉANDRE. Je ne la connais pas. CLÉAGÉNOR. Florence a vu briller et naître ses appas : C'est là que cet objet dont toute âme est ravie A tenu ma raison sous ses lois asservie,Et que cette beauté par des voeux mutuels Rendit comme les siens mes voeux continuels.Nous flattions à l'envi notre commun martyre, Et l'amour eut sur nous un si paisible empire,Que nous n'avons jamais dû penser seulement Tous deux, ni murmuré ni plaint notre tourment :Nos parents approuvaient notre amitié commune,En ce temps j'eusse osé défier la fortune : Et parmi ces douceurs nous semblions à la Cour Être moins les captifs que les maîtres d'amour.Les plus heureux Amants ne pouvaient sans envie Comparer leur repos au bien de notre vie. THÉANDRE. Donc quel revers du sort te rend si mécontent, Je ne vois point encore de quoi t'affliger tant. CLÉAGÉNOR. Je n'adorais pas seul cette rare merveille,Pour elle un Cavalier eut une ardeur pareille,Mais il fit sur son coeur d'inutiles efforts,Et ne la trouva point sensible à ses transports : Il tâche à traverser notre commune joie ;Mais tout rit à mes voeux quelque effort qu'il emploie :Et le Soleil enfin nous amenait le jour,Qu'hymen nous préparait le fruit de notre amour Juge de quels transports je me sentais atteindre. THÉANDRE. Jusqu'ici tout va bien et tu n'es point à plaindre. CLÉAGÉNOR. Aussi te figurant ce plaisir sans égal,Je veux que par mon bien tu juges de mon mal :La veille de ce jour qui rendait ma fortune À nul autre pareille, avec nulle commune, Attendant un festin dressé superbement À deux pas de mon parc elle et moi seulement Car nous célébrions là cet heureux hyménée,Nous parlions à l'envi de notre destinée.Et par mille baisers et donnés et rendus, Je cueillais les premiers des fruits qui m'étaient dûs Quand trois hommes armés, extrême violence,Le poignard sur le sein m'imposent le silence :Et trois dedans le char qui les avait portés,Jettent cet abrégé de toutes les beautés : Le cocher aussitôt touche avec tant d'adresse,Que rien de ses chevaux n'égale la vitesse :Et ceux qui me tenaient montant d'un saut léger Des coursiers de grand prix criaient pour m'affliger.La Victoire est à nous Menandre a Doristée, Et moi, l'âme à ces mots de fureur agitée :Je suis, mais vainement leur course que le pas Des chevaux du Soleil même n'égale pas.Enfin le coeur saisi de l'ennui qui me presse ;[Note : On lit 'ennry' dans l'édition originale, nous transcrivons 'ennui'.]Je tombe en les suivant, mon courage me laisse : Je sens clore mes yeux, je perds tout sentiment,Et je reste en ce lieu froid et sans mouvement. THÉANDRE. Ô sensible malheur ! CLÉAGÉNOR. Juge si l'assemblée,Pour notre éloignement se voit longtemps troublée.On nous chercha partout dans le parc, dans le bois, Et l'on me trouve enfin en l'état où j'étais,On me crut mort longtemps, et tous en soupirèrent :Mais je revis le jour, leurs pleurs me ramenèrent Et je leur racontai cet accident fatal,Qui faisait de mon bien triompher mon rival, On mène au logis, où tout le monde en armes Se dispose à chercher cet auteur de mes larmes,Mais las ! depuis trois mois on poursuit vainement Ce traître usurpateur d'un trésor si charmant,On court sur la solide, et sur l'humide plaine, Et dessus toutes deux mon espérance est vaine On visite sans fruit l'un et l'autre élément :Je ne dois plus chercher que la mort seulement. THÉANDRE. Ami ta peine est grande, il faut que je l'avoue ;Ainsi de notre espoir la fortune se joue : Ainsi les plus heureux ont un frêle destin Et tel n'est pas le soir ce qu'il fut le matin Suivrai-je avec toi cette route incertaine [Note : Dans le texte original on lit 'Suiverai-je' pour obtenir 12 syllabes au vers.]N'épargne ni mon temps, ni mes pas, ni ma peine Je t'offre tous mes soins. CLÉAGÉNOR. Ils seraient superflus, Mon malheur est extrême car je n'espère plus,Je n'attends que la mort, à Dieu. THÉANDRE. Quoi de la sorte ? CLÉAGÉNOR. On mène devant moi le cheval qui me porte,Et j'étais descendu pour prendre un peu de l'eau Qui m'a paru si belle au fond de ce ruisseau : Mais j'ai beaucoup tardé. THÉANDRE. Qu'au moins la complaisance,Un jour ou deux chez nous captive ta présence,La maison n'est pas loin. CLÉAGÉNOR. Un célèbre serment De ne me reposer jour, heure, ni moment,Qu'après quelques nouvelles apprises de ma perte Me défend d'accepter cette franchise offerte Et m'oblige à chercher Menandre, ou le trépas.À Dieu. THÉANDRE. Je plains ton mal, le Ciel guide tes pas. CLÉAGÉNOR Il s'en va seul. Si de son châtiment ma mort était suivie Je perdrais sans regret la lumière et la vie Son mal soulagerait mon tourment infini :Mais il faut que je meure, et qu'il soit impuni,Mon trépas avancé dissipera sa crainte Il retiendra mon bien avecque moins de crainte Et je ne puis mourir qu'avec ce déplaisir, De rendre son repos égal à son désir. SCÈNE III. Ozanor, Doristée, Cléagénor. DORISTÉE sous des habits de page dans le bois avec Ozanor qui la veut forcer. Je suis morte, au secours. CLÉAGÉNOR. Quelle plainte effroyable Arrive à mon oreille. OZANOR. Ingrate, impitoyable Fais cesser mes efforts, et sois-moi par douceur,Ce qu'un juste butin est à son possesseur. CLÉAGÉNOR. L'ombre et l'éloignement les cache de ma vue,Avançons dans le bois. DORISTÉE. Ô Ciel je suis perdue !Ô Dieux ! quel accident obtient votre secours Si ma plainte équitable ici vous trouve sourd,Frappe, j'attends le coup ma gorge s'est offerte ? Pourquoi diffères-tu le moment de ma perte,Crois-tu que mon honneur se rende à tes efforts,Et posséder vivant ce misérable corps. CLÉAGÉNOR. Ô Dieux qu'ai-je entendu. OZANOR. Qu'une vaine chimère Rende ainsi ton humeur à toi-même contraire, T'oblige à la tenir plus chère que le jour Et préférer enfin la mort à mon amour,Es-tu si simple encore. DORISTÉE. Éprouve âme perfide,Cette simplicité, par cet acte homicide :Crois-tu que ta fureur m'épouvante beaucoup, Et que mon bras timide en détourne le coup,Non non, ce sein est prêt, suis ta brutale envie Pour sauver mon honneur j'abandonne ma vie Qu'en ce même moment le jour me soit ôté Ta longueur inhumain accroît ta cruauté. OZANOR. Méprises-tu mes voeux après mon assistance,Mes soins en ce refus ont-ils leur récompense :Menandre aurait cent fois assouvi ses desseins Si ma compassion t'eut laissé en ses mains. CLÉAGÉNOR. C'est elle. OZANOR. Et pour tout prix de t'en avoir sauvée, Je n'ai que ta rigueur et ta haine éprouvée,Tu me dois ton honneur. DORISTÉE. Il est vrai ? mais veux-tu,Qu'un vice récompense un acte de vertu,Et tu veux te payer d'un secours légitime Contre son attenta par un semblable crime Ton secours à ce prix m'était vendu trop cher,Peut-être que mes pleurs auraient pu le toucher,Depuis que mon honneur tomba sous sa puissance,Il s'est entretenu par sa seule défense Les soupirs et les pleurs ont des charmes si forts : Qu'ils différaient toujours ses extrêmes efforts :Et ton secours accroît la peur que j'ai soufferte,En l'espoir du salut j'ai rencontré ma perte :Ton esprit indulgent à tes sales désirs Ne peut être touché de pleurs ni de soupirs. OZANOR. C'est trop de liberté, et ton ingratitude Tiens mes timides sens sous une loi trop rude.Inhumaine un mépris si sensible et si fort Fait de la violence un légitime effort,Je ne respecterai plaintes, soupirs, ni larmes Leur pouvoir est moins fort que celui de tes charmes. DORISTÉE. Ô Ciel ! ô Dieux cruels ! OZANOR. Rien ne peut divertir,En l'état où je suis. CLÉAGÉNOR allant à lui l'épée à la main. Ton juste repentir Que les Dieux irrités. OZANOR tombant mort. Ô sinistre aventure ! CLÉAGÉNOR. T'envoient par ma main, horreur de la nature, Et puisque son honneur dépend de ton trépas. OZANOR. Je meurs, et les Enfers s'ouvrent dessous mes pas,Ô destins inhumains ! DORISTÉE. Ô rencontre propice,Où le Ciel au besoin témoigne sa justice :Généreux Cavalier. Dieux ! C'est Cléagénor. CLÉAGÉNOR. Beaux astres de mes jours, je vous revois encor,Je revois Doristée. DORISTÉE. Ô malheur salutaire,Dont je tiens tout mon bien. CLÉAGÉNOR. Ô fortune prospère !Exaltons à l'envi la justice des Dieux Dont le soin provident m'a conduit en ces lieux : Eclaircis mes soupçons, que je brûle d'entendre,Comment on t'a sauvé des efforts de Menandre,Et comment ce voleur a su te secourir,Et me garder mon bien le voulant acquérir. DORISTÉE. Deux mots te l'apprendront, mais ma faiblesse extrême M'empêche d'avancer, entends-le ici même,Le chemin que j'ai fait, et la peur que j'avais M'ont presque fait faillir l'usage de la voix :Laisse-moi reposer sur cette humide couche,Un instant seulement avant qu'ouvrir la bouche. CLÉAGÉNOR. Bannis toute contrainte, et pour reposer mieux Souffre que le sommeil ici ferme tes yeux :J'attendrai ton réveil, car j'aurai trop de joie En ce nouveau bonheur, pourvu que je te voie. DORISTÉE appuyée sur les genoux de Cléagénor. Mes yeux sont trop ravis de revoir tes appas, Et le plus doux sommeil ne les fermerait pas. CLÉAGÉNOR. T'obligeant à parler, je crains de te déplaire. DORISTÉE. Non, ma voix de retour t'offre à te satisfaire,Écoute le succès de l'accident fatal,Qui livra mon honneur aux mains de son rival. Le cours précipité du char où je fus mise,Où la vue un moment ne me fut pas permise,Me rendit sur le soir en un fort écarté,Tel que l'on nous figure un Palais enchanté,Et dont j'imaginais les routes inconnues, Comme d'un nouveau monde, ou tombante des nues,Arrivé en ce lieu, caressant ses amis,Par vous, leur dit Menandre, enfin tout m'est permis :Par vous j'ai Doristée, à ce mot il s'avance,Et croyant obtenir un baiser sans défense. C'en est fait, me dit-il, mes vainqueurs sont vaincus,Et j'ai sur eux enfin tous les droits qu'ils ont eus :Je l'approche, et ma main sensible à cette injure,Sur sa joue aussitôt imprime sa figure :Tous demeurent confus, lui plus confus que tous : J'espère un jour, dit-il, un traitement plus doux ;Ou si vous demeurez à mes voeux si contraire,La force m'obtiendra le plaisir que j'espère.Depuis en ce beau lieu, tombeau de mon bonheur,Il a de cent moyens assailli mon honneur. Les offres, les serments, et quelquefois les larmes En ce combat injuste étaient ses vaines armes :Et quand il s'emportait aux extrêmes efforts,Mes pleurs et mes soupirs demeuraient les plus forts.J'attendrai, disait-il, la juste repentance, Qui vous doit faire un jour couronner ma constance :Tout cède, tout se rend à la suite des jours,Et le temps a dompté des lions et des ours.Enfin de la menace il passe à l'artifice,Et comme Ozanor au détestable office, De me faire agréer les desseins criminels. CLÉAGÉNOR. Ô Ciel ! que faisaient lors les foudres éternels. DORISTÉE. Le traître que je nomme est ce brutal infâme,À qui pour mon secours ton bras vient d'ôter l'âme :Il passa le dessein de sa commission, Et du tourment d'un autre il fit sa passion.Après les premiers jours qu'il parlait de Menandre,Il ne me pressa plus de le voir, de l'entendre,Et de son Confident devenu son Rival,Au lieu du mal d'un autre, il parlait de son mal : Les respects qu'il feignait, ses voeux, sa modestie,Me firent écouter l'avis de sa sortie.Je n'attends, disait-il, la fin de mon tourment Que de votre dessein que je suis seulement :Ma prière à ces mots presse ma délivrance ; Je sens régir mes yeux, j'estimais ma présence :Ma voix le refusant, mes yeux lui promettaient Et le charmaient encore tous mouillés qu'ils étaient.Ainsi croyant déjà sa victoire certaine Sos ces faux vêtements il me tira de peine : Mais bientôt ce brutal fit renaître mes soins :Car sitôt qu'il se vit seul libre et sans témoins :Ravi de son butin, l'oeil gai, l'âme contente,Il me sollicita d'accomplir son attente :J'ai tâché par mes pleurs d'éteindre ses désirs, Mais son coeur indulgent à ses sales plaisirs,A toujours conservé sa passion brutale,Et ce bois secondait son attente fatale.Quand le Ciel a permis que ta rare valeur,Ait par son châtiment diverti ce malheur. CLÉAGÉNOR. Maintenant mon souci, craignant quelque poursuite,Assurons notre amour par une prompte fuite :Théandre, un Cavalier qui m'aime chèrement M'a chez lui ce matin offert un logement,Sa maison n'est pas loin, la route en est secrète, Approchons, s'il se peut, cette heureuse retraite,Où nos soins consommés, et nos tourments bannis Nous laisseront goûter des tourments infinis. DORISTÉE. Mes pas en ce besoin forceront ma faiblesse ;Mais je ne puis dompter une soif qui me presse Mes discours ont accru cette soif tellement,Qu'à peine je pourrai la souffrir un moment :Qu'un peu d'eau, cher Amant, soulagerait ma peine,Si mon bonheur ici t'offrait une fontaine. CLÉAGÉNOR. Attendez seulement, un ruisseau dans ce bois En a fourni tantôt à la soif que j'avais.Je reviens de ce pas. DORISTÉE. Ma faiblesse est extrême,Et ne me permet pas de m'y porter moi-même :Ou l'apporteras-tu, cours tôt, si ce n'est loin. CLÉAGÉNOR. Mon chapeau me fera cet office au besoin. DORISTÉE seule. Arbitres des mortels, que l'humaine prudence Est faible, comparée à votre providence :Car ce pouvoir fatal de tout éprouvé,Notre destin penchant est bientôt relevé.Quelques efforts qu'emploie un damnable artifice, Vous sauvez la vertu des injures du vice,Et l'on voit tous les jours vos favorables soins,Accorder plus de bien à qui l'attend le moins. SCÈNE IV. Deux Voleurs, Doristée. 1er VOLEUR. Ami, vois cet homme assis en cette plaine. 2ème VOLEUR. Son habit promet moins de profit que de peine : Le bien n'arrête point dans les mains de ces gens Affamés, et toujours à leur ventre indulgent. 1er VOLEUR. Voyons-le toutefois. DORISTÉE. Ô Dieux à cette vue,Que mes sens sont troublés, que mon âme est émue.Fuirai-je ces voleurs, leur geste et leur façon Ne confirme que trop mon timide soupçon :Mais je fuirais en vain si faible et si lassée,Qu'avant qu'être en ce bois ils m'auraient devancée. 1er VOLEUR. La bourse Camarade. DORISTÉE. Hélas ! pauvre inconnu,Sans maître, sans pays, si mal fait et si nu : Qu'espérez-vous de moi, prenez ce qui me reste De ma captivité, ce signe manifeste,Ce vieil habillement, ce reste de mon bien,Et croyez que l'ayant vous ne me laissez rien. 2ème VOLEUR. C'est trop, et ton trépas [Note : Il semble manquer une partie au vers 340.]Suivra ta résistance, ou tu suivra nos pas. DORISTÉE tout bas. Ô ciel ! de quel malheur ma fortune est suivie,Appelant du secours, je hasarde ma vie,Il leur faut obéir. 2ème VOLEUR. Si tu réponds un mot :Tu consultes pendard. DORISTÉE. Je vous suis. 2ème VOLEUR. Marche tôt. SCÈNE V. CLÉAGÉNOR portant de l'eau dans son chapeau. En voilà, Doristée, et de claire et de belle :Mais quelle prompte peur ? quelle frayeur nouvelle Détruit mon espérance et glace mes esprits ?Montre-toi, Doristée, ou réponds à mes cris.Quoi, tu ne parais plus, ô disgrâce infinie : Quel sort a de tes lieux ta lumière bannie ?Menandre une autre fois t'arrache de mes bras ;C'est lui, n'en doutons plus, courons après ces pas :Car de l'imaginer ou volage ou perfide. SCÈNE VI. Les Archers, Cléagénor. 1er ARCHER voyant le corps d'Ozanor. Arrête. CLÉAGÉNOR. Ô Dieux cruels ! 2ème ARCHER. Confesse l'homicide : Amis qu'on le saisisse. CLÉAGÉNOR, mettant l'épée à la main. Ô destins inhumains :Il est vrai, cette mort est un coup de mes mains,Mais plus juste, cruels, que votre violence. 1er ARCHER. On sait de tes pareils réprimer l'insolence :Donnons. CLÉAGÉNOR, se laissant saisir. Ô Ciel ingrat ! Ô rigoureux destin. 1er ARCHER. Que de gré l'on amène ou traîne ce mutin,Que cette résistance à ma force équitable En la confession fait voir assez coupable.Vous, emportez ce corps. CLÉAGÉNOR. Ô Dieux ! par ce danger,Que je cesse de vivre, ou vous de m'affliger. ACTE II SCÈNE I. Les deux Voleurs, Doristée, sous le nom de Philemond. 1er VOLEUR. Ami, puisque le sort t'appelle à l'exercice D'un si triste, si vil, mais profitable office :Apprends en peu de mots l'unique invention De bientôt exceller en ta profession :On admet parmi nous pour première maxime Les mots de vol, larcin, meurtre, carnage, crime,Et l'on permet les noms de voleur, de pendard,Ou pires qualités comme termes de l'art.Cet art sans différence arrache à qui ne donne,Et comme la justice, il n'excepte personne. Notre office au besoin permet l'embrasement,Nous admettons la force et le violement :Il bannit de ses lois toute délicatesse,Le jeu, le long sommeil, la crainte, la paresse,Et les friands repas, si ce n'est sur le soir, Quand le butin du jour a suivi notre espoir.Lors Bacchus est souffert en notre compagnie,Nous goûtons de son jus la douceur infinie,Et trop forts avec lui, nous buvons à pleins pots La santé des Archers, et celle des Prévôts. Si quelqu'un d'entre nous est vu d'un mauvais astre,Et qu'il faille mourir, il souffre ce désastre ;Il sait que le malheur à tous nous est commun,Et s'il est généreux n'en accuse pas un :Tous lui donnent des pleurs, et chacun s'en afflige : Ces lois sont l'exercice où ta charge t'oblige :J'ai dans ce peu de mots compris ce qui dépend De ce que ton courage avec nous entreprend.Il reste maintenant d'accomplir ta promesse,Et de nous signaler ta force et ton adresse : Ne fais rien entreprendre à ta confusion,En cet endroit obscur attend l'occasion,Et nous, qu'aucune peur désormais ne possède,Au moindre sifflement serons prêts à ton aide.Nous allons partager les deux coins de ce bois, Sans t'éloigner beaucoup pour la première fois. PHILEMOND. Ô ! que j'attends, Messieurs, avec impatience,L'heureuse occasion d'exercer ma science :Si mon désir extrême est vu d'un bon destin,Quel endroit ? quel logis contiendra mon butin ; Combien vous allez voir de maisons désolées,De coffres nettoyés, de filles violées,Et qu'on verra régner ma réputation Entre les plus hardis de la profession. 2ème VOLEUR. Ton courage me plaît. PHILEMOND. Les fruits de ce courage Apportés en vos mains vous plairont davantage :Si quelqu'un arrêté n'obéit aussitôt,C'est fait que de ses jours, je tue au premier mot.Ah ! Combien sentiront ma fureur inhumaine,Et de combien de sang va rougir cette plaine. 1er VOLEUR. Fais plus et parle moins. PHILEMOND. Vous verrez au besoin. 1er VOLEUR le posant en embuscade. De là, sans être vu, tu découvres de loin. PHILEMOND. Y serons-nous longtemps ? 1er VOLEUR. Non. Et toi Camarade,Cet endroit te plaît-il, fais là ton embuscade ;Je vais un peu plus haut, où les arbres pressés Font que sans être vu l'on voit pourtant assez. PHILEMOND en embuscade. Le gentil exercice. Ô Ciel me peux-tu luire,Et voir toujours le sort si constant à me nuire :Ce corps est menacé, fait esclave, ravi D'un troisième accident le second est suivi. Une heureuse rencontre en traîne une importune,Et je semble être seule en butte à la fortune.Objet de mes désirs, triste Cléagénor,Si tu sais l'accident qui nous sépare encor,Quelle peur te défend une conquête aisée ? Laisses-tu Doristée à leur rage exposée ?Viens cruel, contenter à cette extrémité,L'agréable voleur qui prit ta liberté,Viens être pour jamais le butin de ses charmes,Que tu nommais jadis de si puissantes armes, Et joignant à mon bras l'assistance du tien,Des mains de ces voleurs tâche à tirer ton bien :Hélas ! Cléagénor est sourd à ma prière,Et je demeure en proie à leur main meurtrière :Je ne puis qu'au hasard d'un généreux trépas. 2ème VOLEUR se penchant et découvrant des gens qui passent. St, st. PHILEMOND. C'est que quelqu'un adresse ici ses pas,Il le faut aborder, ô Ciel sois favorable Au dessein de forcer mon destin misérable. SCÈNE II. Théandre, Philemond, Les Voleurs. Suite de THEANDRE. Sus, le cerf reconnu, qu'un glorieux effort. PHILEMOND l'épée à la main. Arrête, j'obéis à la loi de mon sort, Deux voleurs m'ont contraint à ce point d'insolence,Armez-vous avec moi contre leur violence :Et souffrez que je feigne à l'abord seulement :Camarades à moi, la bourse et promptement. THÉANDRE. Ciel, seconde mon bras. 1er VOLEUR. Cédez à la prière. THÉANDRE. Vous ne m'ôterez rien qu'en m'ôtant la lumière. PHILEMOND se tournant de son côté. Donnons, Monsieur. 2ème VOLEUR. Ha traître ! PHILEMOND. En cette trahison Je suis ce que m'enjoint le Ciel et la raison,Vous fuyez lâches coeurs. 1er VOLEUR fuyant. Ô perfidie extrême. THÉANDRE les voyant en fuite. Le Ciel, qui que tu sois te soit propice et t'aime Toi seul as de ces gens le courage glacé,Et je dois mon salut à qui l'a menacé :Qui semblait attaquer a défendu ma vie,Et sans ton assistance elle m'était ravie,Que je sache ton nom et ta condition. PHILEMOND. Hélas ! THÉANDRE. Espère tout de mon affection.Pour toi, s'il est besoin j'exposerai ma tête,Et j'accorderai tout à ta moindre requête. PHILEMOND. Mon sort abject et bas vous fera repentir D'avoir tant obligé qui ne peut repartir. Cet habit montre assez mon servile exercice,Mais je suis simple, au moins loyal, sans artifice,Et si l'on en doutait, plusieurs que j'ai servis Témoigneraient encore l'innocence où je vis.J'ai suivi sans profit la fortune d'un Maître, Qu'entre les plus fameux la France a vu paraître Celiandre la gloire et l'honneur de la Cour.Mais qu'une faute insigne a fait priver du jour ;Il trahit de son Roi le pouvoir légitime,Et sa tête superbe a réparé son crime : Moi, depuis le revers de son sort rigoureux ;Je cherche à qui donner mon service et mes voeux,Et reposant hier en cette aimable plaine,Ce sort injurieux dont j'éprouve la haine Livra ce triste corps aux mains de ces Voleurs, Qui voulaient que mes bras secondassent les leurs ;Et que je prisse part en l'infâme commerce Que la nécessité parmi ces gens exerce :Je leur fis espérer mes soins et mon secours,Et par ce seul moyen j'ai conservé mes jours. Votre rencontre enfin conforme à mon ennuie De leur infâme joug a délivré ma vie,Et j'offre vous offrir ce que je tiens de vous. THÉANDRE. Chez moi, si tu le veux, ton destin sera doux,Ma femme acceptera ton service fidèle, Tes devoirs et tes soins ne dépendront que d'elle,Et toujours parmi nous conservé chèrement,Tes ans se passeront assez utilement. PHILEMOND tout bas. Sans mon Cléagénor, sans bien, sans connaissance,Si chétive, et si loin du lieu de ma naissance, Que puis-je devenir, séjournons en ces lieux Où peut-être le temps nous conseillera mieux.Comblé d'aise, et ravi de l'offre avantageuse Qui doit changer si tôt ma fortune outrageuse ;Je mets le plus haut point de ma félicité À ne suivre jamais que votre volonté. THÉANDRE. Ton nom. PHILEMOND. C'est Philemond. THÉANDRE. Je bénis l'aventure Qui d'un si beau voleur a fait ma créature.Allons. PHILEMOND. Le bel état où le sort m'a réduit,Que je suis obligé à l'astre qui me luit. SCÈNE III . Cléagénor, Le Conseiller. CLÉAGÉNOR. Élargi par vos soins en qui mon innocence A rencontré Monsieur, son unique défense,Quel service éternel, et quels voeux infinis. Le CONSEILLER. Que vous m'obligerez, tous compliments bannis,En n'attribuant point à ce léger office Ce que vous ne devez qu'à la seule justice :Car tous ont estimé l'irréparable effort Qu'attenta le brutal digne d'une autre mort,Et l'on a condamné votre juste colère,Que de n'avoir pas fait sa peine plus sévère. Aucun n'a poursuivi, tous l'ont désavoué,Tous l'ont jugé coupable, et tous vous ont loué. CLÉAGÉNOR. Ô rare affection d'embrasser ma défense,Et se défendre encore de ma reconnaissance,De m'avoir obligé si généreusement, Et de ne souffrir pas même un remerciement :Gloire des vrais amis, rare bonheur de notre âge,Disposez de mes soins employez mon courage,Adieu, verse le Ciel propice à vos desseins,Dans l'hiver de vos ans des fleurs à pleines mains. Le CONSEILLER. Mais après cette vie incertaine, importune,Quelle retraite enfin borne votre fortune ?Lassé de tant d'erreurs, où s'adressent vos pas ?Ma curiosité ne vous déplairait pas. CLÉAGÉNOR. Par un second malheur, privé de Doristée, Où puis-je voir encore ma fortune arrêtée :Vous avez su comment cet astre précieux Après s'être montré, disparut à mes yeux :Vous savez que j'ignore en quel endroit du monde Le Ciel captive enfin son amour vagabonde : J'ignore en quelles mains son destin est tombé,Et dessous tant d'ennuis je n'ai pas succombé.D'offenser sa vertu, de soupçonner sa flamme,Ce penser seulement ne peut m'entrer en l'âme.Il faut que ce Rival, lorsque je m'éloignais, M'ait ravi ce butin une seconde fois :Peut-être qu'à présent sous l'extrême licence Son bonheur succombant n'attend que ma défense :Peut-être que ce soir ce trésor de vertu,Sous un brutal effort doit languir abattu, Et moi, de bois en bois, et de montagne en plaine,Je vais recommencer ma poursuite incertaine.Adieu, priez le Ciel de conduire mes pas,Et de me procurer sa vue ou le trépas. Le CONSEILLER. Qu'il rende votre bien égal à votre ennuie, Qu'il comble de plaisirs le cours de votre vie,Et que cette beauté bientôt entre vos bras Soit la fin de vos maux, et le prix de vos pas. CLÉAGÉNOR, seul. Toi, qui tiens sous tes lois la liberté captive,Possesseur des faveurs, dont mon malheur me prive : Rien ne peut insolent empêcher ton trépas.Quelque endroit où la peur t'ait fait dresser tes pas :Monte aux lieux élevés, où se fait le tonnerre,Cherche pour ton salut le centre de la terre :Prends plus loin, s'il se peut, un salutaire port, L'amour y portera ma vengeance et ta mort :Mes Amis employés, et ma course éternelle Trouveront aux Enfers ton âme criminelle ;Et là je ne voudrais pour tout prix de mes maux Qu'être admis seulement au rang de tes bourreaux, Et qu'il me fût permis d'inventer un supplice Égal à ma colère, et digne de ton vice. SCÈNE IV. Dorante, Diane. DORANTE. Diane, quel effroi, quel signe, quel augure,Menacent mon repos d'une triste aventure :Ces sinistres pensers que je ne puis bannir, Quelque lieu où je sois viennent m'entretenir,Et contre eux ma raison vainement employée Laisse mes sens troublés et mon âme effrayée. DIANE. Madame, observez-vous ces songes décevants,Chimériques objets en nos cerveaux mouvants, Et qui n'ont point d'effet que cette vaine crainte,Dont à leur souvenir nous avons l'âme atteinte Dont à sa fantaisie on se forme les sens,Et qu'on rende comme on veut flatteurs ou menaçants. DORANTE. Un songe interrompu, dont la suite est confuse, N'est qu'une illusion, telle erreur nous abuse :Mais les songes suivis, et que rien n'interrompt,Disent des vérités, et leur effet est prompt :Apprends en peu de mots, si j'en dois être en peine,Et le Ciel toutefois rende ma crainte vaine. DIANE. J'en conjure les Dieux. DORANTE. Mon mari, de retour De la chasse, sa vie et sa plus chère amour,Me voyant témoignait une excessive joie,Et ne faisait que moi maîtresse de sa proie :Un chevreuil des plus beaux vivant à cornet d'or : Dieux ! à ce souvenir je le revois encor,Était ce cher butin dont je fus idolâtre,J'admirais son adresse en sa course folâtre.Et ce jeune animal me semblait si charmant,Que je n'avais que lui de divertissement : Je le suivais au parc, je marchais sur sa trace,Et rien n'était si cher à mes yeux que sa grâce :Mais combien j'achetai ce plaisir innocent :Comme je le baisais, mon mari paraissant,Lascive, me dit-il, impudique, effrontée, J'ai ta brutale ardeur trop longtemps supportée.À ce mot il s'avance, et d'un coup inhumain Sur ma joue innocente il imprime sa main :Ce coup fit de mes yeux une fontaine de larmes,Et je ne me servis que de ces vaines armes. DIANE. Ô Dieux. DORANTE. Ce n'est pas tout, lui-même fut épris,L'ayant considéré de sa beauté sans prix,Et comme il l'embrassait, j'imitai son caprice,Et de pareille offense, il eut même supplice.Ma main vengea sur lui mon courage offensé, Là mon oeil s'est ouvert, et mon songe cessé.Mais depuis mon réveil tu ne le saurais croire,J'ai ce jeune chevreuil toujours en la mémoire :Il me semble en ce lieu sauter à bonds divers ;Je l'ai vu les yeux clos et vois les yeux ouverts. DIANE. Pareille impression profondément tracée,Nous demeure longtemps présente en la pensée,Et nous montre le jour les objets de la nuit ;Car. Mais voici Monsieur, et quelqu'un qui le suit. SCÈNE V. Dorante, Diane, Théandre, Philémond. Ils entrent. THÉANDRE, à Dorante. Ce Page, mon souci, te viens sous mon auspice Conjurer d'accepter ses voeux et son service :Ce présent te plaît-il. DIANE. Ô Dieux qu'il a d'appas ! DORANTE. Offert de votre main, ne me plairait-il pas,Pourvu que son esprit au visage réponde ;Je crois qu'il vaut beaucoup. PHILEMOND. Mon ardeur sans seconde, Et mon zèle infini supplée à mes défauts,Servir de cette sorte est tout ce que je vaux. DORANTE, tout bas. Ô Dieux ! que ce présent m'est de fatale augure. THÉANDRE. Entrons, viens, en deux mots son aventure,Son métier, son abord, ses premiers entretiens, Et quelle loi du sort soumet ses jours aux tiens. PHILEMOND. Combien, Cléagénor est lâche en son courage,Un captif, le captive et sa maîtresse est Page. ACTE III SCÈNE I. Dorante, Diane. DORANTE. Ce Page me plaît fort, ses charmes sont puissants,Et ses yeux m'ont ravi mille voeux innocents. DIANE. L'art ajuste si peu sa beauté naturelle,Sa Grâce est si naïve, et son adresse est telle,Qu'en sa moindre action et même en ses pas,L'oeil le plus ennuyeux remarque des appas. DORANTE. Ô signe trop certain de sa naissante flamme, Un même feu me brûle et consomme son âme. DIANE. Son entretien est rare, et celui dont la voix Anima des rochers et fit danser des bois,N'eut rien de comparable aux charmes de la sienne,Il fait des vérités de la fable ancienne, Et par des airs si doux il enchante nos sens Que l'oreille est ravie à ses moindres accents,Mais la guitare jointe à sa voix délectable Est entre ses belles mains un charme inévitable,Il touchait ce matin la vôtre avec tant d'art, Que vous perdez beaucoup de l'entendre si tard ;Et que vous l'avouerez mériter davantage,Que ce qu'en fait juger sa qualité de Page. DORANTE. Que ces mots proférés avec tant d'action,Témoigne clairement son inclination. Cesse enfin ma raison, ta vaine résistance,Commençons à faillir, condamnons son offense :Faisons-lui ressentir qu'amour voila ses yeux,Et condamnons son mal pour le commettre mieux. DIANE. Madame, prenez part en ces douces merveilles, Laissez à ces doux airs enchanter vos oreilles :Donnez-vous le plaisir de l'entendre un moment,Et vous estimerez ce divertissement. DORANTE. Mais n'en parlez-vous point avec plus d'avantage,Que ne vous le permet votre sexe, et votre âge. Quelque charme qu'il ait et quelque qualité :Les admirations passent l'honnêteté.L'amour par cette voie a mille âmes blessées Il entre dans les coeurs par ces douces pensées,Il fait de ses appas un poison dangereux, Et ce qu'il estimait arrache enfin des voeux. DIANE. Il m'est cher comme à vous, son mérite est extrême,Mais j'aime plus que lui mon bonheur et moi-même,L'amour n'a point encor par ses feux dissolus Choqué de ma raison les titres absolus, Et si de mes desseins votre vertu s'offense Elle peut s'offenser de la même innocence :Mes sens en sont touchés, mais non pas altérés,L'estime et le désir sont souvent séparés. DORANTE. Armez-vous de raison contre une ardeur si forte Et craignez plus que moi ce qui plus vous importe,Cependant entendons les accords ravissants Dont ce jeune Étranger vous a ravi les sens,Je l'entends en ce lieu. Diane va le quérir. DORANTE continue. Mais j'attise insensée,Le brasier importun dont mon âme est pressée, Je cours en un péril que je dusse éviter,Loin de guérir mon mal je tâche à l'irriter,Et ma raison qui perd son empire et ses forces Combattra vainement ces dernières amorces :Triste et lâche Dorante à quoi te résous-tu ? Et que devient enfin ta première vertu ?Un Esclave, un Captif, menace ta franchise,Il t'a réduite au point d'appréhender ta prise,Il trouble ton repos, tu goûtes ses appas,Et son nom seulement ne te refroidit pas, Et tu veux acheter d'un siècle de supplices Deux heures, deux moments de brutales délices,Ton coeur dans ces plaisirs lâchement endormi,Se rend aux premiers coups d'un si faible ennemi,D'un enfant indiscret, d'humeur et d'origine, Indigne des faveurs que ton sort lui destine,In capable de voir ce que tu tiens caché Et qui prisera peu ce qu'il n'a point cherché.Romps, romps ce noeud fatal, consulte ton courage,Et rends à ta raison son ordinaire usage, Puisque le seul penser du dessein que tu fais Offense une vertu qui ne faillit jamais :Mais ô faible discours, cruel tyran de l'âme,Vain fantôme d'honneur laisse durer ma flamme Et fais suivre tes lois à ces coeurs hébétés, Dont les erreurs d'autrui règlent les volontés,Et qu'un bruit spécieux dont leur crainte est suivie,Empêche de goûter les plaisirs de la vie.Voilà ce beau charmeur des yeux et des esprits,Je vois ces doux attraits dont mon coeur est le prix. SCÈNE II. Dorante, Diane, Philemond. DORANTE. Page l'on m'a vanté la douceur nonpareille,Dont jointe aux instruments ta voix charme l'oreille.Qui t'a fait si longtemps celer ce que tu vaux. PHILEMOND. Je ne me flatte point de sentiments si faux,Quelques airs mal appris et prononcés de même Sont ce que vous nommez cette douceur extrême.Il est vrai qu'on m'a vu hasarder quelquefois À ma confusion et ma main et ma voix,J'aime ce passe-temps, mais sans espoir de plaire Et sans autre dessein que de me satisfaire. DIANE. Ces airs vous raviront, oyez-les seulement,Et ne vous rapportez qu'à votre jugement. DORANTE. Il va rendre content le désir qui me presse,Cependant ayez soin que la table se dresse,Qu'on porte le couvert. DIANE. Ils sont déjà dessus. DORANTE. Allez au Messager. DIANE. Vos paquets sont reçus,Ils viennent d'arriver. DORANTE. Donnez. DIANE. Monsieur les serre. DORANTE. Voyez avec quel soin on dresse le parterre,Parlez au Jardinier, ayez soin sur ses gens. DIANE. Je presserais en vain leurs travaux diligents, Quand le temps est borné leur intérêt les pousse,Et le désir du gain leur rend la peine douce,Reposez-vous sur eux d'un semblable souci. DORANTE. Faites ce qu'il vous plaît, mais tirez-vous d'ici. DIANE s'en allant. Dure loi de mon sort, importune contrainte Qui m'ôte le plaisir et me défend la plainte,J'aimerai toutefois ce charmeur de mes sens Et le ferai l'objet de mes voeux innocents. DORANTE. Commence je l'entends, que ta grâce est naïve.Et qu'à tort cette main est si longtemps oisive ! À ta seule action je connais clairement Combien me sera cher ce divertissement. PHILEMOND. Je vous puis obéir, mais non pas à l'attente Qu'on vous a fait avoir de rester si contente : Mais si vous n'estimez, ni ma voix, ni ma main, Vous devez pour le moins approuver mon dessein. Il chante avec la guitare.Je plains, Cloris, le mal extrême,À quoi ton amour te résout,Mais la loi qui fait que tout m'aime Ne m'oblige pas d'aimer tout. La Diane l'interrompt. SCÈNE III. Diane, Dorante, Philemond. DIANE. Voilà. DORANTE. Qui me demande ? DIANE. Amarante et Melite Vous attendent là-bas. DORANTE. Importune visite !Adieu Page, à ce soir : combien il est charmant ! DIANE à Philemond. Elle sort, attendons, tu joueras un moment. DORANTE, se retournant, à Diane. Vous plaît-il de me suivre ? DIANE. Ô rigueur importune ! DORANTE. De quoi lui parlez-vous ? DIANE. J'estimais sa fortune,Et lui représentais combien doit être doux Au moindre de vos gens le bonheur d'être à vous. DORANTE. Vous m'obligez beaucoup. DIANE. Cruelle servitude,Dure loi de mon sort combien ton joug est rude ! Sous quel astre inclément ai-je reçu je jour,Et qui peut plus sur moi de Dorante ou d'amour ? SCÈNE IV. PHILEMOND, seul. Est-ce assez, juste Ciel, exercer ta colère ?Est-ce assez prolonger ma peine et ma misère ?La borne de mes maux doit-elle être en ces lieux ? Et sous ces vêtements suis-je bien à tes yeux ?Quelle noire action me rend si criminelle Que je doive éprouver ta vengeance éternelle ? Théandre entre, qui l'entend sans se montrer. N'ai-je au soin de te plaire établi mon bonheur ?Ai-je offensé ta gloire, ou taché mon honneur ? Ai-je d'une insolente ou profane pensée Attiré les rigueurs dont tu m'as traversée ?Et veux-tu si contraire à des voeux si constants Me faire en cet état consommer mon Printemps ? SCÈNE V. Philemond, Théandre. THÉANDRE. Ô Dieux ! Qu'entends-je ici ? PHILEMOND. Triste objet de mes plaintes Viens, cher Cléagénor, viens dissiper mes craintes.En quel lieu maintenant peux-tu dresser tes pas ?Que je t'appelle tant et que tu ne viens pas ?Viens cruel, viens sécher mon oeil toujours humide,Romps le bandeau d'Amour, et que ce Dieu te guide. THÉANDRE. C'est Doristée, ô Dieux ! Ô bonheur sans égal. PHILEMOND. Au moins examinant cet accident fatal,Ne fais point, cher Amant, de mon malheur un crime,Et que toujours ma foi soit pure en ton estime :N'accuse de ma perte et de tes longs travaux Aucune intelligence avecque tes Rivaux,Quelques si doux appas qui m'aient sollicitée Ils assaillaient en vain la foi de Doristée. THÉANDRE. Toujours d'un saint désir le Ciel est protecteur. PHILEMOND. Mais que ma passion est vaine à son Auteur ! Et dans le triste état où ma vie est réduite,Quel salutaire avis m'en prescrira la suite ?Servir longtemps Dorante, accompagner ses pas Les lois de mon honneur ne le permettent pas,Pour forcer les ennuis dont je suis agitée Il faut de Philemond paraître Doristée.Puis-je pas obliger Dorante à la pitié Lui contant le malheur qui fait notre amitié ?Le nom de mon Amant est connu dans ces plaines,Où peut-être il poursuit ses courses incertaines Et Dorante en faveur et du sexe et d'Amour Fera qu'on s'en enquête aux terres d'alentour. THÉANDRE, se retire. Fuyons subtilement. PHILEMOND. Donc obligeons Dorante [Note : Dans l'édition originale on lit 'Dont' au lieu de 'Donc']À sauver mon honneur de la perte apparente,Je dois sur sa pitié décharger mon souci, Et par ses sages soins. Mais quelqu'un vient ici,Ne précipitons rien. SCÈNE VI. Théandre, Philemond. THÉANDRE. Quelle tristesse, Page,Et quelle ingratitude est peinte en ton visage ?Le bien que je te dois m'oblige à t'obliger,Si ton joug est trop rude il le faut alléger : Je veux que ton servage égale mes délices,Que ta discrétion mesure tes services,Et que sans t'obliger d'un empire absolu,On remette à ton choix quoi qu'on ait résolu :Quelqu'un t'a-t-il prescrit une loi plus sévère. PHILEMOND. Ha ! THÉANDRE. Je veux plus encor, qu'on t'aime et te révère,Qu'on suive tes avis, et que tes sentiments Passent pour des arrêts et des commandements. PHILEMOND. Je respecte le joug où mon destin m'engage,La liberté vaut moins que cet heureux servage : Mais je dois rapporter plus à votre dédain Qu'à votre affection ce traitement humain :Ou vos bontés, Monsieur, épargnent ma jeunesse,Et ma seule impuissance entretient ma paresse. THÉANDRE. Qui pourrait t'écouter sans inclination ? Ton esprit est plus grand que ta condition,Et le Ciel destinait un si parfait ouvrage Bien plus à recevoir, qu'à rendre de l'hommage Mais plus je te regarde et plus je me souviens D'une qui fut l'objet de mes voeux anciens, Et qui devait combler les plaisirs de ma vie Si devant notre hymen la mort ne l'eût ravie,Voilà son même teint, c'est son oeil que je vois,Et pour la figurer elle revit en toi. PHILEMOND. Je dois beaucoup, Monsieur, aux soins de la Nature. THÉANDRE. Puis-je voir sans baiser sa vivante peinture ?Je vois la même image, et me puis contenir ?Ha ! reçois ces baisers dûs à son souvenir,Je sens la même bouche, Elize n'est pas morte,Elize, cher Ami, baisait de cette sorte. Elle le rejette.Souffre qu'en sa mémoire. PHILEMOND. Ha ! qu'en vous ma laideur Cause un effet contraire à cette feinte ardeur ;Et qu'Elize eût sur vous une faible puissance Si comme mon visage elle eût mon innocence ;De croire toutefois cette conformité : J'ai quoique peu d'esprit moins de simplicité,Et votre belle humeur alors qu'elle me prise À dessein seulement d'éprouver ma sottise. THÉANDRE. Non ne soupçonne point mon désir innocent,Ton modeste discours l'offense en t'offensant, Et je vois son image en ton corps si naïve Qu'avec quelque raison je doute qu'elle vive :Ce même oeil qui pleura dessus son monument En cette égalité lui-même se dément,Il doute d'avoir vu ses grâces effacées, Ses lys pâles et secs, et ses roses passées :Souffre que j'aime en toi ses appas immortels,Accepte sous son nom des voeux et des Autels,Laisse-moi décevoir à ces douces pensées Et ne me défends point ces flammes insensées, La même honnêteté me permit ces desseins,On ne peut rendre aux morts que des hommages saints :Tu régiras mon sort, et dans ces doux caprices Nos baisers innocents borneront nos délices,Tu trembles, tu pâlis. PHILEMOND. Ô respects superflus, Je cache trop longtemps ce qu'on ignore plus,Non, non, n'espérez pas sous cette vaine feinte Me ravir des faveurs et m'empêcher la plainte,Vous connaissez mon sexe et j'ai cru vainement Abuser votre esprit par ce déguisement : Il est vrai, je suis fille, et la moins fortunée Qui respire le jour et qui jamais fut née :Ayant su qui je suis vous plaindrez mes travaux,Et vous serez sensible au récit de mes maux,Lasse des cruautés d'un destin si sévère J'allais vous avouer mon nom et ma misère,Et ma confession vous aurait prévenu Si mon sexe eût été plus longtemps inconnu.Quelle fatalité toujours prompte à ma perte,À votre jugement m'a si tôt découverte ? THÉANDRE. Vous pouviez vous cachez avecque tant d'appas ?Et les rais du Soleil ne le nomment-il pas ?Mais averti déjà par ces langues muettes,Par votre propre voix j'ai mieux su qui vous êtes :Seule vous vous plaignez et de cette façon Vous avez sans dessein éclairci mon soupçon.Mais ne soupirez point ; car vos plaintes secrètes En Théandre ont trouvé des oreilles discrètes,Je tairai s'il le faut le secret à ma voix,Et recevrai de vous d'inviolables lois. PHILEMOND. Hélas sachant les maux dont je suis agitée ! THÉANDRE. J'en ai beaucoup appris, aimable Doristée,Et devant que d'avoir vu ces innocents attraits Je savais de quel sort vous ressentiez les traits.Cléagénor. PHILEMOND. Ô Dieux ! THÉANDRE. Rencontré dans ces plaines, Me conta l'autre jour vos amours et vos peines,Et me dit que trois mois étaient presque passés Depuis qu'il poursuivait ces Astres éclipsés :Me laissant, il suivit sa première entreprise Et ne put m'accorder un moment de remise. PHILEMOND. Sachant mes premiers maux, oyez ce qui s'ensuit,Des mains de son Rival un autre me ravit,Qui prêt d'exécuter son audace effrontée,Éprouva de son bras la valeur indomptée :Car de bonne heure alors il passait par le bois, Où la force avait mis mon honneur aux abois.Après cet accident trop long à vous déduire,Je croyais que le Ciel était las de me nuire ;Mais que mes maux sont longs, et que mes biens sont courts !Que je conservai peu cette âme de mes jours ! M'allant quérir de l'eau d'une proche fontaine Deux insignes voleurs parurent dans la plaine,Qui ne trouvant en moi rien de quoi butiner N'épargnèrent efforts ni coups pour m'emmener,Et voulaient m'obliger à leur commerce infâme Ne se figurant pas que je fusse une femme :Votre valeur enfin m'affranchit de leurs lois ;Mais je n'osai pour lors avouer qui j'étais,Et me tenant si loin sans bien, sans connaissance,Je vous offris mes soins et mon obéissance, Attendant le conseil de ce vieil Médecin Qui de tant de travaux est la source et la fin. THÉANDRE. Votre moindre aventure est digne de mémoire :Mais par les maux, Madame, on arrive à la gloire,Et votre mauvais sort en vous nuisant m'est doux Si je puis obliger et votre Amant et vous.Je ne vais épargner ni soins ni diligence À vous faire bientôt posséder sa présence :Et si je n'accomplis ce que je promets,Si je ne vous le rends, ne m'estimez jamais : Attendant toutefois cette heureuse journée Où votre affection doit être couronnée,Pour ne donner matière à de faux sentiments,Retenez un faux titre et de faux vêtements,Empêchez les soupçons d'une jalouse femme Qui croit sans fondement que tout objet m'enflamme,Et tiendrait pour effets de vos charmes puissants Mes regards les plus saints et les plus innocents. PHILEMOND. Ô divine faveur dont mon âme est ravie,J'établis sur vos soins tout l'espoir de ma vie ! Dressez cet heureux jour qui finit mon tourment,Qui peut obliger tôt oblige doublement. ACTE IV SCÈNE I. DIANE, seule. Lâche, c'est trop souffrir, et ton âme discrète Est trop longtemps malade et trop longtemps muette.L'insupportable excès de ton affection Te dispense de honte et de discrétion ;Car d'autres sous le joug ont rangé leurs années,Tant d'autres ont aimé qu'on n'a pas condamnées,Et tant de jeunes coeurs se sont laissés charmer,Qu'enfin à leur exemple il t'est permis d'aimer, Ne pouvant éviter cette ardeur criminelle,C'est beaucoup faire au moins que l'offense soit belle.La force du vainqueur rend les coups glorieux,Et le tourment est beau que causent de beaux yeux.Donc craintive fais voir la douleur qui te touche, Fie timide coeur, ce secret à ma bouche,Force ici tout respect, c'est là qu'il faut oser.Qui demande avec crainte, enseigne à refuser.La honte vient trop tard choquer cette entreprise,Par le dessein l'offense est à moitié commise, Le mal où l'on consent est presque exécuté,Et c'est avoir failli que l'avoir souhaité.Peut-être qu'un succès le rendra légitime,Qu'une sainte action procédera d'un crime,Hymen peut en ma gloire allumer ses flambeaux, Et les événements ont fait des crimes beaux ;Il semble mépriser cette union des âmes,Qui fait des feux d'amour de légitimes flammes Il craint le mariage à l'égal du trépas,Mais ses froides humeurs souvent ne durent pas. Lorsque nous craignons moins Amour nous sait surprendre,Et ce Dieu force enfin si l'on ne se veut rendre.Le voilà, sois timide, implore du secours,Qu'une bouche de fille ait un mâle discours. SCÈNE II. Diane, Philemond. Elle s'en va. PHILEMOND. Quoi Diane est rêveuse ? DIANE. Hélas ! PHILEMOND. Dieux ! d'où procède Un si fâcheux hélas ? DIANE. D'un malheur sans remède,Si la mort ne le donne, ou s'il ne vient de vous. PHILEMOND. Quel malheur si cruel ? DIANE. S'il vous plaît il est doux. PHILEMOND. Moi ! sais-je les douleurs dont votre âme est atteinte ? DIANE. Ne m'entendez-vous pas ? ô l'importune feinte ! PHILEMOND. Est-ce que vous aimez, et que vos passions Me veulent honorer de leurs commissions ?Faut-il que je vous serve et que je vous conseille ?Que ferai-je ? ordonnez chacun à la pareille. DIANE. Que je te commandasse, et qu'en quelque accident Je voulusse employer un si beau confident ;Connais mieux, Philemond, ta valeur infinie :Et puisqu'il faut parler toute crainte bannie,Apprends ce que tu vaux par le prix de mon coeur,Qui des assauts d'amour si longtemps fut vainqueur. Le Ciel sait que jamais de la moindre pensée Qui troublât mon repos je ne fus traversée,Et que le premier trait que je n'ai point paré,Et qui touche mon coeur c'est toi qui l'as tiré.J'ai de mille importuns méprisé les caresses, Toi tu ne peux parler ni voir que tu ne blesses,Tu me charmes ensemble et tu me fais mourir,Et c'est là le tourment que tu peux secourir. PHILEMOND. Douce loi de mon sort, ô Dieux ! Diane m'aime,Et je mépriserais cette faveur extrême ! Je serais sans transports et sans ressentiment,Et je n'offrirais pas d'alléger son tourment !Non, non, j'aime Diane, et cesserai d'être homme Cessant de partager le feu qui la consomme :Honoré seulement d'un regard de ses yeux. J'égale ma fortune au plus doux sort des Dieux,Et déjà les moments me durent des années,En l'espoir des faveurs qu'elle m'a destinées. DIANE. Tout autre eût obtenu cet effet sur ses sens,Ce vice a des attraits pour les plus innocents : Mais si l'hymen rendait nos plaisirs légitimes,Que nous puissions nous voir et nous aimer sans crimes,Quel bien serait égal à celui de nos jours ?Mais cruel, ton oreille est sourde à mes discours :J'ai sondé ton esprit et su de quelle haine Tu vois ce beau servage et cette douce chaîne.J'ai pour toucher ton coeur des attraits impuissants,Et mes faibles efforts ne passent point tes sens. PHILEMOND. Je hais plus que la mort le seul nom d'hyménée,Et mes seuls plaisirs mon amour est bornée : Lorsque la jouissance est d'obligation,Qu'elle n'est plus l'effet de notre passion,La plus molle douceur dégoûte ce me semble,L'hymen rompt les amours que l'on croit qu'il assemble. DIANE. L'effet te ferait mieux juger de ses appas. PHILEMOND. Ne m'y hasardant point je n'en jugerai pas. DIANE. La vertu te plairait unie à la fortune. PHILEMOND. La vertu me déplaît quand elle est importune,Pour peu qu'à ses plaisirs le coeur soit attaché,Une austère vertu plaît moins qu'un beau péché, Et la fleur que j'espère et que tu me destines,Me désagréerait fort avecques tant d'épines. DIANE. Donc que d'un saint respect nos voeux soient limités,Et qu'une honnête amour joigne nos volontés. PHILEMOND. Je veux ce que tu veux si ma flamme me dure, Mais elle ne peut être et bien forte et bien pure. DIANE. Faisons mieux, sois mon frère, et que je sois ta soeur. PHILEMOND. Mais nous nous flattons d'une fausse douceur,Si tu crois mon avis nous vivrons d'autre sorte Et suivrons le vrai bien où notre ardeur nous porte. DIANE. Le vrai bien que tu dis est un bien décevant. PHILEMOND. N'en discourons donc plus, vivons comme devant. DIANE. Quoi ? tu prises si peu mon amour et moi-même ? PHILEMOND. On ne refuse rien aux personnes qu'on aime. DIANE. Je t'aime toutefois, et ne puis consentir À ce qui me vaudrait un si cher repentir.Ton âge m'est suspect. La jeunesse imprudente Sait mal entretenir une ardeur violente :On ne peut arrêter son inclination,Elle se refroidit par la possession : Insolente qu'elle est elle vante son crime ;Cette gloire est toujours ce que plus elle estime :Elle aime d'en parler, méconnaît son bonheur,Et perdant son amour, perd aussi votre honneur.Lors... PHILEMOND. Philemond, Diane est autre chose qu'on pense. Voilà bien consulter pour une douce offense :Non, non, aucun sujet ne te doit retenir,Et le mal que tu crains ne te peut advenir,Comme l'affection le respect est extrême Autant en Philemond que dans ton sexe même. Puis me vantant d'avoir possédé tes appas,Étant ce que je suis on ne me croirait pas. DIANE. On se promet beaucoup alors qu'on délibère.Mais je me suis moi-même un juge assez sévère,Je me verrais honteuse et mon bonheur taché Pour un bien qui demain pourrait m'être arraché. PHILEMOND. Je veux tout de l'amour, rien de la violence. DIANE. Qui retient si longtemps mon esprit en balance ?Je trahis ma vertu pour un indifférent,Et je ne connais pas son mépris apparent ; J'entretiendrai longtemps une ardeur si parfaite,Et ce jeune arrogant méprise sa défaite.Non, porte ailleurs, Amour, tes conseils superflus,Je brise tes liens, et ne t'écoute plus. PHILEMOND. Diane encore un mot, elle veut, l'impudique, Qu'on ferme des appas à son ardeur lubrique :Elle brûle d'amour, voudrait être en mes bras,Et meurt de déplaisir qu'on ne l'en presse pas.J'ai sondé jusqu'où va son ardeur criminelle,J'ai forcé mon amour, car j'ai parlé pour elle, J'ai tenté froidement jusques au dernier point,Et son intention ne s'en éloigne point,Ouvrant ses yeux lascifs, elle ouvre sa pensée,Mais elle voudrait bien se voir un peu forcée,Souhaiterait qu'on prise ce qu'elle craint d'offrir, Et n'osant le donner brûle de le souffrir Mais Dorante me voit qu'une pareille plaie,Oblige à me chercher si ma créance est vraie. SCÈNE III. Dorante, Philemond. Théandre arrive et les écoute. DORANTE. Voilà ce bel Auteur de mes tristes soucis,Que ma confession doit avoir adoucis, Faut-il parler ? je tremble, et réduite à ce terme,L'amour m'ouvre la bouche, et la honte la ferme,Que fait là Philemond ? PHILEMOND. Depuis quelques moments Je rêvais attendant de vos commandements. DORANTE. Le sort qui rend tes jours sujets à ma puissance, Est, si j'en puis juger, moindre que ta naissance,Retenu, tempéré, beau, modeste, discret,Dont le front toutefois prouve un ennui secret.Tu ne témoignes rien de ces esprits serviles,À qui l'honneur prescrit des règles inutiles, Qui sans distinction suivent brutalement Ce que leur fait priser leur premier mouvement,Que pour le moindre objet un sale feu consomme,Qui n'ont rien de commun avec un honnête homme,Et dont le lâche coeur sous le vice abattu N'eût jamais ni dessein ni manque de vertu. PHILEMOND. J'ignore par que heur et par quelle aventure Je me suis rencontré de contraire nature.Mais sans faire le vain, mon destin est plus doux,Et j'aime la vertu qu'ils désapprouvent tous : L'aimant j'y puis faillir, quelque effort que je fasse,Et je puis l'observer d'une mauvaise grâce.Mais je remporte au moins la satisfaction De la faire paraître en ma condition,Et de pouvoir montrer qu'elle est assez traitable Pour ne plaire en un lieu qu'on en croit incapable. DORANTE. Mais l'étroite vertu me sied aux jeunes gens Qui peuvent quelquefois à soi-mêmes indulgents Suivre quelques désirs où leur âge les porte,Incapables encor d'une vertu si forte. On ne peut être vieux à l'âge de vingt ans,Et le fruit pour durer doit mûrir en son temps. PHILEMOND. Je forme jugement, et loin de toute feinte Des desseins innocents que je suis sans contrainte :Ce n'est pas toutefois qu'ils soient ni grands ni hauts, Et que mes actions n'aient beaucoup de défauts. DORANTE. Je souffrirais en toi que ton jeune courage À quelque honnête objet rendit un libre hommage,Je ne condamne point une inclination,Mais que l'on sait conduire avec discrétion. PHILEMOND. Tel j'ai servi longtemps un objet adorable,Un homme si parfait et si considérable,Que je n'y puis songer sans de vives douleurs,Et qu'encore tous les jours il m'arrache des pleurs. DORANTE. Ton innocence, ô Dieux ! prouve bien ta jeunesse. Tu me parles d'un Maître et moi d'une Maîtresse Un bel oeil n'a-t-il point ton esprit enflammé ?Enfin n'aimes-tu point, ou n'es-tu point aimé. PHILEMOND. Aucune fille encor n'a mon âme asservie Aucune n'a troublé le repos de ma vie, Et les osant aimer je ne me croirais pas Être un digne sujet de leurs moindres appas,Mes desseins ne pourraient que traverser leur aise,Je ne me puis vanter d'avoir rien qui leur plaise,Et je n'aurais partie, esprit, ni qualités Dignes de leur amour ni de leurs privautés. DORANTE. Quand tu posséderais ta seule modestie,C'est en un jeune esprit une rare partie,Pour être plus heureux sois un peu plus osé,Tu ne peux, après tout, être que refusé, Et sache, Philemond, qu'il n'est si chaste dame Qui se puisse offenser d'une discrète flamme,Qui n'aime un importun plus qu'un indifférent,Et qui ne sois sensible aux devoirs qu'on lui rend,Vos voeux nous sont d'agréables offrandes, Un Amant ne nous fait que de douces demandes,L'homme n'est point haï tout importun qu'il est,Il peut n'agréer pas, mais sa demande plaît. PHILEMOND. Novice en ce métier, j'ignore toutes choses,Sinon qu'à qui n'a rien toutes portes sont closes, Et que tel que je suis-je connais mes défauts,Et prétendrais à tort à des desseins si hauts. DORANTE. Mais si je te fais voir une Dame assez belle,Pour ne déplaire pas au coeur le plus rebelle,Qui souffre à ton sujet un sensible tourment. PHILEMOND. Je plaindrais sa douleur et son aveuglement. DORANTE. Tu ne l'aimerais pas ? PHILEMOND. Cet amour serait vaine, DORANTE. Et tu refuserais de soulager sa peine ? PHILEMOND. Mes défauts reconnus éteindraient son amour. DORANTE. Ô le plus défiant qui respire le jour ! Demande, Philemond, demande et me dispense,D'une confession dont mon honneur s'offense,Épargne la rougeur dont ce front sera peint,Si je dis de quel mal mon esprit est atteint. PHILEMOND. Tout grossier que je suis-je vois quand on me joue, Et sais ce que le coeur fait dire ou désavoue,J'ai de vrais sentiments, et ma simplicité N'est pas capable encore de tant de vanité. DORANTE. Quelle crainte, cruel, et quel soupçon te reste,Craint d'être cru stupide en paraissant modeste, Crois-tu faire brûler ce coeur qui t'est suspect ?Et ne me parle plus avec tant de respect :Je ne désire point que ton servage cesse,Et je conserverai le nom de ta Maîtresse :Mais je tiendrai d'amour ce titre bienheureux, Et non pas de la loi de ton sort rigoureux,Je t'offre pour emploi des baisers tout de flamme,Pour lien, des cheveux, et pour gage mon âme. PHILEMOND. Voulez-vous m'affliger d'un sensible regret,Et m'obliger par force à paraître indiscret ? Et bien j'espérerai vos voeux et vos caresses,Et je me flatterai de ces vaines promesses :Mais lorsque vous direz que j'aurai trop osé Vous blâmerez un mal que vous aurez causé,Je ne soupçonne point votre chaste pensée D'admettre à mon sujet cette flamme insensée,Et forcer le respect de ce lien sacré,Que vos plus doux souhaits ont toujours révéré. DORANTE. Les effets aussi prompts que la promesse même,Te ferons si tu veux éprouver que je t'aime, Tu me peux obliger à des termes plus courts,Viens, et par un baiser réponds à mes discours,Tu trembles, Philemond. PHILEMOND. Ouvrez les yeux, Madame,Et chassez de l'esprit cette importune flamme,Un soudain repentir à ce mal serait joint : Ce que vous hasardez ne se recouvre point,Et quand la vue un jour vous sera dessillée Voyant votre vertu si lâchement souillée,En ce ressentiment le plus cruel trépas Qui pourrait m'arriver ne vous suffirait pas, Vous ne pourriez plus voir sans une haine extrême Celui qui vous rendrait odieuse à vous-même,Et vous détesteriez cette fausse douceur. DORANTE. Quoi mon Amant m'instruit, et devient mon Censeur,Il faut donc pour te faire agréer mon servage, En te donnant des voeux te donner du courage,Il te faut donc sucrer un breuvage amoureux,N'estimeras-tu point ton destin malheureux ?Voir dessus mes désirs ton âme souveraine.Ne te sera-ce point une sensible peine ? N'est-ce point un présent que tu dois refuser ?Ne pleureras-tu point au seul nom d'un baiser ?Ha ! que mon coeur est lâche, et que son impuissance,D'un amour indiscret honore ton enfance :Attends l'avis du temps, et tu sauras un jour, Si ton âge aura dû mépriser mon amour. THÉANDRE tout bas. Ô ciel ! je suis témoin de cette ardeur lascive,Et ma juste fureur est si longtemps oisive. PHILEMOND. Enfin, belle Dorante, il le faut avouer,Je suis. SCÈNE IV. Dorante, Théandre, Philemond. THÉANDRE, en colère à Dorante. Votre vertu ne se peut trop louer, Embrassez-le, Madame, achevez à ma vue.Quoi ? Vous étiez si ferme et vous êtes émue. DORANTE. De quoi m'accusez-vous ? THÉANDRE. J'approuve vos desseins,Leur fin est estimable et certes je vous plains,Ce Page est trop cruel, sa froideur est extrême, De ne pas contenter une beauté qui l'aime,Estime-t-il si peu l'heur de vous posséder,Et vous plaît-il que j'aide à les persuader ? DORANTE. Qu'est-ce donc ? THÉANDRE. Soupirons d'une pareille flamme,Offrons-nous à l'envi pour contenter Madame, Page, occupe mon lit, viens ce soir en ses bras Tu second [secondes] un mari qui ne lui suffit pas, Là il se tourne vers elle. Elle s'en va sans parler. Tu survis, impudique, à ta foi violée Tu survis à ta gloire honteusement souillée,Et tu peux si longtemps de cet oeil effronté Supporter les regards d'un esprit irrité,Sont-ce là les effets de cette humeur sévère,Qui fuit tout autre objet et qui seul me révère ?Nature peux-tu sous un si bel aspect Cacher tant d'infamie et si peu de respect, Couvrir d'un front si doux une flamme brutale,Et dans un si beau corps mettre une âme si sale,Un coeur si criminel montre tant de candeur,Un esprit impudent fait voir tant de pudeur,Suis, Théandre, l'avis de ta haine équitable, Éloigne de ton lit ce monstre détestable,Romps les sacrés liens d'hymen et d'amitié,Et lui défends les noms d'épouse et de moitié. PHILEMOND. Partagez votre haine et perdez sa complice,Et révoquez l'arrêt d'un si cruel supplice : Triste rebut du sort par quel arrêt fatal Tes attraits languissants causent-ils tant de mal ?Quel astre me gouverne, et quelle est ma fortune ?Fille, je suis ravie, et Page on m'importune,Ne blâmez point monsieur de cette affection Ni sa facilité, ni son intention :Mais la nécessité de cette loi suprême Qui me fait affliger, tout le monde, et moi-même,Qui pèche sans dessein, pèche légèrement,Et l'on doit plaindre plus, qu'accuser son tourment. THÉANDRE. Si vous daigner souffrir une ardeur plus sortable,Mon exemple rendra sa faute insupportable :C'est à vous de m'instruire, à vous de me donner L'ordre de la punir, ou de lui pardonner,Si vous me condamnez, son crime est condamnable, Si vous me pardonnez, il sera pardonnable ;Car je cède comme elle à la nécessité,De craindre et d'aborder votre rare beauté,Ma raison a longtemps cette ardeur refusée,Une longue amitié s'est longtemps opposée, Cléagénor m'est cher, j'aime son intérêt :Mais je résiste en vain à ce fatal arrêt,Vous forcez ma raison et sa faible puissance Ne fait contre vos traits qu'une vaine défense,Mais déjà ce discours altère vos appas, Vous voulez que j'excuse, et ne m'excusez pas :De quoi pâlissez-vous ? PHILEMOND. Du malheur qui m'importe. THÉANDRE. La même honnêteté peut parler de la sorte. PHILEMOND. Voulez-vous en l'état où mes jours sont réduits D'une embûche nouvelle accroître mes ennuis ? Doit-on donc en tous lieux veiller à me surprendre ?Et faut-il que toujours je veille à me défendre ?Ô malheur de mes jours ! THÉANDRE. Je ne parlerai plus,Puisque sans demander j'ai déjà mon refus,L'honnêteté, Madame, est une vertu lâche Si le simple dessein de l'estimer la fâche,Pourquoi peut-on avoir d'amoureux sentiments,Si même la vertu condamne les Amants ? PHILEMOND. Ainsi l'amour profane attaquant un courage,De l'amour vertueuse emprunte le visage ; Ainsi le vicieux sous d'innocents attraits Cache un coupable coeur qui se découvre après,Mais si ce sort qui vous porte à ces poursuites vaines,Va pour finir vos maux recommencer mes peines,Et je vous veux ôter ces vainqueurs malheureux : Qui rendent malgré moi mes esprits amoureux :Souffrez qu'en ces habits je retourne à Florence,Et que je demeure au moins au lieu de ma naissance,Si la moi de mon sort m'ordonne de mourir,Et si Cléagénor ne me vient secourir. THÉANDRE. Non, non, si les effets suivent mon espérance,Vous n'irez point si loin chercher votre assurance,Attendant que le ciel vous rende votre Amant,Votre honneur, Doristée, est ici sûrement,Je jure que ce feu dont mon âme est pressée Ne me fait pas faillir de la seule pensée,En mes plus vifs accès la loi de mon devoir Retiendra mon amour au plaisir de vous voir,Laissez-moi ces faveurs que la plus chastes donne,Et que vous ne pouvez refuser à personne, Cependant j'emploierai les pas de tant de gens,Que vous aurez du fruit de leurs soins diligents. PHILEMOND. Ainsi puisse le Ciel vous rendre avec usure Le change où vous oblige une amitié si pure ;Ainsi ce doux objet de mon affection, Reconnaisse dans peu cette obligation. ACTE V SCÈNE I. Dorante sortant par un côté et Philemond par l'autre. DORANTE, surprise. Laissez-moi seule, Adieu. PHILEMOND. Quoi ? L'ardeur qui vous presse Vous permet ces dédains où votre flamme cesse ?Vos voeux sont refroidis, ce beau brasier s'éteint,Et vous vous guérissez quand je me sens atteint. DORANTE. Toi, tu crois me causer une ardeur véritable,De ces présomptions ton esprit est capable,J'avais bien, orgueilleux, un meilleur sentiment,Et de ta modestie et de ton jugement :Que j'eusse pour un Page une amitié si forte, Moi que je reconnusse un vainqueur de ta sorte Et qu'avecque dessein je t'aie regardé,Ton esprit arrogant se l'est persuadé,Pour faire à mon honneur un si honteux outrage :Ton pouvoir est trop faible et j'ai trop de courage, J'aurais voulu choisir un plus sortable Amant,Et nature m'apprit d'aimer moins lâchement. PHILEMOND. Dieux ! qu'est-ce que j'entends. DORANTE. Mais que viens-je d'entendre,Ô Ciel ! sur mon honneur un Page ose entreprendre :Il me parle d'amour et d'inclination, Et je ne punis pas cette présomption. PHILEMOND. Je ne saurais forcer la loi des destinées,Je verrai sans regret achever mes années,Vous pouvez m'ordonner la vie et le trépas,Mais je ne puis, et vivre, et ne vous aimer pas. DORANTE. Qui souffre sans espoir doit souffrir et se taire,L'un est libre à chacun, mais l'autre est nécessaire,Et qui sait qu'il nourrit des desseins superflus,Doit éviter du moins la honte et le refus. PHILEMOND. Tel ne me flattant plus de ce bonheur insigne, Je romps un entretien dont je me sens indigne,Et me vais reprocher un sentiment si faux,Et si peu convenable avecques mes défauts. Il s'en veut aller. DORANTE. Écoute Philemond. PHILEMOND. Sa contrainte est frivole. DORANTE. Écoute et souviens-toi d'observer ma parole, Je t'aime, je l'avoue, et le Ciel m'est témoin,Que ma propre raison ne manque en ce besoin ;Je faisais vainement la sourde et la farouche,Et mes yeux te disaient ce que niais ma bouche,Je t'aime, mais apprends quelle condition Mon intérêt prescrit à ton affection,Tu vois en quel danger ma passion est mise Il faut à tes plaisirs donner quelque remise :Car... PHILEMOND se montre le sein. Ha ! c'est trop, Madame, étant ce que je suis.Entretenir vos feux et nourrir vos ennuis Le pouvoir me manquant en si belle aventure,D'une commune plainte accusent la Nature,Quelque effort dont vos yeux me puissent assaillir Elle m'a dénié les moyens de faillir,Je puis vous estimer, mais non vous satisfaire, Et votre propre sexe en moi vous est contraire,Jugez Madame. DORANTE. Ô Dieux. PHILEMOND. Ce que je puis pour vous Et si me connaissant Théandre en est jaloux. DORANTE. Quoi, Philemond est fille ? PHILEMOND. Oui la plus malheureuse Qui soupira jamais d'une ardeur amoureuse Théandre me connaît, et sous ce vêtement Il me fait en ces lieux attendre mon Amant. DORANTE. Son nom. PHILEMOND. Cléagénor. DORANTE. Vous êtes Doristée,Ô divine aventure, ô faveur souhaitée,Ce Seigneur nous aimant d'une étroite amitié, De quel oeil puis-je voir sa pudique moitié ;Mais plutôt de quel oeil verrez-vous mon offense Si ces foudres d'amour ignorent leur puissance,Ici pour m'excuser condamnez vos appas,Puisqu'on ne les peut voir et ne les aimer pas. PHILEMOND. Je ne me flatte point de ce faux avantage,Dont on croit que le Ciel ait orné mon visage Vos voeux sont les effets de mon mauvais destin,Qui ne peut consentir que ma peine ait de fin.Chacun mal à propos traverse ma fortune Leur flamme leur nuit moins qu'elle ne m'est importune.L'un emploie à m'avoir d'inutiles ressorts,Et l'autre se résout aux extrêmes efforts.Au but de mes désirs, je me vis enlevée,Et de cet accident un pire m'a sauvée, Tous dressent à l'envides pièges à mes sens,Et votre mari même est de ces languissants. DORANTE. Quoi, Théandre vous aime. PHILEMOND. Et m'a souvent pressée,D'apporter du remède, à sa flamme insensée,J'ai bien cru vous devoir cet avertissement Dont vous vous servirez, peut-être utilement Il m'offre à tous moments d'importunes promesses,Veillez ses actions, épiez ses caresses,Surprenez cet esprit injustement jaloux,Et condamnez en lui ce qu'il condamne en vous, Vous pourrez pardonnant cette commune offense Rétablir votre paix, et votre intelligence,Je vous réunirai vous ayant divisés,Tous deux accusateurs, et tous deux accusés. DORANTE. Secondez seulement cet avis salutaire J'ignorais quel sujet le rend si solitaire,Et j'ai bien remarqué quelque altération,Qui devait provenir de cette affection.Mais par quel accident vous a-t-il reconnue,S'il ne vous connaissait devant votre venue, Du récit de vos maux contentez mes désirs,Et que je participe à tous vos déplaisirs. PHILEMOND. Je vous conterai tout, mais parlons de Théandre,Et dans ce cabinet, tâchez de le surprendre ;J'entends déjà du bruit, c'est Diane, écoutez Si je sais captiver vos seules libertés.Apprenez de quel trait cette fille est blessée,Et par son entretien jugez de sa pensée. SCÈNE II. Diane, Philemond. DIANE. Que fait là ce cruel, ce beau, ce rigoureux,Qui donne tant d'amour, et n'est pas amoureux. PHILEMOND. Quoi, Diane est gausseuse, et qui m'aimait me joue. DIANE. Ton innocence est grande, il faut que je l'avoue.Tu sais mal profiter d'une honnête amitié.M'aimant tu croirais faire une oeuvre de pitié,Et tu ne voudrais pas d'une seule prière Acheter mes faveurs, ni même la dernière ;Poursuis, n'estime point un si frêle bonheur,Conserve Philemond, conserve ton honneur. PHILEMOND. Quelque preuve d'amour que l'on me puisse rendre,Je crois bien l'acheter, quand je le daigne prendre, Est-il quelque courage, à l'épreuve des traitsQue prêtent à l'amour mes innocents attraits ?Est-ce ailleurs qu'en mes yeux que cet enfant demeure,Et lançai-je un regard, qu'une Dame ne meure. DIANE. Ô Dieux le vain esprit. PHILEMOND. Ha ne crois, ne crois pas Être un digne butin de mes moindres appas La France me regrette, et n'a point de Princesses,Qui n'eussent de leur âme acheté mes caresses.Aussitôt qu'à la Cour ma beauté disparut,Philis versa des pleurs, et Florence mourut Je fus sourd à Cloris, je chassai Lisimène,Et Diane voudrait me coûter de la peine. DIANE. Un mot, cher Philemond, et mes voeux sont contents. PHILEMOND. Quoi ? DIANE. Ces plaisants accès te durent-ils longtemps ?Que ton pouvoir est grand. PHILEMOND. Quelles plus fortes preuves T'en peuvent assurer, si toi-même l'éprouves ?N'as-tu pas avoué la force de mes coups,Et souhaité l'honneur d'un servage si doux ? DIANE. Que je t'aurais aimé. PHILEMOND. Quoi, Diane le nie. DIANE. Je ne le ferais plus connaissant ta manie,Quoi pour un insensé mes sens seraient blessés. PHILEMOND. Et ne répondant point, je te punis assez.Trêve Diane, trêve à ta douleur extrême,Trêve d'amour à moins qu'être la beauté même, À moins que de grands biens ma fortune combler,À moins qu'être charmante, et que me ressembler. DIANE. Ô l'agréable humeur ! PHILEMOND. Tu vis. DIANE. Voici Théandre,Qui vient peut-être aussi l'admirer et se rendre.Tel raille qui devine. PHILEMOND. Ô le doux passe-temps ! SCÈNE III. Théandre, Dorante, Philemond, Diane, Philacte. THÉANDRE, à Diane. Il lui parle longtemps à l'oreille, puis elle s'en va. Tirez la porte, à Dieu. DORANTE dans le cabinet. Le voici je l'entends. THÉANDRE. Confus, triste, pressé d'une douleur mortelle,Mais toi-même Théandre en porter les nouvelles,Conter cet accident le peux-tu sans mourir,Philacte en ce besoin tu me peux secourir. PHILEMOND. Quel trouble me saisit, ô nouvelle importune,Cléagénor n'est plus. THÉANDRE. Ô sinistre infortune ! PHILEMOND. Comment, il ne vit plus ? THÉANDRE à Philacte. Parle, et par ce discours Abrège s'il se peut la trame de mes jours. PHILACTE. Plût au Ciel, lussiez-vous dans ma triste pensée, Et que de ce récit ma voix fût dispensée,Cherchant Cléagénor par des soins diligents Suivant l'ordre, Monsieur, qu'en avaient tous vos gens,Pour m'enquérir partout j'entrai dans un village Où le peuple assemblé me bouchait le passage : J'essayais d'avancer, quand par un bruit confus J'entendis, il est mort, il ne respire plus.Là je pousse leur presse, et la foule se serre ;Mais qu'aperçus-je hélas ! un corps sanglant à terre,Dont un coup furieux outreperçait le flanc, Et qui s'était souillé dans les flots de son sang.C'était Cléagénor. PHILEMOND. À ce mot, Doristée,Diffères-tu la mort si longtemps souhaitée ?Il est mort, et ton coeur soi-même se survit,Ô fatal Hyménée ! PHILACTE. Oyez ce qui s'ensuit, Menandre furieux et plaignant sa disgrâce,Conduit de cent Archers arrive en cette place,Et jetant sur le corps ses regards ennemis,Il est vrai, leur dit-il, j'ai ce meurtre commis :Mais en me défendant et sans autre avantage Que celui que nous vaut l'adresse et le courage.Il voulut ajouter des discours superflus,Quand les Archers muets et sans s'informer plus,Font transporter le corps en la prochaine ville ;Menandre méditait un effort inutile, Mais le Chef commanda qu'un d'eux le garrottât.Et ce triste vainqueur les suit en cet état,C'est tout ce que j'ai vu. PHILEMOND. Que pourrais-tu de pire,Cléagénor n'est plus et lâche je respire ;Au moins je puis ô Dieux murmurer une fois Contre la cruauté de vos injustes lois,Voyez à quels ennuis une haine m'expose,Et souffrez les effets dont vous êtes la cause,Cléagénor n'est plus, et cet oeil provident,Qui guide un juste bras a vu cet accident ; Et toi tu vis encore Amante déplorable,Et ton affection peut être consolable,Cherche cherche un chemin aux éternelles nuits Et ne fais point de trêves avec tes ennemis. THÉANDRE. Le temps doit toutefois. PHILEMOND. Ô parole importune ! Qui loin de soulager accroît mon infortune,Le temps ne rendra point ce précieux butin,Et ne peut m'empêcher d'accourcir mon destin,À Dieu souffre que seule en la chambre prochaine Je puisse en liberté me plaindre de ma peine, Ne me dénie point ce faux soulagement Qu'on ne refuse pas au plus léger tourment. Elle entre. Ne suivez point mes pas. THÉANDRE. La ruse est bien conduite,Et ton sage conseil m'en prescrira la suite.Ami si par tes maux tu peux juger des miens, Si ton bras autrefois porta de beaux liens Aide à remédier à la plus forte flamme,Par qui jamais amour ait fait souffrir une âme,Ne tire point l'espoir de cette guérison De la force, du temps, et moins de la raison En ces seules faveurs ma peine se termine Et de ses seuls refus dépendra ma ruine. DORANTE. Ô ciel de mon honneur détourne ce dessein Mes yeux répareront le crime de mon sein. PHILACTE. Mais vous promettez-vous, que la fausse nouvelle De ce triste accident la rende moins cruelle ?Croyez-vous de son mal tirer votre bonheur,Et que ce faux rapport, lui coûte son honneur ? THÉANDRE. Qui la peut divertir d'un heureux mariage,Qui joigne à mon destin sa fortune et son âge. PHILACTE. Mais Dorante vivant la loi ne permet point Qu'à deux en même temps un seul homme soit joint. THÉANDRE. Elle rompt l'Hyménée, où la femme adultère,Souille la pureté de ce sacré mystère,Et ne t'ai-je pas dit qu'elle avait à mes yeux Sollicité ce page à cet acte odieux ? PHILACTE. La loi dont on punit cette flamme insensée,Condamne l'action et non pas la pensée. THÉANDRE. Celle de ce pays punit l'intention,Aussi sévèrement que la même action. PHILACTE. Mais pouvant sans passer à la rigueur extrême,Faire qu'à son insu cette fille vous aime,[Note : Dans l'édition originale on lit 'desçu' au lieu de 'insu'.]Si vous la possédez Dorante à vos genoux N'obtiendra-t-elle rien sur votre esprit jaloux ? THÉANDRE. Il te faut avouer, que je ne puis sans peine Me résoudre à briser une si belle chaîne,J'ai pour cette infidèle eu trop de passion Pour ne pas regretter sa séparation,Vu que pour même objet, même désir me presse,Que ma propre défaite excuse sa faiblesse, Que nous cédons aux coups de mêmes ennemis,Et que je la reprends de ce que j'ai commis ;Déjà de ce regret mon âme est agitée,Mais pour la conserver n'avoir point Doristée,J'ai trop de passion pour cet objet vainqueur ; Et ses chastes attraits m'ont trop touché le coeur. PHILACTE. Songez-y plus longtemps, son Amant vit encore,Que saura découvrir ce soleil qu'il adore Et sur ce différend un duel entre vous,Sera le moindre effet de son juste courroux. THÉANDRE. Pour lui comme pour moi, la fin sera douteuse. PHILACTE. Mais pour vous seulement la querelle est honteuse,Votre longue amitié dut détourner ce mal Qui d'un ami vous fait un si triste Rival. THÉANDRE. Ha soulage autrement cette ardeur violente Amis, crainte, respect, Cléagénor, Dorante,Hommes, destins, ni Dieux, ne sauraient arracher De ce coeur malheureux un fait qui m'est si cher,Et je tiendrai mon âme heureusement ravie Quand ses moindres faveurs me coûteront la vie ; Travaillons dès ce jour à rompre ce lien,De cet Hymen fatal qui s'oppose à mon bien. SCÈNE IV. Théandre, Philacte, Dorante. DORANTE sortant du cabinet. Va cruel employer ce jour à ma ruine,Acquiers à mes dépends cette beauté divine,Foule aux pieds en cette occasion, Et me remplis de honte et de confusion :Mon oeil suspend ici la source de ces larmes.Je ne désire point de t'arracher tes armes,Je serais plus aveugle implorant le pardon Que quand je me rendis indigne de ce don. Gagne cette beauté qui n'a point de seconde,En rendant son pouvoir visible à tout le monde,Pour le vaincre inhumain, tu n'as qu'à m'assaillir Tu n'as qu'à publier qu'elle m'a fait faillir.Tu plairas à ses yeux et pourras par mon crime Prendre sur ses Auteurs un pouvoir légitime,Va Théandre, va donc, attaquer mon honneur,Et ne diffère point ma perte et mon bonheur. THÉANDRE. Perfide ainsi toujours une âme criminelle Épie les desseins qu'on médite contre elle, Ainsi lascive ainsi le coupable est sans paix,Et sa timide oreille est toujours aux aguets. DORANTE. Que craint un criminel qui presse son supplice,Qui soi-même est son Juge, et condamne son vice,J'avouerai toutes choses, et mon intention N'est point de profiter de ta confession ;Je ne publierai point l'espoir illégitime Qui te fit le premier coupable de mon crime ;Un même feu sur nous différemment agit,Ton sexe en fait trophée et le mien en rougit, Ta gloire m'est un crime, et cette même flamme Qui touche mon honneur ne touche que ton âme,Nos serments violés, les manquements de foi,Et ces feux dissolus ne sont qu'amour pour toi.Tels qui m'avaient nommée infidèle, effrontée, Parlant de toi diront, il aime Doristée ;Plaignant ton infortune on m'en souhaitera,Je serai condamnée et l'on t'excusera. THÉANDRE. Ce discours est fort beau. DORANTE. Doristée est plus belle.Suis Théandre à mes yeux suis ton ardeur nouvelle. Établis tes desseins dessus un faux rapport,J'attesterai pour toi que son Amant est mort,Et je te dépeindrai si charmant et si rare,Que si tu n'es content Doristée est barbare :Pour ne pas retarder ton amoureux dessein, Veux-tu que de ce fer je me perce le sein ?Éprouve cher Théandre en faveur de ta flamme Jusqu'où ce repentir peut porter une femme,Que seule je t'oblige et dissipe tes soins Que je sois mon bourreau, mon Juge et mes témoins : Souffre que je répare en l'ennui qui me presse, Lui voulant ôter son épée.Par un coup de courage un effet de faiblesse. PHILACTE. C'est c'est par trop longtemps lui refuser la grâce Que pour la même offense il faut qu'elle vous fasse Témoignez de ses pleurs un généreux effet, Et ne lui niez pas un don qu'elle vous fait,La ruse découverte aussitôt que conçue Ne peut plus obtenir une prospère issue.Et produirait chez vous des sources de malheurs Qui tariraient plus tard la source de vos pleurs. SCÈNE V. Diane, Dorante, Philacte, Théandre. DIANE. Monsieur, quelqu'un là-bas heurte avec violence,Mais pour n'enfreindre point votre expresse défense J'ai différé d'ouvrir. THÉANDRE. Son nom t'est-il connu ? DIANE. C'est de Cléagénor si j'ai bien retenu, THÉANDRE. Ô de tous mes malheurs malheur le plus funeste ! Qu'ai-je à délibérer au moment qui me reste ?Qu'on ouvre je l'attends. Dorante c'est assez Diane va ouvrir. Avoir de vains transports mes esprits exercés Que d'un commun propos notre commune plainte Cesse et laisse revivre une amitié si sainte, Je cède aux lois du Ciel, cédant aux lois du sort,Qui par cet accident dissipe mon effort,Il me rend mon repos alors qu'il le traverse,Et pour le rétablir il faut qu'il le renverse. PHILACTE. Ô malheur favorable ! DORANTE. Ô désordre charmant ! THÉANDRE. Voyez-moi réparer le tout adroitement J'ordonnais redoutant cette fatale perte,Qu'à mon su seulement la porte fût ouverte,J'épiais Doristée et lisais dans ses yeux Le dessein qu'elle avait de sortir de ces lieux, Mais ô Juge des coeurs que notre vigilance Contre tes volontés est de faible défense,Tu détruis nos desseins et ni pièges, ni rets Ne peuvent renverser l'ordre de tes arrêts. SCÈNE VI. Cléagénor, Dorante, Diane, Théandre, Philacte. Diane va quérir Doristée. CLÉAGÉNOR, l'épée à la main, et sans chapeau entre en désordre. Enfin un juste effort à ma rage assouvie, Il vomit sur la poudre et le sang et la vie,Et ce brutal esprit va chercher aux enfers L'effet de son amour et le prix de ses fers. THÉANDRE. Parlez-vous de Menandre ? CLÉAGÉNOR s'étant assis. Il est mort le perfide.Il est mort, et ce bras est son juste homicide, Vous saurez la rencontre et son événement Quand vous m'aurez laissé respirer un moment. DORANTE. Ô dieu quelle frayeur à mes veines glacées ! THÉANDRE. À ce farouche abord j'ai lu dans vos pensées :Et ce qu'en ces deux mots vous nous avez appris Réponde à mon attente, et ne m'a point surpris,Cet être provident qui régit toutes choses Montre son intérêt en de si justes causes ;Il faut punir enfin le vice en son excès Et le droit entreprendre assuré du succès. CLÉAGÉNOR. Apprenez en deux mots quelle heureuse aventure De ce monstre odieux a purgé la nature,Amené dès l'aurore en ce fatal séjour Par deux guides sans yeux, la fureur et l'amour,La voix de mon génie à mon âme portée M'a dit, cherche en ce lieu Menandre et Doristée,La suite de tes maux aujourd'hui finira ;Tu délivreras l'une, et l'autre périra.J'ai consulté longtemps et tenu pour frivole Et pour un faux espoir ces muettes paroles Quand à deux pas de moi Ménandre sans me voir,Car le buis me cachait. Ô rage ! Ô désespoir,Ô malheur, ç'a-t-il dit, sans m'arracher la vie,On a d'entre mes bras cette ingrate ravie.À ce triste discours j'ai reconnu sa voix, Je me suis fait passage au travers de ce bois,Et sautant furieux de mon cheval sur l'herbe J'ai vu son marcher grave, et son maintien superbe,Ma rencontre en ce lieu ne l'a non plus ému Que s'il l'eût espéré, ou s'il ne m'eût point vu ; La froideur m'a surpris, mon sang s'est fait de glace Et j'ai resté longtemps interdit sur la place,Enfin me prévenant, quel sort t'amène ici Achève, m'a-t-il dit, ma vie et mon souci,Je plains nos maux communs, tu cherches Doristée Je cherche comme toi ceux qui me l'ont ôtée :Mais perdons tout espoir et d'un commun dessein Cherchons-en le tableau gravé dans notre sein.Là ce désespéré d'une constance rare Attends le rude assaut, que ce bras lui prépare, Quand poussé d'un démon, plus juste que cruel Je finis d'un seul coup sa vie et ce duel ;De ces gens aussitôt une foule importune,Eût fait de mon trépas suivre son infortune,Si le bruit de leurs pas, et celui de leur voix Ne m'eût fait éloigner par ces détours du bois.J'ai gagné ce logis, où je trouve l'asile,Qui rend de ces voleurs la poursuite inutile. THÉANDRE. La Justice du Ciel éclate en son malheur,Mais Doristée enfin. CLÉAGÉNOR. Ô sensible douleur ! À ce ressouvenir ce fer est inutile,Mon sens demeure entier et ma main immobile,D'autres me l'ont ravie, et par cet accident Peut-être ce jeune Astre est en son occident. THÉANDRE. Quoi, vous seul ignorez de sort de Doristée. CLÉAGÉNOR. Je sais qu'une autre fois les Dieux me l'ont ôtée Mais j'ignore en quel lieu peut respirer le jour Ce miracle accompli de sagesse et d'amour. THÉANDRE. Ha vous dois-je avouer ? CLÉAGÉNOR. Quoi Doristée est morte ? THÉANDRE. Puisque j'en ai tant dit oyez de quelle sorte. CLÉAGÉNOR. J'entendrai quel malheur a terminé ses jours,Mais achevez ma vie achevant ce discours. THÉANDRE. Un voleur dont l'audace à nulle autre est pareille Surprit au coin du bois cette jeune merveille,Et la tirant plus loin le poignard sur le sein, La pria d'accomplir son lubrique dessein,Elle voulut sauver son honneur et sa vie :Mais aux cris qu'elle fit l'une lui fut ravie.Il rougit son poignard du sang de ce beau corps,Et soumit sa belle âme à l'Empire des morts. Je surpris ce voleur la main encore teinte Du beau sang qui coulait d'une veine si sainte ;On l'amena chez moi, je le fis enfermer,Et ce corps précieux dans le Temple inhumer :Je sus par une lettre en sa poche trouvée, Que cette belle était votre Amante enlevée,Car la lettre est de vous, qui depuis ce malheur Je fais chercher partout pour punir ce voleur. CLÉAGÉNOR. Quoi ce monstre ! THÉANDRE à Dorante. Commandez qu'on l'amène. CLÉAGÉNOR. Quel effort, quel excès assouvira ma haine Ma main de mille coups lui percera le flanc,J'arracherai son coeur et je boirai son sang. SCÈNE VII. Cléagénor, Doristée, Théandre, Dorante, Diane, Philacte. DORISTÉE. Quel nouvel accident. CLÉAGÉNOR. Est-ce là ce Barbare,Qui s'est taché du sang d'une beauté si rare ? Le voulant tuer.Monstre horrible à mes yeux. Mais quel effet soudain Retient ma violence et arrête ma main ?Quel charme a suspendu cette fureur extrême. DORISTÉE. Dieux c'est Cléagénor. CLÉAGÉNOR laissant tomber son épée. Ô soupçons superflus.C'est, Madame. THÉANDRE. Elle-même et ne soupirez plus En ce commun bonheur que le Ciel vous envoie J'ai voulu par la peine augmenter votre joie,J'ai sondé votre amour, et d'un pareil rapport J'ai trompé Doristée. DORISTÉE. Mon coeur tu n'es pas mort,Cher objet de mes yeux. CLÉAGÉNOR. Beau sujet de mes larmes,Vous respirez le jour et je revois vos charmes. Ô bonheur, ô transport à nul autre pareil,Ô le plus beau jour qu'ait produit le Soleil. DIANE. Dieux, qu'est ce que je vois ! THÉANDRE. En cette aise commune Allons de voeux communs bénir votre fortune.Et l'on s'entretiendra de ces travaux soufferts Quand nous aurons aux Dieux nos hommages offerts. Tous s'en vont. DIANE seule. Ô l'agréable abus ! Que pouvait cette belle Te cédant à l'amour, et j'espérais tout d'elle Mais Nature y pourvut et mon honnêteté Quoique je l'exposasse, était en sûreté. ==================================================