******************************************************** DC.Title = DON BERNARD DE CABRERE, TRAGI-COMÉDIE DC.Author = ROTROU, Jean DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragi-comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 08/05/2020 à 14:01:18. DC.Coverage = Italie DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/ROTROU_DOMBERNARDDECABRERE.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** DON BERNARD DE CABRERE TRAGI-COMÉDIE M. DC. XLVII de ROTROU Représenté pour la première fois en 1646. ELEGIE Soeur du Dieu des saisons que la mélancolie, Dans le tombeau d'ARMAND, avait ensevelie ; Et qui malgré l'éclat d'un bruit doux et flatteur ; Ne pus souffrir ton frère, après ton protecteur, Force enfin, ma Clion, cette douleur extrême, Qui te le ravissant, te ravit à toi-même : Et comme son trépas t'excita cet ennui, Aujourd'hui qu'il renaît, ressuscite avec lui. JULES heureux soutien de mon jeune Alexandre, Comme un autre Phoenix engendré de sa cendre, Fait voir par un miracle égal à son renom, Qu'ARMAND a seulement changé d'âge et de nom ; Oui, du divin ARMAND la haute Intelligence, Soutient encore en lui la splendeur de nos lois, Rend encor notre Roi, l'effroi des autres Rois ; Dessus nos ennemis gagne encor des batailles, Sous les herbes encor fait chercher leurs murailles ; De cent climats divers fait encor les destins, Maintient nos alliés, et contient nos mutins ; Sous lui l'Aigle inexperte à défendre ses terres, Comme dessous ARMAND, lâche encore ses serres : Sous lui l'Espagne tremble et son Lion rugit Effrayé de son sang, dont l'Ibère rougit. Depuis qu'enfin du Ciel les bontés tutélaires Ont mis entre ses mains le timon des affaires ; Notre barque craint moins ni sable ni rocher ; Que quand le Grand ARMAND en était le rocher, Et sans se voir briser, voiles, mâts, ni cordages, De tous ses aquilons surmonte les orages : Mais si les intérêts de l'État seulement, En JULES, ma Clion, te remontraient ARMAND, Et si les tiens encor n'y trouvaient ce Grand homme, Je te pourrais souffrir l'ennui qui te consomme ; Et l'éminent éclat dont il est revêtu, Ni le sort qu'il a fait captif de sa vertu, Ni cet art qu'il enseigne aux puissances suprêmes, De faire sur leurs fronts briller leurs diadèmes ; Ne devraient ranimer ni l'ardeur ni l'espoir, Que l'estime d'ARMAND t'avait fait concevoir : Mais si JULES parfois comme lui se délasse, Des travaux de l'État sur les fleurs du Parnasse, Si sous lui d'Hélicon les deux sommets sacrés, Comme sous RICHELIEU, sont encor révérés, Et si j'ai mérité qu'un des fruits de mes veilles, Sans les faire souffrir, ait touché ses oreilles ; Qu'avons-nous plus perdu, qu'as-tu plus à pleurer, Et quel sujet as-tu de plus désespérer ? Viens, il te souffrira la généreuse audace, Qui te doit inviter d'aspirer à sa grâce ; Et j'ose, sans trembler, lui demander pour toi, Une protection commune avec mon Roi. Mais révérant les soins qu'il rend à ce grand Prince, Épargnons-lui le temps de toute la Province ; Et si jusques à nous il se daigne abaisser ; N'occupons son esprit que pour le délasser. Un jour faisons-lui voir sur ce noble théâtre, Dont nos fameux Acteurs font la Cour idolâtre : Son illustre pays, sous Romule naissant, Un autre sous son joug le monde obéissant, Tantôt sous ses Consuls sa vigueur florissante, Tantôt sa liberté sous ses Rois gémissante : Aujourd'hui pour son vice, un Tarquin détrôné, Demain pour ses vertus, un Trajan Couronné : D'autres fois le grand coeur d'un Curse, ou d'un Scevole Dont l'un se précipite, et dont l'autre s'immole. Ainsi sans se lasser d'un art industrieux, Exposons à Paris toute Rome à ses yeux : Cette Rome sa mère en Héros si féconde, Qu'il pourrait rendre encor la maîtresse du monde, Si son zèle inouï, pour notre nation, N'eut honoré Paris de son adoption. Puis quand lassée enfin du travail de la Scène, Ta vigueur quelquefois voudra reprendre haleine, Pour lui faire ta Cour, porte en son Cabinet, Le divertissement d'une Ode, ou d'un Sonnet ; Ou touchant quelque trait de son mérite extrême, Et comme en un tableau le montrant à lui-même, Ce glorieux soutien du trône de mon Roi, Se regarde en passant, et te vois avec soi. Tu trouveras en lui les sujets les plus vastes, Dont jamais nos Héros aient enrichi nos fastes : Tu peux sans le flatter prendre ces grands projets, Qui de tous nos voisins vont faire nos sujets ; Tu peux parler sans fard de cet esprit solide, Dont l'avis au besoin n'est ni lent ni timide ; Et par qui si LOUIS suit tous ses sentiments, Nous verrons sous ses pieds les trônes Ottomans. Tu peux tracer ses moeurs dans la même innocence, Où le Ciel et la terre étaient en leur naissance ; Et sur tout ce portrait peut encor s'enrichir, D'une fidélité qui ne saurait gauchir ; Et d'un zèle si pur que la même imposture, N'en osera médire à la race future. Oui, JULES, la vertu dont tu nous éblouis, Fait autant prospérer les armes de LOUIS, Que ce grand jugement qui jamais ne sommeille, Et dans tous ses besoins l'assiste et le conseille ; Aussi par un visible et juste soin des Cieux, N'ayant point de défaut, tu n'as point d'envieux ; La fortune pour toi sage et judicieuse, Perdra les noms d'aveugle et de capricieuse, Et quoi qu'elle t'acquière et d'estime et de droit, Croit te donner encor moins qu'elle ne te doit ; Que dis-je, te donner ? si sa splendeur extrême, Sa pompe, son pouvoir lui viennent de toi-même ; Si ses bontés pour toi sont ses propres effets, Si tu lui donnes tout, si c'est toi qui la fais : Et si par tes travaux depuis tant de campagnes ; Elle triomphe en France, aux dépends des Espagnes, Fais-lui sous l'étendard de notre Potentat, Achever tes desseins pour le bien de l'État. Et quand la guerre enfin qui depuis tant de lustres, Nous coûte tant de sang, et tant d'hommes Illustres, Par des événements conformes à tes voeux, Aura mis notre gloire au point où tu la veux, Pour comble des succès de ton soin salutaire, Fais pour notre repos, ce qu'ARMAND n'a su faire ; Et content des lauriers que nous avons cueillis, Fais remonter la paix sur le trône des Lys ; Lors si la Seine encor me compte entre ses cygnes, Et si de tes hauts faits mes sentiments sont dignes, J'épuiserai ma veine à te faire un tableau, Dont si l'antiquité vit jamais rien de beau, Et si d'un faux espoir mon zèle ne me flatte, La touche au gré de tous, sera si délicate, Que qui verra l'ouvrage, en louera l'artisan, Et qu'il n'aura rival qui n'en soit partisan. LES ACTEURS DON BERNARD DE CABRERE, favori du roi. DON LOPE DE LUNE, ami de Don Bernard. DON PEDRE, roi d'Aragon. L'INFANTE, sa soeur, maîtresse de Don Bernard. LÉONOR, maîtresse du Roi. IGNES, suivante. LE COMTE, capitaine des gardes. PEREZ, secrétaire du Roi. LAZARILLE, suivant de Don Lope. LE GOUVERNEUR DE SARAGOSSE. SOLDATS. GARDES. La scène est à Saragosse, dans le Palais du Roi. ACTE I SCÈNE PREMIÈRE. Don Lope de Lune, Lazarille Valet de Chambre. DON LOPE. Enfin, cher Lazarille, un plus heureux GénieNous va, de nos destins, forcer la tyrannie,Et ce bras l'aura mise au rang des ennemis,Qu'au joug de cet État ses exploits ont soumis.Don Bernard rend au Prince un digne témoignage Des fruits qu'à l'Aragon a produit mon courage,Qui fera succéder l'espoir que je bâtis,Sur la destruction des Sardes déconfits ;Oui, j'ose sur l'espoir que Don Bernard me donne,Prétendre à des degrés proches de la Couronne ; Et si l'âme est prophète en ses pressentiments,De grands effets suivront ces nobles mouvements ;Qui ne me flattent pas d'une faveur commune,Et me font défier l'orgueil de la fortune. LAZARILLE. Le fatal ascendant qui gouverne vos jours, Sera donc bien changé, de ce qu'il fut toujours ;Car depuis qu'à vos pas mon mauvais sort m'attache,Le malheur qui vous suit, n'a guère eu de relâche. DON LOPE. Il est vrai que jamais les destins rigoureuxN'ont rendu sous le ciel, de jours plus malheureux ; Et que tous les revers du sort et de l'envie,Semblent pour seul objet avoir choisi ma vie.Mes plus heureux succès n'ont jamais vu ce bras,Sans me coûter du sang, achever de combats ;Mes plus justes desseins n'ont jamais eu d'issue Qui remplît mon attente, ou qui ne l'ait déçue.Je suis encor à voir le seul, et premier fruitQue jamais, ou l'amour, ou le jeu m'ait produit.J'espérais à la Cour, vaincre par ma constance,De cet astre inclément la maligne influence, Quand avec Don Bernard, Catalan comme moi,Je vins avec mes voeux, offrir mon bras au Roi,Et comme à la valeur, qui m'est héréditaire,Chercher à succéder aux emplois de mon père ;Mais toujours quelque obstacle arrêtant mes desseins, Pour moi fermait au Prince, et l'oreille, et les mains.Au lieu qu'une fortune à mille autres seconde ;( Mais à qui Don Bernard, n'a rien qui ne réponde )D'abord l'insinuant, en l'estime du RoiOuvrait toujours pour lui, ce qu'il fermait pour moi, Mit bientôt ce grand homme, au plus haut de sa roue ;Et l'élevant si haut, me laissa dans la boue.Enfin, ayant acquis, par nos communs tributs,Lui de telles faveurs, moi de si longs rebuts ;Les Sardes révoltés nous ont ouvert la lice, Où je pouvais du sort affronter l'injustice ;Et me le soumettant, arracher de ce bras,Les faveurs qu'il me doit, et ne me donne pas. LAZARILLE. À voir de quels dédains la fortune me traite,Nous devons être nés dessous même planète ; Jamais occasion d'intérêt, ou d'honneur,Par son événement n'a marqué mon bonheur ;Mais surtout, qu'en mon choix le sort me fut contraire,Quand me donnant à vous, Urfin suivit Cabrere !Son maître auprès du Roi, possède un rang si haut Que tout rit à ses voeux, que rien ne lui défaut :Et dans le triste cours du malheur qui vous presse,Cette lame enrouillée est toute ma richesse. DON LOPE. Le service important qu'a rendu ma valeur,Fera bientôt cesser, ta plainte, et mon malheur ; Les fruits de l'amitié dont Cabrere m'honore,Ne peuvent plus tarder et sont tout prêts d'éclore :J'attends de son paquet, que je viens rendre au Roi,L'infaillible faveur d'un honorable emploi : Il cherche en sa poche.Et puis... mais quelle peine est celle où je me trouve ? Ô de mon mauvais sort la plus fatale épreuve !Et qui de mes malheurs, me rend le plus confus ?Ce paquet... LAZARILLE. Est perdu. DON LOPE. Je ne le trouve plus ;Ô Négligence insigne ! Et surprise importune !J'ai joint si peu de soin, à si peu de fortune ? Et si mal conservé le gage glorieux,Qui devait rendre au Roi, mon nom si précieux ? LAZARILLE. Le sort nous en veut trop, il faut qu'il nous achève,Et sa haine est pour nous, sans quartier et sans trêve ;Mais voyez bien, peut être aurez-vous mal cherché ; Vous l'aviez ce matin, où nous avons couché,L'auriez-vous oublié ? Cherchez mieux je vous prie. DON LOPE. Je l'aurai pu laisser dedans l'Hôtellerie,Mais retourner si loin, ferait un vain souci,Puisque enfin, aujourd'hui, Cabrere arrive ici ; Et que sur le chemin, ma blessure r'ouverte,De trois, ou quatre jours m'ayant coûté la perte,A fait d'autant de temps, avancer son retour ;Si bien qu'aujourd'hui même, on l'attend à la Cour,Ou la voix suppléant la perte de sa lettre, M'obtiendra les effets, que j'osais m'en promettre :S'il se peut, toutefois, faisons savoir au Roi,Quels exploits en Sardaigne, ont établi sa loi ;Et de ces grands succès lui faisant des peintures,Sans nous manifester, contons nos aventures ; Pour donner audience, il se doit rendre ici. LAZARILLE. Quelqu'un sort de sa chambre. DON LOPE. Avançons, le voici. SCÈNE DEUXIÈME. Le Roi, Le Comte, Capitaine des Gardes, Suite d'Archers, Don Lope, Lazarille. LE COMTE. Vos soins du grand Trajan vous font le vif exemple,Si les Rois sont des Dieux, leur Palais est un temple,Où pour tous il est juste, et libre de prier, Et dont jamais l'accès ne se doit dénier. LE ROI. Le plus digne degré de la grandeur d'un maître,Est d'être égal aux siens, autant qu'il le peut être ;Il s'élève plus haut par cet abaissement,C'est de sa dignité le plus sûr fondement, Et de l'art de régner la plus haute science. LE COMTE. Chacun peut approcher : le Roi donne audience. DON LOPE, s'avançant. Si prompt à le servir, je tremble à l'aborder. LAZARILLE. L'occasion vous rit. DON LOPE. Ciel, fais la succéder.Mais on m'a prévenu. SCÈNE III. Don Sanche, Le Roi. DON SANCHE, Gouverneur de Saragosse. Sire, un bruit populaire, Jette ici la terreur de l'Infant votre frère ;L'armée est décampée, et s'avance à grand pas,L'avantage consiste à ne l'attendre pas ;Et le mal nous pressant, empêcher qu'il n'empireEt ne vienne attaquer le coeur de votre Empire : Vous risquez un grand siège, en attendant plus tard,Saragosse est au trône un important rempart. LE ROI. Mes ordres pourvoiront contre cette disgrâce,Cependant, travaillez à bien munir la place ;Et pourvoir de défense aux endroits importants, Sans semer la frayeur parmi les habitants ;Allez qu'un autre approche. SCÈNE IV. Le Secrétaire, Le Roi, Le Comte, Don Lope, Lazarille, Soldats. DON LOPE, s'avançant. Ô Sort, sois moi propice !Ne voilà pas encor, un trait de son caprice !Vois combien de hasards m'ôtent l'occasion. LAZARILLE. Je forcène de rage et de confusion. LE SECRÉTAIRE au Roi, lui donnant une lettre. Sire, aux moindres faveurs, qu'une maîtresse envoie,C'est trop faire acheter, qu'en retarder la joie. Le Roi la baisant et l'ouvrant.Cher gage d'une main pleine de tant d'appas,Me viens-tu prononcer l'arrêt de mon trépas ?Ou fléchirai-je enfin la fierté qui rejette Une âme assujettie au joug de sa sujette ? LAZARILLE. Quelqu'un profitera du temps que vous perdez. DON LOPE, s'avançant. Prince, rare ornement... LE COMTE, le faisant retirer. Le Roi lit, attendez. LE ROI, lisant la lettre. Ne souillez point grand Roi, les glorieuses marques,Qui sur le reste des monarques, Font briller votre Majesté,Par une passion à son repos fatale,D'un indigne attentat de votre âme Royale,Sur mon honnêteté.J'ai trop longtemps souffert à vos ardeurs passées, Ces frivoles écrits, porteurs de vos pensées,Ne m'en honorez plus,On me continuant cet honneur qui m'offense,Ne vous offensez pas, ou d'un juste silence,Ou d'un libre refus ; Il dit, ne lisant plus.Ô rigueur inhumaine ! ô beauté tyrannique !Qui causant mon amour, défends qu'elle s'explique,Beau, mais funeste écueil, insensible rocher. LAZARILLE. Allez. LE COMTE. Il ne lit plus, vous pouvez approcher. DON LOPE s'approchant. Enfin tu seras lasse, ô cruelle fortune ! De me persécuter et de m'être importune ;Prince amour des climats, où vous donnez la loi,Et de vos ennemis, la terreur et l'effroi ;Si votre Majesté doit trouver quelques charmesAu fidèle récit du succès de ses armes ; J'ose satisfaisant à ma commission,Me promettre l'honneur de son attention. LE ROI, lit un mot, ou deux, et puis dit. Et vantons orgueilleux, les droits d'une Couronne,[Note : On lit dans l'édition originale : "les droits d'un Couronne"]Et le faux ascendant que son éclat nous donne ;Pourrais-je obtenir moins dessous un nom privé, Quand ce grade éminent, où je suis élevé !Une ingrate sujette à ce point me dédaigne ! DON LOPE. L'état où Don Bernard a réduit la Sardaigne,Fera trembler l'Europe, et de votre fureur,Aux lieux plus écartés sèmera la terreur. LE ROI, lisant. Ne m'en honorez plus,Ou me continuant, cet honneur qui m'offense,Ne vous offensez pas, ou d'un juste silence,Ou d'un libre refus. Il dit ensuite.Traiter de ces froideurs, le feu qui me dévore, Moi son Prince ! son Roi, mais son Roi qui l'adore. DON LOPE. Quand l'appareil fut prêt, et que de vos vaisseauxDon Bernard eut ouvert l'humide sein des eaux,Les vents en même instant, furent sans violence,Et volontairement s'imposèrent silence ; La mer avec respect porta ce grand fardeau,Qui des Sardes allait la faire le tombeau. LE ROI. Mais, ô trouble frivole et vaine rêverie,Amoureux je puis craindre, et Monarque je prie ;J'aime, et puis observer ces respects superflus, Qui pouvant tout, demande, est digne du refus. DON LOPE. L'air et la mer, enfin comme vos tributaires,Prirent votre parti, contre vos adversaires. LE ROI. Mais au trouble importun, dont j'étais diverti,N'ayant rien entendu, je n'ai rien réparti ; Cette distraction est un défaut aux Princes,Qui doivent toujours mettre, au bien de leurs Provinces,Leur plus présent objet, et leur soin le plus haut,Rappelons notre esprit, et couvrons ce défaut. Se levant.Je songe à prévenir le siège qui s'apprête, Si vous m'avez servi, dressez votre requête,J'en verrai le mérite, et j'aurai soin de vous. LAZARILLE, le suivant. De nos Astres enfin nous vaincrons le courroux. SCÈNE V. Le Roi, Le Comte, Le Secrétaire. LE ROI. Quoi je règne, et régnant n'ose dire que j'aime !Je sers, et ne puis plaire avec un Diadème ! Au Secrétaire.Toi, de ce triste écrit funeste messager,Auteur de mon ennui, travaille à l'alléger,Et si tu veux qu'encor quelque attente me flatte,Va m'obtenir, Perez, de cette belle ingrate,La faveur de passer en son appartement, Et sans l'incommoder, lui parler un moment.Va j'attends sa réponse : ha comte, est-il possible,Que ce front couronné cache un coeur si sensible !Et qu'une dépendante, et sujette beauté,À de si longs efforts, en cache un indompté ? Par quel droit vantons-nous malheureux que nous sommes,L'avantage des Rois, sur le reste des hommes,Si sujets comme vous à notre passion,Nous soutenons si mal cette présomption,Que d'un seul regard, qu'un bel oeil nous envoie, Nos libertés souvent sont la honteuse proie ? LE COMTE. Le malheur de souffrir pour d'aimables objets,Est le sort aussi bien des Rois que des sujets. LE ROI. Ma plus sensible peine, en ce que je propose,Est que mon dessein même, à mon dessein s'oppose, Et que pouvant user d'un pouvoir absolu,Je cesse de vouloir, sitôt que j'ai voulu ;Que dans la même cause, et criminel, et juge,De l'objet offensé je deviens le refuge,Et de quelques efforts que je sois combattu, N'ai pas assez d'amour pour manquer de vertu.Ainsi mon coeur pressé par l'un et l'autre extrême,Est le champ d'un combat de moi contre moi-même,Qui lâche, ou généreux, faible, ou fort que je suis,Protège en même temps, l'honneur que je poursuis. LE COMTE. C'est par ce beau combat, que vous rendez des marques,Du plus considérable, et plus grand des Monarques ;L'amour est un doux mal commun à tous les Rois,Mais peu de la raison lui font suivre les lois,Peu savent avec lui modérer leur puissance, Et quand il ose trop, réprimer sa licence ;Ces qualités aussi vous attirent nos voeux,De Pedre, et non du Roi, le monde est amoureux ;Et le surnom de Grand que l'Aragon vous donne,Vient plus de vos vertus, que de votre Couronne ; C'est un malheur d'un trône où l'on est élevé,Qu'être toujours en butte, et toujours observé ;Qu'il ne soit mur si fort, dans les Palais des Princes,Que ne puissent percer les yeux de leurs Provinces,Toutes les actions regardant leurs sujets, De leurs sujets aussi, sont toujours les objets ;Avec le peuple enfin ils partagent un titre,Et juges de l'État, l'État est leur arbitre ;Pour votre Majesté, c'est un repos bien doux,De pouvoir sans rien craindre, être jugé de tous ; Et c'est pour un Monarque une vertu sublime,De haïr comme vous, jusqu'à l'ombre du crime ;D'être un si saint exemple, aux yeux de votre Cour,Et pouvoir accorder l'innocence et l'amour. LE ROI. L'intérêt qui m'allie avecques la Navarre, Pouvait seul me priver d'une beauté si rare ;Et toute autre raison moins utile à l'État,La splendeur de mon rang, le nom de Potentat,Ni tous les fondements d'une haute espérance,Ne me pourraient ravir l'heur de son alliance. SCÈNE VI. Don Lope de Lune, Lazarille, Le Roi, Le Comte, Gardes. LAZARILLE. L'occasion vous rit, mais ne la manquez pas. DON LOPE. Elle est trop favorable, ô sort guide nos pas ! LE ROI, prenant la requête. Donnez. DON LOPE. Ce mot, grand Roi, s'il ne vous importune,Vous fera souvenir de Don lope de Lune ;Autrefois par sa charge, illustre en cette Cour, Sous l'heureux Souverain, dont vous tenez le jour ;Qui jusqu'à la mort, paya de sa personne,Et fit de tout son sang, hommage à la Couronne. LE ROI, lisant. Don Lope de... SCÈNE VII. Le Secrétaire, Le Roi, Don Lope, Le Comte, Lazarille, Gardes. LE SECRÉTAIRE. Seigneur, Léonor passe ici.Pour aller chez l'Infante, avancez, la voici. LE COMTE, à Don Lope. Hors. DON LOPE, sortant. Ô de mon malheur, cruelle expérience ! LAZARILLE, le suivant. Ô la dure vertu, que tant de patience ! SCÈNE VIII. Léonor, Le Roi, Le Comte, Le Secrétaire, Gardes. LE ROI, relevant Léonor qui en entrant fait un faux pas. Hé, Madame ! LÉONOR. Seigneur, c'est un bonheur pour moi, Le Roi lui donnant la main, laisse tomber la requête par mégarde.Qu'ayant à choir, ma chute arrive aux pieds du Roi,Dont le rang me prescrit l'état où je me trouve. LE ROI. C'est de votre mérite une infaillible preuve,Que pour vous relever et servir au besoin,À mes mains la fortune , en ait commis le soin ;Oui, Madame, ce soin tombe en des mains puissantes,Capables de remplir et passer vos attentes, Qui vous peuvent donner un rang qui vous défaut,Et ne relève point, sans élever bien haut. LÉONOR. Que puis-je désormais craindre de la fortune,Si me terrassant même elle m'est importune ;Si ma chute s'élève, et si choir est un saut, Pour me rendre plus ferme, et m'élever plus haut,C'est d'un bonheur insigne une preuve constante. LE ROI. Où s'adressent vos pas ? LÉONOR. Je passais chez l'Infante. LE ROI. Je vous y rends. LÉONOR. Seigneur ! LE ROI. Accordez-moi ce point,Mandez des cruautés, mais n'en exercez point, Rebutez, méprisez, tuez dans une lettre,Mais présente, souffrez ce qui se peut permettre,Et ne refusez pas une civilité. LÉONOR. Si j'osais remontrer à votre Majesté,Qu'à quelque si haut point que sa bonté m'oblige, Il m'est de conséquence étant... LE ROI. Allons vous dis-je,Souffrez que je vous rende en son appartement,Et là nous en viendrons sur l'éclaircissement. SCÈNE IX. Don Lope de Lune, Lazarille, sortant de l'antichambre. LAZARILLE. Qu'attendons-nous encor, malheureux que nous sommes ?J'ai bien vu du pays, j'ai bien connu des hommes, Mais je n'en ai point vu, que le ciel en courroux,Rende par leur malheur si célèbres que nous ;Et vous deviendrez Grand, vanité ridicule !Vous pourriez être un Mars, un César, un HerculeQue le sort enragé qui talonne vos pas, Vous heurterait encor, et ne vous rirait pas. DON LOPE. Sa rigueur en effet m'oppose tant d'obstacles,Que pour les vaincre tous, il faudrait des miracles ;Mais le Roi peut rentrer, attendons son retour. LAZARILLE. Ô l'importun métier, que celui de la Cour ! Il trouve la requête, et la ramassant dit.Qu'est-ce ci ? Quelque trait encor de la fortune ! DON LOPE. Qu'est-ce ? LAZARILLE, lisant. Requête au Roi de Don Lope de Lune ; ...Et votre âme est prophète en ses pressentiments,De grands effets suivront vos nobles mouvements ? Le lui montrant, il dit.Vous pouvez sur l'espoir que Don Bernard vous donne,Prétendre à des degrés proches de la Couronne :Vous êtes fort avant dedans l'esprit du Roi,Vous ne pouvez manquer d'un honorable emploi :Pour vous seul désormais, les astres s'intéressent, Ô de combien de vent les hommes se repaissent ! Lui baillant la requête.Tenez, votre requête a fait un grand effet,Et vous avez raison d'être fort satisfait,Elle a des pieds du Prince essuyé la poussière. DON LOPE. Dieu ! Jamais désespoir eut-il tant de matière ? Don Bernard qui peut tout, en vain me veut du bien,Ma valeur sert l'État, et ne me produit rien :Ma parole est soufferte, et n'est point écoutée,Ma requête est reçue, et puis est rejetée,J'ai toujours lieu d'espoir, jamais d'événement, Tout me rit, tout me flatte, et toujours vainement ;La fortune nous traite avec trop d'injustice,Pour nous permettre plus de vaincre son caprice.Ne nous obstinons plus en une ingrate Cour,Puisque Cabrere arrive, attendons son retour ; Mais sans plus nous flatter d'une espérance vaine,Sans que mes intérêts lui coûtent plus de peine ; Déchirant la requête.Payons son amitié seulement d'un adieu,Et fuyons pour jamais de ce funeste lieu. ACTE II SCÈNE PREMIÈRE. Don Bernard, Don Lope, Lazarille. DON BERNARD. Quoi ce grand coeur s'ébranle, et Don Lope de Lune Veut tourner lâchement le dos à la fortune,Et parmi ses exploits laissera raconter,Qu'il est un ennemi, qu'il a pu redouter ? DON LOPE. Après une si longue, et si triste aventure,Après tant de malheurs, et de cette nature ; Après tant de revers, de rebuts, de méprisCapables de lasser les plus fermes esprits ;Quand je ne croirais pas mon malheur invincible,Je serais insensé, si j'étais insensible. DON BERNARD. Comme les Souverains n'ont pas des droits communs, Ils veulent quelquefois des devoirs importuns,Et moins par nos effets que par notre constance,De nos affections éprouvent l'importance ;Tel que la Cour rebute ou ne caresse pas,Souvent mal à propos se lasse au dernier pas ; Et sans la lâcheté de retourner arrière,Trouvait une Couronne au bout de sa carrière ;Je sais que le destin qui dispense les rangs,Tient pour nous les donner, des moyens différents ;Par des chemins divers, élève aux grandes choses, Et les sème à son gré, d'épines, ou de roses,Je sais que par un heur qui ne se conçoit pas,Pour arriver si haut, je n'ai pas fait un pas ;Et que tout mon crédit et toute ma puissance,Ne sont qu'un simple effet de mon obéissance ; Que je méritais moins, que vous ne méritez,Et qu'on m'a tout donné ce que vous achetez ;Mais ce même destin dont l'aveugle caprice,Me fait tant de faveur, à vous tant d'injustice,Peut de la même main, dont il m'a fait monter, Et vous mettre en ma place, et m'en précipiter ;De ma part soyez sûr d'une ardeur sans pareille,Et qu'au point où du Roi je possède l'oreille,Pour peu que sa bonté réponde à mes souhaits,Mes soins vous produiront d'infaillibles succès. DON LOPE. Quelques traits si perçants dont la douleur me touche,Avec cette bonté vous me fermez la bouche,Et je tiendrai l'honneur de votre affection,Pour le plus digne objet de mon ambition. DON BERNARD. Au reste de quel oeil voyez-vous Violante ? DON LOPE. Ce nom m'est inconnu. DON BERNARD. Quoi le nom de l'Infante ?Ce nom, par qui le ciel nous voulut exprimer,L'invincible pouvoir qui force de l'aimer ?Et trouve tous les coeurs sans défense, et sans armes ? DON LOPE. J'en confondais le nom, mais j'en connais les charmes ; Et si mon mauvais sort m'en permet d'en parler,N'ai rien vu sous le ciel qu'on lui puisse égaler ;Ni qui soumette une âme avecques plus d'empireMais quelque haut dessein que l'amour vous inspire ;Votre heur et vos vertus, vous la peuvent donner, Et ce leur serait peu que de vous couronner. DON BERNARD. Traitons avec respect les dignités suprêmes,Et ne touchons jamais jusqu'aux diadèmes ;Le Ciel qui les sacra, veut qu'ils soient révérés,Et n'ouvre point l'oreille aux voeux immodérés. Allons de nos lauriers faire hommage à ses charmes,Et rendre compte au Roi du succès de ses armes ;Venez les vérités que j'y dirai de vous,Feront de ce récit, les brillants les plus doux. SCÈNE II. Le Roi, Le Comte, Gardes. LE COMTE, voyant le Roi assoupi. Quel travail altérant l'air de votre visage, Presque du mouvement vous dérobe l'usage,Et vous cause, Seigneur, cet assoupissement ? LE ROI. Le sommeil nous pressant se vainc malaisément ;La musique, le jeu, cent tours à la fenêtre,De cet Astre inhumain, qui m'a daigné paraître, Cent plaintes à sa porte, et cent soupirs sans fruit,M'ont ôté le repos de l'âme et de la nuit ;Tant que m'ayant des sens presque interdit l'usage,Le jour, veut de la nuit, me réparer l'outrage ;Mais Don Bernard arrive, et vient d'un doux réveil, Guérir ma lassitude, et charmer mon sommeil ;Il a tant fait pour moi, que pour sa récompense,Mon pouvoir aujourd'hui connaît son impuissance. LE COMTE. Les prix qui d'un grand coeur suivent les grands exploits,Sont les plus clairs brillants des Couronnes des Rois ; Aux grandes actions leur charme nous invite,Par eux l'âme s'élève, et la vertu s'excite ;Par eux il n'est dessein dont on ne vienne à bout,Et ne rien épargner, est l'art d'acquérir tout ;Mais si pour un sujet, jamais vos mains Royales, Ont eu lieu de s'ouvrir, et d'être libérales ;Don Bernard si fameux par tant d'occasions,Est le plus digne objet de vos profusions ;Puisqu'aux nobles travaux de ce courage illustre,Les armes d'Aragon doivent leur plus beau lustre ; Et qu'enfin quelque éclat dont il soit revêtu,Son rang sera toujours moindre que sa vertu. LE ROI. Je connais ma faiblesse, à le bien reconnaître,Il épuise ma force, à force de l'accroître :Par nos communs bienfaits, il l'emporte sur moi, Je lui donne en vassal, et lui me donne en Roi :Mais l'amitié qui rend toute chose commune,Lui va comme mon coeur, partager ma fortune,Et sur son seul mérite appuyer mon pouvoir,Il arrive, avançons, allons le recevoir, Et bâtir aujourd'hui le plus haut édifice,Qu'aient jamais élevé le sort et la justice. SCÈNE III. Don Bernard de Cabrera, Don Lope, Lazarille, Soldats, Le Roi, Le Comte, Gardes. DON BERNARD, aux pieds du Roi. Seigneur ! LE ROI. Vous à mes pieds ! Gloire de cet État,Vous de ma dignité le plus brillant éclat ;Heureux restaurateur et soutien de mon trône, Je vous fais Amiral ! DON BERNARD. Moi, Sire. LE ROI le relevant. Et Duc d'Ossone. DON BERNARD. Ô Ciel ! LE ROI. Joignez aux miens ces invincibles bras,Qui par tant de travaux et par tant de combats,Ont si bien soutenu le faix de mon Empire. DON BERNARD. À ma confusion, ils sont plus chargés, Sire, Du faix de vos bienfaits, que du faix des lauriers,Que vous ont moissonnés vos illustres guerriers ;Bien plus qu'eux, et que moi, votre nom est la foudre,Qui tonne, étonne, frappe, et réduit tout en poudre ;Don Pedre seul, absent, porte plus de terreur, Que de nos bras présents la plus chaude fureur ;Et par votre faveur tant de fois confirmée,Vous me payez les prix de votre renommée,Et me reconnaissez de vos propres exploits,Puisque votre seul bruit range tout sous vos lois. LE ROI. Faisons qu'avec le temps, l'Aragon puisse apprendre,Qui de nous saura mieux, ou recevoir, ou rendre ;Et qui d'affection aura mieux combattu,Je ne me lasserai qu'après votre vertu ;Et de ce seul combat, vous envierai la gloire, De celui de Sardaigne, apprenez-moi l'Histoire, Il se sied et fait seoir Don Bernard.Donnez un siège au Comte. DON BERNARD. À peine vos vaisseaux,Déradés traversaient le vaste champ des eaux,Que les vents ennemis de cette humide plaineSelon notre besoin, mesurant leur haleine, D'irrités qu'ils étaient, aussitôt apaisés,Firent voir le respect que vous leur imposez ;Cette sèche forêt, eut enfin de Neptune,L'inconstante faveur, à tel point opportune,Qu'avec un seul Soleil, une nuit seulement, Voit et notre arrivée, et notre embarquement,L'aurore allait sortir, quand je fis prendre terreÀ ces Mars Espagnols, ces démons de la guerre,Ces fléaux des attentats, et des rebellions,Que l'honneur d'être à vous, rend autant de Lions. Comme l'ardeur peut tout, jointe à l'intelligence,Le temps fut ménagé par tant de diligence ;Que le camp découvert, les murs des ennemis,Avant qu'un vent de flamme en eût porté l'avis,Et que de notre abord Calaris avertie Pût, où nous prîmes port, faire aucune sortie ;Nul ne gardait l'accès de ces perfides murs,Mais pour être déserts, les champs n'étaient pas sûrs.Car cette ingrate ville en ruses trop experte,Avait d'arbres couchés la campagne couverte, Et parsemé de clous les chemins d'alentour,Qui nous firent besoin et d'adresse, et de jour.L'un et l'autre à la fin, nous aidant le passage,Après un long travail du piège nous dégage ;Et suivant un sentier qui descend d'un coteau, À son pied verdissant, nous trouvons un ruisseau,Dans le trouble cristal qui sortait d'une roche,De gens qui le foulaient, nous fit juger l'approche ;Là chacun attentif, considérant les lieux,Un brillant escadron se présente à nos yeux, Dont le maintien superbe, et le riche équipage,Loin de nous étonner, nous enfle le courage,Nous fait sauter de joie, et nous promet le fruit,Du pénible travail de l'onde et de la nuit.Il n'est soldat si las, à qui le coeur ne vole, Et qui n'ait la vigueur comme l'âme Espagnole ;Et presque en un instant tous nos rangs disposés,Séparent les trois corps dont ils sont composés. LE ROI, assoupi et comme endormi. En vain dans cet excès de gloire et d'allégresse,Je tâche à résister au sommeil qui me presse. DON BERNARD. L'escadron reconnu, lorsque pour l'investir,Notre avant-garde enfin commença de partir,Au même instant des arcs de ce peuple rebelle,Nous vîmes dessus nous fondre une épaisse grêle,Qui tant que pût durer un choc si violent, À leur témérité fut un rempart volantIl semble à cet effort que nos rangs se séparent,Mais leurs traits épuisés, nos forces se déclarent,Et nous fondons sur eux plus prompts que les éclairsNe nous frappent la vue, et ne percent les airs ; Le plus hardi s'effraye à ces vives alarmes,Rien ne résiste plus au torrent de nos armes,Et nous pavons le champ d'un mélange confus,De bras, de pieds, de corps, d'arcs, de traits, et d'écus,Ceux enfin que la fuite a sauvés de l'orage, À leur ville alarmée annoncent ce naufrage ;On s'y prépare au siège, on en munit le fort,Et la rébellion tente un dernier effort ;Mais, Sire, ce Héros, ce prodige incroyable, Montrant Don Lope de Lune.Admirable aux vainqueurs, aux vaincus effroyable, Des siècles à venir, futur étonnement,Et de celui qui court, la gloire et l'ornement ; Le Roi dort.Pour tout comprendre enfin, le Grand Lope de Lune,Par une invention fameuse, et non commune,Qu'un Grec tenta jadis sur l'empire Latin, A rendu vain l'effort de ce peuple mutin :Il se tire du camp, s'étant avec courage,Découpé d'un poignard, le sein, et le visage,Et dessus un coureur, qu'il rend presque aux abois,À leurs murs arrivé, s'écrie à haute voix, Si chez vous la vertu peut trouver quelque asile,Ô Sardes généreux ! Ouvrez-moi votre ville,Si l'homme, encor pour l'homme a quelque humanité,Sauvez-moi d'un tyran et de sa cruauté,On ouvre, à sa requête ; il obtient audience, Et sur l'esprit de tous, gagne tant de créance,Qu'à la tête souvent de cinq ou six d'entre eux,Nous venant faire au camp des défis généreux,En différentes fois, il se fit des plus braves,Par notre intelligence, un tel nombre d'esclaves, Qu'enfin tous joints ensemble, et s'étant par moyens,Pratiqué le secours de quelques citoyens,Par qui de ce secret je reçus le message,Dans les murs ennemis, ils se firent passage,Et Don Lope, s'acquit un renom glorieux, Qui fait revivre en lui l'éclat de ses aïeux ? LE ROI, s'éveillant. Que dira Don Bernard, d'un si profond silence ?De ce fâcheux sommeil, forçons la violence :Et prêtons mieux l'oreille au récit des combats,De qui si dignement nous a prêté le bras. DON BERNARD. Don Raimond de Moncade, a dans cette victoire,Par des faits inouïs éterniser la gloire,Et mérite... LE ROI. Oristan, est son gouvernement. DON BERNARD. Le Duc de Ribagorce a servi dignement ;Et d'un coeur indompté, signalé sa vaillance. LE ROI. Sassaris et Sora, seront sa récompense. DON BERNARD. Don Nugue à notre espoir fut un notable appui,Et d'un bras généreux... LE ROI. Calaris est pour lui ;Et vous restaurateur de la gloire publique,Je vous fait Duc de Vas, et Comte de Modique. DON BERNARD. De si hauts rangs, Seigneur, pour un sujet si bas !Semez avec les mains, et ne répandez pas ;Votre profusion en me chargeant, m'accable,Et d'un si lourd fardeau ma force est incapable. LE ROI. Ce prix me laisse encor la qualité d'ingrat, Et charge peu le bras qui soutient tout l'État ;Achevons votre Cour, et passons chez l'Infante,Où nous consulterons d'une affaire importante,Pour qui votre retour nous arrive à propos,Et qui ne peut encor vous souffrir de repos. Tous s'en vont hormis D. Lope, et Lazarille. SCÈNE IV. Don Lope, Lazarille. LAZARILLE. Vous aviez bien raison d'attendre sa venue,Voilà votre vertu dignement reconnue ;Votre crédit est grand, on vous de bon oeil,Et le Roi vous a fait un favorable accueil ; Don Bernard... DON LOPE. Que veux-tu ? Ma raison elle-même,S'égare et m'abandonne en ce malheur extrême ;Non tu n'es point pour moi, ( dure fatalité ) !Fille comme on te croit, de la nécessité ;Elle n'établit point ton ordre inévitable, Par ton propre dessein, tu nous es redoutable ;Ma disgrâce n'est plus un caprice du sort,Tu ne me heurtes point par un aveugle effort ;Une haine immortelle, une invincible rage,Un dessein déclaré, t'obstine à cet outrage : En vain par tant d'exploits, je m'acquiers tant de bruit,À qui tu veux du mal, tout travail est sans fruit :Après tant de soucis, j'espérerais des roses,Si tu suivais pour moi, l'ordre commun des choses,Mais tu l'enfreins barbare, et pour moi seulement, Ton aveugle conduite est sans aveuglement,Pour moi seul un prodigue, un généreux Monarque,Jette sur son renom, une honteuse marque,Et ta vigueur en fait par une injuste loi,D'un Auguste pour tous, un Tibère pour moi ; Quoi tant de grands effets, tant d'illustres offices,Perdent donc en mon bras, le titre de services ! LAZARILLE. Un malheureux enfin, a beau se désoler,Beau se plaindre des Cieux, et beau les quereller ;Ils versent sans dessein les plaisirs et les peines, Ils ne sont point garants des affaires humaines,Et toute la nature en vain leur veut aider,À qui naît sans bonheur, rien ne peut succéder, SCÈNE V. Don Bernard, Le Comte, Don Lope, Lazarille. DON BERNARD, embrassant Don Lope. Plût au ciel, cher de Lune, et je le dis sans feinte,Que le sort qui vous livre une si rude atteinte, Et contre qui pour vous, tous mes souhaits sont vains,Suivit son inconstance, et nous changeât de mainsLa disgrâce du Roi, me serait moins sensible,Que le mépris qu'il fait de ce bras invincible ;Qui seul dans la Sardaigne a rétabli ses lois, Et dont un sceptre seul, peut payer les exploits. DON LOPE. Votre heur, parfait ami, vous dure autant d'années,Que m'ont duré d'instants mes tristes destinées ;Le Roi vous déposant les charges de l'État,Me fait justice en vous, et ne m'est plus ingrat ; Quoiqu'une même main vous élève, et m'abaisse,Le rebut m'en est doux, puisqu'elle vous caresse ;Et la moitié de moi qu'elle laisse si bas,Éclate en la moitié, qui régit ses États ;Vivez donc d'Aragon, et l'amour et la gloire, Des plus chers favoris effacez la mémoire,Qu'aucun soin ne vous trouble en vos emplois nouveaux,Et Souverain des mers, donnez des freins aux eauxTandis que de fortune éprouvant l'autre face,Chétif et triste objet d'opprobre, et de disgrâce, Je goûterai chez moi pour le moins le bonheur,De savoir mon ami dans ce haut rang d'honneur ;Et pouvoir opposer à sa rigueur extrême,Le bien qu'elle me fait en un autre moi-même. DON BERNARD. Avec plus d'espérance, épargnez ma douleur, Et croyez que je tiens à sensible malheur,De pouvoir opposer à sa faveur extrême,Le mal qu'elle me fait en un autre moi-même. LE COMTE. Il est vrai que jamais vertu n'avait produit,De si fameux succès avec si peu de fruit, Et que d'un art savant, et d'un pinceau fidèle ;Don Bernard en a fait la peinture si belle ;Qu'enfin sans vous flatter, il faut qu'à ce récit,Quelque grand soin du Prince ait diverti l'esprit ;Pour en avoir laissé la gloire sans seconde, Si stérile pour vous et pour lui si féconde. DON LOPE. Le favorable accès qu'elle a dans vos esprits,Me la rend trop fertile, et m'est un prix sans prix. DON BERNARD. Nous reverrons le Roi, la prière obstinée,Succède quelquefois, et vainc la destinée : Ce vous sera du moins un fruit de son refus,Si nous n'obtenons rien, que de n'espérer plus ;Mais il repose, adieu. DON LOPE. Le ciel vous soit propice,Et me fasse acquitter de cet heureux office !Ô faiblesse ! Ô contrainte ! Indigne d'un grand coeur, D'avoir pour la vertu recours à la faveur !Lâche, devrais-je encor... SCÈNE VI. Don Lope, Dorothée à la fenêtre, Lazarille. DOROTHÉE, lui jetant une lettre. Don Lope, cette lettre,Qu'en votre propre main j'ai charge de remettre,Vous invite à mêler du myrte à vos lauriers,Et des succès d'amour, à vos succès guerriers ; Soyez discret, adieu, l'objet qui vous l'adresse,Est d'un rang et d'un sang, digne d'une maîtresse. Elle sort de la fenêtre. DON LOPE, ramassant la lettre. Veillons-nous, rêvons-nous ? Puis-je être en même jour,Si mal avec le sort, et bien avec l'amour ! LAZARILLE. Non non, cet enragé vous étant si contraire, Quelle est la malheureuse, à qui vous pourriez plaire ? DON LOPE. Il ouvre la lettre, et lit : À Don Lope de Lune.Au voyage de Vas, où nous suivions le Roi,Une secrète ardeur, vous engagea ma foi,Et vous ayant depuis conservé mon hommage,Vous en veut aujourd'hui confier le secret, Venez ce soir au parc, seul, fidèle, et discret,En savoir davantage.VIOLANTE. Il continue.Violante ! Est-ce un songe ! Est-ce une illusion ?De quoi me flattes-tu chère confusion ?Violante ! L'Infante, à mon sujet atteinte ! Ô glorieux mélange et d'espoir et de crainte !Beau songe, qui promets plus que je ne prétends,Dissipe-toi bien tard, et dure-moi longtemps.Je vis l'Infante à Vas, ma doute n'est point vaine ;Des appas innocents n'accusons plus la haine, Si de cette Princesse ils m'ont acquis les voeux,L'heur qu'ils m'ont procuré m'élève au-dessus d'eux ;Mais tirons-nous d'ici, que mon transport n'évente,Les secrets mouvements d'une ardeur imprudente,Qui pourrait ruiner le plus heureux espoir, Que l'amour à mortel fit jamais concevoir. LAZARILLE, le suivant. L'Infante ! Ô qu'il est vain ! Ô quelle extravagance !Tant de malheur, lui souffre encor tant d'arrogance !Lui, l'Infante ! Un moment l'avait bien relevé !Cherchons, cherchons parti, mon maître est achevé. ACTE III SCÈNE PREMIÈRE. L'Infante, Léonor. L'INFANTE. Comtesse, votre esprit trop aisément s'altère,La plus belle vertu n'est pas la plus austère ;Les regards, l'entretien de modestes ébats,Exercent sa candeur et ne l'offensent pas.Si vous n'aimez l'amant, souffrez-en la personne. LÉONOR. L'approche en est suspecte avec une Couronne,Toute honnête qu'elle est, elle fait murmurer.Et souvent déshonore, à force d'honorer.Le Roi ne peut déplaire avec toutes les marques,Qui font considérer les plus parfaits Monarques ; Mais d'autant plus l'honneur, qu'il me fait de ses voeux,En jette dans les coeurs, des sentiments douteux. L'INFANTE. Fonder sur des soupçons cette rigueur extrême,Est bien mal ménager l'espoir d'un diadème ;Il en peut faire un jour tribut à vos appas, Ses secrets sentiments ne s'en éloignent pas ;De moindres passions ont fait des Souveraines.Et vous êtes d'un sang qui peut donner des Reines. LÉONOR. Quelques si doux attraits dont on puisse éclater,Des trônes ne sont pas des prix à mériter. Le ridicule espoir de cet honneur insigne,Le devrait rebuter, et m'en rendrait indigne ;Mais vous sur qui le ciel répand à pleines mains,Les trésors qu'il départ aux plus heureux humains,Et dont les ornements et du corps, et de l'âme, Jettent dans tous les coeurs, le respect, et la flamme ;Vous dont tout le sang règne, et fait partout des lois,C'est pour vous que l'amour a destiné des Rois.La Murcie, et Leon pressent avec instance,Par leurs ambassadeurs, votre illustre alliance ; Et quelque si haut trône, où vous vouliez monterIl sera glorieux de l'heur de vous porter. L'INFANTE. Indifférente encor je n'épouse personne,Je laisse au Roi mon frère, à choisir ma Couronne,Et quoi que de mon sort aient ordonné les cieux, Ne prends que par ses mains, ni vois que par ses yeux. LÉONOR. Il m'est donc libre enfin de vous ouvrir mon âme,Puisque votre froideur autorise ma flamme ;Et qu'encor sans dessein, et sans élection,Vous pouvez approuver mon inclination ; Je ne le puis nier, j'ai cru qu'en votre grâce,Don Bernard que j'adore, occupait quelque place ;Et dans ce sentiment tâchais de réprimerLe mouvement secret qui me force à l'aimer ;Je sais votre naissance et qu'en ce rang suprême, On ne vous peut prétendre à moins d'un diadème ;Mais d'ailleurs son bonheur à son mérite égal,Fait ( comme par un charme aux libertés fatal, )Presque de tous les coeurs, des conquêtes secrètes,Qui me rendaient suspect l'état que vous en faites. Jalouse, je tenais pour un tribut d'amour,Le favorable accueil qu'a trouvé son retour ;Et quoique tant d'honneur lui soit trop légitime,Ai cru qu'il procédait d'ailleurs que de l'estime ;Mais grâce à vos froideurs, mes voeux sont accomplis, Mes doutes résolus, mes maux ensevelis ;J'ose même espérer que par votre assistance,Le Roi me permettant l'heur de cette alliance,Et perdant un espoir qui ne lui produit rien,Avecques mon repos, rétablira le sien. L'INFANTE. Quoique au choix d'un amant, mon âme irrésolue,Sur cette passion, soit encor absolue,Et que ce Don Bernard, de qui les qualités,Triomphent ( dites-vous ) de tant de libertés,Quelques myrtes nouveaux, qui lui couvrent la tête, N'ait pas sujet encor de vanter ma conquête ;Je ne puis toutefois sitôt déterminer,Sur le consentement de vous l'abandonner ;Que l'état que j'en fais, doive passer l'estime.Et sur votre créance, ou fausse, ou légitime. Et le peu de respect que vous me faites voir,D'avoir eu du dessein, où j'en pouvais avoir,Mon coeur déjà touché de ses vertus insignes,Conçoit en sa faveur des sentiments si dignes,Qu'avant que dans résoudre et d'en rien ordonner, Avec plus de loisir, je veux l'examiner ;Qui peut faire d'un Roi négliger le servage,Se pourra bien trouver digne de mon hommage ;Et m'est autant qu'à vous, préférable à des Rois,S'il est assez puissant pour me donner des lois. C'était manquer à vous, d'adresse et de prudence,Que de mettre à mes yeux vos feux en évidence,Sans savoir si mon coeur y pourrait consentir,Puisque si peu de coeurs s'en peuvent garantir.Vous avez dû savoir qu'à l'humeur de la femme, C'était persuader que défendre une flamme ;Et que la jalousie et surtout dans la Cour,Est mère aussi souvent, que fille de l'amour.Le temps me donnera l'avis que je dois prendre,Sur ce que je vous dois ou permettre, ou défendre ; Cependant délivrez votre esprit d'un tourment,Qui lui pourrait durer peut-être vainement.Elle s'en va la regardant de côté. SCÈNE II. LÉONOR, seule. Non non, je n'ai manqué, ni d'art, ni de prudence,Quand j'ai mis à vos yeux, mes feux en évidence ; J'en obtiens les effets que j'en ai souhaités,Puisque j'ai par les miens les vôtres éventés.Jusqu'ici l'abusée avait cru me les taire,Mais l'oeil est aux amants un mauvais secrétaire ;Et l'on voit aisément un feu bien embrasé, Au travers du cristal dont il est composé ;Cent fois dans leurs regards, la rencontre fatale,M'a fait voir cette flamme, et montré ma rivale ;Cent soupirs étouffés, et cent gestes confus,M'avait dit le secret qu'elle ne cache plus ; J'ai mieux lu qu'elle dans sa propre pensée,Sa bonté pour le Prince était intéressée,Et pensant m'éblouir, voulait moins par tant d'art,Le placer dans mon coeur, qu'en chasser Don Bernard,Mais en vain elle attend l'avis qu'elle doit prendre, Sur ce qu'elle me doit, ou permettre, ou défendre ;Où le dessein est pris, son ordre est superflu,Elle n'entreprend pas un coeur irrésolu ;Et quoi qu'elle présume avecques sa puissance,Doit craindre mon amour, plus que moi sa défense. SCÈNE III. Le Secrétaire, Léonor. LÉONOR. Qu'est-ce Perez ? LE SECRÉTAIRE. Le Roi toujours inquiété,S'informe à tous moments quelle est votre santé. LÉONOR. Ses soins m'honorent trop. LE SECRÉTAIRE. Il se plaint, il soupire,Et vous le possédez, avecques tant d'empire,Que toute sa splendeur n'a rien de précieux, À l'égard d'un regard qu'il reçoit de vos yeux ;Ce trône qu'aujourd'hui tout l'univers révère,Est un siège, où déjà chacun vous considère ;Et tous ses entretiens font aisément juger,Des passions qu'il a de vous le partager. LÉONOR. Outre que de l'État les raisons importantes,Au parti de Navarre attachent ses attentes,Je ne sais quel mépris stupide ou généreux,Quelque éclat qu'ait un trône, en détourne mes yeux ;Je t'ai mis à la Cour, et crois sans imprudence, Pouvoir sur un secret, prendre ta confidence,Et m'osant reposer sur ta discrétion,Intéresser tes soins dedans ma passion. LE SECRÉTAIRE. Si vous m'honorer tant, je chéris moins la vie,Que je ne ferai l'heur de vous avoir servie. LÉONOR. Pour Cabrere en un mot, mon coeur brûle d'amour :Mais comme ses vertus charment toute la Cour ;Et qu'il trouve partout des voeux si légitimes,Il compte encor l'Infante au rang de ses victimes,Dont le dessein du mien traversera le cours, Si ma flamme en ton art ne trouve un prompt secours.Tu peux de Don Bernard imiter l'écriture,Fais-moi de son amour une vive peinture,Couchez-y tous les traits, dont la main d'un amantNous peut représenter un sensible tourment ; Et dont on peut toucher le coeur d'une maîtresse,Souscris-la de son nom, la ferme et me l'adresse.Prépare à mon espoir cet heureux fondement,Le reste par mes soins, concerté dextrement :Si beaucoup de malheur n'évente l'artifice, De ses prétentions détruiras l'édifice. LE SECRÉTAIRE. Cent dépêches au Roi, que j'ai de Don Bernard,Me feront imiter sa lettre avec tant d'art,Et si bien succéder le glorieux officeQue je me rends moi-même, en vous rendant service, Que Don Bernard lui-même, hésiterait en vain,Et dedans mon écrit reconnaîtrait sa main. LÉONOR, s'en allant. Je t'attends, mais surtout, sois discret, et fidèle. LE SECRÉTAIRE. Ce service à l'instant, aussi prompt que mon zèle,Dedans ce cabinet vous va prouver ma foi, Puis sur votre santé, je reverrai le Roi. SCÈNE IV. LE SECRÉTAIRE, seul entant dans le cabinet, où il trouve une écritoire, du papier, et des lettres de Don Bernard. Ma promesse m'engage en un péril extrême,Je trahis Don Bernard, l'Infante, et le Roi même,Mais quel aveugle soin, ne dois-je à qui je doisCe que j'ai dans la Cour de crédit et d'emploi ? Et pour qui puis-je mieux, ( ô frayeur importune ! )Que pour qui la soutient, hasarder ma fortune ? Il lit une des lettres de Don Bernard.Sire, par le paquet qu'on me rend aujourd'hui, Il continue.J'apprends trop... Don Bernard ; cette lettre est de lui. Il en lit une autre.Notre entreprise, Sire, est si prête d'éclore, Qu'avant que le courrier... cette seconde encore ; Autre.Sire, avant mon départ, j'aurais exécuté,Les ordres que j'avais de votre Majesté ;Sans l'avis important que je ne vous puis taire. Il continue, ayant lu.Sur celle-ci ma main forme ton caractère ; Ce genre d'écriture, à qui tu peux vanterLa tienne assez conforme, est aisé d'imiter. Il écrit, regardant la lettre de dom Bernard. SCÈNE V. Le Roi, Le Secrétaire. LE SECRÉTAIRE. N'aurai-je point de trêve, aimable Violence !Soupirs désavoués qui troubles mon silence,Que ma raison condamne et ne peut étouffer ! Et d'une ingrate enfin, ne puis-je triompher ?Dois-je longtemps encor insupportables flammes,Sans espoir d'allégeance, Le Secrétaire écrivant.Exercent sur les âmes. LE ROI. Mais que fait là Perez ? Il sait ma passion,Et s'acquitte si mal de sa commission ? Différant sa réponse, il prolonge mes peines ;Qu'écrit-il ? Approchons. LE SECRÉTAIRE, écrivant. Des têtes Souveraines. LE ROI. M'ourdit-il quelque trame, et sa fidélitéSe relâcheraient-elle à quelque fausseté ? LE SECRÉTAIRE, écrivant. Mais, belle Léonor, si mon amour extrême. LE ROI. Dans un propos d'amour, mêler l'objet que j'aime ! LE SECRÉTAIRE, écrivant. Et les fers glorieux... LE ROI. À celle que je sers,Parler insolemment et de feux et de fers. LE SECRÉTAIRE, écrivant. L'éclat... LE ROI. Oserait-il sachant que je l'adore,Prétendre, l'arrogant, aux faveurs que j'implore ? Aurait-il l'insolence et la témérité,De former un dessein... LE SECRÉTAIRE, écrivant. Et par sa pureté. LE ROI, entrant dans le cabinet. Mais en puis-je être en doute, et si longtemps attendre ? LE SECRÉTAIRE, écrivant. Je prétends... LE ROI, lui arrachant l'écrit. Voyons traître, à quoi tu peux prétendre. LE SECRÉTAIRE, surpris. À rien, Sire, j'écris... LE ROI. Donne-moi cet écrit. LE SECRÉTAIRE. Dieux ! LE ROI. Que dois-je inférer de ce trouble d'esprit ?Perfide ! Quelle foi veux-tu que j'en présume ? LE SECRÉTAIRE. J'écrivais sans dessein, que d'éprouver ma plume. LE ROI, lit. Je ne demande pas une source de flammes,Que vous me permettiez une nécessité, Le pouvoir que vos yeux exercent sur les âmes,Doit répondre pour moi de ma captivité.Je sais bien que mon rang déshonore vos chaînes,Et que votre beau joug aux libertés fatal,Semble faisant ployer des têtes Souveraines, Tomber indignement sur le col d'un vassal.Mais, belle Léonor, si mon amour extrême,Et les fers glorieux où je suis arrêté ;Ne brillent par l'éclat que jette un diadème,Ils brillent par ma flamme et par sa pureté. L'hymen où je prétends... LE ROI, continue. Et cette audace, traître ! LE SECRÉTAIRE. Seigneur ! LE ROI. Est le respect d'un vassal à son maître !J'ai fait un digne choix, et versais mon secret,Dans une âme loyale, et dans un sein discret,Quoi perfide ! une ardeur de sens si dépourvue, Te fait lever les yeux où je porte la vue,Et tes feux insolents me donnent pour rival,L'indigne agent des miens, un Ministre, un vassalC'est avec juste droit, traître que je te fieLes secrets concernant mon honneur et ma vie, Si tu me peux tramer ce détestable tour,Et si tu m'es perfide en un crime d'amour ;C'est là ce zèle ardent que tu faisais paraître ?Holà Gardes ! SCÈNE VI. Gardes, Le Roi, Le Secrétaire. GARDE. Seigneur ! LE ROI. Arrêtez-moi ce traître. LE SECRÉTAIRE. Ô Ciel ! LE ROI. Et dans l'horreur d'une affreuse prison, Qui ne sera pas noir, comme sa trahison ;Menez-le de son crime attendre le supplice. LE SECRÉTAIRE. Faites-moi grâce, Sire. LE ROI. On te fera justice ! SCÈNE VII. LE ROI, seul. En ne réprimant par cette témérité,J'admets des attentats sur mon autorité, L'offense négligée, à la fin devient nôtre,Qui souffre une licence, en autorise une autreEt qui peut sur ses voeux permettre un attentat,À la même insolence expose son État SCÈNE VIII. Le Roi, Le Comte, Don Bernard. LE ROI. L'Amiral, et le comte ignorants de son crime, Tenteront de fléchir mon courroux légitime,Et priés de sa part, viennent prier pour lui,Mais... DON BERNARD. Grand Roi, du mérite et l'espoir, et l'appui ;Dont l'âme généreuse à chaque instant convie,Les coeurs les moins zélés au mépris de la vie ; Un devoir d'amitié, d'honneur, de piété,Nous rend solliciteurs vers votre Majesté.Pour... LE ROI. Si vous ignorez le sujet de ma haine,Vous venez mal instruits du sujet qui vous mène,Que l'intérêt d'un homme indigne de pitié, N'entre point en commerce, avec notre amitié ;Vous plaignez son malheur, moi je sais son audaceSon nom seul vous ferait encourir ma disgrâce ;S'il a lieu de vanter ses mérites passés,Sa dernière action les a tous effacés, Et jette sur sa foi des taches éternelles. LE COMTE. Peut-être un faux rapport... LE ROI. Mes yeux me sont fidèles ;Et juge de soi-même, il sait si j'ai raison. DON BERNARD. Est-ce une offense, Sire, indigne de pardon ? LE ROI. Ce n'est qu'un attentat, qui s'adresse à moi-même. DON BERNARD, bas. C'est un trait, cher ami, de ton malheur extrême,Qui te faisant tomber dans quelque aveugle erreur,T'a d'un Prince si juste, excité la fureur ! LE ROI. Vous savez Amiral, comme en toute autre chose,Votre vouloir du mien absolument dispose ; Proposez, ordonnez, prenez, faites, ôtez,En tout, pour toute loi, suivez vos volontés,Et de grâce exceptez cette seule requête,Sans vous, son attentat lui coûterait la tête ;Seul j'en sais l'insolence, et sans plus m'exprimer, Tiens pour mon ennemi qui l'osera nommer ;Au reste de Carlos, les troupes insolentes,Par le pays voisin comme un foudre volantes,Ce soir même, au rapport de quelques espions,Prétendent s'avancer jusqu'à nos bastions ; Si rencontre, Amiral, fut jamais opportune,Faites voir aujourd'hui quelle est votre fortune ;Tout l'espoir de l'État à vos soins est commis,Coupez avant la nuit, la marche aux ennemis ;De vos troupes à peine encore désarmées, R'alliez sur le champ les ardeurs r'allumées,Et parmi ce péril me conservant vos jours,Soyez ce Don Bernard que vous êtes toujours. DON BERNARD. Je ne me prévaudrai dans aucune aventure,Que de la qualité de votre créature ; Mais j'ose me vanter en cette qualité,Et d'un coeur invincible, et d'un bras indompté.Le Roi s'en va embrassant D. Bernard. SCÈNE IX. Don Bernard, Don Lope, Lazarille. DON LOPE. Et bien, mon seul recours, est sincère et fidèle,Ami, des vrais amis le plus parfait modèle, Ai-je lieu d'espérer ? Qu'avez-vous fait pour moi ?Qu'a permis ma fortune ? Avez-vous vu le Roi ?Ha ! J'apprends sa réponse en la vôtre si lente !Cette douleur muette est une voix parlante,Parlez parlez, le sort ne frappe plus en nous, Que des coeurs de longtemps endurcis à ses coups. DON BERNARD. Quelle offense Don Lope, aveugle ou volontaire,Vous a si fort du Roi suscité la colère ? DON LOPE. Moi l'offenser hélas ! moi m'adresser au Roi,À qui par tant de sang j'ai signalai ma foi ! À moi, me reprocher un crime qui le touche !Et ce reproche encor sortir de votre bouche !Vous m'étiez trop bénins, ô destins inhumains !Et voici de vos coups , le seul dont je me plains.Si c'est un crime hélas ! d'avoir fait de mes veines, Aux champs de ses combats de sanglantes fontaines ;Et plus mon ennemi, que tous ses ennemis,M'être mis en l'état, où mon zèle m'a mis ;M'être par une ardeur illustre et non commune,Livré seul en otage aux mains de la fortune, Et contre mon visage à moi-même inhumain,Avoir en sa faveur armé ma propre main ;Si pour ces actions sa haine est légitime,J'en souffre le reproche, et confesse mon crime ;Mais ailleurs des bienfaits et des voeux éternels Seraient le châtiment de pareils criminels. DON BERNARD. Quelque ressort du Ciel où nous ne voyons goutte,Fait prendre à nos destins cette diverse route,Fait que par des noeuds d'or, le Roi m'attache à luiEt parsemant de fleurs le chemin que je suis, Semble épuisé pour moi, d'influences bénignes,Ne pouvoir sur vos pas semer que des épines ;Mais ses décrets sans doute aussi sages que saintsSous un si grand malheur cachent de grands desseins ;J'en présume pour vous quelque grande aventure Et doute avec raison si ma route est plus sûre.Au premier mot enfin que j'ai parlé pour vous,Le Roi s'est emporté d'un si bouillant courroux,Et pâlissant m'a vu d'un regard si farouche,Qu'à peine avais-je ouvert, qu'il m'a fermé la bouche ; Ne se plaint pas de moins que d'une trahison,Et nous a défendu jusqu'à votre nom ;Mais pendant que le temps essuiera sa colère,Cher de Lune, et de grâce, acceptez ma prière ;Comptez tout mon crédit, mes biens, mes qualités, Moins au rang de mes biens que de vos dignités ;Tenez malgré le sort dans ce malheur extrême,Tous les bienfaits du Roi, comme faits à vous-même ;L'heur le mieux établi, n'est assuré de rien,Et peut-être qu'un jour vous me le rendrez bien. Nul bien n'est immortel qu'après que nous le sommes,L'homme est mal assuré, quand il se fie aux hommes.Ce qu'on gagne bien tôt, se peut perdre dans peu,Tout dépend du hasard et la vie est un feu. DON LOPE. Là ! Plutôt mon malheur dure autant que ma vie, Que jamais aucun trait ou de haine ou d'envie,Attaque la plus noble et plus rare vertu,Dont jamais conquérant ait été revêtu ?Quelque important dessein qu'eut pour moi la fortune,Je tiendrais sa faveur à ce prix importune ; Le Roi vous fait justice, et parmi ses sujets,N'a point pour ses faveurs de si dignes objets,Il ne peut plus sans vous régner, qu'il ne succombe,Et vous ne pouvez choir que son trône ne tombe. DON BERNARD. Au reste Don Carlos prêt de nous investir, Sans perdre un seul moment nous presse de partit,Et de faire marcher nos troupes ramassées,Contre ses légions déjà trop avancées ;Votre bras peut du Prince y vaincre le courroux,Et certain du succès, si je le suis de vous, J'ose espérer de voir au retour de l'armée,Votre malheur céder à votre renommée ;Mais le temps presse. DON LOPE. Hélas cette nécessité,De mon destin encor marque la dureté !Et suivant de l'honneur l'ordonnance importune, Je manque un rendez-vous, d'où dépend ma fortune.Mais ô puissants motifs des esprits généreux !Gloire, devoir, honneur, triomphez de mes voeux ;Pour servir qui nous hait, négligeons qui nous aime,Et suivons la vertu pour l'amour d'elle-même. DON BERNARD. Mais si ce rendez-vous, vous importe si fort. DON LOPE. Laissons-en l'importance au caprice du sort ;Et formons-nous plutôt à souffrir ses outrages,Qu'à laisser de son gré dépendre nos courages ;Faisons tant qu'à la fin de ma gloire confus, Il se laisse compter au rang de mes vaincus.L'adorable beauté qui flatte mon attente,Vaut bien de mon courage une preuve importante :Et me priver un soir du beau jour de ses yeux,Pour une occasion de l'en mériter mieux. ACTE IV SCÈNE PREMIÈRE. Le Roi, Le Comte, Léonor, Suite de gardes. LÉONOR venant d'un côté, le Roi de l'autre. Sire, si cette amour dont vous m'avez flattée,Qu'à ma confusion, j'ai si peu méritée ;Quoique sans intérêt, a quelque vérité,J'en demande une preuve à votre Majesté. LE ROI. D'un droit plus absolu sur moi que sur vous-même, Sans réserve exercez votre pouvoir suprême ;N'employez à votre aide, autre que votre soin,Et faites-vous le bien dont vous avez besoin ;Vous verrez en effet si cette amour vous flatte,Je ferai vanité d'obliger une ingrate ; Et de persuader un insensible objet,Qu'encor que souverain, je l'adore en sujet ;N'ose nourrir pour lui de flamme intéressée,Ni jusqu'à vos faveurs élever ma pensée ;D'un souverain empire accomplissez vos voeux, Et dites seulement je commande et je veux ;Vous-même exaucez-vous. LÉONOR. Vous agréerez donc, Sire,Qu'en faveur de Perez j'exerce cet empire ;Comte, du Secrétaire, allez briser les fers,C'est par mon ordre, allez. LE COMTE. Madame, je vous sers. SCÈNE DEUXIÈME. Le Roi, Léonor, Gardes. LE ROI. J'ai peine à concevoir quelle humeur inégale,Vous faisant maltraiter une flamme royale,Vous fait prendre intérêt en l'amour d'un vassal. LÉONOR. Je comprends beaucoup moins votre esprit inégalQui ne vous souffrant point de flamme intéressée, Et dans ce grand respect restreignant sa pensée,S'ombrage toutefois d'un acte de pitié,Non pas de mon amour, mais de mon amitié. LE ROI. Par quel orgueil peut-on mériter votre haine ?Si l'amitié vous fait lui remettre sa peine, À lui que j'ai surpris vous traçant son amour,Que sa main insolente osait bien mettre au jour ;Et votre autorité protège son audace,Après qu'à Don Bernard, j'ai refusé sa grâce. LÉONOR. Sa naissance, Seigneur, et sa condition Justifieront toujours mon inclination :Et croyant proposer un soupçon légitime,Vous auriez mal assis l'honneur de votre estime.C'est une peur aussi qui ne me peut frapper,Et je prends peu de peine à vous en détromper. LE ROI. Ce n'est pas d'à présent, insensible, inhumaine,Que pour mes intérêts vous prenez peu de peine ;Et que de vos rigueurs mon esprit combattu,Est forcé d'exercer une austère vertu. LÉONOR. Qui peut impunément prendre toute licence, Doit d'autant moins vouloir qu'il a plus de puissance :Et n'acquiert tous les voeux, qu'en modérant les siens :Se posséder soi-même est le plus grand des biens ;Aux Rois non plus qu'à nous, tout n'est pas légitime. LE ROI. Ô raison incommode ! Importune maxime ! Qui disposant de nous faites d'un Potentat,Moins un Prince absolu qu'un serf de son État ;Si vous ne permettez à des mains Souveraines,Un libre attachement, et le choix de leurs chaînes,Quel est donc notre Empire, et par quelles rigueurs Faut-il former des voeux où répugnent nos coeurs ! LÉONOR. Aussi bien que l'État, l'Honneur a ses maximes,Qui font sans notre hymen nos voeux illégitimes ;Et l'inégalité de nos conditions,N'admet ni notre hymen, ni nos affections. LE ROI. Ainsi donc que le mal, donnez la médecine,Pour en couper le cours, coupez-en la racine ;Et dans l'inquiétude où je languis pour vous,Réprimez mes souhaits par le choix d'un époux ;Pour m'ôter tout l'espoir pour qui mon coeur soupire, Faites un possesseur des faveurs où j'aspire ;Faites un homme heureux, si quelqu'un dans ma Cour,A des conditions dignes de votre amour.Quelque haute splendeur dont l'éclat l'environne,En quelque illustre emploi qu'il serve ma Couronne, Quoi qu'il possède enfin capable de charmer,Il ne vous coûtera qu'un souhait à former,Et mon mal de son bien tirera son remède. LÉONOR. Il n'est point de faveur que cette offre n'excède,Et puisqu'il m'est permis de choisir mon vainqueur ; J'ose me déclarer, et vous ouvrir mon coeur :Le vol quoique élevé, que mon amour se donne,N'a point pour but, un front chargé d'une couronne ;Mais un bras qui vous sert et qui s'en peut donner,Quand son ambition le voudra couronner. Un qui veut bien dépendre, et vassal volontaire,Sous le joug de vos lois, tient le sort tributaire ;Lui seul, si quelque objet peut sur ma liberté,Prétendre quelque atteinte, ou quelque autorité ;De ce léger honneur peut flatter son attente. LE ROI. Nommez-le donc. LÉONOR. Son nom, est... Mais voici l'Infante. SCÈNE III. L'Infante, Le Comte, Le Secrétaire, Le Roi, Léonor, Gardes. LE SECRÉTAIRE, à genoux. Sire, quels voeux rendrai-je à votre Majesté ? LE ROI. Je n'ai pas ordonné de votre liberté. LÉONOR. C'est moi qui vous la rends pour vous l'avoir ravie,Et sa perte sans moi, vous eut coûté la vie ; Soyez-en moins prodigue, et ménagez la mieux. L'INFANTE. Seigneur, ce Don Bernard ce vainqueur glorieux,Qui de tant de Héros efface les Histoires,Et qui peut moins compter de jours que de victoires,Dont presque les succès précèdent les souhaits, Suivi de tout le peuple entre dans le Palais,À sa réception sa vertu vous invite. LE ROI. Allons et rendons lui l'accueil qu'elle mérite ;Faisons-en un exemple illustre à nos neveux,Et comme ses travaux, rendons ses prix fameux. LÉONOR, bas. Tu m'opposes amour, une forte adversaire,Mais j'ai contre la soeur, la promesse du frère ;Et ce gage royal assure mon espoir,Contre tout ce qu'elle a de charmes et de pouvoir. SCÈNE IV. Don Bernard avec le bâton de Général, Don Lope, Lazarille, Soldats, Le Roi, l'Infante, Léonor. DON LOPE, entrant dit à l'oreille à Don Bernard. Quelque part que mon bras ait en votre victoire, Des menaces du Roi conservez la mémoire ;Et taisez-lui mon nom au récit du combat. DON BERNARD. Je parlerai de vous, sous le nom de soldat. LE ROI, l'embrassant. Quoi c'est vous Duc d'Alcale, honneur de ma Province,Glorieux compagnon des soins de votre Prince ! Votre retour surprend, et pour vous les instantsEn gloire si féconds, font l'office des ans ;Je dois aux actions dont votre histoire est pleine,Un triomphe au-dessus de la pompe Romaine :Mais attendant ce prix de vos exploits vainqueurs, Commencez par celui des esprits et des coeurs ;Et lisez sur les fronts l'allégresse publique,Dont en votre faveur, toute la Cour s'explique ;Possédez votre gloire et cependant comptez,Albe, Urgel, et Venosque entre vos qualités. DON BERNARD. Ha, Sire ! À vos bienfaits imposez des limites. LE ROI. Ils n'en auront jamais non plus que vos mérites ;Apprenez-nous enfin le plus grand des exploits,Qui me font le plus grand et le plus craint des Rois. DON BERNARD. D. Bernard salue l'Infante et Léonor. Sitôt que j'eus rejoint vos légions fidèles,Dégoûtantes encor du sang de vos rebelles,Et les coeurs encor pleins de nobles sentiments,Qui portent aux progrès des grands événements.Ce grand corps pour son chef au travail insensible, Cet invincible bras d'un monarque invincible ;Marche sous le pouvoir que vous m'aviez commis,Et brûle de se rendre au camp des ennemis,Nous marchons jusqu'au point que de ses voiles sombres,La nuit sur l'univers vient étendre les ombres, Et que deux espions surpris à Laugarez,M'apprirent effrayés que l'armée était près ;À ce bruit épandu le sang bout, le coeur vole,Nous trouvons en la nuit un obstacle frivole,Nous marchons sans broncher dans les plus sombres lieux, Pour y guider nos pas, nos coeurs nous servent d'yeux,Et l'ardeur qui conduit nos âmes invincibles,Craint d'autant moins les coups, qu'ils seront moins visibles ;Enfin dans le silence et l'ombre de la nuit,Par un taillis épais, nos rangs filant sans bruit, Et de tous les côtés chacun prêtant l'oreille,Dans ce calme profond, un bruit sourd nous réveille ;Que du commencement nous ne distinguons pas,Mais qui s'élève enfin et croît à chaque pas,On fait halte, et la doute est bientôt confirmée ; Nous discernons au bruit la marche de l'armée ;Je cueille les avis en ce besoin instant,Autant à notre honneur qu'à l'État important.Et le dessein formé, fais donner les alarmes,Par un son de tambours, de trompettes et d'armes, Capable par son bruit d'exciter tant d'horreur,Que parmi tout le Camp il jette la terreur ;Pendant qu'il délibère au coup de ce tonnerre,Dans un canton du bois le nôtre se resserre ;Et chacun ( mais toujours par le soin que j'en prends ) En état de donner, s'y couche dans ses rangs ;Sur ce temps un soldat de mérite et de marque,Pour qui j'aurais besoin, ô généreux Monarque,De toute l'éloquence et de toutes les voix,Dont le Sénat Romain retentit autrefois ; Et que l'antiquité donne à la renommée,Tirant un Camp volant du gros de notre armée ;Descend une colline, et d'un coeur indompté,Favorisé des lieux et de l'obscurité,Par un sentier secret se jette où l'adversaire, Dessus cette surprise, effrayé délibère ;Il lâche après le pied, recule en combattantFeint de faire retraite, et retourne à l'instant ;Suit enfin si longtemps ce généreux caprice,Et donne aux ennemis un si long exercice, Que les plus aguerris, et les plus gens de coeur,Perdent en ce travail leur plus mâle vigueur,Pendant que dans le bois à l'abri de l'orage,Des nôtres reposants, la force se ménage. LE ROI. Sous ce nom de Soldat il parle de ses faits, Et veut, taisant le sien, s'épargner mes bienfaits DON BERNARD. À peine de la nuit, le jour tirait les voiles,Et de ses traits dorés faisait fuir les Étoiles,Que nos gens rejoignant ce généreux soldat,Délassés, frais, dispos, et brûlants du combat, Ont paru dans la plaine et fait voir sur leur face,Aux ennemis tremblants leur martiale audace ;Les deux Camps approchés, enfin ce jeune Mars,S'étant saisi d'ardeur, d'un de nos étendards,Pour exciter encor nos vigueurs r'affermies, Le lançant dans les rangs des troupes ennemies,Retirons, a-t-il dit, Coeurs nobles et vaillants,Les drapeaux d'Aragon des mains des Castillans ;Donnons mes compagnons. À ce mot il s'avance,Le Cimeterre en main comme un foudre s'élance, Et sans rien redouter passant de rang en rang,À tout le Camp qui suit, fraye un chemin de sang,Tout l'obstacle où nos bras lancent notre tonnerre,Contre notre valeur, ne semble que du verre ;À ce choc, l'ennemi déjà demi détruit, Par l'incommodité du travail de la nuit,Défend si faiblement et sa vie et sa gloire,Qu'il semble hors d'espoir, négliger la victoire ;Et nous vouloir ôter prévoyant son malheur,La gloire que l'obstacle apporte à la valeur. Ce noble coeur enfin pour presser sa conquête,Du premier qu'il rencontre ayant tranché la tête ;Et l'exposant en vue à tous les deux partis,Le Ciel ( dit-il ) est juste, et nous a garantis ;Ce bras, de Don Carlos, vient d'expier l'audace, Le sang des ennemis à ce discours se glace,Et les plus fiers du sort détestant la rigueur,À peine pour la fuite ont assez de vigueur ;Tout nous fait jour, tout ploie, et par ce stratagème,Notre victoire arrive à sa gloire suprême ; Je n'ose vous nommer ce démon des combats,Mais je le nomme assez en ne le nommant pas :Et n'en puis mieux parler que par la violence,Qui me ferme la bouche, et m'oblige au silence. LE ROI, à l'Infante. C'est assez le nommer, que de taire son nom. L'INFANTE. Certes sa modestie est sans comparaison. LÉONOR, bas. Ô vainqueur fortuné que le ciel me destine !Que ne peut point ton bras, si ton oeil assassine ! LE ROI. Ce que vous avez dit, et que vous avez tu,M'apprend de ce soldat, le nom et la vertu ; Et mon faible pouvoir sait trop à quoi l'invite,L'inestimable excès d'un si rare mérite. L'INFANTE, bas. Mon coeur est le seul prix digne de sa valeur. DON LOPE, à Lazarille. Ma patience enfin lassera mon malheur. LAZARILLE. Ménagez donc le temps et vous faites connaître. DON LOPE. Attendons que le Roi m'ordonne de paraître. DON BERNARD. Don Nugue, et Don Bernard en ce dernier combat,De leur zèle ordinaire ont servi votre État ;Et peu dans cette histoire ont mieux gagné leur place. LE ROI. Deux comtés, leur seront des arrhes de ma grâce ; Mais je cherche, amiral, et ne vois point de quoiM'acquitter envers vous de ce que je vous dois. DON BERNARD. Sans plus rêver, Seigneur, ce penser vous acquitte,Que de l'heur d'être à vous dépend tout mon mérite ;Et c'est de vos bontés que je tiens tout mon bien, Que je suis aujourd'hui, qu'hier je n'étais rien ;Que mon destin sans vous n'a que l'éclat du verre,Et qu'ayant comme Dieu fait un homme de terre,Comme Dieu quelque jour, vous le pourrez chasser,Et de votre préférence et de votre penser. LE ROI. Puis-je à son courroux être à jamais en butte,Et mon trône tomber le jour de votre chute.Je connais ma faiblesse, et sais que je ne puis,Faire rien d'immortel, mortel que je suis ;Mais le mettrai mon heur, et ma gloire suprême, À me faire un vassal plus puissant que moi-même,Et voir par l'union que produiront nos voeux,Douter à l'Aragon qui régnera des deux ;Puisque ma passion après tant d'aventures,Comme votre vertu doit être sans mesures. L'INFANTE, bas. Sans moi je le crois pauvre avecques tant de bien,Et ne me donner pas, c'est ne lui donner rien. LÉONOR, bas. Ses bienfaits sont trop peu pour son mérite extrême,S'il ne lui fait encor un présent de moi-même. Tous s'en vont, le Roi conduit Léonor, et Don Bernard l'Infante. SCÈNE V. Don Lope, Lazarille. DON LOPE. Quoi ! De tant de fumée il flatte mon espoir, Et plein de mon estime, il s'en va sans me voir ?Quoi ? D'une telle amour j'ose nourrir l'attente,Et ne me puis vanter d'un regard de l'Infante ;Moi qui des mains du frère et des yeux de la soeur,M'étais ( à ce retour ) promis tant de douceurs ! Est-ce que l'un diffère, et l'autre dissimule !Mais, ô frivole espoir vanité ridicule !L'un avec tant d'estime, et l'autre tant d'amour,N'auraient pas d'un regard, honoré mon retour ;Mais voici... SCÈNE VI. Dorothée, Don Lope. DOROTHÉE. Quoi Don lope, une ardeur si sensible, Rencontre-t-elle en vous une âme inaccessible ?Je croyais qu'en amour, traiter si froidement,Ne fût une vertu que pour nous seulement ;Quel rôle jouerons-nous, chétives que nous sommes,Si la rigueur devient la qualité des hommes ? S'ils refusent des voeux à des voeux mutuels,Vraiment il vous sied bien de faire les cruels ;Et vouloir vous mêler de notre personnage,Vous que le Ciel n'a faits que pour nous rendre hommage,Que pour ployer le col sous notre autorité, Et nous faire tribut de votre liberté ! DON LOPE. Il paraît par l'accueil que m'a fait Violante,Que cette qualité me serait messéanteEt l'on redoute peu la rigueur d'un Amant,Qu'on ne daigne honorer d'un regard seulement. DOROTHÉE. Qui manque un rendez-vous, fait bien voir qu'il négligeLes plus chères faveurs dont une Amante oblige. DON LOPE. J'ai différé d'un soir, les offres de mes voeux,Pour l'aller mériter par un exploit fameux ;Et signalant mon nom en ce combat insigne, N'ai manqué de la voir, que pour m'en rendre digne. DOROTHÉE. Je sais bien que l'amour marche après le devoir,Votre excuse est de mise, et se peut recevoir :Mais pour tout réparer, et voir si l'on vous aime,Venez ce soir au parc, la proposer vous-même ; Est-ce vous témoigner un coeur assez épris,Qu'avec une faveur châtier son mépris.Au reste cette amour tendant à l'hyménée,Jugez de la grandeur qui vous est destinée. DON LOPE. Puis-je si malheureux n'avoir pas pour suspect, D'un astre si malin ce favorable aspect ? DOROTHÉE. Elle a ce seul regret de n'être pas pourvue,De toute la beauté qui peut charmer la vue. DON LOPE. Quel plus divin objet peut enchanter les sens ? DOROTHÉE. Et de voir que déjà l'avare faux du temps, Ait de ses plus beaux jours ravi quelque partie. DON LOPE. Je ne puis que répondre à tant de modestie,Que par tout le respect et la confusion,Dont un coeur est capable en cette occasion. DOROTHÉE. Elle prétend de plus avant que le jour passe, Par un gage amoureux vous confirmer sa grâce,Lazarille avec moi viendra le recevoir. DON LOPE. Ô caprices du sort qui vous peut concevoir !Contraire il assassine, et favorable accable,D'un heur si surprenant, un homme est-il capable ? LAZARILLE. Avec la vanité dont vous vous paissez tous,Vous tiendrez pour affront que le Ciel pleut sur vous ;De plus puissants que vous, acceptez tout sans honte. DOROTHÉE, à Lazarille. Viens. LAZARILLE, la suivant. Je reviens, et vous en rend bon compte. SCÈNE VII. Don Bernard, Don Lope. DON BERNARD. J'admire ( mon cher Lope ) et cet étonnement, Me laisse sans discours et sans raisonnement ;Le courroux obstiné, dont le Ciel vous outrage,Et sa lenteur extrême à vous tourner visage ;Le Roi... DON LOPE. Quelque malheur dont je sois combattu,Un fort espoir renaît à ma faible vertu ; En suite de mes maux dont le torrent s'écoule,Les biens semblent, comme eux, me venir tout en foule,Le ciel qui me semblait même plaindre le jour,S'épuise en ma faveur par les mains de l'amour ;Pardonnez, Amiral, si mon trop lent silence, Vous a de ce beau mal caché la violence ;Puisque je croyais moins par ma discrétion,Vous taire un juste espoir, qu'une présomption ;Mais pouvant aujourd'hui fonder cette espérance,Sur une trop solide et trop claire apparence ; Je vous dois révéler cet important secret,Que je ne puis verser dans un sein plus discret :Mais craignant d'éventer une si belle flamme,Cherchons un lieu plus propre à vous ouvrir mon âme ;Et pouvoir modérer par vos sages avis, Le transport surprenant dont mes sens sont ravis. DON BERNARD. J'ai bien cru que du ciel la justice future,Vous devrait réserver quelque haute aventure ;Et que ses jugements aussi sages que saints,Sous de si grands malheurs cachaient de grands desseins. ACTE V SCÈNE PREMIÈRE. DON BERNARD, seul. Jalouse passion, dangereuse couleuvre,Qui pour nuire ou crever, mets tout poison en oeuvre ;Fille à qui te fait naître ingrate et sans pitié,Au moins tuant l'amour, épargne l'amitié ;Et ne m'engendre pas d'une rage commune, Et l'oubli de l'Infante, et la haine de Lune !De Lune dont les faits m'ont servi de degrés,À monter à des rangs de tant d'yeux révérés ;Ce de Lune invaincu dont la valeur extrême,A tant fait pour ma gloire, et si peu pour lui-même. Laissons libres ses voeux à de libres appas,Et complice du sort, ne l'entreprenons pas !Sa rage assez longtemps contre lui mutinée,A sous un mauvais astre ourdi sa destinée :Souffrons-lui les aspects de douceur et d'amour, Dont l'honore aujourd'hui l'astre de cette Cour :La voici, cachons-nous, et détournons la vue,De ce beau basilic, qui charme, mais qui tue. SCÈNE II. l'Infante, Don Bernard. L'INFANTE. Quoi me fuir, Amiral ! quoi vouloir m'éviter !Ai-je des qualités à tant épouvanter ? DON BERNARD. Vous rêviez, et j'ai cru que quelque inquiétude,Vous obligeait, Madame, à cette solitude. L'INFANTE. Il est vrai, mais vous seul me pouvez relever,Du soin qui m'inquiète et qui me fait rêverAujourd'hui Don Bernard que la Cour vous contemple, Dans le plus haut éclat, d'un Héros sans exemple ;Qu'on vous voit avec joie, autant et plus puissant,Que fut jamais vassal d'un Roi reconnaissant ;Que l'un et l'autre sexe, en votre heur s'intéresse,Les Dames sont en peine à qui vos voeux s'adressent, Et quels heureux appas, en la guerre des coeurs,Remporteront sur vous le titre des vainqueurs ;Car vous ne voudriez pas qu'on vous crût invincibleÀ la force d'un sexe, à qui tout est possible ;Qui se peut tout soumettre, et de qui les regards Forçaient les Scipions, et domptaient les Césars.Cet honneur s'étant donc fait tant d'ambitieuses ;Moi comme la plus jeune et des plus curieuses,J'ai voulu me charger de la commissionDe leur faire savoir votre inclination ; Et c'était le sujet de mon inquiétude. DON BERNARD. Mon plus ardent désir et ma plus chère étude,Sont de servir ce sexe adorable et charmant,Dont toujours la conquête honore en désarmant. L'INFANTE. Ces termes généraux me laissant incertaine, Me laissent sans moyen de les tirer de peine ;Et ne nous obligeant que d'un devoir commun,Pour servir trop d'objets, vous n'en servez pas un. DON BERNARD. Vous m'ordonnez, Madame, un excès d'insolenceQu'ont assez publié mes yeux et mon silence, Et quelque vive ardeur dont on soit enflammé,L'importance n'est pas d'aimer mais d'être aimé ;Et fonder son espoir dessus quelque apparence. L'INFANTE. Craignez-vous de déplaire ? Aimez sans espérance. DON BERNARD. Restreint dans ce respect je puis vous obéir, J'aime donc un objet que nul ne peut haïr ;Qui par vos propres yeux vous a cent fois ravie,Que seule vous pouvez contempler sans envie.Qui vous contemple aussi, sans en être jaloux,Et qui n'a rien d'intime et de cher comme vous ; Un trésor préférable à toute ma fortune,Le seul Soleil enfin digne de cette Lune,Qui se fait redouter par tant d'effets divers,Et qui peut en son cercle enfermer l'Univers.Par votre sage avis souffrant sa préférence, J'aime sans intérêt, et sers sans espérance.Je vois ce clair soleil, je tremble à son aspect,L'amour pour l'amitié s'impose ce respect ; Il s'en va.L'intérêt de l'ami m'éloigne de l'amante,Mais le temps éteindra cette ardeur, Violante ; Je l'ai nommée, adieu. SCÈNE III. L'INFANTE, seule. De ce propos confus,Qu'ai-je lieu d'inférer ou dessein, ou refus,Je cherche des clartés et n'en rencontre aucune,Ni dedans ce Soleil, ni dedans cette Lune ;Pour me tirer de soin, j'augmente mon tourment, Et voulant m'éclaircir, croîs mon aveuglement.À chercher toutefois le sens de ce langage,Quelque rayon de jour pénètre ce nuage ;Cette Lune féconde en tant d'effets divers,Et qui peut en son cercle enfermer l'univers, Est le Prince mon frère, âme de cet empire,Et ce Soleil pour qui l'un et l'autre soupire,Est cette Léonor, pour qui toute la CourN'a plus que des regards de respect et d'amour ;Mais si la jalousie avec quelque justice, A jamais dans une âme exercé son caprice,Je rabattrai le vol de sa témérité,Avecques tant d'empire et de sévérité,Et saurai de tel air ranger ce grand courage,Que jamais sa beauté ne causera d'ombrage. SCÈNE IV. Don Lope, l'Infante. DON LOPE. Une fois déclaré le sort nous rit toujours,Voici l'Infante, Amour, j'implore ton secours,Je tremble à votre approche, et mon respect, Madame,Avec tous ses efforts veut retenir ma flamme ;Mais ma flamme plus forte enfin que mon respect, M'expose à soutenir votre adorable aspect ;À l'ardeur de vos feux mon âme accoutuméeSait qu'elle ne peut plus en être consommée ;Son repos se rencontre en son embrasement,Et ce qui la détruit, devient son aliment ; Quoique par ma naissance à la vôtre inégale,Mon espoir s'élevant aussitôt se ravale,Et que je semble prendre un vol trop arrogant... L'INFANTE, étonnée. Ô Dieu ! Que veut ce fol ! Et cet extravagant ? DON LOPE. Vos propres mains, Madame, ont avoué l'audace, De ce feu qui chez vous rencontre tant de glace ;Et m'ont fait espérer quand vos yeux m'ont blessé. L'INFANTE. Qu'entends-je ! Holà, quelqu'un, chassez cet insensé. DON LOPE. À tort de mes tributs votre beauté s'irrite,Je ne suis que la loi que vous m'avez prescrite, Je brûle par votre ordre, et par lui je vous sers,Il m'allume mes feux, il m'attache mes fers ;Et ma soumission plus que mon arrogance... L'INFANTE. Dieu ! Quelle frénésie, et quelle extravagance ! DON LOPE. Il ne me manquait plus que cette qualité. Mais de quel vain espoir m'avez-vous donc flatté ? L'INFANTE. La fureur le saisit, je crains quelque disgrâce,Aucun ne vient, fuyons et cédons-lui la place. DON LOPE. Quoi fol et furieux ! Ô ciel ! Mais le Roi vient. L'INFANTE. Sire, oyez quels discours cet insensé me tient. SCÈNE V. Le Roi, Gardes, Don Lope, l'Infante. DON LOPE. Éprouvons aujourd'hui sa haine ou son estime,Ouvrons-nous, oyons tout, le désespoir anime.Sire, après des rebuts si longtemps éprouvés,Je demande audience, et vous me la devez ;Tout mon corps vous parlant par de sanglantes bouches, Dont il aurait touché les coeurs les plus farouches,N'a pu dans votre sein trouvé le coeur d'un Roi,N'ayant pu vous résoudre à rien faire pour moi ;J'ai donc lieu de tenter si la voix ordinaire,N'y rencontrera point un coeur plus débonnaire ; La vertu rebutée après tant de mépris,Sans ternir son éclat, peut demander son prix.Je pourrais ( il est vrai ) passer pour téméraire,Si je vous proposais une vertu vulgaire,Mais la mienne est célèbre, et peu sans vanité, Ont fait ce que j'ai fait pour votre Majesté :Et j'apprends toutefois pour tout fruit de mon zèle,Que vous me soupçonnez du titre d'infidèle.Moi, traître, moi perfide ! En quoi Roi d'Aragon,D'une tache si noire ai-je souillé mon nom ? Et mérité de vous l'injuste violence,Qui veut l'ensevelir dans la nuit du silence ? LE ROI. Que veut cet homme ! Ô Ciel ! DON LOPE. Homme ! Oui sans me flatter,C'est une qualité dont je me puis vanter :Oui, Seigneur, je suis homme, et quelquefois plus qu'homme, Quand je crois trop l'ardeur qui pour vous me consomme,Et quand dans les dangers où l'on me voit courir,Je crois être immortel et ne pouvoir périr. L'INFANTE. Jugez quel embarras me causait sa rencontre ? DON LOPE. Juste Ciel ! LE ROI. Est-il fol ? L'INFANTE. Son geste vous le montre ? DON LOPE, s'approchant du Roi. Mon mauvais sort, Grand Roi... LE ROI, se retirant. Passe, que me veux-tu ? DON LOPE. À quelle épreuve ô Cieux ! Mettez-vous ma vertu ? Au Roi.Si de l'abord des Rois le mérite est indigne... LE ROI. Gardes mettez le hors ! Ô la folie insigne ! GARDES, le tirant par les épaules. Tôt dehors. DON LOPE. Ô mon coeur ! Ô mes bras indomptés ! Vous m'avez procuré de belles qualités,Pour avoir si bien fait notre fortune est grande,Quand on sert on est sage, et fol quand on demande. SCÈNE VI. Le Roi, l'Infante. LE ROI. Ce fol peint par ces mots, mon destin rigoureux,Et me fait le portrait de moi-même amoureux ; Je brûle sans espoir, je sers sans récompense,Mon service est souffert, et ma prière offense ;L'État, ma chère soeur, où Dieu m'a destiné,Comme je le régis, m'a toujours gouverné ;Y régnant, j'ai suivi les lois qu'il m'a données, J'ai dans ses intérêts mes passions bornées ;Je les épousais seuls ; mais aujourd'hui l'amourPlus absolu que lui, veut régner à son tour.Il ne peut plus souffrir qu'en l'ardeur qui me presse,Il contraigne son maître au choix de sa maîtresse ; Et disposant de moi fasse d'un Potentat,Moins un Prince en effet, qu'un serf de son État ;En cette passion l'intérêt de Cabrere,Seul préférable au mien pourrait m'être contraire ;À quoi que Léonor me réduise aujourd'hui, Ses mépris me plairaient, ses voeux étant pour lui,Et mon respect irait jusqu'à la déférence ;De pouvoir, en amour, souffrir sa préférence. L'INFANTE. Ha ! vous pouvez, Seigneur, élever un vassal,Au rang d'un favori, mais non pas d'un rival ; Si ce respect en vous trouvait tant de faiblesse,S'il était si puissant près de votre maîtresse ;À quel point son pouvoir ne s'étendrait-il pas,Et dessus vos sujets, et dessus vos États ? LE ROI. Dedans les sentiments que sa vertu m'inspire, Lui pouvant aussi bien déposer mon Empire,Que la prétention d'un objet amoureux,Je voudrais couronner son front, comme ses yeux.Sondons de qui son coeur reconnaît la puissance,Pour m'en faire une loi d'espoir ou de déférence. L'INFANTE, le suivant. Enfant père des arts, Ingénieux tourment,Fais régner ma rivale et m'acquiers mon amant. SCÈNE VII. Don Bernard, Don Lope. DON BERNARD. Quoi rien ne vous succède ? Et le Prince et l'Infante,De cet indigne accueil ont traité votre attente ? DON LOPE. Ils m'ont traité d'un nom que j'ai bien mérité, Si quelque espoir encore flatte ma vanité,Si sacrifiant plus à mes erreurs passées,J'en fais le fondement de mes folles pensées ;Et si dans les périls d'une fameuse mort,Je ne vais contenter la cruauté du sort. J'ai vu cent fois le port ; et la vague plus forte,Quand j'y pense arriver à l'instant me r'emporte ;J'ai fait tout ce que peut pour preuve de sa foi,Un captif pour son maître, un sujet pour son Roi ;En mille occasions j'ai la Parque affrontée, Même par les mépris ma foi s'est excitée ;Et plus j'ai pour l'État achevé de travaux,Plus il me fait d'injure, et se rit de mes maux ;La terre ainsi de fleurs et de moisson parée,Est prodigue à la main, dont elle est déchirée, Et d'un servile effort ranimant sa vigueur,Donne à qui plus contre elle exerce de rigueur ;Mais le plus rude affront dont je ressens l'atteinte,Est-ce fatal appas, cette mortelle feinte,Dont la superbe Infante a voulu colorer L'espoir qu'elle semait, pour me désespérer ;Quand je n'ose être Amant, on m'ordonne de l'être,Pour me traiter de fol, on me le fait paraître ;Et le frère et la soeur tous deux également,Font de mes passions un divertissement. SCÈNE VIII. Lazarille, Don Lope, Don Bernard. LAZARILLE, apportant une écharpe de toile d'or, et une lettre à Don Lope. Tenez votre fortune est en haute posture,Ô le divin objet ! L'aimable créature !Ses charmes m'ont surpris, et jamais le Soleil,En son oblique tour, n'a rien vu de pareil.Ces gages vous font foi de son amour extrême. DON LOPE. Qui te les a donnés ? LAZARILLE. Violante elle-même ; DON LOPE. Croirai-je à ses écrits, quand ses yeux inhumains,Par un si froid accueil ont démenti ses mains ? LAZARILLE. Mais quelle à votre avis est cette Violante ? DON LOPE. J'ai pensé sous ce nom rendre hommage à l'Infante ! LAZARILLE, riant. À l'Infante ! Écoutez d'un fidèle pinceau,Je vais de sa beauté vous faire le tableau ;Sous ce nom captieux, je préparais ma vue,Aux célestes attraits dont l'Infante est pourvue ;Mais pour toute merveille Ignes ne m'a fait voir Qu'un Spectre et qu'un fantôme horrible à concevoir,La plus belle moitié de ce mouvant squelette,Couché dessous son lit, et dessous sa toilette ;D'abord que j'ai monté s'ajustant avec soin,Elle a pris ses patins pour me voir de plus loin ; Pour second ornement, j'ai vu sur ses épaules,Un abrégé des monts qui séparent les Gaules ;Son front où l'on dirait que le soc a passé,S'élève à hauts sillons sur un oeil enfoncé,Qu'on peut dire un Soleil non par ce qu'il éclaire, Mais par ce qu'il est seul et, qu'il n'a point de frère,Le temps a pris plaisir par de longs accidents,À ronger et pourrir l'ivoire de ses dents ;D'un art mal agencé le plâtre et la peinture,Sur sa pendante joue ont caché la nature : Rien ne la pare enfin qui ne sois emprunté.Pour son poil il est sien, pour l'avoir acheté ;Mais il fut autrefois celui d'une autre tête.Faites-en bien le vain ; voilà votre conquêteQui chez l'Infante au reste a quelque autorité, Mais je ne vous puis dire en quelle qualité,Sinon qu'elle a son nom, mais non pas son mérite. DON BERNARD. C'est une vieille fille et presque décrépite,Qui la sert à la chambre, et dans quelque crédit. DON LOPE, jetant la lettre et l'écharpe. Quel mortel à ce point fut jamais interdit ? DON BERNARD. Moi certes, comme après leur longue expérience,Vos maux viennent à bout de votre patience :J'en demeure confus et pour leur appareil,Me trouve à bout aussi d'adresse et de conseil. DON LOPE, comme désespéré. Et pour ton faste encor j'exercerais mes armes, Et dans ta vanité je trouverais des charmes,Et je voudrais encor mordre à tes hameçons,Cour ingrate où l'art seul étale ses leçons,Et qui hors d'un ami dont la bonté sincèreLui fait avoir pour moi des sentiments de frère, N'offres dans les malheurs dont je suis combattu,Ni secours, ni soutien à ma faible vertu :Cour où la valeur même est trop favorisée,Alors qu'elle est soufferte, ou n'est que méprisée :Cour fantôme pompeux de qui les vanités, Engagent la prudence à tant de lâchetés !Cour où la vérité passe pour un beau songe,Où le plus haut crédit est le prix du mensonge ;Qui n'est à bien parler, qu'un servage doré,Un supplice agréable, un enfer adoré ; Dans tes pièges encor ma raison retenue,Me pourrait arrêter, quand tu m'es si connue ?Je serais insensible et mes lâches tributs,Justifieraient enfin ma honte, et tes rebuts ; Embrassant Don Bernard.Adieu parfait ami, seul à qui sans caprice, La Cour est généreuse, et le sort rend justice.Un mortel malheureux au point où je le suis,Par une illustre mort doit borner ses ennuis ;Ou s'il ne perd au moins, doit cacher une vie,À tant d'indignités, et d'affronts asservie ; Voyant Lazarille paré de l'écharpe.Lâche de mon affront veux-tu porter les marques. LAZARILLE. Si vous n'en espérez que de soeurs de Monarques ;Et si jamais d'ailleurs nous n'en devons porter,Nous avons tout loisir d'aller les mériter. DON BERNARD, voulant retenir Don Lope. Le temps peut tout changer, cependant cher de Lune,En ma protection bornez votre fortune ; Don Lope s'en va.Si vous vous éloignez, vous ôtez à l'État,Sa plus noble défense et son meilleur soldat ;Écoutez, attendez. Il continue seul.Ô fatale aventure ! De la haine du sort effroyable peinture !Et leçon importante à ceux qu'il fait puissants,De se bien soutenir en des pas si glissants. SCÈNE IX. Le Roi, Le Comte, Le Secrétaire, Gardes, Don Bernard. LE ROI. Le voici, prévenons ou fondons son attente, Au Secrétaire.Amenez Léonor, et vous Comte l'Infante ; Approchez Don Bernard, de ce fameux ÉtatPremière créature, et second Potentat ; Embrassant Don Bernard.Le Ciel qui pour mouvoir a besoin de deux pôles,Veut que pour bien régner j'emprunte vos épaules,Et que le lourd fardeau de mon Gouvernement, Sur vous comme sur moi, trouve son mouvement. DON BERNARD. Sans réserve, Seigneur, je dois tout à l'Empire,Mais sous l'autorité du joug où je respire ;Sous vos droits absolus mes ordres sont soufferts,Mais bien différemment, vous régnez, et je sers. Un vassal peut d'un Roi soutenir la puissance,Mais s'il se la partage, il prend trop de licence ;Et quand de tant d'honneur il se laisse combler,Il se charge d'un faix qui le doit accabler :Quand d'un oeil trop ardent le Soleil voit la terre, Le Ciel s'en obscurcit, il s'en forme un tonnerre,Et par l'excès d'ardeur qu'il a mal employé,L'objet qu'il caressait, est souvent foudroyé ;Peu de pluie en saison rend la terre fertile,Où trop d'eau la submerge et la rend inutile ; Dans vos faveurs enfin laissez-moi souvenir,Que sorti du néant je puis y revenir. LE ROI. Si je ne vous chérit d'un amour ordinaire,Je n'aime pas en vous une vertu vulgaire,Et la veux couronner par un hymen fameux, Où même votre choix n'épargne pas mes voeux,Sans réserve voyez pour cet hymen insigne,Tout ce qu'à vos regards la Cour a de plus digne,Tout ce que l'Aragon a de plus éclatant,Le présent n'en suivra vos voeux que d'un instant. DON BERNARD. Leur vol trop orgueilleux m'oblige à les restreindre. LE ROI. À quoi m'étant égal ne pouvez-vous atteindre !Vous pouvez Amiral, je vous le dis encor,À mon exclusion prétendre à Léonor :Puisqu'à mon propre bien votre heur m'est préférable, Et que vous m'êtes cher autant qu'elle adorable. DON BERNARD. Mon coeur quelque respect qu'il vous ait conservé,Ose tenter un vol encore plus élevé ;Mais taisant cette ardeur qui me fait méconnaître,J'aime mieux me punir, que mériter de l'être. LE ROI. Ce vol est trop borné, s'il ne va qu'à ma soeur,Et cette même nuit vous en rend possesseur :Ne me celez donc point si cette amour vous touche. DON BERNARD. Sire, au crime du coeur n'engagez point la bouche ;Puisque tous mes travaux et futurs et passés. LE ROI. Votre silence parle et me la nomme assez ; L'embrassant.Oui mon frère en son nom, je reçois votre hommage. SCÈNE DERNIÈRE. l'Infante, Le Comte, Léonor, Le Secrétaire d'un côté, Le Roi, Don Bernard d'autre côté. LE ROI, à l'infante. Un amant se déclare à qui je vous engage,Ses voeux ( ma chère soeur ) seront-ils rejetés ? L'INFANTE. Non, si de Don Bernard il a les qualités. LE ROI, les faisant embrasser. Il en a le nom même avecques le mérite. DON BERNARD. Ô cher et doux transport que cet espoir m'excite !Si l'heur que je conçois, n'est une vérité,Plutôt qu'un si beau songe, ôte-moi la clarté. LÉONOR. Que vois-je ! Ô juste Ciel ! Quoi, Seigneur, la parole ! N'est-elle plus aux Rois, qu'un songe, ou qu'une Idole ?Ce matin quelque objet qui ne put enflammer,Ne me devait coûter qu'un souhait à former ;Et cette offre ce soir, me laisse voir l'Infante,Embrassant Don Bernard, étouffer mon attente. LE ROI. Si je manque à ma foi, c'est pour vous la donner, L'embrassant.Pour vous la tenir mieux, et pour vous couronner ;Pour accorder, Madame, à votre amour extrême,Cet heureux Don Bernard en un autre lui-même ;Et sous un noeud sacré soumette en ce beau jour, Les raisons de l'État à celles de l'amour. LÉONOR. L'injure qui d'un Roi partage la puissance,Et qui place en son trône, est une heureuse offense. LE ROI. Comme sur mon esprit, régnez sur mes États,Allons... Mais quel écrit trouvai-je sous mes pas ? DON BERNARD. D'une vieille suivante à ce Lope de Lune,Dont la seule valeur égale l'infortune.Ce prodige animé dont les gestes guerriers,Vous ont couvert le front de vos plus beaux lauriers ;Et de son plus beau lustre embelli votre règne, Qui repoussa l'Infant, qui soumit la Sardaigne,Et dont la renommée avec tant de succès,Dans votre esprit encor n'a su trouver d'accès. LE ROI. Quel malheur l'a privé de ma magnificence ? DON BERNARD. Sa dernière infortune est encor son absence ; Car après tous mes soins en vain officieux,Vos longs rebuts enfin l'ont chassé de ces lieux. LE ROI. Moyennez son retour ; ma grâce avec usure ;Du mérite ignoré réparera l'injure ;Puisque j'éprouve en vous qu'un Roi reconnaissant, À force de donner, en devient plus puissant. ==================================================