******************************************************** DC.Title = LE VÉRITABLE SAINT GENEST, TRAGÉDIE DC.Author = ROTROU, Jean DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 08:08:21. DC.Coverage = Italie DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/ROTROU_SAINTGENEST.xml DC.Source = http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k707997 DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LE VÉRITABLE SAINT GENEST TRAGÉDIE M. DC. XXXXVIII. Avec Privilège du Roi. DE Mr DE ROTROU Achevé d'imprimer pour la première fois le 26 Mai 1647. Les Exemplaires ont été fournis. Représenté pour la première fois en 1646. ACTEURS DIOCLÉTIAN, Empereur. MAXIMIN, Empereur. VALÉRIE, fille de Dioclétian. CAMILLE, suivante. PLANCIEN, Préfet. GENEST, comédien. MARCELE, comédienne. OCTAVE, comédien. SERGESTE, comédien. LENTULE, comédien. ALBIN, comédien. DÉCORATEUR. ADRIAN, représenté par Genest. NATALIE, par Marcele. FLAVIE, par Sergeste. MAXIMIN, par Octave. ANTHYME, par Lentule. GARDE, par Albin. GEÔLIER. Suite de Soldats et Gardes. ACTE I SCÈNE PREMIÈRE. Valérie, Camille. CAMILLE. Quoi, vous ne sauriez vaincre une frayeur si vaine ?Un songe, une vapeur, vous causent de la peine !À vous, sur qui le ciel déployant ses Trésors,Mit un si digne esprit, dans un si digne corps ! VALÉRIE. Le premier des césars apprit bien que les songes Ne sont pas toujours faux, et toujours des mensonges ;Et la force d'esprit, dont il fut tant vanté,Pour l'avoir conseillé, lui coûta la clarté.Le ciel, comme il lui plaît, nous parle sans obstacle ;S'il veut, la voix d'un songe est celle d'un oracle ; Et les songes, sur tout, tant de fois répétés,Ou toujours, ou souvent, disent des véritésDéjà cinq ou six nuits, à ma triste pensée,Ont de ce vil hymen la vision tracée,M'ont fait voir un berger, avoir assez d'orgueil, Pour prétendre à mon lit, qui serait mon cercueil ;Et l'Empereur mon père, avec violence,De ce présomptueux appuyer l'insolence ;Je puis, s'il m'est permis, et si la véritéDispense les enfants à quelque liberté, De la mauvaise humeur, craindre un mauvais office ;Je connais son amour, mais je crains son caprice ;Et vois qu'en tout rencontre il suit aveuglémentLa bouillante chaleur d'un premier mouvement ;Sut-il considérer, pour son propre hyménée, Sous quel joug il baissait sa tête couronnée,Quand Empereur il fit sa couche et son ÉtatLe prix de quelques pains, qu'il emprunta soldat,Et par une faiblesse, à nulle autre seconde,S'associa ma mère à l'Empire du monde ? Depuis, Rome souffrit, et ne réprouva pas[Note : Alcide : autre nom d'Hercule.]Qu'il commit un Alcide, au fardeau d'un Atlas,Qu'on vit sur l'Univers deux têtes souveraines,Et que Maximian en partagea les rênes :Mais pourquoi pour un seul tant de maîtres divers, Et pourquoi quatre chefs au corps de l'univers ?Le choix de Maximin, et celui de Constance,Étaient-ils à l'État de si grande importance,Qu'il en dut recevoir beaucoup de fermeté,Et ne put subsister sans leur autorité ? Tous deux différemment, altèrent sa mémoire,L'un par sa nonchalance, et l'autre par sa gloire ;Maximin, achevant tant de gestes guerriers,Semble, au front de mon père, en voler les lauriers ;Et Constance souffrant qu'un ennemi l'affronte, Dessus son même front en imprime la honte ;Ainsi, ni dans son bon, ni dans son mauvais choix,D'un conseil raisonnable, il n'a suivi les lois ;Et déterminant tout, au gré de son caprice,N'en prévoit le succès, ni craint le préjudice. CAMILLE. Vous prenez trop l'alarme, et ce raisonnementN'est point à votre crainte, un juste fondement :Quand Dioclétian éleva votre mèreAu degré le plus haut que l'univers révère,Son rang, qu'il partageait, n'en devint pas plus bas, Et lui faisant monter, il n'en descendit pas ;Il put concilier son honneur et sa flamme,Et choisi par les siens, se choisir une femme ;Quelques associés qui règnent avecque lui,Il est de ses États le plus solide appui ; S'ils sont les matelots de cette grande flotte,Il en tient le timon, il en est le pilote,Et ne les associe à des emplois si hauts,Que pour voir des césars au rang de ses vassaux :Voyez comme un fantôme, un songe, une chimère, Vous fait mal expliquer les mouvements d'un père ;Et qu'un trouble importun vous naît mal à propos,D'où doit si justement naître votre repos. VALÉRIE. Je ne m'obstine point d'un effort volontaireContre tes sentiments, en faveur de mon père ; Et contre un Père, enfin, l'enfant a toujours tort :Mais me répondras-tu des caprices du sort ?Ce monarque insolent, à qui toute la terre,Et tous ses souverains, sont des jouets de verre,Prescrit-il son pouvoir ? Et quand il en est las, Comme il les a formés, ne les brise-t-il pas ?Peut-il pas, s'il me veut dans un état vulgaire,Mettre la fille au point dont il tira la mère,Détruire ses faveurs par sa légèreté,Et de mon songe, enfin, faire une vérité ? Il est vrai que la mort, contre son inconstance,Aux grands coeurs, au besoin, offre son assistance,Et peut toujours braver son pouvoir insolent ;Mais, si c'est un remède, il est bien violent. CAMILLE. La mort a trop d'horreur, pour espérer en elle, Mais espérez au ciel, qui vous a fait si belle,Et qui semble influer, avecques la beauté,Des marques de puissance, et de prospérité. SCÈNE II. Un Page, Valérie, Camille. LE PAGE. Madame. VALÉRIE. Que veux-tu ? LE PAGE. L'Empereur qui m'envoieSur mes pas, avec vous vient partager sa joie. VALÉRIE. Quelle ? LE PAGE. L'ignorez-vous ? Maximin, de retourDes pays reculés, où se lève le jour ;De leurs rebellions, par son bras étouffées,Aux pieds de l'Empereur apporte les trophées ;Et de là se dispose à l'honneur de vous voir. Il s'en va. CAMILLE. Sa valeur vous oblige à le bien recevoir.Ne lui retenez pas le fruit de sa victoire ;Le plus grand des larcins, est celui de la gloire. VALÉRIE. Mon esprit agité d'un secret mouvement,De cette émotion, chérit le sentiment ; Et cet heur inconnu, qui flatte ma pensée,Dissipe ma frayeur, et l'a presque effacée ;Laissons notre conduite à la bonté des Dieux. Voyant Maximin.Ô Ciel ! Qu'un doux travail m'entre au coeur par les yeux ! SCÈNE III. Dioclétian, Maximin, Gardes, Soldats, Valérie, Camille, Plancien. Il se fait un bruit de tambours et de trompettes. Maximin baise les mains de Valérie. DIOCLÉTIAN. Déployez, Valérie, et vos traits et vos charmes ; Au vainqueur d'Orient, faites tomber les armes ;Par lui, l'Empire est calme, et n'a plus d'ennemis ;Soumettez ce grand coeur, qui nous a tout soumis ;Chargez de fers un bras fatal à tant de têtes,Et faites sa prison, le prix de ses conquêtes. Déjà, par ses exploits, il avait méritéLa part que je lui fis, de mon autorité ;Et sa haute vertu, réparant sa naissance,Lui fit, sur mes sujets, partager ma puissance :Aujourd'hui, que pour prix des pertes de son sang, Je ne puis l'honorer d'un plus illustre rang,Je lui dois mon sang même, et lui donnant ma fille,Lui fais part de mes droits, sur ma propre famille.Ce présent, Maximin, est encore au-dessousDu service important que j'ai reçu de vous ; Mais pour faire vos prix égaux à vos mérites,La Terre trouverait ses bornes trop petites ;Et vous avez rendu mon pouvoir impuissant,Et restreint envers vous, ma force, en l'accroissant. MAXIMIN. La part que vos bontés m'ont fait prendre en l'Empire, N'égale point, Seigneur, ces beaux fers où j'aspire ;Tous les arcs triomphants, que Rome m'a dressés,Cèdent à la prison que vous me bâtissez ;Et de victorieux des bords que l'Inde lave,J'accepte plus content, la qualité d'esclave ; Que dépouillant ce corps, vous ne prendrez aux cieuxLe rang par vos vertus acquis entre les dieux ;Mais oser concevoir cette insolente audace,Est plutôt mériter son mépris, que sa grâce ;Et quoi qu'ait fait ce bras, il ne m'a point acquis, Ni ces titres fameux, ni ce renom exquisQui des extractions effacent la mémoire,Quant à sa vertu seule, il faut devoir sa gloire ;Quelque insigne avantage, et quelque illustre rang,Dont vous ayez couvert le défaut de mon sang ; Quoi que l'on dissimule, on pourra toujours dire,Qu'un berger est assis au trône de l'Empire ;Qu'autrefois mes palais ont été des hameaux,Que qui gouverne Rome, a conduit des troupeaux ;Que pour prendre le fer, j'ai quitté la houlette ; Et qu'enfin votre ouvrage est une oeuvre imparfaite.Puis-je avec ce défaut, non encor réparé,M'approcher d'un objet digne d'être adoré ?Espérer de ses voeux les glorieuses marques ?Prétendre d'étouffer l'espoir de cent monarques ? Passer ma propre attente ? Et me faire des dieux,Sinon des ennemis, au moins des envieux ? DIOCLÉTIAN. Suffit que c'est mon choix, et que j'ai connaissanceEt de votre personne et de votre naissance ;Et que si l'une enfin n'admet un rang si haut, L'autre, par sa vertu, répare son défaut,Supplée à la nature, élève sa bassesse,Se reproduit soi-même, et forme sa noblesse ;À combien de bergers les Grecs et les RomainsOnt-ils pour leur vertu vu des sceptres aux mains ? L'histoire des grands coeurs, la plus chère espérance,Que le temps traite seule avecques révérence,Qui ne redoutant rien, ne peut rien respecter,Qui se produit sans fard, et parle sans flatter,N'a-t-elle pas cent fois publié la louange De gens que leur mérite a tiré de la fange ?Qui par leur industrie ont leurs noms éclaircis,Et sont montés au rang où nous sommes assis ?Cyrus, Sémiramis, sa fameuse adversaire,Noms, qu'encor aujourd'hui la mémoire révère, Lycaste, Parrasie, et mille autres divers,Qui dans les premiers temps ont régi l'univers ;Et récemment encor dans Rome, Vitellie,Gordian, Pertinax, Macrin, Probe, Aurélie,N'y sont-ils pas montés ? Et fait de mêmes mains Des règles aux troupeaux, et des lois aux humains ;Et moi-même, enfin moi, qui de naissance obscureDois mon sceptre à moi-même, et rien à la nature,N'ai-je pas lieu de croire en cet illustre rangLe mérite dans l'homme, et non pas dans le sang ? D'avoir, à qui l'accroît fait part de ma puissance,Et choisi la personne, et non pas la naissance ? À Valérie.Vous, cher fruit de mon lit, beau prix de ses exploits,Si ce front n'est menteur, vous approuvez mon choix ;Et tout ce que l'Amour, pour marque d'allégresse, Sur le front d'une fille amante, mais princesse,Y fait voir sagement que mon électionSe trouve un digne objet de votre passion. VALÉRIE. Ce choix étant si rare, et venant de mon père,Mon goût serait mauvais, s'il s'y trouvait contraire ; Oui Seigneur, je l'approuve, et bénis le destin,D'un heureux accident que j'ai craint ce matin. Se tournant vers Camille.Mon songe est expliqué ; j'épouse en ce grand hommeUn Berger, il est vrai, mais qui commande à Rome ;Le songe m'effrayait, et j'en chéris l'effet, Et ce qui fut ma peur, est enfin mon souhait. MAXIMIN, lui baisant la main. Ô favorable arrêt, qui me comble de gloire,Et fait de ma prison, ma plus belle victoire ! CAMILLE. Ainsi souvent le ciel conduit tout à tel point,Que ce qu'on craint arrive, et qu'il n'afflige point ; Et que ce qu'on redoute, est enfin ce qu'on aime. SCÈNE IV. Un Page, Dioclétian, Maximin, Valérie, Camille. Gardes, Soldats, Plancien. LE PAGE. Genest attend, Seigneur, dans un désir extrême,De s'acquitter des voeux dûs à vos Majestés. Il sort. DIOCLÉTIAN. Qu'il entre. CAMILLE, à Valérie. Il manquait seul à vos prospérités ;Et quel que soit votre heur, son art, pour le parfaire, Semble en quelque façon vous être nécessaire.Madame, obtenez-nous ce divertissement,Que vous-même estimez, et trouvez si charmant. SCÈNE V. Genest, Dioclétian, Maximin, Plancien, Valérie, Camille. Gardes, Soldats. GENEST. Si parmi vos sujets, une abjecte fortune,Permet de partager l'allégresse commune, Et de contribuer en ces communs désirs,Sinon à votre gloire, au moins à vos plaisirs ;Ne désapprouvez pas, ô généreux monarques,Que notre affection vous produise ses marques ;Et que mes compagnons, vous offrent par ma voix, Non des tableaux parlants de vos rares exploits,Non cette si célèbre et si fameuse histoire,Que vos heureux succès laissent à la mémoire,(Puisque le peuple grec, non plus que le romain,N'a point pour les tromper une assez docte main.) [Note : J. Sanchez dans son édition de 1991, remplace "tromper" par "tracer". Nous conservons "tromper".]Mais quelque effort au moins, par qui nous puissions dire,Vous avoir délassés du grand faix de l'Empire,Et par ce que notre art aura de plus charmant,Avoir à vos grands soins ravi quelque moment. DIOCLÉTIAN. Genest, ton soin m'oblige, et la cérémonie Du beau jour où ma fille à ce prince est unie,Et qui met notre joie en un degré si haut,Sans un trait de ton art, aurait quelque défaut.Le théâtre aujourd'hui fameux par ton mérite,À ce noble plaisir puissamment sollicité ; Et dans l'état qu'il est, ne peut sans être ingrat,Nier de te devoir son plus brillant éclat :[Note : J. Sanchez corrige et insère "te" entre "de" et "devoir".]Avec confusion j'ai vu cent fois tes feintes,Me livrer malgré moi de sensibles atteintes ;En cent sujets divers, suivant tes mouvements, J'ai reçu de tes feux de vrais ressentiments ;Et l'Empire absolu que tu prends sur une âme,M'a fait cent fois de glace, et cent autres de flamme :Par ton art les héros plutôt ressuscités,Qu'imités en effet, et que représentés, Des cent et mille ans après leurs funérailles,Font encor des progrès, et gagnent des batailles,Et sous leurs noms fameux établissent des lois ;Tu me fais en toi seul maître de mille rois.Le comique, en ton art également succède, Est contre la tristesse un si présent remède,Qu'un seul mot, (quand tu veux,) un pas, une action,Ne laisse plus de prise à cette passion,Et par une soudaine, et sensible merveille,Jette la joie au coeur, par l'oeil ou par l'oreille. GENEST. Cette gloire, Seigneur, me confond à tel point... DIOCLÉTIAN. Crois qu'elle est légitime, et ne t'en défends point.Mais passons aux auteurs, et dis-nous quel ouvrageAujourd'hui dans la scène a le plus haut suffrage,Quelle plume est en règne, et quel fameux esprit S'est acquis dans le cirque un plus juste crédit. GENEST. Les goûts sont différents, et souvent le capriceÉtablit ce crédit, bien plus que la justice. DIOCLÉTIAN. Mais entr'autres encor, qui l'emporte, en ton sens ? GENEST. Mon goût, à dire vrai, n'est point pour les récents ; De trois ou quatre au plus, peut-être la mémoireJusqu'aux siècles futurs, conservera la gloire ;Mais de les égaler à ces fameux auteurs,Dont les derniers des temps seront adorateurs,Et de voir leurs travaux, avec la révérence [Note : Plaute : poète comique latin, né vers 227 avant JC à Sarsine (Ombrie), mort en 183, était directeur de troupe en même temps qu'auteur, et jouait souvent lui-même. (...) Plaute avait composé, dit-on, jusqu'à 120 pièces, mais on lui en attribuait beaucoup qui n'étaient pas de lui. Nous n'avons plus que 20 de ses pièces dont Meneschmes. [B]][Note : Térence : poète comique latin, né probablement à Carthage vers 200 avant JC, fut esclave du sénateur Terentius Lucanus, qui l'affranchit et lui fit donner une bonne éducation, et dont le poète prit le nom par reconnaissance. (...) On a de Térence six comédies. Molière a tiré les Fourberies de Scapin du Phormion et Baron a imité l'Adrienne. (...) [B]]Dont je vois les écrits d'un Plaute et d'un Térence,Et de ces doctes Grecs, dont les rares brillantsFont qu'ils vivent encor si beaux après mille ans,Et dont l'estime enfin ne peut être effacée,Ce serait vous mentir, et trahir ma pensée. DIOCLÉTIAN. Je sais qu'en leurs écrits, l'art et l'invention,Sans doute, ont mis la scène en sa perfection ;Mais ce que l'on a vu, n'a plus la douce amorce,Ni le vif aiguillon, dont la nouveauté force ;Et ce qui surprendra nos esprits et nos yeux, Quoique moins achevé, nous divertira mieux. GENEST. Nos plus nouveaux sujets, les plus dignes de Rome,Et les plus grands efforts des veilles d'un grand homme,À qui les rares fruits que la muse produit,Ont acquis dans la scène un légitime bruit ; (Et de qui certes l'art, comme l'estime est juste,)Portent les noms fameux de Pompée et d'Auguste ;Ces poèmes sans prix, où son illustre main,D'un pinceau sans pareil a peint l'esprit Romain,Rendront de leurs beautés votre oreille idolâtre, Et sont aujourd'hui l'âme et l'amour du théâtre. VALÉRIE. J'ai su la haute estime où l'on les a tenus,Mais leurs sujets enfin sont des sujets connus ;Et quoi qu'ils aient de beau, la plus rare merveille,Quand l'esprit la connaît, ne surprend plus l'oreille ; Ton art est toujours même, et tes charmes égaux,Aux sujets anciens, aussi bien qu'aux nouveaux ;Mais on vante surtout, l'inimitable adresse,Dont tu feins d'un chrétien le zèle et l'allégresse,Quand le voyant marcher du baptême au trépas, Il semble que les feux soient des fleurs sous tes pas. MAXIMIN. L'épreuve en est aisée. GENEST. [Note : J. Sanchez fait remarquer que C'est GENEST qui parle et non DIOCLETIAN. Nous le suivons.]Elle sera sans peine,Si votre nom, Seigneur, nous est libre en la scène ;Et la mort d'Adrian, l'un de ces obstinés,Par vos derniers arrêts naguère condamnés, Vous sera figurée avec un art extrême,Et si peu différent de la vérité même,Que vous nous avouerez de cette liberté,Où César à César sera représenté ;Et que vous douterez, si dans Nicomédie, Vous verrez l'effet même, ou bien la comédie. MAXIMIN. Oui, crois qu'avec plaisir je serai spectateurEn la même action dont je serai l'acteur.Va, prépare un effort digne de la journée,Où le Ciel m'honorant d'un si juste hyménée, Met (par une aventure incroyable aux neveux)Mon bonheur et ma gloire, au-dessus de mes voeux. ACTE II SCÈNE PREMIÈRE. Genest, Décorateur. Le théâtre s'ouvre. GENEST, s'habillant, et tenant son rôle, considère le théâtre, et dit au décorateur. Il est beau ; mais encor, avec peu de dépense,Vous pouviez ajouter à sa magnificence ;N'y laisser rien d'aveugle, y mettre plus de jour, Donner plus de hauteur aux travaux d'alentour,En marbrer les dehors, en jasper les colonnes,Enrichir leurs tympans, leurs cimes, leurs couronnes,Mettre en vos coloris plus de diversité,En vos carnations plus de vivacité, Draper mieux ces habits, reculer ces paysages,Y lancer des jets d'eau, renfondrer leurs ombrages ;Et surtout, en la toile où vous peignez vos cieux,Faire un jour naturel, au jugement des yeux ;Au lieu que la couleur m'en semble un peu meurtrie. LE DÉCORATEUR. Le temps nous a manqué, plutôt que l'industrie ;Joint qu'on voit mieux de loin ces raccourcissements,Ces corps sortant du plan de ces refondrements ;L'approche à ces desseins ôtent leurs perspectives,En confond les faux jours, rend leurs couleurs moins vives, Et comme à la nature, est nuisible à notre art,À qui l'éloignement semble apporter du fard.La grâce une autre fois y sera plus entière. GENEST. Le temps nous presse, allez, préparez la lumière. SCÈNE II. Genest seul, se promenant, et lisant son rôle, dit comme en repassant, et achevant de s'habiller. GENEST. Ne délibère plus, Adrian, il est temps, De suivre avec ardeur ces fameux combattants ;Si la gloire te plaît, l'occasion est belle,La querelle du ciel à ce combat t'appelle ;La torture, le fer, et la flamme t'attend,Offre à leurs cruautés un coeur ferme et constant ; Laisse à de lâches coeurs verser d'indignes larmes,Tendre aux tyrans les mains, et mettre bas les armes ;Toi, rends la gorge au fer, vois-en couler ton sang,Et meurs, sans t'ébranler, debout, et dans ton rang. Il répète encore ces quatre derniers vers.Laisse à de lâches coeurs verser d'indignes larmes, Tendre aux tyrans les mains, et mettre bas les armes ;Toi, rends la gorge au fer, vois-en couler ton sang,Et meurs, sans t'ébranler, debout, et dans ton rang. SCÈNE III. Marcelle, Genest MARCELE achevant de s'habiller, et tenant son rôle. Dieux ! Comment en ce lieu faire la Comédie ?De combien d'importuns j'ai la tête étourdie ! Combien à les ouïr, je fais de languissants !Par combien d'attentats j'entreprends sur les sens !Ma voix rendrait les bois et les rochers sensibles ;Mes plus simples regards sont des meurtres visibles ;Je foule autant de coeurs, que je marche de pas ; La troupe, en me perdant, perdrait tous ses appas ;Enfin, s'ils disent vrai, j'ai lieu d'être bien vaine ;De ces faux courtisans, toute ma loge est pleine ;Et lasse au dernier point d'entendre leurs douceurs,Je les en ai laissés absolus possesseurs ; Je crains plus que la mort cette engeance idolâtre,De lutins importuns, qu'engendre le théâtre ;Et que la qualité de la profession,Nous oblige à souffrir avec discrétion. GENEST. Outre le vieil usage où nous trouvons le monde, Les vanités encor, dont votre sexe abonde,Vous font avec plaisir supporter cet ennui,Par qui tout votre temps devient le temps d'autrui.Avez-vous repassé cet endroit pathétique,Où Flavie en sortant vous donne la réplique ? Et vous souvenez-vous qu'il s'y faut exciter ? MARCELE, lui baillant son rôle. J'en prendrai votre avis, oyez-moi réciter. Elle répète.J'ose à présent, ô ciel, d'une vue assurée,Contempler les brillants de ta voûte azurée ;Et nier ces faux dieux, qui n'ont jamais foulé De ce palais roulant, le lambris étoilé ;À ton pouvoir, Seigneur, mon époux rend hommage !Il professe ta foi, ses fers t'en sont un gage ;Ce redoutable fléau des dieux sur les chrétiens,Ce lion altéré du sacré sang des tiens, Qui de tant d'innocents crut la mort légitime,De ministre qu'il fut, s'offre enfin pour victime,Et patient agneau, tend à tes ennemis,Un col à ton saint joug heureusement soumis. GENEST. Outre que dans la Cour que vous avez charmée, On sait que votre estime est assez confirmée ;Ce récit me surprend, et vous peut acquérirUn renom au théâtre, à ne jamais mourir. MARCELE. Vous en croyez bien plus, que je ne m'en présume. Elle rentre. GENEST. La Cour viendra bientôt, commandez qu'on allume. SCÈNE IV. Genest seul, repassant son rôle, et se promenant. GENEST. Il serait, Adrian, honteux d'être vaincu ;Si ton dieu veut ta mort, c'est déjà trop vécu ;J'ai vu, ciel, tu le sais, par le nombre des âmesQue j'osai t'envoyer, par des chemins de flammes,Dessus les grils ardents, et dedans les taureaux, Chanter les condamnés, et trembler les bourreaux. Il répète ces quatre vers.J'ai vu, ciel, tu le sais, par le nombre des âmesQue j'osai t'envoyer, par des chemins de flammes,Dessus les grils ardents, et dedans les taureaux,Chanter les condamnés, et trembler les bourreaux. Et puis ayant un peu rêvé, et ne regardant plus son rôle, il dit.Dieux, prenez contre moi ma défense et la vôtre ;D'effet, comme de nom, je me trouve être un autre ;Je feins moins Adrian, que je ne le deviens,Et prends avec son nom, des sentiments chrétiens ;Je sais (pour l'éprouver) que par un long étude, L'art de nous transformer, nous passe en habitude ;Mais il semble qu'ici, des vérités sans fard,Passent, et l'habitude, et la force de l'art,Et que Christ me propose une gloire éternelle,Contre qui ma défense est vaine et criminelle ; J'ai pour suspects, vos noms de dieux et d'immortels ;Je répugne aux respects qu'on rend à vos autels ;Mon esprit à vos lois secrètement rebelle,En conçoit un mépris qui fait mourir son zèle ;Et comme de profane, enfin sanctifié, Semble se déclarer, pour un crucifié ;Mais où va ma pensée, et par quel privilègePresque insensiblement, passai-je au sacrilège ?Et du pouvoir des dieux, perds-je le souvenir ?Il s'agit d'imiter, et non de devenir. Le ciel s'ouvre, avec des flammes, et une voix s'entend, qui dit. VOIX du CIEL. Poursuis Genest ton personnage,Tu n'imiteras point en vain ;Ton salut ne dépend, que d'un peu de courage,Et Dieu t'y prêtera la main. GENEST étonné, continue. Qu'entends-je, juste ciel, et par quelle merveille, Pour me toucher le coeur, me frappes-tu l'oreille ?Souffle, doux et sacré, qui me viens enflammer,Esprit saint et divin, qui me viens animer,Et qui me souhaitant, m'inspires le courage,Travaille à mon salut, achève ton ouvrage ; Guide mes pas douteux dans le chemin des Cieux,Et pour me les ouvrir, dessille-moi les yeux.Mais ô vaine créance, et frivole pensée,Que du ciel cette voix me doive être adressée !Quelqu'un s'apercevant du caprice où j'étais, S'est voulu divertir par cette feinte voix,Qui d'un si prompt effet m'excite tant de flamme,Et qui m'a pénétré jusqu'au tréfonds de l'âme.Prenez, dieux, contre Christ, prenez votre parti,Dont ce rebelle coeur s'est presque départi ; Et toi, contre les dieux, ô Christ, prends ta défense,Puisqu'à tes lois, ce coeur fait encor résistance ;Et dans l'onde agitée où flottent mes esprits,Terminez votre guerre, et m'en faites le prix ;Rendez-moi le repos dont ce trouble me prive. SCÈNE V. Le décorateur, venant allumer les chandelles, Genest. LE DÉCORATEUR. Hâtez-vous, il est temps, toute la Cour arrive. GENEST. Allons ; tu m'as distrait d'un rôle glorieux,Que je représentais devant la Cour des Cieux ;Et de qui l'action, m'est d'importance extrême,Et n'a pas un objet moindre que le ciel même ; Préparons la musique, et laissons-les placer. LE DÉCORATEUR s'en allant, ayant allumé. Il repassait son rôle, et s'y veut surpasser. SCÈNE VI. Dioclétian, Maximin, Valérie, Camille, Plancien, Suite de Soldats, Gardes. VALÉRIE. Mon goût, quoi qu'il en soit, est pour la tragédie ;L'objet en est plus haut, l'action plus hardie ;Et les pensers pompeux et pleins de majesté, Lui donnent plus de poids et plus d'autorité. MAXIMIN. Elle l'emporte enfin, par les illustres marques,D'exemples des Héros, d'ornement des monarques,De règle et de mesure à leurs affections,Par ses événements, et par ses actions. PLANCIEN. Le théâtre aujourd'hui, superbe en sa structure,Admirable en son art, et riche en sa peinture,Promet pour le sujet, de mêmes qualités. MAXIMIN. Les effets en sont beaux, s'ils sont bien imités.Vous verrez un des miens d'une violente audace, Au mépris de la part qu'il s'acquit en ma grâce,Au mépris de ses jours, au mépris de nos dieux,Affronter le pouvoir de la Terre et des cieux ;Et faire à mon amour succéder tant de haine,Que bien loin d'en souffrir le spectacle avec peine, Je verrai d'un esprit tranquille et satisfait,De son zèle obstiné, le déplorable effet,Et remourir ce traître après sa sépulture,Sinon en sa personne, au moins en sa figure. DIOCLÉTIAN. Pour le bien figurer, Genest n'oubliera rien ; Écoutons seulement, et trêve à l'entretien. Une voix chante avec un Luth. LA PIÈCE COMMENCE. SCÈNE VII. GENEST seul sur le Théâtre élevé, Diolcétian, Maximin, Valérie, Camille, Plancien, Gardes, assis. Suite de Soldats. GENEST, sous le nom d'ADRIAN. Ne délibère plus, Adrian, il est temps,De suivre avec ardeur ces fameux combattants ;Si la gloire te plaît, l'occasion est belle ;La querelle du ciel, à ce combat t'appelle ; La torture, le fer, et la flamme t'attend ;Offre à leurs cruautés, un coeur ferme et constant ;Laisse à de lâches coeurs verser d'indignes larmes,Tendre aux tyrans les mains, et mettre bas les armes ;Toi, tends la gorge au fer, vois-en couler ton sang, Et meurs, sans t'ébranler, debout, et dans ton rang.La faveur de césar, qu'un peuple entier t'envie,Ne peut durer, au plus, que le cours de sa vie ;De celle de ton dieu, non plus que de ses jours,Jamais nul accident ne bornera le cours : Déjà de ce tyran, la puissance irritée,Si ton zèle te dure, a ta perte arrêtée ;Il serait, Adrian, honteux d'être vaincu ;Si ton dieu veut ta mort, c'est déjà trop vécu.J'ai vu, ciel, tu le sais, par le nombre des âmes Que j'osai t'envoyer, par des chemins de flammes,Dessus les grils ardents, et dedans les taureaux,Chanter les condamnés, et trembler les bourreaux ;J'ai vu tendre aux enfants une gorge assurée,À la sanglante mort qu'ils voyaient préparée ; Et tomber sous le coup d'un trépas glorieux,Ces fruits à peine éclos, déjà mûrs pour les cieux.J'en ai vu, que le temps prescrit par la nature,Était prêt de pousser dedans la sépulture,Dessus les échafauds presser ce dernier pas, Et d'un jeune courage, affronter le trépas ;J'ai vu mille beautés, en la fleur de leur âge,À qui jusqu'aux tyrans, chacun rendait hommage,Voir avecque plaisir, meurtris et déchirés,Leurs membres précieux, de tant d'yeux adorés ; Vous l'avez vu, mes yeux, et vous craindriez sans honte,Ce que tout sexe brave, et que tout âge affronte !Cette vigueur, peut-être, est un effort humain ?Non, non, cette vertu, Seigneur, vient de ta main,L'âme la puise au lieu de sa propre origine, Et comme les effets, la source en est divine.C'est du ciel que me vient cette noble vigueur,Qui me fait des tourments mépriser la rigueur,Qui me fait défier les puissances humaines,Et qui fait que mon sang se déplaît dans mes veines ; Qu'il brûle d'arroser cet arbre précieux,Où pend pour nous le fruit le plus chéri des cieux.J'ai peine à concevoir ce changement extrême,Et sens que différent, et plus fort que moi-même,J'ignore toute crainte ; et puis voir sans terreur, La face de la mort, en sa plus noire horreur.Un seul bien que je perds, la seule Natalie,Qu'à mon sort un saint joug heureusement allie,Et qui de ce saint zèle ignore le secret.Parmi tant de ferveur, mêle quelque regret. Mais que j'ai peu de coeur, si ce penser me touche !Si proche de la mort, j'ai l'amour en la bouche ! SCÈNE VIII. Flavie, Tribun représenté par Sergeste Comédien, Adrian, deux Gardes. FLAVIE. Je crois, cher Adrian, que vous n'ignorez pasQuel important sujet adresse ici mes pas ;Toute la Cour en trouble, attend d'être éclaircie, D'un bruit, dont au palais votre estime est noircie,Et que vous confirmez par votre éloignement ;Chacun, selon son sens, en croit diversement ;Les uns, que pour railler, cette erreur s'est semée,D'autres, que quelque sort à votre âme charmée, D'autres, que le venin de ces lieux infectés,Contre votre raison, a vos sens révoltés ;Mais, surtout, de César la croyance incertaine,Ne peut ou s'arrêter, ni s'asseoir, qu'avec peine. ADRIAN. À qui dois-je bien de m'avoir dénoncé ? FLAVIE. Nous étions au palais, où César empresséDe grand nombre des siens, qui lui vantaient leur zèle,À mourir pour les Dieux, ou venger leur querelle.Adrian, (a-t-il dit) d'un visage remis,Adrian leur suffit contre tant d'ennemis, Seul, contre ces mutins, il soutiendra leur cause ;Sur son unique soin, mon esprit se repose ;Voyant le peu d'effet que la rigueur produit,Laissons éprouver l'art, où la force est sans fruit ;Leur obstination s'irrite par les peines ; Il est plus de captifs, que de fers et de chaînes :Les cachots trop étroits, ne les contiennent pas ;Les haches et les croix, sont lasses de trépas ;La mort ; pour la trop voir, ne leur est plus sauvage ;Pour trop agir contre eux, le feu perd son usage ; En ces horreurs enfin, le coeur manque aux bourreaux,Aux juges la constance, aux mourants les travaux ;La douceur est souvent une invincible amorce,À ces coeurs obstinés, qu'on aigrit par la force.Titian, à ces mots, dans la salle rendu, Ha ! S'est-il écrié, César, tout est perdu ;La frayeur à ce cri, par nos veines s'étale,Un murmure confus se répand dans la salle.Qu'est-ce, a dit l'Empereur, interdit et troublé,Le ciel s'est-il ouvert ? Le monde a-t-il tremblé ? Quelque foudre lancé menace-t-il ma tête ?Rome, d'un étranger, est-elle la conquête ?Ou quelque embrasement consomme-t-il ces lieux ?Adrian, a-t-il dit, pour Christ renonce aux dieux. ADRIAN. Oui sans doute, et de plus, à César, à moi-même, Et soumets tout, Seigneur, à ton pouvoir suprême. FLAVIE. Maximin à ce mot, furieux, l'oeil ardent,(Signes avant-coureurs d'un funeste accident)Pâlit, frappe du pied, frémit, déteste, tonne,Comme désespéré, ne connaît plus personne, Et nous fait voir au vif le geste et la couleurD'un homme transporté d'amour et de douleur.Et j'entends, Adrian, vanter encor son crime ?De César, de son maître, il paye ainsi l'estime !Et reconnaît si mal qui lui veut tant de bien ! ADRIAN. Qu'il cesse de m'aimer, ou qu'il m'aime chrétien. FLAVIE. Les dieux, dont comme nous, les monarques dépendent,Ne le permettent pas, et les lois les défendent. ADRIAN. C'est le dieu que je sers, qui fait régner les rois,Et qui fait que la terre en révère les lois. FLAVIE. Sa mort sur un gibet, marque son impuissance. ADRIAN. Dites mieux, son amour et son obéissance. FLAVIE. Sur une croix, enfin. ADRIAN. Sur un bois glorieux,Qui fut moins une croix, qu'une échelle des cieux. FLAVIE. Mais ce genre de mort, ne pouvait être pire. ADRIAN. Mais mourant, de la mort, il détruisit l'Empire. FLAVIE. L'auteur de l'univers entrer dans un cercueil ! ADRIAN. Tout l'univers aussi s'en vit tendu de deuil ;Et le ciel effrayé, cacha ses luminaires. FLAVIE. Si vous vous repaissez de ces vaines chimères ; Ce mépris de nos Dieux, et de votre devoir,En l'esprit de César, détruira votre espoir. ADRIAN. César m'abandonnant, Christ est mon assurance ;C'est l'espoir des mortels, dépouillés d'espérance. FLAVIE. Il vous peut même ôter vos biens si précieux. ADRIAN. J'en serai plus léger, pour monter dans les cieux. FLAVIE. L'indigence est à l'homme un monstre redoutable. ADRIAN. Christ, qui fut homme et dieu, naquit dans une étable ;Je méprise vos biens, et leur fausse douceur,Dont on est possédé, plutôt que possesseur. FLAVIE. Sa piété l'oblige, autant que sa justice,À faire des Chrétiens un égal sacrifice. ADRIAN. Qu'il fasse, il tarde trop. FLAVIE. Que votre repentir ! ADRIAN. Non, non, mon sang, Flavie, est tout prêt à sortir. FLAVIE. Si vous vous obstinez, votre perte est certaine. ADRIAN. L'attente m'en est douce, et la menace vaine. FLAVIE. Quoi, vous n'ouvrirez point l'oreille à mes avis ?Aux soupirs de la Cour, aux voeux de vos amis ?À l'amour de César, aux cris de Natalie,À qui si récemment un si beau noeud vous lie ? Et vous voudriez souffrir, que dans cet accident,Ce soleil de beauté trouvât son occident ?À peine, depuis l'heure, à ce noeud destinée,A-t-elle vu flamber les torches d'hyménée ;Encor si quelque fruit de vos chastes amours, Devait après la mort perpétuer vos jours !Mais vous voulez mourir avecque la disgrâce,D'éteindre votre Nom avecque votre race,Et suivant la fureur d'un aveugle transport,Nous être tout ravi, par une seule mort ! Si votre bon génie attend l'heure opportune,Savez-vous les emplois dont vous courez fortune ?L'espoir vous manque-t-il ? Et n'osez-vous songer,Qu'avant qu'être Empereur, Maximin fut berger ?Pour peu que sa faveur vous puisse être constante, Quel défaut vous défend une pareille attente ?Quel mépris obstiné des hommes et des dieux,Vous rend indifférents la terre et les cieux ?Et comme si la mort, vous était souhaitable,Fait que pour l'obtenir, vous vous rendez coupable ; Et vous faites César et les dieux ennemis ?Pesez-en le succès d'un esprit plus remis ;Celui n'a point péché, de qui la repentanceTémoigne la surprise, et suis de près l'offense. ADRIAN. La grâce dont le ciel a touché mes esprits, M'a bien persuadé, mais ne m'a point surpris ;Et me laissant toucher à cette repentance,Bien loin de réparer, je commettrais l'offense.Allez, ni Maximin, courtois ou furieux,Ni ce foudre qu'on peint en la main de vos Dieux, Ni la Cour, ni le trône, avecque tous leurs charmes,Ni Natalie enfin avec toutes ses larmes,Ni l'univers rentrant dans son premier cahos,Ne divertiraient pas un si ferme propos. FLAVIE. Pesez bien les effets qui suivront mes paroles. ADRIAN. Ils seront sans vertu, comme elles sont frivoles. FLAVIE. Si raison ni douceur ne vous peut émouvoir ;Mon ordre va plus loin. ADRIAN. Faites votre devoir. FLAVIE. C'est de vous arrêter, et vous charger de chaînes,Si, comme je vous dis, l'une et l'autre sont vaines. ADRIAN présentant ses bras aux fers, que les gardes lui attachent. Faites ; je recevrai ces fardeaux précieux,Pour les premiers présents qui me viennent des cieux ;Pour de riches faveurs, et de superbes marques,Du césar des césars, et du roi des monarques : Ils sortent tous.J'irai sans contrainte, où d'un illustre effort, Les soldats de Jésus triomphent de la mort. SCÈNE IX. Dioclétian, Maximin, Valérie. DIOCLÉTIAN. En cet acte, Genest, à mon gré se surpasse. MAXIMIN. Il ne se peut rien feindre avecque plus de grâce. VALÉRIE, se levant. L'intermède permet de l'en féliciter,Et de voir les acteurs. DIOCLÉTIAN. Il se faut donc hâter. ACTE III SCÈNE PREMIÈRE. Dioclétian, Maximin, Valérie, Camille, Plancien, Suite de gardes et de soldats. VALÉRIE, descendant du théâtre. Quel trouble ! Quel désordre ! Et comment sans miracle,Ne peuvent-ils produire aucun plaisant spectacle ? CAMILLE. Certes à voir entr'eux, cette confusion,L'ordre de leur récit, semble une illusion. MAXIMIN. L'art en est merveilleux, il faut que je l'avoue ; Mais l'acteur qui paraît est celui qui me joue ;Et qu'avec Genest, j'ai vu se concerter.Voyons de quelle grâce il saura m'imiter. SCÈNE II. Maximin, représenté par Octave Comédien, Adrian chargé de fers, Flavie, Suite de Gardes et de Soldats. MAXIMIN Acteur. Sont-ce là les faveurs, traître, sont-ce les gages,De ce maître nouveau, qui reçoit tes hommages ? Et qu'au mépris des droits, et du culte des Dieux,L'impiété chrétienne, ose placer aux cieux ? ADRIAN. La nouveauté, Seigneur, de ce maître des maîtres,Est devant tous les temps, et devant tous les êtres ;C'est lui, qui du néant a tiré l'univers, Lui, qui dessus la terre a répandu les mers ;Qui de l'air étendit les humides contrées,Qui sema de brillants, les voûtes azurées,Qui fit naître la guerre entre les éléments,Et qui régla des cieux, les divers mouvements. La Terre, à son pouvoir, rend un muet hommage,Les rois sont ses sujets, le monde est son partage ;Si l'onde est agitée, il la peut affermir ;S'il querelle les vents, ils n'osent plus frémir ;S'il commande au soleil, il arrête sa course ; Il est maître de tout, comme il en est la source ;Tout subsiste par lui, sans lui rien n'eut été ;De ce maître, Seigneur, voilà la nouveauté.Voyez si sans raison il reçoit mes hommages,Et si sans vanité j'en puis porter les gages. Oui ces chaînes, César, ces fardeaux glorieux,Sont aux bras d'un chrétien, des présents précieux ;Devant nous, ce cher maître en eut les mains chargées,Au feu de son amour, il nous les a forgées ;Loin de nous accabler, leur faix est notre appui, Et c'est par ces chaînons, qu'il nous attire à lui. MAXIMIN Acteur. Dieux ! À qui pourrons-nous nous confier sans crainte,Et de qui nous promettre une amitié sans feinte !De ceux que la fortune attache à nos côtés ?De ceux que nous avons moins acquis, qu'achetés ? Qui sous des fronts soumis cachent des coeurs rebelles ?Que par trop de crédit, nous rendons infidèles ?Ô dure cruauté du destin de la Cour,De ne pouvoir souffrir d'inviolable amour !De franchise sans fard, de vertu qu'offusquée, De devoir que contraint, ni de foi que masquée !Qu'entreprends-je, chétif en ces lieux écartés,Où lieutenant des dieux, justement irrités,Je fais d'un bras vengeur éclater les tempêtes,Et poursuis des chrétiens, les sacrilèges têtes ! Si tandis que j'en prends un inutile soin,Je vois naître chez moi, ce que je suis si loin ;Ce que j'extirpe ici, dans ma Cour prend racine,J'élève auprès de moi, ce qu'ailleurs j'extermine ;Ainsi notre fortune, avec tout son éclat, Ne peut (quoi qu'elle fasse) acheter un ingrat. ADRIAN. Pour croire un dieu, Seigneur, la liberté de croire,Est-elle en votre estime une action si noire ?Si digne de l'excès où vous vous emportez,Et se peut-il souffrir de moindres libertés ? Si jusques à ce jour vous avez cru ma vie,Inaccessible même aux assauts de l'envie ;Et si les plus censeurs ne me reprochent rien,Qui m'a fait si coupable, en me faisant chrétien ?Christ réprouve la fraude, ordonne la franchise, Condamne la richesse, injustement acquise ;D'une illicite amour, défend l'acte innocent,Et de tremper ses mains dans le sang innocent ;Trouvez-vous en ces Lois aucune ombre de crime,Rien de honteux aux siens, et rien d'illégitime ? J'ai contre eux éprouvé tout ce qu'eut pu l'Enfer,J'ai vu couler leur sang sous des ongles de fer ;J'ai vu bouillir leur corps dans la poix et les flammes,J'ai vu leur chair tomber sous de flambantes lames ;Et n'ai rien obtenu de ces coeurs glorieux, Que de les avoir vus pousser des chants aux cieux,Prier pour leurs bourreaux au fort de leur martyre,Pour vos prospérités, et pour l'heur de l'Empire. MAXIMIN Acteur. Insolent, est-ce à toi de te choisir des Dieux ?Les miens, ceux de l'Empire, et ceux de tes aïeux, Ont-ils trop faiblement établi leur puissance,Pour t'arrêter au joug de leur obéissance ? ADRIAN. Je cherche le salut, qu'on ne peut espérerDe ces Dieux de métal, qu'on vous voit adorer. MAXIMIN Acteur. Le tien, si cette humeur s'obstine à me déplaire, Te garantira mal des traits de ma colère,Que tes impiétés attireront sur toi. ADRIAN. J'en parerai les coups, du bouclier de la foi. MAXIMIN Acteur. Crains de voir, et bientôt, ma faveur négligée,Et l'injure des dieux cruellement vengée ; De ceux que par ton ordre on a vus déchirés,Que le fer a meurtris, et le feu dévorés,Si tu ne divertis la peine où tu t'exposes,Les plus cruels tourments n'auront été que roses. ADRIAN. Nos corps étant péris, nous espérons qu'ailleurs Le Dieu que nous servons, nous les rendra meilleurs. MAXIMIN Acteur. Traître, jamais sommeil n'enchantera mes peines,Que ton perfide sang, épuisé de tes veines,Et ton coeur sacrilège, aux corbeaux exposé,N'ait rendu de nos Dieux le courroux apaisé. ADRIAN. La mort dont je mourrai, sera digne d'envie,Quand je perdrai le jour pour l'auteur de la vie. MAXIMIN Acteur. Allez, dans un cachot accablez-le de fers,Rassemblez tous les maux que sa secte a soufferts.Et faites à l'envi, contre cet infidèle. ADRIAN. Dites ce converti. MAXIMIN Acteur. Paraître votre zèle ;Imaginez, forgez ; le plus industrieux,À le faire souffrir, sera le plus pieux ;J'emploierai ma justice, où ma faveur est vaine ;Et qui fuit ma faveur, éprouvera ma haine. Flavie emmène Adrian avec des gardes. ADRIAN s'en allant. Comme je te soutiens, Seigneur, sois mon soutien,Qui commence à souffrir, commence, d'être tien. SCÈNE III. Maximin Acteur, Gardes. MAXIMIN Acteur. Dieux ! Vous avez un foudre, et cette félonieNe le peut allumer, et demeure impunie !Vous conservez la vie, et laissez la clarté À qui vous veut ravir votre immortalité !À qui contre le ciel soulève un peu de terre,À qui veut de vos mains arracher le tonnerre,À qui vous entreprend et vous veut détrôner,Pour un dieu qu'il se forge, et qu'il veut couronner. Inspirez-moi, grands Dieux ! Inspirez-moi des peines,Dignes de mon courroux, et dignes de vos haines,Puisqu'à des attentats de cette qualité,Un supplice commun est une impunité. SCÈNE IV. Flavie ramenant Adrian à la prison, Adrian, Le geôlier, Gardes. FLAVIE, au geôlier. L'ordre exprès de César le commet en ta garde. LE GEÔLIER. Le vôtre me suffit, et ce soin me regarde. SCÈNE V. Natalie, Flavie, Adrian, Le geôlier. NATALIE. Ô nouvelle trop vraie ! Est-ce là mon époux ? FLAVIE. Notre dernier espoir ne consiste qu'en vous ;Rendez-le nous à vous, à César, à lui-même. NATALIE. Si l'effet n'en dépend que d'un désir extrême... FLAVIE. Je vais faire espérer cet heureux changement ;Voyez-le. Flavie s'en va avec les gardes et le geôlier se lève. ADRIAN. Tais-toi femme, et m'écoute un moment.Par l'usage des gens, et par les lois romaines,La demeure, les biens, les délices, les peines,Tout espoir, tout profit, tout humain intérêt, Doivent être communs, à qui la couche l'est ;Mais que comme la vie, et comme la fortune,Leur créance toujours leur doive être commune,D'étendre jusqu'aux Dieux cette communauté ;Aucun droit n'établit cette nécessité. Supposons toutefois que la loi le désire,Il semble que l'époux, comme ayant plus d'empire,Ait le droit le plus juste, ou le plus spécieux,De prescrire chez soi le culte de ses dieux.Ce que tu vois enfin, ce corps chargé de chaînes, N'est l'effet ni des lois, ni des raisons humaines ;Mais de quoi des chrétiens j'ai reconnu le dieu,Et dit à vos autels un éternel adieu.Je l'ai dit, je le dis, et trop tard pour ma gloire,Puisqu'enfin je n'ai cru, qu'étant forcé de croire ; Qu'après les avoir vus, d'un visage serein,Pousser des chants aux cieux dans des taureaux d'airain ;D'un souffle, d'un regard, jeter vos dieux par terre,Et l'argile et le bois, s'en briser comme verre ;Je les ai combattus, ces effets m'ont vaincu ; J'ai reconnu par eux l'erreur où j'ai vécu ;J'ai vu la vérité, je la suis, je l'embrasse ;Et si César prétend par force, par menace,Par offres, par conseil, ou par allèchements,Et toi, ni par soupirs, ni par embrassements, Ébranler une foi si ferme et si constante,Tous deux vous vous flattez d'une inutile attente.Reprends sur ta franchise un empire absolu,Que le noeud qui nous joint, demeure résolu ;Veuve dès à présent, par ma mort prononcée, Sur un plus digne objet, adresse ta pensée ;Ta jeunesse, tes biens, ta vertu, ta beauté,Te feront mieux trouver, que ce qui t'est ôté.Adieu ; pourquoi (cruelle à de si belles choses)Noyes-tu de tes pleurs ces oeillets et ces roses ? Bientôt, bientôt le sort, qui t'ôte ton époux,Te fera respirer sous un hymen plus doux.Que fais-tu ? Tu me suis ! Quoi tu m'aimes encore ?Ô si de mon désir l'effet pouvait éclore ;Ma soeur, (c'est le seul nom dont je te puisse nommer) L'embrassant.Que sous de douces lois nous nous pourrions aimer !Tu saurais que la mort, par qui l'âme est ravie,Est la fin de la mort, plutôt que de la vie !Qu'il n'est amour ni vie en ce terrestre lieu,Et qu'on ne peut s'aimer, ni vivre qu'avec Dieu. NATALIE l'embrassant. Ô d'un dieu tout puissant, merveilles souveraines !Laisse-moi, cher époux, prendre part en tes chaînes !Et si ni notre hymen, ni ma chaste amitié,Ne m'ont assez acquis le nom de ta moitié,Permets que l'alliance enfin s'en accomplisse, Et que Christ de ces fers, aujourd'hui nous unisse.Crois qu'ils seront pour moi, d'indissolubles noeuds,Dont l'étreinte en toi seul saura borner mes voeux. ADRIAN. Ô Ciel, Ô Natalie ! Ah ! Douce et sainte flamme,[Note : Toutes les éditions corrigent et ajoutent "douce et" devant "sainte flamme"]Je rallume mes feux, et reconnais ma femme ; Puisqu'au chemin du Ciel, tu veux suivre mes pas,Sois mienne, chère épouse, au-delà du trépas.Que mes voeux, que ta foi ; mais tire-moi de peine,Ne me flattai-je point d'une créance vaine ?D'où te vient le beau feu qui t'échauffe le sein ? Et quand as-tu conçu ce généreux dessein ?Par quel heureux motif ? NATALIE. Je te vais satisfaire.Il me fut inspiré, presque aux flancs de ma mère ;Et presque en même instant le ciel versa sur moiLa lumière du jour, et celle de la foi. Il fit qu'avec le lait, pendante à la mamelle,Je suçai des chrétiens la créance et le zèle ;Et ce zèle, avec moi, crût jusqu'à l'heureux jour,Que mes yeux, sans dessein, m'acquirent ton amour.Tu sais, s'il t'en souvient, de quelle résistance Ma mère, en cette amour, combattit ta constance ;Non qu'un si cher parti ne nous fût glorieux,Mais pour sa répugnance au culte de tes dieux ;De César toutefois, la suprême puissance,Obtint ce triste aveu de son obéissance ; Ses larmes seulement marquèrent ses douleurs,Car qu'est-ce qu'une esclave a de plus, que des pleurs ?Enfin le jour venu, que je te fus donnée,Va, me dit-elle à part, va fille infortunée,Puisqu'il plaît à César ; mais surtout souviens-toi, D'être fidèle au dieu, dont nous suivons la loi,De n'adresser qu'à lui tes voeux, ni tes prières,De renoncer au jour, plutôt qu'à ses lumières,Et détester autant les dieux de ton époux,Que ses chastes baisers te doivent être doux. Au défaut de ma voix, mes pleurs lui répondirent,Tes gens dedans ton char aussitôt me rendirent,Mais l'esprit si rempli de cette impression,Qu'à peine eus-je des yeux pour voir ta passion ;Et qu'il fallut du temps pour ranger ma franchise, Au point où ton mérite à la fin l'a soumise.L'oeil qui voit dans les coeurs clair comme dans les cieux,Sait quelle aversion j'ai depuis pour tes dieux ;Et depuis notre hymen, jamais le culte impie,(Si tu l'as observé) ne m'a coûté d'hostie ; Jamais sur leurs autels mes encens n'ont fumé ;Et lorsque je t'ai vu de fureur enflammé,Y faire tant offrir d'innocentes victimes,J'ai souhaité cent fois de mourir pour tes crimes ;Et cent fois vers le Ciel, témoin de mes douleurs, Poussé pour toi des voeux, accompagnés de pleurs. ADRIAN. Enfin je reconnais, ma chère Natalie,Que je dois mon salut au saint noeud qui nous lie ;Permets-moi toutefois de me plaindre à mon tour,Me voyant te chérir d'une si tendre amour, Y pouvais-tu répondre, et me tenir cachéeCette céleste ardeur, dont Dieu t'avais touchée ?Peux-tu, sans t'émouvoir, avoir vu ton époux,Contre tant d'innocents exercer son courroux ? NATALIE. Sans m'émouvoir, hélas ! Le ciel sait si tes armes Versaient jamais de sang, sans me tirer des larmes ;Je m'en émeus assez ; mais eussé-je espéréDe réprimer la soif d'un lion altéré ?De contenir un fleuve inondant une terre,Et d'arrêter dans l'air la chute d'un tonnerre ? J'ai failli toutefois, j'ai dû parer tes coups,Ma crainte fut coupable, autant que ton courroux ;Partageons donc la peine, aussi bien que les crimes,Si ces fers te sont dûs, ils me sont légitimes,Tous deux dignes de mort, et tous deux résolus, Puisque nous voici joints, ne nous séparons plus ;Qu'aucun temps, qu'aucun lieu, jamais ne nous divisent,Un supplice, un cachot, un juge, nous suffisent. ADRIAN. Par un ordre céleste, aux mortels inconnu,Chacun part de ce lieu, quand son temps est venu ; Suis cet ordre sacré, que rien ne doit confondre,Lorsque Dieu nous appelle, il est temps de répondre ;Ne pouvant avoir part en ce combat fameux,Si mon coeur au besoin ne répond à mes voeux ;Mérite, en m'animant, ta part de la couronne, Qu'en l'empire éternel, le martyre nous donne ;Au défaut du premier, obtiens le second rang,Acquiers par tes souhaits, ce qu'on nie à ton sang,Et dedans le péril, m'assiste en cette guerre. NATALIE. Bien donc, choisis le ciel, et me laisse la terre. Pour aider ta constance, en ce pas périlleux,Je te suivrai partout, et jusques dans les feux ;Heureuse, si la loi qui m'ordonne de vivre,Jusques au ciel enfin me permet de te suivre ;Et si de ton tyran le funeste courroux Passe jusqu'à l'épouse, ayant meurtri l'époux.Tes gens me rendront bien ce favorable office,De garder qu'à mes soins césar ne te ravisse,Sans en prendre l'heure, et m'en donner avis ;Et bientôt de mes pas, les tiens seront suivis ; Bientôt... ADRIAN. Épargne-leur cette inutile peine,Laisse m'en le souci, leur veille serait vaine ;Je ne partirai point de ce funeste lieu,Sans ton dernier baiser, et ton dernier adieu ;Laisses-en sur mon soin reposer ton attente. SCÈNE VI. Flavie, Gardes, Arian, Natalie. FLAVIE. Aux desseins importants, qui craint impatiente ;Et bien qu'obtiendront-nous ? Vos soins officieux,À votre époux aveugle, ont-ils ouvert les yeux ? NATALIE. Nul intérêt humain, nul respect ne le touche ;Quand j'ai voulu parler, il m'a fermé la bouche ; Et détestant les dieux, par un long entretien,A voulu m'engager dans le culte du sien ;Enfin, ne tentez plus un dessein impossible,Et gardez que heurtant ce coeur inaccessible,Vous ne vous y blessiez, pensant le secourir, Et ne gagniez le mal, que vous voulez guérir ;Ne veuillez point son bien à votre préjudice,Souffrez, souffrez plutôt, que l'obstiné périsse ;Rapportez à César notre inutile effort ;Et si la loi des dieux fait conclure à sa mort, Que l'effet prompt et court en suive la menace,J'implore seulement cette dernière grâce ;Si de plus doux succès n'ont suivi mon espoir,J'ai l'avantage au moins d'avoir fait mon devoir. FLAVIE. Ô vertu sans égale, et sur toutes insigne ! Ô d'une digne épouse, époux sans doute indigne !Avec quelle pitié le peut-on secourir,Si sans pitié de soi, lui-même il veut périr ? NATALIE. Allez ; n'espérez pas que ni force ni craintePuissent rien, où mes pleurs n'ont fait aucune atteinte ; Je connais trop son coeur, j'en sais la fermeté,Incapable de crainte et de légèreté ;À regret contre lui je rends ce témoignage,Mais l'intérêt du ciel à ce devoir m'engage ;Encor un coup, cruel, au nom de notre amour, Au nom saint et sacré de la céleste Cour,Reçois de ton épouse un conseil salutaire,Déteste ton erreur, rends-toi le ciel prospère ;Songe et propose-toi, que tes travaux présents,Comparés aux futurs, sont doux, ou peu cuisants ! Vois combien cette mort importe à ton estime !D'où tu sors, où tu vas, et quel objet t'anime ! ADRIAN. Mais toi, contiens ton zèle, il m'est assez connu,Et songe que ton temps n'est pas encor venu ;Que je te vais attendre à ce port désirable ; Allons, exécutez le décret favorable,Dont j'attends mon salut, plutôt que le trépas. FLAVIE, le livrant au geôlier, et s'en allant. Vous en êtes coupable, en ne l'évitant pas. SCÈNE VII. NATALIE, seule. J'ose à présent, ô Ciel, d'une vue assurée,Contempler les brillants de ta voûte azurée ; Et nier ces faux dieux, qui n'ont jamais fouléDe ce palais roulant, le lambris étoilé.À ton pouvoir, Seigneur, mon époux rend hommage ;Il professe ta foi, ses fers t'en sont un gage ;Ce redoutable fléau des dieux sur les chrétiens, Ce lion altéré du sacré sang des tiens,Qui de tant d'innocents crut la mort légitime,De ministre qu'il fut, s'offre enfin pour victime ;Et patient agneau, tend à tes ennemisUn col à ton saint joug heureusement soumis. Rompons, après sa mort, notre honteux silence ;De ce lâche respect, forçons la violence ;Et disons aux tyrans, d'une constante voix,Ce qu'à Dieu, du penser nous avons dit cent fois.Donnons air au beau feu dont notre âme est pressée ; En cette illustre ardeur, mille m'ont devancée ;D'obstacles infinis, mille ont su triompher,Cécile des tranchants, Prisque des dents de fer,Fauste des plombs bouillants, Dipne de sa Noblesse,Agathe de son sexe, Agnès de sa jeunesse, Tècle de son amant, et toutes du trépas ; Elle rentre.Et je répugnerais à marcher sur leurs pas ! SCÈNE VIII. Genest, Dioclétian, Maximin, etc. GENEST. Seigneur, le bruit confus d'une foule importune,De gens qu'à votre suite attache la fortune,Par le trouble où nous met cette incommodité, Altère les plaisirs de votre majesté,Et nos acteurs confus de ce désordre extrême... DIOCLÉTIAN se levant, avec toute la Cour. Il y faut donner ordre, et l'y porter nous-même.De vos dames, la jeune et courtoise beauté,Vous attire toujours cette importunité. ACTE IV SCÈNE PREMIÈRE. Dioclétian, Maximin, Valérie, Camille, Plancien, Gardes, descendant du théâtre. VALÉRIE, à Dioclétian. Votre ordre a mis le calme, et dedans le silenceDe ces irrévérents, contiendra l'insolence. DIOCLÉTIAN. Écoutons ; car Genest dedans cette action,Passe aux derniers efforts de sa profession. SCÈNE II. Adrian représenté par Genest, Flavie représentée par Segeste, Gardes, Dioclétian, Maximin, Valérie, Camille, Plancien, Suite de Gardes. FLAVIE. Si le ciel, Adrian, ne t'est bientôt propice, D'un infaillible pas tu cours au précipice ;J'avais vu, par l'espoir d'un proche repentir,De César irrité, le courroux s'alentir ;Mais quand il a connu nos prières, nos peines,Les larmes de ta femme, et son attente vaines ; (L'oeil ardent de colère, et le teint palissant,)Amenez (a-t-il dit d'un redoutable accent)Amenez ce perfide, en qui mes bons offices,Rencontrent aujourd'hui le plus lâche des vices ;Et que l'ingrat apprenne à quelle extrémité Peut aller la fureur d'un monarque irrité.Passant de ce discours, s'il faut dire à la rage,Il invente, il ordonne, il met tout en usage ;Et si le repentir de ton aveugle erreurN'en détourne l'effet, et n'éteint sa fureur. ADRIAN. Que tout l'effort, tout l'art, toute l'adresse humaine,S'unisse pour ma perte, et conspire à ma peine ;Celui qui d'un seul mot créa chaque élément,Leur donnant l'action, le poids, le mouvement,Et prêtant son concours à ce fameux ouvrage, Se retint le pouvoir d'en suspendre l'usage ;Le feu ne peut brûler, l'air ne saurait mouvoir,Ni l'eau ne peut couler, qu'au gré de son pouvoir ;Le fer, solide sang des veines de la terre,Et fatal instrument des fureurs de la guerre, S'émousse, s'il l'ordonne, et ne peut pénétrer,Où son pouvoir s'oppose, et lui défend d'entrer :Si César m'est cruel, il me sera prospère,C'est lui que je soutiens, c'est en lui que j'espère ;Par son soin tous les jours, la rage des tyrans, Croit faire des vaincus, et fait des conquérants. FLAVIE. Souvent en ces ardeurs la mort qu'on se propose,Ne semble qu'un ébat, qu'un souffle, qu'une rose,Mais quand ce spectre affreux sous un front inhumain,[Note : "spectre" remplace "sceptre", idem J. Sanchez.]Les tenailles, les feux, les haches à la main, Commence à nous paraître, et faire ses approches ;Pour ne s'effrayer pas, il faut être des roches ;Et notre repentir, en cette occasion,S'il n'est vain, pour le moins tourne à confusion. ADRIAN. J'ai contre les chrétiens servi longtemps vos haines, Et j'appris leur constance, en ordonnant leurs peines,Mais avant que César ait prononcé l'arrêt,Dont l'exécution me trouvera tout prêt,Souffrez que d'un adieu j'acquitte ma promesse,À la chère moitié que Dieu veut que je laisse ; Et que pour dernier fruit de notre chaste amour,Je prenne congé d'elle, en le prenant du jour. FLAVIE. Allons, la piété m'oblige à te complaire ;Mais ce retardement aigrira sa colère. ADRIAN. Le temps en sera court, devancez-moi d'un pas. FLAVIE. Marchons, le zèle ardent qui te porte au trépas,Nous est de sa personne une assez sûre garde. UN GARDE. Qui croit un prisonnier, toutefois le hasarde. ADRIAN. Mon ardeur et ma foi me gardent sûrement ;N'avancez rien qu'un pas, je ne veux qu'un moment. Ils s'en vont. SCÈNE III. ADRIAN, seul continue. Ma chère Natalie, avec quelle allégresseVerras-tu ma visite acquitter ma promesse !Combien de saints baisers ! Combien d'embrassements,Produiront de ton coeur les secrets mouvements !Prends ma sensible ardeur, prends conseil de ma flamme, Marchons assurément sur les pas d'une femme ;Ce sexe qui ferma, rouvrit depuis les Cieux ;Les fruits de la vertu sont partout précieux ;Je ne puis souhaiter de guide plus fidèle ;J'approche de la porte ; et l'on ouvre, c'est elle. SCÈNE IV. Natalie, Adrian. ADRIAN, la voulant embrasser. Enfin chère moitié... NATALIE se retirant, et lui fermant la porte. Comment, seul, et sans fers ?Est-ce là ce martyr, ce vainqueur des Enfers ?Dont l'illustre courage, et la force infinie,De ses persécuteurs, bravaient la tyrannie ? ADRIAN. Ce soupçon, ma chère âme ! NATALIE. Après ta lâcheté, Va, ne me tiens plus, traître, en cette qualité ;Du Dieu que tu trahis, je partage l'injure ;Moi l'âme d'un païen ! Moi l'âme d'un parjure !Moi l'âme d'un chrétien qui renonce à sa Loi !D'un homme enfin sans coeur, et sans âme, et sans foi ! ADRIAN. Daigne m'entendre un mot ! NATALIE. Je n'entends plus un lâche,Qui dès le premier pas chancelle, et se relâche ;Dont la seule menace ébranle la vertu,Qui met les armes bas, sans avoir combattu ;Et qui s'étant fait croire une invincible roche, Au seul bruit de l'assaut, se rend avant l'approche ;Va, perfide, aux tyrans, à qui tu t'es rendu,Demander lâchement le prix qui t'en est dû ;Que l'épargne romaine, en tes mains se desserre ;Exclus des biens du ciel, songe à ceux de la terre ; Mais parmi ses honneurs, et ses rangs superflus,Compte-moi pour un bien, qui ne t'appartient plus. ADRIAN. Je ne te veux qu'un mot ; accorde ma prière. NATALIE. Ha ! Que de ta prison n'ai-je été ta Geôlière !J'aurais souffert la mort, avant ta liberté ; Traître, qu'espères-tu de cette lâcheté ?La Cour s'en raillera, ton tyran, quoi qu'il die,Ne saurait en son coeur priser ta perfidie ;Les martyrs animés d'une sainte fureur,En rougiront de honte, et frémiront d'horreur ; Contre toi dans le Ciel, Christ arme sa justice ;Les ministres d'Enfer préparent ton supplice ;Et tu viens, rejeté de la terre et des cieuxPour me perdre avec toi, chercher grâce en ces lieux ? Elle sort furieuse, et dit en s'en allant.Que ferai-je, ô Seigneur ! Puis-je souffrir sans peine L'ennemi de ta gloire, et l'objet de ta haine !Puis-je vivre, et me voir en ce confus état,De la soeur d'un martyr, femme d'un apostat ?D'un ennemi de Dieu, d'un lâche, d'un infâme ? ADRIAN. Je te vais détromper, où cours-tu ma chère âme ? NATALIE. Ravir dans ta prison, d'une mâle vigueur,La palme qu'aujourd'hui tu perds, faute de coeur ;Y joindre les martyrs, et d'une sainte audace,Remplir chez eux ton rang, et combattre en ta place ;Y cueillir des lauriers, dont Dieu t'eût couronné ; Et prendre au ciel le lieu qui t'était destiné. ADRIAN. Pour quelle défiance altères-tu ma gloire ?Dieu toujours en mon coeur conserve sa victoire ;Il a reçu ma foi, rien ne peut l'ébranler,Et je cours au trépas, bien loin d'en reculer ; Seul, sans fers, mais armé d'un invincible zèle,Je me rends au combat où l'Empereur m'appelle ;Mes gardes vont devant, et je passe en ce lieuPour te tenir parole, et pour te dire adieu ;M'avoir ôté mes fers, n'est qu'une vaine adresse Pour me les faire craindre, et tenter ma faiblesse ;Et moi, pour tout effet de ce soulagement,J'attends le seul bonheur de ton embrassement.Adieu, ma chère soeur, illustre et digne femme,Je vais par un chemin d'épines et de flamme ; Mais qu'auparavant moi, Dieu lui-même a battu,Te retenir un lieu, digne de ta vertu.Adieu, quand mes Bourreaux exerceront leur rage,Implore-moi du ciel, la grâce et le courage,De vaincre la nature en cet heureux malheur, Avec une constance égale à ma douleur. NATALIE, l'embrassant. Pardonne à mon ardeur, cher et généreux frère,L'injuste impression d'un soupçon téméraire,Qu'en l'apparent état de cette liberté,Sans gardes et sans fers, tu m'avais suscité : Va ne relâche rien de cette sainte audace,Qui te fait des tyrans mépriser la menace ;Quoiqu'un grand t'entreprenne, un plus grand est pour toi ;Un Dieu te soutiendra, si tu soutiens sa foi.Cours, généreux athlète, en l'illustre carrière, Où de la nuit du monde, on passe à la lumière ;Cours, puisqu'un Dieu t'appelle aux pieds de son autel,Dépouiller, sans regret, l'homme infirme et mortel ;N'épargne point ton sang en cette sainte guerre ;Prodigues-y ton corps, rends la terre à la terre ; Et redonne à ton Dieu, qui sera ton appui,La part qu'il te demande, et que tu tiens de lui ;Fuis sans regret le monde, et ses fausses délices,Où les plus innocents, ne sont point sans supplices,Dont le plus ferme état est toujours inconstant, Dont l'être, et le non-être, ont presque un même instant ;Et pour qui toutefois, la nature aveuglée,Inspire à ses enfants une ardeur déréglée,Qui les fait si souvent, au péril du trépas,Suivre la vanité de ses trompeurs appas. Ce qu'un siècle y produit, un moment le consomme ;Porte les yeux plus haut, Adrian, parais homme ;Combats, souffre, et t'acquiers, en mourant en chrétien,Par un moment de mal, l'éternité d'un bien. ADRIAN. Adieu, je cours, je vole au bonheur qui m'arrive. L'effet en est trop lent, l'heure en est trop tardive ;L'ennui seul que j'emporte, ô généreuse soeur,Et qui de mon attente, altère la douceur ;Est, que la loi contraire au Dieu que je professe,Te prive par ma mort, du bien que je te laisse, Et l'acquérant au fisc, ôte à ton noble sang,Le soutien de sa gloire, et l'appui de son rang. NATALIE. Quoi, le vol que tu prends vers les célestes plaines,Souffre encor tes regards sur les choses humaines ?Si dépouillé du monde, et si prêt d'en partir, Tu peux parler en homme, et non pas en martyr ?Qu'un si faible intérêt ne te soit point sensible,Tiens au ciel, tiens à Dieu, d'une force invincible ;Conserve-moi ta gloire, et je me puis vanterD'un trésor précieux, que rien ne peut m'ôter. Une femme possède une richesse extrême,Qui possède un époux, possesseur de Dieu même ;Toi, qui de ta doctrine assiste les chrétiens,Approche, cher Anthyme, et joins tes voeux aux miens. SCÈNE V. Anthyme, Adrian, Natalie. ANTHYME. Un bruit qui par la ville a frappé mon oreille, De ta conversion m'apprenant la merveille,Et le noble mépris que tu fais de tes jours,M'amène à ton combat, plutôt qu'à ton secours ;Je sais combien César t'est un faible adversaire,Je sais ce qu'un chrétien sait et souffrir et faire ; Et je sais que jamais pour la peur du trépas,Un coeur touché du Christ, n'a rebroussé ses pas.Va donc, heureux ami, va présenter ta tête,Moins au coup qui t'attend, qu'au laurier qu'on t'apprête ;Va, de tes saints propos éclore les effets, De tous les choeurs des cieux, va remplir les souhaits ;Et vous, hôtes du Ciel, saintes légions d'anges,Qui du nom trois fois saint, célébrez les louanges,Sans interruption de vos sacrés concerts,À son aveuglement, tenez les cieux ouverts. ADRIAN. Mes voeux arriveront à leur comble suprême,Si lavant mes péchés de l'eau du saint baptême,Tu m'enrôles au rang de tant d'heureux soldats,Qui sous même étendard ont rendu des combats ;Confirme, cher Anthyme, avec cette eau sacrée, Par qui presque en tous lieux la croix est arborée,En ce fragile sein, le projet glorieux,De combattre la terre, et conquérir les cieux... ANTHYME. Sans besoin, Adrian, de cette eau salutaire,Ton sang t'imprimera ce sacré caractère ; Conserve seulement une invincible foi ;Et combattant pour Dieu, Dieu combattra pour toi. ADRIAN regardant le Ciel, et rêvant un peu longtemps, dit enfin. Ha, Lentule ! En l'ardeur dont mon âme est pressée,Il faut lever le masque, et t'ouvrir ma pensée ;Le Dieu que j'ai haï, m'inspire son amour, Adrian a parlé, Genest parle à son tour !Ce n'est plus Adrian, c'est Genest qui respire,La grâce du baptême, et l'honneur du martyre ; Regardant au ciel d'où l'on jette quelques flammes.Mais Christ n'a point commis à vos profanes mains,Ce sceau mystérieux, dont il marque ses saints ; Un ministre céleste, avec une eau sacrée,Pour laver mes forfaits, fend la voûte azurée ;Sa clarté m'environne, et l'air de toutes parts,Résonne de concerts, et brille à mes regards ; Il monte deux ou trois marches, et passe derrière la tapisserie. Descends, céleste acteur ; tu m'attends ! Tu m'appelles ! Attends, mon zèle ardent me fournira des ailes ;Du Dieu qui t'a commis, dépars-moi les bontés. MARCELE, qui représentait Natalie. Ma réplique a manqué, ces vers sont ajoutés. LENTULE, qui faisait Anthyme. Il les fait sur le champ ; et sans suivre l'histoire,Croit couvrir en rentrant son défaut de mémoire. DIOCLÉTIAN. Voyez avec quel art, Genest sait aujourd'hui,Passer de la figure, aux sentiments d'autrui. VALÉRIE. Pour tromper l'auditeur, abuser l'acteur même,De son métier, sans doute, est l'adresse suprême. SCÈNE VI. Flavie, Gardes, Marcelle, Lentule, Dioclétian, etc... FLAVIE. Ce moment dure trop, trouvons-le promptement ; César nous voudra mal de ce retardement ;Je sais sa violence, et redoute sa haine. Uu SOLDAT. Ceux qu'on mande à la mort, ne marchent pas sans peine. MARCELE. Cet homme si célèbre en sa profession,Genest, que vous cherchez, a troublé l'action ; Et confus qu'il s'est vu, nous a quitté la place. FLAVIE, qui est Sergeste. Le plus heureux, parfois, tombe en cette disgrâce ;L'ardeur de réussir, le doit faire excuser. CAMILLE, riant à Valérie. Comme son art, Madame, a su les abuser ! SCÈNE VII. Genest, Sergeste, Lentule, Marcele, Gardes, Dioclétian, Valérie, etc.. GENEST regardant le ciel, le chapeau à la main. Suprême Majesté, qui jettes dans les âmes, Avec deux gouttes d'eau, de si sensibles flammes !Achève tes bontés, représente avec moi,Les saints progrès des coeurs convertis à ta foi !Faisons voir dans l'amour, dont le feu nous consomme,Toi le pouvoir d'un dieu, moi le devoir d'un homme ; Toi l'accueil d'un vainqueur, sensible au repentir,Et moi, Seigneur, la force et l'ardeur d'un martyr. MAXIMIN. Il feint comme animé des grâces du baptême. VALÉRIE. Sa feinte passerait pour la vérité même. PLANCIEN. Certes, ou ce spectacle est une vérité, Ou jamais rien de faux ne fut mieux imité. GENEST. Et vous, chers compagnons de la basse fortune,Qui m'a rendu la vie avecque vous commune ;Marcele, et vous Sergeste, avec qui tant de fois,J'ai du dieu des chrétiens scandalisé les lois ; Si je puis vous prescrire un avis salutaire,Cruels, adorez-en jusqu'au moindre mystère,Et cessez d'attacher avec de nouveaux clous,Un dieu, qui sur la croix daigne mourir pour vous,Mon coeur illuminé d'une grâce céleste... MARCELE. Il ne dit pas un mot du couplet qui lui reste. SERGESTE. Comment, se préparant avecque tant de soin... LENTULE, regardant derrière la tapisserie. Holà, qui tient la pièce ? GENEST. Il n'en est plus besoin.Dedans cette action, où le ciel s'intéresse,Un ange tient la pièce, un ange me r'adresse ; Un ange par son ordre, a comblé mes souhaits,Et de l'eau du baptême, effacé mes forfaits ;Ce monde périssable, et sa gloire frivole,Est une comédie où j'ignorais mon rôle ;J'ignorais de quel feu mon coeur devait brûler, Le démon me dictait, quand Dieu voulait parler ;Mais depuis que le soin d'un esprit angélique,Me conduit, me r'adresse, et m'apprend ma réplique,J'ai corrigé mon rôle, et le démon confus,M'en voyant mieux instruit, ne me suggère plus ; J'ai pleuré mes péchés, le ciel a vu mes larmes,Dedans cette action, il a trouvé des charmes,M'a départi sa grâce, est mon approbateur,Me propose des prix, et m'a fait son acteur. LENTULE. Quoi qu'il manque au sujet, jamais il ne hésite. [Note : Au vers 1315, la négation est marquée "ne" pour faire l'alexandrin.] GENEST. Dieu m'apprend sur le champ, ce que je vous récite ;Et vous m'entendez mal, si dans cette action,Mon rôle passe encor pour une fiction. DIOCLÉTIAN. Votre désordre, enfin, force ma patience ;Songez-vous que ce jeu se passe en ma présence ? Et puis-je rien comprendre au trouble où je vous vois ? GENEST. Excusez-les, Seigneur, la faute en est à moi,Mais mon salut dépend de cet illustre crime ;Ce n'est plus Adrian, c'est Genest qui s'exprime ;Ce jeu n'est plus un jeu, mais une vérité, Où par mon action je suis représenté,Où moi-même l'objet et l'acteur de moi-même,Purgé de mes forfaits par l'eau du saint baptême,Qu'une céleste main m'a daigné conférer,Je professe une loi, que je dois déclarer. Écoutez donc, Césars, et vous troupes romaines,La gloire et la terreur des puissances humaines,Mais faibles ennemis d'un pouvoir souverain,Qui foule aux pieds l'orgueil et le sceptre romain ;Aveuglé de l'erreur dont l'enfer vous infecte, Comme vous, des chrétiens j'ai détesté la secte ;Et (si peu que mon art pouvait exécuter)Tout mon heur consistait à les persécuter ;Pour les fuir, et chez vous suivre l'idolâtrie,J'ai laissé mes parents, j'ai quitté ma patrie ; Et fait choix à dessein d'un art peu glorieux,Pour mieux les diffamer, et les rendre odieux ;Mais par une bonté qui n'a point de pareille,Et par une incroyable et soudaine merveille,Dont le pouvoir d'un dieu, peut seul être l'auteur, Je deviens leur rival de leur persécuteur ;Et soumets à la loi que j'ai tant réprouvée,Une âme heureusement de tant d'écueils sauvée ;Au milieu de l'orage, où m'exposait le sort,Un ange par la main, m'a conduit dans le port ; M'a fait sur un papier voir mes fautes passées,Par l'eau qu'il me versait, à l'instant effacées ;Et cette salutaire et céleste liqueur,Loin de me refroidir, m'a consommé le coeur ;Je renonce à la haine, et déteste l'envie, Qui m'a fait des chrétiens, persécuter la vie ;Leur créance est ma foi, leur espoir est le mien,C'est leur dieu que j'adore, enfin je suis chrétien ;Quelque effort qui s'oppose, en l'ardeur qui m'enflamme,Les intérêts du corps, cèdent à ceux de l'âme ; Déployez vos rigueurs, brûlez, coupez, tranchez,Mes maux seront encor moindres que mes péchés ;Je sais de quel repos cette peine est suivie,Et ne crains point la mort, qui conduit à la vie ;J'ai souhaité longtemps d'agréer à vos yeux, Aujourd'hui je veux plaire à l'empereur des cieux ;Je vous ai divertis, j'ai chanté vos louanges,Il est temps maintenant de réjouir les anges ;Il est temps de prétendre à des prix immortels,Il est temps de passer du théâtre aux autels ; Si je l'ai mérité, qu'on me mène au martyre ;Mon rôle est achevé, je n'ai plus rien à dire. DIOCLÉTIAN. Ta feinte passe enfin pour importunité. GENEST. Elle vous doit passer pour une vérité ? VALÉRIE. Parle-t-il de bon sens ? MAXIMIN. Croirai-je mes oreilles ! GENEST. Le bras qui m'a touché, fait bien d'autres merveilles. DIOCLÉTIAN. Quoi, tu renonces, traître, au culte de nos dieux ! GENEST. Et les tiens aussi faux, qu'ils me sont odieux.Sept d'entre eux, ne font plus que des lumières sombres,Dont la faible clarté perce à peine les ombres ; (Quoiqu'ils trompent encor votre crédulité,)Et des autres, le nom à peine en est resté. DIOCLÉTIAN, se levant. Ô blasphème exécrable ! Ô sacrilège impie,Et dont nous répondrons, si son sang ne l'expie !Préfet, prenez ce soin, et de cet insolent ; Plancien se lève.Fermez les actions par un geste sanglant ;Qui des dieux irrités satisfasse la haine,Qui vécut au théâtre, expire sur la scène ;Et si quelque autre atteint du même aveuglement,A part à son forfait, qu'il l'ait en son tourment. MARCELE, à genoux. Si la pitié, Seigneur. DIOCLÉTIAN. La piété plus forte,Réprimera l'audace où son erreur l'emporte. PLANCIEN. Repassant cette erreur d'un esprit plus remis... Dioclétian, sort avec toute la Cour. DIOCLÉTIAN. Acquittez-vous du soin que je vous ai commis. CAMILLE. Simple, ainsi de César tu méprises la grâce ! GENEST. J'acquiers celle de dieu. SCÈNE VIII. Octave, Le Décorateur, Marcele, Plancien, Gardes. OCTAVE. Quel mystère se passe ? MARCELE. L'Empereur abandonne aux rigueurs de la loi,Genest, qui des chrétiens a professé la foi. OCTAVE. Nos prières, peut-être. MARCELE. Elles ont été vaines ! PLANCIEN. Gardes ? Un GARDE. Seigneur ? PLANCIEN. Menez Genest, chargé de chaînes, Dans le fond d'un cachot attendre son arrêt. On le descend du théâtre. GENEST. Je te rends grâce, ô Ciel ! Allons, me voilà prêt ;Les anges quelque jour, des fers que tu m'ordonnes,Dans ce palais d'azur, me feront des Couronnes. SCÈNE IX. Plancien, Marcele, Octave, Sergeste, Lentule, Albin, Gardes, Décorateur, et autres assistants. PLANCIEN, assis. Son audace est coupable, autant que son erreur, D'en oser faire gloire, aux yeux de l'Empereur ;Et vous, qui sous même art courrez même fortune,Sa foi, comme son art, vous est-elle commune ?Et comme un mal, souvent, devient contagieux ? MARCELE. Le Ciel m'en garde, hélas ! OCTAVE. M'en préservent les dieux ! SERGESTE. Que plutôt mille morts ! LENTULE. Que plutôt mille flammes ! PLANCIEN, à Marcele. Que représentiez-vous ? MARCELE. Vous l'avez vu ; les femmes ;Si selon le sujet, quelque déguisement,Ne m'obligeait parfois au travestissement. PLANCIEN, à Octave. Et vous ? OCTAVE. Parfois les rois, et parfois les esclaves. PLANCIEN, à Sergeste. Vous ? SERGESTE. Les extravagants, les furieux, les braves. PLANCIEN, à Lentule. Ce vieillard ? LENTULE. Les docteurs, sans lettres ni sans lois,Parfois les confidents, et les traîtres parfois. PLANCIEN, à Albin. Et toi ? ALBIN Garde. Les assistants. PLANCIEN se levant. Leur franchise ingénue,En leur naïveté, se produit assez nue ; Je plains votre malheur ; mais l'intérêt des dieux,À tout respect humain, nous doit fermer les yeux ;À des crimes, parfois, la grâce est légitime,Mais à ceux de ce genre, elle serait un crime ;Et si Genest persiste en son aveuglement, C'est lui qui veut sa mort, et rend son jugement ;Voyez-le toutefois, et si ce bon officeLe peut rendre lui-même à lui-même propice,Croyez qu'avec plaisir je verrai refleurir,Les membres ralliés d'un corps prêt à périr. ACTE V SCÈNE PREMIÈRE. Genest seul dans sa prison, avec des fers. GENEST. Par quelle divine aventure,Sensible et sainte volupté,Essai de la gloire future,Incroyable félicité ;Par quelles bontés souveraines, Pour confirmer nos saints propos,Et nous conserver le repos,Sous le lourd fardeau de nos chaînes,Descends-tu des célestes plaines,Dedans l'horreur de nos cachots ? Ô fausse volupté du monde,Vaine promesse d'un trompeur !Ta bonace la plus profonde,N'est jamais sans quelque vapeur ;Et mon Dieu, dans la peine même, Qu'il veut que l'on souffre pour lui,Quand il daigne être notre appui,Et qu'il reconnaît que l'on l'aime,Influe une douceur extrême,Sans mélange d'aucun ennui. Pour lui la mort est salutaire ;Et par cet acte de valeur,On fait un bonheur volontaire,D'un inévitable malheur ;Nos jours n'ont pas une heure sûre, Chaque instant use leur flambeau,Chaque pas nous mène au tombeau ;Et l'art imitant la nature,Bâtit d'une même figure,Notre bière, et notre berceau. Mourrons donc, la cause y convie ;Il doit être doux de mourir,Quand se dépouiller de la vie,Est travailler, pour l'acquérir ;Puisque la célèbre lumière Ne se trouve qu'en la quittant,Et qu'on ne vainc qu'en combattant ;D'une vigueur mâle et guerrière,Courons au bout de la carrière,Où la couronne nous attend. SCÈNE II. Marcele, Le Geôlier, Genest. LE GEÔLIER, à Marcele. Entrez. MARCELE. Et bien, Genest, cette ardeur insensée,Te dure-t-elle encore, ou t'est-elle passée ?Si tu ne fais pour toi, si le jour ne t'est cher,Si ton propre intérêt ne te saurait toucher ;Nous osons espérer, que le nôtre possible, En cette extrémité, te sera plus sensible,Que t'étant si cruel, tu nous seras plus doux,Et qu'obstiné pour toi, tu fléchiras pour nous.Si tu nous dois chérir, c'est en cette occurrence,Car séparés de toi, quelle est notre espérance ? Par quel sort pouvons-nous survivre ton trépas ?Et que peut plus un corps, dont le chef est à bas ?Ce n'est que de tes jours, que dépend notre vie,Nous mourrons tous du coup qui te l'aura ravie ;Tu seras seul coupable ; et nous tous en effet, Serons punis d'un mal, que nous n'aurons point fait. GENEST. Si d'un heureux avis, vos esprits sont capables,Partagez ce forfait, rendez-vous en coupables ;Et vous reconnaîtrez, s'il est un heur plus doux,Que la mort, qu'en effet je vous souhaite à tous. Vous mourriez pour un dieu, dont la bonté suprême ;Vous faisant en mourant détruire la mort même,Ferait l'éternité, le prix de ce moment,Que j'appelle une grâce, et vous un châtiment. MARCELE. Ô ridicule erreur ! De vanter la puissance D'un Dieu, qui donne aux siens la mort pour récompense !D'un imposteur, d'un fourbe, et d'un crucifié !Qui l'a mis dans le ciel ? Qui l'a déifié ?Un nombre d'ignorants, et de gens inutiles ?De malheureux, la lie et l'opprobre des villes ? De femmes et d'enfants, dont la crédulité,S'est forgée à plaisir une divinité ?De gens, qui dépourvus des biens de le fortune,Trouve dans leur malheur la lumière importune,Sous le nom des chrétiens, font gloire du trépas, Et du mépris des biens, qu'ils ne possèdent pas ?Perdent l'ambition, en perdant l'espérance,Et souffrent tous du sort, avec indifférence !De là naît le désordre épars en tant de lieux,De là naît le mépris, et des rois et des dieux, Que césar irrité, réprime avec justice,Et qu'il ne peut punir d'un trop rude supplice ;Si je t'ose parler d'un esprit ingénu,Et si le tien, Genest, ne m'est point inconnu ;D'un abus si grossier, tes gens sont incapables, Tu te ris du vulgaire, et lui laisses ses fables ;Et pour quelque sujet, mais qui nous est caché,À ce culte nouveau, tu te feins attaché ;Peut-être que tu plains ta jeunesse passée,Par une ingrate Cour, si mal récompensée ; Si César en effet était plus généreux,Tu l'as assez suivi, pour être plus heureux ;Mais dans toutes les cours cette plainte est commune,Le mérite bien tard y trouve la fortune,Les rois ont ce penser inique et rigoureux, Que sans nous rien devoir, nous devons tout pour eux ;Et que nos voeux, nos soins, nos loisirs, nos personnes,Sont de légers tributs, qui suivent leurs couronnes.Notre métier surtout, quoique tant admiré,Est l'art où le mérite est moins considéré. Mais peut-on qu'en souffrant, vaincre un mal sans remède ?Qui se sait modérer, s'il veut tout lui succède ;Pour obtenir nos fins, n'aspirons point si haut,À qui le désir manque, aucun bien ne défaut ;Si de quelque besoin ta vie est traversée, Ne nous épargne point, ouvre-nous ta pensée ;Parle, demande, ordonne, et tous nos biens sont tiens ;Mais quel secours, hélas ! Attends-tu des chrétiens ?Le rigoureux trépas, dont César te menace ?Et notre inévitable et commune disgrâce ? GENEST. Marcele, (avec regret) j'espère vainementDe répandre le jour sur votre aveuglement ;Puisque vous me croyez l'âme assez ravalée,(Dans les biens infinis dont le ciel l'a comblée,)Pour tendre à d'autres biens, et pour s'embarrasser, D'un si peu raisonnable et si lâche penser.Non, Marcele, notre art n'est pas d'une importance,À m'en être promis beaucoup de récompense ;La faveur d'avoir eu des Césars pour témoins,M'a trop acquis de gloire, et trop payé mes soins ; Nos voeux, nos passions, nos veilles et nos peines,Et tout le sang enfin qui coule de nos veines,Sont pour eux des tributs de devoir et d'amour,Où le ciel nous oblige, en nous donnant le jour ;Comme aussi j'ai toujours, depuis que je respire, Fait des voeux pour leur gloire et pour l'heur de l'Empire ;Mais où je vois s'agir de l'intérêt d'un Dieu.Bien plus grand dans le ciel, qu'ils ne sont en ce lieu ;De tous les empereurs, l'Empereur et le Maître,Qui seul me peut sauver, comme il m'a donné l'être ; Je soumets justement leur trône à ses autels,Et contre son honneur, ne dois rien aux mortels.Si mépriser leurs dieux, est leur être rebelle,Croyez avec raison je leur suis infidèle ;Et que loin d'excuser cette infidélité, C'est un crime innocent dont je fais vanité.Vous verrez si ces dieux de métal et de pierre,Seront puissants au ciel, comme on les croit en terre ;Et s'ils vous sauveront de la juste fureur,D'un dieu, dont la créance y passe pour erreur. Et lors ces malheureux, ces opprobres des villes,Ces femmes, ces enfants, et ces gens inutiles,Les sectateurs enfin de ce crucifié,Vous diront si sans cause ils l'ont déifié.Ta grâce peut, Seigneur, détourner ce présage ! Mais hélas ! Tous l'ayant, tous n'en ont pas l'usage ;De tant de conviés, bien peu suivent tes pas,Et pour être appelés, tous ne répondent pas. MARCELE. Cruel, puisqu'à ce point cette erreur te possède,Que ton aveuglement est un mal sans remède ; Trompant au moins César, apaise son courroux ;Et si ce n'est pour toi, conserve-toi pour nous ;Sur la foi d'un dieu, fondant ton espérance,À celle de nos dieux, donne au moins l'apparence ;Et sinon sous un coeur, sous un front plus soumis, Obtiens pour nous ta grâce, et vis pour tes amis. GENEST. Notre foi n'admet point cet acte de faiblesse ;Je la dois publier, puisque je la professe,Puis-je désavouer le maître que je suis ?Aussi bien que nos coeurs, nos bouches sont à lui. Les plus cruels tourments n'ont point de violence,Qui puisse m'obliger à ce honteux silence.Pourrais-je encor, hélas, après la libertéDont cette ingrate voix l'a tant persécuté,Et dont j'ai fait un dieu, le jouet d'un théâtre, Aux oreilles d'un prince, et d'un peuple idolâtre,D'un silence coupable, aussi bien que la voix,Devant ses ennemis, méconnaître ses lois ! MARCELE. César n'obtenant rien, ta mort sera cruelle. GENEST. Mes tourments seront courts, et ma gloire éternelle. MARCELE. Quand la flamme et le fer paraîtront à tes yeux. GENEST. M'ouvrant la sépulture, ils m'ouvriront les cieux. MARCELE. Ô dur courage d'homme ! GENEST. Ô faible coeur de femme ! MARCELE. Cruel, sauve tes jours ! GENEST. Lâche, sauve ton âme ! MARCELE. Une erreur, un caprice, une légèreté, Au plus beau de tes ans, te coûter la clarté ! GENEST. J'aurai bien peu vécu, si l'âge se mesure,Au seul nombre des ans, prescrits par la nature ;Mais l'âme qu'au martyre un tyran nous ravit,Au séjour de la gloire, à jamais se survit. Se plaindre de mourir, c'est se plaindre d'être homme,Chaque jour le détruit, chaque instant le consomme,Au moment qu'il arrive, il part pour le retour,Et commence de perdre, en recevant le jour. MARCELE. Ainsi rien ne te touche, et tu nous abandonnes. GENEST. Ainsi je quitterais un trône et des couronnes ;Toute perte est légère, à qui s'acquiert un dieu. SCÈNE III. Le Geôlier, Marcele, Genest. LE GEÔLIER. Le préfet vous demande. MARCELE. Adieu cruel. GENEST. Adieu. SCÈNE IV. Le Geôlier, Genest. LE GEÔLIER. Si bientôt à nos dieux vous ne rendez hommage,Vous vous acquittez mal de votre personnage ; Et je crains en cet acte un tragique succès. GENEST. Un favorable juge assiste à mon procès ;Sur ses soins éternels, mon esprit se repose ;Je m'assure sur lui du succès de ma cause ; Il s'en va avec le geôlier.De mes chaînes par lui je serai déchargé, Et par lui-même un jour, César sera jugé. SCÈNE V. Dioclétian, Maximain, Suite de Gardes. DIOCLÉTIAN. Puisse par cet hymen, votre couche féconde,Jusques aux derniers temps, donner des rois au monde ;Et par leurs actions, ces surgeons glorieux,Mériter comme vous, un rang entre les dieux ! En ce commun bonheur, l'allégresse commune,Marque votre vertu, plus que votre fortune ;Et fait voir qu'en l'honneur que je vous ai rendu,Je vous ai moins payé, qu'il ne vous était dû.Les dieux, premiers auteurs des fortunes des hommes, Qui dedans nos États, nous font ce que nous sommes ;Et dont le plus grand roi, n'est qu'un simple sujet,Y doivent être aussi notre premier objet ;Et sachant qu'en effet ils nous ont mis sur terre,Pour conserver leurs droits, pour régir leurs tonnerres, Et pour laisser enfin leur vengeance en nos mains,Nous devons sous leurs lois, contenir les humains ;Et notre autorité, qu'ils veulent qu'on révère,À maintenir la leur, n'est jamais trop sévère ;J'espérais cet effet, et que dans ce trépas, Du reste des chrétiens, r'adresseraient les pas :Mais j'ai beau leur offrir de sanglantes hosties,Et laver leurs Autels du sang de ces impies ;En vain j'en ai voulu purger ces régions,J'en vois du sang d'un seul, naître des légions ; Mon soin nuit plus aux Dieux, qu'il ne leur est utile,Un ennemi défait, leur en reproduit mille ;Et le caprice est tel, de ces extravagants,Que la mort les anime, et les rend arrogants.Genest, dont cette secte aussi folle que vaine, A si longtemps été la risée et la haine,Embrasse enfin leur loi contre celle des dieux,Et l'ose insolemment professer à nos yeux ;Outre l'impiété, ce mépris manifeste,Mêle notre intérêt à l'intérêt céleste ; En ce double attentat, que sa mort doit purger,Nous avons, et les dieux, et nous-même à venger. MAXIMIN. Je crois que le préfet, commis à cet office,S'attend aussi d'en faire un public sacrifice ;D'exécuter votre ordre ; et de cet insolent, Donner ce soir au peuple un spectacle sanglant ;Si déjà sur le bois d'un théâtre funeste,Il n'a représenté l'action qui lui reste. SCÈNE VI. Valérie, Camille, Marcele Comédien, Octave Com., Sergeste Comédien, Lentule Comédien, Albin, Dioclétian, Maximin, Suite de Gardes. Tous les Comédiens se mettent à genoux. VALÉRIE, à Dioclétian. Si quand pour moi le ciel épuise ses bienfaits,Quand son oeil provident, rit à tous nos souhaits ; J'ose encor espérer que dans cette allégresse,Vous souffriez à mon sexe un acte de faiblesse ;Permettez-moi, Seigneur, de rendre à vos genoux, L'Empereur les fait lever.Ces gens, qu'en Genest seul vous sacrifiez tous ;Tous ont aversion pour la loi qu'il embrasse, Tous savent que son crime est indigne de grâce ;Mais il est à leur vie, un si puissant secours,Qu'ils la perdront du coup qui tranchera ses jours ;M'exauçant, de leur chef vous détournez vos armes ;Je n'ai pu dénier cet office à leurs larmes ; Où je n'ose insister, si ma témérité,Demande une injustice à votre majesté. DIOCLÉTIAN. Je sais que la pitié, plutôt que l'injustice,Vous a fait embrasser ce pitoyable office,Et dans tout coeur bien né, tient la compassion, Pour les ennemis même, une juste action ;Mais où l'irrévérence et l'orgueil manifeste,Joint l'intérêt d'État, à l'intérêt céleste,Le plaindre, est (au mépris de notre autorité)Exercer la pitié contre la piété. C'est d'un bras qui l'irrite, arrêter la tempêteQue son propre dessein attire sur sa tête ;Et d'un soin importun, arracher de sa main,Le couteau, dont lui-même il se perce le sein. MARCELE. Ha ! Seigneur, il est vrai ; mais de cette tempête, Le coup frappe sur nous, s'il tombe sur sa tête ;Et le couteau fatal, que l'on laisse en sa main,Nous assassine tous, en lui perçant le sein. OCTAVE. Si la grâce, Seigneur, n'est due à son offense,Quelque compassion l'est à notre innocence. FLAVIE. Le fer, qui de ses ans doit terminer le cours,Retranche vos plaisirs, en retranchant ses jours. DIOCLÉTIAN. [Note : Nous suivons J. Sanhez en insérant "Dioclétian" comme locuteur.]Je connais son mérite, et plains votre infortune ;Mais outre que l'injure, avec les dieux commune,Intéresse l'État à punir son erreur ; J'ai pour toute sa secte une si forte horreur,Que je tiens tous les maux qu'ont soufferts ses complices,Ou qu'ils doivent souffrir pour de trop doux supplices ;En faveur toutefois de l'hymen fortuné,Par qui tant de bonheur, à Rome est destiné ; Si par son repentir, favorable à soi-même,De sa voix sacrilège, il purge le blasphème,Et reconnaît les dieux, auteurs de l'univers,Les bras de ma pitié vous sont encor ouverts ;Mais voici le préfet, je crains que son supplice, N'ait prévenu l'effet de votre bon office. SCÈNE VII. Plancien, Dioclétian, Maximin, Valérie, Camille, Marcele, Octave, etc... PLANCIEN. Par votre ordre, Seigneur, ce glorieux acteur,Des plus fameux héros, fameux imitateur,Du théâtre romain, la splendeur et la gloire,Mais si mauvais acteur dedans sa propre histoire, Plus entier que jamais en son impiété,Et par tous mes efforts en vain sollicité,A du courroux des dieux, contre sa perfidie,Par un acte sanglant, fermé la tragédie. MARCELE, pleurant. Que nous achèverons, par la fin de nos jours. OCTAVE. Ô fatale nouvelle ! SERGESTE. Ô funeste discours ! PLANCIEN. J'ai joint à la douceur, aux offres, aux prières,À si peu que les dieux m'ont donné de lumières,(Voyant que je tentais d'inutiles efforts)Tout l'art, dont la rigueur peut tourmenter les corps ; Mais ni les chevalets, ni les lames flambantes,Ni les ongles de fer, ni les torches ardentes,N'ont, contre ce rocher, été qu'un doux zéphyr,Et n'ont pu de son sein arracher un soupir ;Sa force, en ce tourment, a paru plus qu'humaine, Nous souffrions plus que lui, par l'horreur de sa peine ;Et nos coeurs détestant ses sentiments chrétiens,Nos yeux ont malgré nous fait l'office des siens ;Voyant la force enfin, comme l'adresse vaine,J'ai mis la tragédie, à sa dernière scène ; Et fait, avec sa tête, ensemble séparer,Le cher nom de son dieu, qu'il voulait proférer. DIOCLÉTIAN s'en allant. Ainsi reçoive un prompt et sévère supplice,Quiconque ose des dieux irriter la justice. VALÉRIE, à Marcelle. Ils s'en vont tous pleurant.Vous voyez de quel soin je vous prêtais les mains ; Mais sa grâce n'est plus au pouvoir des humains. MAXIMIN, emmenant Valérie. Ne plaignez point, Madame, un malheur volontaire,Puisqu'il l'a pu franchir, et s'être salutaire ;Et qu'il a bien voulu, par son impiété,D'une feinte, en mourant, faire une vérité. ==================================================