******************************************************** DC.Title = LA MORT DE BUCÉPHALE EN UN ACTE EN VERS DC.Author = ROUSSEAU, Pierre DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Parodie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 22/06/2022 à 06:08:55. DC.Coverage = Pakistan DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/ROUSSEAUP_MORTDEBUCEPHALE.xml DC.Source = http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5455378w DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LA MORT DE BUCÉPHALE EN UN ACTE EN VERS NOUVELLE ÉDITION M. DCC. XLIX. Avec Approbation et Permission. À PARIS, Chez CAILLEAU, Libraire, rue Saint-Jacques, au-dessus de la rue des Mathurins, à Saint-André. Représentée pour la première fois au théâtre de Compiègne en 1748. AVIS AU PUBLIC On a contrefait en plusieurs endroits et principalement à Lyon, la première édition de La Mort de Bucéphale mais toutes ces éditions font imparfaites, vicieuses et tronquées celle-ci est la plus;complette ôc la plus soignée. PRÉFACE. Quelques recherches qu'on ait fait chez les Anciens, pour avoir une connaissance parfaite des moeurs des chevaux qui vivaient du temps d'Alexandre, on n'a rien trouvé qui pût servir à établir le caractère de Bucéphale. On ne sait s'il était hongre ou entier ; il y a apparence qu'il était plutôt l'un que l'autre ; Car suivant Quinte-Curce, Liv. I. il était un peu féroce. On serait de mauvaise humeur à moins. Dans l'incertitude, on a mieux aimé se passer du personnage essentiel, que de s'écarter de la belle nature. Tant pis s'écriera peut-être quelque mauvais plaisant ; on se serait battu pour jouer ce rôle. Oh Messieurs les Zoiles, contentez-vous de crier au vol, au meurtre. On a pillé des vers des meilleurs auteurs ; mais ils viennent si naturellement au sujet, qu'on les aurait trouvés comme eux. Pourquoi se sont-ils tant pressés de les faire ? On s'est bien gardé de les souligner ni de les marquer en lettres italiques. Attrape qui peut. ACTEURS ALEXANDRE. ARIDÉE, frère d'Alexandre. STATIRE, fille de Darius. EPHESTION, confident d'Alexandre. PHILIPPE, Médecin d'Alexandre. GARDES. La Scène se passe où l'on veut. LA MORT DE BUCÉPHALE SCÈNE PREMIÈRE. Alexandre, Aridée, Philippe et les Gardes. ALEXANDRE, à ses Gardes. Gardes : qu'on se retire, et qu'on nous laisse ici :Demeurez Aridée, et toi, Philippe aussi.Je me flattais, Amis, qu'au gré de mon envie,Je pourrais à mes lois, voir la terre asservie,Conquérir des États dont je n'ai pas besoin ; Et l'ardeur de courir m'eût entraîné bien loin.Je voulais, hors du monde, étendant ma fortune,Attacher à mon char le Soleil et la Lune ;Mais d'un si beau dessein les Dieux semblent jaloux ;Je croyais, vainement qu'ils combattaient pour nous : Et quoi que m'annonçât ma première campagne,Nous faisions, vous et moi, des châteaux en Espagne. ARIDÉE. En Espagne, Seigneur ! Qui l'aurait pû penser !Quand Darius vaincu vous permet d'avancer,Et que des Sidniens vous voyez fuir le reste ... ALEXANDRE. Ô combat trop sanglant ! ô victoire funeste ! ARIDÉE. Quoi ! De quelques remords, Alexandre pressé... ALEXANDRE. Je perds tout, chers Amis, Bucéphale est blessé. PHILIPPE. Bucéphale, grands dieux ! ARIDÉE. Ciel, qu'entends-je ! ALEXANDRE. Lui-même.Je viens vous informer de ce péril extrême. PHILIPPE. Daignez de ce malheur nous faire le détail. ALEXANDRE. Une balle a percé son généreux poitrail ;[Note : La fin du vers 23 depuis "la voix" est le même que le vers 679 du Cid de Pierre Corneille. Il existe 9 vers qui se termine par récit funeste.]Son sang... La voix me manque à ce récit funeste ;Sa vue et mes soupirs vous diront mieux le reste.Sans perdre ici le temps est de vagues discours, À Philippe.Allez le voir ; son mal a besoin de secours. Philippe sort. ARIDÉE. Du camp de Darius, Une jeune PrincesseDemande à vous parler. Son air seul intéresse. ALEXANDRE. Qu'elle vienne ; Aristée sort. malgré ma haine et mes douleurs,Je ne rebute pas de tels Ambassadeurs. SCÈNE II. Statire, Alexandre. STATIRE. Ne vous étonnez point, Seigneur, qu'on m'ait choisie ;Pour traiter avec vous du destin de l'Asie ;Mon Père a ses raisons ; il sait que d'un procèsDeux beaux yeux quelquefois assurent le succès :Pour moi, dans l'âge heureux où l'on brave une Armée, J'ai traversé ce camp sans en être alarmée ;Et j'ose me flatter que ce n'est pas en vain,Que je viens vous offrir la paix avec ma main.D'ailleurs d'une beauté languissante et flétrie,Je ne viens point vouer le reste à ma Patrie ; Je vaux mieux que la guerre, et sans verser de sangOn peut... ALEXANDRE. De Bucéphale on a percé le flanc,Et l'on vient me parler de Paix et d'Hymenée ?Périsse la Scythie. STATIRE. Interdite, étonnée,Seigneur, je l'avouerai, je n'avais pas prévu Qu'un cheval dût ainsi.... ALEXANDRE. Vous ne l'avez pas vu. STATIRE. Il est vrai, je n'ai pas l'honneur de le connaître. ALEXANDRE. Il est d'un sang illustre, ou digne au moins d'en être. STATIRE. De ma beauté peut-être est-ce trop présumer ;Mais comme lui, Seigneur, je puis me faire aimer. ALEXANDRE. Que ne lui dois-je point ; jamais une MaîtresseNe serait si fidèle, et n'eut tant de tendresse :[Note : Vers 53-57. Allusion grivoise. ]Vous le verriez sitôt que je veux le monter,Baisser sa large croupe et me la présenter ;Indomptable à tout autre, et pour moi si docile, Qu'avec lui l'éperon me devient inutile. STATIRE. On pourrait l'imiter en faisant son devoir,Et ma docilité... ALEXANDRE. C'est ce qu'il faudra voir.Auprès de lui je cours ; à regret je vous quitte :Mais nous pourrons conclure après cette visite. SCÈNE III. STATIRE, seule. Ah ! Qu'un accueil si froid me le rend odieux !Moi qui présumais tant du pouvoir de mes yeux,.Un cheval m'a vaincue. En quel siècle nous sommes !Voilà notre pouvoir sur les esprits des hommes :Fille d'un Roi fameux, et pour dire encore plus, Jeune et belle, est-ce à moi d'essuyer des refus. SCÈNE IV. Aridée, Statire. ARIDÉE. Madame, avez vous vu le superbe AlexandresDu pouvoir de vos yeux, a-t-il pu se défendre !Consent-il... STATIRE. Il n'a pas le temps de m'écouter,Et pour voir son cheval, il vient de me quitter. ARIDÉE. Le cruel ! Qu'avec lui j'ai peu de ressemblance !Le même sang, dit-on, nous donna la naissance ;Mais jamais nul cheval ne saurait partager,Ce coeur que dans vos fers vous venez d'engager.Aux barrières du Camp, dès que je vous ai vue, D'un tendre empressement mon âme s'est émue ;À travers les soldats vous ouvrant un cheminJe ma suis présenté pour vous donner la main : Hélas, je l'ai sentie à l'instant embrasée ;Sans doute que la vôtre était électrisée. Ce feu qui tout à coup s'est glissé dans mes sens,Excite dans mon coeur... STATIRE. Seigneur, je vous entends :Gardez-vous d'achever, vous alarmez ma gloire. ARIDÉE. Non, le vin est tiré, Madame, il le faut boire.Moi qui devant le sexe humble, respectueux Sur les filles jamais n'osai lever les yeux :Craignant jusqu'aux effets d'une ardeur innocenteNe leur parlai , jamais que d'une voix tremblante,Aujourd'hui par l'amour tout à coup excité,Je passe de la crainte à la témérité ; Et mon coeur avec vous veut se mettre à son aise. STATIRE. Vous voulez donc traiter l'amour à la Française ! ARIDÉE. Vous en offensez-vous ! Facile à me troubler,Votre air impérieux m'a d'abord fait trembler :Mais pires de vous bientôt mon âme apprivoisée, S'est promise en secret une conquête aisée :Et vous avez pris soin de me faire entrevoirQue le Sexe n'est pas aussi diable que noir. STATIRE. Si vous voulez pour vous que mon coeur s'attendrisseIl faut que par vos soins mon ennemi périsse. ARIDÉE. Qui ! STATIRE. Bucéphale. ARIDÉE. Ô Ciel! STATIRE. Vous êtes interdit ! ARIDÉE. Vous savez à la Cour jusqu'où va son crédit ;Et combien le Roi l'aime. STATIRE. Ah ! C'est ce qui m'offense !Je ne veux plus sur moi qu'il ait la préférence. ARIDÉE. Pour vous plaire, faut-il devenir assassin ? Eh quoi !... STATIRE. Pour le tuer, gagnez son médecin. ARIDÉE. Philippe ! STATIRE. J'entrevois votre poltronnerie ; Eh bien, Seigneur, je vais moi-même à l'écurie,Là, de mon ennemi je saurai m'approcher ;[Note : le v.110 commence comme le vers 1342 de Rodogune de Pierre Corneille.]Je percerai ce coeur où vous n'osez toucher, [Note : le v.111 est le même le le vers 1249 d'Andromaque de Racine (1668). Le vers suivant se termine aussi par destinées.]Et mes sanglantes mains sur moi-même tournéesSauront du même fer, joindre nos destinées ;Et tout cheval qu'il est il me sera plus doux[Note : LE vers 114 est le vers 1252 d'Andromaque de Racine (1668).]De mourir avec lui que de vivre avec vous. ARIDÉE. Quoiqu'il m'en coure, il faut calmer votre colère : Oui, Philippe paraît, je sais ce qu'il faut faire. STATIRE. J'entrevois le bonheur auquel vous prétendez,Et je vous permettrai, Seigneur... vous m'entendez,Je vous laisse avec lui. SCÈNE V. Aridée, Philippe. ARIDÉE. Conçois-tu ma tristesse ;[Note : V. 120, il existe trois autres occurrences de "le trouble qui me presse" : Eudoxie de Chabanon, Thésée de Quinault, Mérope de VOltaire.]C'est à toi de calmer le trouble qui me presse ; Tu fus dans tous les temps mon plus fidèle ami. PHILIPPE. Je ne sais pas, Seigneur, m'attacher à demi.Parlez. Mais quoi ! Tandis qu'enchaînant la victoire,Alexandre avec vous vient partager sa gloire... ARIDÉE. Avec nous, cher Philippe ! Ah ! peux-tu le penser ! Alexandre jamais sut-il récompenser !En vain pour nous ouvrir le chemin de l'Asie,[Note : v. 128 commence comme le vers 97 de Jason de Jean Baptiste Rousseau : "Tant d'illustres guerriers".]Tant d'illustres Guerriers ont immolé leur vie ;Le sang qu'ils ont versé, n'est pour lui d'aucun prix ;Et Bucéphale seul occupe ses esprits : Il ne le quitte pas, l'honore de ses larmes,Et sur tous nos périls, tranquille, et sans alarmes,II néglige pour lui, les devoirs qui font dûsAux mânes des Héros , que nous avons perdus.Pour Bucéphale seul son âme est attendrie ; Il quitte son Palais pour voir son écurie.Pour nos braves Guerriers, quel indigne rival ?[Note : LE début du vers 138 est identique à la fin du vers 323 de La Mort de L'Empereur Commode de Thomas Corneille.]Tout lui paraît suspect excepté son cheval.N'est-tu pas indigné de cette préférence ? PHILIPPE. Oui, comme vous, Seigneur, sa conduite m'offense ; Mais malgré mon dépit, la crainte et le respectSur tout ce que je vois, me rendent circonspect. ARIDÉE. Il est temps, cher ami, que ce respect finisse.Il faut sur ce cheval nous faire à tous justice ;[Note : Illustre effort finit trois vers de La Porcie romaine de Boyer (v./ 123, 267, 819)]Philippe, oseras-tu par un illustre effort... PHILIPPE. De mon zèle ? Seigneur, qu'exigez vous ! ARIDÉE. Sa mort. PHILIPPE. La mort de Bucéphale ! Ô ciel, qu'osez-vous dire ! ARIDÉE. C'est pour rendre son maître à fa Cour, à l'Empire. PHILIPPE. Ah ! Pourrai-je, Seigneur, sans être criminel... ARIDÉE. Le crime est apparent, le service est réel. Qu'il meure. PHILIPPE. Mais enfin attenter à fa vieC'est insulter le Roi jusqu'eN son écurie ! ARIDÉE. Un meurtre nécessaire au repos des États,N'est pas mis, quel qu'il soit, au rang des attentats :Philippe, ce service est pour nous d'importance, Souvent un peu de sang lave une grande offense. PHILIPPE. C'est trahir Alexandre. ARIDÉE. Ou plutôt le servir.La haine de la Cour par-là doit s'assouvir. PHILIPPE. Mais quoi !... ARIDÉE. Tout est à craindre, et ton zèle balance !Je ne m'attendais pas à tant de résistance. L'ongle de la vengeance a tracé ton devoir,Et tu n'écartes pas les maux qu'on sait prévoir !Ah je ne vois que trop, qu'affectant un faux zèle,Tu voudrais te parer du nom d'ami fidèle ;La feinte est trop grossière ; en ce siècle indigent, Les Médecins n'ont plus d'autre ami que l'argent. PHILIPPE. Je vous obéirais, Seigneur, sans nul salaire ;Mais vous en croyez trop une aveugle colère :Souvent pour se porter aux plus noirs fureurs,De la vertu le vice emprunte les couleurs. Vos discours sur mon coeur ont un puissant empire.Dans ce même moment ( puisqu'il faut tout vous dire )Je tremble pour ma vie ; et dans son médecin,Le Roi peut aisément découvrir l'assassin :Mais donnez-moi du temps afin de le détruire : Pas à pas au tombeau je saurai le conduire ;Notre art pour de tels coups, n'est jamais en défaut ;S'il a besoin du froid, j'ordonnerai le chaud :De son sang par degrés j'épuiserai la source ;Des plus forts purgatifs, j'emploierai la ressource, Et si de tels moyens ne m'ont pas réussi,[Note : Passy : village hors de Paris, annexé au XVIème arrondissment en 1860. C'est aussi l'endroit où est joué ce spectacle.]Je vais tout ordonner, jusqu'aux eaux de Passy. ARIDÉE. Oui, je sais qu'en marchant dans cette route obscure,Votre art impunément frappe d'une main sûre : Mais ces détours sont lents et je veux qu'aujourd'hui, Un trépas imprévu nous délivre de lui.Fais-lui manger la mort dans un boisseau d'avoine. PHILIPPE. Le poison ! Que dira de moi la Macédoine 1Philippe empoisonneur ! Et de qui ? D'un cheval ? ARIDÉE. Indigne Médecin, je vous connoissais mal. Eh ! S'il ne m'eût fallu qu'une mort ordinaire,N'était-ce pas assez de votre ministère ?Par un chemin frayé marchant tout uniment ;Votre art jusqu'au tombeau l'eût conduit lentement,Mais quoi ! Si le poison vous cause tant d'alarmes, Pour nous en délivrer, employez d'autres armes,Qu'un suppôt de votre art au carnage aguerri,Lui déchire le flanc d'un coup de bistouri. PHILIPPE. Quel est l'homme , Seigneur, dont la main intrépide,Oserait se prêter à ce chevalicide ! ARIDÉE. Je vois tous tes détours ; mes soins font superflus ;Mais si dès ce soir même Alexandre n'est plus,N'en accuse que toi. PHILIPPE. Ciel ! Quelle perfidie ! ARIDÉE. Du cheval ou du maître on demande la vie ;Choisis. PHILIPPE, à part. Hasardons tout dans un pressant besoin, Haut.Je vais empoisonner une botte de foin. SCÈNE VI. Alexandre, Aridée. ALEXANDRE. Grâces au ciel, son mal chaque instant diminue,Et ses douleurs semblaient se calmer à ma vue.Mais un soin différent me donne du souci ;La Princesse, Seigneur, est-elle encor ici ! ARIDÉE. Elle vous attendait dans la tente voisine. ALEXANDRE. Se plaît-elle en ces lieux ! ARIDÉE. Votre accueil la chagrine. ALEXANDRE. Que vous a-t-elle dit de mon air conquérant ? ARIDÉE. Qu'avec deux pieds de plus, vous seriez bien plus grand. ALEXANDRE. Pensez-vous qu'un héros peut lui céder sans honte ! ARIDÉE. Il cesserait de l'être, et quand l'amour nous dompte,Il nous met de niveau du reste des Mortels. ALEXANDRE. Mais les Dieux dont la terre encense les Autels,Ont tous aimé... ARIDÉE. Seigneur, suivre de tels exemples,N'est pas le vrai moyen de mériter des Temples. ALEXANDRE. Ce mépris pour les Dieux peut vous être fatal. ARIDÉE. J'en dirais plus de bien s'ils faisaient moins de mal,Néron à votre avis traita-t-il bien sa mère !Jupiter cependant a fait pis à son père. ALEXANDRE. Eh ! Pourquoi renverser ainsi l'ordre des temps ! Je vis avant Néron. ARIDÉE. Seigneur, je vous entends :Votre coeur de ces Dieux vous fait l'apologie,Et vous vous attaquez à la Chronologie ;Un ami trop sincère importune vos yeux,Eh bien, pour mériter un rang parmi les Dieux : Imitez-les, soyez l'esclave de Statire, ALEXANDRE. Je ne puis le cacher, pour elle je soupire.Car enfin il faut bien soupirer malgré soi ;Le Poète aux Héros en impose la loi.Que faire sur la scène ! Oserais-je y paraître ! Un Héros doit-il moins agir en petit-maître ! ARIDÉE. Qu'y faire ! S'agiter et se battre le flanc,Respirer la vengeance, et répandre du sang?Pester contre les Dieux, s'enfler outre mesure,Et pour paraître grand, sortir de la nature. À d'éternels dangers nous sommes-nous offertsPour venir dans ces lieux vous voir porter des fers !Ne valait-il pas mieux dans votre Macédoine,Vivre comme un Bourgeois de votre patrimoine,Chanter, boire, dormir, et voir faire des noeuds, Vous seriez plus tranquille, et nous moins malheureux. ALEXANDRE. J'approuve vos raisons, une prompte prudence,Me jette de l'amour, au sein de l'inconstance ;J'avais du goût pour elle : Eh bien n'en parlons, plus ;Qu'elle parte ? ARIDÉE, à part, en sortant. Mes soins n'ont pas été déçus. SCÈNE VII. Alexandre, Philippe. ALEXANDRE. Vers moi si promptement quel sujet te rappelle !Que viens-tu m'annoncer ? PHILIPPE. Ô funeste nouvelle ! ALEXANDRE. Bucéphale est-il mort ? PHILIPPE. Il attend vos adieux. ALEXANDRE. Pour le priver du jour, qu'a-t-il donc fait, grands Dieux ?Si vous voulez punir, lancez votre tonnerre, [Note : Le vers 256? se termine comme le vers 894 d'Alzire de Voltaire.]Sur tant de désoeuvrés, vil fardeau de la terre, Sur le froid nouvelliste, et le mauvais plaisant,L'avide parasite, et le sot complaisant ;Mais hélas, mon Coursier, votre plus bel ouvrage,Boit-il mourir, grands Dieux, à la fleur de son âge ! As-tu donc de ton art épuisé les ressorts ? PHILIPPE. J'ai fait pour le sauver d'inutiles efforts. ALEXANDRE. Ciel ! Je vais donc bientôt regretter Bucéphale. PHILIPPE. On pourrait, si son mal avait quelqu'intervalle,Saisir l'occasion, et de son râtelier, L'envoyer del'Asie en poste à Montpellier. ALEXANDRE. C'en est fait, il est mort, ce discours me l'annonce ;À conserver ses jours, mon médecin renonce. PHILIPPE. Je n'y renonce pas, mais prendrai-je sur moiLe soin de guérir seul le cheval de mon Roi ! ALEXANDRE. Cette réflexion me paraît bien tardive !Philippe, je prétends que Bucéphale vive. PHILIPPE. Mais si le Ciel s'oppose à vos voeux. ALEXANDRE. Je suis Roi,Je dois avoir les Dieux et le Destin pour moi.Si le Ciel ne protège un Prince qu'il élève Il vaudrait presque autant être Roi de la fève.Des jours de mon Courues, si les Dieux sont jaloux,Ne pouvant rien contre eux, je ne m'en prends qu'à vous. PHILIPPE. Eh quoi ! Seigneur... ALEXANDRE. Allez, et redoutez ma haine. SCÈNE VIII. Alexandre, Ephestion. ALEXANDRE. Viens-tu faire un faire pour redoubler ma peine. EPHESTION. Je dois vous faire part d'un coup inopiné,Dont comme moi, Seigneur, vous serez étonné.Passant près de la tente où reposait Statire,J'entends quelqu'un qui gronde, et quelqu'un qui soupire ;Je m'arrête à l'éclat d'un éventail cassé. Dans le fond de mon coeur tout mon sang s'est glacé.Et soudain on s'écrie, arrêtez, téméraireEt respectez en moi l'amour de votre frère.J'entre, je vois Statire ardente de courroux ;Le Prince, votre frère était à ses genoux. ALEXANDRE. À ses genoux ! Ô ciel ! Avait-il bonne grâce ? EPHESTION. Dans ses yeux éclataient, et l'amour, et l'audace.« Quoi ( disait-il ) pour vous, quand je m'expose à tout,De votre cruauté je ne viens pas à bout ?Depuis un jour entier que je cherche à vous plaire, Vous résistez encor ! On n'est plus si sévère... » Elle ne répond pas ; il devient furieux :Alors, sans respecter les hommes ni les Dieux,II se lève, s'élance, et sa main criminelle,[Note : Aune : bâton d'une certaine longueur qui sert à mesurer les étoffes, toiles, rubans, etc. Il se dit aussi de la chose mesurée. [F]]A déchiré, Seigneur, une aune de dentelle. ALEXANDRE. Que n'étais-je présent ! Il ne l'eût point osé. EPHESTION. En vain à ses transports on se fût opposé.Mais le Ciel qui toujours protège l'innocence,De Statire aussitôt embrassant la défenseA voulu... j'en frémis... l'horreur éteint ma voix... Aridée... ALEXANDRE. Est-il mort ! EPHESTION. Il s'est piqué les doigts. ALEXANDRE. Rien de plus ! EPHESTION. C'est beaucoup dans le si7cle où nous sommes,Où tout semble permis à L4audace des hommes. ALEXANDRE. La Princesse sans doute est entrée en fureur ! EPHESTION. Pour marquer du dépit, elle avait trop de coeur. ALEXANDRE. Je vois ce qui retient un courroux légitime :Dieux, ne savez-vous pas comme on punit un crime. EPHESTION. Les Dieux ont mesuré la vengeance au forfait.Que pouvait-il de plus recevoir ! ALEXANDRE. Un soufflet. EPHESTION. Quand l'amour fait trop loin pousser une aventure, L'amant ne reçoit plus la moindre égratignure ;Après le premier pas, il n'est plus arrêté. ALEXANDRE. Par combien de combats mon coeur est agité !Que de transports divers, de douleur, de colère !Ma gloire, mon amour, mon cheval et mon frère ! II faut mettre ordre à tout ; arrêtez mon rival :Je vais voir dans l'instant Statire et mon cheval. SCÈNE IX. ALEXANDRE, seul. Si j'avais épousé cette aimable étrangère,L'ingrat aurait brûlé d'une flamme adultère :C'est donc à quoi tendaient ses perfides avis : Insensé que j'étais, je les aurais suivis.Il condamnait en moi mon amour pour Statire ;Et j'apprends que pour elle, en secret il soupire :Voilà de mes gourmands, qui, flattés d'un ragoût,Pour le dévorer seuls, en donnent du dégoût. SCÈNE X. Alexandre, Ephestion. ALEXANDRE. Tu reviens ! La douleur dans tes regards est peinte.Que viens-tu m'annoncer ! Explique-toi sans feinte. EPHESTION. Seigneur... ALEXANDRE. Poursuis. EPHESTION. Statire... Aridée... ALEXANDRE. Eh bien quoi ! EPHESTION. Bucéphale... Ô douleur.... ALEXANDRE. Je tremble, explique-toi. EPHESTION. Les flots, un coup de pied, le trépas... ALEXANDRE. Qu'est-ce-à-dire ! EPHESTION. Vous perdez Bucéphale, Aridée et Statire. ALEXANDRE. Avec ordre du moins conte moi mes malheurs. EPHESTION. Le trouble convient mieux dans les grandes douleurs.Piquée au fond du coeur de se voir dédaignée,Statire de ce camp est sortie indignée ; En vain pour l'arrêter vos soldats ont couru :Sur les bords du Cidnus sitôt qu'elle a paru,Pans les flots étonnés se faisant un passageÀ l'aide du panier s'est sauvée à la nage. ALEXANDRE. Je la perds au moment où je voulais l'aimer. EPHESTION. Tandis qu'elle passait les flots sans s'alarmer,Bucéphale touchait à son heure dernière ;Aridée est venu lui fermer la paupière.Ce superbe coursier le voyant avancer,Dans les convulsions dont il se sent presser, Hélas d'un coup de pied donné d'une main sûre,Lui fait dans le diaphragme une large blessure. ALEXANDRE. L'approche de la mort lui troublait la raison.Mais s'il s'était vengé de quelque trahison ?Sa blessure tantôt n'était pas dangereuse, Et d'un trépas si prompt la cause est bien douteuse.Quoi qu'il en soit ami, ne m'abandonne pas ;Et des derniers devoirs, honorons son trépas:La douleur près de lui m'empêche de me rendre,Je te laisse le soin de recueillir sa cendre. SCÈNE XI. Aridée, Alexandre. ARIDÉE, soutenu par deux Palefreniers. Pour la dernière fois vous voyez devant vous,Un Héros qui devait tomber sous d'autres coups ; J'ai tué Bucéphale, il me rend la pareille. ALEXANDRE. C'est toi ? ARIDÉE. Moi-même ; autant vous en pend à l'oreille.Par lui de vos exploits, le lustre était terni : Vous nous le préfériez, et je l'en ai puni.Plus offensée encor de cette préférence,Statire a dans mon coeur fait passer sa vengeance;Il m'en coûterait trop pour te désabuser ;Un coeur tel que le mien, ne sait point s'excuser. La Princesse à mes coups a marqué la victime,J'ai frappé, mais gratis et voilà tout mon crime,J'en fuis assez puni par un sort rigoureux,Je me venge en mourant, c'est tout ce que je veux. ALEXANDRE. À ton dernier soupir, ce n'était pas la peine Pour m'insulter ainsi de venir fur la scène. ARIDÉE. C'est un droit aux Héros acquis depuis longtemps :Je vais te retracer tous tes emportements,Et par un long discours terminant ma carrière,Quand je t'aurai tout dit, je quitte la lumière. Prête sans t'émouvoir, l'oreille à ce discours,D'aucun mot, d'aucun cri, n'en interrompt le cours.Où sont tous ces Guerriers, l'honneur de la Patrie !En est-il échappé quelqu'un à ta furie !L'Inceste, Philotas, Parmenion, Clitus, Le sage Asclepidor, le fier Amphoterus,Ces Guerriers que tu vis au fort de la tempête,Offrir leurs boucliers réunis sur ta tête ;Sanglants, percés de coups, te couvrir de leurs corps,Et pour te faire vivre affronter mille morts. Quel prix ont-ils reçu pour ces fameux services !L'un sur de vains soupçons, périt dans les supplices,L'autre a vu tout son sang au milieu d'un festin,Ce sang qu'il te vouait, répandu par ta main.Dans le piège cruel, que tu lui faisAis tendre, Parmenion mourut, sans qu'on daignât l'entendre ;Lui qui, poux te servir, devenant assassin ,De Philotas lui-même, avait percé le sein.Ainsi de tes fureurs, instruments, ou victimes,Ils se perdaient l'un l'autre, et consommaient tes crimes. Qu'avaient fait ces Guerriers pour t'animer contre eux !Je vois tous leurs forfaits ; ils étaient vertueux.Pour être en sûreté dans cette cour profane,Pour te plaire, il faut être un autre Narbasane,Trahir honteusement son honneur et sa foi, Te livrer sa Patrie, assassiner son Roi,Insulter les Bourgeois, jouer dans les casernesSe battre avec le guet, et casser des lanternes. ALEXANDRE, à part. Il n'a pas tort, mais moi je veux avoir raison.Sais-tu qu'un charbonnier est maître en sa maison, Et que de mes sujets à mon gré je dispose ?Si j'ai voulu leur mort, je l'ai fait et pour cause.Nous autres immortels, nous tenons dans nos mainsLes méprisables jours des fragiles humains,, ARIDÉE. D'un ridicule orgueil cesse d'enfler ton âme : Ta mère Olimpia fut une honnête femme ;Et quand au fond du coeur elle l'eût moins étéSa laideur répondait de fa fidélité.Monstre, tu voudrais donc avoir un Dieu pour père,Aux dépens de l'honneur de ta défunte mère ! Fils ingrat, tu feras une mauvaise fin.Dans ta Cour, après moi, je laisse un assassin ;Jusques dans le tombeau je vais porter ma haine.Si la force servait la fureur qui m'entraîne,L'on me verrait bientôt libre de tous remords M'abreuver de ton sang, et mutiler ton corps.C'est alors que ma haine, à moitié satisfaite,Lirait avec plaisir ta mort dans la gazette. ALEXANDRE, levant le poignard et le tenant suspendu. Quels poumons : Ah ! C'est trop respecter sa douleur,Malheureux apprends donc à craindre ma fureur : Quelle invisible main arrête ma vengeance ?Mon bras n'est-il armé que pour la contenance. ARIDÉE. Eh qui peut t'arrêter dans ton cruel dessein !Assouvis ta fureur ; frappe, voilà mon sein : Tu calmeras ainsi ma haine opiniâtre : Trappe donc, si tu veux faire un coup de théâtre.Mais Philippe bientôt... ALEXANDRE. Que dis-tu ? ARIDÉE, en tombant après avoir fait une pirouette. Je me meurs. SCÈNE XII. ALEXANDRE, seul. Il garde son secret ! Ô comble de douleurs !Philippe... Quel soupçon ? Que voulait-il me dire ?Pour me faire enrager, je pense qu'il expire. Le fidèle Philippe aurait manqué de foi.Et malgré mes bienfaits, s'armerait contre moi !Ma crainte, je le vois, n'est que trop légitime,Tantôt son embarras marquait assez son crime.Je l'aperçois ; grands Dieux, à ce noble maintien, Quel oeil ne serait pas trompé comme le mien,Faut-il que sur le front d'un assassin chimiste ;[Note : Galéniste : adepte ou relevant de Galien, célèbre médecin grec du IIème siècle après JC.]Règne la gravité d'un docteur Galéniste.Et ne devrait-on pas à des traits éclatants,Reconnaître le coeur de tous ces charlatans. SCÈNE DERNIÈRE. Philippe, Alexandre. PHILIPPE. Ah que vois-je, Seigneur, quel funeste nuage,A pu troubler ainsi votre auguste visageOubliez Bucéphale, et ne songez qu'à vous ;Permettez-moi du moins de vous tâter le pouls. ALEXANDRE. Oses-tu bien encor soutenir la lumière, Reste impur des docteurs qu'a diffamés Molière !Après que ta fureur a tué mon cheval,Tu me tâtes le pouls et demandes mon mal :Fuis, cruel, et prend garde, âme basse et commune,De voir dans mes états le lever de la Lune. PHILIPPE. Vous calmerez, Seigneur, cet injuste courroux ;Quand on se porte bien, on se moque de nous :Mais chacun a son tour : plus timide qu'un lièvre,Vous me rappellerez au moindre accès de fièvre. ALEXANDRE. Qui moi ! Te rappeler ! Ah monstre plein d'horreur, Quelle ivresse t'engage à braver ma fureur !Que de ton corps la tête à cent pas de distance,Apprenne à l'Univers ton crime et ma vengeance. Il tire un pistolet qui rate.Ô Ciel ! Mon pistolet vient de rater tout net.Auriez-vous donc, grands Dieux, vidé le bassinet ! Le bonnet de Docteur rendra-t-il légitimes,Tant de meurtres fameux, qui pour nous font des crimes !Quelle horrible vapeur se répand dans les airs !Sous mes pas chancelants des gouffres entrouverts,Conduisent mes regards sur la rive infernale... Quel spectacle, grands Dieux... l'ombre de Bucéphale...Eh quoi... pour augmenter l'horreur de ses tourments,En sa présence on lit tous les nouveaux Romans.Que vois-je... dans le Styx son ombre intimidée,Cherche à se dérober aux regards d'Aridée, Le perfide la fuit... Arrête, malheureux,Ou je vais chez les Morts, pour te prendre aux cheveux.Laisse gémir en paix une ombre que j'adore,[Note : Le début du vers 484 commence comme le vers 237 du Cid de Pierre Corneille mais aussi comme le vers 2195 de Geneviève d'Aure, le vers 1597 de Cléomédon de Du Ryer, le vers 1347 de Téléphonte de Gilbert, le vers 656 dans Hercule mourant de Rotrou, le vers 1269 de l'Absent de chez soi d'Ouville.]Ô rage ! ô désespoir ! Il l'a poursuit encore...Passerai-je mon temps en regrets superflus ! [Note : Cheléro-morbus : forme désuète qui désigne une gastroentérite due à une salmonelle.]Je succombe et me meurs d'un cholera-morbus. Il meurt, et les Gardes l'emportent en riant comme cela se pratique. ==================================================