******************************************************** DC.Title = LE FAT DE PROVINCE, Opuscule dramatique. DC.Author = SACY, Claude-Louis-Michel de DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Opuscule dramatique DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 08/05/2020 à 12:57:11. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/SACY_FATDEPROVINCE.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LE FAT DE PROVINCE OU LA DOUBLE INFIDÉLITÉ. OPUSCULE DRAMATIQUE M. DCC LXXVIII. Avec Approbation et Privilège du Roi. De SACY, Claude-Louis-Michel de À PARIS, Chez DEMONVILLE. Imprimeur-Librairie de l'Académie Française, rue Saint-Severin, aux Armes de Dombes. PERSONNAGES. DORVAL. CÉPHISE. NÉRINE. CRISPIN. LA FLEUR. La scène est à Paris, dans un Hôtel garni. Edition tirée de Claude-Louis-Michel de Sacy, Le Fat de province, dans Opuscules dramatiques, ou Nouveaux amusements de campagne, tome second, Paris, Chez Demonville, Imprimeur-Libraire de l'Académie française, 1778, p. 291-338. SCÈNE PREMIÈRE. Céphise, Nérine. NÉRINE. En vérité, Madame, depuis quelques jours je ne vous reconnais plus. CÉPHISE. Que dis-tu ? NÉRINE. Non, Madame, ce n'est plus vous, ce n'est plus Céphise. CÉPHISE. Quel changement trouves-tu dans ma manière d'être ? NÉRINE. Quel changement ? Vous en seriez effrayée vous même, si vous le voyiez comme je le vois. CÉPHISE. Quoi ! Mon teint n'a-t-il plus le même éclat ? Ces couleurs naturelles que m'envient tant de femmes forcées de recourir à l'art, seraient-elles effacées ? Tu m'alarmes, Nérine, NÉRINE. Non, Madame, vos charmes ne font que s'accroître ; mais vous n'avez plus cette gaieté vive et brillante qui faisait en Province les délices des Sociétés. Paris est le séjour des plaisirs, et vous n'y avez trouvé que l'ennui. CÉPHISE. Tu te trompes, ma gaieté est toujours la même. NÉRINE. Vous dites cela d'un ton bien triste ! En Province, vous parliez sans cesse, souvent sans raison, toujours avec esprit. Enfin en babil vous l'emportiez sur moi, qui, grâces au Ciel, m'en acquitte assez bien. Mais à Paris, toujours rêveuse et taciturne... CÉPHISE. Ah ! Je n'ai que trop parlé! NÉRINE. Est-ce qu'une femme peut trop parler ? En vérité, il sied bien à une veuve, jeune et belle, d'être mélancolique ! On serait tenté de croire que vous songez encore au défunt. Une veuve triste, en Province, passe encore : mais à Paris, votre air langoureux va vous donner un ridicule ineffaçable. On ne pardonne point la tristesse aux veuves dans cette Capitale. Allons, Madame, prenez le ton de la bonne Compagnie ; imitez Cidalise. CÉPHISE. Quoi ! Cette jeune Prude qui a perdu son mari, il y a six mois ? NÉRINE. Prude, Madame ; elle l'était du vivant de son époux. Mais à présent, c'est une femme adorable, folâtrant, riant, dansant, caquetant. Oh ! Le veuvage à Paris a des effets miraculeux. Voyez Florinde. CÉPHISE. Quoi ! Cette folle à qui la mort de son mari a fait tourner la tête ?... NÉRINE. Du plaisir d'être veuve. Enfin, Madame, que manque-t-il à votre bonheur ? Vous venez à Paris pour recueillir une succession ; vous la croyiez en mauvais ordre, vous craigniez des procès : vous trouvez un bien clair toutes les difficultés aplanies, et vous entrez en possession, sans payer à la Justice un tribut ruineux et fort ordinaire. Dorval arrive, Dorval se loge près de vous dans cet Hôtel garni. Il est sensible, vous êtes belle ; la connaissance est bientôt faite, et l'amour se met de la partie. Riches tous deux, tous deux maîtres de votre sort, il ne tient qu'à vous de conclure le mariage. CÉPHISE. Hélas ! NÉRINE. Vous soupirez ? C'est donc pour la forme, et parce qu'il faut que l'Hymen soit toujours précédé de quelques soupirs. Pour moi, je vous assure que je ne perdrais pas mon temps a soupirer, si l'objet de mes désirs était en ma puissance. CÉPHISE. Que tu connais mal l'état de mon coeur ? NÉRINE. Vous aimez Dorval ? CÉPHISE. Je l'ai cru. NÉRINE. Vous l'avez cru ! Ce propos est singulier. CÉPHISE. Oui, je l'ai cru ; mais je vois maintenant que je me suis trompée. NÉRINE. Je pardonnerais cette erreur à un enfant de treize ans ; mais une veuve, qui se trompe sur cet article, n'est point excusable. CÉPHISE. Que veux-tu ? Dorval a du mérite, il m'inspira de l'estime. Il est officieux, il se donna des droits sur ma reconnaissance. NÉRINE. Et vous avez pris de l'estime et de la reconnaissance pour de l'amour ? Pour moi, je n'aurais pas fait une pareille méprise. CÉPHISE. Dorval me déclara sa passion d'une manière si persuasive, il mit tant de feu dans ses discours, dans ses regards, que charmée de ma conquête, je crus partager fa flamme. Je pris pour de l'amour, l'effort que je faisais pour l'aimer. NÉRINE. Ah ! Madame, on n'aime pas quand on s'efforce d'aimer ; et les efforts sont aussi infructueux pour faire naître un amour qui n'est pas, que pour lui résister, lorsqu'il est né. CÉPHISE. Te dirai-je encore plus ? Le dépit aida encore à m'aveugler sur l'état de mon coeur. NÉRINE. Le dépit ! Et quel en était l'objet ? CÉPHISE. Ce Sainville qui m'adora dans ma Patrie, qui m'inspira une passion véritable, et qui, au moment où j'allais combler ses voeux, me quitta pour un autre objet. NÉRINE. Quoi ! Vous y songez encore ? CÉPHISE. Si j'y songe, Nérine ? NÉRINE. En vérité, le séjour de Paris ne vous a guère formée, et vous êtes encore une franche Provinciale. Ici, Madame, on s'aime, on se quitte, on se trahit, sans daigner seulement se traiter de perfides ; et lorsque, par hasard, on se revoit, on se souvient à peine, et de s'être aimés, et de s'être quittés. CÉPHISE. Ah ! Nérine, que je suis heureuse qu'une pareille indifférence n'ait pas succédé à la perfidie de Sainville ! NÉRINE. Eh ! Quoi, Madame, ce qui fit votre supplice... CÉPHISE. Fait actuellement mon bonheur. Le repentir me le ramène. NÉRINE. Et vous croyez au repentir des amants infidèles ? Cette crédulité sent encore la Province. Ma foi, sans me flatter, je me formerais plus à Paris en six jours que vous en six mois. CÉPHISE. Ah ! Si tu lisais la lettre que Sainville m'a écrite ; il peint ses remords, son désespoir d'une manière si touchante, que, toi-même, tu en serais émue. NÉRINE. Il faut bien de l'éloquence pour m'émouvoir. J'ai quelque expérience, et l'expérience endurcit le coeur. CÉPHISE. De l'expérience, Nérine, de l'expérience? NÉRINE. Je voulais dire de la théorie : ne chicanons point sur les mots. CÉPHISE. Eh bien ! Toute ta théorie ne tiendrait pas contre les remords de Sainville. NÉRINE. Ainsi, vous voilà engagée de nouveau dans ses liens ? CÉPHISE. Plus que jamais. NÉRINE. Eh bien ! Madame, il n'y a qu'à congédier Dorval. Voulez-vous me charger de cette commission ? Je m'en acquitterai à merveille. Au fond, si vous voulez que je vous dise ce que j'en pense, ce Dorval n'est qu'un présomptueux, un Petit-Maître de Province, qui a tous les ridicules de ceux de Paris, et nulles de leurs grâces ; qui croit se jouer de toutes les femmes qui se jouent de lui, et qui n'a du mérite qu'à ses propres yeux et aux vôtres. Tant que j'ai cru que vous l'aimiez, je n'ai pas osé vous dire de quel oeil je le voyais. Mais, Madame, chargez-moi de lui donner un congé en bonne forme. CÉPHISE. Mais que deviendra-t-il ? NÉRINE. Tout ce qu'il pourra. CÉPHISE. Mais qui sait jusqu'où son désespoir peut le porter ; s'il ne viendra pas l'épée à la main disputer à Sainville sa conquête, ou si, plus aveugle encore en sa fureur, il ne tournera pas contre lui-même cette arme meurtrière ? NÉRINE. Bon ! Madame, Dorval a déjà pris le ton de la Cour et de Paris. Ces transports jaloux y sont inconnus ; et si l'on y voit quelques duels et quelques suicides, l'amour y a fort peu de part. CÉPHISE. Tu ne connais pas Dorval ; tu ne sais pas jusqu'où va la violence de ses transports. NÉRINE. Eh ! Qui sait, Madame, si son aventure n'est point pareille à la vôtre ; s'il n'est pas, comme vous, la dupe d'une méprise ; et si, à l'instant où vous cherchez à rompre votre chaîne, il ne cherche pas aussi à se dégager de la sienne ? CÉPHISE. Qu'osez-vous dire, Mademoiselle ? NÉRINE. Une conjecture toute simple, et que votre exemple justifie. CÉPHISE. Doutez-vous du pouvoir de mes charmes ? NÉRINE. Non, Madame. CÉPHISE. Pensez-vous que mes yeux ne puissent pas allumer une passion véritable ? NÉRINE. À Dieu ne plaise que j'aie une telle pensée ! Mais, Madame, que Dorval vous aime ou, ne vous aime pas, qu'importe, puisque Sainville vous adore ? CÉPHISE. S'il m'adore ! Vous verrez ce soir, Mademoiselle, si mes charmes sont sans pouvoir ; si, lorsqu'on m'a quittée, on peut vivre heureux. Vous serez témoin des remords de Sainville. NÉRINE. Quoi ! Madame, Sainville est à Paris ! CÉPHISE. Il arrive ce soir, je n'ai pu prévenir son voyage. NÉRINE. Mais, s'il rencontre Dorval dans cet hôtel ? CÉPHISE. Dorval va partir pour Fontainebleau. On lui mande que sa présence y est nécessaire pour obtenir l'emploi qu'il sollicite ; et je profiterai de son absence pour concerter avec Sainville et toi les moyens de rompre avec lui. On s'avance vers ce salon ; c'est quelqu'un des étrangers qui demeurent ici... NÉRINE. Mais si c'était Dorval lui-même qui vînt prendre congé de vous ? CÉPHISE. Alors avertis-moi ; je viendrai recevoir ses adieux, et je presserai son départ. Rentrons. SCÈNE II. Dorval, Crispin. CRISPIN. La chaise de poste est prête, Monsieur ; il est tard, nous n'arriverons à Fontainebleau que vers minuit. DORVAL. Va, mon pauvre Crispin , nous n'allons pas si loin. CRISPIN. Quoi ! Vous n'allez pas à la Cour ? DORVAL. Eh ! Non, te dis-je. CRISPIN. On ne vous y appelle pas pour vous donner cet emploi ? DORVAL. Point du tout. CRISPIN. Et cette lettre que vous avez reçue n'était pas du Ministre qui vous protège ? DORVAL. Non, elle était d'une femme. CRISPIN. J'entends : vous brûlez d'une flamme nouvelle ? DORVAL. Il n'est que trop vrai. CRISPIN. Et Céphise ? DORVAL. Céphife ? Son sort m'inquiète en effet. Je rougis de l'abandonner... Mais Julie est si belle !... Cependant je ne suis point en paix avec moi-même ; le remords me déchire. CRISPIN. Bon, des remords ! EEt ce qu'un joli homme doit les connaître ? DORVAL. Je me rends justice : je sens bien qu'en cette occasion je ne suis pas honnête. CRISPIN. Eh ! Se pique-t-on d'être honnête dans ce pays-ci ? Il suffit d'être aimable. DORVAL. Ma foi, quoi qu'il arrive, le fort en est jeté : Julie a pris sur tous mes sens un empire absolu. CRISPIN. Et cette passion durera-t-elle autant que la première ? Savez-vous bien, Monsieur, qu'il y a deux grands mois que vous êtes amoureux de Céphise ? DORVAL. Amoureux ! Tu l'as cru ? CRISPIN. Eh ! Qui ne l'aurait pas cru comme moi, en vous voyant si empressé à lui plaire ? DORVAL. J'avais entendu dire dans ma Province, que le ton de la société de Paris était de tenir à toutes les femmes des propos galants, de déclarer sa passion à chaque beauté que l'on rencontrait, et que tout cela était sans conséquence de part et d'autre. J'arrive ; je crains de paraître gauche dans ces fortes d'entretiens, et je veux faire l'essai de mes talents. CRISPIN. Je commence à comprendre. DORVAL. Je vois Céphise dans cet hôtel garni ; elle est belle, elle a de l'esprit, des grâces. CRISPIN. Et vous répétez votre rôle avec elle ? DORVAL. Oui ; c'était une Comédie que je jouais. Persuadé qu'ayant pris le ton de la bonne compagnie, elle jouait aussi de son côté. Point du tout ; la belle prend la chose au sérieux. CRISPIN. Et tout cela sans conséquence ? DORVAL. Je m'en aperçus trop tard. Te le dirai-je enfin ? Il y eut quelques moments où je me crus amoureux ; mais en consultant bien mon coeur, je fus désabusé. CRISPIN. Et Céphise ne le fut pas ? DORVAL. Non, je te l'avoue ; je continuai à la tromper, pour prolonger à la fois son illusion et son bonheur. CRISPIN. À merveille, Monsieur, à merveille. Le séjour de Paris vous corrige ; vous devenez imposteur ; vous prenez les beaux airs ; vous ferez bientôt un homme adorable. DORVAL. Je sentis d'abord quelque scrupule d'abuser une femme respectable. Mais l'air de la Capitale est si contagieux, que je perdis bientôt ma conscience de Province, et que je me mis au-dessus des remords. CRISPIN. Fort bien, Monsieur, vous me charmez. Lorsque vous retournerez dans votre Province , vous pourrez donner à nos Petits Maîtres des leçons de scélératesse en amour. DORVAL. Enfin je vis à l'Opéra la charmante Julie ! Un trait vainqueur partit de ses yeux. CRISPIN. Et un trait vainqueur partit aussi des vôtres ? DORVAL. Oui : nos coeurs s'enflammèrent dans le même instant. CRISPIN. Ainsi, vous vous croyez amoureux mais si vous vous trompiez, comme lorsque vous avez cru aimer Céphise ? DORVAL. Ah ! Ma flamme est trop vive pour que je m'y trompe. La nuit, le jour, je ne vois que Julie. Lorsque je parle à Céphise d'un ton si passionné, c'est à Julie que je crois parler. CRISPIN. Ainsi, ce Ministre d'État qui vous a écrit hier n'est autre que Julie ? DORVAL. Justement... CRISPIN. L'emploi qu'on vous accorde est celui de servir cette belle ? DORVAL. En est-il un plus doux ? CRISPIN. La maison de Julie est la Cour où nous allons figurer ? DORVAL. Penses-tu qu'il ne vaut pas mieux obtenir ses bonnes grâces, que d'aller dans l'antichambre d'un Commis essuyer des refus ? CRISPIN. Et votre famille qui vous envoie ici pour solliciter un emploi, se consolera de vous voir malheureux en affaires, lorsqu'elle vous verra heureux en amour ? DORVAL. Sans doute. Julie est un parti considérable. Mais son sort dépend encore d'un oncle qui doit lui laisser une ample fortune. Elle est avec lui dans sa maison de campagne à Passy ; c'est par le conseil de Julie que j'ai loué une maison près de cette campagne. Je ferai connaissance avec cet oncle ; je lui plairai, et j'obtiendrai son aveu pour notre mariage. Alors je t'enverrai à Fontainebleau, d'où tu feras partir une lettre pour Céphise ; je lui manderai que la mort d'un de mes parents me force à retourner dans ma Province ; je lui peindrai mes regrets, mon désespoir... CRISPIN. Et toutes les noirceurs d'usage. Mais, dites-moi , partez-vous sans aucune inquiétude sur le sort de Céphise ? DORVAL. Non, je te l'avoue, je désirerais que son amour n'eut pas été plus sincère que le mien. CRISPIN. Mais, si cela était ? DORVAL. Malheureusement cela est impossible. CRISPIN. Impossible, pourquoi ? DORVAL. Regarde-moi, Crispin ; penses-tu qu'une femme puisse me voir impunément ? CRISPIN. Fort bien. Vous voilà perfide, menteur et présomptueux : vous êtes un homme accompli ; et moi, qui prétendais être votre maître en fait de tromperies, je conviens que je ne suis que votre très humble disciple. Croyez-moi, Monsieur, ne quittons plus la Capitale ; nous ne sommes pas nés vous et moi pour la Province. Pour moi, je n'y retourne plus. DORVAL. Il est temps de partir ; entre chez Céphise, et sache si elle peut recevoir mes adieux. CRISPIN. Des adieux ! Ce mot me perce l'âme. DORVAL. Entre donc. CRISPIN. Des adieux ! Ah ! Je n'y puis tenir ; je sens mes larmes prêtes à couler. SCÈNE III. DORVAL. Lorsque je songe au rôle que je joue ici, je me trouve un homme bien détestable. J'ai beau faire, je ne puis me dissimuler mes noirceurs... Je fais le malheur d'une femme respectable... Si mon infidélité allait lui causer la mort !... Qu'ils font heureux, ces Seigneurs de la Cour, qui commettent chaque jour de ces petites atrocités, sans que leur repos soit troublé par le moindre remords ! SCÈNE IV. Dorval, Crispin. CRISPIN. Ma foi, Monsieur, je ne sais si votre départ fera verser autant de pleurs que vous pensez. DORVAL. Comment ! CRISPIN. Faut-il vous parler avec franchise ? DORVAL. Tu vas me dire encore quelque impertinence ? CRISPIN. Je suis entré d'un pas lent, l'air abattu ; l'oeil morne... DORVAL. Achève donc, Bourreau. CRISPIN. Eh ! Vous êtes aussi impatient, que si vous étiez amoureux... Puis d'une voix entrecoupée de sanglots, j'ai annoncé que nous allions partir. DORVAL. Eh bien ! CRISPIN. Je croyais que Céphise allait jeter des cris, s'arracher les cheveux, ou perdre l'usage de ses sens. DORVAL. Mais qu'a-t-elle dit enfin ? CRISPIN. Rien du tout. DORVAL. C'est que la douleur étouffait sa voix. Moments cruels pour une âme qui conserve un reste d'honnêteté ! Ah ! Que de chagrins je vais causer à Céphise ! CRISPIN. J'en doute fort. DORVAL. Mais quelle preuve as-tu de son indifférence ? CRISPIN. À peine ai-je prononcé en pleurant ce mot fatal : « Nous partons », que Céphise et Nérine se font regardées en souriant. DORVAL. Tu oses soutenir que tu les as vu rire ? CRISPIN. Oui, Monsieur, je l'ai vu. DORVAL. Eh bien, c'est qu'elles ont ri de ta grimace. Tu as si peu de grâces à pleurer ! CRISPIN. Soit : mais j'ai de bons yeux, et je vois qu'on est aussi impatient de vous voir partir, que vous l'êtes vous-même de vous en aller. DORVAL. Monsieur Crispin, trêve d'impertinence ; l'amour-propre ne m'aveugle pas. Personne n'est plus impartial que moi sur son propre compte ; et lorsque j'examine froidement ce que je vaux, je ne pense pas qu'une femme puisse me voir partir sans me regretter. On a beau être modeste, il faut pourtant se rendre justice ; et l'on ne peut se dissimuler une vérité qu'on sent au fond de son âme. SCÈNE V. Céphise, Dorval, Nérine, Crispin. DORVAL. Ah ! Madame, que la fortune est cruelle ! Pourquoi me force-t-elle à m'éloigner de vous ? Non, sans votre ordre, chère Céphise ; je ne partirais pas. Je renoncerais à cet emploi qui flatte mon ambition ; et j'aimerais mieux le voir passer aux mains de mon concurrent, que de vous quitter un seul jour : car un jour loin de vous, est un siècle pour moi. CRISPIN, à Nérine. Tout ce qu'il dit à ta maîtresse, je le sens pour toi. NÉRINE. Mais tu ne sollicites point d'emploi ? CRISPIN. Comment ! Si mon Maître est en place, je serai son premier Commis ; je donnerai mes audiences, et j'aurai pour les audiences particulières un joli cabinet, où je recevrai les belles solliciteuses comme Nérine. DORVAL. Vous l'ordonnez, il faut partir. CRISPIN, bas à Dorval. Allons, Monsieur, des pleurs, des soupirs, des exclamations.... Échauffez-vous donc. DORVAL. Ah, si je ne consultais que mon coeur, si votre intérêt ne m'était pas plus cher que le mien, je renoncerais à toute idée de fortune, pour ne m'occuper que du foin de. vous plaire. CRISPIN, bas à Dorval. Ah ! Bon Dieu ! Que vous êtes froid ! Tenez , regardez-moi... À Nérine.Ah ! Séparation cruelle ! Instant affreux ! Quitter Nérine !... Plutôt la mort ! Plutôt mille morts ! CÉPHISE, à Dorval. Non, Dorval, si je vous avais retenue près de moi, je me reprocherais d'avoir nui à votre avancement ; vous me le reprocheriez vous-même un jour, car l'Amour passe, Dorval. DORVAL. Ah ! Le mien durera autant que ma vie ; et si, dans la tombe, on est encore capable de quelque sentiment, l'Amour est le seul que je conserverai chez les Morts. CRISPIN, bas à Dorval. Des phrases de roman ! Fi ! Cela sent la Province. CÉPHISE, bas à Nérine. Le cruel homme ! Il s'obstine à rester. Comment nous en défaire ! Sainville va arriver. À Dorval.Les instants sont précieux, surtout à la Cour. Quelque doux que soient ceux que je passe avec vous, je dois précipiter votre départ : ne le différez pas davantage. CRISPIN, bas à Dorval. Comme elle vous regrette ! Comme elle s'efforce de vous retenir ! DORVAL, à Céphise. Est-ce de votre bouche que je devais recevoir cet ordre cruel ! CÉPHISE. Il n'est pas moins cruel pour moi que pour vous ; mais il est nécessaire. DORVAL. Ah ! Dieux, je n'y survivrai pas. CÉPHISE, bas à Nerine. Ah ! Que je suis fâchée de lui voir tant d'amour et tant de regret de me quitter ! DORVAL, bas à Crispin. En vérité, je voudrais bien qu'elle me vît partir avec moins de chagrin. Sa douleur m'afflige. CÉPHISE, à Dorval. Le Ministre vous appelle ; encore une fois, partez, je le veux. DORVAL, bas à Crispin. Au ton dont elle me l'ordonne, on voit bien qu'elle craint que je n'obéisse. CRISPIN, bas à Dorval, Elle craint bien plutôt que vous n'obéissiez pas. CÉPHISE, à Dorval. Pour ne pas prolonger les moments que vous perdez ici, je rentre dans mon appartement. DORVAL. Ah ! Du moins permettez, cruelle... Elle me fuit ! Ô Ciel ! SCÈNE VI. Dorval, Crispin. DORVAL. Enfin, nous en voilà délivrés... Partons... Je vais revoir la beauté qui me charme, et dont je suis aimé. CRISPIN. Dont vous êtes aimé ? DORVAL. Quoi ! Douteras-tu encore de l'amour de Julie ! Doutes de celui de Céphise tant que tu voudras : mais Julie ! elle m'aime ; que dis-je ? elle m'adore. Est-il un mortel plus heureux que moi ? Je vais demeurer près d'elle. Chaque jour, ses yeux me diront qu'elle m'aime ; chaque jour, sa bouche me le répétera. Partons , Crispin ; rien ne peut plus retenir mon impatience. CRISPIN. Allons... Mais quelle est cette figure ? SCÈNE VII. Dorval, Crispin, Lafleur. LAFLEUR. Monsieur, je suis chargé de vous remettre cette lettre. DORVAL. De quelle part ? LAFLEUR. De la part de Julie. DORVAL. Ah ! Je ne pouvais recevoir un message plus agréable... Mais je ne te connais point. Depuis quand es-tu à Julie ? LAFLEUR. Je ne suis point à Julie ; c'est son oncle que je fers. CRISPIN, à part. C'est le valet de l'oncle, qui apporte une lettre de la nièce ! Je n'augure rien de bon de tout ceci. DORVAL. Tiens, mon ami, il me suffit que Julie t'ait employé une fois, pour que tu me fois cher, prends ces dix louis... Prends, te dis-je. LAFLEUR, à part. S'il savait ce que contient l'épître, il ne serait pas zi généreux. Mais j'ai encore une lettre à remettre dans cet hôtel. Achevons notre message. Il s'enfuit. CRISPIN. Il s'enfuit bien vite ! SCÈNE VIII. Dorval, Crispin. DORVAL. Tu vas voir si l'on m'aime ! CRISPIN. Je tremble à l'ouverture de la lettre. DORVAL. Tu vas voir comme Julie exprime son impatience. CRISPIN. Peut-être c'est du ton dont Céphise exprime la tienne. DORVAL. Avant que je puisse baiser la belle main qui a tracé cette lettre, que je la baise du moins, cette aimable épître. CRISPIN. Avant de la baiser, il faudrait savoir du moins ce qu'elle contient. DORVAL. Ce qu'elle contient ? Je le sais déjà. Je te la réciterais sans l'avoir lue. CRISPIN. Vous avez le don de deviner ? DORVAL. Tiens, sans ouvrir la lettre, je parie que voilà ce qu'elle dit : « Que vous êtes cruel, cher Dorval , de me laisser languir dans l'impatience ! Si vous connaissiez comme moi ce supplice !.. Quoi ! Il est six heures, et vous n'êtes point encore arrivé ! Je compte les instants ; mon coeur vole au-devant de vous. » CRISPIN. En vérité, vous vous écrivez à vous-même beaucoup plus tendrement, que vous n'écrivez à vos maîtresses. DORVAL. Puis elle continue ainsi : « Ah ! Cher Dorval, si vous m'aimiez autant que je vous aime, montreriez-vous si peu d'empressement ? Mais venez me revoir, et tout est pardonné. » CRISPIN. Vous êtes généreux ; vous pardonnez aisément. Quelle bonté ! Quelle clémence ! Et n'a-t-il rien de plus dans la lettre ? DORVAL. Rien, que je sache. CRISPIN. Elle est telle que vous me l'avez récitée ! DORVAL. Oui, je parie que c'est cela en substance. Si ce ne sont point les propres mots de Julie, ce sont du moins ses idées. » CRISPIN. Ma foi, je ne vous conseille pas de soutenir la gageure jusqu'au bout. DORVAL. Pourquoi donc ? CRISPIN. Je ne sais ; mais l'air du messager, sa prompte fuite, tout cela m'inquiète. DORVAL. Oh ! Tu es l'animal le plus timide que je connaisse. CRISPIN. Dites le plus prudent. DORVAL. Allons, il faut te convaincre par tes yeux. Ouvres-la, cette lettre, et lis-la toi-même. CRISPIN. Mais, si par hasard elle renfermait qnelqu'impertinence, n'allez pas en punir le lecteur. DORVAL. Eh ! Lis donc, bourreau. CRISPIN. Ouvrons et lisons. De Passy, ce 16, à quatre heures. DORVAL. Eh ! Qu'importe la date ? Au fait. CRISPIN. La date importe plus que vous ne pensez ; et ce fera, dans l'histoire de vos amours, une époque dont vous vous souviendrez. DORVAL. Ah ! Tu me feras perdre patience ! CRISPIN. Allons, vous voulez que je lise , il faut satisfaire. Il lit.Monsieur. DORVAL. Comment, Monsieur ! Il n'y a point mon cher Dorval ? CRISPIN. Non ; il y a, Monsieur. DORVAL. Allons, cela ne se peut ; ce n'est pas son style. CRISPIN. Parbleu, je sais lire. « Monsieur, la volonté de mon oncle, dont je dépends, me forces à choisir un autre époux ». DORVAL. Que dis-tu ? CRISPIN. Je lis ce qui est écrit: continuons. « Je n'aurais obéi qu'en pleurant, peut-être même n'aurais-je pas obéi, si je ne venais d'apprendre, qu'au mépris de la foi que vous m'avez jurée, vous avez, dans l'hôtel même où vous demeurez, d'autres amours et d'autres projets de mariage ». DORVAL. Et qui peut le lui avoir dit ? CRISPIN. Vous êtes si discret, que je ne serais pas surpris quand vous le lui auriez dit vous-même. La renommée n'a pas besoin de prendre sa trompette pour publier vos exploits, vous vous en acquitter beaucoup mieux qu'elle.[Note : Ce vers célèbre est une citation de Voltaire, La Henriade, Chant VII.]Vous savez vaincre et chanter vos victoires. DORVAL. Trêve de plaisanterie : poursuis ? CRISPIN. Jusques-là je ne vois pas une de vos phrases. Je cherche en vain : mon coeur vole au devant de vous, je compte les instants, et toutes les douceurs que vous vous écriviez à vous-même. Mais continuons ; la sévère Julie changera peut-être de style. Il lit.« Depuis que j'ai su cette intrigue, le bandeau est tombé de mes yeux, et je vous vois tel que vous êtes. » DORVAL. Si elle me voit tel que je fuis, je ne pense pas que ce soit une raison de rompre avec toi. CRISPIN, lit. « Si je voulais me venger de ma rivale, je lui conseillerais de vous épouser. » Le compliment n'est pas flatteur. DORVAL. L'ingrate ! La perfide! CRISPIN, lit. « Sachez, Monsieur, que si un Petit-Maître de Paris réussit rarement à tromper longtemps une honnête femme, un Petit-Maître de Province, encore gauche et novice, doit bien moins y réussir. Retenez bien cette leçon. » DORVAL. Insolent maraud ! Je t'apprendrai... CRISPIN. Eh ! Ce n'est point moi qui parle, c'est Julie. Il lit. « Retenez bien cette leçon ; mais oubliez pour jamais celle qui vous la donne. » DORVAL. Ah ! Je ne croirai jamais que Julie ait écrit ces horreurs ; tu as forgé cette lettre. CRISPIN. Lisez plutôt vous-même. DORVAL, après avoir lu. Il n'est que trop vrai. CRISPIN. Baisez-la donc, cette lettre, avant de baiser la belle main qui l'a tracée. DORVAL. Vit-on jamais une trahison plus noire ! Hier elle m'écrit la lettre la plus passionnée, et aujourd'hui elle rompt avec moi ! Voilà les femmes : inconstance, mensonge, perfidie, toutes ces noirceurs leur font familières. CRISPIN. Avouez que ces mêmes noirceurs ne vous coûtent pas beaucoup ; rendez-vous justice. Au reste, allez la revoir, et tout est pardonné, DORVAL. La revoir ! Après cette perfidie ! Je serais assez lâche pour la revoir ! Non, non ; je fais mépriser qui m'offense. La revoir ! Non, jamais... jamais je ne la reverrai. CRISPIN. Vous ferez bien. DORVAL. Tiens, Crispin, quand elle m'écrirait une lettre dictée par le repentir le plus amer... CRISPIN. Ne craignez rien, elle ne vous l'écrira pas. DORVAL. Enfin, quand elle viendrait elle-même-ici, les cheveux épars, les yeux baignés de larmes, me dire : « Dorval, cher Dorval, je sais quel coup affreux j'ai porté à votre coeur ; mais l'amour et le repentir vous ramènent votre amante. Une fatale erreur égara ma main, lorsque je traçai cette lettre. Moi, vous quitter ! Julie rompre avec Dorval ! Non, jamais cette pensée affreuse n'est entrée dans mon âme. Rends-moi ton coeur, Dorval, rends-moi ton coeur... Non, perfide, non. Ce coeur n'est plus à vous ; il ne rentrera jamais sous vos loix. Il a brisé sa chaîne ; il est libre, et laisse à vos remords le soin de le venger. » CRISPIN. J'approuve ce courroux. DORVAL. « En vain vous me poursuivez. Non, je ne veux plus voir ces yeux qui m'avaient séduit. C'en est fait ; vous m'avez ordonné de vous fuir, je serai fidèle à cet ordre. Allez, engagez-vous sous les lois d'un autre époux ; c'est alors que vous connaîtrez le prix de ce que vous avez perdu. » CRISPIN. Ferme ; appuyez, Monfieur. N'allez pas lui pardonner. Soyez inexorable. DORVAL. Et toi, ne vas pas me parler en fa faveur ! CRISPIN. Je m'en garderai bien. DORVAL. Ne vas pas m'engager à rentrer sous ses lois ! CRISPIN. Jamais je ne vous conseillerai une telle lâcheté. DORVAL. Je parie qu'à présent elle se repent déjà de la rupture. CRISPIN. Moi, je ne parie pas si légèrement. DORVAL. Elle voudrait bien retenir cette lettre fatale. CRISPIN. Avouez, Monsieur , que vous vous êtes trop pressé de faire le généreux envers le porteur de la lettre, et que ce sont dix louis bien mal placés. DORVAL. C'est bien là le moment de songer à ces dix louis ! CRISPIN. Je ne suis pas fâché de vous donner cette leçon d'économie. DORVAL. Laisse-là tes leçons. CRISPIN. Non, Monsieur ; c'est le moment de vous en faire sentir l'importance. Sitôt qu'un laquais vient de la part d'une femme, vous croyez que sa maîtresse vous adore ; vous ouvrez votre bourse, avant d'ouvrir la lettre, et souvent cette lettre ne renferme qu'une défense de revenir chez celle qui l'a écrite. Généreux avec les valets des femmes même que vous ne connaissez pas, vous n'êtes économe qu'avec moi. DORVAL. Crispin ! CRISPIN. Monsieur... DORVAL. Il faut que je t'avoue ce qui se passe dans mon coeur, depuis que j'ai lu cette fatale lettre. CRISPIN. Quoi ! Sentiriez-vous quelque retour vers Céphise ? DORVAL. Justement. Depuis un instant je crois que j'en suis amoureux. CRISPIN. Je vous en félicite. DORVAL. Oui, Céphise a des yeux animés d'un feu tout céleste. CRISPIN. Sans doute. DORVAL. Une voix touchante... CRISPIN. Une voix qui va chercher l'âme. DORVAL. Des grâces naturelles... CRISPIN. Un peu perfectionnées par l'art. DORVAL. Une taille de Nymphe... CRISPIN. Qu'on ne peut comparer qu'à celle de Nérine. DORVAL. Un esprit vif et et délicat... CRISPIN. Et des raisons ! C'est un prodige. DORVAL. Julie était bien loin de toutes ces perfections. CRISPIN. En vérité, je ne conçois pas comment Julie avait pu séduire un connoisseur tel que vous. DORVAL. Oui, j'en suis sûr maintenant. J'aime, j'adore Céphise. Mon goût pour Julie n'était qu'un caprice passager ; mon penchant pour Céphise est un amour véritable. SCENE IX. Dorval, Céphise, Nérine, Crispin. CÉPHISE. Quoi, Monsieur, je vous retrouve ici ? CRISPIN. Encore Monsieur ! Toujours Monsieur ! Gare une seconde rupture. DORVAL. Ah ! Madame, je ne puis m'éloigner d'un séjour qu'embellissent vos attraits. J'ai voulu vous obéir ; je suis descendu, remonté, descendu, plus de dix fois, toujours prêt à partir, et toujours différant mon départ. CÉPHISE, à part. Le fourbe ! NÉRINE, à Céphise. Voyons jusqu'où il poussera le mensonge. DORVAL. Il semblait qu'un charme invincible arrêtait mes pas, me rappellait vers vous ; Crispin vous le dira. CRISPIN. Rien n'est plus vrai, Madame. DORVAL. Il est témoin des efforts que j'ai faits pour vous obéir. Il a vu mes transports, mes larmes , mes regrets. CRISPIN. Je suis prêt à pleurer quand j'y pense. Si vous l'aviez vu, Madame, il vous aurait fendu le coeur. NÉRINE, à Céphise. Le Valet est aussi fourbe que le Maître. DORVAL. Non, Céphise, non ; je ne puis vivre sans vous. Qui sait combien de temps je serais retenu à la Cour ? Passer huit jours ! Que fais-je ? Peut-être un mois sans vous voir ! CÉPHISE. Ainsi vous manquerez au Ministre qui vous attend ? DORVAL. Ah ! Je renonce à la fortune, aux honneurs ! Le seul que je désire, est de vous plaire, et de vous servir toute ma vie. CÉPHISE. C'en est assez ; épargnez-vous de nouveaux mensonges. DORVAL. Moi, vous tromper, Madame ! Que la foudre m'écrase... CÉPHISE. Vous alliez à Fontainebleau ? DORVAL. Oui, Madame ; si l'amour, plus puissant que l'ambition, ne m'eût retenu près de vous. CÉPHISE. Le Ministre vous y appelait ? DORVAL. Oui, sans doute. Les Grands ne savent pas qu'un regard de Céphife est préférable à toutes leurs faveurs. CÉPHISE. Vos pas ne s'adressaient point à Passy ? Et Julie... CRISPIN, bas à Dorval. Ah ! Nous sommes perdus. DORVAL. Julie est une femme... que j'ai connue... par hasard... CÉPHISE. Et que vous avez trahie, ainsi que moi. Voici ce qu'elle m'écrit. CRISPIN. Monsieur, avant que Madame lise cette lettre, ne pourriez-vous pas deviner ce qu'elle contient, et me la réciter en substance ? DORVAL. Tais-toi. CRISPIN. Vous avez un talent singulier pour deviner, sur l'adresse seule d'une lettre, tout ce qu'elle renferme. DORVAL. Te tairas-tu, maraud ? CÉPHISE, lit. « J'aurais pu me venger de vous, Madame, en vous laissant votre erreur ; mais j'ai cru qu'il était de mon devoir de vous ouvrir les yeux. Dorval, qui vous offrait sa main, me l'offrait en même temps. J'ai su, par une voie indirecte, qu'il vous avait annoncé son départ pour Fontainebleau ; mais il venait à Passy, sous le prétexte de faire connaissance avec mon oncle, et de me demander en mariage : il n'avait d'autre dessein que de nous tromper toutes deux... » Adieu, le plus perfide... le plus lâche de tous les hommes. CRISPIN. Cet adieu est fort tendre. NÉRINE. Rentrons, Madame ; j'entends une voiture, c'est probablement celle de Sainville. Allons le recevoir et lui pardonner : c'est un véritable amant, celui-là ! SCÈNE X. Dorval, Crispin. DORVAL. Eh bien, Crispin ? CRISPIN. Eh bien , Monsieur ? DORVAL. Qu'en dis-tu ? CRISPIN. Qu'il faut partir pour Fontainebleau, et voir si la fortune ne vous fera pas plus favorable que l'amour. ==================================================