******************************************************** DC.Title = TYR et SYDON Journée II, TRAGI-COMÉDIE DC.Author = SCHELANDRE, Jean de DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragi-comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 22/06/2022 à 06:08:56. DC.Coverage = Syrie DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/SCHELANDRE_TYRSIDON_II.xml DC.Source = http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k705432 DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** TYR et SYDON TRAGI-COMÉDIE divisée en deux journées. SECONDE JOURNÉE. 1628. Avec privilège du Roi. Jean de SCHÉLANDRE À PARIS, de l'imprimerie de Robert ESTIENNE, rue Saint-Jean de Beauvais. Représenté pour la première fois à Paris en 1628. PERSONNAGE DE LA DEUXIÈME JOURNÉE CASSANDRE, fille aînée du Roi de Tyr. BELCAR, fils du roi de Sidon. MÉLIANE, soeur de Cassandre. ALMODICE, nourrice de Cassandre. ARAXE, capitaine Sidonien. ZOROTE, vieillard Sidonien. PHARNABAZE, roi de Tyr. PHULTER, capitaine Tyrien. TIMADON, écuyer du défunt Léonte. THAMYS, capitaine de la tour de Tyr. ABDOLOMIN, roi de Sidon. BALORTE, ambassadeur Sidonien SOLDATS DE TYR. L'AMIRAL DE TYR. DEUX PÊCHEURS DE TYR. LES JUGES DE TYR. UN ARCHER TYRIEN. MESSAGER TYRIEN. ACTE I SCÈNE I. Où sont représentés les divers empêchements et l'heureux succès des amours de Belcar et Meliane. CASSANDRE. Ô le plus inhumain de la race divine,[Note : Tisiphone : l'un des trois furies. [L]]Vrai fils de Tisiphone, adopté de Cyprine,Ennemi capital de toute liberté,Tyran du jugement et de la volonté,Petit enfant de corps, vieux routier de malices, Avare de présents, prodigue de supplices,Jusques à quand, amour, au fonds de tes enfersSentirai-je tes feux, tes gênes et tes fers ?Pourquoi repousses-tu mes prières plus saintes ?Es-tu, comme sans yeux, sans oreilles aux plaintes ? Si les dieux sont cléments et tendres au pardon,Tu n'es pas un vrai Dieu, rigoureux Cupidon.Depuis que par mes yeux un éclair de ton foudreMit en braise mon coeur, mes chastes voeux en poudre,Et qu'en ton feu grégeois, qui s'accroît dans les eaux, Mes larmes ont servi de cire à tes flambeaux,Comment a peu mon âme endurer cette guerre ?Comment trainé-je encor mes membres sur la terre ?Et comment s'est-il fait qu'un tel torrent de pleursD'un cours continuel n'ait tari mes humeurs ? Qu'un brasier tant couvé ne m'ait réduite en cendre ?Que parmi tant de morts la mort ne m'ait su prendre ?Fut-il jamais au monde une fille de roi,En qui le sort parût plus muable qu'en moi ?Moi de qui les beaux yeux échauffaient de leurs flammes Les lieux plus éloignés et les plus froides âmes,Sont ternis tout à coup, et cierges retournés,Sont, au lieu de rayons, de pleurs environnés :Moi qui des plus francs coeurs maîtresse reconnueMe trouve d'un captif esclave devenue : D'un trésor où l'amour assemblait ses attraits,Une butte ordinaire où se plantent ses traits.Hélas ! Que direz-vous, ô beaux et jeunes princes,Des plus grands que l'Asie élève en ses provinces,Qui par devoir exact à ma beauté rendu, Par fidèle service et par sang épandu,Et par tous les tourments de l'amoureuse rage( Qu'aujourd'hui je ressens, las ! Trop à mon dommage )À la fin de vos maux n'en avez remporté[Note : Refrongné : renfrogné, Contracter et plisser le visage en signe de mécontentement ou de douleur. [L]]Qu'un refrongné refus confit en cruauté, Que direz-vous de moi ? Le feu qui me consommeProvient d'un caillou froid qui ne tient rien de l'homme.La vengeance du Ciel surmonte mes rigueurs,Car même elle défend la plainte à mes langueurs.« C'est souffrir doublement que souffrir en cachette, Ce sont larmes de sang que les larmes secrètes. »Lorsque mon coeur, poussé de mouvements soudains,Prépare des discours pour fléchir ses dédainsJe tremble, je rougis, ma liberté s'envole,Ma langue à mon palais, immobile, se colle : Las ! Si voit-il mon mal ; ma mine seulementNe l'expose que trop à son beau jugement :Mais, inhumain qu'il est, aveugle volontaire,Il ne veut pas me voir d'un regard salutaire.Il est d'autres chaînons de longtemps détenu, Mon oeil est (je le sais) d'un autre oeil prévenu,Ma soeur, ma soeur me nuit, et moins que moi craintiveD'un lien mutuel doucement le captive :Crève-coeur non pareil ! Celle qui me devraitCéder en toute chose, anticipe mon droit ! Ha ! Fille sans respect, à me perdre obstinée,Oses-tu supplanter ta malheureuse aînée ?Oui, je n'en doute plus, il serait ébranléPar le premier soupir de mon sein désolé,Eut-il le sein rempli d'une roche glacée Si tes attraits larrons ne m'avaient devancée.Mais, deussé-je, appelant tout secours le plus prompt,[Note : Hécate : déesse de la lune, de l'ombre et des morts dans la mythologie grecque.]Arracher de son trône Hécate au triple front ;Y dussé-je employer, de rage débordée,Les gobelets de Circé et les arts de Médée ; Deussé-je, descendante aux antres de la mort,[Note : Discord : État de ceux qui ne s'accordent pas. [L]]Conjurer les fureurs, le médisant discord,L'envie au teint plombé, la noire jalousie,Le soupçon méfiant, la forte frénésie,Et tout ce que d'affreux l'enfer conçut jamais, Je vous ferai la guerre en me donnant la paix.[Note : Enter : Insérer en général. [L]]( Qui veut bâtir au sûr, il ne faut pas qu'il enteLe nouveau sur le vieil, mais que tout il déplanteLe dessein précédent pour y fonder le sien. )Et, quand tous ces efforts ne m'aideraient à rien, Plutôt par un poison je me verrai vengéeQu'être toujours plaignante et jamais soulagée.Tout beau, folle Cassandre ! À quoi te résous-tu ?Comment s'est aujourd'hui cette rare vertu,[Note : Accort : Qui est de gentil esprit, qui est à la fois avisé et gracieux. [L]]Ce naturel accort, cette douceur aimée, En vice, en cruautés, en horreurs, transformée ?Remets, remets ton sens en sa propre maison ;Écarte les vapeurs qui troublent ta raison,Et pour de Méliane un sain jugement rendre,Mets l'intérêt à part que tu dois y prétendre. Cyprine, par ses lois, a permis de saisir( À qui premier le peut ) l'objet de son désir,Sans égard d'aucuns temps, de personne ou de place.Partant, si de ta soeur la jeunesse et la grêceOnt donné dans la vue au prince de Sidon, Dois-tu, par un dépit flottant à l'abandonDu vent passionné d'une injuste querelle,Machiner un effet si funeste contre elle ?Non ! Meurs plutôt, pauvrette, en imputant ta mortÀ la malignité des astres et du sort, Qu'à ce traître complot pour guérir condescendre,[Note : Progné : (Mythologie) Fille de Pandion, roi d'Athènes, et soeur de Philomèle ; elles furent changées, l'une en hirondelle, l'autre en rossignol. [W]]Digne d'une Progné, non pas d'une Cassandre.Outre ces crève-coeurs, un présage nouveau,Un songe, cette nuit, m'a brouillé le cerveau :Déjà les roussins noirs qui trainent la charrette De l'ennuyeuse nuit espéraient leur retraite,Et, sentant de leur train les trois quarts mesurés,[Note : Chef baissé : volontairement.]Courraient à chef baissé droit aux flots désirés ;[Note : Phosphore : Fig. Lueur. [L]]Déjà la fraîche main du vigilant phosphoreCommençait à blanchir le portail de l'aurore ; [Note : Marri : Terme vieilli. Fâché et repentant. [L]]Mon front était à sec ; mes yeux, étant marrisDe manquer d'exercice en leurs ruisseaux taris,Comme par nonchalance, et faute de lumière,S'étaient laissez coller l'une et l'autre paupière,[Note : Atropos : Terme de mythologie. Parmi les trois Parques, celle dont l'office est de couper le fil de la vie humaine. [L]]Non pas d'un vrai dormir, doux frère d'Atropos ( Car mon tourment n'est point compatible au repos ),Mais d'un léger sommeil interrompu de masques,De spectres, de frayeurs et de songes fantasques.Étant, me semblait-il, loin du bruit soucieux,[Note : Aulne : aune, arbre fort grand et fort droit qui vient aisément dans lieux humides et marécageux. [F]]Sises dessous un aulne en un pré spacieux, Seules, ma soeur et moi, nous cueillions des fleurettes,Chantants à qui mieux mieux quelques airs d'amourettes.[Note : Impourvu : Terme vieilli. Non prévu. [L]]Un cerf à l'impourvu, d'un pas gaiment doux,Sortant d'un bois prochain, s'est avancé vers nous ;Sa ramure était d'or, d'or la forte chaussure Qui de ses pieds légers marquait l'assiette sûre ;[Note : Longuet : Qui a une forme un peu allongée. [L]]Son col haut et poli, son front large et longuet,Sur qui deux yeux hagards semblaient faire le guet ;[Note : Floquet : Petite touffe floconneuse. [Pourrat]]Son poil était plus blanc que les floquets de laine[Note : Nuaux : pluriel ancien de nielle.]Qui tombent en janvier des nuaux sur la plaine, Ses membres bien replets ; bref, il était si beauQue la reine des bois, à l'argenté flambeau,Pour ses chastes ébats en serait idolâtre.Il aborde sans crainte, et d'un geste folâtre[Note : Incarnadin : incarnatin, De couleur d'incarnat [entre la couleur de cerise et la couleur de rose], mais plus faible. [L]]Fait caresse à ma soeur d'un muffle incarnatin, [Note : Tétin : La mamelle tout entière ; en ce sens il est vieux. Un blanc tétin. [L]]Baisant ses mains, ses yeux, sa bouche et son tétin ;Puis va, tourne, revient, sautelle d'allégresse,Comme un chien qui se joue aux pieds de sa maîtresse.[Note : Mignarder : Affecter de la délicatesse, de la grâce. [L]]Elle aussi le mignarde avec des ris flatteurs,Ornant ses andouilliers de joyaux et de fleurs ; J'en voulais faire autant ; il recule farouche :La seule Méliane en privauté le touche ;À mes plus doux appas sa rigueur ne fléchit ;Quand je veux l'approcher, il s'esquive et gauchit.Je conçus lors dépité une humeur envieuse [Note : Germaine : Il s'est dit autrefois dans le langage général pour frère, soeur. [L]]Qui me rendait déjà ma germaine odieuse,[Note : Mignard : Gracieux et délicat (en ce sens il vieillit) [L]]Quand je vois l'animal, après ces jeux mignards,L'accrocher par le bust[e] à l'or de ses brancards,La lever éminente aux pointes de sa tête,Puis recourir aux bois, joyeux de sa conquête ; J'y cours, et lui s'enfuit ; mais, talonné de près,Peureux, il lâche prise et me quitte son faix :Je poursuis nonobstant ; après telle rescousse,Le désir de vengeance et d'honneur qui me pousseMe rend les pieds dispos et les membres légers. Après avoir longtemps, sans crainte des dangersBrossé parmi les forts et les ronces poignantes,Par vallons raboteux, par cavernes sonnantes,( Chose effroyable à voir ! ) Son chef devint tout rond,Il perdit à l'instant les armes de son front, Son poitrail s'épaissit de longue chevelure,La jambe s'accourcit, l'oreille et l'encolure ;Son poil devint tout roux et ses deux yeux ardents,Sa mâchoire s'arma de grands rochers de dents,Un tissu d'os nerveux, qui lui sort de l'échine, En lui battant les flancs, l'échauffe et le mutine :Ses pieds vinrent griffus, larges à l'avenant :Bref, ce fut un lion, qui, vers moi se tournantDéjà d'un saut agile me tenait attrapée ;De si soudaine peur ma pauvre âme frappée Fit bondir en sursaut un inutile réveil,Qui n'ôta point le songe en ôtant le sommeil.Dieux ! Si c'est mon trépas que Morphé me présage,C'est ma félicité plutôt que mon dommage.« Le choix du moindre mal, c'est l'heur du malheureux : Il vaut mieux n'être point que d'être langoureux. » SCÈNE II. BELCAR. Si jamais un amant, tout content de sa dame,Eut sujet de bénir et l'amour et sa flamme,Je suis celui qui dois, selon mes premiers voeuxHonorer son autel du trépas de cent boeufs : Ce digne enfant de Mars, qui n'est jamais sévèreÀ ceux qui leurs beaux ans consacrent à son père,Âme de l'univers, esprit qui rend éprisD'un céleste désir des hommes les esprits,Si favorable aux siens que l'inconstante roue N'est jamais importune aux amants qu'il avoue,Le plus adroit tireur, le plus ingénieux,Le plus beau, le plus fort, et le plus craint des Dieux.[Note : Bien-heuranrt : bienheureux.]Amour, qui, bien-heurant le malheur de ma prise,A guidé mes pensers à si haute entreprise, À si brave dessein, que l'oser seulement,Me serait trop d'honneur en tout événement :Il a d'une beauté par delà tout exemple,( L'objet le plus parfait que le soleil contemple )Engravé dans mon sein, d'un trait noble et doré, Le céleste portrait au naturel tiré ;Et puis, pour me ravir d'une douce merveille,Il a piqué son coeur d'une flèche pareille ;Si qu'aujourd'hui je puis, ô mortel trop heureux !Me dire autant aimé que je suis amoureux. Il ne reste qu'un point pour comble de ma gloire,Il ne reste qu'un fort pour fin de ma victoire,Le formaliste hymen contre moi le défend :Mais je serai bientôt pleinement triomphant,Car la sincère foi de ma belle princesse Fait que de ce côté toute crainte me cesse :Puis, quelque dur traité qu'on m'y veuille apporter,J'irai la carte blanche au père présenter :La patience est douce et sans peine l'attente,Alors que l'espérance est solide et constante. Voici ma Meliane, ah ! Quel essaim d'attraits !Elle ne me voit pas. Almodice est auprès ;De Megère à Cyprine étrange différence !J'entendrai de ce coin toute leur conférence. SCÈNE III. Meliane, Almodice, Belcar. MÉLIANE. Non, non, ne craignez pas, ma mère, que mon feu Des bornes de l'honneur s'égare tant soit peu ;J'aime, mais sans hasard de voir abandonnéeLa fleur de mon printemps qu'en faveur d'Hyménée. ALMODICE. Ne vous offensez pas, Madame, si je crainsQue ce joyau si cher vous échappe des mains : Après l'avoir lâché, la repentance est vaine.Or, bien que vous n'ayez, comme votre germaineAbouché mon tétin, je vous ai toutefoisPendue à mon collet et mille et mille fois,Dès que, venant au jour, vous parûtes si belle ; Pour cela je vous aime, et peut-être plus qu'elle,Pour cela je suis libre, et de franche façonJe prends l'autorité de vous donner leçon.Je sais que c'est de nous et sais que c'est des hommes,Ils nous en font accroire, ô sottes que nous sommes ! Qu'ils sont blessés à mort, comme en effet aussiAucuns par nos rigueurs tombent en grand souci ;Mais leur cupidité souvent est suppriméeAussi légèrement qu'elle fut allumée :Comme le trop de bois étouffe un petit feu, S'il est mis à propos le grossit peu à peu ;Ainsi de nos faveurs, dont ils brûlent d'envie,Trop éteint leur amour, peu l'entretient en vie :Amour qui toutefois ne peut vivre un momentS'il ne tire toujours de ce doux aliment. Mais, comme vous voyez que dans la grande masseD'un antique palais, une seule crevasseCroissante avec le temps, le fait tendre au déclin,Fait brèche irréparable et le renverse enfin,Par semblable progrès leur brigue périlleuse Mine l'âme fragile et la chair chatouilleuse,Tant qu'ils nous fassent choir. MÉLIANE. Pour un chaste baiser,Je ne le pourrais pas ni dois le refuser :Cela ne gâte rien ; c'est un bien qui s'envoleEt l'ennui languissant d'une attente console. ALMODICE. C'est, Madame, c'est là le soupçon qui me tient,C'est où je vous attends ; je sais trop comme vientDu baiser le toucher, du toucher autre chose. MÉLIANE. Autre but qu'un baiser Belcar ne se propose. ALMODICE. C'est un essai friand qui fait croître la faim. MÉLIANE. Mais sa modeste humeur, n'est-ce pas un bon frein ? ALMODICE. Comment s'abstiendrait-il, ne le pouvant vous-même ? MÉLIANE. Pourrai-je à moins de frais témoigner que je l'aime ? ALMODICE. [Note : Appeter : Désirer vivement ce qui satisfait les penchants, les besoins naturels. [CNRTL]]La fille plus que l'homme appette ce plaisir. MÉLIANE. La fille mieux que l'homme apaise un tel désir. ALMODICE. Tous deux sont maitrisés de naturelle rage. MÉLIANE. Parlez-vous d'une louve, ou d'une fille sage ?Toutes sont d'une chair sujette à caution.Moi-même, décrépite, ai cette passion,Et comment la jeunesse en serait-elle exempte ? Enfin la plus sévère et la plus suffisante[Note : Prendre sur le vert : prendre au dépourvu.]Consentirait au mal (la prenant sur le vert),Pourvu qu'elle crut bien qu'il demeurât couvert.Las ! Madame, plutôt se darde le tonnerreSur mes cheveux grisons, et m'engouffre sous terre, Qu'il avienne par moi quelque faute de vous :Par moi, je parle ainsi, car seule d'entre tous[Note : Fiance : confiance. ]J'ai reçu et caché vos secrets en fiance,Espérant voir la paix naître en votre alliance.Pour ce vous ai-je aidé. MÉLIANE. Quoi donc ? Pour l'avenir Voulez-vous au besoin vos bienfaits retenir ?Me refuserez-vous, ô ma mère, m'amie,De convier ici le soulas de ma vie ?Je ne veux que le voir. ALMODICE. J'aurais perdu mes pas,Puisque j'ai commencé, si je n'achevais pas. Je m'en vais le trouver, mais gardez la barrière. SCÈNE IV. Belcar, Meliane. BELCAR. [Note : Malencontre : mauvaise rencontre. [L]][Note : Courrière : se dit poétique de l'Aurore qui vient annoncer le jour ; et de la lune, qu'on a appelé la courrière des mois. [F]]Marche à ta malencontre, infernale courrière.Ma reine, Dieu vous gard[e]. MÉLIANE. Mon prince, que les cieuxSecondent vos desseins toujours de mieux en mieux. BELCAR. Ah ! Ce n'est pas du ciel, mais de votre largesse, Que j'attends mes plaisirs, ma gloire et ma richesse ;Pour être bienheureux, belle, votre BelcarPréfère vos faveurs aux douceurs du nectar. MÉLIANE. Si mes faveurs avaient pour vous cette puissance,Tous vos souhaits seraient en votre obéissance ; Jugez quelle faveur je vous puis refuser,Moi qui tiens à faveur de vous favoriser.Que demandez-vous plus, mon cher coeur ? Je vous aime,Je vous aime surtout, je dis plus que moi-même. BELCAR. Discours plus gracieux que l'obligeante voix Dont Vénus entretient les grâces quelquefois.L'accord mélodieux des bandes empluméesQui, dans le vert naissant des nouvelles ramées,Chantent l'épithalame et les amours diversDe tout ce que Nature anime en l'univers, Ne se peut comparer à la douce paroleQui de ces lys du sein par ces oeillets s'envole.Belles fleurs de bien dire, à la source du ris,Prêtez à mon souci votre gai colorisComme vous contentez mon oeil et mon oreille, Permettez à ma bouche une faveur pareille :Souffrez qu'en vos odeurs, comme une mouche à miel,[Note : Ambrosie : ambroisie, Mets des divinités de l'Olympe. [L]][Note : Manne : Nourriture que Dieu fit tomber du ciel pour les enfants d'Israël dans le désert. [L]]Je suce l'ambrosie et la manne du ciel ;Si nous ne respirons vous et moi qu'une vie,Qu'entre mille baisers notre haleine s'allie. MÉLIANE. Tout beau, mon cher ami ! Souvent ces doux appasNous attirent un mal que l'on ne prévoit pas.Retranchons ce plaisir, quoi qu'il nous soit licite,Craignant que plus avant notre amour il n'incite. BELCAR. Si ce refus, Madame, était de votre crû ( Chose que, sans mentir, à peine j'eusse cru )Je le supporterais comme un léger suppliceDe ma témérité dont vous êtes complice,( Car je mériterais d'être plus maltraitéSi je n'avais pour moi votre excès de bonté, ) Je tiens telle faveur si loin de m'être dueQue je suis criminel de l'avoir prétendue :Ce rebut est donc juste, et celle qui le fait.Mais, sachant quelle cause a produit cet effet,Une langue hypocrite, en qui ma foi trahie N'eut fondé nul soupçon si je ne l'eusse ouïe,Quel homme ne serait estimé trop souffrantS'il ne se courrouçait, telle injure s'offrant ?Permettez, s'il vous plaît, Madame, que je dieQue je suis méfiant de quelque tragédie. Le présage en soit faux ! Mais j'ai crainte qu'un jourCe squelette vivant nous face un mauvais tour.On se devrait servir d'une femme en tel age[Note : Maquerellage : Terme qui ne se dit pas en bonne compagnie. Le métier de maquereau. [L]]Non pour un chaste hymen, mais pour maquerellage :Car, si le vice même avoit forme de chair, En ceste affreuse vieille on le pourrait cercher.Aussi (comme on le dict) le tissu de sa vieEst tout d'ambition, d'avarice et d'envie. MÉLIANE. Non, ne vous fâchez point ; ce qu'elle m'en a ditA bien quelque raison, mais n'a pas grand crédit, Car mieux qu'elle ne croit à mes sens je commande :Or bien, je me soumets selon votre demande,Faites la mienne aussi, mon coeur, apaisez-vous. BELCAR. Ô baisers ravissants, non moins puissants que doux ?Mars, si vous l'assailliez au plus chaud de la guerre, Jetterait sa colère et ses armes à terre ;Vos charmes sont si forts qu'ils pourraient arrêterUn trait demi-lâché du bras de Jupiter. MÉLIANE. J'entends quelque rumeur. C'est ma soeur, ce me semble,Elle rentre tout court, nous ayant vus ensemble. SCÈNE V. Cassandre, Almodice. CASSANDRE. Doncques, ce grand soupçon, qui, toujours me gênant,Me balançait en doute, est failli maintenant ;J'ai vu (las ! J'ai trop vu) cette maudite paireSe flatter librement d'une voix haute et claireEt s'entre-mignarder de baisers amoureux : Ah ! Que de mon martyre ils triomphent heureux !Que ferai-je, pauvrette ? Où prendrai-je la voie[Note : Cocyte : Terme de mythologie. Un des fleuves qui environnaient les enfers. [L]]Qui par moins de douleur au Cocyte m'envoie,Sous l'ombrage muet des myrtes et cyprès,Où des forçats d'amour les éternels regrets [Note : Ramentevoir : Terme vieilli. Remettre en l'esprit, rappeler. [L]]Ramentoivent les coups de fortune ennemie ?Car pourrais-je encor vivre avec cette infamieQu'à mes justes désirs tout espoir soit ôtéPour ma cadette en âge aussi bien qu'en beauté ?Qu'ai-je aperçu, bons dieux ? Une fille sans crainte Baiser son Adonis entre ses bras éteinte !J'en rougis pour toi-même, ô louve sans pudeur,Et d'une telle audace admire la grandeur.Quoi ? Si je voulais être à vous nuire aussi prompte,Comme de mes soucis vous faites peu de compte, [Note : Malavisé : Qui n'est pas bien avisé. [L]]Ha ! Que je pourrai bien, malavisés amants,Détruire vos desseins jusques aux fondements,En décelant au roi (ce que je devrais faire)Votre amour clandestine aux lois d'honneur contraire :[Note : Quant : Combien grand. [L]]Mais folle, hélas ! Je crains de perdre quant et toi Mon ennemi, que j'aime autant et plus que moi,Tant je porte respect à celui qui me tue !Car j'ouvrirais mon flanc d'une lame pointue,Je m'étreindrais le col d'un funeste cordeau,Je sauterais d'un roc en un abîme d'eau, Plutôt que de tramer, au péril de sa vie,[Note : Lacs : Cordon délié. [L]]Ce lacs où le dépit contre toi me convie.Ô que l'on dit bien vrai ! Fortune vient aiderCeux qui sont sans vergogne âpres à demander ;Amour haït les couards ; la reine d'Amathonte Ne départit jamais ses faveurs à la honte :Qui sait si de ce pas, mes larmes essuyant,Rassemblant les rayons de mon oeil attrayant,Parant mon teint de lys et de roses mêlées.Avec tant de douceurs, qui jadis étalées Captivaient et forçaient par leurs appas vainqueurs,Mêmes sans y penser, les plus farouches coeurs ;Si, dis-je, m'accostant de l'objet qui m'enflamme,Je lui faisais sentir les désirs de mon âme,Même en le suppliant, il serait si cruel Que de me refuser un plaisir mutuel ?Les amants d'aujourd'hui ne sont pas si fidèlesQu'ils ne reçoivent bien deux différentes belles :« L'homme en toute sa vie aime le changement. »Ah ! Cassandre, où es-tu ? Ce rêver seulement Montre ta fin prochaine. Et quoi ! Sur un peut-être,Voudrais-tu bien trahir ton honneur, ton bon maître ?« L'homme cherche toujours ce qu'il voit malaisé ;Le difficile accès rend un château prisé,L'offre d'un bien sans peine en fait perdre l'envie. » Las ! Que ferai-je donc ? Puisque toute ma vieN'est plus qu'une langueur sans espoir de guérir,Pourquoi tout d'un beau coup ne me fais-je mourir ?« Le trépas le plus bref, c'est le plus tolérable. »Chaste soeur d'Apollon, soyez-moi secourable. ALMODICE. Cette fille s'afflige, et, sans dire de quoi,Souvent pour lamenter se dérobe de moi. CASSANDRE. Que si jamais vous plut quelque mien sacrifice,Renforcez-moi le bras pour ce dernier office. ALMODICE. Quoi ? Mon cher nourrisson, d'où vous nait ce vouloir [Note : Douloir : Vieux mot qui signifiait autrefois se plaindre.]De me celer le mal qui vous fait tant douloir,[Note : Enquis : Terme de pratique. Auprès de qui on a fait enquête. [L]]Vous ayant tant de fois sur vos plaintes enquise ?Vous cachez-vous de moi, qui vous suis tant acquise,Qui vous chéris si fort que pour vous contenterRien de trop dur à moi ne se peut présenter ; Moi de qui vous avez honoré les mamelles,Qui n'ai pas plus que vous conservé mes prunelles,Ayant ce corps tendret élevé jusqu'ici,Dès l'heure qu'Atropos le terme eut accourciDu support maternel, vous laissant orpheline ? Ne me direz-vous pas cet ennui qui vous mine ?Qu'est-ce qui vous éteint tous les éclairs de l'oeil ?Et qui vous fait déchoir comme neige au soleil ?Qui défigure ainsi les grâces plus naïvesDes traits de ce visage et ses couleurs plus vives ? D'où vient de vous à moi le soupçon méfiant ?Ne répondez-vous point, quand je parle en priant ? CASSANDRE. Las ! Quand je l'aurai dit, quel soulas en aurai-je ? ALMODICE. Il n'est si grand ennui qu'un bon conseil n'allège. CASSANDRE. Le mien est sans remède. ALMODICE. Il n'est rien ici-bas Qu'on ne puisse esquiver si ce n'est le trépas ;Un ami sert beaucoup, même la solitudeEst un accroissement de toute inquiétude :Le feu brûle tant plus que plus il est celé,Mais le mal découvert est demi-consolé. CASSANDRE. Je ne le cache point : ce qui me rend dolenteC'est mon frère enlevé d'une main violente ;C'était tout mon support, las ! Ne puis-je savoirLe temps de son retour ? Je meurs de le revoir. ALMODICE. Ô la belle défaite ! Ô que vous êtes fine ! Ne le nierez-vous pas si le vrai je devine ?Madame, c'est l'amour, et non pas l'amitié,C'est ce petit garçon qui blessait sans pitiéLes dieux et les mortels, attirés par vos charmes,Qui retourne vers vous la pointe de ses armes : N'ai-je pas bien atteint ? Quelque beau cavalierA fait ce qu'avant lui n'avaient fait un millier.Eh bien ! Celui peut tout qui peut prendre courage,Pour vous donner secours j'ai le savoir et l'âge ;Servez-vous donc de moi, souvent en un tel fait Le bon avis des vieux donne aux jeunes l'effet.Mais si ne faut-il pas qu'une fille bien néeSoit par ses appétits sans bride gouvernée ;Il faut bien reconnaître avant de bien aimer,Et savoir de quel bois on se doit enflammer. Je ne connais point d'homme assez grand, assez brave,Qui ne tienne à faveur de vivre votre esclave,N'abaissez point la tête où vous avez le pied. CASSANDRE. Las ! Ma chère nourrice, ayez de moi pitié. ALMODICE. Il faut qu'un rang d'honneur sur vos désirs commande. CASSANDRE. J'ai fait élection d'une valeur si grande,Qu'au lieu de m'accuser d'un courage trop basVous jugerez plutôt que je ne la vaux pas.Que si par un serment vous me rendez hardie,Je vous découvrirai toute ma maladie. ALMODICE. Par les traits enflammés que le ciel se fendantFait fondre sur la terre en sifflant et grondant,Par le rivage noir, par le chien à trois têtes,Par les rages d'enfer, à nuire toujours prêtes,Par le fer et le feu dont le tartare est ceint, Et si dans l'univers il est rien de plus craint,Je jure de tenir ma langue si fidèleQu'on n'exigera point une trahison d'elle,Et que, pour vous placer au désiré bonheur,Je veux mettre à mépris et la vie et l'honneur. CASSANDRE. L'esprit tant admiré, la grave bien-disance,La douce et franche humeur pleine de complaisance,La valeur, la beauté, la royale façonDu prince prisonnier, m'ont prise à l'hameçon. ALMODICE. Ha ! Que me dites-vous ? M'en voilà toute émue ! Un grand étonnement dans mon sang se remue !Vous me surprenez donc ! Que serait devenuCe ferme jugement par tant d'effets connu ?Ici plus que jamais, petit bâtard de Gnide,Je vois l'aveuglement où ta torche nous guide. CASSANDRE. N'est-il point assez beau pour se faire chérir ? ALMODICE. Il ne l'est que par trop pour vous faire périr. CASSANDRE. Oui, si de me guérir il ne lui prend envie. ALMODICE. Attendez-vous d'un si l'arrêt de votre vie ? CASSANDRE. Qui le rendrait contraire à mon contentement ? ALMODICE. Qui vous rendait jadis contraire à tout amant ? CASSANDRE. Mais il est trop courtois pour être inexorable. ALMODICE. Votre amour est trop fol pour être favorable. CASSANDRE. Est-ce aimer follement que d'aimer son pareil ? ALMODICE. C'est aimer follement que d'aimer sans conseil. CASSANDRE. Pour voir ce qui m'est bon n'ai-je pas assez d'âge ? ALMODICE. Le père doit toujours guider la fille sage. CASSANDRE. Il doit avec raison souscrire à mon désir. ALMODICE. C'est à vous d'approuver, mais à lui de choisir. CASSANDRE. La qualité du prince est sortable à la mienne. ALMODICE. Vous êtes de famille ennemie à la sienne. CASSANDRE. Je voudrais lier Mars des noeuds de son enfant. ALMODICE. Le Roi ne veut la paix qu'en vainqueur triomphant. CASSANDRE. Las ! J'aime, qu'y ferai-je ? ALMODICE. Armez-vous de constance.Mon coeur est déjà pris. ALMODICE. Pourquoi sans résistance ? CASSANDRE. Amour est si puissant que son arc souverainPourrait même enfoncer des murailles d'airain. ALMODICE. Amour n'est qu'un enfant de qui la main peu forteNe gourmande que ceux qui lui cèdent la porte. CASSANDRE. Il a souvent ému par changements divers Celui qui d'un clin d'oeil émeut tout l'univers,Le transformant en or distillant de la nue,Tantôt en taureau blanc à la tête cornue,Puis en cygne, en bélier, en mille autres façons.Les nymphes ne sont pas, sous les raides glaçons, À couvert de ses feux ; sous les vagues profondesIl blesse les tritons et l'empereur des ondes.En vain, nourrice, en vain vos conseils bien donnézCombattent mes désirs trop fort enracinés ;Il me faut succomber ou franchir la carrière, Le détroit ne permet de tourner en arrière ;Je suis (tant me prévient ce premier mouvement)Et sourde de l'oreille et de l'entendement.La seule jouissance y peut donner remède,Et c'est en cela seul que j'implore votre aide. ALMODICE. Non le courroux du Roi, qui viendrait m'accabler,Non l'effet, qui pourrait difficile sembler,Mais votre saint honneur, dont je serai meurtrière,M'empêche d'écouter cette injuste prière. CASSANDRE. Méprisez-vous déjà la force du serment ? ALMODICE. « Faire et jurer le mal, c'est pêcher doublement. » CASSANDRE. Or sus, tant de raisons ont vaincu ma folie.Le destin ne veut pas que mon hymen allieDeux sceptres ennemis, et ne sera point ditQue sur ma chasteté l'amour ait eu crédit. Non, non, je le dépite et sais le seul asileQui me peut garantir de sa chaîne servile :J'ai ce fer protecteur, qui, bravant son pouvoir,Retiendra mon honneur en son juste devoir. ALMODICE. Ha ! Que vois-je ? Bons dieux ! Tout beau ! CASSANDRE. Laissez-moi faire. ALMODICE. Holà ! CASSANDRE. Vous me fâchez ; pensez-vous me distraire ?Lâchez-moi ce poignard. ALMODICE. Vous me romprez les mainsOu je vous l'ôterai. CASSANDRE. Quoi ! Que mes doigts contraintsVous quittent cette lame à mon sang destinée !Ma résolution n'en est pas détournée. Quand vous la briserez en cent luisants éclats,Mon mortel désespoir ne s'en fléchira pas ;Tant de chemins glissants, tant de passages, tendentÀ l'empire muet où les ombres descendentQu'en tout temps sans refus on y voit introduits Tous humains désireux de vaincre leurs ennuis. ALMODICE. Je n'eusse jamais cru que telle frénésieEut d'un si bel esprit blessé la fantaisie.Las ! Madame, vivez ; j'aime mieux offenserImmortels et mortels que vos jours avancer ; Vivez, et dussions-nous nous lâcher à tous crimes :Car les pertes de biens, d'honneur, d'amis intimes,N'ont rien qui ne soit doux à l'égal de la mort,Mort, étrange sommeil qui sans réveil endort !« Ne désespérez point : un courage invincible Rencontre en son effort toute chose possible. »Ou l'augure me trompe, ou bientôt vous verrezÀ l'abri du malheur vos désirs assurés.[Note : Délivre : dégagé, svelte.]Laissez-m'en le souci, mettez-vous à délivreSur l'appui de ma foi ; n'ayez soin que de vivre. Relevez vos beautés par un ris attrayant,Rallumez les éclairs de votre oeil foudroyant,Retournez à la court, cependant que je puise[Note : Penser : nom masculin au XVIIème pour « pensée ».][Note : Duire : Convenir à quelqu'un, être de sa convenance. [L]]Au fonds de mes pensers un moyen qui nous duise. CASSANDRE. Travaillez donc, ma mère, et ne présumez point De vaincre par le temps la fureur qui me point. ALMODICE, seule. Qui te peut amoindrir la charge malaisée,Mais, toute insupportable à ton dos imposée,Malencontreuse vieille ? Eh ! Que sur ton sommetD'horribles maudissons ton dessein te promet ! Quelle route prends-tu ? D'une ou d'autre partie,Te voilà de Charybde ou de Scylle engloutie.Combien de faux projets, de mouvements divers,Retournent tout à coup mon esprit à l'envers !Que de flots et de vents d'un inconstant orage Poussent mon jugement à deux pas du naufrage !Bâtirai-je un complot pitoyable et cruelPour frauder les plaisirs et l'amour mutuelQui joint avec Belcar notre jeune princesse ?Ils s'assurent à moi, leur serai-je traîtresse ? [Note : Nonchaloir : S'est dit pour nonchalance, paresse, inaction. [L]]Mais las ! Mettrai-je aussi Cassandre à nonchaloir ?Ma plante, que toujours j'ai fait croître et valoir,Va sécher à mon su ; faut-il que je l'endure ?Elle a reçu ma foi, lui serai-je parjure ?Que fera Méliane en sa juste douleur, Si d'un si lâche tour je trame son malheur ?Que dira son Belcar ? Sa passion constanteNe souffrira jamais qu'un autre objet le tente.Et même avec quel front le pourrai-je aborder ?Quels seront mes discours pour le persuader ? Après avoir longtemps, par mes propres messages,Du trafic de leurs coeurs assuré les passages,Leur rompre le chemin, quelle infidélité !Mais voir mon nourrisson dans telle extrémité,Se fondre toute en pleurs, voir sa fin tout proche, La pouvant empêcher, ô dieux ! Quelle reproche !Quoi qu'il puisse arriver, j'oublierai tout devoirEn faveur de ma fille, et de tout mon pouvoirTâcherai d'apaiser le tourment qui l'afflige.C'est où le naturel par contrainte m'oblige. Trésor d'expérience en mon timbre compris,Rappelle ma mémoire, assemble mes esprits,[Note : Caboche : tête.]Ô chef de mon conseil ! Ma caboche routière !C'est de toi que j'attends ma délivrance entière.Ne laisse en ton cerveau tendon, veine ou recoin Qui ne s'émeuve ici pour servir au besoin ;Monstre que ta toison n'est pas ainsi chenueSans beaucoup de finesse apprise et retenue.Or donc, si je faisais... mais non... toutefois, si...Cela n'irait pas bien ; serait-il mieux ainsi ? Le danger en est grand, faisons donc d'autre sorte ;À mon premier avis la raison me remporte :Il est bon, c'en est fait, il y faut travailler,Je vais tout maintenant ce prince conseillerAvec tant d'artifice et de raisons plausibles, Qu'il aidera lui-même à mes complots nuisibles. ACTE II SCÈNE I. Araxe, Capitaine Sydonien ; soldats. ARAXE. Allez, suivez de près ce traître, mes amis,Qui tous en général en trouble nous a mis,Ayant par assassins, contre la foi publique,Léonte massacré pour sa femme impudique, Nous exposant, hélas ! En hasard apparentDe voir par représailles accabler son garant,Notre maistre Belcar, notre unique espérance.Pensant, le faux renard, se mettre en assurance,[Note : Vêpre : Le soir, la fin du jour. [L]]Dès le vêpre d'hier nous le vîmes sortir Pour coucher en sa ferme au grand chemin de TyrCourez, il n'est pas loin ; sur la grande chausséeLe doute de son fait entretient sa pensée.Un de ses espions, que nous avons surpris,M'a découvert la ruse et son séjour appris, Avant que les meurtriers, qu'à la croix on attache,L'eussent voulu noter de criminelle tache.Marchez, efforcez-vous ; quiconque le prendra[Note : Talent : unité de mesure de poids en or ou en argent d'origine grecque, qui équivalait 600 drachmes.]Deux talents assurés de salaire il tiendra SOLDAT. Allons, je le connais ; j'ai remarqué la sorte Dont il était vêtu passant à cette porte. SCÈNE II. Zorote, soldats. ZOROTE. Que dois-je devenir ? Je suis en pauvre état.J'ai peur qu'un repentir suivra mon attentat.Mon maraud de valet fait bien longue demeure ;Il n'avait de chemin que pour le cours d'une heure, Et je vois toutefois que depuis son départMon ombre s'accourcit de plus d'un demi-quart.Je me lasse d'attendre et me trouve en grand'peine ;[Note : Piper : Fig. Tromper, séduire, enjôler. [L]]Je crains d'être pipé par mes tireurs de laine :Car j'ai mis mon argent sur la foi d'un soldat, [Note : Pleige : Ancien terme de jurisprudence. Celui qui sert de garant, de caution. [L]][Note : Concordat : Terme de commerce. Arrangement suivant lequel un failli obtient de ses créanciers facilité de payement tant par la remise d'une partie des créances que par les délais accordés. [L]]Sans pleige ni témoin de notre concordat.Combien le jugement se dissipe et se changeEn un pauvre jaloux quand le front lui démange !Avant ce mal de tête, on m'eut eu beau prêcherPour me faire sans gage une obole lâcher. Malheureux que je suis ! Que sais-je si ce drôle,Au lieu de bien jouer son difficile rôle,A (comme fit jadis un barbier à Midas)Découvert mon fourchon que l'on ne voyait pas,Prenant du Tyrien des plus certaines offres Que celle qui leur est dangereuse en mes coffres ?Dieux ! Que ferais-je alors ? Je quitterai SidonEt mettrai sur les flots ma vie à l'abandon :Car je n'estime pas qu'un homme de couragePuisse être possédé de plus poignante rage [Note : Ponnu : ancien participe passé du verbe Pondre. [L'Eschole Françoise (...), 1604]]Qu'alors que dans son nid il sait qu'on a ponnu,Et qu'il voit du public son diffame connu. SOLDATS. Courage, compagnons ! Sans doute, c'est notre homme.Jamais aucun butin de si notable sommeNe nous est arrivé : nous aurons tous de quoi Nous donner du bon temps, plus aises que le Roi. SCÈNE III. ZOROTE. J'ai quitté le pavé : je me vais mettre à l'ombre,Prenant pour mon repos ce buisson frais et sombre,D'où sans être aperçu je verrai les passants.En voici quatre ou cinq au grand pas s'avançant. SOLDATS. Mais comment pouvons-nous l'avoir perdu de vue ?Allons revisiter cette épine touffueQui paraît à main gauche. Il faut bien qu'il soit là. ZOROTE. Ils viennent droit à moi. Que peut être cela ? SOLDATS. Ha ! Le galant s'enfuit. ZOROTE. Je me sauve à la course. SOLDATS. Il nous pense amuser en nous jetant sa bourse. SCÈNE IV. ZOROTE. Hélas ! Je suis perdu ! Je ne puis plus courir,L'haleine me défaut. Ah ! Je m'en vais mourir.Ô jambes sans vigueur ! Pauvre corps sans courage !Que vous êtes déchu par le surcroît de l'âge ! SOLDATS. Arrête, faux vieillard ! Rends-toi, de par le Roi ! ZOROTE. Êtes-vous des voleurs qui vous jetez sur moi ?Vous ferez peu de gain, car je suis un pauvre homme. SOLDATS. Nous savons ta richesse et comment on te nomme.Ce n'est pas pour ton or que nous te contraignons : Ton or porte malheur, témoins nos compagnons. ZOROTE. Pour qui me prenez-vous, messieurs ? J'en serai plainte. SOLDATS. Marche ! C'est trop causé, c'est trop usé de feinte.Qui ne te connaîtrait ! Je me fâche, à la fin.Nous te garrotterons si tu fais plus le fin. Avant l'extrémité tu devais être sage. ZOROTE. De grâce, mes amis, eh ! Faites-moi passage ! SOLDATS. Bien, le voilà tout fait, le passage à Sidon. ZOROTE. Tout ce que j'ai vaillant, je le baille en pur don,Chaines d'or, diamants. SOLDATS. Prenons cela d'avance. ZOROTE. Encor deux fois autant quand j'aurai délivrance. SOLDATS. [Note : Vulcan: vulcain. Pour la rime avec encan.]Penses-tu, vieil bouquin, médaille de Vulcan,Que nous mettions pour toi notre vie à l'encan ?Chemine. ZOROTE. Ah ! Si jadis ta flamme fut dardéeMême sur un tien fils, adultère en idée, Ô Jupiter vengeur ! Approuves-tu que moi,Pour m'être délivré d'un véritable émoi,Revengeant mon honneur par une juste voie,Au supplice mortel entraîné je me voie ? SOLDATS. Qui pourrait approuver qu'un vieillard refroidi, Sachant qu'un prince adroit, plus chaud et plus hardi,Combattait en sa place aux amoureux alarmes,Traitât son lieutenant à la rigueur des armes ?Il vaut toujours mieux être, ô miseéable fou !Mis par la corne au joug qu'attelé par le cou. SCÈNE V. Pharnabaze, Phulter. PHARNABAZE. Déjà l'air amoureux a réchauffé le germeDont nature s'émeut pour produire à son terme ;Déjà des aquilons les zéphyrs sont vainqueursEt reçoivent en prix des couronnes de fleurs,Et déjà le bélier, qui la froideur tempère, Ôte le voile blanc à notre grande mère,Lui rendant l'habit vert que la mort des saisonsAvait caché trois mois au coin de ses tisons ;Déjà des oiselets les gorges réveilléesCaressent à l'envi les naissantes feuillées, Et des nymphes de l'eau les bruyantes chansonsAprès un long combat triomphent des glaçons.Ô mars ! Voici ton mois. Ta riante maîtresseL'a choisi pour dompter l'hivernale paresse.Donc, qui me tient encor que je ne fais sortir Du trésor de mes ports la puissance de Tyr ?Pourquoi mille sapins sur les plaines saléesNe font-ils égayer leurs toiles ampoulées ?[Note : Semondre : exciter, réprimander. [L]]Éole nous semond d'un souffler opportun :Je vois doux au montoir les phoques de Neptun[e], Qui semble convier nos carènes dormantesÀ labourer son dos en rides écumantes.Que font tant de drapeaux qu'ils ne sont éventés,Et voltigeant en plis sur les poupes montés ?Vu que mes fantassins impatients n'attendent Sinon que des tambours les cordages se tendent ?Que tarde l'airain creux, que de sons éclatantsIl ne rassemble en gros mes braves combattants,Qui frétillent des mains, désireux de reprendreL'honneur que la fortune a bien osé défendre ? Moi, qui suis né guerrier, nourri le fer au point,Toujours la gloire au coeur, en la tête le soin,Qui me peut amuser ? Faut-il que la vieillesseEn trêve languissante avec honte me laisse ?Non ! Non ! D'un froid hiver je n'ai rien que le teint. Je brûle par dedans : mon feu n'est pas éteint ;Et, bien que par les ans ma force dérobéeAit sillonné mon front et ma taille courbée,On ne verra jamais mon courage envieilli,Ni l'amour de Bellone en mon âme failli. PHULTER. Sire, c'est en ce point que les dignes monarquesPortent des immortels les plus notables marques ;[Note : Retors Qui est tordu en forme de crochet. [L]]Clothon d'un même lin ne retord en ses doigtsLe filet des petits et la trame des rois.Leurs âmes sont d'en haut et paraissent royales, En vigueur, en constance, en valeur spéciales :Car l'humeur mieux séante aux monarques bien nés,C'est d'être ambitieux, aux combats obstinés.Les états sur la guerre ont fondé leurs colonnes ;La guerre, c'est la forge où se font les couronnes ; C'est la guerre qui peut, seule échelle des cieux,Faire les hommes rois, et les rois demi-dieux.Par là sont parvenus en gloire surhumaineLes invincibles fils de Sémélé et d'Alcmène ;Par là mille guerriers, sans avoir des autels, En renom néanmoins deviennent immortels.Cet Achille fameux et cet Hector de Troie,Que sa force empêchait de voir sa ville en proie,Et ce grand Alexandre, héros de notre temps,Qui ne craignait manquer sinon de résistants, N'ont-ils point par le choc de sanglantes batailles[Note : Remparer : Couvrir d'un rempart.]Remparé leur renom d'imprenables murailles,Dans l'enclos du renom conservant leurs lauriers,Malgré la faux du temps, jusqu'aux siècles derniers ?Même j'oserai dire, ô fils aîné de Rhée, Que ta main souveraine est bien plus révéréeEn la céleste cour depuis que les TitansFurent vaincus par toi, fièrement combattant,Qu'alors que seulement ta force était connuePour avoir en suspens la chaine retenue Où tous les immortels, contre toi conjurés,[Note : Férir : Fig. et familièrement, sans coup férir, sans difficulté, sans résistance. [L]]Furent sans coup férir par toi seul attirés. PHARNABAZE. La guerre est mon ébat. Puisse finir ma vieLorsque de l'exercer finira mon envie !La guerre est un beau jeu dont l'honneur est le prix, Endurcissant les corps, aiguisant les esprits.Va doncques, mon Phulter, faire croître nos troupes ;J'ai dit à l'amiral qu'il équipe les poupes,Car je veux à ce coup, par un dernier effort,Sur l'onde et sur le sec violenter le sort. [Note : Surséance : Suspension, temps pendant lequel une affaire est sursise. [L]]Les jours vont expirer de notre surséance ;C'est trop longtemps croupir hors de la bienséance. SCÈNE VI. Timadon, Thamys. TIMADON. Pauvre Tyr, pauvre peuple et roi trop affligé,[Note : Rengréger : Terme vieilli. Augmenter, en parlant du mal, des maladies. [L]]Combien à votre abord mon mal est rengrégé !Malheureux, qui devrais pour une telle perte Me perdre auparavant que de l'avoir soufferte,Plutôt que de me voir le premier annonçantCe qui cent fois le jour me tue en y pensant !Quel fard peut donner lustre à mon triste message ? THAMYS. Dieu vous gard[e], Timadon ; je vous prends au passage. Quel désastre vous porte à si fort lamenter ? TIMADON. Très fâcheux à l'entendre, et plus à le conter. THAMYS. Je pourrai, le sachant, vous être secourable. TIMADON. Vous serez, le sachant, vous-même déplorable. THAMYS. Qui sait plutôt son mal est plutôt consolé. TIMADON. Tout funeste rapport est trop tôt décelé. THAMYS. Mon penser ne peut pas si grand malheur se feindre. TIMADON. Feignez-vous le plus grand que vous auriez peu craindre.Léonte, hélas ! Léonte, ô deuil sans réconfort ! ... THAMYS. Dieux ! Que me dites-vous ? Quoi ! Léonte est-il mort ? TIMADON. Eh hé ! Tout est perdu. THAMYS. Jupiter, quelle plaie !La chose est-elle sûre ? TIMADON. Elle n'est que trop vraie.Las ! Que n'était cillé d'un sommeil éternelMon oeil que cet aspect a rendu criminel !Thamys, j'ai vu périr entre les mains des traîtres Le premier des vaillants et le meilleur des maîtres.Mais, n'ayant peu mourir pour lui ni quand et lui,Il faut honteusement que j'en meure d'ennui. THAMYS. Ce grand fanal d'honneur est-il réduit en cendre ?Ô ciel ! Le donniez-vous pour sitôt le reprendre ! TIMADON. Ce prince environné de terreur et d'amour,Ardent comme la foudre et beau comme le jour,Notre soleil levant, lorsque chacun l'adore,A trouvé son couchant auprès de son aurore. THAMYS. Las ! Que sert le printemps, si l'été ne le suit ? Un arbre bien fleuri, si l'on en a le fruit ?Si l'orage grêleux vient renverser à terreL'espérance d'un peuple aussi frêle que verre ?Alcide tutélaire, où dormait votre soin ?Ô soldats orphelins, qu'il vous fera besoin ! Que vous plaindrez ce chef qui servait à la charge[Note : Targe : Espèce de bouclier. [L]]D'exemple et de conduite, en retraite de targe ! TIMADON. Ah ! Mon roi, triste père, où sera ta vertu ?Las ! Que j'ai peur de voir ton courage abattuSous les pieds du malheur, aux dépens de ta vie, Et la mort de ton fils de la tienne suivie ! THAMYS. Jamais son coeur altier, s'élevant comme à bonds,Ne se pourra tenir qu'il ne sorte des gonds.Je crois déjà le voir, tout ainsi que malades[Note : Ménade : Nom de femmes qui, chez les anciens, célébraient les fêtes de Bacchus, et se livraient à tous les emportements de ce culte. [L]]Grimpent au mont fourchu les bacchantes ménades, Courant, hurlant de rage, et pensant, furieux,Que les plus doux propos lui sont injurieux :Il est déjà farouche et bouillant de nature. TIMADON. Hélas, mon cher ami, que ma charge m'est dure !Au moins si quelque ami me voulait obliger ! THAMYS. Avisez, cavalier. Vous puis-je soulager ? TIMADON. Aucun ne le peut mieux que vous, mon capitaine,Si de me prévenir vous acceptiez la peine,Pour adoucir un peu ces nouvelles au Roi,Qu'il supportera mieux d'un autre que de moi : Car, encor que du fait mon âme soit bien nette,J'ai peur que sur moi seul tout le tort il rejette. THAMYS. J'en eusse refusé tous mes autres amis,Mais je vous servirai puisque je l'ai promis.Or çà, contez-moi donc comment la parque inique Nous a ravi sitôt notre support unique. TIMADON. Quelqu'un sur ce discours pourrait nous rencontrer :Tirons-nous à l'écart, je ne m'ose montrer. SCÈNE VII. ALMODICE. Je ne fais rien que perdre et ma ruse et mon temps :Méliane et Belcar ont les coeurs trop constants. De vrai, j'ai bien tiré du prince une promesseQui doit, s'il l'accomplit, irriter sa maîtresse ;Mais elle a l'esprit fort, car jamais je n'ai suFaire qu'elle ait de lui quelque ombrage conçu.C'est pourquoi je les quitte, et désormais n'espère, En faveur de Cassandre, autre aide que son père,Qui peut donner le change à ce captif amant,Par amour ou par force, il n'importe comment.Toutefois, il me reste une fourbe subtileQui, selon mon avis, ne peut être inutile. Si le Sidonien se trouve tant heureuxQue d'attirer sa belle au déduit amoureux,Il n'y peut réussir que par mon entremiseSous l'ombre de la nuit, à quelque heure promise ;Et là, sans que d'abord il s'en puisse aviser, Je puis l'une des soeurs pour l'autre supposer ;Puis, quand c'en sera fait, Cassandre étant contente,Il faut bien qu'il renonce à sa première attente ;Même en l'effet peut-être il n'y pensera point,[Note : Charnure : L'ensemble des parties charnues du corps. [L]]En pareille charnure et pareil embonpoint, Et l'une et l'autre pièce ont un égal usage ;Hors la diversité qui paraît au visage( Où l'oeil n'est abusé que par l'échantillon ),[Note : Foulon : Artisan, dit aussi foulonnier et moulinier, qui prépare les étoffes de laine en les faisant fouler au moulin. [L]]Tout est d'un même drap prêt à mettre au foulon. SCÈNE VIII. BELCAR. À quoi tend le discours de cette vieille masque ? Cela me rend l'esprit tout confus et fantasque.D'où vient ce changement ? Elle qui jusqu'iciPour un simple baiser s'est donné du souciMe conseille aujourd'hui, voire me sollicite,De convier ma belle au plaisir illicite, Jusqu'à me protester que si je ne le faisOn en verra bientôt des sinistres effets.Or je sais que d'abord Méliane, prudente,Repoussera bien loin ma requête impudente.Mais quoi ? Je sais d'ailleurs l'empire dangereux Qu'Almodice possède en mon sort amoureux,Si bien qu'il me vaut mieux offenser ma maîtresseQu'irriter contre moi cette fine traîtresse ;Puis, en tout cas, j'aurai pour mon dernier ressort,L'aveu de son conseil en cet honteux effort. Elle m'a, toutefois, fait jurer de m'en taire ;Mais les amants n'ont point de serment volontaire,Car la force d'amour domine sur la leur,Et tous serments forcés sont de nulle valeur.Je vois bien que je tente une mauvaise voie ; Si m'y faut-il passer, quel péril que j'y voie.Mais, pour n'être battu, je parlerai si douxQu'elle en rira plutôt que d'entrer en courroux. SCÈNE IX. Méliane, Belcar. MÉLIANE. Belcar n'est point venu. La timide AlmodiceMe veut persuader, sur quelque faible indice, Que sa recherche est feinte afin de m'amuser ;Mais pour en faire épreuve il le faut embraser. BELCAR. Quels propos sont-ce là ? Rencontre bien plaisante !À mon hardi dessein la porte se présente. MÉLIANE. Je ne veux que mon oeil pour bon juge en cela. BELCAR. Que ferai-je ? MÉLIANE. Ah ! Mon prince ! Et qui vous pensait là ? BELCAR. Je me jette à vos pieds, ma maîtresse, ma reine !Je demande une grâce à la main souveraineQui seule peut donner la mort ou le pardonÀ celui qui vous met sa vie à l'abandon. MÉLIANE. Que dites-vous, Monsieur ? Quelle humeur vous transporte ?Vous moquez-vous de moi de parler de la sorte ? BELCAR. Je serai bien-disant si j'étais un moqueur ;Mais quand ma langue est faible, elle parle du coeur. MÉLIANE. Qu'espérez-vous de moi dans cette humble posture ? BELCAR. Par toutes vos beautés, ici je vous conjure,Si vous ne trouvez bon qu'à cette heure, en ce lieu,Je m'immole moi-même à l'amour, notre Dieu,(J'ai le poignard tout prêt), d'abolir ou permettreUn crime capital que je m'en vais commettre. MÉLIANE. Tout mal fait se pardonne entre les bons amis,Mais un crime non fait ne peut être permis. BELCAR. J'aurai donc le pardon quand j'aurai fait l'offence ? MÉLIANE. C'est souffrance du mal qu'un pardon par avance. BELCAR. Bien donc ! Au pis aller, je n'en puis que mourir. MÉLIANE. Voudriez-vous à la mort sans contrainte courir ? BELCAR. Non, non, j'y suis contraint, car ma douleur trop fortePour mourir ou guérir à cet essai me porte. MÉLIANE. D'un périlleux essai souvent on se repent. BELCAR. Le péril du succès de vous seule dépend. MÉLIANE. Si vous n'en dites plus, je n'y puis rien entendre. BELCAR. Pour tout perdre en un coup, de vrai, c'est trop attendre.Sachez donc, mon soleil (mon astre plus puissantQue tous les feux du ciel qui me virent naissant),Que, si vous ne versez un peu d'eau sur ma flamme, Je ne puis plus suffire à l'ardeur de mon âme. MÉLIANE. Tout le soulagement que l'honneur peut souffrir,Je l'ai déjà donné : que puis-je plus offrir ? BELCAR. Quand l'amour n'est pas fort, l'honneur maintient son être ;Mais c'est une chimère, amour étant le maître. MÉLIANE. Plus l'amour se déborde, et plus il se tarit. BELCAR. Tant plus l'amour est libre, et mieux il se nourrit. MÉLIANE. Faites-vous tant d'état d'une action brutale ? BELCAR. C'est le fruit le plus doux que la nature étale. MÉLIANE. De fruit hors de saison nul ne se doit pourvoir. BELCAR. Ce fruit est en saison quand on le peut avoir. MÉLIANE. Un don bien attendu davantage contente. BELCAR. Un don devient achat par une longue attente. MÉLIANE. Cela n'est pas perdu qui n'est que différé. BELCAR. Ce qu'on tient en la main ne peut être égaré. MÉLIANE. Tempérez cette ardeur, ou je quitte la place. BELCAR. Pour la bien tempérer, mêlez-y votre glace. MÉLIANE. Tu me fais rude guerre ! Eh ! Penses-tu, mon coeur,Que je ne souffre par une même langueur ?Mais, las ! S'il avenait (comme on voit que fortune Ne laisse rien de ferme au dessous de la lune)Qu'un funeste accident, après ces voluptés,Retardât notre hymen de ses solennités,Puisqu'on s'en aperçut ( penser épouvantable ! ),Où serait mon asile en la terre habitable ? J'en tremble. BELCAR. Assurez-vous, rien ne peut désormaisS'opposer à l'accord qui nous lie à jamais,Car avant que demain la nuit, pliant ses voiles,À la face du ciel dérobe les étoiles,J'attends l'ambassadeur chargé d'offres au roi, Qu'il ne peut rejeter (telles que je les crois),Pour joindre un mariage à la paix de durée. MÉLIANE. Quand bien sa volonté, contre moi conjurée,En aurait fait refus, ce que je t'ay promisTe serait conservé, malgré tes ennemis. Or, le bon médecin dès son abord n'essayeLa scie et le rasoir sur la nouvelle plaie,Mais applique premiers ses remèdes plus lents ;S'il les voit inutiles, use des violents.Ainsi tout hasarder sans besoin, c'est folie. Cédons au cours du temps, Belcar, je t'en supplie.Dompte, mon cher ami, ce déréglé désir,« Qui s'est par trop hâté se repent à loisir.j »Par tes yeux et les miens, clairs miroirs de nos flammes,Par ta bouche et la mienne, oracles de nos âmes, Jure-moi, mon mignon, de ne plus demanderCe que je voudrais bien mais je n'ose accorder. BELCAR. Il ne faut rien promettre où l'on est sans puissance.Je ne suis pas moi-même en mon obéissance :Le pilote à son gré fait sa barque mouvoir, L'écuyer son genêt, Cupidon mon vouloir.Or, comme vers le ciel le feu prend sa volée,Et tous les corps pesants tirent à la vallée,Les mouvements d'amour mirent tous à ce but. MÉLIANE. Mais les mauvais tireurs sont sujets au rebut. Qu'est-ce là ? J'ois du bruit. Adieu, je me retire. THAMYS. Prince, le Roi vous mande. BELCAR. Ah ! Que me veut-il dire ?Je lis dans votre geste et dans votre couleur,Même en vos yeux pleurants, quelque nouveau malheur. THAMYS. Vous le saurez trop tôt pour votre part y prendre. BELCAR. Allons... fut-ce ma mort, je ne puis que l'attendre. SCÈNE X. Pharnabaze, Phulter, Thamys, Belcar. PHARNABAZE. Tu m'as doncques, tyran sans courage et sans foi,Contre toute divine et toute humaine loi,Massacré mon Léonte, et ta main déloyaleA poussé mon appui sous la voute infernale. Ô ciel, vis-tu jamais un plus perfide tour ?Ô Reine de la nuit, pâle image du jour,N'en as-tu point rougi ? Souverain fils de Rhée,N'as tu point écrasé sa tête parjurée ?D'où vient, ô roi des mers ! Que tu n'as point enclos Un crime si voisin sous l'horreur de tes flots ?[Note : Ténare : L'enfer des païens. [L]]Que n'engloutissais-tu, roi de l'ombreux Tenare,Sous la terre béante un acte si barbare !J'en crève, et, si l'espoir d'être bientôt vengéN'esclaircissait mon sang ! J'en mourrais enragé. Ha monstre ! Quel sujet ! Ha, tigre impitoyable !Peut t'avoir fait haïr une humeur tant aimable ?C'est que chez les tyrans vicieux et brutaux,Les plus belles vertus sont crimes capitaux.Ses héroïques moeurs, sa glorieuse vie, Ses rares dons du ciel, ont ému ton envie.Ce qui plaisait à tous à toi seul déplaisait.Tu le craignais, couard ! Sa valeur te nuisait ;Mais dans bien peu de jours j'espère que ta fraudeSe verra découverte et punie à la chaude. PHULTER. Mettez-vous en campagne, et d'un sac carnassierJetez dedans Sidon les flammes et l'acier ;Faites une vengeance aussi forte que prompte,Qui leur fasse expier les ombres de Léonte.Quand ils pourraient toucher, enclos de toutes parts, Et l'enfer de fossés, et le ciel de remparts,Nous les enfoncerons. Ô que d'exploits étrangesFeront en leur fureur vos puissantes phalanges ![Note : Casanier : sédentaire.]Je les vois déjà fondre après ce casanierComme se précipite un torrent printanier Du forestier Liban, qui, par ondes soudaines,Arrache, emporte, noie, arbres, rochers et plaines. PHARNABAZE. Et cependant, Phulter, n'auroi-je pas raisonDe dépêcher Belcar sans le mettre en prison ?Il semble qu'aussitôt qu'une offense est commise, L'offensé se fait tort en usant de remise. PHULTER. La justice, ô grand roi ! Met de l'eau sur son feu,Qui n'en est que plus vif en retardant un peu ;Le ciel même, irrité, prêt à lâcher le foudre,Consulte le tonnerre avant que s'y résoudre. Puisqu'il est en vos mains, sans hasard d'evader,Par les formes du droit il y faut procéder,Et tirer la raison courageuse et publiqueD'un outrage si grand, aussi lâche qu'oblique. THAMYS. Entrez, parlez au roi. BELCAR. Vous ai-je fait refus ? Je marche à front levé ; ne me contraignez plus. PHARNABAZE. Eh bien ! Malheureux fils d'un détestable père,Mourant, n'accusez point mon jugement sévère ;La disgrâce vous vient de lui, non pas de moi. BELCAR. Votre pouvoir est libre, et non pas votre foi. PHARNABAZE. En serais-je lié, puisque lui s'en exempte ? BELCAR. Appuyez vos soupçons de preuve suffisante. PHARNABAZE. Ayant perdu mon fils, encore ai-je le tort ? BELCAR. Le tort est à celui qui s'est causé la mort. PHARNABAZE. Que ne le gardait-on, puisqu'on l'avait en gage ? BELCAR. Mettre un homme en franchise, est-ce lui faireOutrage ? PHARNABAZE. Belcar, je n'use plus de raisons contre vous :Plus j'entends de discours, plus s'aigrit mon courroux. BELCAR. Il est vrai qu'un courroux aveugle à l'innocenceDes plus fortes raisons énerve la puissance. PHARNABAZE. De mon enfant perdu n'êtes-vous pas garant ? BELCAR. Garantirai-je un homme à sa perte courant ? PHARNABAZE. Qui vous a dit cela ? D'où vous vient cette ruse ?Sans doute, avant le mal, vous en saviez l'excuse. BELCAR. On me connait trop franc pour m'appeler rusé. Qui n'a point fait de mal ne doit être accusé.Mais oïons Timadon ; selon qu'il le recite,À me traiter ainsi nul droit ne vous incite. PHARNABAZE. ô ! Le digne témoin, qui gisait au linceul,Ayant quitté son maître et sans lumière et seul ! Non, non, c'est trop plaider. Sur peine de ta tête( Tandis qu'un échafaud dans la ville s'appreste),Enchaine-le, Thamys, et me réponds de lui. BELCAR. Plus vous vous hâterez, moins aurai-je d'ennuy. PHARNABAZE. Vous, Phulter, assemblez les gens de ma justice : J'en remets à leur choix la rigueur du supplice. ACTE III SCÈNE I. Meliane, Almodice. MÉLIANE. ô tyranniques feux, sur nos têtes luisants,Qui traversés le cours de nos malheureux ans !Fortune, dont le vent hors de leur route emmèneLes vaisseaux mieux guidés de la prudence humaine, Las ! Qu'inopinement vous me précipitezDu comble de mon aise en mille adversités,M'envoyant tous les maux que j'ai jamais peu craindre,Et m'ôtant tous les biens que j'espérais d'atteindre !Que dirai-je à ce coup ? Lequel de mes malheurs Aura le premier rang dans le cours de mes pleurs ?Dois-je vouer ma plainte à mon unique frère,Autrefois mon support, aujourd'hui ma misère ?Voilà de mon Belcar le tombeau préparé,Qui seul roi de mon coeur veut être préféré ! Mais, si pour celui-ci tous mes sens se lamentent,La nature et l'honneur d'un remords me tourmentent,Tant de mettre en arrière un décès fraternelQue de couvert en l'âme un regret criminel,Il faut, ô désespoir ! Que je sois déclarée Ou déloyale amante ou soeur dénaturée :Car, bien que les deux chefs de ma calamitéSoient d'une même source et même qualité,Le premier accident fait, hélas ! Que je n'oseÉventer le second, dont il est seule cause ; Mêmes (si je le puis) il faut à contre-coeurMontrer en mon désir ce dont j'ai plus de peur.Or suis-je seule ici, de témoins reculée :Ma douleur librement y peut être exhalée.Sortez et tempêtez, ô mes justes clameurs ! Soulagez mon angoisse, autrement je me meurs.Tu me dois dispenser, sainte ombre de Léonte,Si la force d'amour mon amitié surmonte !Par exemple, tu sais que, de nous éloigné,Un bel oeil a sur toi si puissamment régné, Que tu mis en oubli, par ton amour extrême,Et notre souvenir et le soin de toi-même ;Et moi, qui suis ta soeur, qui ne te cède pointEn cette passion qui les âmes conjoint,Permets, en t'imitant, que le deuil je préfère D'un amant que je perds à la perte d'un frère ;Et puis, assez de pleurs se répandent pour toi,Mais nul pour mon Belcar ne s'afflige que moi.Grand conducteur du jour, et toi, blanche Diane,Cessez dorénavant d'oeillader Méliane, Car elle perd la vue en perdant son flambeau,Et par votre clarté ne voit plus rien de beau.Grand mère des vivants, florissante et fertile,Cache ton coloris, car il m'est inutile.Ton teint m'est déplaisant, puisque je vois péri Le fruit de mon amour naguères si fleuri.Leger prince de l'air, qui des vents plus farouchesDu creux de tes soufflets emplis les fortes bouches,Prête-moi tes poumons, afin que puissammentJe pousse des soupirs égaux à mon tourment ; Donne-moi tous tes flots, roi des ondes cruelles :Qu'ils deviennent en moi larmes continuelles ;Et lorsque, pour pleurer, tes eaux me défaudront,Ma vigueur et ma vie en pleurs se résoudront.Pauvrette, que dis-tu ? Non, non, mets bas les armes. Quitte le jour, l'espoir, les soupirs et les larmes :Si tu n'es déjà morte, au moins mourras-tu pasQuand le coeur de ton coeur subira le trépas ?Oui, nous sommes unis d'une chaîne si fermeQue la Parque à nous deux ne peut donner qu'un terme, Car, tyrans l'un de l'autre et vie et mouvement,Nous mourrons l'un et l'autre ensemble en un moment.Ô roi de qui provient ma sinistre naissance,Puisque notre destin dépend de ta puissance,Que ne sais-tu ce noeud ? Peut-être en mon dessein Que ton propre intérêt amollirait ton sein.Ô que mon coeur, troublé d'une trop vive atteinte,Et mes propos, liés de respect et de crainte,Ne sont-ils en franchise en faveur du bon droit,Comme pour disputer la raison le voudrait ? Je plaiderais comment celui qui mit au mondeUn prince en qui l'honneur infiniment abonde,Si généreux, si franc, si noble et si bien né,Ne peut être méchant comme il est soupçonné :De la colombe sort la colombe amiable, [Note : Oh lit chaqu'un au lieu de chacun.]Du milan le milan, chacun de son semblable,Et des traîtres humains les fils peu différents.La race participe aux moeurs de ses parents.D'ailleurs, mêmes des lois la rigueur plus extrêmeNe punit d'un méfait que le malfaiteur même. Ainsi, quand on voudrait du père se venger,[Note : Coulpe : Dire sa coulpe d'une chose, en témoigner son repentir. [L]]Pourquoi le fils sans coulpe en la peine engager ?Enfin, sans te déduire un plaidoyer plus ample,Le meurtre ne doit pas s'établir par exemple,Et toute infraction d'un solennel traité, Quelque excuse qu'elle ait, n'est qu'infidelité.Mais, las ! C'est perdre temps, car ton âme aveugléeA tourné son bon sens en faveur déréglée.L'effet en est conclu, dont te pourra sortirSinon le désespoir, au moins le repentir. ALMODICE. Le criminel jugé d'un parlement sévère,Quand, par grâce du Roi, son arrêt se modère,N'est pas plus gai que moi, que Léonte en mourantA tiré d'un dédale et d'un blâme apparent,Dénichant Cupidon du coeur de nos princesses. MÉLIANE. Ha ! Ma mère, approchez. Hélas ! Que de tristesses !Comment chez les mortels on voit soudainementSe tourner en douleurs un grand contentement ! ALMODICE. Rien ne peut réparer ni priser ce dommage.Hélas ! Que nous perdons un rare personnage, En qui se relevait tout l'honneur de nos rois,En qui la vie humaine avait mis à la foisDe tous ses trois degrés la diverse richesse,D'âge enfant, de coeur homme, et vieillard de sagesse ! MÉLIANE. Almodice, mon coeur, quel revers contre moi !Lorsque tous mes souhaits demeuraient à recoiComme au dernier degré de la chose espérée,Hélas ! De celui-là voir la perte juréeDe qui j'avais juré l'éternelle amitié,Prince autant sans péché que le roi sans pitié ! ALMODICE. Y pensez-vous encor ? MÉLIANE. Ô question gentille !Qui m'en divertirait ? ALMODICE. Ô l'admirable fille !N'êtes-vous point émue en perdant votre sang ? MÉLIANE. Sur toute émotion l'amour retient son rang. ALMODICE. Malgré la mort d'un frère et le vouloir d'un père ? MÉLIANE. Encor fust-ce la mort et de père et de frère :Je déplore la mienne, et non celle d'autrui. ALMODICE. On n'en veut qu'à Belcar. MÉLIANE. Mais ma vie est en lui. ALMODICE. Les filles d'aujourd'hui n'ont guères de prudence. MÉLIANE. Les vieilles comme vous n'ont guères de constance. ALMODICE. La mort vient assez tôt sans ainsi l'avancer. MÉLIANE. Mais trop sainte est ma foi pour ainsi la fausser. ALMODICE. La foi n'oblige point à la chose impossible.Le vouloir pour le moins en doit être invincible. ALMODICE. Le trouble du malheur votre esprit éblouit. MÉLIANE. Mais votre jugement de peur s'evanouit. ALMODICE. [Note : Courre : Infinitif anvien du verbe courir. [L]]Je crains, vous voyant courre au péril sans contrainte. MÉLIANE. Quand on a tout perdu, c'est erreur que la crainte. ALMODICE. Méliane, autrefois complaisante à chacun,Devient donc sans respect et sans crainte d'aucun ? MÉLIANE. Almodice, autrefois le soufflet de nos flammes,Veut rompre la soudure où se joignent nos âmes ? ALMODICE. Almodice a pour but votre félicité. MÉLIANE. Et moi je n'ai pour but que la fidélité. ALMODICE. Fidélité rebelle aux volontés royales. MÉLIANE. Fidélité contraire aux rigueurs déloyales. ALMODICE. Croirez-vous votre père autre que justicier ? MÉLIANE. Je ne tiens point pour père un tyran carnassier. ALMODICE. La justice est au Roi. MÉLIANE. Sujet il s'y doit rendre. ALMODICE. Au fonds, sur l'ennemi l'avantage on doit prendre. MÉLIANE. Jamais sans ennemis ne règnent les vertus ;Les plus grenez épics de grêle sont battus ;Les hommes de grand coeur et d'innocente vie[Note : Merci : Grâce, faveur, récompense. [L]]Rencontrent sans merci la fortune et l'envie ;Mais lors un ami franc, au lieu d'être oppriméDe leurs coups furieux, s'en trouve confirmé :[Note : Térée : Fils d'Arès. ]Non pas comme l'on voit la fille de Terée[Note : Borée : l'un des dieux des vents dans la mythologie grecque.]Attendre pour nous voir l'absence de Borée,Lorsque sous l'air serein la prime des saisons[Note : Affiquet : Petit objet d'ajustement. Preque toujours au pluriel. [L]]Des affiquets de Flore émaille nos gazons ;Puis, si tôt que le vert se change en feuille morte,Quand le clair scorpion les frimas nous apporte,Dès le moindre frisson, le passager oiseauQuitte notre climat pour un autre plus beau.Au contraire, un ami ressemble à la colonne,Qui tant plus se raidit et tant moins abandonneLe deu de son appui, que tant plus elle sentLe sommier imposé sous le poids fléchissant.« Enfin, comme au fourneau le plus fin or se trouve,Durant le temps fâcheux une amitié s'épreuve. » ALMODICE. Mais tel est des parents le droit et le pouvoirQu'on ne doit rien aimer que selon leur vouloir.Nature l'établit, et le ciel l'autorise,Qui le rebelle enfant jamais ne favorise ;Et les soeurs de Clothon ne forment les destinsQue de funeste issue aux amours clandestins.Tu nous en fis leçon, folle infante de Crète,Lorsque tu déployas ta ficelle secrètePour un jeune étranger, qui, payant ton amour,Dépêtré des détours, te fit un mauvais tour.Et toi, qui dérobas la perruque fatalePour l'amant ennemi de ta ville natale,L'ayant fait triompher, que t'en vint-il alorsQu'un désespoir en l'âme et des plumes au corps ?Il faut bien par contrainte, ô phénix de Phénice !Lorsque l'objet finit, que le dessein finisse :Usez de la raison pour vaincre votre ennui,Laissez périr Belcar sans périr quant et lui. MÉLIANE. Ô tison de discorde ! Outil de perfidie !Naturel sans pitié ! Charité refroidie !Va, ne me tente plus ; tu perds en me prêchantTout ton crédit, ton temps et ton propos méchant.Je n'ai pas comme toi le raide coeur d'un arbre ;Non, je n'ai pas le sein de bronze ni de marbre,Et dans quelque désert les tigresses n'ont pasPresté leur lait sauvage à mes premiers repas.Toi, tourne au gré du vent ; non seulement délaisseUn ami que le sort injustement abaisse,Mais rend-toi sa partie, et fais tout ton effortÀ lui montrer ta haine au lieu de ton support ;Fais comme les mâtins, dont la troupe se rueSur celui qu'on poursuit de pierres par la rue.Moi, je verrai plutôt rebrousser le JourdainJusqu'au plus haut sommet du palestin Liban,Je verrai le Dieu blond qu'à Delphes on adoreSe lever au couchant, se coucher à l'aurore,Que de voir ma promesse aller contre son cours,Ou se perdre sans moi le soleil de mes jours ;Et plutôt du chaos je reverrai la guerre,Le feu confus en l'eau, l'air opprimé de terre,Que des flots du malheur mes amours submergés,Ou craintifs, ou muets, de peine surchargés.N'importe à mon égard que la fortune assembleL'ire de tous les dieux et des hommes ensemble :Car toutes les horreurs des gênes et des fersQui règnent tant delà que deçà les enfers,La plus cruelle mort, la plus hideuse rage,Auraient de l'impuissance à fléchir mon courage. ALMODICE. Prenez mon zèle en gré ; ce qui l'émeut si fort,Madame, ce n'est point la terreur de la mort.( De combien, reculant, saurait être exemptéeDe son acier fatal ma carcasse édentée ? )Ce n'est point que, légère ou sans affection,Je ne plaigne ce prince en son affliction.Commandez, essayez si pour son allégeanceJe manque en loyauté non plus qu'en diligence ;Mais le vouloir est vain quand le pouvoir défaut.Déjà pour son supplice on dresse l'échaffaud.Les conseils en sont pris, où serait son refuge ?Le Roi s'est déclaré la partie et le juge. MÉLIANE. Ma mère, mais encor ne peut-on pas tâcherÀ quelque trait subtil qui le fasse lâcher ?Songeons-y, je vous prie. ALMODICE. Il est en une cageÉpaisse de muraille et très haute d'étage ;Tous les jours sont garnis de barreaux près à près ;Ses guichets, occupés de vingt gardes exprès,Sont commandés d'un chef que Thamys on appelle. MÉLIANE. Oh ! Qu'à notre profit cet homme est trop fidèle ! ALMODICE. Qui n'ose rien ne fait. Quel serait le rocherQui ne s'amollirait, vous le venant prêcher ?Orphée a bien fléchi la puissance infernale,Et quel accord de lyre à votre voix s'égale ?[Note : Roussin : Cheval entier un peu épais et entre deux tailles. [L]]Le roussin plus fougueux par la bouche est mené,Par les armes du front le taureau forcené,Par le nez l'éléphant, et de façon pareilleL'homme le plus farouche est conduit par l'oreille.Au reste, offrez, donnez : qui serait refusantEn cette belle main d'un libéral présent ? MÉLIANE. Sus, il le faut tenter. Ô dieu de biendisance,Père d'invention, d'art et de complaisance,Grand patron des coureurs et des aventuriersQui jadis délivras le maître des guerriers,Des chaines d'Ephialte, et la fille d'InacheDes cent yeux la gardant en forme d'une vache,Influe en mon langage, ô beau cyllénien !Et le doux artifice et la force du tien. ALMODICE. Si Thamys le permet, la chose est bien aisée...Nous le ferons couler en robe déguiséeDans quelque bon vaisseau tout prêt à démarrer. MÉLIANE. J'y veux aller aussi, pourquoi nous séparer ?J'entends de partager le péril et la joie.Pour croire son salut, il faut que je le voie. ALMODICE. Courage de Pallas en un corps de Cypris !Poursuivons ce complot, il est bien entrepris. SCÈNE II. Abdolomin, roy de Sidon ; Balorte, ambassadeur de Sidon. ABDOLOMIN. Pren donc, comme j'ay dit, mon fidelle Balorte,La galère amiralle et suffisante escorte ;Cours de rame tranchante et de voile bouffant ;Va, mon ambassadeur, secourir mon enfant.Las ! Fleschis Pharnabaze, et fay que s'il lui resteUn rayon de bon sens dans son trouble funeste,Qu'il ne s'acquière point, par une cruauté,Le nom de tyrannie au lieu de royauté.S'il me vut condamner, va deffendre ma cause,Fay-lui voir le procez : s'il y trouve une clauseQui taxe tant soit peu ma sincère candeur,Dy-lui qu'à sa mercy je soubmets ma grandeur.Mais s'il cognoist à l'oeil que ce n'est pas ma fauteSi son fils s'est perdu par jeunesse peu caute,Qu'il ne recherche point au mal qu'il en ressentUn remède outrageux dans le sang innocent(ainsi que font, horreur ! Les ladres qui s'y baignent) ;Implore avec pitié de ceux qui l'accompagnentToute favur utile à lui rompre ce coup ;Livre-lui quand et quand Zorote, ce vieux loup,Ce jaloux enragé. Sa croix j'ay differéeTant qu'il aura de lui la verité tirée.En somme, efforce-toi, car je ne doute pasQue mon Belcar ne soit menacé du trespas :Je cognoy trop l'humeur de ce roy sanguinaire,Insupportable même en sa fougue ordinaire. BALORTE. Vous le prenez au pis, mais j'espère pourtantDe lui vaincre le coeur si l'oreille il me tend. ABDOLOMIN. Ainsi vueillent les dieux ! Moi cependant, en doute,En même voeu qu'Egée auray l'oeil à ta route. SCÈNE III. Belcar, aux fers ; Thamys. BELCAR. Où es-tu maintenant ? D'où viens-tu ? Qui es-tu ?Quelle metamorphose accable ta vertu ?Es-tu ce grand Belcar dont la dextre aguerrieEstendoit son renom plus loin que la Syrie,Et qui faisoit trembler à son premier aspectTes ennemis de peur, tes amis de respect ?Est-ce donc là ce bras lié de fortes chaisnesQui devoit gouverner d'un empire les resnes ?Est-ce donc là ce chef au bourreau destinéQue l'on esperoit voir de fin or couronné,Suspendant à sa voix des seigneurs et des princes,Et mouvant d'un clin d'oeil les ressorts de provinces ?Comment as-tu changé ton auguste palais,Peuplé de courtisans, de gardes, de valets,Contre ce noir cachot, comblé de vilenie,Où les rats fourmillans te tiennent compagnie ?Quel est cest accident ? Es-tu donc devenuQuelque odieux corsaire en justice tenu,Convaincu mille fois d'avoir, quand et la vie,Des timides marchands la richesse ravie ?Las ! Ce pauvre veneur qui, de soif languissant,Recherchoit à l'escart un flot rafreschissant,Ne s'estonna point plus quand, de cholère eprise,Diane le rendit de sa meute la prise,Que moi, qui, voulant tendre aux aymables surgeonsOù la belle Cyprine abreuve ses pigeons,Me trouve à l'impourvu sur la rive du Lèthe ;Et cependant qu'amour d'esperance m'allaitte,Sortant des doux liens de la captivité,J'entre en ceux de la mort sans l'avoir merité.ô monarque des dieux, dont l'oeillade gouverneTout ce que l'univers enveloppe en son cerne,Pourquoy, jusqu'à ce jour, m'as-tu sous ton supportMis si bien à couvert des bourrasques du sort,Comblant tous mes soins d'heur, mes combats de victoire,Ma conduite d'adresse et mes travaux de gloire ?Qu'il me valoit bien mieux qu'un de ces chevaliersQui sous mes coups pesans sont tombez à milliersEust en un champ d'honneur, brisant ma violence,Annobly de ma teste ou sa lame ou sa lance,Ou que cette langueur qui durant deux hyversM'a collé dans la couche en martyres divers(tandis qu'à nos despens et par ma seule absenceLe tyran tyrien relevoit sa puissance)Eust envoyé mon ombre au charontide bordPlustost que me garder à si piteuse mort,Où les plus lasches coeurs qui d'honneur ne font conteCraignent toutesfois moins le tourment que la honte !Que je te plains, ma belle, en qui gît tout mon bien !Combien mon propre mal m'est moindre que le tien,Vu que tu n'es pas moins et sensible et soudaineÀ la compassion que ton père à la hayne !Helas ! Il me souvient qu'avant nostre amitiéJe ressentis d'abord l'effet de ta pitié,Quand ny l'objet public de la guerre obstinée,Ny mon regard affreux, ma palleur descharnée,Ny l'odeur des onguens, l'air renclos et relant,Ny la crainte d'un bruit par les bouches volant,De moi, pauvre blessé, ne t'empeschoient l'approche.Soit lorsque le soleil alloit monter en coche,Soit alors que plus haut il partissoit le jour,Soit alors que dans l'onde il achevoit son tour,Tu m'osois visiter, et d'un courtois langageT'enquerir de mon mal en me donnant courage.Tantost tes doigts polis, faits d'yvoire vivant,Tastent l'accez fievreux en mon poulx se mouvant ;Tantost, sous le corail de ta bouche mignonne,Tu fais l'essay toi-même au crystal qu'on me donnePour gouster si Bacchus a perdu sa vigueur,Au sein d'une naïade infusant sa liqueur,Et tantost de tes mains si douillettes et blanches,Obligeant l'appetit, les morceaux tu me tranches.Mais le plus grand effect de ta rare bontéSans mourir de regret ne peut estre conté :C'est lors qu'ayant ouy mon amoureuse plainte,Tu t'osas confesser d'un même trait attainte,D'où tant de doux plaisirs (helas ! Le coeur me fend,Et mon present estat la memoire en deffend),Tant de delices, dis-je, en nous prirent leur source,Dont un torrent du sort rompt aujourd'huy la course.Mais j'entens remuer les clefs et les verrousQui renferment ce lieu. THAMYS. Prince, esjouissez-vous :Recevez de ma main la preuve plus certaineD'un amour de princesse. BELCAR. En quoy, mon capitaine ? THAMYS. çà, çà, que vistement je desserre vos fers.Ne tardons point, sortez (car les huis sont ouverts) ;Sous ceste fausse barbe et sous ceste casaque,Venez vous retirer au fonds d'une carraqueOù Meliane et vous, à la favur du vent,Irez en même lieu, même risque suivant. BELCAR. ô bonté ravissante ! Amoureuse merveille !ô d'un coeur feminin constance nompareille ! THAMYS. Suivez-moi jusqu'au port... je vous y vay guider.De là sur un coursier je me vux evader. SCÈNE IV. Cassandre, Phulter, Almodice. CASSANDRE. Ah ! Fille sans secours et sans ressource aucune !Malencontreux destin ! Detestable fortune !Que maudit soit le jour qui me fut le premier,Et maudit celui-cy, qui sera mon dernier.Que feray-je ? Où courray-je ? Où suis-je ? Ah ! Quelle rage !ô malheureux chevux ! ô malheureux visage !ô sein, de mes tourmens principal receleur,Que ne puis-je en t'ouvrant arracher ma douleur !Ongles mal aiguisez... PHULTER. Quelle esclattante plainteSonne tant en ce lieu ? J'en tremble tout de crainte. CASSANDRE. Changez-vous en rasoirs. PHULTER. Eh quoy ! Madame, quoy !Veillé-je, ou si je songe ? Et qu'est-ce que je voy ?De quelle passion l'estrange violenceTriomphe de vostre ame avec tant d'insolence ?Comment ! Que faites-vous ? Qu'ont fait ces fils deliez,Mieux dorez que l'or même et pendans jusqu'aux piez ?Pourquoy les brisez-vous ? Et ces pommes jumelles,Pourquoy les plombez-vous de froissures cruelles ?D'où vient cet oeil hagard, ce nuage tenduEn rides sur ce front ? CASSANDRE. Eh ! Hé ! Tout est perdu ! PHULTER. Tout est perdu pour vous si vous perdez vous-même.Je sais que ce grand dueil vient d'un malheur extrême,Et qu'un sage en tel cas, au porche athenien,Serait tout de metail s'il n'en ressentoit rien ;Mais le trop est blasmable aux humeurs mieux seantes :Se plaindre et se tuer sont choses differentes." par nous ny pour nous seuls nous ne vivons icy ;" mourir par nostre main nous ne devons aussi." le bras est execrable et plus que parricide" qui demolit le siége où son ame reside. " CASSANDRE. Je ne puis eviter qu'à l'ombre du trespasLes injures du ciel. PHULTER. Non, non, ne croyez pasQu'en sortant de la vie on sorte de misère.La chair quitte ces maux dans le sein de sa mèreEt brave les douleurs ; mais le souffle divin,C'est l'homme proprement qui ne prend point de fin,Et qui porte son mal de quel costé qu'il verse,Comme un chevreuil courant le matras qui le perce,Mal d'autant plus cuisant qu'il ne trouve là-basNy divertissement, ny repos, ny soulas,Et qu'ayant une fois delaissé la lumièreNul ne peut remonter en sa place première.Vivons doncques, vivons, targuez de la vertu,Et ne nous rendons point sans avoir combattu.Laissons l'impatience à la folle commune." le seul et seur moyen de vaincre la fortune," c'est de la mespriser. " CASSANDRE. Ainsi de discours vainsRemonstrent la constance aux malades les sains. PHULTER. J'en atteste les dieux, si mon ame n'appliqueSes plus forts sentiments à la douleur publique,Et si jamais un coup m'avoit touché si fortQue ce grand accident, cet outrage du sort,Qui m'oste un bienvueillant, liberal et bon maistre,En qui seul ma fortune affermissoit son estre !Mais, quoy ! Celui qui sçait que les pleurs, ny les cris,Ny même un desespoir, rançon de trop grand prix,Ne peuvent rachepter un ombre du rivageOù la faulx de la Parque estalle son ravage,Celui-là sur autruy n'est pas fondé si fortQu'alors qu'un accident moissonne son supportIl tombe quand et lui, desolé, sans remède.Au contraire, en usant des amis qu'il possède,Les cognoissant mortels, il se tient preparéDe s'en voir tost ou tard quelque jour separé.Tous premiers mouvemens à combattre impossibles(si ce n'est par les dieux ou les rois impassibles)Se vainquent par le temps d'un effort sans effort. CASSANDRE. Ouy bien, quand on a l'oeil à quelque reconfort. PHULTER. En faut-il un meilleur qu'une vengeance pronte,Qui même l'ambrosie en volupté surmonte ?Madame, attendez-la certaine de nos mains,Qui rendront la pareille aux meurtriers inhumains.Vous verrez de Sidon les murailles rasées,Les thresors enlevez, les maisons embrazées,Les carrefours à nage au sang des obstinez,Et nos marchez tous pleins des restans enchainez ;Mesmes, en attendant que leur maistre on punisse,Qu'un royaume et son roy d'un même coup finisse,Vous verrez dès tantost tomber devant vos yeuxBelcar, son fils unique. Ah ! Qu'est-ce là, bons dieux ?Elle tombe en syncope. Eh ! Madame, courage !Elle a les yeux ternis, la palleur au visageEt la sueur au front. à l'eau ! Courez à l'eau !Venez tous au secours ! ALMODICE. Quel est ce bruit nouveau ?Que voy-je ? ô Jupiter ! Cassandre est trespassée. PHULTER. Faites qu'elle ait de l'air, qu'elle soit delacée. ALMODICE. Madame ! ... elle n'oit rien. Ma fille, respondez !Me cognoissez-vous point quand vous me regardez ? PHULTER. Il semble qu'à ce cri vostre objet l'ait esmeue. ALMODICE. Cassandre ! PHULTER. Elle revient, sa lèvre se remue. ALMODICE. Mon nourrisson, mon coeur, mon tout, parlez à moi ;C'est moi seule qui puis soulager vostre esmoy.Levez-vous, je vous prie. PHULTER. Elle vous tend l'oreille. CASSANDRE. Je dormois doucement... d'où vient qu'on me reveille ? PHULTER. Quoy doncques ? Voulez-vous aux ennuis succomber ? ALMODICE. Appuyez-vous sur moi, craignant de retomber.Ostez-vous tous d'icy. La memoire trop frescheD'un cuisant desplaisir son jugement empesche.L'homme du noir cachot nouvellement tiréS'avugle du jour même au lieu d'estre eclairé.Au reste, qui serait-ce autre que sa nourriceQui la cherisse plus, que plus elle cherisse,Qui mieux la cognoissant mieux la gouverne aussi ? PHULTER. Adieu. Veillez-y donc. ALMODICE. Laissez-m'en le soucy. CASSANDRE. Couchez, ne feignez point, sous une froide lame,Couchez ce corps transi separé de son ame.On doit ce sainct office aux pasles trespassez.Pourquoy retardez-vous ? N'appert-il point assezQue j'ay les yeux esteints, la couleur d'une morte ?Si je respire encor, vivante en quelque sorte,Si je forme ces mots, c'est la seule vigueurDe mon dueil immortel qui m'anime le coeur. ALMODICE. Oyez et croyez-moi ; je vux vous faire vivre,En depit de la mort qui ces assauts vous livre. CASSANDRE. Voire dea ! Jupiter, qui les cieux faict mouvoir,À peine le pourrait. ALMODICE. Et moi, j'ay ce pouvoir.Tout vostre desespoir ne vient pas de Leonte.Laissons-le en son repos, puisqu'aucun n'en remonte.Mais que me diriez-vous si, devant que la nuitDescouvre avec le char le bouvier qui le suit,Je delivrois Belcar, le roy de vos pensées,Les chaînes, les prisons et les gardes forcées,Et si dans un lieu seur je vous allois loger,Tous deux joyeux ensemble et francs de tout danger ? CASSANDRE. N'ay-je assez de tourment sans ceste moquerie ? ALMODICE. Que de vous je me moque ! Eh ! Dites, je vous prie,Quand m'avez-vous surprise en quelque fausseté ? CASSANDRE. Ce qui n'est pas croyable est pour faux reputé. ALMODICE. À vous de trop long-temps ma foi j'ay tesmoignéePour estimer ma voix de croyance esloignée.Si vous aymez ce prince, osant, pour l'espouser,Vostre père, vos biens, vostre honneur mespriser... CASSANDRE. Il ne me chault de rien. ALMODICE. Je puis, dans peu de terme,Vous placer l'un et l'autre en une aise très ferme. CASSANDRE. L'oseroy-je esperer ? ALMODICE. Mais faites-en l'essay.Je ne propose pas les moyens que j'en sais :Ny le temps ny le lieu n'ont point assez d'espace.Vous importe-il comment, pourvu que je le face ?Un voile sur le front, de ce pas toutes deuxAllons prendre un esquif sur le rivage ondeuxQui nous face aborder un navire à la rade,Où Belcar deguizé vous dresse une embuscade.Mais partons promptement ; j'ay crainte qu'après luiL'on ne se mette en queste. CASSANDRE. Avancez, je vous suy. ACTE IV SCÈNE I. Meliane, soldats des gardes de Tyr. MÉLIANE. Qu'il me tarde, ô titan ! Que ton oeil nous éclaireDu plus juste milieu de ta traitte ordinaire,Et qu'au bas du quadran l'ombrage descenduM'ameine enfin le temps du voyage attendu !Quel prodige nouveau, quel penible passage,Appesantit le train de ton viste attelage ?Avance, beau soleil : si jamais ton brandonRenforça ses ardeurs du feu de Cupidon,Pense combien m'attriste une longue demeure ;Le plus petit clin d'oeil me dure autant qu'une heure,Chaque heure comme un mois, et ce tour m'est egalAux douze logemens de ton tour general.Le larron qui furette en la maison sappée,Dès qu'un abboy de chiens son oreille a frappée,Fremit et perd le coeur, il s'allume à tout bruit,Et ne trouve assez brun le plus noir de la nuit,Tant qu'après son coup fait il reprend son audace,Partageant son butin transporté de sa place.Ainsi je sens mon corps herissé de frisson ;Les moindres mouvements me tournent à soupçon.Rien ne me semble seur ; une terreur paniqueMenace mon complot d'un presage tragique.Plus mon partement tarde, et tant plus j'apperçoyDe peine et de perils qu'il tourne quant et soy.Thamys se peut desdire, et la fausse AlmodicePeut avoir fait dessein tout à mon prejudice.J'ay voulu voir Cassandre ; on ne la trouve point.Je sais qu'un même amour elle et moi nous espoint.Qui sçait si la nourrice auroit donné le change !ô dieux ! Destournez-moi de ce penser estrange !Un vaisseau passager, pour cyprien cogneu(et tel estoit celui qu'elle avoit retenu),Vient tout presentement de cingler en mer haute ;Mais il avance peu, car le vent lui fait faute. SOLDATS. Ha ! Desloyal Thamys, par les rages vouéAu malheur de nous tous, quel tour as-tu joué ? MÉLIANE. Que dites-vous, amis ? SOLDATS. L'ignorez-vous, madame,Que nostre chef perfide ait ourdy telle trame ?Qu'ayant son corps de garde avec ruse escarté,Il ait lasché Belcar en pleine liberté ?Où va ceste princesse ? Une pasleur plombéeA soudain de son teint la beauté desrobée ;Elle part roidement, comme au cry des clabautsLe veneur voit bondir et de course et de sautsDans les sombres forests une biche lancée.Holà ! J'entens du roy l'approche courroucée.Evitons son regard : nous sommes en horreur(sinon du crime entier) de punissable erreur. SCÈNE II. Pharnabaze, l'admiral de Tyr. PHARNABAZE. Desmarez sans arrest, ne vous monstrez point lasches ;Poursuivez ce fuyard de voiles et de gasches.Mes courriers sont allez par terre après Thamys,Mais je sais que Belcar dessus l'onde s'est mis. L'AMIRAL. Depuis le temps douteux, une carraque seuleA franchy de ce port la murmurante gueule.Je vous la rends bientost : Eole est endormy ;L'air offre à nos forçats un visage d'amy. PHARNABAZE. Plus je songe à cela, plus mon ame est piquéeDe voir que ceste fourbe est si tost pratiquée.ô traistre ! Je t'auray, tu ne peux m'eschaper ;J'ay trop de bons levriers pour ne point t'atraper.Lors je te feray dire, en horreur des supplices,Tous ceux qui de ton crime ont esté les complices.Plusieurs s'en sont meslez ; j'en soupçonne quelqu'un,D'indice toutesfois : je n'en asseure aucun.Mais retien desormais, credule Pharnabaze,Qu'un roy doit estre seul de ses desseins la baze.Si ma prompte vengeance eust son desir suivy,Son effect à mon bras n'eust point esté ravy ;Mais, tandis qu'assoupy d'une angoisse profondeJe me suis retiré de tout accez du monde,Les fins renards qu'ils sont ont bien choisi leur temps.Si croy-je enfin que tous n'en seront pas contens.Je m'en vay prendre l'air, et du pied de la duneImplorer à l'escart la favur de Neptune. SCÈNE III. Deux pêcheurs en un esquif, Méliane. PREMIER PÊCHEUR. Pousse fort, compagnon ! Que beny soit le dieuQui nous a fait surgir à l'abry de ce lieu !Ceste roche en croissant par son ombre fourchueDe buissons de deux parts nous met hors de la vue. DEUXIÈME PÊCHEUR. Or çà, que ferons-nous ? Traisnons ce corps à bord.Le sang jaillit encor, il est fraischement mort.ô dieux ! à quel barbare a peu monter en l'ameDe mettre en tel estat une si belle dame ? PREMIER PÊCHEUR. Hastons-nous, mon amy ; laissons les complimens. DEUXIÈME PÊCHEUR. N'emporterons-nous rien de ces beaux ornemens ? PREMIER PÊCHEUR. Sauvons-nous au plustost à la mercy des vagues.Nous avons son argent, ses chaines et ses bagues,Ce trésor bien celé ne sera point cognu. DEUXIÈME PÊCHEUR. Le bon coup de filet ! Qu'il nous est bien venu ! PREMIER PÊCHEUR. Si l'on nous voit icy nous patirons du crime.Un soupçon en tel fait legerement s'imprime.Contentons-nous du gain, rentrons en nostre esquif. DEUXIÈME PÊCHEUR. Mettons-la bien au sec. Tu n'es que trop craintif. MÉLIANE. Petit tertre à couvert, penchant sur l'onde proche,Qui fais un precipice entaillé dans la roche... PREMIER PÊCHEUR. Ha ! J'entens quelque voix. Je te l'avoy bien dict,Nous amuser icy c'est nous perdre à credit. MÉLIANE. Tombeau d'un desespoir et digne d'un egée,Propre à lascher la bride à mon ame enragée,Antres, buissons, cailloux, recevez mes discours :Aussi bien pour tesmoins je ne vux que des sourds. DEUXIÈME PÊCHEUR. Ce cry vient de là-haut, mais rien ne nous empescheQue nous ne retournions sans bruit à nostre pesche. MÉLIANE. Que mon trouble s'accroist quand parmy l'air serainCe navire odieux paroist encor à plain !Tu t'enfuis donc, Belcar ! Ta larronnesse fuiteEntraine mon amour et ma vie à ta suite.Tu t'en vas, ô voleur ! M'emportant tout mon bien,Toy qui m'es obligé de toi-même et du tien.Ingrat ! Tu fais mourir celle qui t'a faict vivre.Tu deslaisses, cruel ! Celle qui pour te suivreDeslaissoit librement sa natale maison,Ses grandeurs, ses amis et son père grison !Est-ce donc pour t'avoir de l'infame coignéeRécous si dextrement que tu m'as desdaignée ?Est-ce pour avoir fait plus d'estime de toiQue du droit de naissance et de toute autre loy ?âme teinte de fard, perfide et theseane,Qu'espères-tu gaigner en perdant Meliane ?Girouette d'amour, tu crois que le changerDonne quelque advantage à ton esprit leger ?Mais, va, que des grands dieux la justice infaillibleT'en donne un repentir aussi vain que terrible.Cours, traitre, à ton malheur ; va querir, vagabond,Une exemplaire fin, loyer de ce faux bond.Et toi, non plus ma soeur, mais ma rivale infame,Que le ciel tout voyant, qu'en ayde je reclame,Te rende un pareil coup que tu m'oses prester,Puisqu'un plus affligeant ne se peut souhaitter !ô monstres infernaux ! Fantosmes du Tenare !Eumenides fureurs hostesses du tartare,Toutes approchez-vous, ramenez chez les mortsCest enfer de tourments qui m'anime le corps !Quoy ! Vous tardez encor ! Ma vie est prolongéePour accroistre les feux dont mon ame est rongée !Donc, feux de jalousie et d'enragé courroux,Embrasez-moi, du tout je m'abandonne à vous.ô double desespoir dont je me sens poursuivre,Ne pouvant esperer de mourir ny de vivre !Car, bien que dans mon coeur soit né par cest effortDe la mort des desirs le desir de la mort,Je vis malgré moi-même. Ainsi me puis-je direN'obtenir jamais rien de ce que je desire.ô mer ! Amère mère à la mère d'amour,Converty mon amant à prendre le retour !Monstre à cest inconstant l'inconstance des ondes ;Descouvre-lui l'enfer de ces grottes profondes ;Fay blanchir hautement les beliers de tes flots ;D'un naufrage apparent fay peur aux matelots(je n'ose dire à lui, car il n'est pas croyableQu'il devienne peureux plustost que pitoyable).Bref, montre-toi cruelle envers sa cruauté,Et sois-lui desloyalle en sa desloyauté,Pour voir s'il cognoistra dans ta juste colèreQu'aux dieux plus rigoureux sa rigueur ne peut plaire.Revien, prince. Où vas-tu sans ta moitié, sans moi ?De moi n'as-tu plus soin ? J'en ay tant eu de toi !Retourne, et je croiray que la vieille traistresseA supposé Cassandre au lieu de ta maistresse ;Du moins, si ton retour ne te semble pas seur,Qu'un messager t'excuse en ramenant ma soeur.La chalouppe qui suit à ta pouppe attachée,Dès le dol recogneu, deust estre despeschée.Tu peux encor à temps esteindre mon soupçon ;Mais, las ! Homme obstiné d'une et d'autre façon,Je voy ton double rapt : tes voiles qui s'esloignentDe ton consentement la malice tesmoignent.C'estoit donc, imposteur, pour me faire un tel tour,Que tu voulois cueillir la fleur de mon amour !Tu t'estois donc promis que je seroy si folleQue de fonder l'hymen sur ta simple parole,Et qu'estant tyrienne aussi bien que Didon,Comme elle je mettroy l'honneur à l'abandon ?Heureuse, en mes malheurs, que parmy ma sottiseJ'ay tousjours reprimé ta sale convoitise !ô satyre impudent ! Ton infidelitéTriomphe en moi de tout, fors de la chasteté.Je meurs, tu l'as voulu, mais je meurs impollue.Doncques, puisqu'à la mort me voilà resolue,Renforce-toi, mon coeur. Considerons là-basLe plus commode endroit pour un soudain trespas.ô dieux ! Que voy-je là ? Quel horrible spectacleÀ mon tombeau choisi sert encore d'obstacle !C'est Cassandre elle-même ; on la cognoist d'icy.Souverain Jupiter, d'où peut venir cecy ?N'est-ce pas un prestige ? Il semble que je songe.Non, non, je ne dors point ; ce n'est pas unMensonge.Helas ! C'est ma soeur morte, et mon oeil d'assez prèsDe son visage pasle aperçoit tous les traicts.Mais avant mon decez, si me la faut-il joindrePour voir si ma douleur en sera pire ou moindre. SCÈNE IV. Pharnabaze, Meliane. PHARNABAZE. Qu'icy chaqu'un s'arreste et me laisse avancerMa promenade libre, ainsy que mon penser.Mon mortel crève-coeur n'aura point d'allegeanceQu'autant que je verray prosperer ma vengeance.Favorable Neptun, mon heur despend de toi,Car ton calme riant met mon esprit au coy.J'ay des rames en mer ; Belcar n'a que des voiles.Par là, ce grand chasseur, pris dans ses propres toiles,Sçaura que les plus fins se trompent bien souvent.Mais estoit-il bien fin de s'asseurer au vent ? MÉLIANE. Que puis-je deviner, ô monarque celeste ?Qu'ay-je là de certain qui ne me soit funeste ?Ce corps nouveau sorty de l'humide elementS'est puny par soy-même ou bien par mon amant.Mourons, quoy qu'il en soit. PHARNABAZE. Un cry sous ceste rocheM'a saisy d'un sursaut ; il faut que j'en approche. MÉLIANE. Je ne crains pas icy qu'un passant curieuxSoit tesmoin contre moi de l'oreille ou des yeux. PHARNABAZE. Je cognois ceste voix... n'est-ce pas ma cadette ? MÉLIANE. Il faut, il faut mourir ; la place est bien secrette.ô Cassandre ! Le ciel me punit comme toi,Ciel cruel ! Toy meschante et malheureuse moi ! PHARNABAZE. Quels discours sont-ce là ? MÉLIANE. Poignard, tu vux peut-estreAttendre pour sortir le congé de ton maistre ;Mais au deffaut de lui pren-moi pour respondantQue ce tien second coup vaut bien le precedent. PHARNABAZE. Holà ! Je tien ton bras, ô carnacière louve,Des nuitales fureurs la pire qui se trouve !À l'ayde ! Accourez tous ! ô rages des enfers !Quel comble vous donnez à mes travaux soufferts !Quels prodiges affreux accablent ma famille !Empoignez-moi ce monstre ! Hélas ! Ma pauvre fille,Au moins si tu pouvois, en ce piteux estat,Declarer le motif d'un si grand attentat !Non, ces membres transis et ce blesme visageMe font voir que ta langue a perdu son usage,Et ces yeux ombragez, naguères clairs soleils,Au soleil esclypsé sont devenus pareils.Je n'apprens rien de là qu'un effect deplorableDont tu diras la cause, ô megère execrable !Mon coeur bondit et crève à ce funeste objet.Enlevez-le d'icy. Toy, dy-moi le subjet,ô maistresse Medée où toute horreur reside !Quel pretexte avois-tu pour un tel parricide ?Quoy ! Tu ne diras mot ? Ton orgueilleux desdainCroit-il bien excuser ceste sanglante main ?Barbare lestrigonne ! Ah ! Qu'une ame enragéeSouvent soubs un beau corps se rencontre logée !Ainsi dessous l'esmail d'un florissant gazonCreuse un mortel aspic son infecte maison.Elle ne s'esmeut point. Je croy qu'elle se mocque.Tu parleras tantost. Sus, que l'on me convocqueMes juges souverains, afin que promptementOn satisface au meurtre encore tout fumant. SCÈNE V. Abdolomin, Thamys. ABDOLOMIN. Donc je perds mon Belcar ! La faulx qui tout terrasseRetranche, moi vivant, le dernier de ma race !ô dieux ! Quelle rigueur ! Si le prince de TyrS'est jetté dans un piége, en devray-je patir ?Qui pourrait seurement d'un homme estre la gardeSi lui-même à soy-même avec soin ne regarde ?En puis-je mais s'il a son peril recherché,La nuit, à mon insceu, jeune homme desbauché ?Qu'ay-je peu faire plus, sinon qu'en diligenceJ'ay sur les assassins exercé la vengeance ?Quant à l'autheur du mal, je l'envoye en ses mains.Celui-là, qu'il le livre aux bourreaux inhumains ;Que son orage tombe et que son fiel se crèveSur ce perturbateur, cet infracteur de trève.Mais faut-il que la peine, ô jugement cruel !Redonde à mon enfant comme un coup mutuel ?Ah ! Sauvage raison dont ce tigre me paye,Puisqu'il n'a plus de fils, qu'il ne vut que j'en aye !Puisqu'ils avoient en guerre esprouvé même sort,Qu'ils doivent estre esgaux, compagnons à la mort.Las ! Je m'en doutois bien, qu'une humeur furieuseProcederoit tousjours par voye injurieuse.Encor si pour un peu sa rage retarderBalorte assez à temps y pouvoit aborder !Mais las ! Il est si prompt, qu'à peine a-t'on peu faireQu'il n'ait donné curée à sa main sanguinaire ;À peine a-t'il sursis qu'autant de temps qu'il fautPour dresser la sentence avecque l'eschaffaut.Cessez, ô dieux, cessez d'appuyer ma faiblesse,Puisque je perds, helas ! Mon soustien de vieillesse.Hé ! Hé ! Que ne viens-tu, favorable atropos,Convertir à ce coup ma langueur en repos !Mais quel homme est-ce là que mes gardes conduisent ?La hâte et l'allégresse en sa mine reluisent. THAMYS. ô roi que chacun tient pour miroir de bonté,Mon travail vous plaira quand je l'auray conté. ABDOLOMIN. Dictes donc, mon amy. THAMYS. Resjouissez-vous, sire :Le grand Belcar est libre, et je viens vous le dire. ABDOLOMIN. ô Jupiter ! Comment ? THAMYS. Moi, je l'ay mis dehorsEn perte de mes biens, en danger de mon corps. ABDOLOMIN. La perte richement vous sera reparée. THAMYS. Il estoit sous ma garde en prison bien murée.L'amour et la pitié d'une infante de TyrM'ont induit en secret à le faire sortir. ABDOLOMIN. Où l'avez-vous laissé ? THAMYS. Dans une bonne barque,En habit desguisé, craignant qu'on le remarque.Enfin il est sauvé ; vous l'aurez aujourd'huy.Mais faictes qu'un escorte aille au-devant de lui. ABDOLOMIN. ô jour plein de bonheur et de resjouissance !Oh ! Qu'à propos le ciel protége l'innocence !Allez vous rafraischir, chevalier genereux ;Je m'en vay donner ordre à son abord heureux. SCÈNE IV. Pharnabaze, les juges, Phulter, Meliane. PHARNABAZE. Je vous ay tous mandez, ô chefs de ma justice !Pour estouffer ce monstre animé de malice ;Non pour joindre à son crime un tourment tout egal,Car ses sens ne pourroient souffrir à tant de mal,Mais pour succinctement m'en faire la despesche.Je ne dis point pourquoy : la douleur m'en empesche. LES JUGES. Ou d'un mot absolu, sans nos voix employer,Sire, il faut, s'il vous plaist, à la mort l'envoyer ;Ou si, comme en tout temps, l'equité vous commande,Exposez les raisons de vostre ire si grande.Lors nous mettrons bien-tost les bonnes en alloy,Prouvans l'or de justice au creuset de la loy.Nous ne condamnons point sur des plaintes legèresNy les filles de roy, ny les simples bergères. PHARNABAZE. Or bien, je ne prends point pour reigle mon courroux ;Comme un accusateur je parle devant vous,Non comme un souverain, comme un père en furie,Ayant sur ses enfants droict de mort et de vie.Je ne requiers de vous, despouillant mon pouvoir,Que le commun credit qu'un tesmoin doit avoir.Ne l'oseroy-je dire ? Elle osa bien le faire :Donc quelle extremité d'une peine exemplaireN'est point deue à ce corps, qui d'un bras aggresseurSans cause et de sang-froid a massacré sa soeur ? LES JUGES. Il faut de la rigueur si la chose est prouvée. PHARNABAZE. Je ne dis rien par coeur : je l'ay, je l'ay trouvée,Et tous ceux de ma suitte en ont eu quant et moiTout le poil herissé de merveille et d'effroy. LES JUGES. Confessez-vous le fait ? MÉLIANE. Ce qu'il plaist à mon pèreEst juste à mon egard. PHARNABAZE. L'innocente vipère !C'est donc mon seul plaisir, non ton crime infernal,Ô jouet d'Alecton ! Qui te fera du mal ? LES JUGES. Mais parlez franchement, evitez la torture. MÉLIANE. De quoy vous serviroit une enqueste plus dure ?Je suis digne de mort : que demandez-vous plus ? PHARNABAZE. Vous prodiguez le temps en discours superflus.Sus, allez, je le vux ; que la teste on lui osteOù s'est commis le meurtre, entre l'onde et la coste. PHULTER. Helas ! Escoutez-moi, monarque redouté :L'injustice est souvent dans la severité.Gardez-vous de punir de son forfait extrêmeCeux qui n'en peuvent mais, vos sujects et vous-même :Car estant vostre sang elle nous touche à tous :Pensez au nom de père. Ah ! Sire, il est si doux ! PHARNABAZE. Pourquoy ne pensoit-elle à celui de germaine ? PHULTER. Faut-il qu'aux cruautez son exemple vous meine ? PHARNABAZE. Il faut faire aux cruels selon leur cruauté. PHULTER. Au fond, perte sur perte est toujours pauvreté. PHARNABAZE. Perdre un enfant perdu, c'est gain plus que dommage. PHULTER. Que l'egard de l'estat touche vostre courage.Par la race des rois les peuples sont en paix. PHARNABAZE. C'est la paix d'un estat de punir les mefaits.Quoy ! Qu'un jour, après moi, ceste main parricide,Portant la verge d'or, sur mon throsne preside !Que ce front effronté, juste proye à corbeau,S'esléve à mon avu sous ce royal bandeau !Que d'effroyables cris les manes de CassandreTaxent mon indulgence à l'entour de sa cendre !Que le monde en soit plein, qu'un vulgaire effrenéImite par licence un mal non condamné !Abus ! Elle mourra ; je seray sans lignée,Mais je verray d'ailleurs ma gloire provignée,Repeuplant ma famille et de sages beautez,Et d'esprits courageux, en enfans adoptez ;De vray, non pas si bien qu'en Cassandre et Leonte,Mais mieux qu'en ceste folle engendrée à ma honte. ACTE V SCÈNE I. Pharnabaze, l'admiral, Almodice. PHARNABAZE. Doncques le sort cruel, contre moi mutiné,M'a repris tout à coup ce qu'il m'avoit donné,Ne me laissant de tout que le sceptre et la vie,Fardeaux trop importuns quand la joye est ravie !Que sçauroy-je plus craindre ou que puis-je esperer ?À qui, malencontreux, me doy-je comparer ?Prendray-je pour patron la reyne de Pergame,Qui perdit à sa vue, avant que perdre l'ame,Tant d'enfans estimez en merite et valeur ?Non, non, son brave Hector, mourant au champ d'honneur,Est bien avantagé sur mon pauvre Leonte,Qui traisne avec sa mort une espèce de honte ;Et les cendres d'Achille excusoient la rigueurQue sentit Philoxène en la main d'un vainqueur.Cassandre et Meliane ont leur fin plus amère,L'une ès mains de sa soeur, l'autre ès mains de son père.Ainsi d'un pareil mal les regrets sont plus grands,Car l'outrage cuit plus quand il vient des parents.Qu'aujourd'huy ma maison de prodiges fourmille !Donc, pour venger ma fille, il faut perdre ma fille !Pieté, cruauté, vous tenez même rang :Je ne puis expier mon sang que par mon sang,Et ne puis tesmoigner, sans estre parricide,Que l'amour paternelle en mon ame reside.Voicy mon admiral. Eh bien ! Qu'avez-vous fait ? L'AMIRAL. Sire, un petit voyage avec petit effect.Je voy ma diligence et ma peine frustrée,N'ayant que ceste vieille au vaisseau rencontrée.Sitost que de ma chiorme, à grand'force de bras,J'ay leur navire attaint et crié : voile bas !Tous les nochers ensemble, apprehendans vostre ire,Ont mieux aymé la mort dans les vagues eslire,Et d'un sault volontaire avaler à longs traitsLe flot qui, bouillonnant, les couvroit tost après. PHARNABAZE. Qu'est devenu Belcar ? L'AMIRAL. Almodice le cèle.Les morts et les poissons m'en ont dict autant qu'elle. PHARNABAZE. Sus, que ce corps hideux, en fonds de fosse enclos,Aux tortures soit mis. Qu'on lui brise les os,Car elle a, pour certain, d'avarice enflammée,Jointe avecque Thamys, la trahison tramée. ALMODICE. Sire, avant que je meure, entendez pour un coupUn discours de ma bouche important de beaucoup.Non, non, je ne vux point de mes grands maleficesPar quelque subterfuge eviter les supplices :Je sais qu'ils me sont deubs ; si vous les differiez,Par excez de clemence injuste vous seriez.Pleust aux dieux que devant ces dures destinéesVous eussiez et surpris et puny mes menées !Ma Cassandre n'auroit, malgré mon vain secours,Planté de sa main propre une borne à ses jours. PHARNABAZE. Comment ! De sa main propre ? Eh ! Voilà sa germaineQu'attainte de ce crime au supplice en ommène. ALMODICE. Mon roy, que dites-vous ? Ah ! Quelle faussetéAuroit sur Meliane un tel soupçon jeté ?Las ! Vous allez sçavoir qu'elle en est innocente. PHARNABAZE. Est-il vray ? Courez donc par la proche descente !Prevenez ce malheur, diligentez, allez,Amis ! Efforcez-vous, despeschez, mais volez !Qu'on ne passe pas outre. Helas ! Que j'ay de crainteDe retirer en vain mon bras après l'attainte !Malheureux ! Qu'ay-je fait, et quelle illusionM'a rendu trop sevère, à ma confusion ? ALMODICE. Oyez donc, s'il vous plaist. Permettez que je dieDe la source à la fin toute la tragedie.Belcar se guairissoit. Ses ulcères fermezAvoient repeint sa joue et ses yeux rallumez.Or, depuis quelque temps, deux sagettes dorées(outils de sympathie) avoient esté tiréesPour joindre des deux parts au joug de CupidonLa Cyprine de Tyr et le Mars de Sidon.Desjà de leurs regards la guerre mutuelleAttaquoit l'escarmouche aspre et continuelle.Moi, qui les surveillois d'un esprit clair-voyant,Je descouvris bien-tost cest amour flamboyant,Et fis tant que j'appris leur promesse jurée,Et qu'ils n'avoient qu'une ame en deux corps separée.Lors, prenant un augure (helas ! Trop mensonger)Qu'un bien sortable hymen pourrait un jour rangerDeux peuples ennemis en heureuse concorde,Libre, mon entremise à leur ayde j'accorde,Attendant vostre avu, qui nous semblait aisé.Mais, ô dur changement dont le tout fut brisé,Quand le decès du frère estonna nostre oreille,Vous faisans destiner Belcar à la pareille,Seconde affliction qui l'autre surpassa,Et qui presques à mort la princesse blessa !Comme rien ne pouvoit consoler ceste amante,Je pratique un remède au dueil qui la tourmente :C'est que, par mon adresse, au moyen de Thamis,Amorcé des appas d'un grand loyer promis,Le prince desguisé secrettement s'evade,Et sans estre cognu se transporte à la rade.Meliane, voulant même risque encourir,S'attendoit qu'en secret je la vinsse querir ;Mais, las ! Je rencontray ma fille, son aisnée,Laschée au desespoir, à se perdre obstinée ;Et comme depuis peu je sçavois que son malEstoit pour même objet un amour corrival,Je sentis reveiller en favur de CassandreMon devoir obligé dès son aage plus tendre,Si bien qu'à l'heure même, afin de l'appaiser,Je l'allay pour sa soeur dans la nef supposer. L'AMIRAL. Traistresse conscience ! Enorme tromperie ! ALMODICE. Il semble qu'au partir chaque element nous rie.Nous avions levé l'anchre, et nos voiles tendusSont d'un vent à souhait ronds et fermes rendus.La terre, au branslement dont l'onde nous balance,Semble nous dire adieu, faisant la reverence.L'eau se fend sous la proue, et d'azur et de blancFait des rideaux plissez à l'un et l'autre flanc.Mais le malheur bien tost vint à jouer son roolle,Arrestant nostre cours par le deffaut d'Eole.Nous n'estions guères loing, quand le prince amoureuxD'accoster sa maistresse ardemment desireux,Quittant le faulx habit, à tous se fit cognoistre,Armé de tous costez pour se rendre le maistre.Il entre en un lieu sombre où seulette attendoitLa timide princesse, autre qu'il ne cuidoit,Qui, tremblante, met bas son voile du visage,Et, tombant à ses pieds, begaye ce langage :" À ta discretion, grand Belcar, me voicy ;Belcar, qui jusques là, plus qu'un marbre endurcy,As tousjours mesprisé, tousjours mis en arrièreDe mes faibles attraits la muette prière ;Me voicy devant toi, qui desire à ce jourGaigner d'un coup de sort ou la mort ou l'amour.Prends ma virginité, je te l'ay destinée :Rien n'est de mieux acquis qu'une chose donnée.Helas ! Si ma beauté n'est digne d'amitié,Pour le moins ma constance est digne de pitié.Quoy ! L'obligation que tu m'as de la vieD'un simple accueil riant ne sera pas suivie ? "Comme on voit quelquefois un jeune pastoureau,Le soir dans la forest recherchant un taureau,Destourner son chemin d'un lyon qu'il avise,Et perdre paslissant sa première entreprise,Ainsi, frappé d'effroy, le prince recula,Puis, tirant le poignard, en ces termes parla :" ô Cassandre de nom, de moeurs pire qu'Heleine !M'ayant ainsi trompé, qui me garde, vilaine,De chastier ta faute et ta lasciveté ?Va, ce n'est pas ton sexe ou ton humilité ;Tu dois remercier quelques traicts de visageQue tu tiens de ta soeur, bien plus belle et plus sage.Je te pardonne à toi, mais ce crapault infect,Ta fausse conseillère, en sentira l'effect. "Lors, me pensant trouver, il sort de la chambrette ;Mais en un lieu secret j'avoy fait la retraitte.Lui donc, impatient, après m'avoir cherché,Ayant entre ses dents son courroux remasché,Du rebord de la pouppe il saulte en la patache,Tranchant du cimeterre un cable qui l'attache ;Puis il se rend forçat, et dans les airs cavezExerce à plis de reins deux avirons trouvez.Son esquif glisse loing de chaque coup de rame,Si ne fuit-il du corps si viste que de l'ame.Il vole toutesfois ; le temps mol et serain,Qui nous tient en arrest, lui tend comme la main.Elle, puisque ses pleurs, ses cris et sa poursuiteNe pouvoient arrester si merveilleuse fuite,Tournant l'oeil de travers, le teint have et plombé,Recueillit le poignard de fortune tombé." à tort, dit-elle, à tort de ta rigueur extrêmeJe me plaindrois, Belcar, puisqu'en ta rigueur même,Ostant à ma douleur tout espoir de guairir,Au moins tu m'as donné le moyen de mourir.ô dieux ! ô feux du ciel ! ô fortune contraire !Voilà le dernier mal que vous me sçaurez faire ! " SCÈNE II. Un archer de Tyr, un soldat. L'ARCHER. Place, place ! Messieurs ! ô malheureux office !Que ne suis-je exposé moi-même en sacrifice !Quel courage de fille ! Helas ! Le coeur me fend :Vous diriez qu'elle vient en un char triomphant. SOLDAT. Archer, dy-nous un peu d'où vient qu'une sentencePrend un delay si court en un fait d'importance ? L'ARCHER. Du jugement succinct un mandement royalSeul excuse la haste et ce qu'il a de mal ;Mais en le prononçant les juges plus sevèresNe pouvoient espargner leurs pleurs à nos misères.La seule patience, en son geste, en son oeilPortoit la gravité beaucoup plus que le dueil,Sinon qu'ayant la court humblement suppliéeDe mourir clair-voyante et n'estre point liée.Ayant ce passe-droit : " messieurs, dit-elle alors,J'auray libre en mourant l'esprit comme le corps.Ainsi, que serviroient ny bandeau ny contrainte ?J'embrasse mon destin sans regret et sans crainte(vous le pouvez bien voir, les signes en sont grands),C'est grace neantmoins ; graces je vous en rends ! " SOLDAT. Ah ! La voicy qui vient. Voyez comme elle monteFranchement ces degrez et d'une alleure prompte !Diriez-vous à la voir qu'elle ait tant fait de mal ?Paix là, prestons l'oreille... elle fait un signal. MÉLIANE. Peuple qui, me perdant, perdez plus que moi-même,Et qui m'aymez tous mieux qu'aujourd'huy je ne m'ayme,J'ay cessé de m'aymer quand j'ay perdu l'amourQui me faisoit aymer et moi-même et le jour.Apprenez, assistans, que c'est mon seul silenceQui m'a de ce trespas causé la violence.Je pouvois eviter, au sein d'un autre portQu'en celui de Charon, la tempeste du sort ;Mais, desirant perir, quelle juste puissanceDoit preceder en moi l'autheur de ma naissance ?Puis que ma fin lui plaist, l'auroy-je point à gré,Vu que je suis rebelle à son trône sacré ?Car j'ay sauvé Belcar, et suis cause qu'en suitteMa miserable soeur à la tombe est reduite,Mais, las ! Non par mes mains. N'imputez point, amis,À mon renom futur un tel acte commis.Il faut ou qu'elle-même ait retranché sa vie,Ou peut-estre celui qui nous l'avoit ravie.Le temps, qui donne jour à toute verité,Mettra mon innocence en plus grande clarté.Ce que j'en dis suffit pour n'estre diffamée ;Mais, pour fuir la mort, je l'ay trop reclamée.Toy donc, executeur du coup de mon repos,Tâche de le passer net et bien à propos.Monstre-moi comme il faut agencer ma posturePour donner à mon ame une prompte ouverture.Pauvre homme, pleures-tu ? Te desplaist-il à toiDe suivre mon desir et le plaisir du roy ? BELCAR. Arrestez, arrestez ! Peuple, faites-moi place !Qu'avant m'avoir ouy plus avant on ne passe. MÉLIANE. Quel est ce nouveau bruit ? Que voy-je là, bons dieux ?Quel prestige incroyable est offert à mes yeux !N'est-ce pas là Belcar ? C'est lui-même, ou je rêve. BELCAR. Archers, ne craignez rien ; tenez, je rends mon glaive.Je ne viens pas icy pour faire quelque effort,Mais pour entre vos mains recognoistre mon tort.Ma vie est pour ma dame une rançon capable,Car du fait pretendu je suis le seul coupable ;Je merite la place où sans sujet elle est,De mourir avec elle ou pour elle estant prest. MÉLIANE. Messieurs, n'empeschez point ce prince miserableQu'il me donne et reçoive un adieu deplorable.Quelle rage, ô Belcar ! T'a peu donc inciter,Estant hors du peril, à t'y precipiter ? BELCAR. Mais, ma reyne, plus tost, qui vous fait condescendreD'avouer comme vostre un crime de Cassandre,Un crime des plus noirs et des plus inhumains,Qu'elle a par desespoir faict de ses propres mains ?Je l'ay sceu, je l'ay vu, lorsque, l'ayant quittée,Elle s'est de plain sault dans les vagues jettée,M'ayant auparavant par signes menacéDe s'enfoncer au sein mon poignard amassé.Cependant c'est le mal qu'à tort on vous impose ;Que vous peut-on d'ailleurs imputer autre chose ?Si l'on ne vous punit que pour m'avoir sauvéQu'on me remette aux fers : me voilà retrouvé.Je suis, et non pas vous, s'il faut une victime,À Leonte et Cassandre offrande legitime. MÉLIANE. Belcar, que vous diray-je ? Avant que repartir,Faites-moi franchement de mes doutes sortir.Est-ce le mouvement d'un amour veritable(amour qui soit resté tousjours solide et stable),Aujourd'huy resolu de me donner secours,Ou de joindre à ma fin le terme de vos joursQui vous fait, innocent, venir en confiance,Ou bien est-ce un remords de vostre conscience ?Est-ce, dis-je, un regret, un flambeau de fureur,Qui, des dieux irritez vous donnant la terreur,Vous force à satisfaire aux pieds de l'offencée,À ma bonté trahie, à vostre foi faussée ?Car, bien qu'à vous et moi l'un ny l'autre motifN'apporte qu'un remède inutile et tardif(l'arrest de mon supplice estant irrevocableEt la hayne du roy contre vous implacable),Les malheurs neantmoins communs entre nous deuxM'auront une autre face, un aspect moins hideux,Si dans la trahison dont ma soeur m'a trompéeVostre fidelité n'a point esté trempée :Car nous serons contens dans les Champs-ElysezEt ne verrons jamais nos manes divisez,Au lieu que, vous sçachant meslé dans cette trame,Je vux estre aux enfers le fleau de vostre ame. BELCAR. Ma deesse, eh ! Comment cet injuste soupçonVous a-t-il peu seduire en aucune façon ?Que j'eusse à vous, madame, une autre preferée,Une autre qui jamais ne vous fut comparée ?Qu'en mon amour si franc et si bien establyAuroit peu se glisser le mespris et l'oubly ?Quel tort fait à ma flamme ! Et quelle injure encoreFaite à vostre beauté, qui son pouvoir ignore !Sçachez que vos liens sont aussi forts que doux,Et que, pour desbaucher un coeur aymé de vous,Je ne sais si Venus serait même assez belle.Aussi les immortels tous en ayde j'appelle,Dieux d'en haut et d'en bas, en justice conjoints.Qu'ils soient de ma franchise et juges et tesmoins !ô courriers de Neptune et filles de Nerée,Errantes deitez de la plaine azurée,Avec quel zèle ardent vous ay-je protestéQue j'avois le coeur net de ceste lascheté,Lors que dans ma nacelle, à route vagabonde,J'allois comme un plongeon dansant au gré de l'onde ! PHULTER. Grace ! Grace ! Ouvrez-vous ! Grace, de par le roy !Madame, descendez. MÉLIANE. Vous moquez-vous de moi ? PHULTER. Non, non, madame, non ; le roy vous donne grace.Il meurt s'il ne vous voit et s'il ne vous embrasse ;Il est desabusé, despouillé de courroux.À bonne heure je viens pour lui, mais pour nous tous. MÉLIANE. Sa grace estoit tardive et serait encor vaineSans Belcar, que le ciel à mon secours ameine ;Car, s'il ne m'eust tiré les espines du coeur,Ma douleur eust tourné ceste grace en rigueur.Mais puisque ce beau prince a levé tout l'ombrageQui m'avoit contre lui troublé jusqu'à la rage,Phulter, allez devant. Dites-lui le premierQue je lui vay tantost rendre son prisonnier.Cependant n'ostez point cest appareil funeste,Car pour ma delivrance encor un point me reste.çà, que de mes deux bras je t'aille environner :Que n'ay-je un myrte en main propre à te couronner !ô mon parfait amy ! Ma mesfiance fausseDe ta fidelité le merite rehausse.Baise-moi mille fois. Ma joye, en sa grandeur,Comme un petit objet mesprise la pudeur. BELCAR. Souverains directeurs de la fortune humaine,À quel comble de bien mon mal passé m'ameine !Qu'est-ce qui peut encor manquer à mon desir ?Si je meurs aujourd'huy, je mourray de plaisir ;Ouy, je mourray content, ma dame estant sauvée,Ma constance cognue et la sienne esprouvée. MÉLIANE. Ne parle plus de mort. Nous mourrons s'il le faut :Je te seray compagne en ce même eschafaut ;Mais je croy que mon père auroit le coeur d'un scytheSi nostre amour si rare à pitié ne l'incite. BELCAR. Quoy qu'il ait le coeur dur, j'espère que le mienVaincra par patience et tout autre et le sien.Desjà l'ambassadeur, qui mon abord precède,Du meurtre et du soupçon que son ame possèdeAura justifié tant mon père que moiPar l'autheur du mefait, tesmoin digne de foi. SCÈNE III. L'AMIRAL. Je voulois de ce pas sur le havre descendre,Mais tout court je reviens pour au conseil me rendre.Le roy, comme on m'a dit, a fait en son cheminRencontre d'un seigneur de chez Abdolomin,Qui, bien accompagné d'hommes et de creance,Vient en temps à propos pour avoir audience,Estant sa majesté joyeuse de sçavoirMeliane encor vive et preste à le revoir :De sorte qu'à present ils sont en conference,Qui me fait d'un accord concevoir l'esperance,Par lequel nous pourrons voir encor une foisJusqu'au large ocean Tyr estendre ses lois.Ces amans heritiers chaqu'un d'un diadème,Tous deux pleins de merite et pleins d'amour extrême,Pourroient-ils mieux choisir et mieux s'apparierPour avec la vertu la grandeur marier ?Tu defis ton bandeau quand par toi fut tiréeUne si juste flesche, ô fils de Cytherée !Ou, comme à Tiresie, une favur des cieuxTe rendoit clair-voyant l'esprit au lieu des yeux ;Ou, si c'est par hazard, à ce coup on peut direQue celui qui moins vise est celui qui mieux tire.Je vay donc assister à ce qu'on resoudra :Mon maistre, s'il me croit, retif ne s'y rendra. SCÈNE IV. Soldats de Tyr, messager. SOLDATS. Tu nous estonnes fort de si rare nouvelle ;Miracles mutuels d'une amour mutuelle !Belcar à Meliane est donc quitte aujourd'huy !D'elle il tenoit la vie : elle la tient de lui. MESSAGER. Mais bien plus que jamais tous deux ils s'entre-doivent.Les plaisirs qu'ils se font nul acquit ne reçoivent ;En serrant des deux parts le noeud se fait estroit :Le desir d'obliger en obligeant s'accroit. SOLDATS. Sont-ils seurs que le roy, depité de ses pertes,Ne donne un mauvais comble à leurs peines souffertes ?À peine pourra-il pardonner à tous deux.Mais qui mouvoit ce prince au retour hazardeux ? MESSAGER. Un violent amour qu'à peine peut-on croire.Quelqu'un de ses suivans m'en a conté l'histoire.Au point que, sans espoir et sans force rendu,Au fond de sa chaloupe il dormoit estendu,N'ayant autre dessein que d'atteindre la brunePour aller prendre terre au pied de quelque dune,Droit à lui s'adressa la route que tenoitUn royal galion, qui de Sidon venoit,Dans lequel un seigneur, qu'ils appellent Balorte,Est chargé d'ambassade et de preuve très fortePour du fait de Leonte esclaircir nostre roy,Livrant l'autheur du mal, tesmoin digne de foi.Belcar s'eveille au bruit des flots et des paroles,Et s'ecrie : au secours ! Voyant leurs banderolles.Jugez quelle alaigresse alors qu'il fut cognu,Et comme entre ses gens il fut le bien venu !Mais il rabattit bien de leur resjouissanceLorsque, ayant de son père entendu l'innocenceEt de l'ambassadeur tous les secrets appris,Il fit continuer le voyage entrepris :Car ny fortes raisons, ny prières, ny larmesDe ce vieil capitaine et de tous ses gendarmesÀ genoux devant lui, ne peurent divertirCet amant obstiné de retourner à Tyr." non, non, dit-il, amis ; quand j'ay quitté ma dame,Elle a pris en depost la moitié de mon ame.Puisqu'à nos maux communs le remède est trouvé,La lairray-je perir, elle qui m'a sauvé ?Or est-elle en danger, si ce n'est qu'en personneJe me purge d'un fait dont elle me soupçonne(encor ay-je grand peur de n'y venir que tard,Et qu'elle ait avancé ses jours dès mon depart).J'encourray pour ma belle, au peril delaissée,Le malheur de Pyrame ou l'honneur de Persée.Sus donc ! Voguez en haste ! Allons la revancher !Retirons, s'il se peut, mon gage le plus cher.Je sais qu'il vous desplaist qu'au tyran je m'expose ;Mais c'est mal concevoir l'equité de ma cause,Et c'est se mesfier du destin tout-puissant,D'un constant amoureux et d'un coeur innocent.Allons, au nom des dieux. J'espère que sa rageNe surmontera pas ce trait de mon courage,Ou, s'il m'oste la vie, absent comme present,Tousjours me l'ostoit-il, sa fille refusant :Car enfin mon amour au seul dessein peut tendreDe mourir son captif ou de vivre son gendre. "Lors il jette au pilote un regard absolu.Nul n'y conteste plus, puisqu'il l'a resolu ;Si bien qu'il est venu justement à bonne heurePour rendre à ses amours la fortune meilleure :Car, voyant au rivage un grand peuple amasséAutour d'un eschaffaut tout de dueil tapissé,Et d'un pescheur passant ayant fait quelque enquesteDu subject pour lequel ceste pompe s'appreste,En quittant son vaisseau, prest de surgir au port,Il s'est faict amener, lui quatriesme, à bord,Où, comme je vous dis, son estrange arrivée,Apportant un delay, la princesse a sauvée.Moi, je suis accouru sur le point que PhulterAu roy s'en est allé ces nouvelles porter. SCÈNE V. Pharnabaze, Balorte, Phulter, Belcar, Meliane, L'Amiral, Zorote, un archer. PHARNABAZE. Non, ce n'est pas à moi qu'on fait croire des bayes :Pour telles fictions mes douleurs sont trop vrayes.Il ne peut s'en purger, même dans son senat,Qu'il ne soit comme autheur de cest assassinat,Si ce n'est par malice, au moins par negligence.C'est pourquoy je persiste au dessein de vengeance,Et, tant qu'un de mes jours un autre jour suivra,Eternelle en mon coeur la rancune en vivra.Toutesfois pour ce coup, puisque de son gré mêmeBelcar se rend à moi par une audace extrême,Il ne sera point dit que sa temeritéVienne comme au secours de mon bras irrité.Je le vux bien avoir, mais non pas qu'il se donne :Car, grace aux immortels, j'ay la force très bonne,Et n'ay que trop de peuple, avec tant de bon droit,Pour dedans sa Sidon le reduire à l'estroit,Et là me satisfaire et du fils et du père,Selon que mon humeur se trouvera sevère.Qu'il s'en retourne donc, libre comme il estoit ;Encor le souffriray-je aujourd'huy sous mon toict.Envers une ame lasche il auroit fait folie,Mais un coeur de lyon flatte qui s'humilie. BALORTE. Sire, accordez-lui donc que son humilitéParoisse toute entière à vostre majesté,Et souffrez qu'en personne un hommage il vous rendePour le ressentiment d'une favur si grande ;Il ne tiendra discours qui ne vous vienne à gré.Ne lui deniez point ce front grave et sacré ;Puisque vous daignez bien sa rançon lui remettre,Que le remerciment vous daigniez lui permettre.De grace, ô Pharnabaze ! Audience à celuiQui s'est tant hasardé pour vous voir aujourd'huy. PHARNABAZE. Mon ame estant pour lui d'amitié despourvue,Et froide et dangereuse en serait l'entrevue. PHULTER. Quoy qu'il vueille de vous, que vous peut-il couster,S'il ne vous plaist le faire, au moins de l'escouter ?Les fonctions d'un juge et d'un roy sont pareilles :Sire, ils ont pour autruy des yeux et des oreilles,Et trop de retenue à se communiquerSemble quelque deffaut en un prince marquer.Quoy ! Le père d'un peuple et miroir d'un empireDoit-il cacher sa vue alors qu'on la desire ? PHARNABAZE. Bien, faites-le venir. Je puis, quand tout est dit,M'empescher que sa voix n'ait sur moi du credit. BALORTE. Sire, qui vous plaist-il qui cest octroy lui porte ? PHARNABAZE. Allez tous deux : Phulter, accompagnez Balorte. PHULTER. Sortons. ARCHER. Il est là-bas. Le chemin sera court. PHARNABAZE. Enfin, ce qu'il obtient, c'est de prescher un sourd.Tant bien-disant soit-il, c'est une folle attente,Dans le dueil où je suis, d'esperer qu'il me tente :Comme il ne peut tirer mes enfans du cercueil,Il ne peut pas de moi tirer un bon accueil. L'AMIRAL. Mais je crain que d'ailleurs, ô majesté sacrée !L'amitié de ce prince, en meliane anchrée,Si vous l'esconduisez, rende un funeste effect.Son desespoir n'est pas adoucy tout à fait. PHARNABAZE. Que j'y pourvoiray bien ! Le temps est un grand maistre ;Je les amuseray de parole, et peut-estre,Si je voy fermement leur dessein persister,Je pourray bien enfin m'y laisser emporter.Mais, afin que plus doux le succez ils en treuvent,Il faut que jusqu'au bout leurs passions s'espreuvent.À vous seul en secret je declare cecy. L'AMIRAL. ô prudence ! ô bonté ! PHARNABAZE. Taisez-vous, les voicy. BELCAR. Grand mars de nostre temps, que le ciel pouvoit prendrePour digne successeur du sceptre d'Alexandre ;Roy terrible en puissance et fameux en honneur,De qui pend aujourd'huy ma vie et mon bon-heur,Si le dieu qui regit d'oeillades souverainesLe sort et les destins comme avecque des resnes,Et qui du petit doigt, au moindre mouvement,Peut confondre le ciel dans le bas element,Est tousjours favorable aux humbles qui l'invoquentBien plus qu'il n'est austère à ceux qui le provoquent ;Si ses frères et lui, partageans l'univers,Entr'eux mirent au lot tous leurs honneurs divers,Fors la seule clemence, à l'aisné reservée ;Si dans le sein de l'air sa tempeste couvée,Effroyable d'esclairs et de bruict estonnant,Frappe bien quelquefois d'un traict tourbillonnantLes rocs et les sapins aux orgueilleuses testes,Jamais les tendres joncs ny les basses genestes ;Et s'il est vray, grand roy, que d'un si benin dieuToute humaine grandeur prend son estre et son lieu ;Si les divins mortels que l'or d'une couronneD'autant de soin pesant que de gloire environneSont fils de Jupiter et ses divins portraits,De sa très pure essence apparemment extraits,Il faut qu'imitateur leur esprit participeAux bontez de leur père et de leur prototype ;Qu'inconstans en colère et constans en douceurs,Bienfaicteurs generaux et rares punisseurs,Ils ne rompent jamais les choses qui se plient,Et ne soient endurcis à ceux qui les supplient.Vous doncque, ô Pharnabaze ! à qui les cieux amisUn royaume opulent ont dignement sousmis,Monarque genereux qui de ce commun pèrePortez evidemment tout autre caractère,Faudra-t-il qu'aujourd'huy ceste seule vertuVous manque envers un homme à vos pieds abattu,Qui, se livrant à vous la larme à l'oeil, imploreVostre secours unique au feu qui le devore. PHARNABAZE. Holà ! Tenez-vous droict, prince ! Que faites-vous ?Le rang qui vous est deu n'est pas d'estre à genoux. BELCAR. Je n'ay rang que celui qu'il vous plaist que je tienne.Aucune qualité je ne repute mienne,Qu'ainsi que vostre oracle, ou doux ou rigoureux,Sire, me voudra rendre heureux ou malheureux.Las ! Je ne suis plus prince ; il faut plaider ce titre,Contre celui de serf, devant vous, mon arbitre.Puis-je rendre à vos yeux un trop humble devoirQui de vie et de mort ont sur moi le pouvoir ? PHARNABAZE. Jouissez de la vie, elle vous est rendue. BELCAR. ô supplice cruel sous grace pretendue !Comme vous l'entendez, sire, c'est proprementAu lieu de me guairir accroistre mon tourment.( Dure compassion ! Rude misericordeQui raggrave ma peine au pardon qu'elle accorde ! )Et, des biens de la vie à jamais m'exilant,Exiger de ma main mon trespas violant ! PHARNABAZE. Quoy donc ! Oseriez-vous, ennemy que vous m'estes,À vostre liberté joindre d'autres requestes ? BELCAR. Puissent, ainsy que moi, vos plus fiers ennemisD'eux-mesmes à vos pieds un jour estre sousmis !Puisse la liberté, que vous pensez me rendre,Pire que le servage, à vos hayneux s'estendre !Quant à moi, j'y renonce, et suis trop bien tenuPour rompre mon lien par vous assez cognu.Vous estes desormais sçavant de ma demande,Sans que par long discours plus claire je la rende. PHARNABAZE. Ouy, je vous entens bien : c'est qu'avec un pardonJ'envoye encor ma fille en la court de Sidon.ô l'excellent party ! Je recevrois pour gendreCelui dont tout le bien de moi seul peut dependre !Que j'aurois bien vengé le sang de mon enfantSi son hoste coulpable en estoit triomphant ! BELCAR. Non, non, ne rompez point vostre voeu de vengeance,Qui par le mal d'autruy vous promet allegeance,En affligeant mon père et le privant de fils.Sire, vous le pouvez en faisant deux profits :Retenez son unique en échange du vostre ;En la perte de l'un vous retrouverez l'autre.Que s'il n'est point pareil à Leonte en tous points,En humble affection le sera pour le moins :Souvent une alliance egale un parentage.Au reste, s'il ne tient qu'à croistre mon partage,Dictes de quel costé vous prendrez à plaisirQue j'aille par main forte un empire choisir.Je ne feray sous vous nulle entreprise vaine,Pour vous j'iray tout vif en l'infernalle plaine ;J'oseray, s'il le faut, mettre encore une foisÀ l'aspect du soleil le chien à triple voix,Ayant, sinon d'Hercul'la force tant vantée,Au moins l'obeyssance à vous mon Eurysthée.Ne rejettez donc point, mais de grace acceptezCe qu'une ame sans fard offre à vos volontés.Sidon sous vostre sceptre à ce moyen se range ;Toute en submission sa resistance change ;Mon père et tous les siens se rendent quand et moi :Nous vous serons subjets, et vous nous serez roi.Sinon, dès maintenant punissez mon audace,Effectuant sur moi la première menace :Car je jure les dieux de ne jamais sortirQu'impetrant ou mourant de l'enceinte de Tyr. MÉLIANE. J'ay part à son serment, autheur de ma naissance.Donc si de sa vertu l'ouverte cognoissance,Si sa grande franchise et son hardy dessein,Si son fidele amour ne vous touche le sein,Las ! Sire, pour le moins, vostre fille, restéeVive par son moyen, soit de vous escoutée,Fille dont la constance assez vous a paruAu danger aujourd'huy librement encouru ;Moi qui, baignant en pleurs vos genoux, que j'embrasse,Vous demande instamment nostre commune grace :Car d'un noeu si serré nos desirs sont liezQu'il faut que morts ou vifs ils soient appariez.J'en parle franchement, mon amour invincibleRompt tout autre devoir et m'y rend insensible.Il n'est aucune loy, soit de nature ou d'art,Que cette passion ne rejette à l'escart.Faites donc, mon cher père, appareil de deux fosses,Si vous n'appareillez un heureux lict de nopces.Cela pend des desseins en vostre ame conclusDe ravoir deux enfans ou de n'en avoir plus. PHULTER. Ne vous offensez point si pour la republiqueAu bien de ces amants ma prière j'applique ;Mon maistre, mon bon roy, pensez plus loing qu'à vous :Père de la patrie, ayez pitié de nous !Jugez que, si les dieux en gloire vous recueillent(ce que nous souhaittons que si tost ils ne veuillent),Vous laisserez sans chef, au gré des ennemis,Ce grand estat par vous en sa splendeur remis ;Au lieu que, nous donnant ce guerrier pour ressource,Il poursuivra le train de vostre heureuse course.Messieurs, approchez tous, nostre interest est joint :Jettons-nous à ses pieds, et ne les quittons point. PHARNABAZE. ô coeur franc et loyal en amour comme en guerre !Prince plus accomply que prince de la terre !Belcar incomparable et digne d'un autel(si par haute valeur on devient immortel),Digne que ses favurs Cupidon te prodigueComme tu fais ta vie en l'amoureuse brigue,Et digne que, pour comble à tes exploits guerriers,Les myrtes sur ton front querellent tes lauriers !Quel timon possedé de hayneuse manie,Ou bien quel Lycaon, vray monstre en felonnie,Voire quel fier aspic, quel libyque animal,Auroit non pas le coeur de te faire du mal,Mais serait d'une humeur si farouche et barbareQue de n'aymer enfin ton amitié si rare,Dont la perseverance emporte son effect,Ce que, tant fust-il grand, ton merite n'eust faict !Ah ! Mon fils (car ainsi desormais je t'appelle :Touche ma dextre en foi d'alliance eternelle),Pourrois-je, mon enfant, tout seul contrevenirNon seulement au ciel, qui te vut maintenir,Mais aux voeux de mon peuple, à ma propre lignée,Qui tous à tes desirs donnent cause gaignée ?Non, ma fille est à toi ; triomphe, mon Belcar.Moi-même je me rends, prest à suivre ton char :Car tes puissans discours ont vaincu ma rancune,Comme ta patience a vaincu la fortune.Va, je t'accorde tout. Pourrais-je avec raisonD'un gendre mieux choisi relever ma maison ?Que ton père entre en joye et que mes pleurs s'essuyent ;Que sur même baston nos vieux âges s'appuient ;Que d'offense et défense en ligue désormais,Nos desseins soient communs et de guerre et de paix.Amants, embrassez-vous ; confirmez l'hyménée.Qu'une pure hécatombe au temple soit menée ;Qu'en publique allaigresse on allume des feux ;Qu'on pare les portaux de tapis somptueux ;Que les festins ouverts, les tournois et la dance,Mettent dès maintenant la joye en evidence.Le bien sera plus doux après tant de travaux.Quant à ce faulx jaloux, seul autheur de nos maux,Dont l'importun regard renouvelle ma playe,Que d'un même loyer qu'Almodice on le paye,Et qu'un même buscher soit leur lict à tous deux,Comme en un mariage egal et digne d'eux. ARCHERS. Vieillard, si, toi vivant, ta femme estoit trop belle,Ne crains point que là bas un tel soin te martelle :Tu ne deviendras pas cornu par celle-ci. ZOROTE. Je serais bien mieux veuf que d'épouser ainsi. ==================================================