******************************************************** DC.Title = LE TÊTE-À-TÊTE, COMÉDIE. DC.Author = SCRIBE, Eugène DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Proverbe DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 08:08:21. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/SCRIBE_TETEATETE.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k(5448851m/f46.image DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LE TÊTE-À-TÊTE OU TRENTE LIEUES EN POSTE. 1853. de EUGÈNE SCRIBE Typohgraphie de Madame Veuve DONDEY-DUPRÉ, rue Saint Louis, 46, au Marais. Diffusion radiophonique le 17 avril 1930. PERSONNAGES. ÉDMOND. LE POSTILLON. MATHILDE. LE PEUPLE. LA MARCHANDE. LE JENUE HOMME. LA MAÎTRESSE D'AUBERGE. CATHERINE. LE GARÇON. MADAME DE BUSSIÈRES. Extrait de "Eugène Scribe, Proverbe" dans Musée littéraire du siècle, Michel Levy frères, 1853. pp. 335-347 Le découpage en scène est propre à cette édition. LE TÊTE À TÊTE, TRENTE LIEUES EN POSTE. SCÈNE I. Grande route de Paris entre le village de Conflans et celui de Carrières. Une calèche de voyage attelée de deux chevaux est arrêtée près d'une Madone qui est au bord du chemin. - Le postillon est à cheval et siffle un petit air. Un jeune homme, habillé dans le dernier goût et enveloppé d'un manteau, se promène sur la grande route, et regarde tantôt à sa montre, tantôt du côté de Paris. ÉDMOND. Je ne vois rien ! Elle ne vient pas! Avec impatience.Elle ne viendra pas ! Postillon, quelle heure est-il ? LE POSTILLON. Cinq heures viennent de sonner à Conflans. ÉDMOND. Il n'est encore que cela ! Attendons. Je ne puis rester en place. Il se promène en long et en large sur la grande route.J'ai beau marcher à grands pas, l'aiguille n'en va pas plus vite. Et comment tuer le temps ? S'arrêtant près de la calèche.Postillon, quel est ce beau château dont le parc s'étend jusqu'ici ? LE POSTILLON. [Note : Le château de Bercy, détruit en 1861, ne se situe pas à Conflans.]Le château de Bercy, qui appartient à Monsieur de Nicolaï. ÉDMOND. Et ce grand bâtiment non loin de la rivière ? LE POSTILLON. La maison de campagne de l'archevêque, et à côté le séminaire. Ils sont là une bande de malins des espiègles qui s'en donnent joliment. ÉDMOND. Qui ? Les Séminaristes ?... Tu connais cela ? LE POSTILLON. Je crois bien, il y en a partout, et heureusement, car toutes les routes qui conduisent chez eux sont toujours soignées et réparées ; il n'y a pas à craindre que l'ingénieur du département s'avise de les négliger ; ce qui est bien propice tout de même pour les chevaux de poste. ÉDMOND. Certainement. LE POSTILLON. Dans celui-ci... le séminaire de Conflans... J'y ai une connaissance, le neveu à Jean-Louis le grainetier, qui vient d'y entrer. Logé, nourri, et rien à faire... C'est un meilleur état que celui de postillon. ÉDMOND, sans l'écouter et regardant sa montre. Je n'y conçois rien ; il faut que ma montre soit arrêtée... Postillon, quelle heure est-il ? LE POSTILLON. [Note : Matines est un office de la nuit et non pas à dix heures.]Parbleu ! V'là trois fois que vous me le demandez... Le quart sonne ; et tenez, v'là les corbeaux qui sortent... C'est le séminaire qui se rend à matines, ou à quelque chose comme ça. Parlant à son cheval.Ohé ! Ohé ! Petit gris !... Sacredié ! Veux-tu te tenir ?... Il a toujours peur quand il les voit. Ôtez donc vot' chapeau, not' bourgeois. ÉDMOND. Et pourquoi donc ?... Devant le neveu à Jean-Louis le grainetier ? LE POSTILLON. C'est égal, je l'i ôte toujours. Hein ! En v'là-t-il !... Sont-ils gros et gras ! Tous jeunes gens ! Quels beaux soldats ça aurait fait pour Alger ! ÉDMOND, regardant du côté de Paris. Je crois que j'aperçois un fiacre... Oui, vraiment. Dieu ! Qu'il va lentement ! LE POSTILLON. C'est son état, comme le nôtre est de courir la poste : chacun le sien. Mais dites donc ; Monsieur ; est-ce que vous comptez que je vais rester ici en faction jusqu'à ce soir ? ÉDMOND. Je t'ai dit que je te paierais une poste de plus. LE POSTILLON. C'est différent. SCÈNE II. ÉDMOND. Le fiacre approche, je ne me trompe pas... Je l'ai aperçue ; c'est elle. Courant au devant de la voiture qu'il va ouvrir.Mathilde, Mathilde, c'est bien vous ! L'aidant à descendre.Ne craignez rien, ne tremblez pas ainsi. MATHILDE. Soutenez-moi, je n'ai pas la force de marcher. ÉDMOND. Quelle pâleur 1 qu'avez-vous? MATHILDE. Je me sens mourir. Apercevant la Madone qui est au bord de la route.Mon Dieu ! Mon Dieu ! Protégez-moi. Édmond, je suis venue parce que je vous l'avais promis, et pour ne pas manquer à ma parole... Maintenant, laissez-moi retourner à Paris. ÉDMOND. Renoncer à vous ! Jamais. MATHILDE. J'ai mal fait, le ciel m'en punira : je ne dois pas vous suivre. ÉDMOND. Et comment faire maintenant ? Comment pourriez-vous rentrer à l'hôtel ? Le sort en est jeté ; fiez-vous à moi et à mon amour. Ma calèche est là qui nous attend, et dans quelques heures nous serons à l'abri des poursuites. MATHILDE. Vous croyez donc qu'on peut nous poursuivre, que quelque danger nous menace ? ÉDMOND. Moi, du moins. MATHILDE. Ah ! Venez alors, venez ; plutôt me perdre que de vous poser. ÉDMOND. Combien je suis heureux ! Il la soutient jusqu'à la calèche, l'aide à y monter, s'y élance après elle.Postillon, partez ! LE POSTILLON. Oui, Monsieur. À son cheval.En route, P'tit gris ! Il fait claquer son fouet, la calèche part au grand galop. Mathilde, la tête cachée dans son mouchoir, reste quelque temps sans rien dire. ÉDMOND. Mathilde, vous êtes à moi, rien ne peut plus nous séparer ! Pourquoi pleurer ainsi ? Vous n'êtes pas raisonnable. MATHILDE. Jamais mon père ne me pardonnera. ÉDMOND. Et pourquoi donc ? Il est si bon ! Il vous aime ; et quand nous serons arrivés en Italie, quand nous y serons mariés, il oubliera tout. Je n'ai pas son immense fortune, il est vrai ; mais j'ai un nom, de la naissance, et j'ai tant d'amour pour vous. MATHILDE. Ah ! Sans cela, Édmond, croyez-vous que jamais j'aurais pu me décider à une pareille démarche ? ÉDMOND. Il le fallait, ou vous m'étiez ravie. Votre tante traînait loin de la capitale, dans sa terre près de Lyon, et là sans doute un autre mariage... MATHILDE. Jamais je n'y aurais consenti. Vous ne me connaissez pas ; je n'ai que seize ans, mais j'ai du caractère, et des serments que j'ai faits, je les tiendrai jusqu'au tombeau. ÉDMOND. C'est comme moi, vivre et mourir avec vous. MATHILDE, avec exaltation. Toujours, n'est-il pas vrai ? ÉDMOND. Toujours. SCÈNE III. LE POSTILLON, s'arrêtant, faisant claquer son fouet. Ohé ! Ohé ! Deux chevaux et les harnais. Descendant de cheval.J'espère, mon bourgeois, que je vous ai mené bon train. MATHILDE. Où sommes-nous ? LE POSTILLON. À Charenton... La première poste. Ôtant son chapeau.Vous savez, mon bourgeois, qu'il y a poste royale. ÉDMOND. Certainement. Voilà pour toi, et dis qu'on se dépêche. LE POSTILLON, à part. Diable ! Cent sous de guides... Le bourgeois est généreux. ÉDMOND, à demi-voix. Et sois discret. LE POSTILLON. Oui, Monseigneur. À l'autre postillon qui met ses bottes.Allons, Théophile, allons, feignant, un peu d'intensité ! À demi-voix. C'est un prince étranger qui enlève la fille d'un banquier. DEUXIÈME POSTILLON. Vraiment ? PREMIER POSTILLON. Cent sous de guides. DEUXIÈME POSTILLON. Faut qu'il soit bien amoureux ! Montant à cheval.En route ! ÉDMOND. J'aurai peur tant que nous serons dans les environs de Paris. Heureusement il est de bon matin... À peine six heures... Postillon, quel est le village où nous entrons ? LE POSTILLON, toujours trottant. Le village de Maisons. ÉDMOND. Enchanté de faire sa connaissance ! À Mathilde.Y êtes-vous jamais venue ? MATHILDE. Une fois ou deux. ÉDMOND. Il n'en finit pas ! Enfin nous en voilà dehors. Regardez donc à gauche, au bord de la route, un château de belle apparence. Postillon, à qui appartient-il ? À quelque fournisseur ? LE POSTILLON. Au contraire, Monseigneur, c'est à de braves et honnêtes gens, à un ancien magistrat. MATHILDE, se retirant au fond de la voiture. Je sais qui c'est. ÉDMOND. Vous connaissez ? MATHILDE. Non, mais j'en ai entendu parler... C'est l'honneur, la vertu même... Prenez garde qu'ils ne m'aperçoivent, ÉDMOND. N'ayez pas peur, je ne vois personne sur cette immense et belle terrasse ; superbe allée, parc très bien tenu... Nous voilà dans la plaine : allons, postillon. Le postillon lance ses chevaux au galop, et la voiture roule rapidement sur un chemin superbe et par un beau soleil d'octobre.Maintenant, ma chère Mathilde, que vous voilà un peu rassurée, dites-moi comment vous avez pu sortir de votre pensionnat et de chez votre père, car je n'osais l'espérer, et je ne le conçois pas encore. MATHILDE. Oh ! J'en ai bien long à vous dire, car jamais nous n'avons pu parler plus de cinq minutes, et si mon bavardage de petite fille ne vous ennuie pas... ÉDMOND. Comment donc ! MATHILDE. D'abord, mon premier malheur est d'avoir perdu ma mère lorsque j'étais encore enfant. Mon père, qui était négociant à Lyon, et qui y demeurait avec sa soeur et toute sa famille, vint, contre l'avis de ma tante, s'établir à Paris, exprès pour me donner une brillante éducation, et puis aussi pour faire des affaires. Dans ce dernier dessein du moins il a réussi, car il est devenu très riche, à ce qu'on dit. ÉDMOND. Je le crois bien : un des premiers capitalistes de France ! MATHILDE. Quant à moi, qu'il avait placée dans un beau pensionnat, il venait rarement me voir, et ne me faisait presque jamais sortir ; aussi je m'ennuyais beaucoup. Heureusement, je m'étais liée avec Corinne d'Esparville, une jeune comtesse qui devint mon amie intime ; elle était plus grande et plus âgée que moi elle me donnait des conseils... Nous ne nous quittions pas. Nous avions trouvé une clef de la bibliothèque de Madame. ÉDMOND. Qu'est-ce que Madame ? MATHILDE. Noire maîtresse de pension... On ne l'appelle jamais que comme cela... C'est connu. ÉDMOND. Je vous demande pardon. MATHILDE. Dans cette bibliothèque,il y avait des livres si amusants ! Puisque madame les avait, nous pouvions bien les lire ! Aussi c'était notre seul plaisir. Nous les emportions dans notre chambre ; il y en a que j'ai relus bien des fois. ÉDMOND. Et lesquels ? MATHILDE. [Note : Juliette ou la nouvelle Éloïse, roman de J.J. Rousseau (1761)][Note : Amélie Mansfield, roman de Sophie Cottin. (1802)]La Nouvelle Hèloïse et Amélie Mansfield. Oh ! Que j'ai aimé Ernest de Waldemar ! ÉDMOND. Que dites-vous ? MATHILDE. Ce fut ma première inclination ; j'y pensais le jour, et la nuit j'en rêvais. Je me disais : Quel bonheur d'être aimée de lui ! Fortune, famille, avenir, il me semblait que pour lui j'aurais tout sacrifié. J'avais même fait son portrait ; je me le représentais vaillant, noble, généreux... un sourire tendre et mélancolique, des yeux bleus et des cheveux noirs, et lorsqu'au bal de la distribution des prix vous êtes venu m'inviter à danser... Vous rappelez-vous mon trouble et mon agitation ? ÉDMOND. Oui, vraiment. MATHILDE. C'est que j'ai trouvé que vous lui ressembliez. ÉDMOND. Est-il possible ? MATHILDE. Oh, mon Dieu ! Oui, et depuis ce temps-là j'ai pensé à vous, et je n'ai plus pensé à lui, bien malgré moi ; car cela me faisait de la peine de lui être infidèle. Aussi, mon coeur serait peut-être revenu sans Corinne, à qui vous devez bien de la reconnaissance. Elle me parlait toujours de vous ; elle me disait : « Il est impossible qu'avec une physionomie pareille, on ne soit pas aimable, brave, spirituel ; et puis il est baron, j'en suis sûre. » Est-ce bien vrai ? ÉDMOND. Oui, sans doute. MATHILDE. Que vous dirais-je enfin ? À tous les exercices de la pension, vous étiez là. Quand par hasard je sortais avec mon père, dans toutes les maisons où nous allions, je vous rencontrais. Et cette lettre que vous m'avez remise en me donnant la main, je ne voulais pas la recevoir, je ne voulais pas la lire ; c'est Corinne qui l'a lue la première, et moi après, bien des fois ! Dans la solitude et le silence, ne m'occupant que de vous, votre image s'est peu à peu gravée dans mon coeur. Et voilà, Monsieur, comment sans vous voir, et presque sans vous connaître, je vous ai aimé tout à fait. ÉDMOND. Chère Mathilde !... MATHILDE. Alors... Il y a à peu près quinze jours, Madame de Bussières, ma tante, est arrivée de Lyon pour passer quelques jours à Paris, et mon père est venu me voir. « Mathilde, m'a-t-il dit, tu as seize ans, tu ne peux rester en pension. D'un autre côté, je veux entreprendre pour mes affaires un voyage en Allemagne, où tu ne peux m'accompagner ; tu partiras avec ta tante... Elle veut bien t'emmener avec elle dans une terre magnifique qu'elle a aux environs de Lyon... Tu seras là en famille, avec ses enfants, et je désire que, parmi tes cousins, qu'on dit fort aimables, il s'en trouve un qui parvienne à te plaire, et qu'un jour je puisse nommer mon gendre. » ÉDMOND. Quand je le disais ! MATHILDE. Que pouvais-je faire, sinon vous donner avis du danger qui me menaçait ? C'est alors que vous avez mis en avant ce projet de fuite en Italie dont je ne voulue pas entendre parler ; mais Corinne, qui est plus raisonnable que moi, prétendait qu'il n'y avait pas d'autre moyen, que c'était tout naturel, que toutes les jeunes personnes tyrannisées agissaient ainsi, et qu'elle avait deux cousines en Angleterre qui ne s'étaient pas mariées autrement. D'un autre côté, la crainte de ne plus vous voir, de quitter Paris, de m'ensevelir dans le fond d'une province... Enfin elle m'a décidée. Mais il restait à exécuter ce grand projet, et voici comment nous nous y sommes prises. ÉDMOND. Voyons cela. MATHILDE. Mon père devait partir hier, le cinq, pour l'Allemagne, et ma tante aujourd'hui, le six, pour Lyon ; je vous l'avais écrit. ÉDMOND. La seule lettre que j'aie de vous. Elle est là sur mon coeur. MATHILDE. [Note : Conflans : Ville à l'ouest de Paris, à 20km à 'louest de Paris. Son nom complet actuel est Conflans-Sainte-Honorine.]Et vous m'avez répondu que vous m'attendiez ce matin hors de la barrière de Paris, près de Conflans, avec une voiture de poste. Alors, d'après le conseil de Corinne, j'ai demandé à sortir de ma pension pour faire mes adieux à mon père, et ensuite à passer la nuit à l'hôtel, pour être prête à partir de bonne heure avec Madame de Bussières. ÉDMOND. Y pensez-vous ? MATHILDE. Attendez donc. Dès que mon père, hier soir, a eu quitté Paris, j'ai écrit à ma tante que nous avions changé d'idée, que décidément je ne pouvais me séparer de mon père, qui m'emmenait avec lui, et qu'elle eût à partir seule ce matin. ÉDMOND. À merveille ! Votre tante vous croit avec votre père, et votre pare vous croit avec votre tante ; de sorte que d'ici à longtemps la ruse ne se découvrira pas. Pour de petites pensionnaires, cela n'est pas trop mal arrangé. MATHILDE. N'est-ce pas ? Corinne a tant d'esprit ! Mais moi, j'ai été bien des fois sur le point de renoncer à ce projet. Hier surtout, quand mon père m'a embrassée, j'ai fondu en larmes, j'ai manqué de tout lui avouer ; mais ce qui m'a retenue... ÉDMOND. C'est votre amour. MATHILDE. Oui, et puis la crainte que Corinne ne se moquât de moi ; sans cela... C'est si mal de les tromper ainsi ! Ma tante qui m'a toujours aimée, qui voulait m'élever, me servir de seconde mère ; et mon père qui s'éloigne, que peut-être je ne verrai plus !... Mon Dieu ! Que ce postillon va vite ! ÉDMOND. Rassurez-vous... Nous voici au relais !... Où sommes nous ici ? SCÈNE IV. LE POSTILLON. [Note : Villeneuve-Saint-Georges : ville du Val-de-MArne à l'est d'Orly et de Villeneuve le Roi. Elle se situe à 20km de Paris Notre-Dame.]À Villeneuve-Saint-Georges. Appelant un autre postillon.Allons, Joli-Coeur, à cheval ! S'approchant d'Édmond et ôtant son chapeau.Si monseigneur veut régler le compte. ÉDMOND, lui donnant de l'argent. Tiens, et qu'on se dépêche. LE POSTILLON. Soyez tranquille. Bas à son camarade.Ne perds pas de temps ; ce sont des amoureux... Montrant deux pièces de cinq francs.Et les roues sont bonnes. LE POSTILLON. C'est dit... Faisant claquer son fouet.En avant... Chantant à tue-tête.[Note : Citation de "Marie" opéra comique en trois actes, paroles de Planard et musique de Hérold, créé le 12 août 1826.]Et vogue la nacelleQui porte mes amours !... La calèche part au grand trot sur le pavé de Villeneuve-Saint-Georges. ÉDMOND. Dieu ! Quels cahots... Postillon, pas si vite... tu vas briser la voiture. LE POSTILLON. Ce n'est rien... Le pavé est comme ça jusqu'à l'ancienne maison de Monsieur Boïeldieu. À dater de là, ce n'est plus qu'une roulade. MATHILDE. Ah ! Boïeldieu a demeuré ici ? LE POSTILLON. Oui, madame. Après le pont, la grille à droite... une jolie maison. J'ai été domestique chez lui ; et c'est là que j'ai pris le goût de l'opéra-comique. Chantant à pleine voix.[Note : Citation issues de "Jean de Paris" opéra comique en 2 actes, paroles de Saint-Juste et musique de Boieldieu, présenté pour la premère fois le 4 avril 1802.]Lorsque mon maître est en voyage,Ah ! C'est superbe en vérité. ÉDMOND. C'est bien ; mais tais-toi, car tu es cause que tout le monde nous regarde. LE POSTILLON, chantant toujours. [Note : La Dame Blanche est un opéra comique de François-Adrien Boieldieu dont le livret est d'Eugène Scribe.]La dame blanche vous regarde, La dame blanche vous entend. ÉDMOND. Impossible de lui imposer silence. Heureusement nous voilà sur la grande route. MATHILDE. Que cet air pur, ce beau soleil me font de bien ! Regardez donc, au-dessus de nous, quelle jolie vallée ! Quelle belle verdure ! ÉDMOND. [Note : Diorama : Tableau sur toiles de grande dimension, tendues sur un plan vertical, éclairées par le comble et au besoin par derrière à l'aide de grands châssis vitrés, et que les spectateurs, placés dans l'obscurité, voient à travers une espèce de corridor noir. [L]]J'ai vu au Diorama quelque chose dans ce genre-là. Une vallée de Daguerre ou de Bouton, je ne sais plus laquelle. MATHILDE. Qu'il serait doux de passer ici sa vie ! Postillon, quel est cet endroit ? LE POSTILLON. [Note : Montgeron est une commune qui jouxte Villeneuve-Saint-Georges.]Montgeron, où nous allons arriver. MATHILDE. Non, ce bas-fond, à gauche. LE POSTILLON. C'est Crosne, et la rivière d'Yerres. MATHILDE. Édmond, est-ce que ces riants ombrages, cette belle nature ne vous disent rien ? ÉDMOND. Pardon, je ne regardais pas. Je tiens peu à la nature, je ne tiens qu'à vous. LE POSTILLON, chantant. Et toujours la natureEmbellit la beauté. ÉDMOND. Te tairas-tu !... Impossible de me faire entendre... Le voilà au galop dans la rue de Montgeron. MATHILDE. Grâce au ciel, nous en sommes dehors ! Quels sont ces arbres que j'aperçois de loin ? LE POSTILLON. À gauche, la propriété du Général Dupont-Chaumont,et devant vous la forêt de Sénart. ÉDMOND. Ah ! C'est là la forêt de Sénart ? MATHILDE. Vous ne la connaissez pas ? ÉDMOND. Moi, je n'ai jamais voyagé ; et, en fait de forêts, je n'ai jamais été plus loin que les bois de Meudon. Aurez-vous peur, Mathilde ? MATHILDE, avec tendresse. Non... Je serai avec vous. ÉDMOND. Et s'il y a des brigands ? MATHILDE, avec exaltation. Je le voudrais presque, pour que vous pussiez me défendre. ÉDMOND. Je vous en remercie. Mais la matinée avance ; vous n'avez pas faim ? MATHILDE. Non, et vous ? ÉDMOND. Cela commence. MATHILDE, d'un ton de reproche. Quoi ! Nous sommes tous les deux près l'un de l'autre, et vous y pensez ? ÉDMOND. [Note : Le Café Tortoni, situé au n°2 de la rue Taitbout, était un lieu de rencontre fort célèbre au XIXème.]Mais oui. Ordinairement, je ne déjeune qu'à onze heures, au café Tortoni : c'est ma seule occupation de la matinée ; mais aujourd'hui, j'étais éveillé à cinq heures du matin, ce qui ne m'arrive jamais. MATHILDE. Moi, tous les jours. ÉDMOND. Et l'exercice et le grand air donnent de l'appétit. Voyons un peu, sur le livre de poste, où nous pourrons nous arrêter pour déjeuner. MATHILDE. Où vous voudrez ; peu m'importe. ÉDMOND. Ce n'est pas indifférent, car, en voyage, je ne connais rien de plus important que le déjeuner, si ce n'est le dîner, et je ne vois d'endroit passable que Melun. MATHILDE. Soit. ÉDMOND. Nous y serons sur les dix heures ; nous y resterons jusqu'à onze ; et ce soir, si je calcule bien les distances, nous pourrons, sans nous fatiguer, souper à Sens. MATHILDE. À Sens, dites-vous ? ÉDMOND. [Note : Sens est à 115 km de Paris Notre-Dame.]Oui, à peu près trente lieues de Paris. MATHILDE. Ah ! Mon Dieu ! ÉDMOND. Qu'avez-vous donc ? MATHILDE. Je me souviens que ma tante va à Lyon par Auxerre. Je vous l'avais écrit. ÉDMOND. C'est vrai. MATHILDE. Et qu'elle couche toujours à Sens le premier jour. ÉDMOND. En êtes-vous sûre ? MATHILDE. À l'auberge de l'Écu de France. Je ne peux pas en douter, car elle a écrit avant-hier pour y retenir son logement. Elle est donc en ce moment sur la même route que nous. ÉDMOND. C'est cependant celle de l'Italie. On me l'a bien dit. MATHILDE, avec impatience. Mais c'est aussi celle de Lyon. ÉDMOND. Vous croyez ? MATHILDE. Certainement. ÉDMOND. Alors c'est qu'il n'y a pas d'autres chemins ; ce n'est pas notre faute. N'est-ce pas, postillon, il n'y a que cette route-ci pour aller en Italie ? LE POSTILLON. Si, Monseigneur, il y en une par le Bourbonnais, et peut-être d'autres encore. MATHILDE. Vous voyez. ÉDMOND. Est-ce que je savais cela ? MATHILDE. Un homme doit le savoir. ÉDMOND. [Note : Tilbury : Cabriolet découvert et léger. [L]]Vous qui sortez de pension, à la bonne heure ; mais nous autres gens à la mode, pourvu que nous connaissions les allées du bois de Boulogne, c'est tout ce qu'il faut pour conduire en tilbury. Madrid, Bagatelle, le rond de Mortemart et l'allée Fortunée, nous ne sortons pas de là. Mais rassurez-vous. MATHILDE. Me rassurer... quand la voiture de ma tante peut rencontrer la nôtre... quand on peut me reconnaître, me voir avec vous !... J'en mourrais de honte. ÉDMOND. Impossible qu'elle nous rencontre. D'abord nous sommes partis de Paris les premiers. Nous avons de l'avance. Je viens de lire les lois de la poste. Une voiture ne peut pas dépasser celle qui la précède ; c'est défendu par le règlement. MATHILDE. Mais si elle parvenait à nous rejoindre, à marcher près de nous ? ÉDMOND. Alors c'est moi qui lui permettrais de passer devant ? Et en fermant la calèche, en vous enveloppant dans votre voile, dans votre pélisse, qui voulez-vous qui vous reconnaisse ? Qui oserait d'ailleurs, quand je suis là, venir regarder dans ma voiture ? MATHILDE. Il faut donc que je me rassure ? ÉDMOND. Certainement. MATHILDE. Je ne demande pas mieux ; car cette idée seule me faisait une peur... SCÈNE V. LE POSTILLON, faisant claquer son fouet et chantant à tue-tête. [Note : Citation de La Dame Blanche, musique de Boïeldieu, livret d'Eugène Scribe, créé le 10 décembre 1835. ]Sonnez, sonnez, cornemuse et musette !Nous voici arrivés au relais. Appelant.Ohé ! Postillon de malheur !... Deux chevaux de calèche. L'AUTRE POSTILLON, attelant. Tu es bien heureux d'être gai et de chanter toujours. Montant à cheval.Moi, je n'en ai guère envie... Mes pauvres chevaux sont si éreintés, que ça me fend le coeur. Leur allongeant un grand coup de fouet.Hue ! Blanchet ! La calèche part au trot.Je ne sais comment not' bourgeois a le coeur de faire courir des bêtes qui sont dans cet état-là... Hue ! donc !... Second coup de fouet. Ces maîtres de poste sont si avides, que pour avoir une course de plus... Hue ! donc, Blanchet!. Troisième coup de fouet suivi de plusieurs autres.Tu sens bien que trois francs de guides, c'est gentil, et qu'il faut les gagner. MATHILDE. Postillon, quel est ce village ou nous venons de relayer ? LE POSTILLON. Lieusaint. MATHILDE. Quoi ! Nous étions à Lieusaint, dans la forêt de Sénart ! C'est l'endroit où Henri IV est venu dîner chez le meunier Michaud. ÉDMOND. Ah ! Vraiment ! MATHILDE. [Note : La Partie de Chasse d'Henri IV est une comédie en trois actes de Charles Collé, elle fut jouée le 8 juillet 1762 à Bagnolet, sur le théâtre du duc d'Orléans.]N'avez-vous pas vu la Partie de chasse de Henri IV ? ÉDMOND. Oui, oui... Une comédie, aux Français ; mais on ne la donne jamais que les jours de gratis, et je n'y vais pas ces jours-là. N'est-ce pas Mademoiselle Mars qui joue la belle Gabrielle ? MATHILDE. Gabrielle ? Non, elle ne paraît pas dans la pièce. ÉDMOND. Tant pis. Moi, ce que j'aime le mieux dans l'histoire de Henri IV, c'est la belle Gabrielle. Si j'avais vécu de son temps, je l'aurais adorée. MATHILDE. Fi, monsieur ! ÉDMOND. Comme vous aimiez Ernest de Waldemar. MATHILDE. Quelle différence ! ÉDMOND. Elle est toute à votre avantage, je le sais ; car à coup sûr Gabrielle ne vous valait pas... Elle était loin, je le parierais, d'avoir ces yeux si brillants et si expressifs, cette jolie main, et surtout cette taille divine. MATHILDE. Monsieur... y pensez-vous ? ÉDMOND. Pourquoi repousser l'amant le plus tendre et le plus respectueux ?... N'êtes-vous pas à moi... toute à moi ? MATHILDE, effrayée. Non... De grâce, éloignez-vous... Ne soyez pas aussi près de moi... Vous m'avez promis de me conduire en Italie ; et là nous devons être unis. J'ai vos serments ; les avez-vous déjà oubliés ? ÉDMOND. Non, sans doute... C'est mon désir et mon espoir le plus cher ; mais d'ici là me refuserez-vous la grâce que je vous demande ?... Mathilde, mon amie... un seul baiser. MATHILDE. Jamais. Quand vous me parlez ainsi, vous me faites peur. ÉDMOND. Eh bien ! Du moins ne me retirez pas cette main que je presse sur mon coeur. MATHILDE, la retirant avec force. Non, ce n'est pas là ce que vous m'avez promis, ce que j'espérais de vous ; et si vous ne changez à l'instant de ton et de manière... Je sens que je vous hais, que je vous déteste. ÉDMOND. Pardon, pardon ! Comment conserver sa tête et sa raison près d'une femme que l'on adore ? L'amour ne doit-il pas excuser les fautes qu'il fait commettre ? Mathilde, m'en voulez-vous encore ? MATHILDE. Je ne sais... mais restez loin de moi, de l'autre côté de la voiture. ÉDMOND. Vous ne me pardonnez pas ! MATHILDE. Cela dépendra de vous. Je verrai... ÉDMOND. Quoi ! Mon amour et ma tendresse... MATHILDE. Je ne veux plus entendre ce mot-là, et j'exige d'abord que vous ne m'en parliez plus. ÉDMOND. Et de quoi alors vous parler ? MATHILDE, avec impatience. De ce que vous voudrez... de toute autre chose... Vous n'est-il donc impossible sans cela d'être aimable ? ÉDMOND. Non, sans doute. MATHILDE. Eh bien ! Soyez-le. ÉDMOND, embarrassé. Soyez-le... Soyez-le... C'est bien aisé à dire. Encore faut-il un sujet. MATHILDE, froidement. Ils sont tous à votre disposition. Grand moment de silence.Eh bien ! Monsieur ? ÉDMOND. Eh bien ! Mademoiselle, je ne sais plus ce que vous me demandiez. Moi, je n'ai pas l'habitude do faire de l'esprit en courant la poste. Et tenez, tenez, voici, grâce au ciel, les clochers de Melun. À part.Ce n'est pas malheureux. SCÈNE VI. LE POSTILLON. Monsieur va-t-il à la poste ou à l'auberge ? ÉDMOND. À l'auberge, et à la meilleure. À Mathilde.N'est-ce pas ? MATHILDE. Y pensez-vous ? Nous arrêter ici quand ma tante est peut-être à une lieue de nous, et quand le moindre retard peut nous faire perdre l'avance que nous avons sur elle ! ÉDMOND, avec humeur. Il faut cependant déjeuner... Car enfin ne pas dormir, ne pas manger, c'est le moyen de se rendre malade. MATHILDE, sèchement. Peu m'importe ! ÉDMOND, se reprenant. Ce que j'en dis, c'est pour vous. MATHILDE. Cela m'est égal, je n'ai besoin de rien. ÉDMOND. C'est fort heureux, mais moi... MATHILDE. Vous déjeunerez en route. Dites au postillon d'arrêter. ÉDMOND. Comme vous voudrez. À part.C'est fort agréable ! Douze lieues sans sortir de voiture... Je suis déjà brisé. Haut.Postillon, j'ai changé d'idée ; à la poste !... MATHILDE. Voici justement des femmes qui viennent vous offrir dans leurs corbeilles des gâteaux et des fruits. SCÈNE VII. HOMMES ET FEMMES DU PEUPLE, entourant la voiture pendant qu'on relaie. Mon beau Monsieur, - ma belle dame, - Étrennez-moi. - Des gâteaux tous chauds, - ils sortent du four. - Des belles poires de beurré, ? du beau chasselas... vrai Fontainebleau. ÉDMOND. [Note : Fontainebleau est 17km au sud de Meulun.]Oui, du Fontainebleau sur la route de Melun, ce n'est pas le chemin. LA MARCHANDE. Il est bien mûr, goûtez-y plutôt. ÉDMOND, en mangeant avec du pain. [Note : Verjus : Raisin qu'on cueille encore vert. [L]]Véritable verjus... Avec un peu d'estragon, cela ferait d'excellent vinaigre d'Orléans. Moi qui déjeune toujours avec des rognons à la brochette ou des coquilles à la financière. MATHILDE, arec ironie. Voilà un grand malheur... ÉDMOND, avec humeur. Non, mais j'y suis habitué, et il est toujours pénible de changer ses habitudes. Avec impatience au postillon, qui s'approche le chapeau bas.Qu'est-ce qu'il veut encore celui-là ? LE POSTILLON. Une poste trois-quarts, mon bourgeois. ÉDMOND, lui jetant de l'argent. Encore être dérangé ! Poste trois quarts... Huit francs soixante-quinze centimes. Tiens, voilà dix francs ; c'est un franc vingt-cinq de payé. LE POSTILLON. Huit francs soixante-quinze ! Ça ne mettrait les guides qu'à quarante sous. Je croyais que Monsieur donnait trois francs... Mon camarade me l'a dit. ÉDMOND, brusquement. Oui, quand je suis content. LE POSTILLON. Il me semble que monsieur doit l'être. ÉDMOND. Joliment! Avec un déjeuner pareil. S'adressant au second postillon.Allons, à cheval. PREMIER POSTILLON, à part. Il paraît qu'il n'est pas si amoureux qu'à l'autre relais. ÉDMOND, criant au deuxième postillon, qui est déjà prêt à partir. Un franc vingt-cinq de payé. PREMIER POSTILLON. Vous me les laisserez bien pour boire ! ÉDMOND, avec colère. Du tout. Criant à l'autre postillon.Et en route ! PREMIER POSTILLON. Ah ! Mon bourgeois... MATHILDE, avec impatience. Eh ! Monsieur, donnez-les-lui, et qu'il se taise. ÉDMOND, avec emportement. Mon Dieu ! Ce n'est pas pour la valeur ; mais si on se laisse faire la loi par ces gens-là... Au postillon. Laisse-nous en repos. À l'autre postillon qui est à cheval.En route et bon train. PREMIER POSTILLON, à son camarade au moment où la voiture part. Va à ton aise... Ne faut-il pas tant se presser pour un commis voyageur qui enlève une danseuse ? ÉDMOND, mettant la tête hors de la voiture. Qu'est-ce qu'il a dit ? MATHILDE, toute rouge de colère. Vous l'entendez, Monsieur ; m'exposer à un affront ! ÉDMOND, pendant que la voiture roule. Postillon, arrêtez... Je veux apprendre à vivre à ce drôle, votre camarade. MATHILDE. Eh ! Monsieur, il est inutile de vous arrêter pour cela, et de nous retarder encore. ÉDMOND. Malheureusement, on ne peut pas se commettre avec une espèce pareille ; sans cela j'aurais été trop heureux de le châtier comme il le mérite... Mais c'est une leçon pour l'avenir. J'ai été trop généreux avec eux, et désormais je les paierai selon la nouvelle ordonnance, un franc cinquante centimes. MATHILDE. Pour qu'ils vous injurient encore. ÉDMOND, s'échauffant. Je voudrais bien le voir. Qu'ils s'en avisent, je m'en plaindrai à Monsieur de Villeneuve, le directeur-général, avec qui j'ai dîné chez Monsieur de Montbel. Que diable ! Un franc cinquante centimes, c'est très raisonnable; et puis c'est le règlement de poste, c'est la loi ; et sous un gouvernement constitutionnel je ne connais que la loi, il faut la faire exécuter. MATHILDE, avec ironie. Vous avez raison, on y gagne toujours. ÉDMOND, s'échauffent. Comme vous dites ! Après un instant de silence. C'est une vilaine ville que Melun. MATHILDE, froidement. Très vilaine. ÉDMOND. Et on n'en sort pas comme on veut. Voyez donc quelle montée ! Elle n'en finira pas. MATHILDE. Oui ; et la voiture va si doucement... Elle baille. ÉDMOND. Qu'on s'endormirait. Je vois que vous en avez envie. MATHILDE, bâillant plus fort. C'est possible. ÉDMOND. Ne vous gênez pas. À part.Je l'aime autant ; cela me dispensera de faire la conversation. La regardant pendant qu'elle s'endort. Elle est jolie ainsi... Figure charmante, air distingué, et une tête si romanesque !... C'est délicieux. Par exemple, un peu bégueule et volontaire... Ce n'est pas sa faute ; on les élève si mal dans ces pensionnats... Heureusement elle n'a encore que seize ans, et quand elle sera ma femme, je referai son éducation, parce que si elle a des défauts, elle a aussi des qualités solides ; deux cent mille livres de rente pour le moins. Aussi depuis un an je n'ai épargné ni mes soins ni ma peine. Bâillant.Les héritières deviennent si rares maintenant ! Les pairs de France nous les enlèvent toutes ; et comme dans la vie on n'a jamais qu'une occasion de faire fortune, si on ne la saisit point... Fermant les yeux.Non pas que je sois dissipateur ou dépensier, moi ; j'ai pour l'argent une affection désintéressée : je l'aime pour lui-même, et j'ai de la peine à m'en détacher. Cependant, quand j'aurai deux cent mille livres de rente, il faudra bien se montrer. Commençant à s'endormir.[Note : Rue Chantereine : Actuellement rue de la Victoire (IXème arr.). Elle commence à la Rue La Fayette, et se termine au milieu de la rue Joubert.][Note : Landau : Sorte de voiture à quatre roues, dont le dessus est fermé de deux soufflets qui se replient à volonté. [L]]Vont-ils être étonnés au café Tortoni ! Je leur donnerai à dîner une fois par semaine ; j'achèterai le petit hôtel de la rue Chantereine ; c'est un bon placement ; et le landau dont Thérigny veut se défaire, il n'a pas servi... et je l'achèterai... comme d'occasion. Il s'assoupit ; la calèche continue à rouler pendant plusieurs lieues, et les deux amants dorment à côté l'un de l'autre. Édmond s'éveille seulement aux relais du Châtelet, de Pansou et de Fossard, pour payer les postillons selon l'ordonnance, ce qui les fait murmurer. SCÈNE VIII. MATHILDE, s'éveillant à un juron très prononcé du postillon. Qu'est-ce ?... Qu'y a-t-il ? ÉDMOND. Rien, chère amie... dormez toujours, je vous éveillerai quand il y aura quelque chose de remarquable, quelque beau point de vue. À part lui.Il est temps que nous arrivions, car je suis rompu. C'est si ennuyeux d'être enfermé toute une journée dans une boîte roulante ! Postillon, à combien sommes-nous de Paris ? LE POSTILLON. Vingt-deux à vingt-trois lieues. ÉDMOND. Que cela ! LE POSTILLON. Nous serons à Montereau dans une petite demi-heure, et du haut de la montagne vous verrez, avant le coucher du soleil, la descente, qui est magnifique. ÉDMOND. C'est bon, c'est bon... Va toujours ; il ne faut pas que cela t'arrête. La voiture continue à rouler. MATHILDE, rêvant. Ma tante ! Mon père ! Me pardonnerez-vous ? ÉDMOND. La voilà dans des rêves de famille. MATHILDE. Mon père ! mon père !... S'éveillant.Où suis-je ? ÉDMOND. Près de moi, chère amie. MATHILDE. Ah ! C'est vous, Monsieur ? ÉDMOND. Oui... et nous approchons de Montereau. MATHILDE. De Montereau !... C'est là, si je m'en souviens, que ma tante m'a dit qu'un de ses fils avait été blessé. Regardant le paysage qui l'entoure.Ah ! Monsieur, monsieur, regardez donc... Avec enthousiasme.Quelle admirable vue ! Quel magnifique tableau ! Cette ville qui est là sous nos pieds... Ces superbes prairies où serpentent ces eaux qu'on retrouve à chaque instant et qui animent le paysage ! ÉDMOND. Quelle est cette rivière ? MATHILDE. Cette rivière ?... Il y en a deux. ÉDMOND. Deux à la fois !... C'est du luxe. Et lesquelles ? MATHILDE. C'est dans toutes nos géographies ; l'Yonne et la Seine, qui se rejoignent à Montereau. Ne le savez-vous pas ? ÉDMOND. Non, ma foi ! MATHILDE. Postillon, pas si vite ; arrêtez... que je contemple encore ce spectacle. LE POSTILLON. N'est-ce pas que c'est beau ? C'est sur la hauteur où vous êtes qu'était l'armée française quand les autres sont venus nous attaquer. MATHILDE, écoutant avec intérêt. Vraiment ? LE POSTILLON. Vous voyez cet arbre qui a été coupé par les boulets... Il n'en reste maintenant que le tronc. MATHILDE. C'est peut-être là que mon cousin a été blessé. LE POSTILLON. Voilà justement où était l'autre avec sa redingote grise et sa lunette d'approche. ÉDMOND. Qui ?... Bonaparte ? MATHILDE, avec chaleur. Oui, l'Empereur... c'est là qu'il luttait seul contre toute l'Europe coalisée. LE POSTILLON. Les Autrichiens au devant du pont... et quand les batteries françaises ont commencé à ronfler. S'échauffant.[Note : Kaiserlics : Surnom donné aux soldats autrichiens pendant le Révolution Française.][Note : La Bataile deMonterau eut lieu le 18 février 1814 entre les troupes françaises de Napoléon Ier et les troupes de l'Empire d'Autriche et celle du Royaume de Wurtemberg. ]Fallait voir comme ils ont dégringolé... comme ils ont repassé le pont, ces chiens de Kaiserlics... Et quand le prince de Wurtemberg et sa cavalerie se dispersaient dans la plaine... MATHILDE, s'animant. Que ce devait être beau !... Je crois les voir d'ici... et vous, vous les avez vus réellement ? LE POSTILLON. [Note : Bricolier : Cheval qui porte la bricole, qui est attelé de côté aux voitures à deux roues. [L]]Mieux que ça... J'y étais... dont j'ai eu l'honneur de recevoir un biscaïen dans la jambe ce qui m'empêche d'aller à pied... Voilà pourquoi je suis à cheval... Ne vous penchez pas comme ça, ma belle dame... La descente est rapide, et j'ai peine à retenir mes chevaux... Ohaï... ohaï ! Quoiqu'il soit bien vieux... Mon bricolier a trop d'ardeur... C'est un ancien hussard de la garde... Doucement, doucement, Marengo, il n'y a pas de bon sens pour un vieillard d'âge comme toi... La... la... Il n'y a plus de danger... Nous voilà sur le pont... Un fameux pont, qui n'est pas fait d'hier. ÉDMOND. On le voit... Il est assez vieux. MATHILDE. Je le crois bien... le pont de Montereau ! À Édmond.C'est là que le Duc de Bourgogne, que Jean-sans-Peur a été assassiné. N'est-ce pas ? ÉDMOND. C'est possible... À part.Est-ce ennuyeux de voyager avec une femme savante !... MATHILDE, à part. Quel ennui de voyager avec quelqu'un qui ne sent rien et qui ne sait rien ![Note : La Gazza ladra ou La Pie voleuse est un opéra italien de Rossini créé le 31 mai 1817 à LaScale de Milan. ] Elle garde le silence et reste plongée dans, ses réflexions. Édmond a aussi l'air de méditer, mais il ne pense à rien, et fredonne un air de la Gazza. La calèche roule toujours, et on arrive au relais de Villeneuve-la-Guyard. Même silence jusqu'à celui de Pont-sur-Yonne. SCÈNE IX. ÉDMOND, sautant à bas de la voiture. Quel bonheur ! J'ai cru que ce dernier relais n'en finirait pas. À un postillon qui est assis tranquillement sur un banc devant la porte.Eh bien ! Tu ne nous vois pas arriver ? Nous sommes pressés ; vite des chevaux ! LE POSTILLON, tranquillement. Il n'y en a pas. ÉDMOND. Comment, pas de chevaux ? LE POSTILLON. Il a passé, il y a trois heures, une famille anglaise, trois voitures de poste, dont une pour les femmes de chambre, et l'autre pour les chiens de chasse. ÉDMOND. Qu'est-ce que cela signifie ? UN JEUNE HOMME, en redingote, assis près du postillon et fumant un cigare. Qu'il vous a dit vrai, monsieur... Il n'y a plus de chevaux ; mais ils vont revenir d'un instant a l'autre, et vous les aurez. ÉDMOND. Croyez-vous que je sois votre dupe ? Vous les gardez pour d'autres, et la preuve, c'est que j'en vois d'ici, dans votre écurie. LE POSTILLON. C'est pour le courrier de la malle, et ceux-là on ne peut en disposer. ÉDMOND, d'un ton impérieux. Peu importe, vous les attèlerez à l'instant. LE JEUNE HOMME. Ce n'est pas possible. LE POSTILLON. Je vous attèlerai plutôt vous-même. ÉDMOND, s'échauffant. Qu'est-ce que c'est que des insolents et des drôles pareils. MATHILDE, dans la voiture. De grâce, Monsieur Édmond, calmez-vous. LE JEUNE HOMME, au postillon. Étienne, vous avez eu tort d'injurier monsieur... et vous devez parler honnêtement à tout le monde. ÉDMOND, les menaçant. Ces canailles-là ne savent pas à qui ils ont affaire, et je leur apprendrai la politesse à tous. LE JEUNE HOMME, froidement. Pas si haut monsieur... Pas tant de bruit... Si, malgré mes excuses, vous n'êtes pas satisfait ?... ÉDMOND, avec hauteur. Non, sans doute, et s'il y avait ici quelqu'un à qui il fût possible de parler sans se compromettre... LE JEUNE HOMME, toujours d'un ton doux et poli. Qu'à cela ne tienne, Monsieur... Je ne suis que le fils du maître de poste, mais j'ai été officier. ÉDMOND, étonné. Qu'est-ce que c'est ? LE JEUNE HOMME, ouvrant sa redingote, et lui montrant le ruban de la Légion d'honneur. Et ceci doit vous prouver que j'en ai vu de près d'aussi terribles que vous. ÉDMOND, d'un ton radouci. Je ne dis pas non, Monsieur... et sans la personne que j'accompagne et que je ne puis abandonner... sans l'obligation où je suis de continuer mon voyage... LE JEUNE HOMME, se rasseyant tranquillement,et fumant son cigare. Comme vous voudrez. ÉDMOND, se rapprochant de la voiture où est Mathilde. Ah ! Si vous n'étiez pas là. Mais vous sentez bien que, quand d'un instant à l'autre votre tante peut nous rejoindre, il n'y a pas moyen de s'engager dans une querelle qui nous retarderait encore. MATHILDE, froidement et avec ironie. Vous avez raison... Je vous remercie de ce que vous faites pour moi... d'autant que c'eût été inutile ; car voici des chevaux qui reviennent. ÉDMOND. C'est juste. LE JEUNE HOMME. Vous voyez bien, monsieur, que nous vous avions dit la vérité. ÉDMOND. Il suffit... Et je reconnais la loyauté de votre conduite... car, entre nous autres gens d'honneur... Allons, postillon, est-ce attelé ? LE POSTILLON. Oui, monsieur. ÉDMOND, après être monté en voiture, et saluant le jeune homme. Adieu, mon cher... Je repasserai avec plaisir. LE JEUNE HOMME. Comme vous voudrez. TOUS LES POSTILLONS. Bon voyage ! La voiture part au grand galop, et au milieu des éclats de rire des postillons. SCÈNE X. ÉDMOND, un peu embarrassé,et après un instant de silence. Nous avons perdu là un temps précieux ; car il y a encore trois grandes lieues d'ici à Sens, et voici le soir qui arrive. MATHILDE. Peu importe... On peut voyager la nuit. ÉDMOND. Je ne le souffrirai point... pour vous d'abord... pour votre santé... Vous devez être fatiguée, et moi aussi... Et pour tout l'or du monde, je ne ferai pas quatre lieues de plus. MATHILDE. Quoi ! Vous voulez vous arrêter à Sens ? ÉDMOND. Oui, sans doute. MATHILDE, avec effroi. Et ma tante ? ÉDMOND, gravement. Votre tante est une personne raisonnable, qui pense qu'après trente lieues de poste on a besoin d'un bon lit et d'un bon souper... et nous devons penser comme elle. MATHILDE. Et si elle nous rencontre ? ÉDMOND. Je l'en défie... Ne savons-nous pas où elle loge ? À l'Écu de France, n'est-il pas vrai ? MATHILDE. Certainement. ÉDMOND. Eh bien ! Il n'y a pas que cette auberge-là dans la ville... Postillon, la meilleure auberge après celle de l'Écu ? LE POSTILLON. L'hôtel de l Europe, où l'on est au moins aussi bien. ÉDMOND. Je parie qu'on y est mieux... Postillon, à l'hôtel de l Europe... C'est là que nous descendrons. MATHILDE, insistant de nouveau et les larmes aux yeux. Mais, Monsieur... quand je vous prie en grâce... ÉDMOND. C'est inutile... Je suis votre chevalier, votre protecteur, et je dois en dépit de vous-même veiller sur vous... Que diable ! Je suis courbaturé, ainsi vous devez l'être... Et vous n'avez rien pris aujourd'hui. Votre main est brûlante, vous avez la fièvre. MATHILDE, avec égarement. Je crois qu'oui... mais je l'ai voulu... mon sort est fixé... Et quand j'en devrais mourir, j'aime mieux fuir que de m'exposer aux regards et aux reproches de ma tante. ÉDMOND. Voilà de vos exagérations ordinaires ! Il n'y a pas moyen de raisonner avec vous... D'abord, chère amie, vous ne mourrez pas ; et ensuite, mettons les choses au pire... Vous rencontreriez votre tante, et même votre père, qu'est-ce que cela ferait maintenant ? Rien ne peut empêcher que vous ne soyez partie ce matin de Paris, avec moi, en tête-à-tête... dans une chaise de poste... Et pour l'honneur de la famille, pour votre réputation... Il n'y a que le mariage... un bon mariage. MATHILDE, à part avec douleur. Il ne dit que trop vrai. ÉDMOND. Voilà que vous pleurez... Ce n'est pas là répondre... Mathilde, Mathilde... Allons, elle sanglote maintenant. À part.Dieu ! Que c'est ennuyeux les petites filles ! Haut.Vous détournez la tête... Vous ne voulez donc plus ni me voir ni me parler ? MATHILDE, d'une voix étouffée. Non, non, laissez-moi. ÉDMOND. Comme elle voudra. Aussi bien, il n'y a plus à délibérer... Nous voilà aux portes de la ville, qui me paraît fort bien, autant que l'obscurité permet de distinguer. À peine neuf heures, et pas une lumière !... Tout le monde est déjà endormi... Que c'est amusant découcher en province !... Mathilde, Mathilde... Elle ne me répond pas. Est-ce qu'elle se trouverait mal de fatigue et de besoin ? C'est sa faute, avoir voulu faire trente lieues sans rien prendre ! SCÈNE XI. LE POSTILLON, s'arrêtant devant une grande porte, et faisant claquer son fouet. Ohé ! ohé ! La porte ! Les portes de l'auberge s'ouvrent ; la calèche entre dans la cour, la maîtresse d'auberge et ses servantes entourent la voiture. Édmond prend entre ses bras Mathilde, qui est à moitié évanouie, et dont il cache la figure avec son voile. LA MAÎTRESSE D'AUBERGE. Madame paraît souffrante. ÉDMOND. Oui, ma femme est un peu indisposée de la route... Une chambre. LA MAÎTRESSE D'AUBERGE. À deux lits ? ÉDMOND. Certainement... LA MAÎTRESSE D'AUBERGE, criant. Catherine, le numéro 2. CATHERINE. Oui, Madame. Éclairant.Par ici, Monsieur, par ici. SCÈNE XII. Une chambre à deux lits, une cheminée, un canapé, une table. Portes à droite et à gauche. ÉDMOND, posant Mathilde sur un canapé. Ce ne sera rien... Voilà qu'elle revient à elle... Vite du feu ! CATHERINE. Vous voyez qu'on est en train de l'allumer. ÉDMOND. Et à souper ici... près de la cheminée. CATHERINE. Oui, Monsieur. ÉDMOND. Qu'est-ce que vous allez me donner ? CATHERINE. Si Monsieur veut voir ce qu'il y a, et choisir lui-même. ÉDMOND. Ce sera plus prudent... Je vais commander le dîner, pendant que vous ferez nos lits. C'est le plus pressé. Prenant la main de Mathilde.Allons, allons, Mathilde, revenez à vous, et ne craignez plus rien. Nous sommes maintenant à l'abri de tout danger. À Catherine. C'est par ici, n'est-ce pas ? La porte à gauche ? Il sort. SCÈNE XIII. CATHERINE. Oui, Monsieur. Mathilde, qui l'a a peine entendu, reste anéantie et la tête penchée sur son sein.Voilà une pauvre jeune dame qui a l'air bien souffrante. Si Madame veut s'approcher du feu... Madame, m'entendez-vous ? MATHILDE. Oui, ma bonne... Oui ; je vous remercie. CATHERINE, à part. Je vais chercher des draps. Je crois que le sommeil est ce qui lui est le plus nécessaire. MATHILDE, restée seule, lève les yeux, et sort peu a peu de son anéantissement. Où suis-je ?... Seule enfin!... Ah ! Je respire ! Que s'est-il donc passé ?... C'était un songe, un songe affreux !... Regardant autour d'elle.Non... Ce n'est que trop vrai, je suis à lui... pour toujours à lui ! Ce n'est pas possible... Mes sens m'abusent et m'égarent... Ce n'est pas là celui que j'aimais... celui que mon coeur avait rêvé ! Quelle différence ! Mon Dieu ! Et quel réveil !... Et qui dois-je accuser ? Moi, moi seule... Ah ! Je suis bien coupable et bien malheureuse... Insensée que j'étais ! Je n'ai écouté que ma tête et mes idées romanesques ; j'ai méprisé les conseils de la raison et de l'amitié ; j'ai mérité d'être punie... Mais être à lui !... Mais lui appartenir !... Ah ! Mon châtiment serait plus grand encore que ma faute... et cependant maintenant comment lui échapper ? Mon honneur, ma réputation ne sont-ils pas entre ses mains ? Que faire, ô mon Dieu ! Que faire ? Qui viendra à mon aide ? Poussant un cri et joignant les mains.Ah ! Je n'ai que ma tante... Je n'ai qu'elle au monde... Et c'est pour me sauver que le ciel l'a conduite si près de moi... Oui... Apercevant sur la table, du papier, une plume et de l'encre. Voilà ce qu'il faut pour lui écrire... Elle saura tout. Elle écrit vivement, et n'aperçoit pas Catherine qui apporte deux paires de draps. CATHERINE. Madame veut-elle quelque chose ? MATHILDE. Non... Que venez-vous faire ? CATHERINE. Mettre de draps à votre lit... Et à celui de votre mari. MATHILDE. Ô ciel! CATHERINE. Vous êtes toute tremblante. MATHILDE, troublée. Moi ! Non... Dites-moi, vous êtes de cette ville ? Connaissez-vous l'hôtel de l'Écu de France ? CATHERINE. C'est au bout de cette rue... Vous traversez la grande place... et juste devant vous. MATHILDE. C'est bien... À part, regardant Catherine.Si je l'y envoyais ?... Non... non... Je ne resterai pas un moment de plus... Cette lettre, je la porterai moi-même... et si on refuse de me voir... Avec confiance.Ce n'est pas possible ! C'est la soeur de mon père... C'est ma seconde mère... Son coeur et ses bras me sont ouverts. CATHERINE, la regardant avec inquiétude. Qu'avez-vous donc ?... Comme vous êtes agitée ! MATHILDE. J'ai besoin de prendre l'air. CATHERINE. [Note : Arpent: Ancienne mesure agraire qui contenait cent perches carrées : mais l'arpent variait beaucoup, parce que la perche variait elle-même. Les arpents les plus usités étaient celui de Paris, qui valait environ un tiers d'hectare, et celui des Eaux et Forêts, qui valait un demi-hectare, à très peu près. [L]]Si madame veut se promener en attendant le souper... Nous avons un jardin d'un demi-quart d'arpent. Je vais vous y conduire. MATHILDE. C'est inutile ; je le trouverai bien. Restez... Occupez-vous du souper ; c'est l'essentiel... Entendant du bruit du côté de la porte a gauche.On monte... C'est lui... Sortant par la porte à droite.Restez ; je reviens dans l'instant. Elle sort. CATHERINE, restée seule. Voilà une petite dame qui est bien gentille, mais qui tout de même a un air bien singulier. SCÈNE XIV. ÉDMOND, entrant avec deux garçons d'auberge qui portent des assiettes et des serviettes. Allons vite... Mettons là le couvert, et dépêchons-nous. À Catherine.Où est donc ma femme ? CATHERINE. Sortie pour un instant... Elle avait besoin de prendre l'air. ÉDMOND. C'est bon, c'est bon, cela lui fera du bien... Là, près du feu, son couvert et le mien... Qu'est-ce que c'est que ce vin-là ? LE GARÇON. Du vin du pays. ÉDMOND. Je n'en veux pas. Je vous ai demandé du vin de Bourgogne. LE GARÇON. C'en est... Nous sommes en Bourgogne. ÉDMOND. Comment ! Sens est en Bourgogne ? LE GARÇON. Oui, Monsieur. ÉDMOND. Est-ce étonnant ! Ce que c'est que de voyager ! Nous sommes en Bourgogne ! Goûtant le vin.Oui, ma foi ! Voyant un autre garçon qui entre. Ah ! Voilà déjà le potage, et les pigeons en compote. C'est bien. On sert ici avec une activité ! Ce n'est pas comme au Café de Paris, où avant-hier j'ai eu des entr'actes d'un quart d'heure entre chaque plat. On perd le fil d'un dîner, et on n'a plus de suite dans les idées. Mettez toujours le potage sur la table, et la compote auprès du feu. À Catherine. Il me semble que ma femme est bien longtemps ; où est-elle donc ? CATHERINE. Je lui avais indiqué le jardin, où elle se promène. ÉDMOND. Elle s'y sera perdue. CATHERINE, souriant. Ce n'est pas possible ; mais si Monsieur veut, je vais la chercher, et lui dire que le souper est prêt. ÉDMOND. Vous m'obligerez. Je n'aime pas à attendre, surtout quand on a servi. Les lits sont-ils faits ? CATHERINE. Oui, Monsieur, et les couvertures aussi. ÉDMOND. À merveille. CATHERINE. Faut-il des oreillers ? ÉDMOND. Pour moi, certainement. Mais pour Madame, je l'ignore. Demandez-lui. CATHERINE. Est-ce que Monsieur ne sait pas l'usage de Madame ? ÉDMOND. Non, pas encore. CATHERINE,à part. C'est des nouveaux mariés... Est-ce gentil ! ÉDMOND, seul auprès du feu. C'est gentil... Je le crois bien... Un bon souper... Un bon feu... Et une jolie femme !... Aïe ! J'ai les pieds gonflés. Ôtant ses bottes et mettant des pantoufles.Autant se mettre à son aise... quand on est chez soi... Mais voyez si elle viendra... Je meurs de faim... et le potage qui va refroidir ! Il attend quelques instants, se promène dans la chambre.Est-ce qu'elle aurait oublié le souper ? Gravement.Il y a bien du désordre dans cette tête-là... Je ne dis rien... Froidement.Parce que je l'aime... Mais une fois ma femme, il ne faudra pas qu'elle s'avise de me faire attendre... pour mes repas. Avec impatience et s'asseyant.Ma foi ! Elle dira ce qu'elle voudra, je vais toujours me servir. Prenant une cuillerée de soupe.Dieu ! Que c'est chaud ! Je vais aussi lui en mettre dans son assiette pour que ça refroidisse... Cela passera pour une attention... Ôtons la soupière et servons les pigeons... là... Mettant sa serviette et mangeant son potage.Nous y voilà. La porte à laquelle il tourne le dos s'ouvre en ce moment. Sans retourner la tête.Enfin la voilà !... Je savais bien que cela la ferait venir... Allons donc... Allons donc, retardataire... Votre soupe vous attend. SCÈNE XV. Paraît une dame d'une cinquantaine d'années : tournure distinguée, costume de voyage. Elle s'avance près d'Édmond et lui dit : L'ÉTRANGÈRE. Monsieur Edmond de Verneuse ? ÉDMOND, tout étonné et se levant. C'est moi, madame... Balbutiant.C'est-à-dire, c'est moi et ce n'est pas moi. Car je suis ici incognito, et je m'étonne que vous me connaissiez. L'ÉTRANGÈRE. Vous allez être au fait... Je vous demande seulement cinq minutes d'entretien, et je me retire... Mais je vous prie, avant tout, de ne pas vous déranger, et de vouloir bien continuer votre souper. ÉDMOND, se remettant à table. Puisque vous l'exigez... Je n'en serai pas fâché. Il découpe le pigeon, dont il se sert une aile.Pardon, Madame... Je vous écoute. L'ÉTRANGÈRE. Je suis Madame de Bussières. ÉDMOND, laissant tomber sa fourchette. Ah ! Mon Dieu ! À part. La tante de Mathilde... Qu'est-ce que cela signifie ? MADAME DE BUSSIÈRES. Partie ce matin de Paris, je viens d'arriver à l'Écu de France, où j'avais fait d'avance retenir mon logement pour cette nuit. À peine entrée dans l'appartement qui m'était destiné, on me remet cette lettre, que je ne vous donnerai pas, mais dont vous connaissez l'écriture. ÉDMOND. Celle de Mathilde. MADAME DE BUSSIÈRES. Je dois avant tout vous la lire : « Ce 6 octobre, hôtel de l'Europe, neuf heures du soir. » ÉDMOND. Cela n'a pas une demi-heure de date. MADAME DE BUSSIÈRES. Précisément. Continuant à lire.« Ma tante, ma seconde mère, sauvez-moi : c'est une coupable qui vous écrit, une coupable qui n'a d'espoir qu'en vous. Égarée par les conseils d'une compagne d'enfance, par mes lectures romanesques, par ma jeunesse, mon inexpérience, j'ai aimé... Non, c'est profaner ce mot ! J'ai cru aimer quelqu'un que mon coeur seul avait créé... Car ce qui m'avait séduit en lui, grâce, esprit, amabilité, noblesse, courage, tout cela n'existait que dans mon imagination ! Je ne le connaissais pas, et il m'a suffi de le connaître pour que l'illusion fût détruite... » ÉDMOND. Qu'est-ce à dire ? MADAME DE BUSSIÈRES, continuant. « D'un seul jour, un jour entier passé près de lui, me l'a montré tel qu'il était. Ce matin, je l'adorais, et maintenant je le déteste, je l'abhorre. Plutôt mourir que d'être à lui. » ÉDMOND. Assez, Madame, assez. MADAME DE BUSSIÈRES. J'ai fait comme vous, je n'ai pas achevé cette lettre ; j'ai couru à ma nièce, qui, pâle et tremblante, attendait son arrêt ; elle voulait tomber à mes genoux je l'ai prise dans mes bras, je l'ai rassurée. Elle m'a tout raconté, et je connais maintenant tous les détails de votre liaison et de votre voyage. ËDMOND, confus. Quoi ! Madame... MADAME DE BUSSIÈRES, sévèrement. Je ne vous dirai pas tout ce que je pense de votre conduite. On peut pardonner à la jeunesse de Mathilde, à son inexpérience ; mais à vous, Monsieur, chercher à séduire, à enlever une riche héritière, une jeune personne de seize ans ! Vous n'avez pas songé qu'il y avait là une réunion de circonstances dont, même à notre défaut, la justice pouvait s'emparer. ÉDMOND, pâlissant. Quoi ! Vous croyez ? MADAME DE BUSSIÈRES. Loin de nous une pareille idée ; ce serait à jamais vous perdre d'honneur, et nous tenons à votre réputation autant qu'à celle de notre famille. Daignez donc m'écouter avec attention. Lentement et avec gravité. Mon frère a quitté hier Paris persuadé que sa fille partait avec moi. ÉDMOND. Oui, Madame. MADAME DE BUSSIÈRES, de même. Ma nièce a quitté ce matin l'hôtel de son père, seule, dans une voiture de place, et en disant qu'elle allait me rejoindre pour partir avec moi. ÉDMOND. Oui, Madame. MADAME DE BUSSIÈRES, appuyant sur chaque mot. Eh bien ! Mettez-vous dans l'idée et persuadez-vous bien que c'est réellement avec moi qu'elle est partie ce matin et qu'elle a fait la route de Paris à Sens. ÉDMOND. Que voulez-vous dire ? MADAME DE BUSSIÈRES. Qu'il n'y a maintenant au monde que vous et Mathilde qui ayez connaissance des événements d'aujourd'hui ; et si jamais le moindre bruit en courait, si un mot eh transpirait, ce ne serait que par vous, par votre indiscrétion. ÉDMOND. Madame... MADAME DE BUSSIÈRES. Et j'ai deux fils, tous deux militaires, qui tiennent encore plus que moi à l'honneur de leur famille et à la réputation de leur cousine. ÉDMOND, avec émotion. Madame, vous me connaissez mal, et vous pouvez être sûre que mon honneur et ma délicatesse m'engageront seuls au silence. MADAME DE BUSSIÈRES. J'en suis persuadée, et j'en doutais si peu, que mon intention était de vous demander le seule lettre que ma nièce vous ait écrite, et qui, ce matin encore, à ce qu'elle m'a dit, était là, dans votre porte-feuille. ÉDMOND, l'ouvrant et la lui donnant. Comment donc ! Trop heureux de vous donner cette preuve de ma sincérité. MADAME DE BUSSIÈRES, la prenant. C'est bien, Monsieur, je pars donc avec ma nièce. Avec intention.Qui ne m'a jamais quittée : j'achèverai la route avec elle ; j'arriverai avec elle à ma terre, où ma famille nous attend, et là notre amitié et nos conseils la guériront bien vite de quelques défauts, fruits de son inexpérience et de sa jeunesse ; mais ce qui n'appartient qu'à elle, c'est la noblesse et l'élévation de ses sentiments, c'est surtout la bonté de son coeur. Avec cela, et grâce à la leçon d'aujourd'hui, on se corrige aisément, et bientôt, je l'espère, ma nièce viendra une femme accomplie. Vous n'y aurez pas peu contribué, Monsieur, et ce sera pour vous une satisfaction intérieure de tous les instants. ÉDMOND, s'inclinant. Madame, certainement... LE GARÇON, entrant avec un plat roti. Monsieur, voici les perdreaux. MADAME DE BUSSIÈRES, souriant. Je vous laisse avec eux, et retourne à son hôtel.... Non, non, ne vous dérangez pas, de grâce ! Désolée d'avoir interrompu votre souper. Elle sort. SCÈNE XVI. ÉDMOND, resté seul et jetant avec colère sa serviette sur la table. Vit-on jamais une aventure pareille ? Et elle avait peur que je n'en parlasse ?... Ah ! Bien oui ! On se moquerait trop de moi à Paris. Avoir conduit jusqu'ici, dans ma voiture, une jeune personne charmante... Le souper prêt... La couverture faite... Et tout cela pour rien... Rien au monde... Que pour mes frais de voyages ! Si jamais maintenant on ma rattrape à courir la poste de cette manière là !... C'est une bonne leçon, et je me souviendrai du proverbe :Il vaut mieux tenir que courir. ==================================================