******************************************************** DC.Title = LA MORT DE SÉNÈQUE, TRAGÉDIE DC.Author = TRISTAN L'HERMITE, François DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 08/05/2020 à 13:31:01. DC.Coverage = Italie DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/TRISTAN_MORTSENEQUE.xml DC.Source = http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k71595j DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LA MORT DE SÉNÈQUE TRAGÉDIE M. DC. XXXXV. AVEC PRIVILÈGE DU ROI. [Tristan l'Hermite] Achevé d'imprimer pour la première fois le dixième Janvier 1645. Les Exemplaires ont été fournis. Représentée pour la première fois en 1644 par le troupe de l'Illustre théâtre. MONSIEUR, Il paraît que les traits de bonté dont vous m'honorez m'apportent presque autant de trouble qu'ils vous acquièrent de gloire, et que dans la hâte que j'ai de vous en exprimer le ressentiment, je mets toutes choses en oeuvre. En effet il semble que je ne donne cette pièce de Théâtre au jour, que pour mettre ma reconnaissance en vue : et que je ne fais publier cette Mort que pour apprendre à tout le monde que je vous ai voué ma vie. Quoi qu'on en die, MONSIEUR, je serai assez consolé de cette sorte de confusion si vous en estimez le zèle, et si selon cette noble Indulgence que voue avez pour mes défauts, vous daignez agréer d'être le Parrain de cet Ouvrage. J'espère que votre illustre nom servira d'Asile à des productions d'esprits plus heureuses et que je ferai voir quelque jour par de plus illustres Vers, que vous êtes Maître de leur source : j'avoue, MONSIEUR, qu'une si haute générosité que celle que vous m'avez témoignée, me pique de ressentiment, et que pour répondre à des faveurs si grandes je me propose de grands desseins. Je ferai sans doute un rare effort en cette occasion, pour me parer du soupçon de l'ingratitude. Possible ferai-je une peinture de vous, qui se pourra défendre du temps : Possible m'immortaliserai-je comme Phidias, dans une excellente image de la Vertu. Les Muses n'ont point de pinceaux que je ne puisse manier avec quelque adresse ; et je saurai bien mêler en ce Crayon, leurs plus éclatantes couleurs. En cet endroit si délicieux que je n'ose le nommer travail, j'aperçois des matières de longues veilles et des Esprits plus laborieux que le mien, pourraient bien perdre haleine en cette Carrière. Mais ce qu'il y a de pénible en cet ouvrage m'étonne moins, que ce qu'il y a d' éclatant en ce sujet ne m'éblouit. J'y vois partout de si grandes beautés qu'elles tiennent mon choix en balance : et je consumerais bien à les admirer, tout le temps qui me serait donné pour les décrire. Si je regarde la grandeur de votre Race, j'aperçois dans votre Maison la plus grande partie des plus nobles Maisons de France. C'est un champ semé de Lauriers ; c'est un Arbre de plusieurs siècles, dont toutes les branches sont couronnées. C'est un long ordre de Héros où l'on peut compter autant de Demi dieux que de têtes. Si je tourne les yeux sur votre valeur, je n'y vois que des prodiges héroïques dès votre plus tendre jeunesse. J'y remarque beaucoup de Combats plus dignes d'être célébrés par les plus belles plumes, que celui d'Hector et d'Ajax, et dont vous avez remporté tout l'avantage. J'y trouve encore quantités de grandes choses, faites pour l'honneur de l'État, et par qui votre réputation s'est fort élevée. J'y vois d'admirables exploits où vous ne vous êtes signalé qu'en remportant beaucoup d'honorables blessures qu'en vous couvrant des marques de ce noble empressement vers le péril, qu'on peut appeler une ardeur affamée de gloire. D'autre part, MONSIEUR, si je considère votre esprit et votre mémoire, ce sont deux choses qui passent l'imagination ; ce sont deux autres sortes de Miracles dont nous n'avons presque point d'exemples, l'un est si vif et si brillant, l'autre est si riche et si fidèle, et tant de jugement les conduit, que je ne connais rien de plus merveilleux : et c'est avec vérité que j'ai pu vous dire là-dessus : Quelle qualité me surprit, Qui pour son rare éclat doit être la première ? Fut-ce ton coeur, ou ton esprit, Si l'un est tout de feu, l'autre est tout de lumière. L'un est gros de cette valeur, Qui relève la Gloire et soutient l'Innocence, L'autre est tout plein de la chaleur Dont la Raison s'exprime avec magnificence. Mais tous ces avantages, MONSIEUR, ne sont rien que de superbes libéralités de la Nature, et vous pourriez encore faire vanité d'autres Biens, qui sont aussi considérables, et qui demandent que notre âme travaille pour les acquérir ! Je parle de ces divines habitudes que la Raison établit en nous en dépit des sens ; et qu'on ne gagne que par violence. Cette sagesse vigilante, qui règle avec tant d'autorité les passions qui se débordent, et qui se conserve le pouvoir de les calmer lors qu'elles sont les plus émues : qui donne des preuves par mille soins, d'une ardente amour pour la Gloire ; faisant bien à tout le monde, avec tant de facilité, de discernement, d'ordre et de grâce. En cet endroit, MONSIEUR, je ne sais si je n'aurais point à me plaindre de votre Modestie, en me louant de votre Libéralité ! Cette Vertu toute pudique, semble un peu trop jalouse des intérêts d'une si magnifique Soeur ; elle veut toujours fermer la bouche à ceux qui lui donnent des louanges, et lui faire passer toutes nos expressions de reconnaissance, pour d'inutiles cajoleries. Je vous supplie très humblement, MONSIEUR, de souffrir qu'elle me donne un peu plus de liberté ; afin que je puisse au moins répondre à vos bienfaits, avec des actions de grâces : et que je ne demeure pas muet, lors que j'ai tant de sujets de dire hautement que je suis, MONSIEUR, Votre très humble et très obéissant serviteur, TRISTAN L'HERMITE. LES PERSONNAGES NÉRON. SABINE, Poppée. SÉNÈQUE. RUFUS, capitaine des Gardes. PISON, chef des Conjurés. SÉVINUS, Sénateur. ÉPICARIS, affranchie. LUCAIN, neveu de Sénèque. PROCULE, capitaine de marine. SILVANUS, Centenier. PAULINE, Femme de Sénèque. La Scène est à Rome. ACTE I SCÈNE PREMIÈRE. Néron, Sabine. NÉRON Enfin selon mes voeux, Sabine est sans rivale ;L'infidèle Octavie au sépulcre dévale.Cet esprit si contraire à mes intentionsQui blâmait en secret toutes mes actions,Ne fera plus mouvoir la langue envenimée Qu'il fit toujours agir contre ma renommée.Dans ses prétentions son espoir l'a trompéJe suis bien affermi dans le trône usurpé,Et ce Monstre infernal qu'on va réduire en cendre,Ne peut plus avoir lieu de m'en faire descendre. Pensant me dépouiller d'un ornement si beauCe serpent a laissé sa dépouille au tombeau ;Rien ne peut désormais nous mettre en jalousie,Faisons festins, Sabine, et chantons Talasie. SABINE Il ne faut pas encor se réjouir si fort ; De ce serpent éteint le venin n'est pas mort ;Ce dangereux poison s'entretient et sommeilleEn cent coeurs factieux qui l'ont pris par l'oreille,Et qui de ta clémence irritant leurs rigueursTâchent de le répandre en tous les autres coeurs. NÉRON Ils n'ont qu'à se nommer, nous leur ferons apprendreDès que nous l'aurons su ce qu'ils ont à répondre. SABINE Ils se pourront nommer avecque sûretéSi tu n'as point pour eux plus de sévérité,Je voudrais bien savoir de quel mal est suivie La moiteur de tant d'yeux qui pleurent Octavie,Et les traits qu'ont produit cent esprits délicats,Qui de son frère mort font encor tant de cas.Tels vivent en repos, qui pour notre ruineÉlèvent tous les jours la vertu d'Agrippine, Et qui des citoyens attisant la fureur,Te font toujours passer pour un objet d'horreur,César, pour affermir une grandeur naissanteOn ne doit point avoir de souffrance innocente,Il faut à tout le monde imposer le respect, Et perdre promptement ce qui paraît suspect.Pour s'assurer d'un trône, il faut être capableDe confondre parfois innocent et coupable ;Et de ne discerner point ce qu'on doit immolerQuand notre impunité nous peut faire ébranler. Mais tu pratiques mal cette bonne maxime :Ceux qui sont accusés et convaincus du crimeD'ennemis capitaux, du Prince et de l'État,Pourront encore faire un second attentat. NÉRON Qui sont ces gens de bien, dignes qu'on les honore ? SABINE Je les pourrais nommer ; Pison, Sénèque encore. NÉRON N'ont-ils pas confondu cette accusation ? SABINE Ils ne s'en sont lavés que par corruption ;L'or et les diamants épars en abondanceEntre tes favoris, ont fait leur innocence. César, selon le droit qui leur fut lors renduUn pauvre criminel se fut trouvé perdu :Le bien leur fit ôter les charges les plus fortes,Ils sauvèrent leur vie avec des choses mortes. NÉRON Sénèque n'en fut pas au moins, nul ne le croit. SABINE Voilà l'autorité de ce flatteur adroit,Il ne lui faut qu'un trait de sa vaine éloquencePour se faire excuser des maux de conséquence.Sa parole attrayante a des inventionsPour te faire approuver ses noires actions. Silius qu'il fit bannir, et qu'il avait à craindre,De toutes ses couleurs le sut fort bien dépeindreQuand passant du mépris de son style énervéAu reproche des maux dont il s'est mal lavé ;Il fit un grand portrait de cette âme perverse Qui blâme en ses écrits les abus qu'elle exerce,Tient à félicité de ne posséder rien,Et travaille toujours pour assembler du bien.Qui l'art des courtisans si hautement décrie,Et pour tes affranchis a tant de flatterie : Enfin l'ami du luxe et de tous ses appasQui fait impunément ce qu'il n'approuve pas,Je ne puis plus souffrir qu'un pédant hypocriteJoigne de si grands biens à si peu de mérite,Et surpasse en jardins et meubles précieux Les Princes après toi les plus délicieux. NÉRON Son bien n'est pas son crime, il est plutôt mon vice,J'ai prodigalement reconnu son service,Mais étant comme moi redevable à ses soins,Un Empereur Romain ne pouvait faire moins. S'il faut que la Fortune à mes souhaits répondent,Je veux donner ensemble et perdre tout le monde. SABINE Nul ne te blâmerait de donner par excès,Si tes profusions avaient un bon succès ;Mais comme l'Italie aujourd'hui te reproche, Ta libérale main sème sur une roche,Et faisant à cet homme aveuglément du bien,Engraisse un champ ingrat qui ne rapporte rien.C'est un indigne objet de tes magnificencesQui s'est rendu fameux par ses méconnaissances. Lorsque sur les bienfaits il écrit doctementSon coeur pour les bienfaits est sans ressentiment,As-tu jamais fait voir un fruit de ton étudeQu'il n'est empoisonné d'un trait d'ingratitude ?Et n'a-t-il pas donné mille indices divers Qu'il compose lui-même, ou corrige tes vers ?Le voit-on applaudir lorsque sur le ThéâtreTu rends de ton récit tout le peuple idolâtre ?Et lorsque tes discours avecque tant d'éclatPar mille attraits charmants ravissent le Sénat ; Sa mine et ses façons font-elles pas paraîtreQue le simple Écolier parle devant son Maître ?Il peut bien prendre haleine et cesser désormaisDe vendre à prix d'argent les faveurs du Palais ;Un plus homme de bien devrait tenir sa place, A-t-il encor le front d'attendre qu'on le chasse ?Tu sais bien que Sénèque et Burrus n'étaient qu'unQu'ils avaient les honneurs et les biens en commun ;Qu'ils ont également partagé ta puissance,Gagné même crédit, et pris même licence ; Et qu'étant d'Agrippine appuyés hautement,Ils l'ont comme à l'envi, traitée ingratement :L'un s'en doit-il aller sans que l'autre le suive ?Faut-il que Burrus meure, et que Sénèque vive ?C'est à toi seulement qu'il peut être permis De respecter si fort tes plus grands ennemis,Pour moi je n'aime point cette avide sangsueQui ne peut contenir l'humeur qu'elle a reçue,Et qui par le moyen de ses secrets ressortsTe veut avec le sang, ôter l'âme du corps. Ne trouve point mauvais si mon zèle s'exprimeÀ chercher ton salut en découvrant son crime.C'est un Dieu qui me porte à rompre son dessein,C'est un petit César qui parle dans mon sein,Et qui te donne avis que cet homme perfide, Si tu ne le préviens, sera ton parricide. NÉRON Sabine c'est sans doute une éponge à presser ;Mais pour le perdre mieux il faut le caresser,Il faut lui tendre un piège avec tant d'artificeQu'on lui puisse imputer notre propre malice ; D'un filet si subtil il faut l'envelopperQu'il s'y perde lui-même en pensant échapper,Et que les gens de bien déçus par l'apparence,En le voyant périr blâment son imprudence ;Rencontrant un écueil en un port apparent, Ce grand Maître apprendra qu'il est fort ignorant. SABINE Pourquoi dans ce dessein prendre une voie oblique ? NÉRON De peur de nous charger de la haine publique,L'envie avec cent yeux nous regarde de près,Il ne faut pas agir pour repa[r]tir après. Ma haine en cet endroit doit être circonspecte,Tu sais l'humeur du peuple, il faut qu'on la respecte.Ce farouche animal sujet au changement,Commence à s'ennuyer de mon gouvernement,Et pourrait essayer de se mettre en franchise Si mes déportements lui donnaient quelque prise.Le Sénat qui me hait et feint de m'adorerNe voudrait qu'un sujet pour me déshonorerPour me lancer un trait de sa rage couverte,Et pousser les Romains à conspirer ma perte. Puis, me dois-je assurer d'avoir un serviteurFaisant ouvertement périr mon Précepteur.Si désirant ma mort il garde le silence,Je ne saurais le perdre avecque violence. SABINE Il vient pour ses pareils des poisons d'Orient Dont la douce rigueur fait mourir en riant. NÉRON Sabine à l'entreprendre on a perdu ses peines,Il n'étanche sa soif qu'au courant des fontaines,Et depuis quelque temps, pour apaiser sa faimNe mange que des fruits qu'il cueille de sa main. SABINE Son crime se fait voir par cette défiance,Qui donne ainsi matière à ton impatience :Faut-il que cet ingrat soit assez effrontéPour vouloir vivre encor contre ta volonté ?Il faut ; mais le voici ce savant personnage, À son funeste abord je change de visage :Prends bien garde à sa mine, il est assez aiséD'y voir un sentiment subtil et déguisé,Il vient pour te surprendre enflé d'une harangue,Quelque nouveau poison va couler de sa langue. NÉRON Vois si facilement on me peut abuser,Et lequel de nous deux sait le mieux déguiser,Écoute nos discours. SABINE Ah ! Je quitte la place,Cet objet me déplaît, me choque et m'embarrasse. SCÈNE II. Néron, Sénèque, Rufus. NÉRON Rufus fais-le avancer ; mon père que veux-tu ? Puis-je de quelque grâce honorer ta vertu ? SÉNÈQUE César depuis le temps que ma soigneuse adresseS'applique à cultiver l'espoir de ta jeunesse,Et t'enseigne des Rois le glorieux métier,Le Soleil n'a point fait trois fois un lustre entier. Mais qui pourrait compter les biens dont par ta grâceJe fus fait possesseur durant ce peu d'espace ?Quels avares désirs, quels avides souhaitsNe seraient point comblés par de si grands bienfaitsEt parmi les Romains quelle richesse égale Les trésors que je tiens de ta main libérale ?Sans doute ces efforts nobles et généreuxMettraient ton Précepteur en un état heureux,N'était que le bonheur abhorre l'opulence,Et consiste au repos plutôt qu'en l'abondance. Achève ton ouvrage et ma félicité,Laisse à ton serviteur plus de tranquillité,Reprends tous ces bienfaits, et permets que je quitteCes marques de ta gloire, et non de mon mérite ;Qui pour en bien parler sont des fardeaux pesants À m'attirer l'envie et charger mes vieux ans.Permets qu'ayant servi sous un si digne MaîtreJ'aille me délasser en un séjour champêtre,Où bien loin du murmure et de l'empressement,Je puisse entretenir mes livres doucement. Auguste ton aïeul plein de reconnaissanceÀ deux de ses amis donna même licence ;Eux, dis-je, qui n'avaient que les prospérités,Les biens et les honneurs qu'ils avaient mérités,L'ayant toujours servi dans la guerre civile, Ou fourni de conseils pour gouverner la ville.De moi, je suis encore à deviner pourquoiJ'ai reçu tant d'honneurs et de bienfaits de toi ;Si ce n'est pour t'avoir donné par aventureDes lettres et des arts la première teinture. Mais si dans ce sentier mes soins t'ont avancé,L'honneur de te servir m'a trop récompensé ;Les traits de ton esprit et ceux de ta mémoireEn cent occasions ont trop fait pour ma gloire.Fallait-il pour cela que tes rares bienfaits M'élevassent ainsi plus haut que mes souhaits,Et que ton amitié donnât à ma fortuneTant de lustre et d'éclat qu'elle m'en importune ?Par des dons excessifs fallait-il me lier,Et mettre en si haut rang un simple Chevalier ? En rendant à tel point ma fortune établie,Tu m'apprends ta grandeur, et fais que je m'oublie ;Mon jugement s'égare en ces biens superflus,Je m'y cherche moi-même et ne m'y trouve plus.Quoi ? Celui qui du luxe est des grand adversaires, Ne serait pas content des choses nécessaires ?Aurait tant de jardins, aurait tant de maisonsÀ s'aller divertir en toutes les saisons ?Il n'est pas raisonnable, il ne m'est pas loisibleDe faire à mes Écrits un affront si visible. Reprends donc tant de biens reçus mal à propos ;Et souffre à l'avenir que je vive en repos ;N'en embarrasse plus un vieillard inutileQui pour les gouverner se trouve trop débile.Tu n'as plus de besoin de mes enseignements, Ton trône est affermi de clous de diamants,Nul autre plus que toi n'a d'esprit ni d'adresse ;Il faut que ta bonté laisse en paix ma vieillesse.Par là, tu fermeras la bouche aux envieux,Et feras estimer ton choix judicieux Qui ne sait élever à des grandeurs extrêmesQue ceux qui de bon coeur en descendent d'eux-mêmes ;Et n'enrichit si fort, que ceux-là seulementQui savent des grands biens user modérément. NÉRON Ici l'effet d'un soin qui me fut nécessaire, Me sera favorable, et te sera contraire :Je vais par tes leçons t'imposer une loi,Et de ton propre bien me servir contre toi,Puisque tu m'as instruit en l'art de me défendreDe tous les arguments qui me pourraient surprendre, Et que tu m'as appris à me bien démêlerSur tous les incidents dont on peut me parler.Pourquoi fais-tu si fort éclater mes largesses,Toi qu'on voit reconnu de si peu de richesses,Et qui selon les soins dont tu m'as obligé Mériterais qu'en or ton marbre fût changé ?Toi qui mériterais que ta maison fût pleinePlutôt de diamants que d'ivoire et d'ébène.Tu dis que par Auguste, à deux de ses amis,Ce que tu veux de moi fut autrefois permis ; Tu sais bien toutefois qu'Agrippe et que Mécène,Obtenant de César du relâche à leur peineEn un âge caduc beaucoup plus que le tien,Ne furent pas pourtant dépouillés de leur bien :Et si tout l'univers en veut être l'arbitre, Tu possèdes le tien à beaucoup meilleur titre.Mon aïeul fut à Rome, et parmi les combats,Aidé de leur conseil, assisté de leur bras,Je l'avoue, il est vrai, mais en même occurrenceTu m'aurais obligé de pareille assistance ; Et j'ai reçu de toi des veilles et du soinDont l'état de mon règne avait plus de besoin.Te puis-je prêter l'auteur de ma naissance ?Il m'a donné la vie, et toi la connaissanceEt je n'ai pas appris à mettre en même rang Les âmes et les corps, les esprits et le sang.Vois lequel de nous deux à l'autre est redevable ;Tu m'as montré les arts ; et l'art incomparableD'attirer les souhaits, de fléchir les rigueurs,D'arrêter les esprits, et de gagner les coeurs : Tes leçons m'ont pourvu de grâce et d'éloquence,Et ce sont des bienfaits qui sont de conséquence.De moi, tu n'as reçu que des biens fort légers ;Qui se trouvent sujets à beaucoup de dangers ;Que l'eau peut emporter, que le feu peut détruire, À qui cent accidents sont capables de nuire :Et ce qui m'est honteux, c'est que des affranchisSe sont auprès de moi beaucoup plus enrichis.Mais avant qu'il soit peu comme je fais mon compte,J'augmenterai ton bien pour amoindrir ma honte. Tandis, oblige-moi de ne me quitter pas ;D'observer ma conduite, et de guider mes pas ;Tu sais qu'aux voluptés la pente est fort glissanteÀ ceux dont la jeunesse est forte et florissante.Occupe ta sagesse à régler mes désirs, À compasser toujours mes jeux et mes plaisirs,Afin que ta prudence à bon droit estiméeFasse accroître ma gloire avec ta renommée.Quoi, me vouloir quitter ? Ce serait me trahir,M'abandonner au vice, et me faire haïr : On ne parlerait plus que de mon injustice,Que de ma violence et de mon avarice ;Ce désir de repos et de tranquillité,À crime capital te serait imputé ;Et tu ne voudrais pas acquérir de la gloire Causant à tes amis une tâche si noire.Ne me parle donc plus de cet éloignement,Et demeure toujours en ton appartement :Va mon père. SÉNÈQUE Ô César ! NÉRON Fais ce que je désire,C'est le bien de César, et celui de l'Empire. RUFUS Quels tendres sentiments, qu'en dites-vous Seigneur ? SÉNÈQUE Il a trop de bontés, il me fait trop d'honneur. RUFUS À parler librement, c'est un étrange Maître,Vous le connaissez bien. SÉNÈQUE Qui le peut bien connaître. ACTE II SCÈNE PREMIÈRE. Pison, Rufus, Sévinus. PISON Nous ne pouvions choisir un endroit moins suspect Pour parler de Néron que ce lieu de respect,Qui pourrait soupçonner qu'au jardin de MécèneOn vint délibérer de sa perte prochaine ?Nous voyant éclairés des yeux d'un colonelQui ne peut consentir à rien de criminel. RUFUS Pour tous ses ennemis j'ai beaucoup d'indulgence,Et je n'éclaire ici que d'un feu de vengeance :L'infâme ! Il apprendra le poignard dans le coeurQu'il devait n'estimer que les gens d'honneur. SÉVINUS C'est pour cette leçon que Milicus dérouille Un fer que dans son sang il faudra que je souille :De tant de lâchetés il nous fera raison. PISON Mais où le prendrons-nous ? RUFUS En ta propre maison ;[Note : Festiner : faire festin. Festin : grand repas qu'on donne avec cérémonie. [F]]Il aime à festiner dessus les bords de l'onde,C'est la commodité la meilleure du monde. PISON Comment dans ma maison ? SÉVINUS Parlons bas, j'ois du bruit ;Ha ! C'est Épicaris et Lucain qui la suit. SCÈNE II. Épicaris, Pison, Rufus, Lucain, Sévinus. ÉPICARIS Hé bien ? Qu'attendons-nous ? Quel sentiment timideFait ainsi retarder la mort d'un parricideQui de tous les méchants est le ferme soutien, Et l'ennemi mortel de tous les gens de bien ?Faut-il qu'impunément tout ordre se confonde,Et qu'il désole Rome aux yeux de tout le mondeSans qu'une juste horreur de ses faits odieuxApaise de son sang la colère des Dieux ? Avons-nous oublié cet horrible spectacleOù tout désir brutal s'accomplit sans obstacle,Où toute violence et tout débordementEn plein jour s'exerça par son commandement ?Où tant de Chevaliers des plus nobles Familles Virent déshonorer leurs femmes et leurs filles,Par des gladiateurs et par d'infâmes serfsTous dégoûtants de sang et tous chargés de fers ?Ne nous souvient-il plus de ce feu sacrilègePour qui les lieux sacrés furent sans privilège ? Ce feu qui consuma jusques aux fondementsTant de temples fameux et de grands bâtiments :Ce feu qui s'allumant dans une nuit obscure,De l'état des Enfers fut l'ardente peinture ;Ce feu qui n'éclaira que pour nous faire voir Cent mille citoyens réduits au désespoir ?Ô Cieux ! Vit-on jamais d'objets plus pitoyables ?On n'entendait partout que rumeurs effroyables,La flamme avide et prompte en s'épandant partout,Pénétra la Cité de l'un à l'autre bout ; Elle n'épargna point la plus dure matière,Et ne fit qu'un brasier de Rome toute entière.Que le Ciel fut percé de lamentables crisDans ce pressant malheur dont nous fûmes surpris !Que dans tous les quartiers le Peuple prit d'alarmes, Et que l'on vit couler du sang mêlé de larmes !L'horreur et le désordre y régnaient à tel pointQue parmi le tumulte on ne s'entendait point.L'un comme fit Énée, à travers de la presse,Emportant un parent tout chargé de vieillesse ; L'autre, hors d'un brasier entraînait un amiQui n'était réveillé ni brûlé qu'à demi :Là quelqu'un qui fuyait la flamme violente,Tombait sous le débris d'une maison brûlante :Et là s'étant lancé hors d'un toit tout flambant, Quelque autre malheureux s'écrasait en tombant.Celui-ci se sauvant à travers la fumée,Trouvait sur son passage une porte fermée ;Et le coeur d'épouvante et d'ennui tout serréEn mordant les verrous mourait désespéré. Celui-là pénétrant dans la foule du mondePour se sauver du feu s'allait perdre dans l'onde.Un autre tout troublé serrait entre ses brasSon bien qu'il emportait, mais qu'il ne sauvait pas ;Puisque parmi la presse il était fait la proie Des soldats étrangers que le Tyran soudoie,Et que dans chaque place on avait fait poserPour accroître le trouble et non pour l'apaiser.Les femmes, les enfants, à demi-morts de crainte,Y faisaient retentir de longs accents de plainte, Et réclamant en vain l'assistance des Cieux,Devenaient le butin du soldat vicieux.Ainsi, parmi l'horreur des flammes dévorantes,Les Romains périssaient de cent morts différentes ;Ou s'ils ne périssaient par un fatal bonheur, Ils perdaient pour le moins, ou les biens, ou l'honneur,Tandis que le Tyran tout enivré de joieÀ ce funeste objet chantait des vers de Troie.Ainsi pour le plaisir de ce Monstre pervers,Rome qu'on peut nommer le Chef de l'univers, Pour une urne fumante aujourd'hui se peut prendreOu pour un grand marais de sang mêlé de cendre.Attendrons-nous encor que par d'autres moyensSa rage vienne à bout des derniers citoyens ?Jamais l'ire du Ciel eût-elle des victimes Plus dignes de ses traits ou plus noires de crimes ?Mais il est temps d'agir plutôt que de parler,Nous avons des couteaux tous prêts pour l'immoler.[Note : Auspice : Signifie un présage, ou des circonstances qui font espérer un heureux succès, ou en appréhender un mauvais. [F]]Brave et noble Pison, c'est sous ton seul auspiceQue l'on doit entreprendre un si grand sacrifice ; Et c'est par ton signal qu'atteint du coup mortel,Le Monstre doit bientôt tomber devant l'autel.J'ai cent hommes de coeur gagnés par ma conduite,Qui sont tous résolus de mourir à ta suite ;Tu n'as rien qu'à marcher, ils te suivront de près, Soit parmi les lauriers, soit parmi les cyprès. PISON Généreuse Amazone, esprit tout héroïque,Ce discours véhément nous émeut et nous pique ;Et dans ce beau transport votre noble courrouxNe nous propose rien que nous n'approuvions tous. Ce n'est que retoucher d'un pinceau tout de flammeDes images d'horreur que nous avons dans l'âme :Si ce n'est aujourd'hui, ce sera dès demainQue le cruel tyran mourra de notre main ;Et qu'en le poignardant notre louable envie Vengera mille morts sur une seule vie.Nous avons résolu sa perte absolument ;Nous n'en cherchons que l'heure et le lieu seulement.Rufus veut qu'à ce soir avec mille artificesJe l'attire chez moi sous couleurs de délices ; Où tenant ma partie en un lâche concert,Je lui donne au souper d'un poignard pour dessert.Ce trait me fait horreur, je ne suis point capableDe voir du sang d'un hôte ainsi tacher ma table.Comment je tremperais dans une trahison Et l'exécuterais en ma propre maison ?Pison pourrait ainsi par de noires pratiquesSouiller sa renommée et ses Dieux domestiques ?Non non qui que ce soit qui s'assure en ma foiN'aura jamais ni mal, ni des plaisirs chez moi : Quand au plus grand des Dieux il prendrait cette envieJe ferais de mon corps un rempart à sa vie ;Et je ne feindrais pas de me précipiterPour arracher alors la foudre à Jupiter. ÉPICARIS Ton sentiment est juste, il faut bien qu'on attende Ce généreux refus d'une âme noble et grande.Mais cherchons entre nous quelque autre expédientPour contenter bientôt un zèle impatient. PISON Nous aurions plus d'honneur en cette ardeur extrêmeDe l'aller attaquer dans cette maison même ; Qu'il n'a fait élever que par cent trahisons,Du malheureux débris de cent autres maisons ;Et qui pour être un jour par ce Monstre habitéeFut de sang et de pleurs tant de fois cimentée.La gloire y serait grande ! RUFUS Et le péril aussi. SÉVINUS Il vaudrait mieux le prendre à trente pas d'iciQuand il pense sortir en pompe magnifique,Et venger en public une injure publique. LUCAIN Est-il ni lieu ni temps plus propre à ce desseinQue l'abord du théâtre et le jour de demain ? On fait des jeux publics, on court dans la carrière,En l'honneur de Cérès la bonne nourricière ;Ce sont pour le Tyran de merveilleux appas ;Il y viendra sans doute, il n'y manquera pas.Il faudra que d'abord Lateranus l'arrête Feignant le supplier de lire une requête,Et donne le signal à tous les conjurésLui tenant de ses bras les deux genoux serrésEt lors étant mêlés avec les gens de guerre,De cent coups de poignard nous le mettrons par terre. PISON Pour voir donc en ce jour nos souhaits accomplis,Il faut que Sévinus aille voir Natalis,Rufus, Asper, et Flave, et Scaurus et Proxime ;Lucain verra Plautius et Tulle son intime :D'autre part, cette Belle, ira faire venir Ceux qui pour ce grand coup nous doivent soutenir ;Moi, j'irai voir Sénèque et par mon entremiseIl pourra bien possible être de l'entreprise,Lui qui de sa ruine est toujours menacé. SÉVINUS Hâtons-nous donc, Seigneur, le temps est fort pressé. SCÈNE III. Lucain, Épicaris. LUCAIN Fille égale à Minerve en beauté de visage,En force d'éloquence, en grandeur de courage,Divine Épicaris, vous venez d'avancerL'ouvrage le plus grand qu'on puisse commencer.Mais il faut faire en sorte, ô beauté sans seconde, Qu'à ce digne projet l'événement réponde,Et qu'il ne soit pas dit aux siècles à venirQu'on entreprit fort bien ce qu'on ne peut finir.La gloire est d'achever cette belle entrepriseQue la vertu suggère et qu'elle favorise ; Dont les premiers pensers nous viennent de là-haut,Et qui ne peut manquer que par notre défaut.Il est ici besoin que chacun prenne gardeQuelle peine on encourt, et quel bien l'on hasarde,Si par un naturel enclin à trop parler Cet important dessein vient à se révéler.Vous allez réveiller, vous allez faire éprendreUn feu que le secret tient caché sous la cendre,Et que ceux du Palais ne doivent découvrirQu'à l'instant seulement qu'on les fera périr : C'est pourquoi pratiquant ces hommes de courageQui doivent s'employer en un si grand ouvrage ;Soyez bien circonspects et d'un soin curieuxNe leur en défigurez ni le temps ni les lieux ;De crainte qu'un ressort manquant à la machine, Fît démentir le reste et causât sa ruine. ÉPICARIS J'approuve cet avis, mais Lucain penses-tuQue la bonté du sens défaille à ma vertu ?Ma langue n'eut jamais ce flux involontaireQui fait souvent parler alors qu'il se faut taire. LUCAIN Il faut bien discerner en ces occasionsLes Romains généreux d'avec les espions :Il s'en trouve beaucoup discourant des affairesAvec les gens d'honneur qui sont des mercenaires ;Des lâches qu'à prix fait Sabine fait agir, Et qu'un art si honteux n'a jamais fait rougir. ÉPICARIS Je reconnais fort bien ces fourbes à leur mine ;Et c'est pourquoi je suis un meurtrier d'AgrippineQui pourvu d'un navire après ce bel emploi,Comme fort mal content s'est plaint souvent à moi. LUCAIN "De toutes lâchetés les âmes sont capablesQui tiennent à vertu ce qui les rend coupables." ÉPICARIS Aussi quoi qu'il témoigne, et même avec fureur,Que le nom du Tyran lui donne de l'horreur ;Et qu'il jure en plaignant la publique misère, Qu'il pourrait bien traiter le fils comme la mère ;Bien qu'à faire le coup il témoigne s'offrir,J'évite sa rencontre, et ne le puis souffrir :Car je sais qu'à l'emploi d'une si belle tâcheIl faut une âme noble et non pas une lâche. C'est un certain Procule. LUCAIN Ha ! Je sais quel il est ;C'est une âme assez faible ardente à l'intérêt :En tout votre sagesse évidemment se montre,Mais elle paraît fort à fuir sa rencontre.Si je ne suis trompé vous me dites un jour Que vous ayant tenu quelques propos d'amourIl tenta des desseins qui lui furent funestes. ÉPICARIS Il apprit sous mes lois des règles plus modestes ;Il reçut quelque avis sur sa témérité. LUCAIN On trouve aux gens de mer peu de civilité. ÉPICARIS Si ceux de son métier ont beaucoup d'insolence,Celles de mon humeur n'ont guère de souffrance. LUCAIN Hélas ! Je le sais bien, je l'ai bien reconnuMoi dont le feu brûlant est si fort retenu ;Moi qui profondément vous adore en mon âme, S'il échappe à mon coeur quelque soupir de flammeVous dites toute à l'heure au lieu de m'excuser,Que je perds le respect et que c'est trop oser. ÉPICARIS Aussi toute l'amour qu'il faut que l'on expliqueDoit avoir pour objet la Liberté publique : C'est ce qui des grands coeurs échauffe les désirs,Et qui doit t'obliger à pousser des soupirs. LUCAIN J'aime la République et soupirant pour elleJe veux à votre exemple épouser sa querelle ;Mais parmi les transports de ce noble courroux, Je ne puis m'empêcher de soupirer pour vous. ÉPICARIS Si Lucain voit en moi quelque vertu reluireIl se doit bien garder de tendre à la détruire. LUCAIN Je ne conçus jamais un si lâche penser ;J'aimerais mieux mourir que tendre à l'offenser. ÉPICARIS Aussi j'ai résolu de tenir loin du crimeTout ce qui m'a rendu digne de ton estime :Et si tu m'aimes bien, nous allons voir le jourOù tu peux te montrer digne de mon amour. LUCAIN Croyez. ÉPICARIS Voici venir un homme vénérable Et de qui le conseil nous serait favorable.Ah ! Plût-il aux immortels qu'il sût notre desseinAvec ce zèle ardent qui bout en notre sein ;Et que Rome eût sa voix pour maîtriser son MaîtreEt pour n'en avoir plus s'il ne le voulait être. Si Lucain prit jamais plaisir à m'obliger,Que dans notre entreprise il tâche à l'engager ;Nul ne pourrait jamais censurer un ouvrageQui serait avoué d'un si grand personnageIl s'est fait approuver si généralement Que l'univers entier suivrait son sentiment. LUCAIN En cette morne humeur il n'aperçoit personne ;Tenez-vous seulement près de cette colonne :Vous apprendrez de là si j'épargnerai rienPour le faire embarquer avec les gens de bien. SCÈNE IV. Lucain, Sénèque. LUCAIN Seigneur, vous avez vu les délices de Rome :Vous avez vu Néron ? SÉNÈQUE Oui ; j'ai vu ce grand homme,Qui joignant nos leçons à tant de dons divers,Agissait autrefois au bien de l'univers :Ce Prince du Sénat qui durant cinq années A donné jalousie aux âmes les mieux nées :Mais qui se détournant de ce noble sentier,En de honteux plaisirs s'est plongé tout entier ;Et de sa cruauté secondant sa mollesse,À l'égal de sa force a montré sa faiblesse. LUCAIN Vous avez pu le voir avec facilité. SÉNÈQUE Oui, mais en le voyant j'ai fort peu profité. LUCAIN De quoi lui parliez-vous ? SÉNÈQUE Seulement de lui rendreLes biens qu'il m'a donnés et qu'il feint de reprendre ;Quoi que Sabine et lui nous fassent assez voir Que leur avare esprit brûle de les ravoir. LUCAIN Que dit-il là-dessus ? SÉNÈQUE Il me dit qu'il m'honore ;Qu'il veut à ces bienfaits en ajouter encore :Bien que son coeur ingrat démente son discoursEt tende à retrancher le filet de mes jours. LUCAIN Il est de ces voleurs dont la brutale envieNe prend guère le bien sans arracher la vie. SÉNÈQUE Et moi de ces passants qui ne font nul effortLorsqu'en les dépouillant on leur donne la mort. LUCAIN À tous les animaux la mort est redoutable. SÉNÈQUE Par la philosophie on la rend plus traitable :Lucain cette rigueur viendrait bien à propos ;Je demande à César tant soit peu de repos,Et s'il ordonne enfin que l'on m'ôte la tête,C'est libéralement m'accorder ma requête. LUCAIN Certes, jamais Tyran ne fut plus odieux,C'est un Monstre maudit ! SÉNÈQUE C'est un fléau des Dieux ;C'est la punition de nos fautes passées :C'est un présent fatal de leurs mains courroucées,Qu'il pourront retirer selon notre souhait Quand leur juste courroux se sera satisfait. LUCAIN Pour punir les Tyrans dans le siècle où nous sommesLes Dieux le plus souvent se sont servis des hommesAu souverain des Cieux son aïeul fit horreurAlors qu'il usurpa le titre d'Empereur ; Jupiter toutefois pour le réduire en poudreSe servit de nos bras et non pas de sa foudre.Brute, et Cassie encor vivent en leurs neveux,Un reste de leur sang peut accomplir nos voeux. SÉNÈQUE Qui voudra pour le perdre abandonner sa vie, Pourra facilement contenter son envie.Mais, qui pourrait tenter un si hardi dessein ? LUCAIN Cinquante hommes de coeur qui m'ont ouvert leur sein :Dont je vais tout soudain vous donner connaissanceSi le sceau du serment m'en donne la licence. SÉNÈQUE Le cher sang de Lucain court risque avec le leur,Et déjà ma vertu respecte leur valeur :Mes tendres sentiments sur tout ce qui te toucheImprimés dans mon coeur font un sceau sur ma bouche. LUCAIN C'est assez. SÉNÈQUE Et de plus je te donne ma foi Que jamais nul vivant ne le saura de moi. LUCAIN Pison en est le chef. SÉNÈQUE Pison est un jeune hommeD'aussi grande Maison qu'il s'en trouve dans Rome ;Son coeur et noble et franc paraît bien assuré,De plus ? LUCAIN Rufus en est. SÉNÈQUE Rufus a conjuré ? Quoi ? Rufus qui commande aux soldats de la gardePour le salut public avec vous se hasarde ? LUCAIN Oui, ce même Rufus s'en va nous seconder. SÉNÈQUE Sans doute sur ce point il m'a voulu sonder ;Voyant dans le Palais la douceur contrefaite Dont l'esprit du Tyran s'oppose à ma retraite.Ce brave Capitaine est jaloux aujourd'huiQu'un lâche Tigillin soit mieux traité que lui ;Il aura pu gagner les soldats qu'il commande,S'étant acquis entre eux une estime assez grande. LUCAIN Silvanus, qu'on a fait Chef de mille soldats. SÉNÈQUE Silvanus est un homme à ne balancer pas. LUCAIN Asper, Lateranus, Flave le Capitaine. SÉNÈQUE Ils ont pour tout oser l'âme grande et hautaine. LUCAIN Les autres pour vaillants ne sont pas moins connus ; Un Proxime, un Scaurus, Natalis, Sévinus. SÉNÈQUE Je craindrais Sévinus en une grande affaire :Il s'empêche de tout, de tout il fait mystère,Si ses propos mal joints ne donnent des soupçonsIl en pourra donner par toutes ses façons. Mais l'exécution ne doit pas être lenteFaisant une entreprise et haute violente ;Hâtez votre dessein, je trouve un grand hasardÀ garder un secret où tant de gens ont part.Il se faut dépêcher de peur de quelque traître. LUCAIN Mais pourrez-vous savoir ce parti sans en être ?Soyez de ce grand coup l'oculaire témoin. SÉNÈQUE Ce spectacle, pour moi doit être vu de loin. LUCAIN Assistez à guérir la commune misère. SÉNÈQUE Pour ma main ce remède est un peu trop sévère : Je pourrais essayer d'en arrêter le coursS'il ne fallait user que de simples discours. LUCAIN Si le mal n'est vaincu par un banal remèdeOn faut venir la flamme et le fer à son aide. SÉNÈQUE Détruire avec le fer ce qu'on m'a vu nourrir Ah ! J'en ai trop d'horreur j'aimerais mieux mourir. LUCAIN Hé ! Laissez-vous conduire où la vertu vous guide. SÉNÈQUE Elle ne conduit point à faire un parricide. LUCAIN Mais de tous nos malheurs c'est le fatal auteur. SÉNÈQUE Mais c'est mon nourrisson, et c'est mon bienfaiteur. LUCAIN Il vous souvient assez de ses trames secrètes. SÉNÈQUE Il me souvient aussi des grâces qu'il m'a faites. LUCAIN Voulez-vous respecter le bourreau du Sénat ? SÉNÈQUE Veux-tu porter Sénèque à passer pour ingrat ?Si de cette noirceur mon âme était capable Le Tyran que tu hais serait-il plus coupable ?Je sais que la patrie est réduite aux aboisPar l'injuste rigueur de ses sévères lois :Qu'avec la liberté, la gloire de l'EmpireSous son infâme joug honteusement expire. Mais voyant de l'État la ruine éclater,Sénèque doit le plaindre et non pas l'assister ;Il croirait irriter le Ciel et la NatureS'il attentait ainsi contre sa nourriture.Non, non, ne me dis plus de raisons sur ce point : Je m'en lave les mains, et je n'y trempe point :Je tairai ce secret à cause qu'il te touche,Mais je ne voudrais pas l'ouïr d'une autre bouche.C'est pourquoi de ce pas va-t-en trouver PisonQui voulait à ce soir souper en ma maison, Et possible y mener quelqu'un de la brigade,Dis-lui qu'il m'en dispense et que je suis malade.Aussi bien j'ai promis d'aller voir cette nuitUn vieux Cilicien aux bonnes moeurs instruitUn Prophète nouveau dont la doctrine pure Ne tient rien de Platon, ne tient rien d'Épicure,Et s'éloignant du mal veut introduire au jourUne loi de respect, de justice et d'amour.Je te veux faire part de ses avis fidèles. LUCAIN J'ai trop d'aversion pour les sectes nouvelles. SCÈNE V. Lucain, Épicaris. LUCAIN Hé bien ? L'avais-je pris de mauvaise façon ? ÉPICARIS Il ne saurait agir contre son nourrisson ;Bien que la tyrannie évidemment l'oppresse,Il garde pour ce monstre encor de la tendresse.Quoiqu'à faire autrement il se peut disposer, Sa faiblesse est honnête il la faut excuser.Lucain, retire-toi Procule qui s'avanceNous pourrait soupçonner de quelque intelligence. SCÈNE VI. Procule, Épicaris, des Gardes. PROCULE Épicaris un mot. ÉPICARIS Je n'ai pas le loisir. PROCULE Gardes que l'on s'avance, il faut vous en saisir. ÉPICARIS Une fille affranchie insolemment la prendre ?Quel droit en avez-vous ? PROCULE On s'en va te l'apprendre. ACTE III SCÈNE PREMIÈRE. Néron, Épicaris, Procule, Tigillin. NÉRON En vain nos légions sur les bords de l'EuphrateOnt vaincu Vologèse et soumis Tiridate,Si les filles à Rome osent en trahison Venir m'assassiner jusques dans ma maison,Et si tant de lauriers qui me couvrent la têteNe peuvent détourner cet éclat de tempête ;Mais il faut arrêter cette témérité,Et punir ses auteurs comme ils l'ont mérité. Qu'on la fasse approcher, cette désespéréePar qui depuis longtemps ma mort est conjurée :Et qui n'épargnant rien pour en venir à bout,Me fait secrètement des ennemis partout.Ah ! Qu'elle a de fierté, cette séditieuse ! Que son front est hardi, qu'elle est audacieuse !Tigillin, cependant qu'avec subtilitéJe pourrai m'éclaircir sur cette vérité,Surprenant cet esprit par quelque douce amorce ;Fais qu'autour du Palais ma Garde se renforce, Que sur chaque avenue on pose des soldatsQui soient si bien logés qu'on ne les force pas,Et que nos allemands se tiennent sous les armesPrêts à nous secourir aux premières alarmes.Approche malheureuse, et me dis le sujet Qui t'a fait concevoir cet horrible projet ;Apprends-moi qui t'anime et qui te désespère ;Ai-je ravi tes biens, ou fait périr ton père,Entrepris sur ta vie, ou bien sur ton honneur,Et de quelque façon traversé ton bonheur ? Qui te rend de la sorte à ma perte engagée ? ÉPICARIS En aucune façon tu ne m'as outragée ?Et tu reconnaîtras étant mieux éclairci,Que je n'ai nul dessein de t'outrager aussi. NÉRON Ah ! Qu'elle est assurée en tenant ce langage. ÉPICARIS C'est que mon innocence assure mon visage,Il ne faut pas penser en cet injuste affrontQue la crainte du coeur fasse pâlir le front. NÉRON Ton visage me plaît et ta grâce me touche ;Je ne hais pas tes yeux, fais que j'aime ta bouche Me retirant soudain par ta confessionDe danger tout ensemble et d'appréhension.Jamais un Empereur ne parle par surprise :Ta grâce et mon amour vont payer ta franchise.Mais dépêche-toi donc si tu retardes plus, Mon indignation va suivre ton refus. ÉPICARIS S'il faut pour t'obliger que je me calomnie,Je fuirai ta faveur, fuyant l'ignominie,Car si contre ta vie on fait des attentats,J'en blâme les auteurs, et ne les connais pas. NÉRON Mais ne connais-tu pas un certain capitaine[Note : Squadre : terme issu de l'italien, pour escouade, qui est partie d'une compagnie d'infanterie.]Que j'ai fait chef de squadre aux côtes de Micène. ÉPICARIS J'ai vécu dans Micène et vogué sur les eaux,Où j'ai vu la plupart des chefs de tes vaisseaux. NÉRON Connais-tu celui-ci ? ÉPICARIS Je le puis bien connaître, C'est un des plus grands fous que le Ciel est fait naître. NÉRON Sais-tu bien qu'il commande à deux mille soldats ? ÉPICARIS Je sais mieux qu'à l'amour il ne résiste pas,Et que cette faiblesse en amoindrit l'estime. NÉRON Que fait à ce propos l'amour ? ÉPICARIS Il fait mon crime. NÉRON Parle plus clairement, dis de quelle façon. ÉPICARIS L'amour fait son dépit, et cause ton soupçon :Cet homme furieux piqué de mon visage,Pour gagner mon esprit a mis tout en usage :Et voyant que ses soins ne pouvaient m'émouvoir A changé dans son coeur l'amour en désespoir.Voici ce qu'a produit cette amoureuse rage,Mais pardonne à Procule et perds tout cet ombrage. NÉRON Le fait est démenti, Procule est récusé. PROCULE Mais il est découvert ce tison embrasé ; Qui va de toit en toit pour y jeter les flammesQue la rébellion allume dans les âmes.Tu tiens entre tes mains le ressort principalD'un dessein qui sans moi t'allait être fatal,Ses projets sont méchants, sa cabale est puissante : César, je la dénonce, et je te la présente. ÉPICARIS De quoi m'accuses-tu ? PROCULE D'avoir voulu sonderUne foi que je garde et que je veux garderUne fidélité qui ferme les oreilles,Et mieux le coeur encore à des noirceurs pareilles. ÉPICARIS Ne me regarde point si tu veux réussir ;Mes yeux ont un éclat qui pourrait t'adoucir :Leurs regards quelquefois ont calmé ta furie. PROCULE Le fait dont il s'agit passe la raillerie,Il ne se traite point ici de tes appas. ÉPICARIS De quoi s'agit-il donc ? Mais ne te trouble pas. PROCULE Voudrais-tu dénier qu'un soir sur une riveTu vins m'exagérer d'une façon plaintive,La peine imaginaire où se trouvait l'État ;Les misères du Peuple et celles du Sénat, Qui pressé de rigueurs et tout transi de craintes,N'adressait à César que voeux au lieu de plaintes :Bien qu'en son coeur timide il aurait désiréDe le voir dans le Tibre en morceaux déchiré ?Ne dis-tu pas encor que les plus grandes âmes Qui le voyaient plonger en des vices infâmes,Attendaient seulement un Chef pour atterrerCelui qui se plaisait à se déshonorer. ÉPICARIS Ne fut-ce pas un soir ou parlant de services,De larmes, de soupirs, de maux et de supplices, Et voulant avancer ta bouche sur mon sein,Tu reçus à plein bras un soufflet de ma main. PROCULE Ce fut auparavant. ÉPICARIS Ô surprise plaisante !Un aveu si naïf de tout soupçon m'exempte :Il s'est trahi lui-même, ô César qu'en dis-tu ! M'en veut-il pour mon crime, ou bien pour ma vertu ? NÉRON Procule a donc appris cette trame infidèleSans se saisir soudain de cette criminelle ?Il a continué même depuis ce jourÀ lui rendre des soins et lui parler d'amour ? Ah ! Je me souviendrai de cette procédureQui paraît fort ingrate, et que je trouve dure.J'en aurai la raison. PROCULE César, écoute-moi ;Tu discerneras mieux, et mon zèle et ma foi.Je suis rude et grossier, elle adroite et subtile : Mais juge de coeur, et non pas de mon style ;Permets-moi de parler et sans émotion,Vois quel crime se trouve en mon intention. NÉRON Parle. PROCULE Nous étions seuls lorsque cette ruséeMe dit qu'elle ourdissait cette horrible fusée : Et j'appréhendai lors la saisissant ainsi ;Qu'elle déniât tout comme elle fait ici :C'est pourquoi dans ce temps lui cachant ma pensée,Bien que de son discours mon âme fut blessée ;Je lui fis bonne mine, et d'un air gracieux Feignis n'être blessé que des traits de ses yeux ;Tâchant de l'embarquer avec ces artificesÀ s'ouvrir davantage et nommer ses complices. ÉPICARIS Nomme donc les auteurs de ce mauvais dessein,Dis à qui j'ai soufflé ces horreurs dans le sein. PROCULE Tu m'as celé leurs noms. ÉPICARIS Ô témoin ridicule !Pour me justifier, il suffit de Procule,Cet esprit égaré, ce faible délateur,Qu'un dépit a changé d'amant en imposteur :Que l'on voit de lumière en tout ce qu'il dépose. PROCULE Si tu parles toujours tu gagneras ta cause. ÉPICARIS Ta colère t'engage en un grand embarras. NÉRON Silence, qu'il achève, et puis tu répondras. PROCULE César, je feignis donc d'en faire ma maîtressePour tirer ce secret avecque plus d'adresse : Et l'attirer en lieux où sans qu'elle n'en sût rienJ'eusse quelques témoins de tout cet entretien.Mais cette âme coupable, adroite et soupçonneuse,Qui vit sur ce sujet ma recherche soigneuseSe détourna toujours de ce piège dressé ; Sans finir le propos qu'elle avait commencé.Ensuite, épouvantée, ou cherchant un autre hommeElle quitta Micène, et se jeta dans Rome ;Où d'un soin merveilleux mon abord elle fuit,Se tient toujours cachée, et ne va que de nuit : De mes mains par deux fois, l'adroite s'est sauvée ;Et le miracle est grand de quoi je l'ai trouvée.Je ne puis assurer par le discours passéQue ce mauvais ouvrage est beaucoup avancé.Que la partie est forte, et qu'elle est toute prête De faire un grand éclat qui regarde ta tête. ÉPICARIS César, assure-toi que je n'ai point penséÀ faire les projets que dit cet insensé :N'ayant pu satisfaire à sa brutale envie,Et me ravir l'honneur il veut m'ôter la vie : Et possible qu'encor ce malade indiscretS'il m'avait fait périr en mourrait de regret.Mais si le changement de cette indigne flammePeut jeter des soupçons et du trouble en ton âme,Éloigne de ces lieux ce qui te peut troubler, Ou fais soudain périr ce qui te fait trembler.Crains-tu tant une fille ? Il faut que tu t'assuresSon sang, de ton esprit, peut guérir les blessures :Commande qu'on m'égorge, et ne diffère pas,De dissiper soudain ta peur par mon trépas. PROCULE Crois-moi, tiens pour certain ce que j'en conjecture ;Un vif ressentiment parle en ta créature ;Trouves-tu recevable à démentir ma foi,Celle qui n'eut jamais aucun bienfait de toi ?Une jeune effrontée, une fille inconnue, Qui pour sa seule perte en ces lieux est venue ?Tu n'as point à douter de ma fidélité ;La preuve me défaut, mais pas la vérité,Et ton salut, César, n'est pas une matièreÀ ne point s'arrêter sans l'évidence entière. On la pourra forcer par l'objet des tourmentsÀ quitter cette audace et ces déguisements ;Ainsi que je l'ai dit la chose est arrivée. NÉRON Elle peut être vraie, et n'être point prouvée.Oui, oui, quoi qu'il en soit, Procule en sera cru. Le mal peut être grand, il y sera prévu. ÉPICARIS Ô César ! NÉRON C'est assez ; soldats qu'on la ramène,Et que sans perdre de temps on l'applique à la gêne. ÉPICARIS Si pour ton passe-temps je la dois endurer,J'en souffrirai l'effort même sans murmurer. SCÈNE II. Sabine, Néron, Milicus. SABINE [Note : Pâmer : qui se dit ordinairement avec la pronom personnel, tomber en défaillance, perdre l'usage des sens [F]]Ô César ! Ô César ! Je pâme, je frissonne,Fais que soigneusement on garde ta personne :Une froide sueur me court par tout le corps. NÉRON Où sont les ennemis, où dedans, où dehors ? SABINE On a fait contre nous une grande partie, Dont tout soudainement les Dieux m'ont avertie. NÉRON Nos plus grands ennemis feront peu de progrès,Si les Dieux de la sorte éventent leurs secrets.Mais dis-moi qu'as-tu su, ne me tiens plus en peine. SABINE J'étais dans le jardin proche de la fontaine ; Et l'agréable cours de ses flots innocents,Avait par son murmure assoupi tous mes sens :Lorsqu'un songe divin m'a soudain réveillée. NÉRON Quoi ? D'un songe fâcheux Sabine est travaillée ? SABINE Tu sauras que ce songe est une vérité. Comme je reposais avec tranquillitéJe voyais les yeux clos, tous les objets aimablesQui s'offrent à la vue en ces lieux agréables :Quand l'image d'Auguste en avançant la main,M'a crié, l'on en veut à l'Empereur Romain ; Voici les conjurés, prends garde à lui Sabine,Et sauve de leurs mains mon fils qu'on assassine.Lors j'ai tourné les yeux, toute pâle d'effroi,Et j'ai vu le Dieu Mars animé contre toiQui le fer dégainé sans ma prompte arrivée, Pour te fendre en deux parts tenait la main levée.Mais Bacchus et Cérès émus de mes clameurs,L'un couronné d'épis, l'autre de raisins mûrsS'étant soudain jetés sur le Dieu de la guerre,Ont fait enfin tomber son coutelas à terre. Ainsi pleine d'un trouble à nul autre pareil,J'ai dégagé mes sens des liens du sommeil. NÉRON Ce songe, absolument sont de vaines menaces ;Sabine, cependant il faudra rendre grâcesÀ celle dont les dons jaunissent les guérets, Ainsi qu'au bon Bacchus déceleur de secrets. SABINE Écoute donc le reste : ainsi toute interdite,J'ai vu par le jardin courir Épaphrodite ;Qui venait m'avertir de secrets importantsDont il faut s'éclaircir et sans perdre de temps. Milicus est ici, qui te fera paraîtreQu'un grand dessein s'agite en l'esprit de son Maître,Sur lequel à toute heure il le voit ruminer. NÉRON N'a-t-il de grands desseins que pour m'assassiner ? SABINE Il n'est pas accusé sans grande conjecture. NÉRON Comment ? Ce Sévinus qui mes bontés conjureContre ses créanciers implorant mon support,Penserait-il payer ses dettes par ma mort ? SABINE Voici ton affranchi qui te pourra tout dire. NÉRON, parlant à sa garde. Appelle Sévinus, et que l'on se retire, Toi garde d'avancer ce qui ne serait pas ;Ce serait justement avancer ton trépas. MILICUS Je ne mentirai point ; et toute mon envieEst d'aider à César à conserver sa vie. NÉRON Ce dessein malheureux est-il fort apparent ? MILICUS J'espère t'en donner un indice bien grand. NÉRON Mais accuser ton Maître ? Et sur un simple indice ? MILICUS Oui César ; pour te rendre un important service ;Pour causer ton salut et celui de l'État. NÉRON C'est possible un fantôme au lieu d'un attentat. MILICUS Non, non, ce ne sont point des choses chimériques. NÉRON Passe donc là-dedans afin que tu m'expliques.Ce zèle qu'il témoigne avecque tant d'ardeur,Est-ce pour mon salut ou bien pour sa grandeur ? SABINE César, je crois que c'est pour tous les deux ensemble ; Mais le songe passé fait encor que je tremble. NÉRON Sabine, cependant voici le SénateurPour me donner du temps, entretiens ce flatteur. SCÈNE III. Sabine, Sévinus. SABINE Hé bien ! Que ferons-nous aux usuriers avares ?Faut-il pas les traiter ainsi que des barbares ? SÉVINUS En leur tenant rigueur, on ne leur ferait rien,Que ce qu'ils font souffrir pour accroître leur bien. SABINE Que je hais leur commerce et leur sale pratique. SÉVINUS C'est comme une vermine en une République ;Un rouille secrète attachée aux Maisons, Qui les fait succomber par mille trahisons. SABINE Tu me donnes horreur de ces âmes mal nées,Qui vendent la longueur des mois et des années. SÉVINUS L'usurier met à prix les heures et les jours,Comme si du soleil il dissipait le cours. SABINE Si de si sales mains avaient formé les Astres,Nous nous verrions sujets à beaucoup de désastres.César veut de leur joug tirer les Sénateurs. SÉVINUS Il doit de ce fléau garder ses serviteurs. SABINE Pour ton intérêt seul il en aura mémoire. SÉVINUS Il s'en peut souvenir seulement pour sa gloire,Qui souffrant ces abus viendrait à se ternir. SABINE Il sort du cabinet : tu peux l'entretenir. SCÈNE IV. Néron, Sévinus, Milicus. NÉRON Quoi ? Sévinus se plaint de l'extrême indigence,Et traite ses amis avec magnificence ? SÉVINUS Si par mes créanciers il m'est encore permis,J'aurai souvent le bien de traiter mes amis ;C'est à mon sentiment un secret admirablePour charmer quelquefois l'ennui d'un misérable. NÉRON Je suis de ton avis, mais par quel mouvement Donnant ces grands repas, fais-tu ton testament ?C'est parmi la douceur mêler de l'amertume ;Il n'est point à propos, ce n'est point la coutume. SÉVINUS En tout temps, ô César ! On ne peut faire mieuxQue de se préparer aux volontés des Dieux ! Puisque le frêle fil dont dépend notre vie,Finit quand il leur plaît, non selon notre envie !Et l'on ne doit jamais attendre au lendemainPour faire les apprêts d'un départ incertain,Ici la prévoyance est assez raisonnable, Elle digne d'estime, et n'est point condamnable. NÉRON Mais user à tes gens de libéralité ;À beaucoup de tes serfs donner la liberté,Enfin mettre un grand ordre à toutes tes affaires :Sont-ce pour des festins des choses nécessaires ? Sont-ce des actions d'un homme incommodéQui par ses créanciers dit qu'il est obsédé ? SÉVINUS Attendant du secours de la bonté céleste,J'épars entre les miens tout le bien qui me reste ;De peur qu'un créancier ne prit pas ce souci Si devant mon trépas je n'en usais ainsi.Je ne puis m'empêcher d'affranchir mes esclaves,Lors qu'en me bien servant ils usent leurs entraves ;C'est un prix que je donne à leurs travaux soufferts,Et j'aime mieux les voir chargés d'or que de fers. NÉRON En leur ôtant leurs fers, tu veux qu'on t'en fourbisse,Quelque autre qu'on destine à quelque étrange office,Confesse-moi la chose et ne déguise rien. SÉVINUS Quel autre ? NÉRON Ce poignard le reconnais-tu bien ? SÉVINUS Ce poignard ? Oui César, je le dois bien connaître ; C'est un meuble ancien qui vient de mon ancêtre,Quelqu'un l'avait tiré hors de mon cabinetPour en ôter la rouille et le rendre plus net. NÉRON S'il ne devait servir à quelques grands ouvrages,Pourquoi prépares-tu du baume et des bandages. SÉVINUS Moi ? Du baume ? NÉRON Oui, toi pourquoi prends-tu ce soin ? SÉVINUS Je n'en prépare point, je n'en ai pas besoin :C'est un préparatif qui m'est peu nécessaire. NÉRON Mais Milicus le dit. SÉVINUS Moi je dis le contraire.Lequel va de nous deux passer pour imposteur ? Doit-on croire un esclave ou bien un Sénateur ?Celui qui porte encor les marques de sa chaîne,Ou celui qui travaille à la grandeur Romaine ?Te dois-je être suspect, te dois-je être odieuxPour traiter mes amis à l'exemple des Dieux ? Et ce dénaturé cet homme abominable,Parce qu'il est ingrat te semble-t-il croyable ?Mes bontés ont voulu qu'il vécut librement,Et voici les effets de son ressentiment.Je viens de l'affranchir, et tu vois que ce traître A soudain machiné la perte de son Maître :Saurais-je appréhender qu'un Prince tel que toiOu croie à sa parole, ou doute de ma foi ?César, si je tombais en ce malheur extrêmeIl me prendrait dès l'heure une horreur de moi-même : Et la vive douleur de ce ressentimentMe ferait à tes pieds mourir subitement. NÉRON Que répond Milicus ? SÉVINUS Que me peut-il répondre ? MILICUS Quatre mots seulement dont je vais te confondre. SÉVINUS Imposteur oses-tu sur moi lever les yeux ? MILICUS Tu lèves bien le bras sur les enfants des Dieux. SÉVINUS Traître, jusqu'à ta mort le fouet et la tortureMe feront la raison de ta noire imposture. MILICUS Possible que bientôt l'aveu de ton forfaitDe ta haute menace empêchera l'effet. César, ce Sénateur saura bien se défendreS'il peut parer un trait dont je le vais surprendre ;Nous le verrons au bout de sa subtilité,Il ne te pourra plus cacher la vérité,Fais... NÉRON Qu'avec Sévinus quelqu'un des miens demeure ; Attends dans ce jardin, Je reviens dans une heure. ACTE IV SCÈNE PREMIÈRE. Pison, Lucian. PISON Épicaris est prise ? Ô Cieux ! Qu'ai-je entendu ? LUCAIN Ce n'est rien, ce n'est rien. PISON Lucain tout est perdu :Rome est abandonnée, et son lâche GénieContre les gens de bien maintient la tyrannie. Le sort nous est contraire, et le Ciel en courroux,Pour conserver Néron, prend parti contre nous ;Le Tyran désormais prendra toute licenceD'accabler la vertu, d'opprimer l'innocence,Qui voudra s'opposer à sa brutalité, Après cette faveur de la fatalité ?Ô malheureux destins que le Ciel et la terre,Les hommes et les Dieux nous déclarent la guerreÀ la veille du jour que nous armons nos mainsPour venger l'univers, les Dieux et les humains ! LUCAIN Ô malheureux Pison ! Finissez cette plainte ;Et ne vous troubles pas d'une si grande crainte.La noble Épicaris durant cette rigueurNe manquera jamais, ni d'esprit, ni de coeur ;Sa constante vertu dans cette violence Observera toujours un fidèle silence :Sans qu'elle ouvre la bouche on la verra périr. PISON La force des tourments pourra lui faire ouvrir. LUCAIN Vous la connaissez mal de tenir ce langage ;Elle est toute romaine en grandeur de courage Son âme est généreuse et ferme au dernier point,Et les feux ni les fers ne l'ébranleront point.On la verra sourire au plus fort des supplicesQuand on la pressera de nommer ses complices ;À l'objet de la mort, au plus fort des tourments, Elle conservera ses nobles sentiments.Les lieux où souffrira cette fille constanteServiront de théâtre à sa gloire éclatante,Les gênes qui rendront son beau corps abattuNe feront seulement qu'exercer sa vertu ; Et parmi tant de maux sa parole étoufféeFera de sa constance un éternel trophée.Plaignons Épicaris, mais ne la craignons pas,Elle s'en va souffrir un glorieux trépas ;Elle s'en va gagner une palme immortelle, Cette digne beauté va faire parler d'elle,Et rendre de son nom tout son sexe jaloux ;Mais n'appréhendons point qu'elle parle de nous. PISON Ne vois-tu pas Rufus qui porte en son visageDe nos prochains malheurs un assuré présage ? Une peur bien fondée accable ma vertu,Épicaris est prise ; ah Rufus ! Qu'en dis-tu ?Est-il un scélérat qui s'égale à Procule ? SCÈNE II. Rufus, Pison, Lucain. RUFUS Ô frayeur mal conçue ! Ô crainte ridicule. PISON Ce bruit m'a déjà mis le poignard dans le sein ; C'est pour faire avorter notre noble dessein :Nous serons découverts, bien que Lucain soutienne,Qu'il n'est point de vertu comparable à la sienne. RUFUS Ce n'est point l'accident qui nous doit étonner :Par un ordre cruel on vient de la gêner, Cette illustre beauté dont l'âme est si fidèle ;Et par mille tourments on n'a rien tiré d'elle.Son merveilleux esprit de son coeur soutenuA dénié le fait ; mais d'un air ingénu,D'une grâce et d'un front qui peuvent tout confondre, Et déjà son témoin ne sait plus que répondre :Elle a tout renversé sur son accusateur,Et Procule à Néron paraît un imposteur.Suivant la vérité, le Tyran prend le change ;Mais il vient d'arriver un malheur bien étrange Sur un avis semblable on a pris Sévinus. PISON Ce second coup m'accable : et j'en reste confus. RUFUS Son affranchi l'accuse avec tant d'assuranceQue César en ce fait trouve de l'apparence :Jusqu'ici toutefois il n'a rien déclaré. PISON Ô Cieux ! Tout est perdu, tout est désespéré !Durant que nous parlons possible avec main forteLes soldats du Tyran frappent à notre porte ;Ou maltraite déjà nos amis affligés,Et déjà nos enfants sont possible égorgés ! Des valets impudents, des esclaves infâmesTraînent par les cheveux nos filles et nos femmes !Je pâme de douleur, ah ! Que ne suis-je mortAvant que de tomber dans un si triste sort ? LUCAIN, parlant à Rufus. Je suis tout étonné d'un ami si funeste, Rassure son esprit, je vais penser au reste. RUFUS Attends. LUCAIN Je ne puis plus demeurer près de lui. PISON Ô que ceux qui sont morts sont heureux aujourd'hui ! RUFUS Mais écoute. PISON Ah ! Rufus la chose est découverte !Une cruelle étoile, ardente à notre perte, A sans doute vaincu par ses malignitésLes présages heureux dont nous étions flattésLes Cieux nous ont trahis pour protéger le crime,Et tous les gens de bien vont être sa victime. RUFUS Quoi ? Le Chef glorieux de tant de gens de coeur Qui s'est fait estimer incapable de peur,Et qui doit rétablir la Liberté de Rome,S'ébranle-t-il si fort pour la perte d'un homme ?Quand même ce malheur nous devrait accabler,Il faut avec honneur l'attendre sans trembler : Possible les effets tromperont l'apparence. PISON Ô discours ridicule ! Ô la vaine espérance !Crois-tu que Sévinus au dépourvu surpris,Tienne la bouche close ainsi qu'Épicaris ?Cet homme délicat se voyant à la gêne, Abrégera nos jours pour accourcir sa peine :La torture ébranlant toute sa fermeté,Fera faire naufrage à sa fidélité.S'il vient à nous nommer, par quelle diligencePourrions-nous éviter une horrible vengeance ? RUFUS C'est une conjoncture où je ne vois plus d'espoir !Mais c'est en ces endroits qu'un grand coeur se fait voir ;Le péril apparent du fer et de la flammeDoit servir de matière à la grandeur d'une âme.C'est là que la vertu se fait le mieux juger : Jamais des grands dangers on ne sort sans danger ;Parfois d'un désespoir accompagné de gloire,Les vaincus, aux vainqueurs, ont ôté la victoire.Si tu veux parvenir au bien que tu prétends,Recueille ton courage, et ne perds point de temps ; Cours où sont les vaisseaux, monte sur la tribune,Pour exciter le Peuple à suivre ta fortune ;Fais un coup de partie, et marche promptementPour passer jusqu'au trône, ou jusqu'au monument.Si peu que la Fortune assiste ton courage, Tu jettes l'ancre au port, et Néron fait naufrage.Que pourra ce Tyran t'opposer aujourd'huiQu'un lâche Tigillin scélérat comme lui ;Qui n'est accompagné que d'impudiques femmes,De garçons débauchés, et d'eunuques infâmes ? Si de sa vaine peur ton esprit est remis,Tu n'as point à forcer de puissants ennemis. PISON Tu comptes donc pour rien cette garde allemandeQui tire de César une solde si grande ;Et répandant partout son redoutable corps, Tient la ville assiégée, et dedans et dehors ?Pourrai-je la gagner avec une harangue,Quand cette nation n'entends pas notre langue ;Voit indifféremment notre calamité,Et n'a nul intérêt à notre liberté ? RUFUS Sollicite le peuple, il entendra ta plainte,Et pourra s'assembler pour dissiper ta crainte ;Tu sais bien que le Peuple aime le changement,Et que le bien public l'émeut facilement. PISON Au Peuple ? Présenter des voeux et des requêtes ? Tu veux que je me fie à ce monstre à cent têtes,D'opinion diverse et sans docilité,Qui n'embrasse l'honneur qu'avec l'utilité ?Quoi tu veux que Pison dans le péril se voueÀ ces courages bas, à ces âmes de boue, Qui de leur joug honteux ne sauraient s'ennuyer,Et qui m'accableraient au lieu de m'appuyer ? RUFUS Auquel des deux partis vois-tu plus d'assurance,Et lequel est le plus digne de confianceTe semble plus traitable et paraît plus humain, Du Tyran parricide, ou du peuple romain ?Lequel aimes-tu mieux de l'estime, ou du blâme ?D'une fin glorieuse, ou d'une mort infâme ?Et de tomber bientôt sanglant sur le carreauDe la main d'un soldat ou du coup d'un bourreau ? Reconnaît là-dessus ce que le Ciel t'inspire ;Choisis des deux partis, et ne prend pas le pire.Mais ne perds point de temps à contempler les Cieux,Il faut lever le bras, et non hausser les yeux. PISON Ah ! Le respect d'Arie errante en ma mémoire Me défend de mourir avecque tant de gloire. RUFUS Penses-tu que ta femme ait du contentementSi pour son vain respect tu meurs honteusement ? PISON Mais d'un autre côté veux-tu que mon audaceFace périr ma femme avec toute ma race ? Si je ne tente point ce téméraire effortNéron sera possible apaisé par ma mort ;Il ne portera point sa fureur enragéeÀ voir persécuter une veuve affligée.Il se contentera sans croître ses malheurs Que mon sang répandu fasse couler ses pleurs,Et par mon seul trépas sa colère assouvieLaissera subsister la moitié de ma vie !Veux-tu que je commette à ce coeur sans pitiéLe salut de ma chère et fidèle moitié ? Et que par une vaine et folle violenceJe fasse sur sa tête éclater sa vengeance ?Qu'on lui fasse après moi souffrir mille trépas ?Qu'on lui vienne arracher mon fils d'entre les bras ;Et que pour célébrer mes tristes funérailles, De ma vivante image on batte les murailles ? RUFUS J'aimerais beaucoup mieux qu'un glorieux destinAccompagnant vos jours, couronnât votre fin.Si ta femme ne t'aime ; elle est vraiment indigneDe recevoir les traits de cet amour insigne ; Et s'il faut qu'elle t'aime ainsi que je le crois,Il ne faut pas penser qu'elle vive après toi :Si tu descends là-bas elle t'y voudra suivre,Et l'ennui de ta mort lui défendra de vivre. PISON Dieux ! Je ne doute point que je n'en soit aimé, Et son bon naturel, m'est assez confirmé.Si dans cet accident on voit que je frissonne ;C'est de crainte que j'ai pour sa chère personne ;Je n'ose rien tenter de peur d'aigrir son sort,Je voudrais bien qu'Arie eût le choix de sa mort. RUFUS Bien donc, prends ce parti ; mais montre-toi d'une âmeFidèle à tes amis aussi bien qu'à ta femme ;Si tu viens à périr, meurs sans nous faire tort.Voici venir des gens, c'est le Tyran qui sort ;Éloigne-toi d'ici ; de crainte que sa vue N'augmente cet effroi dont ton âme est émue :On ne peut observer l'ennemi que l'on craintSans témoigner du trouble et sans changer de teint. SCÈNE III. Néron, Sévinus, Rufus, Tigillin. NÉRON, tenant un papier. Un siège promptement ; que Sévinus approche ;Je sais que ta vertu se trouve sans reproche, Et que sans donner place à ma sévérité,Tu vas ingénument dire la vérité.Mais pour ne me laisser aucun mauvais indice ;De peur que ta mémoire en ce lieu te trahisse ;Et que tu fasses voir de la mauvaise foi Aux dépositions que voici contre toi ;Consulte-la de grâce avant que me répondre ;Dis la chose en son ordre, et ne va rien confondre.Quels furent tes propos parlant à Natalis[Note : Champ de Mars : vaste plaine de Rome qui se situait au nord-ouest, hors les murs, dans une boucle du Tibre. ]Hier dans le Champ de Mars ? À ces mots tu pâlis ? SÉVINUS C'est de douleur que j'ai de voir mon innocencePar de mauvais rapports suspecte à ta puissance. NÉRON Mais de quoi parliez-vous si longtemps en secret ? SÉVINUS D'un désordre qu'à Rome on voit avec regret :D'un droit licencieux, que la loi doit restreindre : Et dont les gens d'honneur ont sujet de se plaindre.De ce que l'affranchi veut contre la raisonAvec le Chevalier faire comparaison :Et sans se souvenir comment on l'a vu naître,A l'audace parfois de coudoyer son Maître. NÉRON Cela n'a nul rapport, que dites-vous après. SABINE Il fut aussi parlé de la rigueur des prêts ;Et comme l'usurier qui gagne sans mesure,Les plus grandes Maisons consume par usure. NÉRON Ensuite. SÉVINUS Il fut parlé du long retardement Du blé qui vient d'Égypte. NÉRON Ô long déguisement !Sont-ce là tous les propos que vous eûtes ensemble ? SÉVINUS C'est tout ce qu'il fut dit, au moins comme il me semble. NÉRON Et de Lateranus n'en fut-il point parlé ? SÉVINUS Ô Natalis perfide ! As-tu tout révélé ? Fut-il jamais parlé de lâcheté plus haute !Ô que de gens de bien vont périr par ta faute ! NÉRON Mais toi, pour te placer aux rang des gens de bien,Tu pouvais conspirer sans me demander rien.Par quel noir mouvement as-tu pu te conduire À rechercher ma grâce en me voulant détruire ?Traître, que mes bienfaits ne pouvaient obliger ;Et qui ne me flattais qu'afin de m'égorger ;Ah ! Je me souviendrai de tes sollicitudes. SÉVINUS César, je suis confus de ces ingratitudes, Déjà le vif remords de ce lâche desseinAvant l'événement m'avait percé le sein :Ma première fureur qui s'était alentieMe laissait en état de rompre la partie. NÉRON Puisqu'à la rompre ainsi tes sens se disposaient, Tu peux bien me nommer ceux qui la composaient :C'est là pour ton pardon tout ce que je désire.Qui sont-ils ? SÉVINUS Natalis te le pourrais mieux dire. NÉRON Pour les savoir de toi faut-il te menacer ? SÉVINUS Ah ! J'aime mieux mourir que de les dénoncer. NÉRON Rufus fais-moi raison de ce morne silence. RUFUS, prenant Sévinus au collet. Parle avant qu'on t'entraîne avecque violence :Nomme les conjurés. SÉVINUS Ne presse point ma foi :Si tu me fais parler, je parlerai de toi. RUFUS Nomme-les, nomme-les. SÉVINUS Ô l'impudence extrême ! Que ne te résous-tu de les nommer toi-même. NÉRON Écoutons. RUFUS Moi méchant ? Je suis homme de bien. SÉVINUS Oui toi ; dénonce-les, tu les connais fort bien ;Nul n'est plus suffisant d'en dire des nouvelles. NÉRON On a donc corrompu mes gens les plus fidèles ! RUFUS, faisant signe à Sévinus. Imposteur garde-toi d'offenser la vertu. SÉVINUS Rufus il n'est plus temps, pourquoi me pressais-tu ? NÉRON Tigillin, Tigillin, as-tu vu l'artifice ?Qu'on se jette sur lui gardes qu'on le saisisse. RUFUS César écoute-moi. NÉRON Je ne t'écoute plus, Tu feras désormais des signes superflus. SCÈNE IV. Néron, Sabine, Sévinus. NÉRON Il faut que les bourreaux te traitent comme un traîtreQui déloyalement attente contre son maître. SABINE D'où vient un si grand bruit ? NÉRON Ce brave ColonelQui faisait l'empressé, se trouve criminel : Nous l'avons découvert pour être des complices. SABINE Ô que sa trahison mérite de supplices ! NÉRON En cette occasion, ce perfide flatteurVoulait faire parler ce sage Sénateur :Et pour se couvrir mieux, lui faisait des demandes Avec une insolence et des rigueurs trop grandes :Alors qu'importuné des propos de Rufus,Sévinus l'a fait taire et l'a rendu confus. SABINE Il mériterait bien que pour ces bons offices,Tu lui fisses pardon, s'il nommait ses complices. NÉRON Il marchande à parler. SABINE Ô qu'il me fait pitié !Comment n'obtiendras-tu ta grâce qu'à moitié ?Ah ! Vomis ce secret qui cause leur ruine ;C'est un poison mortel enclos en ta poitrine,N'irrite point César qui te veut pardonner ; Si ton silence dure on te fera gêner.Mais ne perds point de temps, c'est un fait qui te touche,Sévinus ton salut est encore en ta bouche. SÉVINUS, tout bas. Puisque par les soldats je serai visité.Il faut bien que je cède à la nécessité. SABINE Crois-moi, déclare tout, afin qu'on te pardonne ;Parle avant qu'on te prenne, et que je t'abandonne. SÉVINUS, se jetant aux pieds de Sabine. Hélas ! Belle Princesse employez-vous pour moi :Je ne saurais parler ; j'en ai donné ma foi ;Tout ce que je puis faire en un état si triste, C'est de vous présenter seulement cette liste. SABINE César, lis ce papier : et vois si j'ai raisonQuand je tiens pour suspects, et Sénèque et Pison.Pour s'emparer du trône et pour t'ôter du monde,Pison est Chef de part, et Lucain le seconde. Voici de mes soupçons un manifeste aveu ;Tu peux connaître ici l'oncle par le neveu.Ce vieillard si rusé t'abusait par sa mine ;Mais ses déguisements n'ont pu tromper Sabine.Qu'en dis-tu maintenant ? NÉRON Quoi ? Tant de Chevaliers ? Des Consuls ? Des Tribuns, des Chefs, des Centeniers,Les plus grands des romains se sont ligués ensembleContre leur Empereur ? Ah ! Sabine je tremble,Le coeur me bat au sein. SABINE Il le faut rassurer,Et les mettre en état de ne plus conjurer. Avant que de ce bruit quelqu'un les avertisse,Donne ordre qu'on les cherche, et que l'on s'en saisisse. NÉRON Nous ne trouverons pas des bourreaux suffisantsPour imposer des fers à tant de partisans. SABINE Nous ne manquerons point de gens pour leur supplice ; Douze mille soldats en vont faire l'office. NÉRON, parlant à Tigillin. Cours vers Lateranus qui devait lâchementCommencer l'attentat par un embrassement ;Qui d'une humble façon déguisant son audace,Devait lors me forcer de tomber sur la place. Dis-lui qu'il meure vite, et que je lui défendsD'embrasser à sa mort sa femme et ses enfants ;Assure-toi du reste, et d'une adroite sorte,Prends-les ou vifs ou morts allant avec main forte. SABINE Et Sénèque en ce lieu se doit-il oublier, Lui qui sans se défendre et sans s'humilierA dit à Natalis touchant cette menéeQue le sort de Pison était sa destinée ?N'en dit-il pas assez pour t'apprendre aujourd'huiQu'il est de la partie et conspire avec lui ? Sa trame en mots couverts est assez découverte ;Qui vit avec Pison, doit périr par sa perte.Sénèque attendrait-il quelque meilleur succès,Faut-il plus que cela pour faire son procès ? NÉRON Mais a-t-il dit ces mots ? Il faut qu'on lui demande. SABINE Il est bien impudent s'il faut qu'il s'en défende ;Sans doute Natalis ne l'a point inventé. NÉRON Il en faut sur le champ savoir la vérité. ACTE V SCÈNE PREMIÈRE. Sénèque, Pauline, Le Centenier. SÉNÈQUE Mon âme apprête-toi pour sortir toute entièreDe cette fragile matière Dont le confus mélange est un voile à tes yeux :Tu dois te réjouir du coup qui te menace,Pensant te faire injure on te va faire grâce :Si l'on te bannit de ces lieuxEn t'envoyant là-haut, c'est chez toi qu'on te chasse, Ton origine vient des Cieux.Nous avons assez vu le cours de la nature,Sa riche et superbe structure,Ses divers ornements et ses charmants attraits ;Elle a peu de beautés qui ne nous soient connues, Il faut quitter la terre, et monter sur les nues,Pour connaître d'autres secrets,Il faut chercher du Ciel les belles avenues,Et voir le Soleil de plus près.On ne trouve ici que des lois tyranniques, D'où naissent des effets tragiques,Et les Monstres y sont au-dessus des Héros ;La vertu sous le joug y demeure asservie :L'orgueil, l'ambition, l'avarice et l'envieNous y troublent à tout propos ; Mais là-haut dans l'état d'une meilleure vieOn goûte un éternel repos.Principe de tout être où mon espoir se fonde ;Esprit qui remplit tout le monde,Et de tant de bontés favorises les tiens, Tu vois les cruautés de qui je suis la proie,Et j'attends de toi seul mon repos et ma joie ; Pauline entre.Fais que je goûte de tes biens,Et me tires bientôt afin que je te voieDu joug de ces pesants liens. Mais ma chère moitié se dissout toute en larmes,Tant mon prochain bonheur lui vient donner d'alarmes.Faut-il pleurer Sabine, et faut-il s'étonnerAn moment bienheureux qui nous doit couronnerQuand nos pas glorieux imprimant la poussière, Nous font trouver la palme au bout de la carrière ?Le pilote battu par les flots irritésQuand son vaisseau mal joint fait eau de tous côtés.Errant sans gouvernail au gré de la tempêteQui tombe incessamment ou bruit dessus sa tête ; A-t-il en quelque sorte à se plaindre du sort,Si par un coup de vague il est mis dans le port ?Le pèlerin lassé d'un pénible voyageAveuglé de la poudre, ou mouillé de l'orage :Se peut-il affliger avec quelque raison Quand il touche du pied le seuil de sa maison ;Pourquoi nous plaindrions-nous d'un sort digne d'envie,La mort est le repos des travaux de la vie,Et celui qui désire en allonger le coursAime à gémir sans cesse, et soupirer toujours. PAULINE Quand une mort certaine est prête de le prendre,Le sage, à mon avis, doit constamment l'attendre,Puisque c'est un défaut que de s'inquiéterÀ l'approche d'un mal qu'on ne peut éviter :Il faut absolument qu'une âme bien placée S'apprête de partir quand elle en est pressée.Mais aller de si loin rechercher le trépas,Et l'appeler soi-même alors qu'il ne vient pas ;C'est trouver des appas en une chose horrible,Et faire vanité d'un désespoir visible. La nature inspirant un désir de reposNe nous enseigne rien qui ne soit à propos,À tous les animaux elle a donné l'envieD'éviter les périls pour conserver leur vie ;La vie est donc un bien dont nous devons user, Sans l'exposer si fort, et sans le mépriser :Il faut laisser agir les Cieux et la nature ;Et vous savez, Seigneur, qu'en cette conjonctureC'est avancer l'effet du fer, ou du poison,Que témoigner ainsi d'être l'ami de Pison. SÉNÈQUE En ces occasions faut-il qu'on abandonneSon honneur et sa foi pour sauver sa personne ?Qui lâchement s'abaisse et manque d'amitié ;En pensant se sauver perd plus de la moitié,Pour allonger ses jours il abrège sa gloire ; Et pour garder son sang prodigue sa mémoire.Tant de doctes leçons et de raisonnementsQui pourraient affermir les plus mols sentiments ;En cette occasion ne nous serviraient guèresSi nous avions encor des faiblesses vulgaires, Si nous étions sujets à nous épouvanter,Et si nous redoutions ce qu'on peut souhaiter.Je me vois sur le point que l'état de ma vieNe sera plus en butte aux noirs traits de l'envie,Qui me blâme en secret, et me nomme tout bas, Complice d'un désordre où je ne trempe pas.Les méchants m'accusaient avec trop d'injustice,De maintenir Néron dans l'ordure du vice ;De ce cruel affront je vais me ressentir,Et l'arrêt de ma mort s'en va les démentir. Il sera malaisé désormais qu'on m'imputeD'être le confident de qui me persécute :L'univers apprendra qu'on me blâmait à faux,Et que je n'eus jamais de part à ces défauts.N'a-t-il pas à Burrus donné la récompense ? De ses sages conseils, et de sa diligence ?Que dirait-on de moi si j'étais conservé,Je me dois ressentir de l'avoir élevé,D'avoir soigneusement cultivé cette plante,Qui fut même à sa tige ingrate et malfaisante ; Cette fleur dont le lustre est si fort abattu,Et qu'on a vu corrompre au sein de la vertu ;Mais quoi, le Centenier m'apporte des nouvellesQui me réjouiront, fussent-elles mortelles :Et bien, que veut César, dis-le nous hardiment ? LE CENTENIER Que Sénèque s'apprête à mourir promptement. SÉNÈQUE Ô doux commandement ! Ô faveur agréable ?Nouvelle désirée autant que désirable ;Il nous oblige fort de nous traiter ainsi,S'il veut que nous mourions nous le voulons aussi ; Il sait donner à tout, et le prix et l'estime,Il ne m'ordonne rien qui ne soit légitime. LE CENTENIER Il te laisse le choix pour certaine raison,De la flamme, de l'eau, du fer ou du poison :Prends lequel tu voudras, choisis. SÉNÈQUE Le Ciel lui rende, Il m'oblige beaucoup, cette faveur est grande,Il faut exécuter cet équitable arrêt,Et tu verras bientôt comme je suis tout prêt ; Il frappe à sa porte. Mais faut-il si soudain que je te satisfasse,Puis-je d'un testament consoler ma disgrâce ? Puis-je adoucir d'un mot l'aigreur de mon trépas. LE CENTENIER Vois si tu veux mon ordre, il ne le porte pas. SÉNÈQUE Il jette ses tablettes.Cessons donc de porter un meuble si fragilePuisqu'il nous est à charge et nous est inutile ;Je serais étonné s'il m'eût été permis De laisser en mourant du bien à mes amis ;Il est tout à César, je n'en puis rien soustraire,Je n'en suis seulement que le dépositaire.En me le confiant, il ne s'est point déçu,Je lui rends tout entier comme je l'ai reçu. Pauline, c'est pour toi que je voudrais écrire,Mais ta fidèle amour de ce soin me retireSuivant exactement l'ordre qu'on me prescrit,Je ne pers pas beaucoup pour n'avoir rien écrit :J'ai par mes actions tracé dans ta mémoire Assez heureusement l'image de ma gloire,Ceux qui de ma vertu pourront encor douterPour en être éclaircis n'ont qu'à te consulter,Il te souviendra bien qu'avec assez d'estimeJ'ai vécu près de toi sans reproche et sans crime ; Il te souviendra bien de ma constante foi,Et que prêt à partir je n'eus regret qu'à toi. PAULINE Moi je m'en souviendrai ? Je veux qu'on se souvienneQu'il ne fut point d'amour comparable à la mienne :En vous suivant partout je veux montrer à tous : Si vous viviez en moi, que je vivais en vous. SÉNÈQUE Ne précipite point le cours de tes années. PAULINE En la fin de Sénèque elles seront bornées,Rien n'aura le pouvoir de rompre un noeud si beau,Nous n'avons eu qu'un lit, nous n'aurons qu'un tombeau. SÉNÈQUE Ah ! Ne meurs point si tôt. PAULINE Je ne saurais plus vivre. SÉNÈQUE Vis pour me contenter. PAULINE Je mourrai pour vous suivre. SÉNÈQUE N'aurais-je plus sur toi de pouvoir absolu ? PAULINE Le conseil en est pris, c'est un point résolu. SÉNÈQUE Ô rare piété ! Ta constance fidèle, Remporte sur Sénèque une palme immortelle :Sans doute nos neveux auront droit de douter,Si méritant beaucoup, j'ai pu te mériter ;Comme de ta beauté tout ton sexe eut envie,Il deviendra jaloux de la fin de ta vie ; L'effet est trop brillant de cette sainte amour,Elle me va faire ombre en se mettant au jour,Je ne puis te celer qu'un si beau trait me blesse ;La force de ton âme a causé ma faiblesse,Ta rare piété me touche tendrement, Il m'échappe des pleurs dans ce ressentiment.C'est pourquoi si Pauline à partir se dispose,Qu'auparavant sa foi m'assure d'une chose,C'est qu'ayant pris de moi ce glorieux poignardElle ira, s'il lui plaît, s'en servir autre part : Car sans quelque faiblesse indigne et mal séante,Je ne pourrais jamais voir Pauline mourante :Sans doute cet objet me ferait murmurer,Et ne me servirait qu'à me déshonorer. PAULINE Seigneur, permettez-moi. SÉNÈQUE Non, il faut que l'on cède. PAULINE Que je fasse l'essai de ce dernier remède :J'aurais trop de bonheur si vous me permettiezD'en goûter la première, et mourir à vos pieds. SÉNÈQUE C'est en vain, c'est en vain ta demande m'outrage,Et c'est perdre le temps qu'en parler davantage. PAULINE Seigneur, j'y consens donc, mais non sans déplaisir. LE CENTENIER On ne nous a donné que fort peu de loisir,Hâte un événement que César veut apprendre. SÉNÈQUE Je suis trop criminel de l'avoir fait attendre,Demandons-lui pardon de ce retardement ; Embrassons-nous, Pauline, et mourons promptement. LE CENTENIER Entre donc là-dedans, celui qui nous envoieS'avance à la tribune, et je crains qu'il te voieEn sa mauvaise humeur, nous n'en serions pas mieuxSi ton visage encor s'offrait devant ses yeux. SCÈNE II. Néron, Sabine, Sévinus, Rufus, des Gardes. NÉRON Ô Dieux ! Que d'ennemis ! L'effroi qui m'environneSur mon front palissant fait trembler ma couronne :Serons-nous assez forts pour en venir à bout,Peut-on à tant de gens faire tête partout ?Le bras de Tigillin, et l'esprit de Sabine Pourront-ils renverser cette grande machine ?Quand même quelque Dieu viendrait me le jurerÀ peine mon esprit s'en pourrait assurer. SABINE Quoique le mal soit grand, raffermis ton courage ;Nous avons avancé la moitié de l'ouvrage, Tes ennemis connus sont pris ou dépêchés,Mais il faut découvrir tous ceux qui sont cachés.Le médecin savant et plein d'expérienceDoit du mal dont il traite avoir la connaissance ;C'est sur ce fondement qu'il peut avec raison Aux corps in tempérés rendre la guérison :Nous savons une part de la trame funeste,Et pour notre assurance il faut savoir le reste. NÉRON Possible Épicaris le pourra révéler,Il faut que Sévinus l'oblige de parler. SABINE Sévinus, c'est ici que tu feras paraîtreSi ton zèle répond aux bontés de ton Maître ;D'un Empereur clément qui sait tout pardonner,Et qui pour cet effort te va beaucoup donner.Si tu peux en ce fait agir de bonne sorte, Jamais tes créanciers n'assiégeront ta porte :Jamais mortel encor dans le rang que tu tiensNe s'est vu jusqu'ici comblé de tant de biens.Ôte-nous seulement cette épine importune,Je suis la caution de ta bonne fortune. SÉVINUS Madame ; vous verrez comme je m'y prendrai,Ce sont des vérités que je lui maintiendrai,Et quoiqu'elle témoigne une si grande audace,Qu'elle ne peut jamais me dénier en face. SABINE Il serait à propos de lui persuader Qu'elle garde un secret dangereux à garder,Qu'elle ne gagne rien que la mort à se taire,Qu'une confession lui serait salutaire :Enfin, qu'à ton exemple, elle peut sans erreurPerdre tous ses amis pour sauver l'Empereur. La voici qui paraît en triomphe portée. NÉRON Des gens trop curieux l'ont un peu mal traitée. SCÈNE III. Néron, Épicaris, Sévinus, Sabine. NÉRON Connais-tu de l'État les sages défenseurs ? ÉPICARIS J'en connais beaucoup mieux les cruels oppresseurs. NÉRON Sévinus, adoucis cet animal farouche Qui n'a que du poison et du fiel dans la bouche. SÉVINUS Épicaris, c'est trop t'exposer aux tourments,Tu dois te départir de ces déguisements ;C'est s'obstiner en vain la chose est découverte ;Le Ciel des conjurés a résolu la perte, Cet excès de courage et de fidélitéNe s'y peut opposer q'avec impiété.Les amis de César ont suborné les nôtres ;Les uns m'ont dénoncé, j'ai dénoncé les autres,Et ce digne Empereur mu de compassion, A daigné faire grâce à ma confession :Si tu veux recevoir les mêmes bénéfices,Révèle promptement tous les autres complices :Tu peux voir au pardon le chemin tout battu,Tu n'as rien qu'à parler. ÉPICARIS Que me demandes-tu ? SÉVINUS Tous ceux que tu connais de cette intelligence. ÉPICARIS Moi ? Je ne connais rien que ta seule imprudence :Et si visiblement tu la fais éclater,Qu'il n'est pas de besoin de la manifester. SÉVINUS Ce trait n'est imprudent qu'à ton sens indocile : L'imprudence est nuisible, et cet acte est utile,C'est de ce seul aveu que dépend ton bonheur. ÉPICARIS Ma vie en dépend bien, mais non pas mon honneur. SÉVINUS C'est flatter ton esprit d'une erreur sans seconde,Car de quoi sert l'honneur quand on est plus au monde. ÉPICARIS Nos esprits ne sont pas d'un sentiment pareil. SÉVINUS Tu ne ferais point mal de suivre mon conseil. ÉPICARIS Qui suivrait le conseil d'une âme si timidePour aller à la gloire aurait un mauvais guide. SÉVINUS Mais toi fille obstinée en résistant si fort, Tu tiens bien le chemin pour aller à la mort ?Sais-tu bien que Pison s'est fait ouvrir les veinesPour soustraire sa vie à mille justes peinesQue Scaurus de César a senti le courrouxEt que Lateranus est mort de milles coups ? Que Voluse est péri d'une façon tragiquePour expier son crime ? ÉPICARIS Ou pour la République. SÉVINUS Et que Flave et Rufus ont hâté leur trépas. ÉPICARIS Comme eux Brutus est mort, mais son nom ne l'est pas. SÉVINUS Lucain qui fut toujours digne de ton estime, Nomme tous ses amis qui trempent dans le crime ?Des tourments préparés redoutant la rigueur. ÉPICARIS Ce trait fait assez voir qu'il n'eut jamais mon coeur. SÉVINUS Ne ferme point la bouche alors qu'on te convieDe parler librement pour conserver ta vie : Implore les bontés que je viens d'éprouver,Et te sers de la planche offerte à te sauver. ÉPICARIS Ô le honteux conseil ! Pour éviter l'orageÀ tant de gens de bien, faire faire naufrage ?Je ne trahirai point des coeurs généreux ; Ils s'exposent pour nous, je veux mourir pour eux. NÉRON Tu connais donc des gens dont la cruelle envieFait encore dessein d'attenter sur ma vie ? ÉPICARIS Oui je sais le dessein de cent hommes d'honneurQui fondent sur ta mort leur souverain bonheur : J'en sais des plus hardis et des plus grands de RomeMais je mourrai cent fois avant que je les nomme. NÉRON Prends-tu quelque plaisir à te faire gêner ? ÉPICARIS Beaucoup moins qu'un Tyran n'en goûte à l'ordonner. SABINE L'impudente, la terre est-elle bien capable De porter un moment ce Monstre insupportable ? ÉPICARIS Elle peut sans horreur porter Épicaris ;Puisqu'elle porte bien la femme aux trois maris. SABINE Ta langue pour ce mot sera bientôt coupée ; ÉPICARIS Que devrait-on couper à Sabine Poppée ? SABINE Quand tu n'aurais vomi que ce mot seulement,Tu mourras de cent morts par mon commandement. ÉPICARIS Ces matières de peur sont ce que je dédaigne :Menace-moi plutôt de vivre sous ton règne.Aucun autre malheur ne me saurait troubler ; Et c'est la seule peur qui me ferait trembler. NÉRON [Note : Alecton : Une des trois furies de la mythologie.]Ô nouvelle Alecton que l'Enfer a vomie !Qui t'a donné sujet d'être mon ennemie ?Qui de ta cruauté me rend ainsi l'objet ? ÉPICARIS Tu veux donc le savoir : en voici le sujet : Je t'aimais autrefois, quand ton front hypocriteSe couvrait faussement des couleurs du mérite :Lorsque ta main feignait de faire un grand effortPour écrire ton seing sous un arrêt de mort :Quand ton esprit brutal, cachant sa véhémence, Pratiquait la justice, exerçait la clémence,Et pour mieux t'affermir en ton autorité,Montrait de la sagesse et de la piété.Mais depuis que tu cours où la fureur te guide,Que tu te rends cruel, ingrat, et parricide, Que tu rôdes la nuit, et que tu tiens à jeuLes titres de voleur et ceux de boutefeu ;Je te hais comme un Monstre abîmé dans le crime ;Et trouve que ta mort est un coup légitime. NÉRON Ah ! C'est trop ! Qu'on la livre aux bourreaux inhumains. ÉPICARIS C'est un oeuvre où Néron peut donc mettre les mains. NÉRON Entraînez-la soldats ; vite , et qu'on la déchire. ÉPICARIS Possible que ton sort quelque jour sera pire. NÉRON Méchante, on t'apprendra comme il faut discourir. ÉPICARIS Tyran, je t'apprendrai que je sais bien mourir. NÉRON Qu'on la fasse mourir du plus cruel supplice. ÉPICARIS Rien ne doit t'empêcher de faire ton office. NÉRON Ô le Monstre exécrable, et qu'il est endurci ! SABINE L'oncle de son amant l'instruit sans doute ainsi,Sénèque a fabriqué cette haine mortelle, C'est un grand artisan. NÉRON Qu'il meurt aussi bien qu'elle. SABINE Puisqu'il ne t'a failli que deux fois seulement,Attends de ses projets quelque autre événement :Quoi ? Ferais-tu sitôt par des pensers timidesPérir un si grand Maître en l'art des parricides ? Garde bien de choquer ce docte Précepteur :C'est un homme de bien, c'est un si bon flatteur ;N'eût-il que ce talent il ne faut pas qu'il meure. NÉRON Il flattera la Parque avant qu'il soit une heure.Silvanus est passé dans son appartement Pour lui faire en deux mots mon dernier compliment.[Note : Ici, il manque un vers pour rimer avec "faite" dans la scène suivante. Vérifié dans l'édition critique d'Hachette 1919, réimprimée en 1984 par Nizet, et les oeuvres complètes chez Honoré champion Tome IV en 2001 .] SCÈNE IV. Sabine, Le Centenier, Néron. SABINE Voici le Centenier, hé bien ? LE CENTENIER La chose est faite. SABINE Quoi ! Nous ne verrons plus cette peste de cour ? LE CENTENIER Je ne l'ai point laissé qu'il n'ait perdu le jour. SABINE Qu'a dit en te voyant cet honneur de Cordoue Que Rome admire tant, que tout le monde loue ? LE CENTENIER Mes ordres exprimés lui donnant à choisirDe tout genre de mort conforme à son désir ;Ce vieillard misérable a montré quelque joieD'y pouvoir arriver par une douce voie, Et déjà présentant comme la chose irait,Il avait préparé tout ce qu'il désiraitSa femme en a senti toute la violence ;Pauline est à ses pieds tomber en défaillance :Et dans les mouvements d'un si sensible ennui A fait tous ses efforts pour mourir devant lui.À peine, en lui parlant, a-t-il pu s'en défendre ;À peine de ses bras a-t-il pu se déprendre :Mais enfin connaissant que l'ordre était pressé,De ce fâcheux obstacle il s'est débarrassé. Nous sommes avec lui passés dans une chambreOù l'air qu'on respirait n'était rien qu'esprit d'ambre ;Ce n'étaient en ce lieu qu'ornement précieuxDont l'éclat magnifique éblouissait les yeux ;Que meubles d'Orient, chefs-d'oeuvre d'une adresse Où l'art débat le prix avecque la richesse ;Que miroirs enrichis et d'extrême grandeur. SABINE C'est mourir dans la pompe et dans la bonne odeur. LE CENTENIER Un vaste bassin d'or, où des eaux odorantesOrnaient de leur parfum mille pierres brillantes, N'y faisait éclater une valeur sans prixQue pour y recevoir son sang et ses esprits.Un de ses affranchis, Ministre de l'étuve,L'a fait asseoir ensuite, à mi-corps dans la cuve ;Et retroussant ses bras au grand éclat du jour, A passé promptement le rasoir à l'entour.Ses amis ont pâli voyant ouvrir ses veinesQui d'une froide humeur étaient à demi pleines ;Mais ce grand Philosophe à mourir disposé,A vu courir son sang d'un esprit reposé. Ne s'est non plus ému durant cette aventureQue si d'un jour de fête il eût vu la peinture.Amis, leur a-t-il dit, ne vous affligez pas ;La vertu vous défend de pleurer mon trépas :Vous n'y trouverez rien d'indigne d'une vie Dont les plus grands du monde ont conçu de l'envie ;Je meurs ; mais c'est sans crime ainsi que sans remordsQue du rang des vivants je passe au rang des morts.C'est un certain tribut qu'il faut bien que je rende,La nature le veut, et Néron le commande : Tous deux forment des lois qu'on ne peut violer,Et leurs arrêts sont tels qu'on n'en peut appeler.J'en subis la rigueur sans horreur et sans crainte ;Ma volonté docile embrasse la contrainte.Par la douce faveur d'un sommeil que j'attends Bientôt César et moi serons tous deux contentsLui de s'être défait d'un vieillard inutile,Moi de m'être rendu dans un heureux asile,Où nulle oppression ne se fait endurerOù jamais l'innocent n'a lieu de soupirer, Où pour tout intérêt l'esprit est insensibleEt franc de passion, goûte un repos paisible. SABINE Il a cru par ces mots se mettre au rang des Dieux. NÉRON Ah ! Laissons-le achever. LE CENTENIER Alors levant les yeux,Il a dit en poussant sa voix faible et tremblante ; Dans le creux de sa main prenant de l'eau sanglante,Qu'il peine à la jeter en l'air à sa hauteur ;Voici ce que je t'offre ô Dieu libérateur.Dieu, dont le nouveau bruit à mon âme ravie,Dieu, qui n'es rien qu'amour, esprit, lumière et vie, Dieu de l'homme de Tarse, ou je mets mon espoir :Mon âme vient de toi, veuille la recevoir.À peine a-t-il fini cet étrange langage,Qu'une pâleur mortelle a couvert son visage :Il a fermé les yeux d'un mouvement pareil À ceux qu'on voit tomber abattus de sommeil ;Et le voyant saisi d'une glace mortelle,Je suis venu soudain t'en dire la nouvelle. SABINE César, à ce récit tu parais tout changé :Qu'as-tu donc, dis-le nous. NÉRON Je ne sais ce que j'ai. Tous mes sens sont troublés, et mon âme inquièteNe peut plus se remettre en sa première assiette :Je brûle de colère et frissonne d'effroi ;Je forcène, j'enrage, et je ne sais pourquoiUne Érine infernale à mes yeux se présente; Un fantôme sanglant me presse et m'épouvante.Ne vois-je pas venir des bourreaux inhumainsQui tiennent des serpents et des fouets en leurs mains ?Je ne sais qui me tient en cette horreur extrêmeQue je ne m'abandonne à me perdre moi-même. Qui hâtera ma mort ? Où sont les ConjurésJ'y suis mieux résolu qu'ils n'y sont préparésQue celui qui soupire après mes funérailles,Me déchire le sein, me perce les entrailles,Et rende ses souhaits accomplis de tout point. SABINE Que veut dire Seigneur. NÉRON Ah ! Ne parle point.Éloigne-toi d'ici ; fuis promptement, Sabine,De peur que ma colère éclate à ta ruine :Ô Ciel ! Qui me veux mal et que je veux braver,Des pièges que tu tends on ne se peut sauver : Tu prépares pour moi quelque éclat de tonnerre,Mais avant, je perdrai la moitié de la terre. ==================================================