******************************************************** DC.Title = LES CONTENTS, COMÉDIE DC.Author = TURNEBE, Odet de DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 13/07/2023 à 14:12:50. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/TURNEBE_CONTENTS.xml DC.Source = https ://gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k3138776 DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LES CONTENTS COMÉDIE NOUVELLE EN PROSE FRANÇAISE M. D. LXXXIIII. AVEC PRIVILÈGE DU ROI. [Par Odet de Turnebe, fils d'Adrien Turnebe.] À PARIS, Pour Félix le Mangnier, Libraire juré en l'université de Paris, au Palais en la galerie allant à la chancellerie. Monsieur. Les plaisirs que j'ai reçus de vous, sont si grands et si singuliers, que je suis du tout hors d'espérance de jamais pouvoir acquitter la moindre partie de la dette, par laquelle vous me tenez obligé à vous rendre service, tant que je vivrai : si d'aventure vous ne daignez prendre en paiement la bonne et parfait souvenance des bienfaits dont je vous suis redevable, laquelle je témoigne à toutes sortes de personnes, en tous lieux et en toutes guises.Et véritablement il est bien raisonnable que je fasse ainsi, puisque mon peu de puissance et votre grandeur m'empêchent également de vous guerdonner de pareils faveurs que celles dont vous avez usé envers moi. Le plus que je puis faire, c'est une confession et aveu de vos libéralités, et un simple récit de vos louanges, afin que je ne me montre être du tout ingrat et indignes des biens que je tiens de vous seul après Dieu. Et encore qu'en tous endroits ou je me trouve, je ne fasse rien plus volontiers que conter à un chacun en particulier toutes les courtoisies dont vous m'avez caressé, bien que je ne le méritasse pas, je ne me suis nonobstant contenté de cela, mais passant outre il m'a semblé toujours que je devais les témoigner généralement à tout le monde,en quelque façon que ce fut. Pour à quoi parvenir le dernier voyage que je fis à Paris m'a servi aucunement : Car me trouvant au logis de quelques miens parents de par delà, dont ODET DE TOURNEBU, qui est allé de vie à trépas n'a pas longtemps été auteur : de laquelle je ne saisi, et fis maître comme de chose égarée ou perdue, avec intention dès lors de vous en faire un présent : afin qu'étant lassé par les affaires continuelles que vous maniés pour notre Roi, avec l'honneur et renommée qu'un chacun sait vous ayez de quoi passer une heure de temps à la dérobée, vous faisant lire, ou lisant cette plaisante histoire : m'assurant que le don que je vous en fais maintenant, ne vous sera que trop agréable, vous étant offert par celui qui a jà longtemps s'est à vous dédié et consacré, : partie aussi en considération du nom de l'auteur qui est assez connu à cause de son père, et maintenant la pourra être de son chef propre, si vous qui êtes l'avocat des veuves et orphelins, et autres personnes misérables, daignez entreprendre la défense de ce livret, contre ceux qui voudraient lui courir par leur médisance et calomnie. Vous suppliant au reste et tous autres, de croire que c'est ici le moindre oeuvre de tout ce qu'on se promettait de celui qui le fit en s'ébattant, si Dieu lui eu prêté plus longtemps vie comme l'on peut juger par cet échantillon, qui tant pour l'invention du sujet, que pour la pureté et naïveté du langage, est assez recommandable, et que je ne vous louerai plus amplement, de peur qu'on ne me reproche que je loue ma marchandise, afin de la mieux débiter : tant seulement prierai-je, d'avoir mémoire de moi, et d'honorer parfois de vos commandements, celui qui se sentira trop heureux de vous faire service. Votre très humble et affectionné serviteur, PIERRE DE RAVEL. PROLOGUE Mesdames j'étais venu ici en intention de vous raconter en deux mots le sujet de notre comédie, comme chose fort nécessaire à ceux qui désirent entendre clairement tout le succès des affaires qui s'y manient. Mais j'ai pensé en moi-même, que ma peine serait inutile, et que je ne le saurais mieux déclarer, ni plus facilement, que le poète même, lequel s'est étudié de se rendre si facile, que celui-là serait bien lourd d'entendement, qui après avoir ouï réciter les deux ou trois premières scènes, ne verrait incontinent le but où il veut viser. Davantage, j'ai pensé que, si je m'amusais à vous faire l'argument, je tomberais en un grand inconvénient, d'autant que, me sentant un peu faible de reins et ayant le vois cassée et enrouée, je ne pourrais pas entretenir de longs propos ni faire le devoir ainsi que vos bonnes grâces le méritent. Aussi suis-je bien assuré, quand je serai le plus grand homme du monde, quand j'aurais assez de peine à satisfaire aux questions de la moins fâcheuse de toute le troupe : car je puis connaître à votre mine que vous avez déjà débouché les trous de vos oreilles, afin de recevoir par icelles le plaisir que l'on peut prendre en oyant réciter matières semblables à celles que nous avons délibéré vous représenter. Je laisse à penser à tout bon entendeur si les dames curieuses, comme celles de Paris, se contentent de poires molles et de peu de paroles ; encore qu'à la vérité elles aient l'esprit vif et la capacité de leur entendement su grande, que c'est un gouffre et abîme duquel on ne peut bonnement trouver le fond. Au contraire, je puis dire à bon droit qu'elles sont si affres et si opportunes, que l'on est contraint de recommencer ; et ne se contentent aisément d'une, deux ou trois fois, mais bien souvent se font redire jusques à la septième, s'il advient que le jeu leur agrée et que le discours soit gaillard et plaisant, tant que le pauvre homme qui s'est proposé de satisfaire à leurs demandes et appétits se trouve bien empêché, et est, à la fin, contraint de dire : Madame je me rends ; pardonnez-moi, je n'en puis plus. Assurez vous, Mesdames, qu'il n'y a pas un de notre bande qui ne se sentit trop heureux d'avoir le moyen de vous faire entendre clairement l'argument de la comédie, et, par manière de dire, vous le mettre dans la main. Aussi ont-ils bien délibéré de représenter si au vif toutes les particularités, qu'il n'est point besoin que je me mette tout seul en pourpoint pour tâcher à vous le faire mieux entendre qu'eux tous ensemble. Que si, après les avoir ouïs, il vous reste encore quelque scrupule, et que vous ayez désir qu'on vous le fasse plus privement entendre, s'il vous plaît, aussitôt que la comédie sera parachevée, venir derrière cette tapisserie communiquer avec eux, je m'assure tant de leur gentillesse et courtoisie, qu'ils en prendront bien la peine, et besongneront en sorte que tous les doutes et difficultés que vous leur pourrez faire vous seront sur-le-champ résolues, se sentent bien heureux d'employer tous les nerfs et les forces de leur engin et esprit à cette fin que vous demeuriez satisfaites et contentes. J'ai charge de leur part de vous faire ces offres, et vous assurer qu'ils ne demeureront point délai ni temps d'avis pour mettre leurs promesses à exécution. Ils vous prient par un même moyen qu'il vous plaise avoir la patience de vous tenir paisiblement en votre place, la bouche close et les yeux ouverts, pour deux ou trois heures seulement ; lequel temps étant expiré, il vous sera loisible de vous remuer, rire et caqueter à votre aise en toute liberté de conscience, et sans qu'ils s'en scandalisent en aucune sorte. PERSONNAGES. LOUISE, mère de GENEVIÈVE. GENEVIÈVE, fille. RODOMONT, capitaine. NIVELET, laquais de RODOMONT. BASILE, jeune homme. ANTOINE, serviteur de BASILE. FRANÇOISE, vieille femme. GIRARD, vieillard. EUSTACHE, fils de GIRARD. SAUCISSON, écornifleur et maquereau. GENTILLY, laquais d'Eustache. THOMAS, marchand. TROIS SERGENTS. ALIX, femme de THOMAS. ALPHONSE, frère de LOUISE. PERRETTE, chambrière de GENEVIÈVE. ACTE I SCÈNE I. Louise, Geneviève. LOUISE. [Note : Muser : S'amuser, perdre son temps à des riens. [L]]Eh bien ! Avez-vous tantôt assez musé ? Ne serez-vous prête d'aujourd'hui ? Vraiment, voilà bien fait des mystères ! Quand j'étais fille comme vous si j'eusse été si longue à m'habiller et à me coiffer, ma bonne mère, à qui Dieu fasse pardon, m'eût bien hâtée d'aller autrement. Mais à qui parle-je, Geneviève ! GENEVIÈVE. Plaît-il ma mère. LOUISE. Serez-vous tantôt assez débarbouillée ? Sus, qu'on se dépêche de descendre ; car je veux qu'aujourd'hui, qu'il est fête à notre paroisse, nous oyons la messe du point du jour, et puis vous viendrez déjeuner si vous voulez avant que l'on dise la grand'messe. GENEVIÈVE. Mon Dieu ma mère je ne suis pas encore agrafée, il me semble qu'il est bien matin pour sortir en ce temps-ci. Ne savez-vous pas bien qu'on se meurt de maladie dangereuse près de l'église ? Et que le médecin vous a dit qu'il ne faut sortir avant le soleil levé ? LOUISE. Après Causeuse, ceux qui servent Dieu de bon coeur, et qui disent dévotement l'oraison de Monsieur Saint-Roch, ne doivent rien craindre. Prenez en votre bouche un peu d'angélique, et une éponge trempée dans du vinaigre en votre main. GENEVIÈVE. Bien, ma mère. Mais je saurais volontiers, s'il vous plaisait de me le dire, qui vous meut de sortir si matin. LOUISE. Geneviève, pour te dire la vérité, aujourd'hui qu'il est fête à notre paroisse, je crains, si nous y allons plus tard, que nous rencontrions en notre chemin cet importun de Basile, ou le capitaine Rodomont, qui ne manqueront pas de se rendre ici pour nous guetter au passage vers l'heure du sermon. GENEVIÈVE. N'est-ce que cela ? Vraiment je n'ai pas peur de ce beau capitaine de foin. Quant au seigneur Basile, la rencontre n'en peut être que bonne ; car vous savez que c'est l'homme du monde qui aime mieux notre maison. LOUISE. Voyez-vous cette bavarde ! D'autant qu'elle sait bien que je ne vois pas volontiers Basile, elle m'en dit du bien. Mais venez çà. Comment savez-vous que Basile nous aime ? Qui vous l'a dit ? Je crois que vous l'avez songé ou que vous êtes de son conseil. GENEVIÈVE. Pardonnez-moi, ma mère ; je n'en sais rien sinon ce que vous m'en avez appris autrefois, lorsque vous me voulûtes marier avec lui ; et aussi d'autant que je le vois nous saluer bien humblement quand nous passons par devant lui. LOUISE. Geneviève, Geneviève, ta bouche sent encore le lait et la bouillie. Tu montres bien que tu n'es qu'un enfant. GENEVIÈVE. Pourquoi donc, ma mère ? LOUISE. Ne vois-tu pas bien qu'il salue ainsi toutes les filles de la paroisse ? GENEVIÈVE. Vous direz ce qu'il vous plaira : ainsi est-ce que je sais bien ce que je sais. LOUISE. Ne l'oublie pas. Par ma foi, tu es encore bien peu rusée, et aurais bon métier d'aller à l'école. Mais, quoi qu'il en soit, ce n'est pas pour lui que le four chauffe, car j'ai bien résolu, avant qu'il soit nuit demain, de t'accorder avec Eustache, fils unique du seigneur Girard, lequel m'en presse fort. Et n'eût été ce beau Basile, qui m'a tenu longtemps le bec en l'eau, ce serait déjà fait. Mais qu'avez-vous à soupirer ? GENEVIÈVE. C'est une faiblesse qui m'a prise, pour ce que je n'ai pas coutume de me lever si matin. Mais ce ne sera rien. LOUISE. Avez-vous bien entendu ce que j'ai dit ? GENEVIÈVE. Trop bien, ma mère. LOUISE. Geneviève, je t'ai toujours estimé fille obéissante ; c'est à cette heure que tu me le dois montrer. GENEVIÈVE. J'aimerais mieux mourir qu'être autre. Toutefois, il me semble que vous ne deviez si tôt vous résoudre de me marier ; et quand vous aurez bien considéré la qualité de celui que vous me voulez donner, encore qu'il soit fils unique, si est-ce que l'avantage n'est point tel que vous dussiez si tôt conclure, sans vous en conseiller, même en ce temps dangereux. Ma mère, pensez-vous que tous les bons marchés soient passés, et quand je n'épouserais pas Eustache, que je vous demeurasse sur les bras, sans trouver qui voulût de moi ? Non, non ; croyez qu'en tout événement le seigneur Basile ne nous manquerait point, avec lequel je serais aussi bien, pour le moins, qu'avec Eustache, qui est assez jeune pour manger tout mon bien et le sien. LOUISE. Qu'on ne m'en parle plus, car, quitte à en mourir, je ne voudrais pas que Basile fût ton mari. GENEVIÈVE. Mais vous l'avez recherché autrefois. LOUISE. Je ne savais ce que je faisais alors, et m'en repens de bien bon coeur. GENEVIÈVE. Dieu veuille que vous n'ayez occasion de vous repentir de ce que vous voulez faire ! LOUISE. Repentir ou non repentir, il faut que vous en passiez par là, et que Basile s'en torche hardiment la bouche. GENEVIÈVE. Ce sera donc contre ma volonté. LOUISE. Qu'est-ce que vous grommelez entre vos dents, de volonté ? GENEVIÈVE. Je dis qu'il me sera forcé d'en passer par votre volonté. LOUISE. Geneviève, si tu m'obéis, étant donné que tu gagneras le royaume de paradis, tu seras bien la plus heureuse fille de Paris. J'ai connu par beaucoup de signes que Eustache t'aime plus que son coeur, et si j'ai bien pris garde à ces masques qui vinrent hier, après souper, chez nous, il en était un ; car il fut à deviser avec toi près d'une grosse heure d'horloge, à quoi je pris un singulier plaisir, d'autant même que je voyais que tu l'écoutais, et lui répondais avec assez bonne affection. Je prie Dieu que ce soit pour le salut de l'âme de tous deux. GENEVIÈVE. À la vérité, j'avais un grand plaisir en écoutant les gentils propos du masque qui me mena danser ; mais je ne vous assure pas que c'était Eustache. LOUISE. Penses-tu que je ne le connaisse pas ? N'avait-il pas les mêmes habits qu'il avait portés tout le jour ? GENEVIÈVE. Mon Dieu, que ma mère est abusée ! Celui qui me parla à moi n'était autre que le seigneur Basile, lequel s'était vêtu des accoutrements d'Eustache, qui ne s'est jamais aperçu de l'affection mutuelle que Basile me porte. LOUISE. Il m'est avis que l'on sonne pour le dernier coup de la messe : hâtons-nous si nous voulons être au Confiteor. Mais qui est ce garçon habillé de vert, qui attend au coin de cette ruelle ? Je vais gager une bonne chose que c'est le laquais du capitaine Rodomont. GENEVIÈVE. Vous avez bien deviné. LOUISE. Je crois qu'il nous a aperçues et qu'il est venu ici exprès pour épier et porter des nouvelles de nous à son maître. Passons par cette autre ruelle. SCÈNE II. NIVELET, Laquais de Rodomont. J'ai eu beau faire, mais je n'ai su empêcher que ces dames ne m'aient aussitôt reconnu qu'elles m'ont vu, bien que mon maître m'ait donné l'ordre de ne pas me faire connaître ; car il dit que ce n'est une chose guère bienséante que de guetter les passants. Mais qui diable est celui qui ne me connaîtrait en ces rues ici, que je sais par coeur mieux que mon Deus det, et mieux que l'âne qui tire l'eau aux Chartreux ne sait son chemin. Qu'au diable soit l'amour, et le premier qui le trouva ! Je crois qu'il sera cause, avant peu de temps, que mes souliers ne me feront guère de mal à la vue, pour les voyages extraordinaires qu'il me convient de faire tout le long du jour. Encore ne suis-je pas assuré que mon maître m'en redonne bientôt de neufs ; au contraire, j'ai peur qu'il ne veuille faire comme pour son habit de velours, qu'il porte aussi bien méchant que bon. Cela me tourmenterait peu si c'était en un autre temps qu'en hiver, et en un autre lieu qu'à Paris, là où ces vieux escarpins tous décousus qu'il me donne, après les avoir portés un an ou deux, ne me peuvent guère bien protéger la plante des pieds contre le froid et les boues. Patience. Encore ne faut-il pas qu'il sache que je m'en plains, car, s'il en était averti, ce serait fait de moi, tant il est brave et furieux, lui qui fait souvent de son regard tomber les hommes tous morts à terre, et d'un coup de pied met par terre la plus forte porte qui se puisse trouver, tant soit-elle barrée et verrouillée. Je m'en rapporte à ce qui en est ; pour le moins il s'en vante, et je pense qu'il aurait mauvaise conscience de mentir. Mais il m'est avis que je le vois. Je m'en vais, pour l'apaiser, lui dire que j'ai vu sa maîtresse, avant qu'il me tance ; autrement, je serais en danger de recevoir quelque coup de poing. SCÈNE III. Rodomont, Capitaine ; Nivelet, son laquais. RODOMONT. Il faut bien dire que ce petit dieu Cupidon est beaucoup plus puissant que Mars, le grand dieu des batailles, puisque sa force m'a pu réduire sous son obéissance et vaincre mon courage invincible, ce qu'un camp de cinquante mille hommes n'eût su faire. Je pense m'être trouvé pour le moins en vingt-cinq batailles rangées, et m'assure d'avoir combattu cent fois, sans la première, en champ clos, armé, désarme, à cheval, à pied, à la masse, à l'estoc, à la lance, à la pique, à l'épée et cape, à l'épée et dague, à la hache et à l'épée à deux mains ; mais je ne pense avoir jamais eu affaire à un si rude ennemi, ni qui me donnât plus de traverses et dures atteintes que fait le coeur sans pitié de cette cruelle Geneviève, de laquelle les regards mortels sont autant de coups de canon qui battent en flanc dans les bastions de mon âme, et mettront bientôt la forteresse par terre, s'il ne lui plaît de me recevoir à quelque composition. NIVELET. Ne vous avais-je pas bien dit que tous ses propos n'étaient autre chose que fer émoulu, feu et sang ? RODOMONT. J'ai entendu la voix de mon laquais. Eh bien ! Nivelet, n'as-tu rien découvert en faisant ta ronde ? NIVELET. Monsieur, je vous portais de bonnes nouvelles, si vous-mêmes ne fussiez venu les quérir. RODOMONT. Dis-moi, qu'y a-t-il ? NIVELET. Tout à cette heure, madame Louise et votre maîtresse viennent de passer par ce coin, et s'en vont, comme je pense, ouïr la messe. Vous avez maintenant une belle commodité de les voir sans que personne vous en puisse empêcher. RODOMONT. Tu dis vrai ; mais, pour quelque respect que je ne te veux dire, j'aime mieux les attendre ici au retour que d'aller les voir en l'église. NIVELET. Il ne dit pas tout : c'est qu'il craint de rencontrer quelqu'un de ses créanciers, qui, au sortir de l'église, le fasse mettre en cage. RODOMONT. Qu'est-ce que tu dis ? NIVELET. Je dis que ce n'est pas le manque de courage qui vous fait faire cela. RODOMONT. Tu peux bien en être sûr, car je puis dire que tous les diables d'enfer ne sauraient m'étonner. Et pour l'amour que je lui porte, je ne craindrais pas d'affronter le camp du roi d'Espagne, m'assurant que le seul souvenir de ses perfections m'enflerait tellement de courage et redoublerait mes forces que je demeurerais facilement victorieux d'une armée de janissaires, spahis et mameluks. Plût à Dieu qu'il ne tînt qu'à tuer dix ou douze mille hommes d'armes ou à prendre quelque ville imprenable, pour que je fusse en ses bonnes grâces ! J'aurais bientôt fait un bon service au roi. NIVELET. Monsieur, les filles de Paris ne se plaisent point à ouïr parler de meurtres et carnages : elles veulent qu'on les entretienne de petits propos joyeux, de chansons, de masques et de danses. Et tant s'en faut que vos discours vous puissent faire aimer d'elles ; au contraire, ils sont cause qu'elles vous fuient comme une mauvaise bête, tant vous leur faites peur. RODOMONT. Je connais à tes propos que tu n'as guère bien retenu ce que je t'ai montré touchant le fait de la guerre, car, si tu eusses pris plaisir au métier des armes, tu ne parlerais pas de la sorte comme tu le fais ; et je te dis bien plus, que tu trouverais la fumée des canons et mousquetades plus douce et aromatisante que la civette, le musqué, et l'ambre gris ; et le son des trompettes, fifres et tambours, plus harmonieux que celui des violons, luths et épinettes. NIVELET. Je ne sais comment vous l'entendez, mais, quant à moi, j'aimerais mieux me donner au travers du corps une lance de fougère pleine de bon vin blanc d'Anjou qu'une balle de mousquet ou fauconneau ; et il me semble que le pain de munition n'a point si bon goût que le pain de chapitre de Paris. RODOMONT. Qu'il ne t'advienne plus d'user de tels propos, principalement quand tu me verras en compagnie de capitaines, car tu ferais tort à ma réputation, même que l'on dit en proverbe commun : Tel maître, tel valet. NIVELET. Bien donc, Monsieur. Mais avez-vous proposé de faire ici longtemps la jambe de grue ? Il me semble qu'il vaudrait mieux que je courusse vous faire apprêter à déjeuner. RODOMONT. Je ne veux perdre cette occasion, puisque je la tiens par les cheveux. On retrouve bien toujours à déjeuner. NIVELET. Mais, Monsieur, connaissez-vous bien cet homme qui vient ? Il me semble que c'est Basile, votre compétiteur. RODOMONT. Il ne nous a point encore vus. Retirons-nous un peu à quartier sous cet auvent, pour épier ce qu'il dira et fera : car je crois qu'il est ici pour attendre, aussi bien que moi. SCÈNE IV. Basile, jeune homme ; Antoine, son serviteur ; Rodomont, Nivelet. BASILE. Antoine, trouves-tu que cet habit neuf me soit bien fait ? ANTOINE. Il vous est fait comme de cire, et vous arme fort bien ; mais cela ne vient pas de l'habit, c'est le corps. BASILE. Tu as envie de rire. ANTOINE. Monsieur, pardonnez-moi, ce que j'en fais n'est que pour vous ôter cette mélancolie qui vous afflige depuis quelque temps, encore que vous n'en ayez point d'occasion, ainsi qu'il me semble. BASILE. Antoine, Antoine, si tu étais en ma place, tu ne dirais pas ainsi. Il nous est bien aisé de donner conseil aux malades pendant que nous nous portons bien. ANTOINE. Je saurais volontiers quelle cause vous avez d'être si triste. N'êtes-vous pas aux bonnes grâces de Geneviève ? Ne savez-vous pas bien qu'elle n'aime que vous en ce monde ? BASILE. J'en suis aussi assuré que je suis de mourir une fois ; mais sa mère, qui tient la queue de la poêle, ne veut point ouïr parler de moi. ANTOINE. Sauf votre grâce, c'est vous qui avez la queue de la poêle. BASILE. Je vois bien ce que c'est, tu as envie de te gausser. RODOMONT. Vertubleu ! Qu'est-ce que j'entends ? Si ce que cet homme-ci dit est vrai, j'en puis bien donner ma part pour un liard. NIVELET. Il vous a peut-être aperçu, et dit ceci pour vous faire enrager tout vif. ANTOINE. Si j'étais en votre place, je ne me soucierais pas beaucoup de la vieille, étant certain du coeur de la fille. BASILE. Ne sais-tu pas bien que les filles n'ont d'autre volonté que celle de leurs mères ? ANTOINE. Je pense qu'il serait bien malaisé de disposer Geneviève à aimer un autre que vous, et sa mère, avec tous ses parents, y serait bien empêchée. BASILE. C'est cela qui me tourmente le plus, car je suis bien sûr que la pauvre fille, pour la bonne affection qu'elle me porte, ne s'accordera jamais de prendre celui que sa mère lui veut donner, si ce n'est par contrainte, dont elle prend telle fâcherie, ainsi que je sus hier d'elle, qu'elle en est pire que folle. Que si je n'y remédie vite, tout le mal retombera sur moi, et je serai contraint de porter son tourment et le mien tout ensemble. ANTOINE. Mais se pourrait-il bien faire que madame Louise fût si dépourvue d'entendement que de donner sa fille à ce capitaine qui lui fait l'amour à découvert, lequel pour tous biens n'a que quelque vieil harnois tout décloué, et quelque méchant cheval que peut-être encore il doit. RODOMONT. Ha poltron ! Ma vaillance seule vaut mieux que tous les revenus de ton maître, et tant que j'aurai le bras en la manche, je n'aurai que trop de biens. BASILE. Non, non, ne pense pas que ce beau capitaine de rien y puisse jamais parvenir. Vraiment, elle serait pourvue d'une belle fausse perle ! Louise est trop accorte pour faire un contrat si peu à l'avantage de sa fille. Elle pourrait bien dire que son douaire serait assigné sur un gibet, car je pense que ce beau traîneur de sabre n'a point de plus certain héritage. RODOMONT. Que me conseilles-tu, Nivelet ? Dois-je endurer une telle bravade ? Que dira le grand Turc quand il saura que celui qui a tant de fois rompu la tête à ses armées a été bravé par un citadin de Paris ? NIVELET. Il me semble qu'ils sont plus forts que nous ; partant, je vous conseille de temporiser. RODOMONT. Je te croirai pour ce coup, bien que ce soit contre ma volonté. ANTOINE. J'ai bien toujours pensé à ce que vous dites, mais je ne sache point qu'un autre lui fasse la cour. BASILE. Ne t'es-tu jamais aperçu qu'Eustache ne cesse de lui jeter des oeillades quand il est en l'église ? ANTOINE. Il m'en souvient bien, mais, par mon âme ! Je n'eusse jamais cru qu'il en eût été amoureux, vous voyant si bons amis ensemble. BASILE. Eustache m'est un bon ami, mais tu sais bien que l'amour ne veut point de compagnon. Je sais bien qu'il l'aime, mais non pas si ardemment que l'on dirait bien ; même j'ai découvert qu'il n'avait pas décidé de se marier si tôt, n'eût été son père, qui l'en presse fort et a ce mariage tellement à coeur qu'il ne cesse d'en parler à toute heure à Louise, laquelle lui en a déjà soumis les articles. ANTOINE. Eustache vous en a-t-il jamais parlé ? BASILE. Non, encore que je l'aie mis souvent sur ce propos. ANTOINE. Si la chose est ainsi que vous dites, il n'y aurait meilleur remède pour vous mettre en repos que de trouver moyen de consommer le mariage avec Geneviève, prenant gentiment un pain sur la fournée ; pour le moins auriez-vous toujours cela de sûr, et puis, si Eustache la prenait, tant pis pour lui. BASILE. Plût à Dieu qu'il ne tînt qu'à hasarder ma vie pour que ta proposition aboutisse en effet ! Mais Geneviève est si craintive et si chaste que pour rien au monde elle ne s'y voudrait accorder. ANTOINE. Oui bien si vous lui demandiez ouvertement ; mais il faut faire sans dire. Trouvons seulement moyen d'entrer au logis lorsqu'elle sera toute seule, comme il lui advient souvent. BASILE. Je craindrais d'être reconnu de quelqu'un. ANTOINE. Un amoureux craintif n'eût jamais belle amie. Toutefois, si vous avez peur que l'on vous reconnaisse, allez-y habillé des vêtements du seigneur Eustache, lesquels vous portâtes hier pour vous masquer ; par ce moyen, si vous êtes vu de quelqu'un, on vous prendra pour lui : ainsi vous serez hors de danger. BASILE. Ta raison n'est pas trop mauvaise. RODOMONT. Nivelet, entends-tu bien ce qu'ils disent ? NIVELET. Oui-dà, Monsieur ; mais attendez jusqu'à la fin. BASILE. Toute la difficulté sera à l'entrée ; mais, si dame Françoise voulait pousser à la roue et parler en ma faveur à Geneviève, je me fais fort de réussir avec honneur. ANTOINE. Monsieur, je m'en vais jusque chez elle pour lui dire que vous l'attendez ici. BASILE. Dépêche-toi donc, et reviens incontinent. RODOMONT. Nivelet, cela me fâche de tant attendre ici : je commence à avoir froid. Il vaut mieux que je m'en aille prendre l'air, et puis je retournerai sur mes brisées. Cependant, prends diligemment garde à ce qu'ils feront et diront. NIVELET. Je n'y manquerai pas. BASILE. Ô Dieu ! Que l'homme amoureux endure de mal ! Je ne pense pas qu'il y ait tourment au monde, si cruel soit-il, qui se puisse égaler à sa misère. Tantôt il vit avec le soupçon, tantôt avec l'espoir, tantôt avec le désespoir, tantôt avec la crainte et la défiance, selon que la dame se montre douce ou cruelle. Encor n'est-ce pas tout : car s'il est tant soit peu favorisé, la crainte qu'il a de perdre ce qu'il a acquis ne le laisse pas un seul moment en repos. Mais ne vois-je pas déjà revenir mon homme avec dame Françoise ? Il faut bien dire qu'il l'a trouvée en chemin, car il n'eût su aller jusqu'à son logis et revenir en si peu de temps. SCÈNE V. Françoise, vieille ; Antoine, Basile. FRANÇOISE. Mon ami, votre maître a l'occasion d'aimer Geneviève, pour les qualités qui sont en elle ; et croyez que je n'en eusse pas mis si en avant les fers au feu si je n'eusse bien su de quel bois elle se chauffe, pour l'avoir connue dès le berceau. ANTOINE. Ma dame, si vous continuez à entretenir mon maître en ses bonnes grâces, vous n'aurez pas fait plaisir à une personne ingrate. FRANÇOISE. Antoine, je le sais bien, pour l'avoir déjà plusieurs fois expérimenté : et assurez-vous que, dussé-je perdre le peu que j'ai de vaillant en ce monde, il ne tiendra pas à moi qu'il ne jouisse de sa maîtresse : j'entends en loyal mariage ; autrement, non. ANTOINE. Je pense que mon maître l'entend ainsi. Mais le voilà qui nous attend ; avançons-nous. FRANÇOISE. Bonjour, Monsieur. Il y a dix mille ans qu'on ne vous a vu. BASILE. Madame Françoise, je vous eusse été trouver, n'était que je crains d'être vu si souvent en votre quartier. Au demeurant, il n'y a qu'un mot qui serve. Il faut que vous me montriez maintenant si vous avez envie de me faire plaisir. FRANÇOISE. Commandez, et vous serez obéi. BASILE. Il faut, s'il vous plaît, que vous trouviez le moyen de me faire parler aujourd'hui à Geneviève, et aussi je voudrais bien que ce fût en sa maison. FRANÇOISE. Benedicite Dominus ! Que dites-vous ! Jamais elle ne s'y prêtera. BASILE. Mais si, pourvu que vous le lui conseilliez, car elle ne croit qu'en vous. Et puis j'ai avisé d'y aller habillé des vêtements d'Eustache. FRANÇOISE. Pourvu que Dieu n'y soit en rien offensé, je me fais fort de vous y conduire pendant que sa mère sera au sermon cette après-dînée. BASILE. Penseriez-vous bien que je voulusse damner mon âme pour un plaisir transitoire ? FRANÇOISE. Je crois que non ; mais la jeunesse, la beauté et la commodité sont bien souvent cause de beaucoup de maux. BASILE. Non, non, l'amour que je lui porte n'est pas tel que celui de plusieurs hommes envers les femmes, qui, aussitôt qu'ils en ont eu la jouissance, ne les voudraient jamais voir. Avisez si vous me voulez faire ce plaisir, car le temps nous presse. Comme je traversais tout à l'heure l'église, je l'ai vue avec sa mère, qui a fait semblant de ne pas me voir. FRANÇOISE. Je sais bien pourquoi ; mais motus, on ne saurait empêcher les mauvaises langues de babiller. Puisqu'elle est à l'église, je pourrai bien lui parler. BASILE. Je vous en supplie bien humblement. FRANÇOISE. Reposez-vous-en hardiment sur moi, car je m'attends bien à en venir à bout. BASILE. Madame Françoise, ma vie et mon salut sont maintenant entre vos mains. FRANÇOISE. Allez vous chauffer, de par Dieu et de par sa mère, vous ne vous faites que vous morfondre ici ; et revenez me trouver dans une demi-heure, ou bien laissez-moi votre homme ; mais qu'il me suive de loin, afin que personne n'entre en soupçon. BASILE. Antoine, suis Madame Françoise, et fais tout ce qu'elle te dira, et garde-toi bien de la perdre de vue. ANTOINE. Bien, Monsieur. SCÈNE VI. NIVELET, seul. Par la morbleu ! Mon maître, reçois là un rude coup, et si j'ai grand peur que ses bravades n'y serviront de rien. Qui eût pensé qu'un tel capitaine, lequel ne mérite rien moins en mariage qu'une princesse, dût être vaincu de la sorte par un jeune homme de Paris ? Ha ! Par Dieu ! comme on dit, l'argent fait tout ; et qui a de l'argent a belle amie. Fi du métier qui ne peut nourrir son maître ! Au temps où nous sommes, le métier des armes ne vaut rien qu'à créer des dettes. Et, quoique mon maître vaille autant en son état qu'homme de sa robe, soit à piller, rançonner, dérober les gages des soldats, faire trouver force faux soldats pour les défilés, partir avec le gain, le trésorier et le contrôleur, et chauffer les pieds à son hôte, toujours est-il qu'il n'a jamais assemblé cent écus en une bourse qu'il ne les ait aussitôt perdus aux dés, aux bordeaux et aux cabarets ; et tout le pis que j'y vois, c'est qu'il n'y a si petit en cette ville qui ne le sache, à ce point-là même que, quand on veut parler d'un homme libéral, voire plutôt prodigue, on n'use pas d'une autre comparaison, mais on dit : Il ressemble au capitaine Rodomont. Vraiment, je ne m'étonne pas si le seigneur Basile est en grâce puisqu'il a le bruit d'être riche et de ne pas faire de folles dépenses. Quand il serait plus vieux que Mathusalem, plus puant qu'un lieu d'aisance et plus laid qu'un diable, les bonnes qualités qu'il a auraient bien la puissance de le faire sembler âgé seulement de vingt-cinq ans, sentant mieux qu'une rose et plus beau qu'un ange. Mais ne vois-je pas la maîtresse de mon maître qui revient déjà de l'église avec une vieille ? Vraiment ses dévotions ont été bien courtes. Il faut bien dire qu'il y a anguille sous roche, puisqu'elle rentre si tôt, car elle a accoutumé d'être plus à l'église qu'à la maison. Je veux, s'il m'est possible, ouïr ce que lui dit cette vieille. Le jour n'est encore guère clair, elles n'auront garde de me voir en ce petit coin, quand bien elles seraient tout contre moi. SCÈNE VII. Françoise, Genevieve, Nivelet, Antoine. FRANÇOISE. Geneviève, m'amie, je ne vous conseille pas une chose que je ne fisse si j'étais en votre place, et certes vous devez la faire, puisqu'il n'y va en rien de votre honneur. GENEVIÈVE. Madame Françoise, il me semble qu'il n'en est point de besoin, d'autant que, si le seigneur Basile eût eu quelque chose à me dire, il me l'eût bien dit hier au soir, qu'il vînt en masque chez nous habillé des accoutrements d'Eustache. FRANÇOISE. Ce qu'il vous veut dire est survenu récemment, et il faut nécessairement qu'il vous parle si vous avez envie que le mariage entre vous et Eustache soit rompu. GENEVIÈVE. Vous pouvez l'assurer que jamais Eustache n'aura part en moi. FRANÇOISE. M'amie, je vous en crois ; mais Basile ne le peut croire quand je lui dis : il faut qu'il le sache de vous-même. GENEVIÈVE. Eh bien donc, je lui ferai savoir par lettres. FRANÇOISE. Ne cherchez pas toutes ces échappatoires ; il faut qu'il vous parle aujourd'hui en votre maison, quoi qu'il en coûte, ou vous pouvez bien lui dire adieu pour tout jamais. NIVELET. Voyez comme cette vieille sait bien prêcher, et avec quelle audace ! je vais gager mes oreilles à couper qu'elle ne cessera pas tant qu'elle l'aura pas convaincue. GENEVIÈVE. Voir, mais je crains... FRANÇOISE. Vous êtes une hardie lance, de craindre vos amis. GENEVIÈVE. Ce n'est pas cela : je crains que quelqu'un de nos voisins ne le voie entrer ou sortir. NIVELET. La pauvre fille ! Elle n'a peur que de l'entrée et de la sortie, car elle serait bien aise qu'il fût toujours dedans. FRANÇOISE. M'amie, nous avons remédié à tout cela. Il viendra habillé de l'habit qu'Eustache lui prêta hier au soir, et se couvrira la face du bout de son manteau pour ne pas être reconnu ; si bien que si on le voit par hasard, on pensera incontinent que c'est Eustache, que l'on a vu plusieurs fois entrer en votre maison, à cause du voisinage ; et, pour mieux donner le change, il sera bon qu'il se retire au logis d'Eustache quand il sortira de chez vous. Mais quand il y viendrait même habillé de ses accoutrements ordinaires, vous ne devez pas craindre qu'il soit vu des voisins, d'autant que, à cause de la fête, les boutiques sont fermées, et personne ne se tient à la porte, à cause du froid. Autre avantage, ce sera à une heure après midi, pendant que beaucoup de gens sont encore à table et les autres au sermon. NIVELET. Je crois que cette vieille sempiternelle a été à l'école de quelque frère roublard, tant elle sait doctement prêcher et amener de vives raisons. Ô quelle fine femelle ! GENEVIÈVE. Madame Françoise, je reconnais à peu près que ce que vous dites a grande apparence de vérité ; mais encore ne puis-je croire que, faisant entrer Basile en notre maison, je ne fasse une grande brèche à mon honneur, et tous ceux qui en entendront parler ne le pourront interpréter qu'en mal. FRANÇOISE. Que vous souciez-vous de ce que dira le peuple ? Ne savez-vous pas bien que c'est une bête à plusieurs testes ? Mais, je vous prie, qui est-ce qui le saura si vous-même ne le dites ou votre servante ? GENEVIÈVE. Je n'ai pas peur, Dieu merci, que ma servante en parle ; je me fie bien à elle. Mais je crains... FRANÇOISE. Que craignez-vous ? GENEVIÈVE. Que sais-je ? FRANÇOISE. Vous êtes une amoureuse peu hardie, vous n'avez pas encore monté sur l'ours. GENEVIÈVE. Je crains que Basile, se voyant seul avec moi, ne veuille entreprendre quelque chose sur mon honneur. Que m'en conseillez-vous ? N'ai-je pas occasion de craindre ? FRANÇOISE. Geneviève, m'amie, je vous aime comme ma propre fille, et serais bien marrie que Basile, que j'aime aussi comme mon fils, eût fait en votre endroit chose qui ne fût à faire ; mais assurez-vous aussi que je le connais tel qu'il ne voudrait pas quitte à en mourir faire quelque chose qui soit contre votre volonté, et qu'il serait désolé de vous avoir tiré un cheveu de la tête que vous ne lui eussiez mis premièrement le bout en la main. Je vous sais bon gré, toutefois, de ce que vous m'en demandez mon avis, car on dit communément : Conseille-toi, et tu seras conseillé ; et on ne saurait trop apprendre, principalement des vieilles gens, qui, pour avoir longtemps vécu, sont plus fines et ont plus d'expérience que les jeunes barbes ; même j'ai ouï prêcher dernièrement que le diable est fin parce qu'il est vieux. NIVELET. Voilà comment il faut faire son profit des sermons. Ô quelle belle instruction ! FRANÇOISE. M'amie, en ma conscience, je ne vous conseille rien qui ne soit bon, et vous pouvez bien penser qu'étant sur le bord de ma fosse, prête à rendre compte à Dieu de ce que j'ai fait en ce monde, je ne voudrais pas vous induire à faire une chose qui pût tant soit peu souiller mon âme ou la vôtre, car autant vaut celui qui tient que celui qui écorche. La demande de Basile, qui vous aime de si bon amour, est sainte, juste et raisonnable. Vous avez entendu dire souvent à votre confesseur, à ce que je crois, qu'il faut aimer son prochain comme soi-même, et qu'il faut bien se garder de tomber en ce vilain vice d'ingratitude, qui est l'une des branches de l'orgueil, lequel a fait trébucher au plus creux abîme d'enfer les anges, qui étaient les plus belles et les plus heureuses créatures que Dieu eût faites. Ne seriez-vous pas une ingrate, une glorieuse, une outrecuidée, si vous ne teniez compte des justes prières de celui qui ne voit par d'autres yeux que les vôtres ? GENEVIÈVE. Vos raisons me semblent si bonnes, que je penserais faire un grand péché si j'ouvrais seulement la bouche pour y contredire. NIVELET. C'est à ce coup que la vache est vendue. Mon maître n'a que faire de délier sa bourse. FRANÇOISE. Geneviève, ma fille, je vous aime encore mieux que je ne le faisais, puisque je vois que vous croyez ceux qui désirent votre bien et avancement. Je m'en vais tout de ce pas faire dire une messe au Saint-Esprit, à cette fin qu'il lui plaise d'inspirer à vos parents de vous donner le mari que vous méritez. Avisez de faire en sorte que vous soyez en la maison pendant que votre mère sera au sermon, que j'entretiendrai le mieux que je pourrai. GENEVIÈVE. Je lui ferai croire que je me trouve un peu mal, à cause du froid que j'ai eu ce matin. FRANÇOISE. C'est bien dit. Il faut aussi que vous laissiez la porte entr'ouverte, à cette fin que l'on n'ait que faire de heurter, car ce serait assez pour faire mettre le nez à la fenêtre à un des voisins. GENEVIÈVE. Mais par qui ferons-nous savoir à Basile ce que nous avons conclu ? FRANÇOISE. Ne vous en souciez point : voilà son homme qui me suit de loin, par lequel je lui ferai tout savoir. GENEVIÈVE. Il sera donc bon que j'entre en la maison et que je n'en sorte de tout le jour. FRANÇOISE. C'est bien dit ; retirez-vous. Adieu, Geneviève. GENEVIÈVE. Adieu, madame Françoise, n'oubliez pas de faire mes recommandations. FRANÇOISE. Je n'y manquerai pas. Antoine, allez à votre maître, qu'il ne fasse pas faute de se trouver à une heure après midi, habillé des habits qu'il avait hier comme masque, au lieu où il sait, et il trouvera la porte ouverte. ANTOINE. Bien, Madame. FRANÇOISE. Dites-lui aussi que sa maîtresse se recommande aussi à ses bonnes grâces. ANTOINE. Aussi ferai-je. FRANÇOISE. Allez, dépêchez-vous, et s'il veut me parler, il me trouvera en la chapelle de Monsieur Saint-Roch. SCÈNE VIII. NIVELET, seul. Et par la vertubleu, j'en avertirai mon maître, et puis nous verrons beau jeu si la corde ne rompt. J'ai bien tout entendu, Dieu merci, encore n'en fallait-il pas tant : à bon entendeur il ne faut pas une charretée de paroles. Si mon maître est galant homme, c'est à ce coup qu'il aura sa Geneviève entre ses bras, bon gré mal gré, au moins s'il sait bien prendre l'occasion par le poil ; mais s'il la laisse échapper, qu'il soit sur que jamais elle ne se présentera aussi belle. S'il me croit, il s'habillera de l'habit que doit porter Basile, et il lui sera fort aisé de l'avoir grâce à la familiarité qu'il a avec Eustache. Et puis, quand il sera entré chez Geneviève, s'il ne sait jouer de ses outils, tant pis pour lui. Je m'en vais l'avertir tout de ce pas, quoiqu'il m'ait chargé de l'attendre ici ; mais, pour ce coup, je ne craindrai pas de transgresser son commandement, puisqu'il est besoin d'user de diligence. ACTE II SCÈNE I. Girard, Vieillard ; Eustache, Fils de Girard. GIRARD. Eustache, tu vois que de tous les enfants qu'il a plu à Dieu de me donner, il ne me reste que toi en ce monde ; et par là tu peux penser que ce que j'en fais n'est que pour ton avancement ; aussi que je suis bien aise, avant que Dieu m'ôte de ce monde, de te voir bien pourvu et allié à quelque bonne maison : car quant aux biens, Dieu merci, tu en auras assez, et je serais bien étonné si, ta mère et moi étant morts, tu ne pouvais vivre seul de ce qui suffit bien maintenant à en entretenir trois. Partant, il te faut te résoudre sans plus différer, d'autant que j'espère cette après-dînée t'accorder à Geneviève ou demain pour le plus tard ; et puis j'ai appris dès mon jeune âge qu'il ne faut jamais laisser traîner une affaire, mais qu'il faut battre le fer tandis qu'il est chaud. EUSTACHE. Mon père, pardonnez-moi, s'il vous plaît ; mais je ne puis si tôt lâcher une parole qui pourrait me porter préjudice tout le temps de ma vie. GIRARD. Comment dis-tu cela ? Tes propos montrent bien que tu n'es qu'un enfant. Il n'y a pas encore deux jours que tu ne cessais de m'en rompre la tête, et maintenant il semble que tu veuilles retirer ton épingle du jeu. EUSTACHE. Vous dites vrai, je ne suis qu'un enfant, et je vous dis bien plus, qu'étant encore enfant,et ne me pouvant pas bien gouverner moi-même, à grand'peine en pourrais-je gouverner deux. Mon père, il me semble qu'il sera temps de me marier quand j'aurai atteint l'âge de discrétion. GIRARD. Mais je ne t'estime point si volage et de si peu de jugement que sans occasion tu aies déposé l'affection que tu portais à Geneviève. Il faut bien dire qu'il y a autre chose. Eustache, ne me cèle rien, et pense que je ne te suis pas moins bon ami que bon père. EUSTACHE. Pardonnez-moi, rien ne m'a détourné de mon premier propos, sinon qu'il me semble que rien ne nous presse. GIRARD. Cela s'appelle, en bon français, répondre de façon évasive. Dis-moi hardiment la cause qui t'en a fait perdre le goût, ou sois assuré que tu ne me fais pas plaisir. EUSTACHE. Je ne voudrais pour rien au monde entrer en votre disgrâce. Sachez donc que hier au soir, comme nous étions allés masqués, Basile et moi, au logis de madame Louise, je m'aperçus de ce dont je ne m'étais douté auparavant, et vis clairement que si Geneviève avait précédemment fait semblant de m'aimer, ce n'avait été que pour complaire à sa mère, laquelle, à la vérité, voudrait bien que je fusse son gendre ; mais j'ai connu que Basile était mieux dans les bonnes grâces de la fille que moi. GIRARD. Notre-Dame ! Que me dis-tu ? Je suis plus étonné que si des cornes m'étaient venues. Mais peut-être que l'amour, lequel est ordinairement accompagné de jalousie, te fait croire cela ; et peut-être qu'elle prenait Basile pour toi, d'autant qu'il était vêtu de tes habits. EUSTACHE. Je vous dirai comment tout se passa. Quand nous fûmes entrés dans la salle, et que nous eûmes dansé un petit ballet, Basile, en rompant la promesse qu'il m'avait faite de ne pas prendre Geneviève, s'adressa directement à elle, et moi à sa cousine, pour danser un branle, lequel étant fini, chacun se mit à deviser avec celle qu'il menait. Ce fut alors que je connu clairement l'affection mutuelle qu'ils se portaient, tant aux façons de faire de Geneviève qu'à leurs propos, que j'entendais parfois, m'étant assis tout exprès auprès d'eux ; et cependant que je faisais semblant de deviser avec sa cousine, j'avais, comme l'on dit, une oreille aux champs et l'autre à la ville. Ils furent plus d'une bonne demi-heure en discours et menus propos, et assurément ils ne s'ennuyaient pas. Je vous laisse à penser s'ils parlaient d'enfiler des perles ou d'enchérir le pain. GIRARD. S'il n'y a que cela, ce n'est rien : peut-être que Basile n'y pensait pas à mal ; mais comme il est courtois, s'étant mis en quelque propos, il voulait montrer qu'il était très capable d'entretenir les filles ; ou bien il faisait cela pour éprouver ta patience et te donner un peu martel en tête. Je connais l'humeur du pèlerin. EUSTACHE. Il serait bien homme à l'avoir fait dans cette intention, et je puis vous assurer que peu s'en fallut que je ne lui ravisse Geneviève d'entre les mains. GIRARD. Cela n'eût été ni beau ni honnête. EUSTACHE. Croyez que je ne savais sur quel pied danser, et heureusement que j'étais masqué : autrement chacun eût pu connaître facilement, aux changements de ma face, l'altération en laquelle j'étais ; car pour ne vous déguiser rien, je serais bien content d'épouser Geneviève, quand je saurais qu'elle m'aimerait ; mais aussi si elle ne m'aimait pas, je ne daignerais faire un pas. GIRARD. Nous nous en éclaircirons quand il faudra qu'elle dise oui. EUSTACHE. Avisez au moins de sorte qu'il ne soit pas trop tard GIRARD. Nous ne saurions savoir plutôt que cette après-dînée où l'on fera, comme j'espère, le premier ban. EUSTACHE. Si Basile l'aime, je ne voudrais pas aller sur ses brisées, car il est trop mon ami. GIRARD. Si j'ai quelque peu d'entendement, elle ne nous peut pas échapper. Tu lui as ouï dire souvent qu'elle n'a d'autre volonté que celle de sa mère : or, pour ce qui est de sa mère, elle est toute à notre dévotion. EUSTACHE. Mon père, les filles bien souvent disent l'un et pensent l'autre ; puis, quand on en vient au faire et au prendre, c'est alors qu'elles montrent leur tête, et puis je vous laisse à penser si ce n'est pas pour rendre un homme bien camus. Mais voilà madame Louise et sa commère Françoise qui s'en reviennent de l'église. GIRARD. Je serai donc relevé de la peine de l'aller chercher, car je n'eusse pas été en repos avant que j'en eusse sue le tu autem. Allons au devant d'elles. SCÈNE II. Louise, Françoise, Girard, Eustache. LOUISE. Mon Dieu, ma commère, que le sermon m'a ennuyée cette matinée ! Jamais je n'ai pensé voir l'heure que ce jacobin sortirait de chaire, tant j'avais froid aux pieds ! FRANÇOISE. Je n'ai pas été à l'église si longtemps que vous, et si je suis toute gelée. Mais, dites-moi, où est madame l'accordée ? LOUISE. Quelle accordée ? FRANÇOISE. Votre fille Geneviève. LOUISE. Par mon âme, vous êtes une mauvaise femme ! Je l'avais amenée ce matin avec moi, mais le froid l'a chassée de l'église après qu'elle a ouï une basse messe. FRANÇOISE. Vous êtes donc sorties du logis avant que les chats fussent chaussés. C'était, comme je crois, de peur des mouches. LOUISE. Vous dites mieux peut-être que vous ne pensez ; mais qui vous a dit qu'elle était accordée ? FRANÇOISE. Me le demandez-vous ? Les petits enfants en vont à la moutarde(s'en moquent). LOUISE. Ma commère, m'amie, Geneviève est une mauvaise fille, car il n'a tenu qu'à elle qu'elle n'ait été accordée. FRANÇOISE. À qui donc ? Au seigneur Basile ? LOUISE. Ne me parlez jamais de cet homme-là si vous voulez me faire plaisir. FRANÇOISE. Pourquoi, ma commère ? LOUISE. Par Saint Jean ! parce que ma fille n'est pas pour lui et qu'il s'en torche hardiment le bec. FRANÇOISE. Mais il a la réputation d'être honnête homme, et je pensais de bonne foi (Dieu me le veuille pardonner !) que votre fille devait l'épouser, d'autant que vous lui en avez fait autrefois parler et que je pensais qu'ils s'aimaient l'un l'autre. LOUISE. Ma commère, je sais bien que Basile est de vos bons amis et voisins, et, à cause du voisinage, il n'est pas possible qu'il ne vous ait rien communiqué de ses affaires, d'autant même qu'il vous voit avec nous assez familière, de votre grâce ; mais je vous supplie, sur tous les plaisirs que vous me voudriez faire, de ne parler de lui à Geneviève : car j'ai décidé de la donner à Eustache, fils de Girard, lequel me presse bien fort, et lui fait de beaux avantages, ayant déjà accordé les articles ainsi que je les lui ai proposés. FRANÇOISE. Sainte dame ! Je n'ai garde de lui sonner mot puisque vous me l'avez défendu, mais j'ai grand peur que Girard et Eustache aient entendu ce que nous avons dit, car les voilà tout contre nous. Voyez comme ils sont gais et sentent déjà tout leur rôt. GIRARD. Bonjour, Mesdames. LOUISE. Dieu vous garde du mal, Messieurs. GIRARD. Je ne pensais pas en bonne foi que nous dussions ce matin faire si bonne rencontre. LOUISE. Si vous l'estimez bonne, nous la pensons avoir faite encore meilleure. GIRARD. Eh bien ! Madame, ne mettrons-nous jamais fin à ce dont nous avons tant parlé depuis un mois ? LOUISE. Je vous promets ma foi qu'il ne tiendra pas à moi. GIRARD. Il ne tiendra donc à personne, si ce n'est peut-être à Geneviève ? LOUISE. Non, non, ma fille voudra tout ce que je voudrai ; mais parce que le froid me presse d'aller trouver les tisons, et que j'ai bonne envie de vous dire beaucoup de choses, je vous prie, entrons en la maison. Et puis ce que je vous veux dire n'est pas chose qui se doive traiter en rue. GIRARD. Je le veux bien. LOUISE. Adieu, ma commère ; excusez-moi si je vous fausse compagnie. EUSTACHE. Mon père, dès que j'aurai dit deux mots à madame Françoise, je vous irai trouver. GIRARD. N'y manque donc pas, car je crois que nous aurons besoin de toi. FRANÇOISE. Ce jeune homme-ci pense me tirer les vers du nez ; mais il n'y parviendra pas. Fin contre fin n'est pas bon à faire doublure. EUSTACHE. Madame Françoise, eh bien ! Que dit le coeur ? Quelle femme êtes-vous ? FRANÇOISE. Une pauvre pécheresse qui court à la mort au grand galop, et qui a trois pauvres filles à marier sur les bras, sans savoir où est le premier denier de leur mariage. EUSTACHE. Ceux qui ont bonne espérance en Dieu ne sont que trop riches. FRANÇOISE. Cela est bien vrai ; mais ce qui me fâche le plus, c'est mon hôte, lequel menaçait encore hier de m'envoyer un sergent pour deux termes que je lui dois. EUSTACHE. N'avez-vous point quelque ami qui vous les prête ? FRANÇOISE. Une pauvre femme n'a que trop d'amis de bouche, mais bien peu de bourse. EUSTACHE. Que n'employez-vous le seigneur Basile, votre voisin ? Car je m'assure qu'il vous prêterait volontiers dix écus et davantage, si vous l'en requériez. FRANÇOISE. Hélas ! Monsieur, je n'oserais, de peur d'être éconduite ; c'est que je le connais à peine, et je ne pense pas lui avoir parlé plus de deux fois, encore était-ce il y a plus de sept semaines. EUSTACHE. Touchez là ; si vous me voulez dire la vérité de quelque chose que je vous demanderai, ne vous souciez : je paierai ce que vous devez. FRANÇOISE. Je vous remercie, Monsieur ; croyez que l'aumône sera aussi bien employée pour moi que pour une autre qui vive. EUSTACHE. Dites-moi ; ne vous êtes-vous point aperçue que Basile fait l'amour à la fille de madame Louise ? FRANÇOISE. S'il en était quelque chose, je le saurais. Il est bien vrai qu'on en a autrefois parlé, mais il y a plus d'un an que les choses sont demeurées là. Et aussi je vous dirais bien quelque chose, n'était que je crains que vous soyez babillard. EUSTACHE. Dites hardiment. FRANÇOISE. Je veux avant que me promettiez de ne le redire à personne, non pas même à votre père. EUSTACHE. Je vous le promets sur ma foi. FRANÇOISE. Monsieur, vous savez comme je suis bien avec madame Louise, et qu'elle me communique toutes ses affaires, de telle façon qu'elle ne tournerait pas un oeuf, par manière de dire, sans m'en demander conseil. Vous pouvez penser que sa fille n'en fait pas moins, et que je suis comme la trésorière de ses menues affaires. Sachez donc que, hantant et fréquentant en la maison, j'ai connu que, si la mère a grande affection que vous soyez son gendre, la fille ne désire pas moins que vous soyez son mari, bien qu'elles soient induites à faire ce souhait par diverses raisons. EUSTACHE. Dites-moi quelles ? FRANÇOISE. Je ne me ferais prier de vous les dire, n'était que je crains que vous m'ayez en réputation d'une flatteuse. EUSTACHE. Madame Françoise, vous me faites tort. Je vous ai en opinion de la plus femme de bien de toute notre paroisse, et suis bien sûr que vous ne voudriez, pour mourir, tacher votre conscience de ce vilain vice de flatterie. FRANÇOISE. Vous dites bien quant à ce dernier point ; mais, quant au premier, je ne vous l'accorde pas. Au contraire, je confesse et reconnais que je suis une pauvre femme, qui offense Dieu plus souvent qu'il n'y a de minutes au jour, et que, si Dieu ne m'aide de sa miséricorde, à grand'peine le pourrai-je jamais contempler en sa gloire. EUSTACHE. Ma foi, si vous n'êtes sauvée, beaucoup de gens de bien doivent avoir belle peur. Mais, je vous prie, laissons ces propos, et ne craignez de me dire tout ce qu'il vous plaira. FRANÇOISE. Donc, puisque vous le trouvez bon, je vous dis que Louise, étant avertie des grands biens que vous avez, désire surtout votre alliance. Quant à sa fille, j'ai su d'elle que, avant qu'elle sut qui vous étiez, une fois pour vous avoir vu danser en une noce dont vous étiez tous deux, elle devint ce jour-là si extrêmement amoureuse de votre beauté et de vos bonnes grâces, qu'elle délibéra dès lors, s'il lui était possible, de vous avoir pour mari, ou plutôt d'être religieuse que d'en épouser un autre ; si bien que la pauvre fille endure la plus cruelle passion que l'on saurait imaginer : car, étant de nature fort honteuse et nourrie de la crainte de Dieu et de ses parents, elle est contrainte de ronger son frein à part soi, sans oser montrer par des signes l'amitié qu'elle vous porte. EUSTACHE. Vraiment si je pensais qu'elle m'aimât tant soit peu, l'affection que je lui porte redoublerait en moi de moitié. FRANÇOISE. M'estimeriez-vous bien si méchante et malheureuse que je voulusse mentir, même aujourd'hui qui est notre fête ? EUSTACHE. Votre prud'homie sera donc cause que je croirai plutôt votre bouche que mes yeux. FRANÇOISE. Monsieur, vous faites fort bien d'aimer Geneviève : car, outre qu'elle vous aime uniquement et qu'elle vous porte continuellement dans son coeur et dans ses yeux, elle a beaucoup de bonnes qualités qui la rendent aimable autant que fille qui soit en France. Elle est bonne catholique, riche et bonne ménagère. Elle dit bien, elle écrit comme un ange ; elle joue du luth, de l'épinette, chante sa partie sûrement, et sait danser et baller aussi bien que fille de Paris. En matière d'ouvrages de lingerie, de point coupé et de lassis, elle ne craint personne ; et quant à besogner en tapisserie, soit sur l'étamine, le canevas ou la gaze, je voudrais que vous eussiez vu ce que j'ai vu. Et outre tout cela, elle est des plus belles de tout le quartier ; et croyez-le, sa beauté n'est point de celles que l'on enferme dans des boîtes et que l'on prend le matin quand on se lève : elle est naturelle, et je suis sûre que tout le fard dont elle use pour la face, pour les dents et pour les mains, n'est autre chose que la belle eau claire du puits de sa maison. EUSTACHE. Je crois que tout ce que vous dites est vrai, et je vous dis davantage que cette beauté naïve, dont elle montre ne tenir grand compte, me plaît sans comparaison plus que ces grandes dames si attifées, goderonnées, lissées, frisées et pimpantes, qui ne font autre chose tout le long du jour que tenir leur miroir pour voir si elles sont bien coiffées et si un cheveu passe l'autre, et à toute heure ont la main à leur collet. Surtout une femme fardée me déplaît quand elle serait belle comme une Hélène, et je ne la voudrais baiser pour rien au monde, d'autant que je sais bien que le fard n'est autre chose que poison. Il me souvient d'avoir une fois gouverné une femme fardée, et par mignardise il m'advint de lui baiser le front et la joue : je vous jure Dieu que les lèvres m'en levèrent aussitôt et je pensai bien être empoisonné. FRANÇOISE. Il ne se faut donc plus s'étonner si ces visages blanchis, vermillonnés, et qui ont une croûte de fard plus épaisse que les masques de Venise, commencent à perdre leur crédit entre gens de bon esprit ; puisqu'au temps où nous sommes les jeunes hommes de dix-huit ans savent plus de besognes que les vieilles gens qui vivaient lorsque j'allais à l'école. EUSTACHE. [Note : Biaque : (non reconnu).][Note : Punais : Particulièrement. Qui rend par le nez une odeur infecte. [L]]Pensez-vous que les jeunes hommes fassent la cour aux dames pour savoir quel goût a le sublimé, le talc calciné, la biaque de Venise, le rouge d'Espagne, le blanc de l'oeuf, le vermillon, le vernis, les pignons, l'argent vif, l'urine, l'eau de vigne, l'eau de lis, le dedans des oreilles, l'alun, le camphre, le boras, la pièce de levant, la racine d'orcanète, et autres telles drogues dont les dames se plâtrent et enduisent le visage, au grand préjudice de leur santé ? D'autant que, avant qu'elles aient atteint l'âge de trente-cinq ans, cela les rend ridées comme du vieux cuir de Cordoue, ou plutôt comme de vieilles bottes mal graissées, leur fait tomber les dents et leur rend l'haleine puante comme un trou punais ? Croyez que, quand je pense seulement à de telles vilenies, peu s'en faut que je ne rende ma gorge. FRANÇOISE. Saint-Jean ! Vous êtes plus savant que je ne pensais ; mais vous ne devez craindre que Geneviève use de tous ces artifices. EUSTACHE. Je penserais avoir commis un grand péché si je l'en avais soupçonnée seulement. FRANÇOISE. Je vous assure que, si elle vous plaît maintenant, avant qu'il soit un mois elle vous reviendra davantage. EUSTACHE. Vous voulez dire, comme je crois, après qu'elle ait senti le mâle ? FRANÇOISE. Sauf votre grâce, ce n'est pas cela. EUSTACHE. A quoi tient-il donc qu'elle n'est aussi belle qu'elle sera quelque jour ? FRANÇOISE. Je vous le dirai, à la charge d'être secret. Vous devez savoir que la pauvre fille est infiniment tourmentée d'un chancre qu'elle a à un tétin, il y a près de trois ans, et n'y a autre que sa mère et moi qui en sachent rien. Mais nous avons bonne espérance qu'elle se portera bien avant qu'il soit quinze jours. EUSTACHE. Je suis bien aise et marri tout ensemble d'avoir su cela, et vous en remercie bien fort. FRANÇOISE. N'était que je suis sûre que vous l'aimez et que vous supporterez facilement cette petite imperfection, qui n'est comme rien, je me fusse bien gardée de vous entamer le propos. Avisez seulement de tenir cela secret, car, si vous le redites, c'est assez pour me ruiner. EUSTACHE. N'en ayez point de peur. FRANÇOISE. Vous plaît-il de me commander quelque chose ? EUSTACHE. Vous savez bien que je vous voudrais obéir. FRANÇOISE. Adieu donc, Monsieur, et ne vous déplaise si je vous sommerai bientôt de votre promesse. EUSTACHE. Vous n'en aurez la peine, car j'y satisferai avant qu'il soit la nuit de demain. FRANÇOISE. Je vous en remercie bien fort, Monsieur. SCÈNE III. EUSTACHE, seul. Vraiment, j'en avais bien dans le dos si je n'eusse trouvé cette bonne femme, laquelle, sans y penser, m'a découvert un vice de Geneviève qui est suffisant pour éteindre toute l'affection que je lui ai jusqu'ici portée. Je crois, en bonne foi, qu'il n'y a eu que cela qui a tant fait traîner le mariage de Basile et d'elle, et a été cause à la fin de le rompre tout à fait. Je ne m'étonne plus de ce que Geneviève n'ouvrait jamais son collet par-devant comme font les autres filles, ni de ce que je la voyais parfois si triste et si décontenancée ; c'était sans doute le mal qu'elle sentait qui causait tout cela. Or je remercie Dieu de ce qu'il m'a envoyé aujourd'hui cette bonne femme, comme l'ange à Tobie, pour m'avertir de mon salut. Je serais une grande bête si j'en faisais jamais un pas, et partant, que mon père m'attende tout son saoul chez Louise : il perdra ses peines, car je n'ai pas délibéré d'y mettre jamais le pied. Au contraire, je vais chercher quelque compagnie pour me désennuyer , car encore que j'aie proposé de quitter cette poursuite, toutes les fois que je pense à Geneviève, il ne se peut faire que je n'y aie regret. Mais ne vois-je pas là le capitaine Rodomont, qui vient tout rêvant et parlant à part soi ? Vraiment, je suis bien aise de l'avoir rencontré. SCÈNE IV. Rodomont, Eustache, Gentilly, Laquais d'Eustache. RODOMONT. J'avais toujours jusqu'ici pensé que tout ce qu'on lit dans Perceforest, Amadis de Gaule, Palmerin d'Olive, Roland le furieux et autres romans, fussent des choses controuvées à plaisir, comme parfaitement impossibles, ne me pouvant mettre en la tête que l'amour ait peu induire ces chevaliers et paladins à faire des choses si étranges ; et toutes les fois que je lisais le désespoir du brun Ténébreux, les preuves de Florisel, les combats d'Agesilan, les folies de Roland et d'autres semblables, je ne pouvais croire qu'une seule défaveur de leurs dames ou une petite jalousie qu'ils se forgeaient en la tête les put faire entrer en telle furie que les uns en perdaient le sens, les autres ne craignaient de s'exposer à des aventures étranges, qu'ils mettaient heureusement à fin, échappant des dangers incroyables. Mais maintenant que j'éprouve en moi-même quelles sont les passions qu'une beauté cruelle peut donner, je ne m'étonne plus des armes que ces anciens preux faisaient, et il me semble encore qu'ils s'y portaient assez lâchement ; car l'amour qui me brûle me ferait entreprendre non de conquérir une île ferme, de tuer un Cavalion ou un Endrague, mais d'assaillir une armée de cent mille hommes, voire toutes les forces du Turc, du Wophi et du grand kan de Tartarie, quand elles seraient ensemble. EUSTACHE. Il serait bien facile de les assaillir, mais malaisé de les défaire. RODOMONT. J'entends quelqu'un parler auprès de moi. Ha ! Seigneur Eustache, c'est donc vous ? Que dit le coeur ? Vous me semblez tout triste : quelqu'un vous a-il fait tort ? Dites-moi qui c'est et me laissez faire, car, par Dieu ! J'ai bien délibéré de lui faire voler la tête de dessus les épaules, et fût-ce un César ou Charlemagne. EUSTACHE. Seigneur Rodomont, pardonnez-moi ; aucun autre ne m'a fait de tort que mon propre vouloir, duquel je ne puis avoir raison. RODOMONT. Vous me faites tort, si vous ne me dites de quoi il s'agit. EUSTACHE. Excusez-moi, s'il vous plaît ; je ne puis pour cette heure ; une autre fois nous aurons tout le loisir d'en parler. RODOMONT. Il ne me veut pas dire ce qu'il a, mais je le sais aussi bien que lui. Eh bien ! Je ne vous importunerai pas maintenant touchant cela ; je vous prierai seulement de me faire un autre plaisir. EUSTACHE. Je le ferai s'il est en ma puissance. RODOMONT. J'ai entendu que vous fûtes hier en masque avec Basile ; je ne me suis autrement enquis en quelle compagnie vous allâtes. EUSTACHE. Plût à Dieu que je n'y eusse point été ! RODOMONT. Que parlez-vous d'été, maintenant qu'il fait si froid ? EUSTACHE. Rien, rien ; je dis seulement que j'y ai été. RODOMONT. Or je vous voudrais prier qu'il vous plût me prêter votre habit que Basile portait, et je vous le rendrai avant qu'il soit quatre heures d'ici. EUSTACHE. Je le veux bien, mais il faut avant que je le renvoie quérir, car Basile ne me l'a pas encore rendu. Toutefois, si vous voulez, je vous en ferai bien donner un tout semblable au mien, que le cousin René fit faire pour une noce de laquelle nous étions tous deux. RODOMONT. Je serais bien aise d'avoir le vôtre, et pour une raison que je vous dirai après. EUSTACHE. Je m'en vais donc envoyer mon laquais le requérir. Laquais ! GENTILLY. Plaît-il, Monsieur ? EUSTACHE. Va-t'en chez le seigneur Basile. GENTILLY. Bien, Monsieur, j'y vais. EUSTACHE. Veux-tu attendre ! Où cours-tu si vite ? GENTILLY. Chez le seigneur Basile. EUSTACHE. Eh bien ! Que lui diras-tu ? GENTILLY. Je ne sais. EUSTACHE. C'est ce qu'il me semble. Tu es si étourdi, que tu n'as pas la patience que je te dise ce qu'il faut que tu fasses. Dis-lui que je le prie qu'il me renvoie mon habit, et que j'en ai bien affaire. GENTILLY. Bien, Monsieur. EUSTACHE. Entrons cependant en la maison, et en attendant qu'il revienne nous jouerons un coup de trictrac, et puis nous dînerons. Aussi bien je pense que mon père ira faire un tour hors la ville, et qu'il ne dînera pas céans. RODOMONT. Je le veux bien, puisqu'il vous plaît. SCÈNE V. Saucisson, écornifleur et maquereau ; Eustache. SAUCISSON. Holà ! Seigneur Eustache, encore un mot. Où allez-vous si vite ? EUSTACHE. Est-ce toi, Saucisson ? Pardonne-moi, je ne t'avais pas aperçu. SAUCISSON. Monsieur, il y a plus de huit jours que je suis gros de vous voir. Eh bien ! Quel homme êtes-vous ? Il y a longtemps que je ne vous ai vu tenir le verre, et je ne sais plus, par ma foi, de quelle mai na vous buvez. EUSTACHE. Viens-t'en dîner avec nous, et tu le sauras. Au reste, je te donnerai du meilleur vin bourru de France. SAUCISSON. J'irai volontiers ; mais j'ai peur que je ne mette la famine chez vous : vous avez plusieurs fois vu de mes prouesses, et comme je sais jouer dextrement de l'épée à deux mains à table quand j'ai mes coudées franches. Partant,si vous voulez avoir le plaisir de me voir bâfrer, faites en sorte que la table soit si bien couverte qu'on ne puisse voir la nappe, et qu'il n'y ait manque de breuvage. Je crois que vous m'avez ouï dire souvent, quand je mange un coq d'Inde ou un cochon de trente-cinq sols, qu'il m'est avis que je casse une noix. EUSTACHE. Ne te soucie que d'apprêter tes dents et tes ongles. SAUCISSON. Ce sera donc à pis faire, à ce que je vois. EUSTACHE. Tu en feras comme tu l'entendras. SAUCISSON. Attendez un peu. Quelle heure est-ce là qui sonne ? EUSTACHE. Ce ne saurait être que dix heures. SAUCISSON. Touchez là ; avant qu'il soit une heure d'ici, je vous ferai voir la plus belle garce que vous ayez vue de toute cette année. EUSTACHE. Je vois bien ce que c'est. Pour nous flatter, tu nous veux produire quelque reste de chanoines ou quelque lampe de couvent. SAUCISSON. Par la vertu ! sans jurer Dieu, c'est quelque chose de respect. EUSTACHE. Ainsi en disent tous ceux de ton métier. SAUCISSON. Contentez-vous de savoir que c'est une marchande de la rue Saint-Denis, qui a fait accroire à son mari qu'elle allait en pèlerinage à Notre-Dame de Liesse, et au lieu d'y aller,s'est gentiment retirée en ma maison, pour faire plaisir aux compagnons et prendre du bon temps pendant ces jours gras. EUSTACHE. Voilà vraiment un gentil trait, et duquel je n'avais encore été déjeuné. Mais, dis-moi, quel présent ? SAUCISSON. Je ne vous veux point vanter ma marchandise et vous repaître de paroles. La vue n'en coûtera rien. EUSTACHE. Va-t'en donc la quérir et amène-la céans, car je pense que mon père n'y viendra pas dîner, et quand bien il nous surprendrait, je la cacherais en mon cabinet. SAUCISSON. Je m'en vais. Avisez cependant de faire mettre au feu, et que nous ayons quelque chose qui ait bec. SCÈNE VI. Eustache, Rodomont, Gentilly. EUSTACHE. Vîtes-vous jamais un plus gentil falot que ce vénérable Saucisson ? RODOMONT. Nenni, par ma foi. Il a la gueule fraîche, et dit des mots nouveaux. EUSTACHE. Il n'y a que le vin et les friands morceaux qui le gâtent, et sans cela je vous promets que ce serait le plus gentil poisson d'avril qui soit d'ici à Rome. RODOMONT. Il est venu à point pour chasser votre mélancolie. EUSTACHE. Ma mélancolie n'était pas grande, et, quand bien elle eût été extrême, votre présence m'est si agréable qu'elle me l'eût bientôt fait mettre sous le pied. Mais il me semble que je vois mon laquais qui revient. RODOMONT. C'est lui-même. J'ai grand peur que nous aurons de mauvaises nouvelles, car il ne rapporte rien. EUSTACHE. Gentilly, as-tu trouvé Basile ? GENTILLY. Oui, Monsieur. EUSTACHE. Eh bien ! Que t'a-il dit ? GENTILLY. Il m'a dit ainsi qu'il vous priait de l'excuser s'il ne pouvait rendre vos habits plus tôt que sur les quatre heures du soir. RODOMONT. Je m'en doutais aussi bien. GENTILLY. Et qu'il vous viendrait trouver tout à cette heure pour faire lui-même ses excuses. EUSTACHE. Il n'en était point de besoin. GENTILLY. J'ai trouvé en chemin monsieur votre père, qui m'a dit qu'il ne reviendrait pas dîner à la maison, et qu'il s'en allait jusqu'à Charenton. EUSTACHE. Ne t'a-il dit autre chose ? GENTILLY. Non, Monsieur, sinon qu'il est bien marri qu'il n'a fait ce qu'il pensait. EUSTACHE. Et moi, tout au contraire, j'en suis bien aise. Seigneur Rodomont, puisque vous voyez que nous ne pouvons avoir mes habits, je m'en vais envoyer quérir ceux-là du cousin, qui sont tout semblables aux miens. RODOMONT. Je vous en supplie bien humblement. EUSTACHE. Gentilly, va-t'en chez mon cousin René, et dis-lui que je le prie bien fort qu'il m'accommode, pour une heure ou deux, de son pourpoint et de ses chausses de satin incarnat et de son manteau de taffetas, et qu'il te les donne tout à de suite. GENTILLY. Bien, Monsieur, EUSTACHE. Entrons cependant, car je vois venir vers nous une femme avec une cape que je pense connaître. SCÈNE VII. Françoise, Basile. FRANÇOISE. Je ne sais où je pourrai trouver Basile. Je voudrais avoir payé beaucoup et l'avoir rencontré en mon chemin pour lui dire des nouvelles qui le réjouiront : car depuis que j'ai laissé Eustache j'ai épié l'heure que Girard sortirait de chez Louise, et aussitôt que je l'ai vu sortir je suis venue tout bellement écouter à la porte ce que l'on disait, et ai entendu que Louise tançait sa fille, lui disant entre autres choses : Eh bien ! madame la glorieuse, vous avez tant fait, par vos journées, que Eustache ne sera point votre mari ; mais allez chercher qui prendra jamais la peine de vous en trouver un autre. C'est logique : il vous faut peindre des maris. Par ces propos j'ai pu comprendre que tout était rompu, ce dont je suis très aise ; et je le serais encore davantage si j'avais trouvé Basile, pour le faire participant de ma joie. Mais on dit bien vrai : quand on parle du loup on en voit la queue. Monsieur, je prie Dieu qu'il vous donne ce que vous désirez. BASILE. Ha ! Madame Françoise, si Dieu me donnait ce que je souhaite, je serais plus heureux que l'empereur. FRANÇOISE. N'y pensez plus, vous l'aurez. Mais, Monsieur, encore faut-il faire une résolution, et ne pas se donner en proie à la passion ainsi que vous faites. Si votre maîtresse vous voyait, que dirait-elle ? En bonne foi, elle aurait occasion de vous estimer homme de lâche courage. Mais réjouissez6vous. Ne savez-vous pas bien que cent livres de mélancolie n'acquittent jamais pour un sol de dettes ? Et puis, je vous prie, dites-moi de quoi vous vous plaignez ? BASILE. Je ne me plains de rien, Dieu merci ; mais je suis en une perpétuelle crainte que l'on ne me fasse torcher la bouche avant que d'avoir dîné. FRANÇOISE. Je veux que vous ôtiez tous ces doutes de votre entendement. BASILE. Je ne puis, si je ne suis assuré d'une autre façon. FRANÇOISE. Voulez-vous une meilleure assurance que les paroles de Geneviève que je vous ai fait savoir par Antoine ? BASILE. Je crois bien que Geneviève ne me voudrait faire un faux bon ; mais je crains la mère. FRANÇOISE. Si vous saviez ce que je sais, vous ne diriez pas ainsi. BASILE. Hé ! Madame Françoise, je vous prie de ne m'être point chiche de si bonnes nouvelles. Mais je crois que vous vous moquez de moi. FRANÇOISE. Je me moque, là ! À Dieu ne plaise ! BASILE. Aussi ne croirai-je rien, jusqu'à ce que je sache ce qu'il y a de nouveau. FRANÇOISE. Allez, je le veux bien, il faut donc que vous sachiez que j'ai ouï de mes propres oreilles que tout est rompu, au moins quant à Eustache. BASILE. Je n'en crois rien si vous ne me dites de qui vous l'avez su. FRANÇOISE. Je vois bien ce que c'est, vous ne croyez Dieu que sur bon gage ; mais n'est-ce pas assez que je le vous dise ? Et quand bien je ne l'aurais ouï dire à Madame Louise il n'y a pas une heure, je pense que malaisément Eustache en voudrait. BASILE. Ne dites pas cela, je sais qu'il l'aime, et aussi je sais bien que son père l'en sollicite fort. FRANÇOISE. Voilà grand cas : vous êtes des confrères de saint Thomas et ne voulez jamais croire les choses si vous ne les voyez. Soyez assuré que si Eustache l'a aimée auparavant, il la hait maintenant comme un poison. BASILE. Comment le savez-vous ? FRANÇOISE. Je ne vous veux point déguiser les matières. Aussitôt que je vous eus renvoyé Antoine, j'allai ouïr la grand'messe auprès de Madame Louise, et quand le service fut fini, nous sortîmes de l'église ensemble. Alors je commence à la raisonner, et lui ayant demandé comment elle se portait et s'il était vrai ce que j'avais ouï dire, que sa fille était accordée, elle me fit la réponse qu'il n'en était rien et qu'il n'avait tenu qu'à Geneviève ; toutefois, qu'elle espérait d'en faire bientôt le mariage. BASILE. Ce commencement-là ne me plaît guère. FRANÇOISE. Écoutez jusqu'à la fin. Comme nous étions sur ces propos, surviennent Girard et son fils Eustache, lesquels, après nous avoir saluées, Girard entra avec Louise en la maison et me laissa deviser avec son fils. BASILE. Encore il n'y a rien là à mon avantage. FRANÇOISE. Je commence à me fondre en discours avec lui, et comme l'on entre de propos en propos, je vins à lui dire que je savais que Geneviève l'aimait parfaitement ; et lui me répond au contraire qu'il ne le pensait pas, mais qu'à la vérité il perdait les pieds pour son amour. Quand je vis qu'il était ainsi agité, je lui dis tous les biens du monde de la fille, et qu'il faisait bien d'asseoir ses pensées en si bon lieu : tant que j'ai connu clairement que, à mesure que nos propos croissaient, son affection aussi s'augmentait. BASILE. Madame Françoise, vous m'avez ruiné. Au lieu de verser de l'eau sur son feu, vous y avez répandu de l'huile. FRANÇOISE. [Note : Chancre : Fig. Vice, fléau, plaie qui ruine, qui détruit [L]]Laissez-moi achever. Quand je vis qu'il m'écoutait attentivement et qu'il croyait tout ce que je disais, je vins à risquer la chance et à lui dire que Geneviève était la plus vertueuse fille de Paris et qu'elle le montrait bien : car, encore qu'elle eût une mamelle toute mangée de chancre, elle portait son mal avec une telle patience, que personne ne s'en était jamais aperçu. BASILE. A ce coup, vous m'avez ressuscité. Eh bien ! Que dit-il là-dessus ? FRANÇOISE. Je le vis à l'instant changer de couleur, demeurer muet et enfoncer son chapeau sur les yeux, par lesquels signes je connu clairement que l'amour commençait déjà à faire place à la haine : car bientôt après il me dit adieu, et ne daigna aller trouver son père qui l'attendait chez Louise, encore qu'il lui eût demandé de le faire. BASILE. Ô madame Françoise ! Vous êtes la plus galante femme de France, si Eustache a cru cette fable si bien inventée ! FRANÇOISE. Soyez sûr qu'il l'estime vraie comme évangile. Mais avez-vous avisé à ce que je vous ai mandé par Antoine ? BASILE. Je n'ai garde de faillir à l'assignation. FRANÇOISE. C'est assez dit. Retirez-vous donc, de peur que quelqu'un ne vous voie me parler. BASILE. Ne vous plairait-il pas de venir dîner chez moi ? FRANÇOISE. Allons, j'en suis ravie. BASILE. Je vous prierai de me raconter une autre fois toute cette histoire, tant j'y prends plaisir. Je m'étais proposé d'aller faire un tour chez Eustache, mais je crois qu'il est maintenant à table. Il vaut mieux remettre mon voyage à une autre fois. ACTE III SCÈNE I. Thomas, marchand ; trois sergents. THOMAS. L'on dit bien vrai que pour faire plaisir on reçoit souvent du déplaisir, et qu'en prêtant à un mauvais rendeur, d'un ami on en fait un ennemi. Je le connais clairement par moi-même, qui n'avais un meilleur ami que le capitaine Rodomont. Avant que je lui eusse baillé à crédit de ma marchandise, il avait accoutumé de me venir voir fort souvent ; même il venait parfois manger et boire en ma maison, et était la plus grande part du jour en ma boutique à deviser avec moi ou avec ma femme. Mais depuis un an que je le fis assigner en reconnaissance de dette, et qu'il fut dit par sentence du prévôt de Paris que quatre mois passés il serait contraint par corps, tant s'en faut que nous soyons amis, au contraire il me menace de me tailler en pièces et de me faire passer son cheval sur le ventre. Mais je ne le crains pas, Dieu merci ! d'autant que je sais bien qu'il y a plus de bravade en son fait que de hardiesse, et aussi que nous sommes en une ville où la justice règne. J'ai été averti par un de mes valets qu'il était entré au logis de Girard et qu'il parlait d'y dîner. Je serais bien mal de mon pays si je perdais cette opportunité de le faire payer ou de le mener en prison. Partant, mes amis, je le vous recommande ; guettez-le ici au passage, et ne plaignez pas vos peines de l'attendre plutôt jusqu'à la nuit, car je vous contenterai bien. LES SERGENTS. Monsieur, il ne nous échappera pas, mais à quoi le reconnaîtrons-nous ? THOMAS. Vous le reconnaîtrez à ses grandes moustaches noires, retroussées en dents de sanglier, et à un grand abreuvoir à mouches qu'il a sur la joue gauche ; et puis il mène ordinairement après lui un laquais habillé de vert et assez mal chaussé. LES SERGENTS. C'est assez dit : retirez-vous. THOMAS. J'aime mieux attendre un peu et vous le montrer quand il sortira, de peur qu'il n'y ait abus. Mais j'entends que l'on ouvre la porte de Girard. Le voilà qui sort. Aussitôt qu'il aura la tête tournée, ne manquez pas de vous ruer sur lui. Je vais pendant ce temps vous faire apprêter la collation. SCÈNE II. Rodomont, Nivelet, Trois Sergents. RODOMONT. Adieu, seigneur Eustache ; je reviendrai vous trouver vite, s'il m'est possible. Mais si je ne reviens si tôt, ne laissez pas pour moi à dîner. Il m'est avis que je vais maintenant me présenter à quelque brèche, le bouclier au bras et l'estoc au poing. Et quand je pense là où je vais, il me souvient de la prise d'Issoire ou de Mastric : encore je suis sûr que la place où je vais donner l'assaut est de plus difficile accès et plus malaisée à gagner que ne le sont les châteaux de Milan, de Corfou, de la Goulète, ou la citadelle d'Anvers. Mais Amour, qui me conduit sous son étendard, me promet que je demeurerai maître de la place sans effusion de beaucoup de sang, pourvu que je conduise mes troupes en silence, pendant que ceux de dedans ne se doutent pas de l'embuscade que je leur ai dressée, et qu'ils se préparent de se rendre à Basile, sur lequel je ravirai aujourd'hui une belle victoire. J'ai envoyé mon homme faire une patrouille autour des avenues, et, selon le rapport qu'il m'en fera, je jetterai mes gens à la campagne et ferai marcher mes bataillons. Le voilà qui s'en revient. Je crois qu'il m'apporte de bonnes nouvelles. NIVELET. Monsieur, hâtez-vous ! J'ai vu à l'instant Louise qui s'en va toute seule au sermon. RODOMONT. Es-tu bien sûr que c'est elle ? NIVELET. Apprenez-moi à connaître mouches en lait. Il ne faut tant de propos. Dépêchez-vous, et quand vous serez entré, ne manquez pas de fermer la porte>afin que si Basile vient, il trouve visage de bois. RODOMONT. S'il vient, il ne s'en retournera sans bête vendre, je t'en assure. LES SERGENTS. Demeurez, Monsieur, ou vous êtes mort. RODOMONT. Hé ! Mes amis, que me voulez-vous ? pourquoi m'ôtez-vous mes armes ? LES SERGENTS. Nous vous faisons commandement de par le roi de payer deux cents écus que vous devez au sire Thomas, envers lequel vous êtes condamné par cette sentence. RODOMONT. Mes amis, je vous prie de me laisser aller à un affaire dont le roi m'a expressément chargé, et ensuite je ne manquerai pas de vous satisfaire incontinent, car aussi bien je n'ai pas cette somme sur moi. LES SERGENTS. Tout cela ce sont des paroles. Si vous ne les payez présentement, et les dépens compris en cette exécutoire, nous vous faisons prisonnier de par le roi. NIVELET. Par Dieu ! Il vaut mieux que je gagne le haut, de peur que ces beaux sergents ici ne me mènent avec mon maître au logis des gens de pied. RODOMONT. Hé ! Messieurs, n'userez-vous point de miséricorde en mon endroit ? LES SERGENTS. Allons, allons, c'est trop caqueté. Encore s'il avait l'esprit de nous graisser la main, on pourrait le faire évader ; mais au diable la monnaie qu'il nous présente ! RODOMONT. S'il vous plaît de me mener à mon logis, je vous rendrai contents. LES SERGENTS. Ce ne serait pas sage de notre part. RODOMONT. Attendez pour le moins une heure, que j'aie mis le commandement du roi à exécution. LES SERGENTS. Voir, pardieu ! Je ne crois pas que, le roi veuille se servir de gens comme vous. C'est trop contesté. Marchez, si vous ne voulez pas qu'on vous fasse avancer à coups de bâton. RODOMONT. Hé ! Mes amis, ayez pitié de moi. LES SERGENTS. Nous ne pouvons. C'est trop prêché. Sus ! Sus ! Menons-le par dessous les bras comme une mariée. RODOMONT. Ha Dieu ! Que je suis misérable ! Au lieu d'aller me fiancer à ma maîtresse, l'on me fait épouser une prison. SCÈNE III. BASILE, seul. J'ai eu du plaisir pour plus de dix mille francs de voir ce fendeur de naseaux si empêché au milieu de ces sergents qui veulent, à ce que je crois, le mettre en cage pour lui apprendre à parler. Mon Dieu ! Qu'il filait doux ! Qu'il faisait le courtois et gracieux ! N'était que je l'ai reconnu à sa balafre, je n'eusse jamais pensé que ce fût lui, et qu'un homme de faction, qui a l'habitude de manger les charrettes ferrées,se fût laissé dévaliser par trois pauvres malotrus de sergents. Vraiment, il avait bien affaire de se faire si brave aujourd'hui pour aller à de telles noces. Mais, à propos, quand j'y songe, il était habillé comme moi. Je vais gagerais bien qu'il avait su mon entreprise, et qu'il avait délibéré de me devancer. C'est cela sans doute, et je pense qu'Eustache n'avait envoyé requérir son habit que pour l'en accommoder, car j'ai su de son laquais qu'ils dînaient ensemble. Or j'ai bien délibéré de prendre l'occasion au poil, puisque mon bonheur m'a tellement favorisé que de m'avoir ôté cet empêchement, qui, à la vérité, n'eût pas été petit, si ce grand pendard fût entré avant moi, ainsi qu'il lui eût été bien aisé sans ces sergents, à qui Dieu donne bonne et longue vie. SCÈNE IV. Saucisson, Ecornifleur ; Alix, Femme de Thomas ; Basile. SAUCISSON. Vous verrez un jeune homme aussi gaillard que vous en ayez éprouvé. ALIX. Nous verrons tantôt si vous dites vrai. SAUCISSON. Tenez, le voilà qui se cache le visage de peur d'être reconnu. Je crois qu'il venait au devant de nous. ALIX. vraiment, il est de bonne taille et a la jambe assez bien faite. SAUCISSON. Il a encore quelque chose de plus beau. Mais arrêtons-le, car il fait semblant de passer outre. Seigneur Eustache ! Eh bien ! Suis-je homme de promesse ? Que vous en semble ? Le tendron ne mérite-il pas un bon péché ou deux ? BASILE. [Note : Tendron : Fig. et familièrement. Une jeune fille. [L]]Quel tendron ? Quelle promesse ? Ma foi, vous rêvez des genoux, ou vous me prenez pour un autre. SAUCISSON. Ho ! Ho ! Ne vous souvient-il plus que je vous ai promis de mener cette dame en votre maison pendant que votre père n'y est pas ? BASILE. L'ami, je crois que tu as bu de la lessive. Va, va, passe ton chemin et me laisse aller. SAUCISSON. Pensez-vous que je ne vous connaisse pas bien, encore que vous contrefaisiez votre voix, et que vous ayez changé d'habillement depuis ce matin ? BASILE. Tu es un importun. Regarde ! Me connais-tu à cette heure ? SAUCISSON. Monsieur, pardonnez-moi ; l'habit que vous portez m'a fait faire cette faute. BASILE. Va, va, je ne m'en soucie, et veux bien te dire qu'Eustache est l'un de mes meilleurs amis, et suis bien aise de ce que tu lui mènes une si belle garce, qui lui pourra faire passer beaucoup de tintouins qu'il a dans la tête. Au reste, dis-lui que tu as trouvé un homme vêtu de ses habits, qui va boire à sa santé de bon coeur, s'il est si hardi que de lui tenir tête. Adieu, j'ai affaire un peu à cette prochaine porte. Antoine, attends-moi en cette ruelle. SCÈNE V. Alix, Saucisson. ALIX. Vraiment, Saucisson, vous avez bonne grâce de me mener chez un homme que vous ne connaissez pas. Que sais-je s'il n'a point quelque mal sur lui ? En bonne foi, je ne fusse jamais venue si j'eusse pensé que m'eussiez voulu faire ce tour. SAUCISSON. Foi d'homme de bien, il n'y a point de ma faute, et tout homme y eût été trompé comme moi. ALIX. Regardez bien qu'il ne nous advienne un pareil scandale. SAUCISSON. J'y mettrai bon remède, car je ne parlerai de ma vie à homme qui aura son manteau devant le nez. Pour ce coup, trop tard ; je serai une autre fois plus sage. On dit vrai : le chat, une fois échaudé, craint l'eau froide. Nous voilà maintenant arrivés près de son logis. Je m'en vais heurter. Mais, puisque la porte est ouverte, entrons dedans sans faire tant de cérémonies. SCÈNE VI. ANTOINE, seul. [Note : Satyrion : Plante de la famille des orchis qui exhale une odeur de bouc fort désagréable, et dont les racines tuberculeuses ont de la ressemblance avec un scrotum, satyrium hircinum, L. [L]]C'est à ce coup que mon maître sera payé content de tous les travaux et peines qu'il a soufferts en cette poursuite ! c'est à ce coup qu'il tiendra à plaisir entre ses bras cette cruelle Geneviève, qui s'est jusqu'ici montrée si sauvage ! Je suis sûr qu'elle ne sera point si farouche qu'elle ne permette bien qu'on la baise et qu'on lui fasse quelqu'autre chose, bien qu'au commencement elle fasse semblant d'y résister : car une fille ne veut jamais accorder de parole ce qu'elle laisse prendre de fait, et est bien aise d'être brusquée. Si mon maître ne sait à ce coup user de sa fortune et insinuer gentiment sa nomination, il mérite d'être dégradé des armes, et de ne combattre jamais sous le drapeau d'Amour. Ô Antoine ! si tu étais à sa place, ou si tu avais un aussi beau sujet pour piéger ton maître, avec même commodité, dis, par ta foi, que ferais-tu ? T'amuserais-tu seulement à lui faire des contes de la cigogne, lui demander comment elle se porte et lui lécher le museau (comme font un tas d'amoureux de carême qui ne touchent point à la chair) sans exécuter ce qui importe le plus ? Je crois que tu ne te ferais point prier de danser le branle de un dedans et deux dehors. Que je sois cocu si je ne lui faisais la folie des garçons, et il n'y aurait excuse ou empêchement qui tienne ! Non, non, je ne demanderais pas à remettre la partie à demain : car, en ce cas, qui remet la partie, il la doit perdre, et je n'aurais que faire de manger du satyrion, des culs d'artichauts, des huîtres à l'écaille, ni des truffes, comme j'ai vu que faisait un vieillard que j'ai servi autrefois le jour qu'il se maria à sa troisième femme. Plût à Dieu que Perrette fût venue à la porte ! J'avais bien délibéré de lui offrir mon service et tout ce que je porte ; mais cette friande de Geneviève l'aura envoyée quelque part en commission, afin de demeurer toute seule au logis et avoir plus de commodité. Mais, mon Dieu, qu'est-ce que je vois ? Par Dieu ! nous sommes vendus. Voilà Louise qui s'en revient de l'église. Que ferai-je ? En avertirai-je mon maître ? Je ne puis entrer en la maison sans être aperçu d'elle, et lui en sortir. Il y aura tantôt beau ménage, quand elle verra mon maître avec sa fille en bel état ! Je n'y saurais que faire. Ils ont fait la folie, qu'ils la boivent. SCÈNE VII. Louise, Antoine. LOUISE. Jamais je ne vis un temps si morfondant, si ce n'est l'année du grand hiver ; s'il gelait à pierre fendre, je n'aurais aussi froid de la moitié. J'ai revêtu un manteau fourré, et aussi j'ai une bonne pelisse et deux cottes bien doublées l'une sur l'autre ; mais tout cela n'a pu si bien me couvrir que le froid ne m'ait chassée de l'église comme le sermon ne faisait que de commencer. Je vois bien qu'il faudra que je perde vêpres aujourd'hui ; mais nous les dirons, Geneviève et moi, auprès du feu. Aussi bien je pense que cela l'ennuie d'être toute seule à la maison. Vraiment, bien vraiment, je serais bien marrie si cette fille-là avait du mal : car c'est bien la meilleure fille et la plus obéissante qui soit dans Paris. Tout le long du jour, après qu'elle a donné ordre à mon ménage, au lieu de lire dans les livres d'Amadis, de Ronsard et de Desportes, elle ne fait que dire ses Heures ou prier Dieu en son petit oratoire, à genoux devant un crucifix et une Notre-Dame de Pitié. Je prie Dieu qu'il la veuille tenir en sa sainte protection, et lui donner un mari tel qu'elle le mérite. Mais qui a laissé ainsi la porte ouverte ? Vierge Marie ! les larrons seraient-ils bien venus pendant mon absence ? J'ai grand'peur qu'ils n'aient emporté toute la vaisselle d'argent qui était dans la salle. Il n'y a pas de remède ; je vais voir. ANTOINE. Nous sommes perdus : car c'est en la salle que mon maître gouverne sa Geneviève. Je lui disais bien qu'il montât en haut. Il n'y a plus moyen d'échapper. Ce sera grand'pitié de la vie qu'elle fera tantôt, mais surtout que tout notre mystère soit découvert. Mais contre fortune bon coeur. Au pis aller, mon maître en sera quitte pour la prendre pour femme, ce qui est tout ce qu'il souhaite ; car je ne pense pas que Louise soit si dépourvue d'entendement que de faire déclarer sa fille putain par arrêt de la cour du Parlement, comme l'ont fait quelques autres, qui s'en sont repenties après tout à loisir. La voilà qui sort. Je me veux retirer dans l'allée de cette maison voisine pour ouïr ce qu'elle dira. LOUISE. Vrai Dieu ! Qu'est-ce que j'ai vu ! Qui eût jamais pensé que Geneviève eût voulu faire une telle plaie à son honneur ? J'en suis si étonnée que je ne sais si je songe ou si je veille. J'avais peur que les larrons fussent entrés en ma salle, et pour m'en éclaircir avant que d'y entrer je me suis mise à regarder par le trou de la serrure de l'huis ; mais je n'y ai vu qu'un larron qui volait l'honneur de ma fille et le mien. Ô Eustache ! j'avais une autre opinion de toi, et n'eusse jamais pensé que tu m'eusses voulu jouer un si lâche tour. C'est toi sans doute, et, encore que le lieu où est le lit vert soit assez obscur, je t'ai bien reconnu à ton habit incarnat que tu portes souvent. ANTOINE. Tout va bien, puisqu'elle prend mon maître pour Eustache. Si je puis le faire sortir sans qu'elle le voie, à eux deux le débat. LOUISE. Geneviève ! Geneviève ! Ce n'est pas là l'instruction que ton père, à qui Dieu donne son pardon, et moi, t'avons donnée. J'y ai été trompée la première : car, te voyant si dévote et faire tant la Sainte Nitouche, par mon âme ! J'avais toujours eu peur que tu ne te fisses religieuse. ANTOINE. Il n'est pire eau que celle qui dort. LOUISE. Mais quel conseil puis-je prendre en ce cas si inespéré ? Dois-je envoyer quérir le commissaire ? Si j'appelle la justice, chacun se rira de moi, et, qui plus est, on me jouera aux pois pilés et à la basoche. Si, d'un autre côté, je lui fais épouser ma fille, je ne serai pas assez satisfaite de l'outrage qu'il m'a fait. Mais aussi dois-je lui donner la clef des champs, afin qu'il se vante partout de son beau chef-d'oeuvre ? Non, non ! Je les tiendrai prisonniers dans ma salle, que j'ai fermée à double tour, attendant que j'aie su de mes parents et amis ce que je dois faire. Je m'en vais premièrement trouver Girard, pour me plaindre à lui de son fils, et le menacer, s'il ne m'en fait raison, de le faire mettre en une basse fosse où il ne verra ni soleil ni lune de longtemps. Mais voilà son laquais qui tient une bouteille. Je vois savoir de lui, sans faire semblant de rien, si Girard est en dans sa maison. SCÈNE VIII. Gentilly, Louise. GENTILLY. Qu'au diable soit donné le brouillon de tavernier qui m'a fait attendre près d'un quart d'heure avant que de me rendre ma bouteille ! J'ai peur que mon maître m'en tance. Mais je ferai comme les femmes, je crierai le premier. LOUISE. Mon ami, attends un peu que je te dise un mot. GENTILLY. Que vous plaît-il, Madame ? Dites vite, car je suis pressé. LOUISE. Girard est-il à la maison ? GENTILLY. Nenni, il n'y a que son fils. LOUISE. Voyez comme ce petit coquin est déjà fait au badinage, et comme il ment assurément ! Mais, dis-moi, où pourrai-je trouver Girard ? GENTILLY. Il est allé à Charançon, et ne reviendra peut-être pas aujourd'hui. Voulez-vous autre chose de moi ? Adieu. LOUISE. Mon Dieu ! que ferai-je ? Que dira le monde quand il saura la faute de ma fille ? Nous voilà déshonorées à jamais si mon frère ne trouve quelque expédient pour sauver l'honneur de l'une et de l'autre. Je m'en vais le trouver et lui conter tout le fait, et puis je me gouvernerai selon le conseil qu'il me donnera. SCÈNE IX ANTOINE, PERRETTE, chambrière DE GENEVIEVE ; BASILE. ANTOINE. Encore ai-je bonne espérance que tout se passera bien s'il est possible de tirer mon maître de sa prison. Aussi faut-il y tâcher, et puis nous aviserons au demeurant. Je vois voir si je pourrai entrer au logis pendant que Louise est allée trouver son frère, qui demeure assez loin d'ici. Mais je ne sais comment j'y pourrai entrer, car la porte est fermée. Je m'en vais heurter de toutes mes forces. Tic, toc, tac. PERRETTE. Qui est là-bas, qui frappe si rudement ? ANTOINE. Est-ce toi, Perrette ?Je ne te pensais pas ici. Ouvre-moi la porte. PERRETTE. Par saint Jean ! Je ne ferai pas, si tu ne me donnes premièrement assurance de ne me rien faire. ANTOINE. Tes fièvres quartaines ! Ai-je accoutumé de te faire mal ? PERRETTE. Que sais-je ? ANTOINE. Essaye, et puis tu le sauras ; aussi bien n'engendré-je point. PERRETTE. Vraiment, tu veux deviser ! Mais retourne hardiment d'où tu viens, car il n'y a rien céans pour toi. L'aumône est faite dès le matin. ANTOINE. Ho ! Ho ! Depuis quand es-tu devenue si glorieuse que tu refuses tes serviteurs, maintenant que tu as si bon loisir d'exercer les oeuvres de miséricorde ? PERRETTE. Je ne puis pour cette heure. ANTOINE. Pourquoi donc ? Aurais-tu bien la fièvre rouge qui prend aux femmes tous les mois ? PERRETTE. Voyez-vous ce vilain, comme il est fort en gueule ! ANTOINE. Perrette, ouvre-moi, je te prie, et pour cause. PERRETTE. Tu me veux abuser de ton caquet ; je n'en ferai rien pour cette heure, et tu peux bien traîner tes dandrilles ailleurs. ANTOINE. Ouvre-moi, si tu es sage, et ne t'en fais plus prier. Je ne veux pas faire ce que tu penses, et que peut-être tu voudrais bien. PERRETTE. Hé ! Mon ami, tant vous êtes bon fils et sage ! Je vous connais comme si je vous avais nourri. ANTOINE. Voilà ce que c'est : si on dit à un larron que l'on va ouïr la messe, il pensera incontinent que c'est pour aller dérober un calice ou les ornements d'un autel. Mais il n'est plus temps de se moquer ; c'est trop barguigné, dépêche-toi de descendre et de m'ouvrir la porte si tu veux sauver ta vie et l'honneur de ta maîtresse, car je puis t'assurer que dame Louise ne fait que de partir d'ici, et a vu par le trou de la serrure mon maître qui jouait beau jeu avec Geneviève, car il couchait gros. PERRETTE. Vierge de grâce ! qu'est-ce que tu dis ? Mais, comment a-elle pu entrer sans heurter. ANTOINE. Mon maître avait oublié de fermer la porte. PERRETTE. Mon Dieu ! Mon père ! Mon créateur ! Dis-tu vrai, ou si tu me racontes des histoires ? ANTOINE. Vrai comme Evangile. Et si tu t'en veux mieux assurer, tu trouveras qu'elle les a enfermés dans la salle. PERRETTE. J'y vais voir, et, si tu dis vrai, je te ferai entrer, ANTOINE. Ce diable de sexe féminin ne veut croire les choses si on ne les lui fait toucher avec la main ! PERRETTE. Antoine, mon ami, nous sommes perdues si Dieu n'a pitié de nous ; et tout le mal retombera sur moi, d'autant que l'on pensera que j'en aurai été la courtière. ANTOINE. Ne saurait-on sortir de la salle par les fenêtres, qui donnent sur la cour ? PERRETTE. Oui, bien ; mais, par Notre-Dame ! j'étais si troublée que je ne pensais plus à ce moyen. ANTOINE. Va-t'en donc vite faire sortir mon maître par là, et dis à Geneviève qu'elle ne s'étonne de rien, mais qu'elle ait bon bec à nier tout. Dis lui aussi que je lui mande qu'avant qu'il soit une heure j'espère de remédier à tout. L'on dit bien vrai que l'amour est aveugle, c'est-à-dire que ceux qui aiment ne savent ordinairement ce qu'ils font, et se mettent souvent en des dangers dont ils se passeraient bien. Je vous prie, quel besoin avait mon maître de venir voir sa maîtresse de cette sorte et de la ravir jusque dans le logis de sa mère ? Aussi fallait-il en venir là, puisqu'il en était si fort coiffé que, si je ne lui eusse trouvé ce moyen d'alléger ses passions, il était près de se désespérer et de jeter, comme l'on dit, le manche après la cognée, de la crainte qu'il avait qu'Eustache ne lui coupât l'herbe sous le pied. Mais le voilà qui sort du sépulcre. Dieu soit loué ! J'espère que tout sa passera bien. BASILE. Antoine, mon ami, j'ai eu aujourd'hui la plus grande de mes peurs, non tant pour moi que pour l'amour de cette pauvre fille, qui me porte une amitié si grande. ANTOINE. Monsieur, il faut en rester là et n'y retourner plus à telles enseignes. BASILE. Mais encore ne la veux-je pas quitter que d'abord je ne sache le moyen d'apaiser sa mère. ANTOINE. Je vous promets, foi de pauvre garçon, que je pourvoirai bien à tout, pourvu que vous disiez la vérité de ce que je vous demanderai. Avez-vous eu d'elle ce que vous prétendiez ? BASILE. Sans faute nous avons vidé les points principaux et les plus fâcheux, et j'étais prêt à rentrer en lice lorsque j'ai ouï quelqu'un fourgonner à la serrure. Mais je te puis dire que tout ce que j'en ai eu a été plus de force que de son bon gré. ANTOINE. Il se peut bien faire ; toutefois, difficilement en fussiez-vous jamais venu à bout si elle n'y eut prêté son consentement et qu'elle ne se fût aidée de ses membres. Mais venez-çà : avez vous délibéré de continuer à lui faire la cour ? BASILE. Je serais bien malheureux si je faisais autrement, et pense que toute l'eau qui passe sous le Pont au Meunier ne serait pas suffisante à laver mon péché si je récompensais par la trahison une faveur si grande. ANTOINE. Ce qui m'a fait vous tenir tel propos, c'est que je sais beaucoup de personnes qui ne voudraient pour rien épouser une femme de qui ils auraient joui avant le jour des noces, quand bien elle les aimerait uniquement. BASILE. Ceux-là méritent d'épouser une potence ou un pilori. ANTOINE. Puisque vous avez cette ferme résolution, il ne faut point perdre le temps en vains discours ; mais tout de ce pas il nous faut aller chez Eustache, qui est tellement votre ami, et lui conter comme tout s'est passé. BASILE. Pour quoi faire ? Ne sais-tu pas bien qu'il a fait longtemps la cour à Geneviève, de laquelle peut-être il voudra se venger s'il sait ce qui s'est passé entre elle et moi ? ANTOINE. Non, il ne fera pas cela ; je le connais de trop bon naturel. BASILE. Je ne m'y voudrais pas trop fier. ANTOINE. Je vous dirai ce dont je me suis avisé. Il a maintenant en sa maison une jeune femme que Saucisson lui a amenée : s'il voulait vous permettre de la vêtir de l'habit que vous portez et de la mettre à votre place avec Geneviève, ce serait un brave trait pour la réconcilier avec sa mère ; et cependant le temps nous donnera conseil de ce que nous avons à faire. Pour le moins son honneur lui sera sauvé. BASILE. Il y a quelque apparence de réussir dans tes propos ; mais j'ai peur qu'Eustache ne refuse. ANTOINE. Il ne le fera pas quand il verra que le fait vous touche de si près. Allons vite l'accoutrer et l'instruire de ce qu'elle aura à faire et dire. BASILE. Allons au nom de Dieu. ACTE IV SCÈNE I. Thomas, Basile, Alix, Antoine. THOMAS. [Note : Notre Dame de Liesse : Basilique située à Liesse-Notre-Dame dans le département de l'Aisne. Lieu de pèlerinage de la Vierge noire.]C'est grand cas que, plus on pense avancer, plus on recule. Je pensais avoir à ce coup ma dette entière, mais je suis contraint de me contenter de la moitié : car, alors que mes sergents menaient ce capitaine vers le Châtelet et que je le suivais de loin, de peur qu'ils ne le laissent aller en prenant de lui un pot-de-vin, est survenu un gentilhomme, mon ami, lequel, ayant reconnu Rodomont, m'a prié de ne pas lui faire passer le guichet, me promettant que lui-même me paierait présentement la moitié de sa dette, et qu'il me priait d'attendre pour l'autre, ce que je n'ai pas voulu refuser, pour lui faire plaisir, et aussi d'autant que je craignais que mon homme, se voyant prisonnier et sans moyen de s'acquitter envers moi, ne me payât d'une belle cession de Dieu. Ainsi je l'ai laissé aller après que j'aie touché mes deniers, et après qu'ils se soient obligés, tous deux solidairement de me payer dans six mois le reste de mon du. Par ce moyen, je crois que je ne perdrai rien, d'autant même que mon nouveau débiteur est un homme riche et qui a pignon sur rue. Et, par ma foi, quand je n'en aurais jamais autre chose, encore m'en devrais-je contenter, d'autant que cette dette est pour une marchandise vendue à perte de finance que je lui ai fait acheter au double de ce qu'elle valait. Mais qui sont ces gens qui viennent vers moi ? Je pense connaître les deux de vue,et quand au troisième, qui est habillé d'incarnat et qui se couvre la face, je ne sais qui il est. En bonne foi, plus je le regarde, plus il me semble qu'il a la façon d'une femme plutôt que d'un homme. Je crois que c'est quelque bonne pièce déguisée qui va planter des cornes au plus haut des biens de quelque pauvre mari. Ô Dieu ! que l'homme est malheureux qui épouse de telles chiennes et filles de mauvaise vie ! Quant à moi, je remercie Dieu de ce qu'il m'a donné une des plus prudes femmes qui soit d'ici à Notre-Dame-de-Liesse, là où elle est allée faire un pèlerinage, sans que l'hiver et le temps dangereux l'aient peu détourner de sa dévotion. BASILE. Allons, Madame, et ne craignez rien. Il ne vous reconnaîtra jamais, sur mon honneur. Ayez seulement la pensée de vous couvrir bien le visage du pan de votre manteau. ALIX. Monsieur, je suis perdue si une fois il me regarde entre deux yeux ! BASILE. S'il fait tant soit peu semblant de vous toucher, assurez-vous qu'il ne portera pas son péché fort loin. THOMAS. Il me semble que ces messieurs ne prennent pas plaisir que je les regarde ; partant, il vaut mieux que je me retire en ma maison pour voir si tous mes écus sont de poids. BASILE. A la fin, il est parti. Ne laissons donc de parachever notre entreprise. Vous savez que tout mon salut est maintenant entre vos mains, lequel j'aurai incontinent recouvré si vous jouez dextrement votre personnage. ALIX. Laissez-moi seulement faire, et vous connaîtrez que je ne suis pas une petite novice. BASILE. Antoine, cours-t'en vite en avant faire ouvrir la porte, afin que Madame Alix n'attende point. ANTOINE. Bien, Monsieur, j'y vais. BASILE. Je crois que vous avez bien retenu ce que nous avons dit, et qu'il n'est besoin de vous rafraîchir la mémoire de ce que vous avez à dire à la mère et à la fille ? ALIX. Je ne me fourvoierai pas aisément. BASILE. Je vous supplie d'avoir cette affaire à coeur. Voilà la chambrière qui a ouvert la porte. Entrez vite, que vous ne soyez vue de quelqu'un. Antoine, va-t'en jusques au logis de madame Françoise voir si elle y est, car je voudrais bien lui parler, et viens me le dire au logis où je t'attendrai de pied ferme. Mais n'arrête guère et ne t'amuse nulle part en chemin. ANTOINE. Je serai incontinent de retour. SCÈNE II. Eustache, Rodomont. EUSTACHE. Que je suis marri que le seigneur Basile ne m'a pas plus tôt déclaré l'affection mutuelle que Geneviève et lui se portaient ! Je me fusse bien gardé de m'y embarrasser si avant, et lui eusse toujours de bien bon coeur quitté la place, pour l'intérêt que j'y puis prétendre. Il mérite certes une bonne fortune, et il n'y a si grande dame dans Paris qui ne se dût sentir heureuse d'être courtisée d'un si galant homme, pour les bonnes et grandes parties qu'il a. Mais quand tout est bien considéré, il ne pouvait mieux s'adresser qu'à Geneviève, puisqu'il est vrai que l'affection qu'elle lui porte est si démesurée qu'elle n'a point craint même de bazarder son honneur pour lui montrer le bien qu'elle lui voulait. Mais ne vois-je pas Rodomont qui vient tout échauffé ? Serait-il bien homme à avoir mis la main à l'épée contre quelqu'un ? Je m'en vais lui demander... Seigneur8Rodomont, Dieu vous garde du mal ! RODOMONT. Ha ! Seigneur Eustache, pardonnez-moi, la colère m'avait si fort transporté que je ne vous apercevais point. EUSTACHE. Comment ! Vous a-t-on fait quelque tort ? RODOMONT. Non, pas autrement, sinon que trois grands pendards de filous, bien armés jusqu'au collet, sont venus m'assaillir, et, pensant avoir aisément raison de moi, d'autant qu'ils me voyaient seul, d'aussi loin qu'ils m'ont aperçu se sont mis à crier : " Mets la main à l'épée, poltron !" Alors, voyant qu'ils n'étaient que trois, je n'ai daigné tourner le dos, encore qu'ils fussent mieux armés ; mais, mettant bravement la main à ma flamberge, je les ai reçus de telle façon que, d'un coup de poing, que j'ai rué au milieu de la panse du premier, je l'ai jeté tout plat dans le ruisseau, et il n'a eu aucun mal, à cause de la cuirasse qu'il avait, sinon qu'il s'est évanoui. Aux deux autres, en deux revers et deux coups droits, j'ai coupé les jarrets droits et abattu les épaules gauches. EUSTACHE. Voilà vraiment du bon travail. Il n'était pas possible, en si peu de coups, de faire plus de pièces. RODOMONT. [Note : Lépante est le lieu une bataille navale qui opposa La Sainte-Ligue (Espagnols et Italiens) et les Ottomans le 15 octobre 1571. La Sainte Ligue l'emporta.]Oui bien, comme vous dites ; mais je puis vous assurer que, à la bataille de Moncontour, d'un seul coup donné en taille ronde, j'ai coupé deux hommes par la ceinture ; il est vrai qu'ils n'étaient armés que de cottes de maille. Et de cette façon je pense avoir fait mourir plus de quarante hommes, à la rencontre de Jarnac, en moins de quinze coups. Plût à Dieu que vous eussiez été avec moi à la journée de Lépante ! Vous m'eussiez vu souvent abattre quatre têtes de Turcs d'un seul coup d'épée. EUSTACHE. Cela est un peu sujet à caution ; mais, pour vous faire plaisir, je le croirai, car je voudrais faire davantage pour vous. RODOMONT. [Note : Lancepessade : Dans l'ancienne armée française, bas-officier d'infanterie subordonné au caporal. [L]]Sans mentir, ceux qui ne sont jamais sortis de la ville, comme vous, et qui ; ne virent de leur vie combattre en bataille rangée, ne peuvent pas bonnement croire ces histoires véritables ; mais il n'y a si petit caporal, sergent de bande, lancepessade, soldat, voire même goujat qui ne vous dise que c'est le moins de ce que je sais faire. Je vous demande pourquoi pensez-vous que je suis quasi tout le jour aux boutiques des armuriers ? EUSTACHE. [Note : Corselet : Petite cuirasse que portaient les piquiers dans le régiment des gardes. [L]]Je ne sais, si ce n'est pour acheter quelque corselet ou salade. RODOMONT. [Note : Rondache : Ancien bouclier circulaire, employé par les hommes à pied.[L]]Ha ! Je veux vous le dire : aussitôt que quelque capitaine veut acheter un corps de cuirasse ou une rondache, il me prie de lui faire compagnie pour éprouver ces armes, et si elles sont si bien trempées qu'elles puissent résister à un coup de poing déchargé de toute ma force sans être faussées, alors il les achète, s'assurant bien qu'il n'y a mousquet qui les puisse enfoncer. EUSTACHE. Vous me dites merveille. Je connais bien à cette heure que je suis nouveau au fait des armes, car je n'avais encore été déjeuné de telles prouesses, et ne les croirais pas facilement si un autre me les racontait, Dieu me le veuille pardonner ! RODOMONT. Je ne suis homme qui prenne plaisir de me vanter ; mais si ma rapière pouvait parler, elle dirait choses qui vous feraient faire le signe de la croix ; seulement je vous puis dire sans vanterie que mon bras fait plus d'échec en une bataille que ne ferait une couleuvrine de dix-sept pieds. EUSTACHE. Votre épée doit être d'une merveilleuse trempe ? RODOMONT. Vous le pouvez penser ; et quand vous saurez d'où elle est venue, vous ne vous en étonnerez pas fort, d'autant qu'elle a été faite en Damas par le même ouvrier qui forgea Durandal et Flamberge ; c'est pourquoi je la nomme Flamberge, encore que son vrai nom soit Pleure-Sang, ainsi qu'un grand clerc m'a dit l'avoir trouvé écrit sur la poignée en lettres grecques, que je n'ai pu jamais lire, ni tous mes parents, car jamais homme de ma race n'eut le coeur si lâche que de s'adonner aux lettres. EUSTACHE. Tout beau ! Tout beau ! Vous vous égarez en votre discours. J'ai vu de braves seigneurs, et autant vaillants que l'on peut dire, qui prenaient bien la peine de feuilleter les livres pour y apprendre la vertu. Mais achevez votre compte. RODOMONT. [Note : Sangiac : Chacune des principales subdivisions des provinces de l'empire ottoman. [L]]Ce grand clerc que je vous disais m'a aussi dit qu'il y avait en écrit sur la lame avec ces mots : Cette épée a été forgée pour le sultan de Babylone. Et quant à moi, je le trouve bien vraisemblable, d'autant que je la conquis sur le sangiac d'Alexandrie, que je défis sur mer entre Chypre et Damiette, lorsque je délivrai plus de deux mille chrétiens qu'il avait faits chevaliers de la troupe de ses galères, lesquelles j'ai mené à Venise, et vous les pourrez voir encore à l'arsenal, car pour lors j'étais à la solde des Vénitiens. EUSTACHE. J'en ai appris aujourd'hui plus que je ne pensais ; mais c'est dommage qu'une lame si singulière soit tombée entre vos mains. RODOMONT. Pourquoi ? Mort Dieu ! Y a-il homme qui mérite mieux de la porter que moi ? EUSTACHE. Je ne le dis pas pour cela ; mais elle devrait être à quelque roi, pour la garder en un cabinet bien précieusement, et ne pas la mettre en oeuvre tous les jours, comme vous faites. RODOMONT. Non, non, je ne la dégaine pas si souvent que vous penseriez : car si j'ai affaire à quelque poltron ou quelque homme qui ne sait gentilhomme, je me contente de lui casser les reins à coups de bâton ; et je vous dis bien plus, que mon épée est encore vierge de sang de poltron. EUSTACHE. Je vous en crois sans jurer, mais non pas demain. RODOMONT. Que dites-vous de main ? EUSTACHE. Je dis que chacun doit bien craindre votre main. RODOMONT. Par Dieu ! Je puis bien dire que je suis plus craint qu'aimé ; sinon peut-être des médecins, barbiers et chirurgiens, auxquels je donne force pratiques. EUSTACHE. Laissons, je vous prie, ces beaux contes pour une autre fois ; car, encore qu'ils soient joyeux, ils ne sont pas bons à tous mets. Et puis il me semble que je vois mon père qui s'en revient. Je serais bien aise qu'il me trouvât en la maison. Adieu, seigneur Rodomont. RODOMONT. Adieu, seigneur Eustache, nous nous reverrons quand il vous plaira. Cependant commandez-moi, et assurez-vous que je vous rendrai service d'aussi bon coeur que je revins jamais de l'école. EUSTACHE. Je vous en remercie bien fort ; mais quand vous aurez fini avec l'habit du cousin, renvoyez-le-moi. SCÈNE III. Rodomont, Girard. RODOMONT. Amour est une étrange passion : car, pour tout le malheur qui m'est aujourd'hui arrivé, je ne saurais tant faire que je ne pense toujours aux beautés de Geneviève, et à la belle commodité que ce poltron de marchant m'a fait perdre. Mais contre fortune bon coeur ; encore n'entrerai-je pas en désespoir pour cela, et si je puis trouver la porte ouverte, je ne laisserai de tenter l'aventure, voire au hasard de ma vie et du mon honneur, que j'estime beaucoup plus. Ha ! Mon Dieu ! Je crois bien que Basile a pris la place, puisque la porte est fermée. Je crois que, si j'attends ici plus longtemps, je n'y gagnerai que de la honte et du froid. GIRARD. [Note : Guilée : Giboulée, pluie soudaine. [L]][Note : Charenton est une commune à l'Est de Paris. La Rapée était entre Paris et Charenton. La Rapée, hors les murs au XVIème, se situe le long de la Seine proche de l'actuelle Gare de Lyon.]Je pensais aller me promener jusqu'à Charenton ; mais j'ai été étonné de voir le chemin si vilain, et n'ai pas été si tôt à la Râpée que j'ai senti tomber une guilée d'eau, ce qui a été cause que j'ai tourné bride, et ai remis mon voyage à une autre fois. Mais n'est-ce pas là mon fils ? Eustache, où vas-tu à cette heure ? RODOMONT. [Note : Besicles : Lunettes à branches qui se fixent à la tête. [L]]Bonhomme, passez votre chemin, vous me prenez pour un autre ; et chaussez un peu mieux vos bésicles une autre fois. GIRARD. Penses-tu que je ne te connaisse pas bien, encore que tu te caches la face ? RODOMONT. Ha ! Seigneur Girard, vous me connaissez pour l'un des meilleurs amis de votre fils. Regardez, je suis Rodomont. GIRARD. Vous avez raison ; pardonnez-moi si je vous ai été importun. L'habit que vous portez m'a trompé, sans point de faute. RODOMONT. Là où il n'y a point d'offense il n'y faut point de pardon. Adieu, Seigneur Girard. SCÈNE IV. Girard, Louise, Alphonse. GIRARD. Je ne sais quel temps il fait maintenant ; pour un mois de janvier, il fait merveilleusement vilain, au lieu qu'il devrait faire sec et geler à bon escient. Si ce temps-ci dure, j'ai grand peur qu'à ce renouveau la maladie ne se réveille plus forte qu'avant, ce qui serait, par mon âme, très pitoyable, principalement pour une infinité de pauvres artisans, lesquels n'auront pas le moyen de gagner leur vie s'il faut que les plus riches abandonnent la ville, comme ils ont fait l'année passée. Mais n'est-ce pas là ma commère Louise et son frère Alphonse ? Elle me semble toute troublée. Je crois que c'est de ce que nous n'avons pu rien conclure. Je ne veux laisser pour cela de lui faire la révérence. Bon vêpre, ma commère ! Où allez-vous à cette heure ? LOUISE. Je suis bien aise de vous avoir trouvé, car j'ai bien à vous parler, et de près. GIRARD. Comment ? Avez-vous reçu quelque injure de ma part ? Je ne le pense pas. Et si nous n'avons contracté ensemble, vous savez bien à qui il a tenu. Mais j'ai bonne envie que nous ne laissions pour cela à demeurer amis comme avant. LOUISE. Il n'est pas possible que vous ne soyez consentant du malheureux acte que votre fils a commis, et vous proteste que, si vous ne m'en faites raison, il me coûtera tout mon bien, ou je lui ferai perdre la tête sur un échafaud. GIRARD. Ma commère, ne dites pas cela. Mon fils est homme de bien, et il n'y a homme qui m'osât dire le contraire que je ne lui donnasse un démenti par la gorge. LOUISE. Comment, est-ce agir en homme de bien que de venir en plein jour ravir l'honneur de ma fille ? GIRARD. Qui le dit ? LOUISE. Moi, qui l'ai vu de mes propres yeux. GIRARD. Vous aviez la berlue ! Eustache est de trop bonne maison pour avoir fait un péché si exécrable. LOUISE. Afin que vous n'en doutiez plus, je vous avertis que je l'ai surpris avec ma fille, et l'ai enfermé dans ma salle, d'où je vous sûre qu'il ne sortira pas aisément sans mon congé. ALPHONSE. Ma soeur, ma soeur, ne vous fâchez. Puisque Girard ne vous veut faire raison et qu'il use encore de menaces, nous lui apprendrons bien à tourner au bout. Il y a bonne justice en cette ville, Dieu merci ! Et nous avons assez de parents et amis qui embrasseront notre cause et ne nous abandonnerons pas. GIRARD. Je ne puis croire que mon fils se soit tant oublié ; et, quand bien il aurait fait la faute, il en serait quitte pour l'épouser. LOUISE. Dites-vous ? Pensez-vous donc que je fasse si peu de compte de mon honneur ? Le cas me touche de trop près. Venir en plein midi débaucher ma fille, et la ravir, par manière de dire, jusque dans mes bras ! Et puis vous pensez qu'il en soit quitte pour l'épouser ? Par la merci Dieu ! Il ne sera pas vrai. GIRARD. Je ne pense pas qu'Eustache soit méchant au point d'avoir eu affaire à elle sans que premièrement il lui ait promis foi de mariage. LOUISE. Il se peut bien faire ; mais il n'y a si beau mariage qu'une corde ne défasse. GIRARD. Cela est bien vrai entre gens barbares, et qui voudraient user de toute rigueur ; mais entre chrétiens, cette maxime ne peut avoir lieu, d'autant qu'il est écrit qu'il n'appartient pas à l'homme de séparer ce que Dieu a conjoint. Davantage, il me semble que, quand vous aurez mis mon fils en justice, vous y gagnerez peu, car l'on ne vous croira pas toute seule ; et puis votre fille ne sera pas si éhontée, comme quelques-unes ont été, que de dire qu'elle a été dépucelée. Cela ne serait ni beau ni honnête, et je serais bien marri, tant pour vous que pour moi, qu'il nous en fallût venir là. Partant, il me semble que vous feriez bien de vous tenir à mes offres, qui sont que mon fils épouse votre fille aux conditions que vous m'avez proposées, lesquelles, encore qu'elles soient un peu dures, je suis content qu'il les accepte comme pour punition de sa folie, s'il est vrai qu'il l'ait faite ALPHONSE. Ma soeur, je trouve que Girard commence à se ranger à la raison. Encore faut-il faire une fin. LOUISE. Mais, mon frère, pourrais-je endurer qu'Eustache fût mon gendre après avoir ainsi déshonoré ma maison ? Serais-je bien si sotte que de livrer mon propre sang entre les mains de mon mortel ennemi ? Je ne le ferai jamais. GIRARD. Madame, quand la colère vous aura laissée, je suis bien sûr que vous trouverez mes offres plus que raisonnables. Vous en ferez néanmoins ce qu'il vous plaira, et si vous êtes décidée à nous poursuivre, je suis aussi prêt à me défendre. Je vous prie cependant d'aviser deux fois à ce que vous voulez faire. LOUISE. Ne vous souciez de mes affaires : je ne ferai rien sans conseil, mais j'ai bien en la tête de ne laisser un tel forfait impuni, quoi que cela me doive coûter. Mon frère, allons trouver ce fameux avocat, monsieur Bariole, qui demeure tout ici contre, pour avoir son conseil. ALPHONSE. Allez devant, je vous suivrai incontinent. Seigneur Girard, ne vous tourmentez point, je vous prie ; et j'espère que cette faute sera cause d'une bonne alliance, ou bien je ne serai pas cru. Il ne faut pas prendre garde à ma soeur, car c'est une femme qui est en colère. GIRARD. Il me déplaît bien que mon fils se soit tant oublié ; mais, puisqu'il a fait la folie, qu'il la boive. Je ne vous puis dire autre chose, sinon que je vous prie bien humblement de faire tant qu'il épouse Geneviève, à quelque prix que ce soit, et qu'il ne soit point mis en prison, s'il est possible. ALPHONSE. Assurez-vous que je m'y emploierai comme pour moi-même, puisque je vous vois homme de raison. Adieu. SCÈNE V Girard, Eustache. GIRARD. [Note : Vêpres : Terme de liturgie catholique. Heures de l'office divin, qu'on disait autrefois sur le soir, et qu'on dit maintenant pour l'ordinaire à deux ou trois heures après midi. [L]]Ô Dieu ! Que ceux-là sont heureux qui n'ont jamais mis sur leur cou le pesant joug du mariage ! Que ceux-là pareillement sont heureux qui, étant mariés, se sont vus aussitôt en liberté par la mort de leurs femmes ; ou bien (si le malheur a voulu que leurs femmes fussent de longue vie) qui n'en ont eu aucun enfant, ou, s'ils en ont eu, qui les ont perdus pendant leur bas âge, avant qu'ils eussent le moyen de tourmenter leurs pères par leurs folies et débauches ! Si la mort eut ravi dès le berceau mon Eustache, je ne serais pas maintenant en peine pour lui, et ne serais pas en crainte de le voir châtier comme un ravisseur de filles. Faudra-il que celui que j'ai élevé avec tant de peine, et que j'ai nourri si délicatement, serve bientôt d'exemple à tout un peuple, au milieu d'une Grève et d'une halle ! Mon Dieu ! je te prie de m'ôter de ce monde, plutôt aujourd'hui que demain, s'il est arrêté que mon fils doive être la pâture des corbeaux ou forçat d'une galère ! Mais pourquoi est-ce que je me désole ainsi ? Dois-je croire aux premières paroles de ceux-ci, qui peutêtre ont inventé cette fable de dépit qu'ils ont que je n'ai voulu accorder leurs articles déraisonnables ? Vraiment, ce n'est pas sagement agir que de me rendre malheureux avant le temps. Je m'en vais faire un tour en mon logis pour m'enquérir de mes gens de ce qu'est devenu Eustache. La porte est fermée. J'ai peur qu'ils soient tous allés à vêpres. Tic, toc, tac. EUSTACHE. Qui est là-bas ? GIRARD. Il me semble que j'entends sa voix. Tic, toc, tac. EUSTACHE. Qui diable est-ce qui frappe ainsi ? GIRARD. C'est lui, sans doute. Dieu sait loué ! Il faut bien dire qu'il aura trouvé moyen d'échapper. Eustache, ouvre-moi. EUSTACHE. Ô mon père ! Je ne pensais pas que vous dussiez revenir si tôt. Avez-vous dîné ? Ne vous plaît-il pas d'entrer ? GIRARD. Attends, je te veux dire ici deux mots en la rue, pendant que personne ne passe... Eustache, Eustache, je n'eusse jamais pensé que tu eusses été si volage et outrecuidé que de faire une si lourde faute. Ce n'est pas là la leçon que je t'ai montrée. EUSTACHE. Comment ! Mon père, quelques envieux vous auraient-ils bien fait accroire quelque mensonge, afin de me mettre en votre mauvaise grâce ? GIRARD. Tu ne gagnes rien à me le nier. Je sais comme le tout s'est passé. EUSTACHE. Mon.Dieu ! j'ai peur que quelqu'un des voisins ait vu entrer céans la femme de Thomas. GIRARD. Tu me mets la mort entre les dents de ne me vouloir confesser une chose que tu ne saurais nier. EUSTACHE. Mon père, je vous supplie bien humblement de me vouloir pardonner. La jeunesse et l'amour m'avaient aveuglé de telle sorte que je me suis laissé tomber en ce péché. GIRARD. Mais ne craignais-tu autrement le danger auquel tu me mettais ? EUSTACHE. Quel danger ? Il n'y en avait point, que je sache. GIRARD. Eustache, Eustache, tu es encore bien jeune. Tu penses donc qu'il n'y ait aucun mal que de ravir une fille de bonne maison jusques dans le logis de sa mère ? EUSTACHE. Qui vous a dit cela ? Jamais je n'y pensai. GIRARD. Et, de par Dieu, si tu y eusses bien pensé, tu ne l'eusses certes pas osé entreprendre : car, faute de bien considérer l'événement des choses, tu as fait un acte qui est suffisant pour te ruiner, si Dieu ne t'aide. EUSTACHE. Je vous prie de croire que ce n'est pas une garce publique et qui fasse métier et marchandise de se prêter ; partant, vous ne devez avoir peur que j'y aie gagné quelque mal. GIRARD. Je le sais bien, de par Dieu ! Mais il vaudrait mieux que tu eusses gagné la vérole et la pelade que de t'être adressé en tel lieu, car l'on pourrait te faire guérir à moins de cinquante écus ; mais, si on te garde la rigueur, tout mon bien ne te pourra sauver la vie, si sa mère ne te veut regarder en pitié et permettre que tu la prennes pour femme. EUSTACHE. Que dites-vous ? Elle est mariée. GIRARD. Geneviève est mariée ! À qui ? EUSTACHE. Ce n'est pas d'elle que je parle GIRARD. Comment donc ? Aurais-tu bien fait une seconde faute ? Ô Dieu ! Quel enfant ai-je nourri ? Au lieu que je pensais l'accuser d'une simple paillardise, il me confesse en outre un adultère qualifié. EUSTACHE. Mon père, je vous prie de me pardonner la faute que j'ai faite et de ne pas garder votre courroux à mon encontre, vous assurant que je ne retomberai pas facilement en semblable erreur, puisque je sais que cela vous est désagréable. GIRARD. Eustache, j'ai trop supporté tes jeunesses. Si je t'eusse été rude et sévère ainsi que sont plusieurs pères à leurs enfants, tu cheminerais mieux dans la crainte de Dieu que tu ne fais. J'ai grand peur que Dieu ne me punisse de ce que je t'ai été trop doux et facile. EUSTACHE. N'ayez regret, je vous prie, d'avoir fait du bien à celui qui ne sera jamais enfant ingrat. GIRARD. Je n'y ai pas de regret, non ; mais il me déplaît que ma bonté ait été cause que tu as fait aujourd'hui deux fautes pour lesquelles il faudra que tu quittes le pays. EUSTACHE. Je ne pense avoir fait autre faute que d'avoir reçu chez nous, en votre absence, une femme que Saucisson m'a amenée. GIRARD. Que gagnes-tu de me nier la vérité ? Penses-tu que je ne sache pas bien que tu as été voir Geneviève pendant que sa mère était au sermon ? EUSTACHE. Je vous entends, à ce coup. Mais qui vous a fait ce beau conte ? GIRARD. C'est Louise même, laquelle a juré ses grands dieux qu'elle nous en ferait repentir ; et il ne m'a servi à rien de lui dire que tu l'épouserais. EUSTACHE. Moi ? Que je l'épouse ? Je m'en garderai fort bien, puisqu'un autre en a fait ses choux gras. Qu'elle aille chercher un gendre ailleurs. GIRARD. Notre-Dame ! Qu'est-ce que j'entends ! EUSTACHE. Je ne vous veux rien celer. Il faut que vous entendiez que celui que Louise a vu avec sa fille, habillé d'un habit incarnat, n'est autre que Basile, lequel a trouvé moyen de sortir par les fenêtres de la salle, et est venu chez nous, où, après qu'il m'a eu conté tout au long l'amour que Geneviève lui portait, le long temps qu'il l'a servie, et le moyen qu'il avait employé pour lui parler en privé, il m'a prié de lui prêter cette dame que Saucisson m'avait amenée, ce que je ne lui ai pas refusé ; puis il l'a fait vêtir du même habit qu'il avait, et l'a mise en sa place avec Geneviève. GIRARD. Voilà une plaisante histoire.Vraiment, je n'en voudrais pas tenir un fer chaud, et suis bien aise que tu n'es point embrouillé en ce patelinage. Mais puis-je croire en sûreté ce que tu viens de conter ? EUSTACHE. Quel profit y aurais-je à le dire s'il n'était pas vrai ? Au demeurant, Basile, se défiant de pouvoir entrer facilement en la bonne grâce de Louise, m'a prié de faire ce qui serait en mon pouvoir pour lui faire avoir Geneviève pour femme, et de vous parler en sa faveur, à cause de la familiarité que vous avez avec Louise. GIRARD. Vraiment, il mérite qu'on lui fasse plaisir. Laisse-moi faire ; j'espère qu'avant qu'il soit nuit nous aurons mis ses amours en bon train. Mais j'ai peur qu'on ne le trouve guère bon de nous, et qu'en ce fait même il nous ait un peu bravé. EUSTACHE. Il ne le voudrait pas avoir pensé seulement. Vous savez que toute l'affection que j'ai portée à Geneviève n'était que pour obéir ; et puis j'ai su que Basile lui a fait l'amour plus d'un an devant moi. GIRARD. Si tout ce que tu me dis est vrai, je t'absous de bien bon coeur de l'autre offense que tu as faite, pourvu que Dieu te la veuille pardonner. Allons, pendant que la chose est toute fraîche, trouver Louise, pour voir si elle est encore courroucée. EUSTACHE. Je le veux bien. Allez devant ; je vous suivrai d'assez loin, afin de voir quelle mine elle tiendra à l'aborder. Et puis, quand elle sera bien en colère, je sortirai de mon embuscade. Tenez, la voilà qui sort de chez monsieur Bariole. GIRARD. Je la vois bien. Retire-toi un peu en arrière. SCÈNE VI. Louise, Alphonse, Girard, Eustache. LOUISE. Voilà un grand cas : tous tant que vous êtes à qui je conte ma mauvaise fortune vous me conseillez de ne le mettre point en procès, et d'accepter le parti que l'on me présente. Mais vous avez beau faire, je ne vous croirai pas pour ce coup. ALPHONSE. Ma soeur, ma soeur, il fait bon de croire à un conseil, et non à sa propre tête. Quant à moi, d'autant que le fait me touche aussi bien que vous, je vous conseille en saine conscience comme je voudrais que l'on fît en mon endroit si cette mauvaise fortune m'était advenue, ce dont je prie Dieu de me vouloir garder. LOUISE. Vous dites autrement que ne pensez, et êtes bien aise de vous en laver les mains, de peur d'avoir la mauvaise grâce de Girard. ALPHONSE. Je ne vous conseillerais pas de vous mettre d'accord avec lui si je ne voyais qu'il se soumet à la raison, vous donnant, par manière de dire, carte blanche. Et quand vous vous serez consumée à plaider l'espace de trois ou quatre ans, je ne vois point que vous en puissiez avoir meilleure raison que celle qu'il vous offre. Au demeurant, j'ai toujours ouï dire que l'on ne saurait avoir trop d'amis. Voilà Girard. Je crois qu'il vient nous trouver. Avisez, Je vous prie, à le contenter. GIRARD. Eh bien ! Ma commère, ne vous plaît-il pas que nous demeurions bons amis ? LOUISE. [Note : Grue : Fig. et familièrement. Niais, qui se laisse facilement tromper. [L]]Quant à moi, je ne vous hais point ; mais qu'Eustache soit bien sûr de ne pas avoir affaire à une grue. GIRARD. Mais, ma commère, c'est un jeune homme : il faut lui pardonner, il n'y retournera plus. LOUISE. Saint-Jean ! Je l'en empêcherai bien, car je le mettrai en lieu d'où je répondrai bien de lui. GIRARD. Dites-vous ? N'aurez-vous autrement pitié de celui qui a pensé être votre gendre ? Vraiment, vous lui ferez tort, et je ne sais homme qui voulut lui donner après cela sa fille en mariage. LOUISE. Aussi ne sera-t-il pas en cette peine, si la justice règne à Paris. GIRARD. Ma commère, touchez là. Pardonnez-lui, et il vous pardonnera les injures que vous lui avez dites. LOUISE. Où pensez-vous être arrivé ? Il ne vous suffit pas d'avoir déshonoré ma maison, encore vous vous en moquez ! GIRARD. Je vous promets, ma foi, que je suis bien marri qu'il ne vous plaise pas de vous entendre avec lui, car je suis sûr que, s'il sait ce que vous avez dit de lui et que vous l'avez menacé de le mettre en prison, il ne voudra jamais ouïr parler de votre fille. LOUISE. Non, non ; aussi bien n'est-ce pas pour lui. Et, par la merci Dieu ! Puisque vous parlez des grosses dents, avant qu'il sait une demi-heure d'ici, il sera en une basse-fosse. ALPHONSE. Girard, je vous estimais homme de bien et entier ; mais je vous connais maintenant pour un homme double. Ne m'aviez-vous pas dit tantôt que vous vouliez qu'Eustache épousât ma nièce à quelque prix que ce fût ? GIRARD. Il est vrai, mais je ne savais pas son vouloir. Depuis, il m'a dit qu'il n'en voudrait pour tout l'or du monde. ALPHONSE. Comment avez-vous pu lui parler ? GIRARD. Demandez-lui ; le voilà qui vient à nous. LOUISE. Vierge de grâce ! Comment a-t-il pu sortir ? EUSTACHE. Madame, je prie Dieu qu'il vous garde du mal. J'ai été averti que vous aviez l'opinion que j'avais fait tort à votre fille ; cela a été cause que je suis venu vous trouver pour m'en purger. LOUISE. Méchant déloyal ! Osez-vous bien vous présenter devant moi, après m'avoir fait un tel tort ? Au larron, mes amis ! Prenez ce voleur. EUSTACHE. Tout beau, Madame ! Tout beau ! Apprenez à parler autrement, car, de tout ce que vous venez de dire, il n'en est rien. LOUISE. Que t'avais-je fait, méchant, pour me jouer un si lâche tour ? Mais qui t'a ouvert la porte ? Il faut que cela ait été fait par cette méchante carogne de Perrette. EUSTACHE. Madame, personne n'avait que faire de m'ouvrir, puisque je n'y étais pas entré. LOUISE. Ne t'ai-je pas enfermé dans ma salle il y a environ une bonne heure et demie ? EUSTACHE. Vous rêvez, ou bien vous me prenez pour un autre, car je n'ai bougé de la maison. LOUISE. Mon frère, qu'est-ce à dire ceci ? Voilà Eustache que je pensais avoir enfermé étroitement, et il ne porte plus l'habit qu'il avait tantôt. ALPHONSE. Regardez bien, que vous ne vous abusiez. Je vous conseille de faire un tour jusqu'en votre salle pour voir si votre prisonnier y est encore. LOUISE. C'est bien dit. Cependant que j'y vais, je vous prie, entretenez Girard et son fils. ALPHONSE. Messieurs, ne prenez garde à ce que dit ma soeur ; c'est une femme soupçonneuse, et qui s'émeut aussitôt qu'il lui passe une mouche devant le nez. Au demeurant, elle est bien du meilleur naturel du monde quand elle a passé sa colère. GIRARD. Je la connais telle que vous me la dépeignez. Aussi n'ai-je pas délibéré de prendre ses paroles au pied de la lettre. EUSTACHE. Mais cependant elle nous fait grand tort de me soupçonner d'avoir eu affaire avec sa fille. ALPHONSE. Cela n'empêchera pas que nous n'achevions ce que nous avons déjà si bien commencé. EUSTACHE. Vous me pardonnerez, s'il vous plaît... Jamais Geneviève ne me sera rien, et pour cause. GIRARD. Vous voyez comme il ne tient pas à moi, et si ce que je vous disais est vrai. Mais voilà votre soeur qui revient... Eh bien ! Ma commère, est-ce mon fils qui vous a offensé ? LOUISE. Seigneur Girard, il me déplaît de vous avoir tenu de si fâcheux propos ; mais je crois que vous serez plus raisonnable que moi, et que vous me pardonnerez plus aisément la faute que j'ai faite, que je n'ai voulu pardonner à votre fils celle qu'il n'avait pas faite. GIRARD. Faites-moi ce bien de me dire qui est celui que vous avez surpris avec votre fille. LOUISE. [Note : Rue Saint-Denis : Rue de Paris sur la rive droite de la Seine et qui part du Châtelet (rue de Rivoli) et passe à proximité des Halles.]C'est une jeune femme de la rue Saint-Denis, habillée en homme, que je connais un peu pour avoir autrefois acheté de la marchandise en sa boutique. ALPHONSE. Mais quelle excuse prend-elle d'être venue voir ma nièce en accoutrement d'homme. LOUISE. Elle ne m'a dit autre chose sinon que son mari la traite mal, à cause d'une garce qu'il entretient ici près ; de quoi se voulant éclaircir, et le voulant surprendre sur le fait, elle a pris une porte pour l'autre, et, ayant trouvé ma maison ouverte, y est entrée en projetant de bien crier après son mari, si elle l'y avait trouvé. Depuis, ayant reconnu ma fille, elle est entrée en discussion avec elle jusqu'à l'heure où je les ai surprises ensemble. GIRARD. Voilà une plaisante farce ; mais, quand tout est bien considéré, il ne se faut guère s'émerveiller qu'une femme s'habille en homme en cette ville, pour la liberté qu'elles y ont. J'ai toujours ouï dire que Paris était le purgatoire des plaideurs, l'enfer des mules et le paradis des femmes. LOUISE. S'il vous plaît d'entrer, vous verrez que je dis vrai. GIRARD. Nous le croyons bien sans y aller voir, et il n'en est point besoin pour cette heure. Adieu, Madame. LOUISE. Adieu, Messieurs. Mon frère, entrons en la maison pour mettre ordre un peu à nos affaires. ALPHONSE. Je le veux bien ; passez devant. ACTE V SCÈNE I. Antoine, Basile, Françoise. ANTOINE. J'ai fait, à ce que je pense, près de deux mille lieues depuis une heure par cette ville pour trouver Françoise ; mais au diable si je l'ai pu jamais rencontrer ! J'ai été en son logis, où j'ai trouvé une petite fille qui m'a dit qu'elle était allée ouïr la messe au Saint-Esprit, où je suis allé en toute diligence, pensant l'y trouver ; mais elle n'y était pas. De là j'ai été à Saint-Jean, Saint Gervais, Saint-Paul, Saint-Antoine, l'Ave Maria, pour voir si je la trouverais, d'autant qu'elle est plus souvent aux églises qu'à sa maison. Après j'ai passé par les Blancs-Manteaux, les Billètes, Sainte- Croix, et m'en suis allé à Saint-Merri, Saint-Jacques, Saint-Eustache, Saint-Germain et autres églises et lieux de dévotion ; mais jamais je n'ai trouvé personne qui m'en put dire des nouvelles. Voilà ce que c'est : quand on a besoin des personnes, on ne peut les trouver ; mais quand l'on n'en a que faire, on ne les rencontre que trop. Je ne sais ce que je dirai à mon maître, d'avoir si mal employé le temps. Mais le voilà qui vient à grands pas vers moi.... Il faut trouver quelque bourde pour l'apaiser. BASILE. Antoine, où as-tu tant musé tout cet après-dîner ? ANTOINE. Monsieur, j'ai été chercher Françoise, et, voyant que je ne la trouvais point, je me mis à épier ici autour si je verrais quelque chose qui vous peut nuire, ou à Geneviève, pour vous en avertir. BASILE. Tu as bien fait. Mais, dis-moi, que me conseilles-tu de faire ? ANTOINE. Monsieur, si j'avais besoin de conseil, je vous en voudrais demander, et il me semble que vous, qui en donnez aux autres, pouvez bien en retenir pour vous sans aller ailleurs aux emprunts. BASILE. Ne sais-tu pas bien que nous voyons bien les fautes de notre voisin, mais que nous sommes aveugles aux nôtres ? Comment pourrais-je donc bien me résoudre en ce fait d'amour, qui me touche de si près, vu même que l'on ne peint l'amour aveugle pour une autre cause, sinon pour montrer que ceux qui aiment ne savent le plus souvent ce qu'ils font, où ils vont, ni ce qu'ils disent. ANTOINE. Cela est bien certain. Mais aussi je crois que l'amour n'a point tant aveuglé votre esprit qu'il ne vous ait laissé l'usage de la raison pour vous conduire en vos affaires, et puis la jouissance doit vous avoir mis en repos d'esprit. Toutefois, si vous avez le désir de prendre conseil, voilà madame Françoise qui vient vers vous, laquelle, étant donné son âge et l'expérience en fait d'amours, vous en pourra départir plus que ne pourrait faire un pauvre jeune garçon ignorant comme moi. BASILE. Allons donc au devant d'elle... Bonsoir, Madame Françoise ! FRANÇOISE. Bon vêpre, Monsieur ! Je suis bien aise de vous avoir trouvé pour vous conter des nouvelles que j'ai apprises toutes fraîches. BASILE. Qu'y a-il de nouveau ? FRANÇOISE. Je vous veux bien avertir que vos affaires iraient fort bon train, n'était une chose. Sachez donc que je viens du logis de Louise, où j'ai trouvé la femme du Sire Thomas habillée en homme, et tout à l'heure je me suis imaginée qu'il y avait là de votre invention, et que vous l'aviez mise à votre place, ainsi que peu après j'ai su de Geneviève qui, m'ayant tirée à part, m'a tout conté, et, qui plus est, m'a dit que vous l'aviez épousée. Est-il pas vrai ? BASILE. Oui, grâce à Dieu ! FRANÇOISE. Peu après, je me suis mise à deviser avec Louise et son frère, tâchant toujours de vous mettre sur les rangs ; mais aussitôt que je vous ai eu nommé, Louise m'a renvoyée bien loin, jurant ses grands dieux qu'elle aimerait mieux être morte que vous fussiez son gendre. Quand j'ai vu qu'elle était si fort en colère, je n'ai plus rien voulu dire touchant votre fait ; mais changeant de propos, nous nous sommes mis à deviser de plusieurs choses, et, allant de fil en aiguille, l'on est venu à faire mention du Capitaine Rodomont. Tout aussitôt elle a commencé à dire que ce serait bien le parti de sa fille, et qu'elle lui en voulait faire parler dès aujourd'hui. BASILE. Mon Dieu ! Que me dites-vous ? FRANÇOISE. Aussitôt qu'elle a eu lâché cette parole, j'ai trouvé moyen de le redire à Geneviève, qui s'était retirée en sa chambre ; mais la pauvre fille, ne pouvant dissimuler la douleur qu'elle sentait de si fâcheuses nouvelles, s'est mise à pleurer avec telle abondance de larmes, que j'en ai eu très grande pitié. BASILE. Ô Dieu ! Comment pourrai-je jamais reconnaître cette constante amitié ! Non, non, je suis résolu de perdre la vie ou d'arracher celle de ce glorieux capitaine, et je serais un lâche poltron si je faisais autrement. FRANÇOISE. Monsieur, vous avez grand tort de prendre une telle décision ; pardonnez-moi si je vous le dis. Ne voyez-vous pas bien que, si Rodomont meurt par votre main, vous augmentez toujours les difficultés, et faites que Louise vous haïra comme la peste, étant même en danger de perdre avec la vie le bien qui ne vous peut échapper, comme l'ayant conquis avec un si grand bonheur ? Faites, si vous m'en croyez, de deux choses l'une : trouvez le moyen de faire votre paix avec Louise, ou faites en sorte que le capitaine sache ce qui s'est passé entre vous et Geneviève. Voilà le seul moyen de lui faire laisser la poursuite en laquelle il est si chaud. BASILE. Je suis plus marri du mal que Geneviève endure à mon occasion que je ne suis de ce que vous dites qu'on la veut donner à ce mangefer, car je pense que malaisément il pourra entendre à se marier, maintenant qu'il tient garnison dans le Château de Saint-Prix. FRANÇOISE. Dites-vous ? Eh bien ! Voilà déjà un bon commencement ; il ne faut pas se désespérer. BASILE. J'ai, Dieu merci ! bon espoir de venir à bout de mes desseins ; mais je voudrais bien avoir consolé cette pauvre fille. Je m'en vais voir si je pourrai lui parler, vienne ce qui viendra. FRANÇOISE. Regardez-y bien à deux fois, et que, pour un mal, vous ne lui en donniez deux. Toutefois, je vous conseille de vous y acheminer, puisque voilà Louise qui en sort avec son frère. Retirons-nous un peu à quartier, de peur qu'elle ne nous voie. SCÈNE II. Louise, Alphonse. LOUISE. Je vous dis que je ne suis point bien édifiée de cette mascarade, et ne suis guère aise que cette belle madame Alix, que nous avons fait sortir par l'huis de derrière, soit venue voir ma fille. ALPHONSE. Quant à moi, je ne sais qu'en penser. Toutefois, elle me semble d'assez bonne sorte. Au pis aller, quand elle serait la plus débauchée de Paris, elle ne pourrait avoir fait grande plaie à l'honneur de ma nièce. LOUISE. Je ne sais. Ne vous souvient-il point que maître Damian, notre médecin, nous disait dernièrement qu'il y avait des hommes qui avaient les deux sexes, et les nommait, ce me semble, garçons-fillettes et barbes-fleuries ? ALPHONSE. Vous voulez dire hermaphrodites. Je ne crois pas que dame Alix soit de ce nombre. Mais vous faites bien, en ce cas ici, de craindre et prendre toujours les choses au pire. LOUISE. Voilà pourquoi je suis bien décidée à marier ma fille à ce capitaine qui lui fait la cour, et qui a le bruit d'avoir beaucoup de bien, avant que le monde soit abreuvé de cette histoire. Je sais que Girard est de ses amis, et, partant, allons le trouver pour lui en faire porter la parole. ALPHONSE. Je ne trouve pas bon que Girard s'en mêle. LOUISE. Pourquoi ? ALPHONSE. Pour autant qu'il vous en a prié autrefois pour son fils, et j'aurais peur que maintenant il nous fît un faux bond, et qu'il la voulût encore faire avoir à Eustache. LOUISE. J'ai bien pensé à ce que vous dites ; mais quand bien il la voudrait retenir pour Eustache, je n'en serais pas trop marrie. Au reste, je le pense tant homme de bien et tant de mes amis, qu'il tâchera à faire que Rodomont épouse Geneviève, s'il voit que son fils n'en veut point. ALPHONSE. Vous voulez dire que vous avez deux cordes à votre arc. Ce n'est pas trop mal avisé. Entrons en sa maison, puisque la porte est ouverte. SCÈNE III. Françoise, Basile, Perrette, Geneviève. FRANÇOISE. Eh bien ! Que vous en semble ? Vous voyez maintenant si j'ai dit vrai. BASILE. Hâtons-nous pendant que la commodité se présente et qu'il fait déjà assez obscur. Antoine, fais le guet pendant que je vais heurter à la porte. Tic, toc, tac. PERRETTE. Qui est là ? BASILE. Perrette, mamie, je te prie, ouvre-moi la porte. PERRETTE. Est-ce vous, Monsieur ? Mananda, je suis bien marrie que je ne le puisse. Madame a emporté la clef. BASILE. N'y a-il point de moyen de parler à ta maîtresse ? PERRETTE. Si, il y en a un, mais ce ne sera que par cette fenêtre. BASILE. Ce m'est tout un, pourvu que je puisse avoir l'heur de la voir et de lui dire trois ou quatre mots. PERRETTE. Ayez donc un peu de patience, que je l'aille quérir en sa chambre, où elle s'est retirée pour pleurer et gouverner ses pensées mieux à son aise. BASILE. Dépêche-toi. Oh ! Que je suis un homme misérable d'avoir été cause que cette pauvre fille sait tombée en la mauvaise grâce de sa mère pour aimer trop ardemment ! Il ne sera jamais en ma puissance, quand je vivrais jusqu'à la fin du monde et que je posséderais tous les honneurs et richesses de l'univers, d'acquitter la centième partie de l'obligation qu'elle a sur moi, si ce n'est qu'il lui plaise de prendre pour argent content ma bonne volonté et le ferme amour que je lui porte, que je sens d'heure en heure croître dans mon coeur, et avec ses traits d'or y graver en cent endroits le beau portrait de ma belle Geneviève. Ô Dieu ! Que je fus abusé quand je pensai que ma passion amoureuse prendrait quelque relâche par la jouissance, tout ainsi que la faim s'apaise par les viandes. la soif par le boire, et le froid par un beau grand feu ! Au contraire, ayant découvert tant de beautés et douceurs, auparavant inconnues à mes sens, je brûle maintenant d'un ardent désir de les posséder, lequel ne me laisse en repos, pour la crainte que j'ai qu'on ne me les ravisse, ainsi qu'un avaricieux qui, ayant peur qu'on ne lui dérobe ses écus, passe et repasse cent fois en un jour autour du lieu où ils sont ensevelis ; et quand il en est absent, son coeur néanmoins ne laisse d'être avec son trésor. FRANÇOISE. Vraiment, vous avez grand tort de vous tourmenter de la sorte, maintenant que vous avez occasion de vous réjouir. Mais écoutez... Je l'entends venir. BASILE. Ô mes yeux ! Repaissez-vous goulûment de cette douce lumière qui sort des siens, et vous, mes oreilles, écoutez attentivement cette voix angélique, et ne perdez une seule parole de cette belle bouche. GENEVIÈVE. Perrette, il m'est avis que j'entends quelqu'un parler là-bas. Ouvre la fenêtre. BASILE. Madame, je prie Dieu qu'il vous veuille rendre contente. GENEVIÈVE. Monsieur, je le prie qu'il lui plaise de vous donner ce que votre gentil coeur désire, car je serai assez contente si vous l'êtes. BASILE. Je suis maintenant assez content, puisque j'ai le bonheur de vous voir ; mais aussitôt que je vous aurai perdu de vue, je demeurerai plus étonné et confus que celui qui, en une nuit d'hiver, chemine par un mauvais pays, le vent lui ayant éteint sa lumière. GENEVIÈVE. Si ce que vous dites est vrai, je désire, de pouvoir entrer dans vos yeux sans vous faire mal, et, y demeurer, perpétuellement, à cette fin que vous soyez toujours content, voyant devant vous celle qui ne vit d'autre nourriture que du souvenir de vos perfections. BASILE. Vous faites donc une maigre chère, si vous vous repaissez seulement de mes perfections ; mais si vous eussiez dit de l'amour que je vous porte, je n'eusse alors pas craint de dire que vous ne sauriez être nourrie d'une nourriture plus exquise. Et vous m'en pouvez hardiment croire, comme celui qui aime la plus belle, la plus gentille dame qui soit en l'univers. GENEVIÈVE. Cela procède de votre grande courtoisie d'aimer ainsi celle qui tient à grande faveur de vous être humble servante ; mais je puis dire aussi que votre amour n'est point plus extrême que le mien, et, n'était que je crains d'offenser mon seigneur et maître, je dirais que je ne pense pas être aimée de la façon que je vous aime. BASILE. Madame, quant à l'amour que je vous porte, je dis que vous devez être plus assurée de mon amour que moi du vôtre, d'autant que votre beauté est suffisante non seulement pour attirer les hommes à soi, mais elle peut y forcer même les bêtes les plus cruelles. D'un autre côté, vous savez comme je vous suis obligé, principalement pour les récentes faveurs que de votre grâce vous m'avez départies. Mais, je vous prie, comment puis-je être assuré d'être justement aime de vous, n'ayant chose en moi qui mérite d'arrêter votre affection, et n'ayant jusqu'ici fait chose qui vous puisse exciter à m'aimer, quoique à la vérité je pense être assez bien vu de vous, tant pour votre douceur et gentillesse que pour l'envie que vous savez que j'ai de m'employer à votre service quand l'occasion se présentera, et qu'il vous plaira de m'honorer de vos commandements. GENEVIÈVE. Mon grand ami, je vous remercie bien humblement de cette offre si libérale ; seulement je vous prie, sur tous les plaisirs que vous me voudriez faire, de parler à ma mère le plus tôt que vous pourrez, ou de lui faire parler par vos parents et amis, et de mettre ordre que le mariage de Rodomont et de moi ne se fasse. BASILE. Je le ferai, n'en ayez aucun doute. Cependant je vous prie de ne pas vous contrister de choses que vous entendez. J'espère mettre si bon ordre à tout, que ce beau balafré, au lieu de vous, ne trouvera que du vent entre ses bras. Au demeurant, vous n'avez pas lieu de craindre que votre mère lui en parle, maintenant qu'il est prisonnier en la Conciergerie ou au Châtelet, sans mentir. GENEVIÈVE. Mon Dieu, que vous me faites plaisir de me dire de telles nouvelles ! Mais en êtes-vous bien assuré ? BASILE. Je l'y ai vu mener par trois sergents, qui l'ont pris cet après-dîner, près de votre logis, un peu avant que je vous eusse épousée. GENEVIÈVE. Monsieur, excusez-moi si je ne vous puis tenir plus long propos. Je crois que ma mère reviendra incontinent, car elle n'est allée loin. BASILE. Je serais bien marri qu'elle m'eût vu vous parler avant que ce trouble-ci soit apaisé. Adieu, Madame. GENEVIÈVE. Adieu, Monsieur. Je vous prie de vous souvenir de la promesse que vous m'avez faite. Perrette, ferme la fenêtre. BASILE. Madame Françoise, nous avons assez été en ce lieu. FRANÇOISE. Retirons-nous en mon logis. BASILE. Je le veux bien. Antoine, je te prie de ne bouger d'ici, et de prendre garde soigneusement à ce tu verras ou entendras dire de moi. SCÈNE IV. Rodomont, Nivelet, Antoine. RODOMONT. Que j'endure une telle bravade ! Il sera donc dit qu'un petit bourgeois de Paris ait parlé à ce point au désavantage d'un homme tel que moi, et non seulement ait mal parlé, mais, qui plus est, lui ait volé sa maîtresse ! Non, non, il me coûtera plutôt la vie que je n'en aie la raison ; mais avant que je meure, je suis sûr que ma flamberge fera une belle hécatombe, abattant plus de têtes qu'un faucheur ne fait d'herbes au mois de juin. Nivelet ! NIVELET. Plaît-il, Monsieur ? RODOMONT. Vas-t'en quérir mon bouclier et mon casque, car je veux entrer de cul et de tête chez Louise et enlever Geneviève ; et si elle ne veut venir volontairement, je veux mettre le feu au logis et brûler toute la rue, voire, pardieu ! la moitié de Paris ; et puis après, j'irai trouver ce galant de Basile pour le hacher plus menu que chair à pâté, tant que les fourmis en puissent aisément emporter chacun leur lopin. ANTOINE. [Note : Il tuerait un mercier pour un peigne, se dit d'un vaurien qui, pour le plus mince profit, ne recule devant aucune mauvaise action. [L]]Ho ! Le mauvais ! Il tuera tantôt un peigne pour un mercier. NIVELET. Il serait donc bon que vous eussiez compagnie pour vous seconder. RODOMONT. Tu as raison ; cours-t'en au corps de garde du Louvre, et dis au corporal que je le prie de m'envoyer trois ou quatre arquebusiers et autant de mousquetaires pour me faire compagnie en un affaire qui importe au service du roi. ANTOINE. Pardieu ! Si vous y venez, on vous chargera de bois comme un âne. NIVELET. Il me semble que vous vous mettez en un grand danger sans propos ni apparence. N'avez-vous pas bien ouï que Basile se vantait d'avoir épousé Geneviève ? Voudriez-vous bien ravir une femme à son mari ? Ce serait assez pour vous ruiner. RODOMONT. Tu dis vrai, ne bouge pas d'ici pour cette heure. Je suis d'avis de remettre l'assaut à demain, sur le matin. ANTOINE. Vous faites sagement. RODOMONT. Mais que dira-t-on quand on saura que j'ai été ainsi moqué ? NIVELET. Qui le dira, je vous prie, si vous-même ne le dites ? Mais je sais bien que vous n'aurez garde : vous voudriez plutôt faire croire avoir tué une douzaine d'hommes que de confesser d'avoir été bravé. RODOMONT. Je me trouve parfois assez bien de ton conseil, et pense qu'il ne sera pas trop mauvais pour ce coup. NIVELET. Vous ferez fort bien de me croire ; mais, je vous prie, seriez-vous bien si poltron que de prendre le reste de Basile ? Par ma foi ! Jamais je n'aurais bonne opinion de vous. RODOMONT. Penses-tu que Basile ait eu le pucelage de Geneviève ? NIVELET. Doutez-vous d'une chose si claire ? Penseriez-vous bien qu'il eût été si lâche que de faillir à l'assignation ? Et puis, vous avez ouï ce qu'ils se disaient l'un à l'autre, car vous étiez assez près d'eux, sans qu'ils vous puissent voir, tant à cause du temps obscur qu'il fait qu'à cause d'une charrette qui vous cachait. RODOMONT. Qu'ils te remercient hardiment du conseil que tu m'as donné, car, en la colère où j'étais, si j'eusse poursuivi ma pointe, j'eusse fait mourir cinq cents hommes pour le moins, lesquels peuvent bien dire ne tenir la vie, après Dieu, que de toi. Allons trouver Eustache ; puisque j'ai failli à mon entreprise, j'ai décidé de faire comme lui et de prendre le temps ainsi qu'il vient, sans plus m'embrouiller le cerveau de ces amoureuses passions. NIVELET. Si vous voulez parler à Girard, il m'est avis que le voilà avec une femme et un autre homme. RODOMONT. S'il me voit, je lui parlerai ; sinon, je passerai outre. SCÈNE V. Girard, Louise, Rodomont, Alphonse, Antoine. GIRARD. Quant à moi, je ne pense pas pouvoir disposer le capitaine à épouser votre fille, quelque mine qu'il fasse de l'aimer, et je ne le lui conseillerais pas, ni à vous. LOUISE. Pourquoi donc, mon compère ? Ma fille ne le vaut-elle pas bien ? GIRARD. Je n'en doute point ; mais il me semble qu'elle ne serait pas trop à son aise d'être mariée à un homme qui peut-être ne la verrait pas quatre fois en un an. Vous savez qu'aussitôt qu'il est bruit de guerre, il est des premiers à cheval. ALPHONSE. A la vérité, je craindrais qu'il se fît bien équipé grâce aux biens de ma nièce, et qu'il employât l'argent de son mariage à se monter. LOUISE. Mais j'ai été avertie de bonne part qu'il jouit pour le moins de quatre mille livres de rente. GIRARD. Je crois bien qu'il en jouirait, et de plus, s'il ne devait rien. ALPHONSE. [Note : Confrère de Saint-Mathieu : avare, usurier.]Sans mentir, il se voit peu souvent qu'un homme de sa condition n'ait affaire aux confrères de Saint-Mathieu. GIRARD. Je ne manquerai toutefois pas de lui en parler, si vous voulez. LOUISE. Je vous en prie bien humblement, et à cela je connaîtrai que nous sommes bons amis. Il me semble que le voilà ; au moins je le pense reconnaître à son laquais habillé de vert. GIRARD. Seigneur Rodomont, je suis bien aise de vous avoir trouvé pour vous communiquer un affaire qui vous importe. RODOMONT. Comment ! avez-vous eu des nouvelles que l'on va en Flandres à ce coup, ou en Portugal ? GIRARD. Je ne vous veux point parler de guerre, mais de paix. J'ai charge de savoir si vous avez désir de vous marier ? RODOMONT. Je vous dirai que tous mes amis me le conseillent, et me disent qu'il est temps que j'y pense si je veux voir mes enfants en âge de se battre. GIRARD. Si vous voulez entendre parler d'un bon parti que je sais, j'espère de faire tant par mes journées que vous l'emporterez facilement. RODOMONT. Dites-moi donc qui c'est. GIRARD. Connaissez-vous bien madame Louise que vous voyez ici présente ? RODOMONT. Oui, vraiment, et je vous assure que je voudrais rendre tout service. LOUISE. Monsieur, je vous en remercie bien humblement. Ne vous plaît-il pas de vous couvrir ? GIRARD. Je crois aussi que vous connaissez sa fille Geneviève, ou je suis bien trompé. RODOMONT. Je la connais pour une des plus belles de tout le quartier. GIRARD. C'est d'elle que je vous voulais parler, et si vous lui portez affection, comme je me suis laissé dire, je me fais fort de vous en faire bientôt passer votre envie. RODOMONT. Vous me faites plus d'honneur que je ne mérite, de me vouloir faire avoir une si belle femme ; mais je suis d'une humeur bizarre qui ne sympathiserait pas fort bien avec le sien. Partant, je vous prie de m'excuser si je n'y puis en entendre parler à cette heure. GIRARD. Comment ! l'on m'avait dit que vous perdiez les pieds pour son amour, et maintenant que vous êtes en beau chemin pour en jouir, vous reculez ! Il semble, en bonne foi, que vous craigniez la touche. RODOMONT. Sans mentir, je l'ai aimée, pendant qu'elle était fille, d'aussi bonne amour que jamais gentilhomme aima ; mais depuis que j'ai découvert qu'un autre était le mieux venu en son endroit, et qu'elle avait laissé aller le chat au fromage, je ne suis pas décidé à m'en rompre jamais la tête. LOUISE. Vraiment, Monsieur, vous avez tort : Geneviève est fille de bien. ALPHONSE. Mon capitaine, vous montrez bien, à vos sots propos, que vous avez la tête sans cervelle, de parler ainsi au désavantage de ma nièce, qui vaut mieux que vous. RODOMONT. Je ne pense point avoir parlé autrement que je ne dois. LOUISE. Ce n'est pas parler en homme de bien d'accuser les filles d'un péché auquel elles ne songèrent de leur vie. ALPHONSE. C'est bien loin de soutenir leur honneur et de couvrir leurs fautes, quand elles seraient coupables, ainsi que faisaient les anciens chevaliers de la table ronde. RODOMONT. Je ne dis rien que je n'aie vu et entendu. Voudriez-vous bien que votre fille eût deux maris à la fois ? Madame, puisqu'elle a choisi Basile pour son mari, je suis bien d'avis que vous le lui laissiez, et crois que leur mariage se portera bien. LOUISE. Qui vous a fait croire cette belle bourde ? ALPHONSE. Je vais gager que c'est une invention de Basile. RODOMONT. Basile ne me l'a point dit ni fait dire. Je l'ai vu il y a un instant parler à votre fille, et j'ai entendu d'eux que le mariage avait été consommé cet après-dîner, et que Basile était venu accoutré des habits d'Eustache. ANTOINE. Il me semble que l'on parle de mon maître ; je veux m'approcher plus près pour entendre ce qu'ils disent. LOUISE. Vous vous trompez : c'était une femme déguisée en homme qui était venue pour voir ma fille et lui porter un présent. Voici mon compère qui vous en pourrait assurer. GIRARD. Ma commère, puisque le capitaine a tout su aussi bien que moi, il n'est plus temps de déguiser les matières. Je crois que vous êtes si équitable que vous seriez marrie d'ôter la femme à celui à qui elle appartient pour la donner à un autre. Assurez-vous que le capitaine dit vrai, et que Basile a épousé votre fille, et qui plus est, a consommé le mariage. LOUISE. Vrai Dieu ! Que me dites-vous ? GIRARD. La vérité, que Basile même m'a confessée. LOUISE. Ô Dieu ! Que je suis misérable ! Ha ! Traître et déloyal Basile ! Je me doutais bien que tu me jouerais quelque méchant tour ; mais encore ne le puis-je croire, car comment serait-il sorti sans que je l'eusse vu ? GIRARD. Fort bien ! Par les fenêtre de la salle. Et puis, pour sauver l'honneur de votre fille, il a mis madame Alix en sa place. ALPHONSE. Mais regardez bien à ce que vous dites. GIRARD. Je sais bien ce que je dis et ne parle point par coup de coeur. LOUISE. Ne suis-je pas bien fortunée, d'avoir nourri une fille qui sera cause de ma mort ! GIRARD. Ma commère, le seigneur Basile est un honnête jeune homme, riche et de bonne parenté ; il vous aime, il vous respecte plus qu'homme qui vive. Je pense que vous ferez fort bien de lui donner votre fille : aussi bien est-elle déjà à lui. LOUISE. J'ai grand peur qu'il n'en veuille plus, maintenant qu'il en a fait à sa volonté. GIRARD. Ne dites pas cela. Je le connais trop homme de bien pour commettre un acte si lâche. LOUISE. S'il la veut, qu'il la prenne ; je ne m'en tourmenterai pas autrement, puisqu'aussi bien je n'y gagnerais rien. ANTOINE. Je m'en vais avertir .mon maître, qui n'est pas loin d'ici, des nouvelles que je viens d'ouïr. Mon Dieu, qu'il sera aise ! LOUISE. Mes amis, je vous prie ne me laisser dans le besoin. GIRARD. Pourquoi dites-vous cela ? Ne savez-vous pas bien que je voudrais, pour vous, faire la fausse monnaie ? LOUISE. Ha ! Mon compère, j'ai grand'peur qu'il ne veuille point ; mais, s'il la refuse, je le ferai le plus misérable homme de la France. Je vous prie, si nous en venons là, de me servir, au besoin, de votre témoignage. GIRARD. J'aimerais mieux mourir que de faire autrement. RODOMONT. Non, non, Madame ; s'il ne vous fait raison, mon épée et mon bras le lui feront faire malgré ses dents. LOUISE. Mes amis, vous m'obligez beaucoup. Hélas ! Mon Dieu, je connais à cette heure que ce que l'on dit est vrai, que les mariages se font au ciel et se consument sur la terre. Il fallait de nécessité que Basile fût mon gendre, et je ne l'en pouvais empêcher, puisque Dieu l'avait résolu en son conseil privé. GIRARD. Je vous puis bien dire à l'oreille ici, entre vous et moi, que vous ne perdez pas au change. Je vous prie, quel avantage est-ce qu'eût eu votre fille avec ce beau traînegaine de foin ? LOUISE. Elle n'eût été des mieux mariées ; mais la crainte que j'avais des choses faites cet après-dîner m'avait fait hâter de vous en parler. GIRARD. Je vois bien que Dieu nous aide. Voyez-vous comme il fait tomber Basile entre nos mains ? RODOMONT. Pardieu ! Il épousera votre fille tout présentement, ou je lui plongerai dans le corps mon épée jusqu'aux gardes. LOUISE. Attendons-le ici de pied ferme : aussi bien vient-il droit à nous. SCÈNE VI. Basile, Antoine, Louise, Girard, Alphonse, Rodomont. BASILE. Es-tu bien assuré que Louise a tout su ? ANTOINE. Je ne le dirais s'il n'était vrai. BASILE. Et que j'avais été voir sa fille ? ANTOINE. Vous vous en pouvez assurer. BASILE. Et que je me suis échappé, laissant Alix à ma place ? ANTOINE. Elle le sait aussi bien que vous et moi. BASILE. Mais dis-moi, qui lui a dit ? ANTOINE. Le capitaine et Girard. BASILE. Ne s'en est-elle point davantage courroucée contre moi ? ANTOINE. Si fait, mais enfin elle a été apaisée par Girard, auquel elle a promis de vous donner sa fille si vous lui faites cet honneur que de la prendre. BASILE. Comment ! Cet honneur ? Pense-t-elle que je sois homme à refuser une offre si à mon avantage ? Allons les trouver plutôt aujourd'hui que demain, de peur qu'elle ne change d'opinion. ANTOINE. Nous n'avons que faire d'aller loin : les voilà devant vous. BASILE. Bonsoir, Madame ; bonsoir, Messieurs. J'ai été averti que vous aviez envie de me parler pour une chose qui ne m'importe pas moins que la vie. Je vous prie de me faire ce bien que de me commander, et vous verrez si, après, je serai prompt à vous obéir. LOUISE. Basile, je vous avais jusqu'ici estimé homme sage ; mais la faute que vous avez faite montre bien le contraire. Remerciez hardiment ces messieurs de ce qu'ils ont tant fait envers moi, que je n'ai décidé de punir autrement votre offense que de vous condamner à vivre avec celle qui est des complices de votre méchanceté ; de laquelle, si vous eussiez été si amoureux que le bruit courait, vous n'eussiez pas entrepris de ravir l'honneur, comme vous avez fait. BASILE. Madame, toute la faute que j'ai faite a été en ce que je n'ai point attendu votre consentement, ainsi que je devais ; mais je vous puis dire que je n'ai point ravi l'honneur de votre fille, d'autant que j'estime son honneur être le mien propre, puisqu'il lui a plu de m'accepter pour son mari ; et, s'il vous plaît de me reconnaître pour tel, j'espère vous faire paraître un jour, par mes bons services, que vous ne pouviez élire un meilleur gendre, quand bien vous eussiez cherché par tout Paris. LOUISE. Je suis marrie seulement de la façon dont vous avez procédé. BASILE. Madame, quand vous aurez bien pesé d'une part et d'autre, vous approuverez ce que j'ai fait. Vous vous souvenez sûrement qu'il y a plus d'un an que je suis après pour faire cette alliance aux conditions que vous m'avez offertes autrefois ; vous savez que j'ai perdu ma peine, et que vous n'avez jamais voulu conclure. D'un autre côté, vous vous êtes bien aperçue, si vous n'étiez pas complètement aveugle, de l'affection que votre fille me portait. Je vous demande maintenant, qu'eussé-je pu faire d'autre que ce que j'ai fait ? Devais-je attendre votre parole, que vous ne m'eussiez jamais donnée ? Devais-je attendre qu'un autre prît la place, et puis me fermât la porte au nez ? Madame, je vous prie de considérer de près toutes ces raisons, et vous reconnaîtrez que mon dire est fondé sur quelque raison apparente. GIRARD. Ma commère, vous avez tort de tant contester avec Basile ; recevez-le hardiment pour votre gendre, puisque Dieu l'a marié avec votre fille. LOUISE. Je serais bien marrie de vous contredire. ALPHONSE. Puisque Dieu a permis que les choses se fissent ainsi, ce ne serait pas bien fait de penser les corriger. BASILE. Ma mère, vous ne vous repentirez point d'avoir fait alliance avec moi ; et, puisque je vous trouve si bénigne en mon endroit que de me pardonner ma faute qui, à la vérité, d'abord, semble bien grande, soyez sûre que vous n'aurez plutôt aujourd'hui donné un mari à votre fille qu'acquis un humble serviteur pour vous. LOUISE. Basile, mon ami, je prie Dieu qu'il vous veuille pardonner, car, quant à moi, je vous pardonne de bon coeur. Mes amis, il me semble qu'il est bien près de six heures. Je vous prie de me faire ce bien que de venir souper en mon logis, pour achever ce que de votre grâce vous avez si bien commencé. GIRARD. Si nous pensions que notre présence vous pût servir à quelque chose, nous ne nous en ferions pas prier deux fois. LOUISE. Entrons donc, car je suis sûre que nous aurons encore besoin de vous. J'enverrai quérir Eustache et dame Françoise, afin que la compagnie soit plus complète. GIRARD. Je ne m'en ferai pas tirer l'oreille deux fois, puisqu'il vous plaît. RODOMONT. Et moi, je serais bien marri de vous dédire. Mesdames, qui avez pris patience de nous ouïr cet après-dîner, s'il vous plaît de revenir en ce lieu le jour des noces de Basile et Geneviève, vous aurez le plaisir de voir courir la bague, rompre la lance en la lice, combattre à la barrière, à la pique et à l'épée, et dix mille autres passe-temps, desquels une bonne troupe de capitaines, mes amis et moi, honorerons ce bienheureux mariage. Et là vous pourrez connaître avec quelle dextérité je manie un cheval à courbettes, au galop, à bons, à ruades, et lui donne carrière, et de quelle grâce j'emporte une bague, de quelle force je sais rompre une lance de droit fil jusqu'à la poignée, branler la pique et manier l'épée. Mais, Mesdames, gardez-vous que les éclats qui en voleront ne vous touchent, et que le vent de mon épée, lequel a fait souvent évanouir les hommes d'armes, ne vous fasse choir à la renverse toutes plates contre terre : car ce serait fait de vous, et pourriez bien dire votre In manus. Cependant vous ferez bien de vous retirer chez vous, car voici l'heure que l'on commence à souper dans les bonnes maisons. Et si notre comédie vous a été agréable, je vous prie de nous le faire connaître à quelque signe d'allégresse. ==================================================