******************************************************** DC.Title = LE FIDÈLE ESCLAVE, COMÉDIE. DC.Author = VALLÉE DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 21/08/2023 à 06:49:03. DC.Coverage = Grèce DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/VALLEE_FIDELEESCLAVE.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k856976z?rk=21459;2 DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LE FIDÈLE ESCLAVE COMÉDIE Dédiée à Monseigneur le Comte DE FURSTENBERG. M. DC. LXII. Avec Privilège du Roi. Par le Sieur Vallée. MONSEIGNEUR, Quelque chose de divin, qui m'inspira l'Art de faire des Vers, ne pouvant se proposer que des objets conformes à sa nature, par une généreuse tentative, je dédiai les premières productions que je mis au jour à MADAME la DUCHESSE de MODENE, que la France avait lors l'avantage de posséder. Et comme sa bonté répondit favorablement à mes intentions, mon Génie en prenant coeur, eut bien la hardiesse de porter ses pensées jusques à MONSEIGNEUR le CARDINAL. Mais d'autant qu'il était impossible de soutenir une élévation si sublime, et d'ailleurs que ce commencement et ce progrès ne pouvaient souffrir une suite ravalée ; par une réflexion proportionnée à leur grandeur, Vous fûtes le sujet de mes Méditations. Certainement, Monseigneur, à bien considérer vos Essais glorieux, et juger de ce que vous serez par ce que vous êtes, l'on ne saurait croire qu'il se trouvât de personne, quelque achevée qu'elle fût dans toutes les belles choses, à qui l'on ne Vous pût raisonnablement comparer. Aussi l'honneur de vous approcher ne doit-il point être accompagné d'une pénétration extraordinaire, pour connaître que vous êtes né pour les plus illustres emplois ; puisque ceux qui vous occupent aujourd'hui tirent un éclat tout particulier, non seulement de la vivacité de votre Esprit, mais encore de la solidité de votre jugement, l'union des deux produisant des lumières également douces et brillantes. Il faut donc avouer, MONSEIGNEUR, que toutes vos rares qualités sont dignes d'admiration ; cependant la modération merveilleuse qui paraît dans toutes vos actions est celle qui me surprend davantage, parce qu'elle ne se rencontre que par une espèce de miracle aux personnes de votre condition et de votre âge. J'y ajouterais l'affabilité charmante dont vous gagnez les coeurs si agréablement qu'ils se réjouissent de leur perte ; et une politesse accomplie, qui ne peut être vue sans faire naître le désir de l'imiter ; si je ne m'apercevais pas que la fécondité de la matière fait que je passe insensiblement les bornes de mon dessein, qui n'a d'autre but que de m'acquérir, en vous dévouant un fidèle Esclave, l'honneur de faire voir publiquement que je suis, avec un zèle respectueux, MONSEIGNEUR, Votre très humble et très obéissant serviteur, Vallée AU LECTEUR. S'il est vrai, comme l'on n'en peut raisonnablement douter, que l'ordre soit le plus grand agrément qui se rencontre en toutes les choses ; et si la perfection d'un Édifice consiste principalement dans une exacte observation de la Symétrie ; je puis bien dire, sans me flatter, que cet Ouvrage n'est pas tout à fait dénué de ce qui peut plaire. Les règles du Poème Dramatique y sont gardées, la vraisemblance entretenue, et les incidents sans confusion : le sujet en est modeste et sérieux : les mouvements y sont modérés et conformes à la gravité des Personnages : et par une régularité, que d'autres se fussent efforcés d'éviter, j'ai accommodé l'expression aux sentiments, et à ma portée de concevoir : de sorte qu'il ne se voit aucune partie qui n'ait une juste proportion aux autres, ni rien qui tienne de la contrainte. Je sais bien que le plus brillant éclat des Pièces du Théâtre est une forte exagération des Passions : mais j'estime qu'il y a des sujets où elles doivent être adoucies ; que même celles qui sont héroïques et courageuses ont besoin du mélange de la Tempérance ; et qu'il est toujours mieux, suivant le dessein de la Morale, d'instruire à les retenir, qu'à faire ce que nous sommes obligés d'empêcher. Comme la connaissance de ma faiblesse me défend d'aspirer à la sublimité, mon ambition se borne à l'étage que l'on assigne communément à la Vertu ; et si je ne réussis pas avec avantage en cette matière d'écrire, du moins suis-je exempt du caprice et de la vanité de ceux que l'on nomme Poètes par injure. SONNET. Auguste et fameux Corps, dont la moindre maxime Est une grande règle à former les Esprits ; Arbitres Souverains, qui jugeant des Écrits, Leur faites recevoir ou le blâme ou l'estimer. Si je fais librement le débit de ma Rime, Et qu'elle ne soit pas, pour vous, d'assez haut prix, Je suis persuadé qu'un sévère mépris Ne saurait procéder d'un Esprit magnanime. Ma Muse, qui demeure en un rude séjour, Ignore la douceur que l'on goûte à la Cour, Et veut avec respect recevoir la Censure : Mais quoiqu'elle n'ait pas un style ferme et net, Pourvu que de la Chambre elle ait quelque ouverture, Elle doit espérer faveur au Cabinet. VALLÉE LES ACTEURS. HORMONDE, Roi de Macédoine. MAMPHISIE, Infante de Macédoine. BORISTHÈNE, Prince de Chypre. ATRAMANTE, en Égyptien, Esclave de Boristhène, qui avait été Carmile Chevalier, et se trouve être Hécate Prince de Numidie. THELASTRIE, Confidente de Mamphisie, qui se trouve être l'Infante de Lycie. CORAX, Seigneur, de la Cour de Macédoine. BALISTE, envoyé de Mégare Roi de Numidie. CALDICE, Gouvernante de Thelastrie. La Scène est à Thessalonique, en Macédoine. ACTE I SCÈNE I. L'Infante, Thelastrie. THELASTRIE. Je ne saurais, Madame, en cette conjoncture, Où l'esprit incertain juge par conjecture, Voyant en votre humeur un si grand changement. Vous taire le sujet de mon étonnement. Je sais que le bonheur que le Ciel vous envoie Remplit abondamment tout cet État de joie, Qu'un glorieux destin se déclare pour vous, Qu'un Prince très puissant doit être votre époux, Et qu'on verra bientôt votre illustre personne Dans le brillant éclat d'une double Couronne : Cependant votre coeur entre tous ces plaisirs Laisse insensiblement échapper des soupirs ; Ainsi je fais un doute où le mien s'intéresse, Si c'est par un excès de joie ou de tristesse. L'INFANTE. Je me trouve surprise, et ne sait pas comment Tu pourrais balancer en ce discernement : C'est faire à ma franchise un sensible reproche. THELASTRIE. Quoi ! Votre belle humeur fuit le bien qui l'approche ? L'esprit le plus perçant serait fort empêché S'il voulait découvrir ce mystère caché. L'INFANTE. J'avoue aussi qu'une autre en aurait moins de blâme ; Mais toi, qui vois toujours jusqu'au fonds de mon âme, Dont j'ai connu l'esprit, prudent et généreux, Digne de recevoir un secret dangereux, À qui j'ai confié sans scrupule et sans crainte Celui dont mon honneur peut recevoir atteinte ; Te pourrais-tu méprendre, et douter aujourd'hui Si ce changement vient ou de joie ou d'ennui ? Ne sais-tu pas qu'un feu si beau, si légitime, Si ma condition n'en faisait pas un crime, Que je veux étouffer, comme elle me l'enjoint, Par son activité ne se consume point ? Que d'un charmant objet mon âme possédée Ne peut, quoiqu'elle fasse, en détruire l'idée, Et qu'elle la reçut par une impression Qui soumit le devoir à l'inclination ? Honneur fier, qui m'attache aux lois de ma naissance ! Amour, qui me veux mettre hors de leur dépendance ! Honneur, qui me fais voir où je dois m'allier ! Amour, qui m'as produit un simple Chevalier ! Honneur, qui pour objets veux de royales marques ! Amour, qui mets Carmile au-dessus des Monarques ! Contraires mouvements, qui déchirez mon coeur, Faites que l'un des deux soit bientôt le vainqueur. Peut-être, Thelastrie, es-tu hors de ton doute. THELASTRIE. Que pour votre repos, votre raison m'écoute ; Laissez à part l'honneur, l'amour, la qualité, Et ne considérez que la nécessité. Votre honneur est entier, votre amour légitime, Il reçut un objet que tout le monde estime ; Vous avez mis entre eux un tel tempérament Qu'il me fait admirer votre comportement : Mais l'amour doit cesser quand on perd l'espérance ; Et puisque vous savez qu'une éternelle absence A soustrait à vos yeux ce parfait Chevalier, Madame, croyez-moi, vous devez l'oublier. L'INFANTE. Une éternelle absence ; et pourquoi Thelastrie ? Ha ! Qu'amour sait bien mieux flatter ma rêverie : Il dit que mon espoir se doit entretenir, Que s'il vint une fois il peut bien revenir. THELASTRIE. Madame, ses pareils ont une destinée Qui représente bien celle qu'avait Énée. Rien ne peut limiter leur curiosité, Tout le Monde a pour eux peu de diversité ; Afin que l'espérance à votre amour réponde Vous pourrez le revoir après le tour du monde. L'INFANTE. S'il faisait ce grand tour, puisqu'il est sans pareil, Il serait doublement comparable au Soleil. Cette comparaison est plus juste et plus belle, S'il voyage beaucoup il n'est pas infidèle, Et quand nous l'avons vu paraître en cette Cour Il avait déjà la moitié de son tour. THELASTRIE. L'amour ingénieux cherche à se satisfaire, Mais la comparaison pourrait bien lui déplaire : N'appréhendez-vous point que par quelque accident Ce Soleil fabuleux trouve son Occident. L'INFANTE. Hélas ! N'ajoute point ce mal à ma pensée ! Puisque je te fais voir combien elle est blessée Songe à la secourir, les degrés d'amitié Te rendent plus ou moins sensible à la pitié. THELASTRIE. Si la raison en vous n'agit pas d'autre sorte C'est tenter de guérir une personne morte. Madame, excusez-moi, si j'ose ainsi parler, Mon coeur pour votre bien ne peut dissimuler. L'INFANTE. J'aime que l'on me traite avec cette franchise ; Mais aussi tu ne fus jamais d'amour éprise, Ainsi d'un bon avis ton esprit impuissant Ne peut me soulager. THELASTRIE, bas. Chacun sait ce qu'il sent. L'INFANTE. Tu rougis, et ton coeur est trahi par ta bouche : L'amour te touche donc ? THELASTRIE. Suppose qu'il me touche, L'on peut blâmer en nous un contraire défaut, Votre amour est trop bas, et le mien est trop haut. L'INFANTE. Si le défaut consiste en cette différence, Un échange d'amants ferait la convenance : Y consentirais-tu s'il t'était proposé ? THELASTRIE. Oubliez-vous sitôt que j'ai dit, supposé ? Je parlais d'un amour qui n'est qu'imaginaire. SCÈNE II. Le Roi, L'Infante, Thelastrie. LE ROI. Je vous parais suspect. L'INFANTE. Le respect nous fait taire ; Notre bas entretien vous serait ennuyeux. LE ROI. Il n'était pas fort gai, si l'on en croit vos yeux. L'INFANTE. L'on me doit toujours voir dans un état modeste, Et principalement... LE ROI. Ne dites point le reste. Quand on parle beaucoup, l'esprit le plus discret Peut insensiblement échapper un secret : Le meilleur confident, ma fille, est le silence. L'INFANTE. Sire, si je me tais, c'est par obéissance. LE ROI. Non, s'il vous satisfait vous pouvez achever ; Mais depuis quelque temps je vous vois trop rêver ; Une fille en votre âge est doublement louée, D'être ensemble modeste et d'humeur enjouée : Les Esprits sérieux premier qu'en leur saison Veulent cueillir trop tôt les fruits de la raison. L'INFANTE. Si vous parlez ainsi de crainte que j'oublie Les droits de ma naissance en ma mélancolie ; Je pense incessamment que je vous dois le jour, Que ma vie est un bien produit par votre amour : Le sang qu'il entretient est écoulé du vôtre, À peine pourrait-on discerner l'un de l'autre, Et je crains que bientôt la rigueur de la mort Les vienne diviser par un cruel effort. Ha ! Sire, la vieillesse est un mal sans remède, Je ne puis conserver le bien que je possède : De quoi que le présent veuille m'entretenir Ne dois-je pas prévoir le malheur à venir ? Sans faire des plaisirs une aveugle coutume En goûtant la douceur songer à l'amertume ? THELASTRIE, bas. Qu'elle déguise bien ! LE ROI. Quand par un juste cours La Nature nous rend au dernier de nos jours, Il est fort affligeant, si l'Enfant que l'on quitte Demeure délaissé, sans appui, sans conduite, Et quand perdant un Père il ne lui reste rien Qui s'oppose à son mal et travaille à son bien. Mais au contraire aussi, c'est un bonheur extrême Lorsque celui qui meurt laisse un autre soi-même ; J'entends dire quelqu'un, de qui l'amour soit tel, Pour le bien d'un Enfant, qu'est l'amour paternel. Je veux me l'acquérir sans tarder davantage, En trouvant le moyen par votre mariage. La mort me sera douce en son rude combat Pourvu que je vous laisse en cet heureux état, Et qu'en me séparant d'une fille si chère Je sache qu'un mari lui tiendra lieu de Père ; Même je bénirai la justice du sort, S'il vous ôte, des deux, le plus faible support. L'INFANTE. Sire, je ne suis pas si mal intéressée Que les biens de fortune occupent ma pensée. Mon amour est pour vous purement filial, Pour moi le mariage à la mort est égal ; Perdant par chacun d'eux votre chère présence En quoi me satisfait leur autre différence ? Tout mon bonheur consiste à me voir près de vous, Qui m'affligerait plus ou la mort, ou l'Époux ? Si l'une vient ravir à la fille le Père, L'autre ravit la fille et l'en fait étrangère : C'est par divers moyens donner même sujet À la vive douleur dont mon coeur est l'objet. Sire, ne privez pas mon innocente envie D'être au dernier moment d'une si belle vie. LE ROI. Je vous entends ma fille, et votre amour me plaît, S'il est pur, et causé par un noble intérêt. Mais je ne pense pas qu'il faille vous instruire Que le seul ennemi qui me puisse détruire N'est autre que celui qui dans tout l'Univers Fait les plus grands héros nourriture des Vers. Vous savez bien aussi que votre mariage Doit être apparemment mon plus grand avantage, Qu'il offre à ma vieillesse un glorieux secours Et peut me faire vivre au-delà de mes jours. Donc si l'amour est tel que semble être le vôtre, Ayant l'horreur pour l'un, vous devez aimer l'autre. De vouloir comparer le dernier au trépas Parce qu'on se sépare et qu'on ne se voit pas ; Ma fille, les écrits des personnes absentes De l'une à l'autre sont des images parlantes : L'âme s'y communique, et chaque mouvement Par la lettre et la voix s'exprime également. Mais, sans qu'il faille ici davantage s'étendre, Vous serez près de moi, quoique je prenne un Gendre. L'INFANTE. Si j'ose... SCÈNE III. Le Roi, L'Infante, Thelastrie, Corax. CORAX. Un étranger hâté de son retour, Et qui présentement arrive en cette Cour, À votre Majesté demande une Audience, Sur un sujet, dit-il, de très grande importance. LE ROI. Vous pouvez l'introduire, et vous, n'insistez plus. L'INFANTE. Vos ordres sont sur moi doublement absolus ; Mais, Sire, permettez que je vous représente... LE ROI. Si je suis absolu soyez obéissante. L'INFANTE. De vous dire deux mots ne m'est-il pas permis ? LE ROI. L'on ne réplique point quand l'esprit est soumis. L'INFANTE. La douceur suit toujours l'autorité d'un Père. LE ROI. Estimez donc que c'est celle d'un Roi sévère : En quelque qualité qu'elle agisse sur vous, Enfin, ma fille, il faut recevoir un Époux ; Vous savez dès quel temps le Prince Boristhène. L'INFANTE. Sire... LE ROI. Ne l'aimant pas vous attirez ma haine : Mon serment pour un Gendre exclut tout autre nom. Me démentirez-vous ? L'INFANTE. Il faut bien dire non. Mais donnez quelque temps à mon âme surprise. LE ROI. J'ai juré pour demain, c'est toute la remise. En qualité de Père, en qualité de Roi, Vous devez m'obéir et dégager ma foi. SCÈNE IV. Le Roi, L'Infante, Thelastrie, Corax, Baliste. BALISTE. Sire, le Roi mon Maître, à qui toute l'Afrique Doit ce qu'elle a de beau, de grand, de magnifique, Qui changeant ce qu'en elle on blâmait autrefois, Par l'exemple des moeurs et la règle des Lois, L'a si soigneusement policée et polie Qu'elle ne retient rien de l'ancienne Lybie.Je parle des États que l'on voit aujourd'hui Posséder le bonheur de dépendre de lui ; Mégare, c'est le nom de ce moi magnanime... LE ROI. Sa haute renommée a gagné mon estime, Suivez votre discours. BALISTE. N'a qu'un fils pour lequel Il brûle de l'ardeur d'un amour Paternel. Un fils en qui l'on voit l'assemblage admirable De tout ce que les Dieux ont fait de plus aimable, Un fils qui de sa race est l'auguste armement, Et de tout son espoir l'unique fondement. Ce fils, qu'il regardait comme un autre soi-même, Héritier de sa gloire et de son Diadème, À l'âge de seize ans à peine parvenu Sortit de ses États sans être reconnu. Sire, pour abréger, je passe sous silence Les divers sentiments que causa cette absence ; Mais votre Majesté pour juger quel effort Souffre un Père qui croit son fils unique mort. L'air de la Cour n'était que de soupirs funèbres, L'on forçait le Soleil à céder aux ténèbres, Et de sombres flambeaux n'y découvraient à l'oeil Que les noirs ornements d'un lugubre appareil. Comme à ce triple emploi chaque chose on prépare, Un inconnu demande à parler à Mégare ; Et quoiqu'on ne le pût qu'avec difficulté, Enfin, il fut admis près de sa Majesté : Il lui rend une lettre et lui dit qu'un jeune homme, Ne sait de quel pays, ni comment il se nomme, L'avait par sa prière engagé sur sa foi De ne la déposer qu'entre les mains du Roi. Le succès répondant à l'espoir qui le flatte Il l'ouvre, et voit d'abord au bas le nom d'Hécate, C'est celui de ce Prince ; et la lettre, en son sens, Était pour s'excuser, par des termes pressants, D'avoir quitté la Cour, sans en prendre licence, Contre un juste devoir de double dépendance. Que c'était pour remplir sa curiosité, Des pays étrangers voir la diversité, Et bravant le péril des sanglantes alarmes Faire éclater son nom dans le bruit de ses armes. Qu'aussitôt qu'il serait, par de fameux exploits, Connu, craint, et chéri des plus superbes Rois, Il viendrait appuyer d'une main triomphante De son Père et son Roi la vieillesse penchante. Quand il sut que son fils vivait, non seulement, Mais était animé d'un si beau mouvement, Ce généreux vieillard ne peut fermer la voie Que son coeur présentait à des larmes de joie. Cependant, son Esprit demeura partagé, Satisfait du dessein, de l'absence affligé, Et quatre ans écoulés dans une vaine attente, Sa douleur se rendit d'autant plus violente Qu'il avait espéré, par un heureux retour, Voir augmenter la gloire et la joie à la Cour. Enfin voulant savoir avecque certitude L'état du cher sujet de son inquiétude ; Pour l'exécution de son commandement Je parcours dès un an l'un et l'autre Élément, M'enquérant avec soin de Province en Province Sans avoir rien appris de cet illustre Prince. Et comme votre Cour, par des moyens divers, D'un bruit très glorieux a rempli l'Univers, J'ai cru l'y rencontrer, où m'éclaircir du doute Que met dans mon Esprit une incertaine route : Voilà, sire, pourquoi j'ai pris la liberté De faire ce discours à votre Majesté. LE ROI. Du Roi, votre Seigneur, la douleur m'est sensible, Je suis Père, et le plains autant qu'il est possible, Mais le Prince son fils n'est point dans mes États, Vous le nommez d'un nom que l'on n'y connaît pas : Si sa valeur répond à celle de Mégare, L'on ne saurait douter qu'elle ne soit fort rare. Vous devez croire aussi qu'elle eut trouvé chez moi Ce qu'on peut désirer de la faveur d'un Roi. Quoique vous ayez pris une peine inutile En venant l'y chercher... L'INFANTE, bas. Que n'était-ce Carmile ! LE ROI. Si l'on se satisfait où l'on est bien traité, Vous ne vous plaindrez pas de m'avoir visité ; Prenez-en soin, Corax, et qu'à la Cour on die Que c'est un envoyé du Roi de Numidie. Corax vous conduira dans votre appartement. BALISTE, à l'infante. Je vous ferai, Madame, ailleurs mon compliment. L'INFANTE. À vous ouïr, Monsieur, double raison m'excite, Ma curiosité jointe à votre mérite. ACTE II SCÈNE I. BORISTHÈNE, suivi d'Atramante. J'expérimente bien qu'une aigre impatience Suit toujours la douceur d'une haute espérance.Au point de posséder le sujet de mes voeux Je crois que le Soleil s'est rendu paresseux ; Ou bien c'est, par hasard, que ce grand luminaire A pris le contre-pied de son cours ordinaire. Pour le retardement de ma félicité Le temps ne marche plus qu'à pas de gravité ; Mais ainsi que ma flamme est très vive et très pure, De même cette nuit ne doit pas être obscure : Sans doute la splendeur du bien que je prétends Se doit accompagner de rayons éclatants. En ce commun devoir la clarté s'intéresse. SCÈNE II. Boristhène, Thelastrie, Caldice. BORISTHÈNE. Me direz-vous, Madame, où l'on voit ma Princesse ? THELASTRIE. À son appartement. BORISTHÈNE. L'y peut-on visiter ? THELASTRIE. Un étranger, Monsieur, la va complimenter. BORISTHÈNE. N'est-ce point un Rival ? THELASTRIE. Maintenant cette crainte Ne peut à votre Esprit donner aucune atteinte. BORISTHÈNE, s'en allant. Je vous estime assez pour ne vous quitter pas, Si j'étais attiré par de moindres appas. THELASTRIE. N'accorderez-vous point cette grâce à mon Âme De ne la blâmer plus de l'ardeur de sa flamme ? Lorsque vous l'irritez par de fâcheux discours Croyez-vous que ce soit en arrêter le cours ? C'est pratiquer, Caldice, une fausse maxime, Et d'un amour honnête en vouloir faire un crime. CALDICE. Je vois bien que mon soin ne sert qu'à vous fâcher, Et si votre intérêt ne m'était pas si cher, Madame, je saurais tellement me contraindre Que vous n'auriez jamais sujet de vous en plaindre. Mais mon esprit s'attache à votre utilité, Et vous ne querellez que ma fidélité : Je sais que la raison s'emploie à vous défendre L'Amour, pour un objet que l'on ne peut prétendre. THELASTRIE. Quoiqu'un semblable aveu soit bien hors de saison, Oui, j'aime Boristhène, et j'aime la raison ; Elle porte nos veux où la vertu se trouve, L'une ne cause rien que l'autre ne l'approuve : Son mérite me touche, et ma fidèle ardeur Se contente de rendre hommage à sa grandeur : Pour lui mon coeur n'a point un amour mercenaire, Qui cherche en possédant de quoi se satisfaire. CALDICE. Quand l'amour est causé par de justes désirs. Nous peut-il exciter des pleurs et des soupirs ? Ces enfants indiscrets d'une honteuse mère Ne déclarent-ils pas ce qu'elle voudrait taire ? SCÈNE III. L'Infante, Thelastrie, Caldice. L'INFANTE. À vous ouïr parler l'on penserait d'abord Que dans cet entretien vous n'êtes pas d'accord : N'avez-vous pas besoin d'un Arbitre fidèle ? THELASTRIE. L'on ne peut pas juger et causer la querelle, S'il faut ainsi nommer un entretien si doux : Madame, le sujet n'était autre que vous. L'INFANTE. Ne crois pas que j'y vienne en suivant ma coutume, Par ma mauvaise humeur mêler quelque amertume. Admire, Thelastrie, en ce portrait charmant, Les traits d'un Chevalier, d'un Prince, et d'un amant. THELASTRIE. D'en connaître un, madame, il n'est pas difficile, À qui sait, comme moi, comment est fait Carmile, Et je ne pense pas que vous veuillez nier Que dans ce même nom est compris le dernier. L'INFANTE. Achève celui qui rend ma joie extrême ; Le Chevalier, le Prince et l'Amant c'est le même. Dis que je le pouvais juger digne de moi, Par le pressentiment, qu'il était fils d'un Roi. THELASTRIE. Mais qui vous rend savante en cette conjoncture ? Le sens du vers est obscure.Je doute fort qu'il soit fils de Roi qu'en peinture. L'INFANTE. Pour convaincre en deux mots ton incrédulité, Et te rendre flexible à cette vérité, Il suffit, Thelastrie, enfin que je te die Que Carmile est le fils du Roi de Numidie, Qu'Hécate est son vrai nom, qu'il a voulu changer, Au moins comme je pense, afin de voyager Dans un état plus libre. THELASTRIE. Et qui vous le fait croire ? L'INFANTE. L'Envoyé de son Père, en suivant son histoire, Sans avoir reconnu que j'y prisse intérêt Ma donné ce Portrait, et tu vois quel il est. THELASTRIE. Mais quel bien vous revient de cette différence, Que Carmile soit Prince, ou d'une autre naissance ? Madame, il ne faut pas seulement y penser. L'INFANTE. Mon Esprit éclairci n'a plus à balancer. THELASTRIE. Vous ne voulez donc point que le mien vous conseille ? L'INFANTE. Non pas comme il a fait, étonnante merveille ! Comment, Carmile est Prince, et je n'oserai pas Aimer de sa valeur les glorieux appas ? J'éteindrai le beau feu qu'allume son mérite Quand sa condition à l'augmenter m'excite ? Ne crois pas, Thelastrie, à force de parler En retirer mon coeur, il se plaît à brûler. THELASTRIE. Considérez, Madame, en quel état vous êtes, Et qu'un autre vous met au rang de ses conquêtes. L'INFANTE. Il pourra se flatter de cette vanité Quand il aura soumis ma générosité. THELASTRIE. Ce n'est pas peu d'avoir l'autorité d'un Père. L'INFANTE. L'amour et la raison veulent qu'on les préfère : À moins que juger mal de l'équité du Roi, Il suffit que les deux s'intéressent pour moi. THELASTRIE. Avez-vous oublié que votre résistance A tenté sans effet... L'INFANTE. Voici la différence ; Tu sais bien que le temps change avec la saison, L'Amour n'avait alors qu'une obscure raison ; Mais je puis découvrir et sans honte et sans crime Que j'ai pour sa vertu particulière estime : Comme on sait maintenant quelle est sa qualité, L'amour et la raison n'ont plus d'obscurité. THELASTRIE. Puisque le Roi, Madame, a donné sa parole Je crains que... L'INFANTE. L'Amour est une subtile École, Où l'on peut acquérir mille moyens divers, Capables de changer l'ordre de l'Univers.Souffre à ma passion que l'espoir entretienne. THELASTRIE, bas. Le même espoir sera l'aliment de la mienne. SCÈNE IV. Boristhène, Atramante, L'Infante, Thelastrie, Caldice. BORISTHÈNE. Sachant qu'un Étranger vous devait approcher, J'ai différé, Madame, un bien qui m'est si cher ; Et vous pouvez juger avec quelle violence Je me suis exposé par cette complaisance. L'INFANTE. Chacun sait bien, Monsieur, que la civilité Est naturelle à ceux de votre qualité. Son entretien était si capable de plaire Que personne que vous n'aurait pu m'en distraire, À moins que d'encourir mon indignation. BORISTHÈNE. Vous en parlez, ce semble, avec émotion ; Et tout autre en ma place aurait l'âme saisie Du trouble que pourrait causer la jalousie. L'INFANTE. Sans aucune raison l'on en serait jaloux, Lui seul ne m'eût point fait son entretien si doux. BORISTHÈNE. C'est de quoi rendre encore un Esprit plus malade, Puisque souvent l'amour se fait par Ambassade. L'INFANTE. S'il faut que vous soyez tout à fait éclairci, Enfin, cet Étranger pensait trouver ici Le fils du Roi son Maître, et suivant mon envie J'ai reçu par son discours les secrets de sa vie. BORISTHÈNE. Vous le connaissiez donc ? L'INFANTE. Oui. BORISTHÈNE. Comment ? L'INFANTE. Cette Cour A quelque temps été le lieu de son séjour : Mais son nom et son train n'avaient aucune marque Qui pût faire juger qu'il fût fils d'un Monarque. BORISTHÈNE. Afin que vous sachiez tout le cours de son sort, Mon Esclave pourra vous apprendre sa mort. L'INFANTE. Sa mort ? BORISTHÈNE. Vous pâlissez. THELASTRIE. Il serait impossible Après l'avoir connu d'y paraître insensible. L'INFANTE. Vous pouvez bien juger, Monsieur, à ma douleur Que je sais comme on doit estimer la valeur : La sienne, sans mentir, avait peu de pareilles. BORISTHÈNE. Sans l'avoir jamais vu j'en conçois des merveilles ; Et vous souhaiterais sensible à mon Amour Comme au coup violent qui l'a privé du jour. THELASTRIE. Où la vertu se trouve elle est toujours charmante. L'INFANTE. Vous plaît-il donc, Monsieur, commander qu'Atramante De ce triste accident nous fasse le récit ? BORISTHÈNE. Parle. ATRAMANTE. Ce n'est qu'aigrir un mal qui s'adoucit. Mais j'obéis, Seigneur, pour vous dire, Madame, Hélas ! BORISTHÈNE. Suis. ATRAMANTE. Pardonnez au trouble de mon âme. Aulon, ville où la mer forme un aussi beau port Que dans tout ce Royaume ait son humide bord, Est l'endroit où n'ayant que le sort pour conduite Ce grand Prince agréa que je fusse à sa suite, Et comme avec ardeur il me voyait agir, J'en reçus des faveurs qui me faisaient rougir. L'INFANTE. Aussi vous pouvait-il nommer sa noire image, Par le rapport de taille, et des traits du visage. ATRAMANTE. Nous étant embarqués dans un calme si doux Qu'il semblait que la Mer s'entendit avec nous, Nous voguâmes trois jours, en côtoyant l'Épire,Vîmes ce que de rare a l'île de Corcyre, Et parvînmes enfin au malheureux endroit Où pour la Numidie il fallait prendre à droit. C'est entre le Sicile et le Péloponnèse ; Qu'une fatalité jalouse de notre aise, Souleva tout d'un coup d'horribles mouvements Qui semblaient présider dans tous les Éléments. En ce piteux état le plus grand avantage C'était d'être étourdi par l'excès de l'orage, Ne pouvant soutenir des efforts si pressants, Que par suspension de l'usage des sens. De vous dire le temps, il était sans mesure, L'on n'y pouvait garder règle ni conjecture, Celui qui conservait un peu de jugement Pensait à toute heure être à son dernier moment ; En effet, on voyait peinte dans la tempête Et la Mort sous les pieds et la Mort sur la tête. Dans un discernement, qui se faisait si peu, Par la confusion de la vague et du feu, La première attaquant l'autre jusqu'en sa Sphère, Et lui, voulant sur elle éteindre sa colère, Comme ayant conspiré de faire qu'il semblât Voir le feu se noyer, ou que la mer brûlât ; D'un Pilote prudent la science secrète Connut que nous étions proche l'Île de Crète : Toutefois, sa conduite et l'adresse de l'Art Mettaient tout leur recours aux faveurs du hasard. Mais quand à nos malheurs les Dieux furent sensibles, Nous fûmes assaillis par des Démons visibles : Je dis, lorsque nos voeux eurent fait, que la Mer Semblait avoir vomi tout ce qu'elle eût d'amer ; Que l'Onde demeurant paisible en son empire, Ne recevait qu'un air le plus doux qu'on respire ; Que le feu conservant sa haute gravité Eût retenu le frein à son activité ; Que le Soleil chassant l'horreur et les ténèbres, Pour arrêter le cours de nos soucis funèbres, Comme touché des maux qui venaient de cesser, De ses charmants rayons voulut nous caresser ; Par le premier brillant de sa vive lumière Nous vîmes de la Mort l'approche meurtrière, Ou la perte, du moins, de notre liberté, Dans les honteux liens de la captivité. Trois Vaisseaux ennemis, qui cinglaient vers le nôtre, [Note : Entourner]Afin de l'entourner, s'éloignaient l'un de l'autre : Et sans aide de Vent, à force d'Avirons, Ils parvinrent bientôt à tous nos environs, Et nous mirent ainsi dans l'égale impuissance De fuir et de faire assez de résistance. Hécate, néanmoins en cette extrémité, Par un nouveau surcroît de générosité, Nous dit, Mes chers amis, il faut haïr la vie Quand elle est de malheurs honteusement suivie : La gloire fort souvent se trouve dans la mort, Elle peut nous venger des injures du sort, Priver nos ennemis du pompeux avantage D'assujettir nos jours dans un rude esclavage, Et montrer qu'un grand coeur, où l'honneur est monté, Se surmonte plutôt que d'être surmonté. Mourons, non seulement d'une mort volontaire, Mais faisons pour la Mer ce qu'elle n'a pu faire : Achevons, en mourant, son funeste dessein ; Maintenant le repos préside dans son sein : Pour nous y recevoir d'une façon riante Neptune de ses Flots a banni la tourmente. Nous résistons premier de tout notre pouvoir, Et que chacun de nous à l'envi fasse voir Que l'inégalité l'anime davantage, Et qu'il sait voir la mort sans changer de visage. De vouloir raconter ses merveilleux efforts, De grandeur de courage et d'adresse de corps, Ce serait entreprendre un récit impossible ; Mais enfin pour paraître à tout autre invincible, Voyant de tous côtés qu'on forçait le Vaisseau, Après un grand carnage il se jeta dans l'Eau, En disant un adieu Princesse... L'INFANTE. Adieu funeste ! ATRAMANTE. Ses soupirs et la Mer étouffèrent le reste ; Et mon malheur fût tel que lors je ne pus pas M'acquérir, comme lui, ce généreux trépas ; Quelque effort que je fisse, à dessein de le suivre, Pour prolonger mes maux je fus forcé de vivre. L'INFANTE. Si mes larmes, Monsieur, prennent un libre cours, Excusez ma tendresse à ce triste discours. BORISTHÈNE. Puisqu'il était si brave et si digne d'estime, L'on blâmerait en vous un regret légitime. Mais, Madame, ce jour demande un autre emploi. SCÈNE V. Boristhène, Atramante, L'Infante, Thelastrie, Caldice, Corax. CORAX. Je viens exécuter la volonté du Roi. Et vous dire, Madame, en qu'elle impatience, Paraît toute la Cour, d'avoir votre présence, Pour le commencement de la solennité Qui doit bientôt combler votre félicité. BORISTHÈNE. Vous devez donc aller où le Roi vous demande. L'INFANTE, bas. Ô Ciel ! Qu'à ce besoin ton secours me défende. ACTE III SCÈNE I. Le Roi, L'Infante. LE ROI. Ma patience cède, et mon courroux surmonte, L'un soutient mon honneur, l'autre faisait ma honte ; Enfin, je veux venger mon pouvoir méprisé. L'INFANTE. Hélas ! LE ROI. En achevant ce que j'ai disposé. L'INFANTE. Si prévenu de crime on obtient la licence D'alléguer les raisons qui font pour la défense ; À plus forte raison doit-il m'être permis De dénier celui que je n'ai pas commis. Par une atteinte injuste autant qu'elle est cruelle Vous accusez mon coeur de vous être rebelle. Sire, son seul refuge est à votre bonté, Pressé par la rigueur de votre volonté : S'il a pu la savoir, sans qu'il l'ait accomplie, Il ne résiste pas, au contraire il supplie ; Pour opposer sa force au plus grand des malheurs Il vous approche, armé de soupirs et de pleurs. Sire, si vous parlez de puissance absolue, Prononcez je le veux, et j'y suis résolue : Incontinent après me l'avoir ordonné ; Je vous rendrai le bien que vous m'avez donné ; Car mon obéissance, enfin, sera suivie De ce qui causera la perte de ma vie. Tant de bons mouvements, entre nous deux entiers Ne sauraient, de ma part, Sire, souffrir un tiers. LE ROI. Vous imaginez-vous que mon coeur s'amollisse Jusqu'au point de se rendre à ce faible artifice ? Des sentiments si bas sont au-dessous de moi, Apprenez ce que vaut la parole d'un Roi. L'INFANTE. Sire, n'oubliez pas le beau titre de Père, Il me peut obtenir la grâce que j'espère : Je parle comme fille, et cette qualité, Semble m'autoriser de quelque liberté. De celles du commun, autant qu'on les engage Dans les étroits liens d'un rude mariage ; L'on demande et reçoit la déclaration Du secret important de l'inclination : Autrement, d'une fille on fait une victime, Par une autorité qui n'est pas légitime. LE ROI. Celles de ce bas rang, dont le seul intérêt Consiste à s'acquérir tel mari qu'il leur plaît, Et qui s'accommodant aux cours de leur caprice En ont ou tout le bien, ou tout le préjudice, Gagnent les volontés assez facilement, Quoique l'on y découvre un peu d'égarement. Mais la fille d'un Roi, de laquelle on espère Recevoir du Royaume, et le Maître et le Père, Du moins quand on la voit unique comme vous, N'est pas en liberté de choisir un Époux, Et ne peut recevoir que celui qu'on lui donne, Dans les formalités des droits de la Couronne : Elle n'a pas raison de ne penser qu'à soi, Elle prend un Époux, mais elle fait un Roi. L'INFANTE. Ce qui semble mon bien est donc ce qui m'en prive, Et pour être Princesse, il faut être captive. LE ROI. Oui, de cette façon, le plus grand Potentat Se doit accommoder aux Lois de son État. Il faut considérer qu'en votre mariage Entre l'État et vous l'intérêt se partage, Et celui du premier doit être conservé Comme d'un bien public, l'autre, d'un bien privé. L'INFANTE. Sire, cette raison serait considérable, Si je m'émancipais dans un choix préférable : Que l'avantage au moins soit égal en ce point, Puisque je n'en fais pas, qu'on ne m'en fasse point. LE ROI. Le premier ne se peut, et l'autre est nécessaire. Au reste vous devez m'obéir, et vous taire ; J'ai tort de vous souffrir si longtemps contester. L'INFANTE. Pour vous obéir, Sire, et pour me contenter, Il ne me reste plus que ce mot de réponse, La Royauté le veut, souffrez que j'y renonce. SCÈNE II. Le Roi, L'Infante, Thelastrie, Corax. CORAX. Sire, cet Étranger... LE ROI. Horrible lâcheté ! CORAX. Souhaiterais parler à votre Majesté. LE ROI. Et bien, amenez-le ; quel excès d'insolence, De vouloir disposer des droits de la naissance ! Je sais bien vous contraindre à garder votre rang, Et ne ravalez pas la gloire de mon sang. L'INFANTE. Je ne conteste plus, me voilà toute prête, Boristhène et la mort feront même conquête. THELASTRIE. Sire, considérez quel excès de malheur Peut suivre les transports de sa vivre douleur. LE ROI. Il faut que son caprice à ma volonté cède, Contre un mal violent un violent remède. SCÈNE III. Le Roi, L'Infante, Thelastrie, Corax, Baliste. BALISTE. Sire, après tant d'honneur et de bon traitement, À quoi l'on ne saurait répondre dignement : Pour en remercier votre magnificence Je devrais m'expliquer par un humble silence, Si l'obligation se terminait en moi, Et ne s'étendait pas à mon Maître et mon Roi : Mais puisque c'est en lui qu'elle est considérable, Qu'il en est seul l'objet et le plus redevable ; Je puis bien proposer à votre Majesté Un Prince, qui fait tout par générosité, Et qui serait ravi que sa reconnaissance Parût dans un emploi de sa haute puissance, Aux lieux où son secours, pour vous intervenu, Pût répondre aux faveurs dont il est prévenu. LE ROI. Non, je n'ai point acquis sur le Roi votre Maître Une obligation qu'il doive reconnaître ; Depuis votre discours, je n'ai fait pour son bien, Que des voeux impuissants, qui ne produisent rien. L'INFANTE. Souvent les Dieux sont sourds aux plus justes prières. BALISTE. Il a pour leurs bontés d'assez dignes matières. LE ROI. Quoique son intérêt hâte votre retour, Il faut le retarder en faveur de l'Amour ; L'hymen de Boristhène avecque Mamphisie... L'INFANTE, bas. Ce discours mon âme est de douleur saisie. THELASTRIE, bas. La mienne l'est aussi. LE ROI. Demande des témoins Qui l'aillent publier aux pays les plus loin. L'INFANTE. Les peuples Étrangers apprendront de Baliste, Qu'hymen ne peut soumettre un coeur qui lui résiste. BALISTE. Sire, quelque raison qui m'engage à partir, Si vous me l'ordonnez, je dois y consentir. LE ROI. C'est vous gêner beaucoup. BALISTE. Cet honneur me surpasse,Au lieu de me gêner, c'est me combler de grâce ; Mais, puisque votre sort change de mieux en mieux, Madame, en quoi blâmer la justice des Dieux ? L'INFANTE. Ce fatal mariage en est l'injuste cause. BALISTE. Avec égalité leur ordre le dispose. Polybe, Roi de Chypre est un grand potentat, J'ai visité la Cour, traversé son État, L'on ne peut découvrir dans la Terre habitable Rien de plus somptueux et de plus admirable : Le plus sauvage esprit y trouve des appas, Il faut être amoureux, ou n'en approcher pas : C'est aussi le climat où Vénus retirée, Fut avec tant d'ardeur autrefois adorée. De là, j'ai voulu voir un royaume en passant, Depuis neuf ans détruit, aujourd'hui florissant. Lycie en est le nom... THELASTRIE, bas. Dois-je espérer ou craindre ? BALISTE. Et le Roi, Magalor, qui longtemps à plaindre Un ennemi voisin, non guère plus puissant, Mais subtil politique, et sans cesse agissant, Comme il eût éprouvé leurs forces presque égales, Pratiqua ses sujets, fit diverses cabales, Gagna des principaux, par le trompeur espoir De quelques dignités qu'ils désirèrent avoir. À la Guerre étrangère ayant joint la Civile, Il affligea le roi dans sa plus forte Ville. Ses ordres furent là si bien exécutés, Qu'on vit en peu de temps brèche de tous côtés, Et le Prince assiégé pressé de telle sorte Qu'à peine il pût gagner une secrète porte, Par laquelle il sortit, sans être découvert ; Tandis qu'en son palais, à l'insolence ouvert, Par un horrible excès de fureur et de rage, Même les lieux sacrés furent mis au pillage. L'image du péril qu'il venait d'éviter, Et la crainte, en fuyant, qu'on le pût arrêter, À ce Roi déposé semblaient donner des ailes ; Sans vouloir écouter la voix des plus fidèles, Il prenait, dans le trouble où son Esprit fut mis, Autant de ses sujets pour autant d'Ennemis : Enfin l'Usurpateur vit si bien réussie Sa conspiration, qu'il fût Roi de Lycie. THELASTRIE. Ô dieux ! À ce discours puis-je éviter la mort ! LE ROI. Quelle du fugitif fut la suite du sort ? BALISTE. Le pauvre Magalor, cet infortuné Prince, Ayant longtemps erré de Province en Province, Dans un si triste état que son affliction Aux plus durs à toucher faisaient compassion ; [Note : Orgueillir : Se montrer orgueilleux, concevoir de l'orgueil, s'enorgueillir. [CNRTL]]Son vainqueur orgueilli d'une telle conquête, Fit une forte armée, et se mit à la Tête ; Contre un autre voisin forma d'autres projets : Celui-ci, qui n'eut pas d'infidèles Sujets, À son premier abord fit ferme résistance, Appela cependant ceux de son alliance, Dont le secours venant, par de communs accords, Plusieurs petits partis formèrent un grand Corps. L'assiégé, le voyant, sortit de sa muraille, L'assiégeant ne pût pas éviter la bataille, Ainsi sa mort vengea les Princes offensés : Magalor, consolé de tous ses maux passés, Sur son trône usurpé rétablit sa puissance, Et fit de la révolte une humble obéissance ; De sorte qu'il jouit maintenant d'une paix Que la fureur de Mars n'ébranlera jamais. Encore paraît-il sombre et mélancolique, D'avoir en ce malheur perdu sa fille unique ; Sans qu'il ait rien appris, par un certain rapport, Qu'il lui pût assurer ou sa vie, ou sa mort. THELASTRIE, bas. Il faut le retirer de cette incertitude. LE ROI. C'est à peu de repos beaucoup d'inquiétude. L'INFANTE, à Thelastrie. Pendant tout ce discours, à tous les changements, Je remarquais en toi de nouveaux mouvements. THELASTRIE. C'est par une raison réservée à vous dire. SCÈNE IV. Le Roi, L'Infante, Thelastrie, Corax, Baliste, Boristhène, Atramante. BORISTHÈNE. Sire, si je le rends où mon objet m'attire, Quoiqu'à votre entretien je puisse être suspect, L'amour doit excuser le manque de respect ; Mais s'il faut que quelqu'un en reçoive le blâme, De bon coeur je m'en charge, en faveur de Madame. LE ROI. Vous n'avez pas raison de me parler ainsi ; Outre que l'entretien que nous avions ici N'avait autre sujet qu'une chose publique, Ce que j'ai de plus cher je vous le communique : En vous donnant l'Infante, on ne peut pas juger, Que j'aie quelque bien, sans vous le partager. L'INFANTE, à Thelastrie. Quoi que le Roi lui die, et quoi qu'il se propose, Ma foi n'est pas un bien dont un autre dispose. BORISTHÈNE. Pour vous récompenser de ce don précieux, Il ne suffirait pas d'être au nombre des Dieux ; On les verrait en vain épuiser leur puissance, Plutôt que le traiter d'égale récompense. LE ROI. Nous allons donner ordre à la solennité, Afin qu'elle réponde à votre qualité. L'INFANTE. Un sacrifice peut en rehausser l'estime, Qu'on prépare l'autel, en voici la victime. Le Roi, Baliste et Corax s'en vont. BORISTHÈNE. Lorsque votre beauté triompha de mon coeur, J'en fis un sacrifice à son charmant vainqueur, Vous voulez maintenant sacrifier le vôtre ; Afin de conformer, par l'hymen, l'un à l'autre. L'INFANTE. Nos coeurs, en leurs objets ont si peu de rapport Que si l'un suit l'amour l'autre cherche la mort. Le vôtre n'était pas une Victime pure, Puisque le sacrifice est de mauvais augure. BORISTHÈNE. Si je dois m'arrêter à ce que j'en prévois, L'augure ne pouvait être meilleur pour moi. L'INFANTE. Quand une autorité, dont je suis dépendante, Et que je puis nommer injuste et violente, Vous rendrait aujourd'hui possesseur de mon corps, Nos coeurs ne seraient point de mutuels accords. Qui veut heureusement jouir d'une personne Ne doit pas la forcer, il faut qu'elle se donne ; Celle qui ne se peut acquérir par douceur Considère un Époux comme son Ravisseur. BORISTHÈNE. Je ne serai jamais coupable de ce crime, Mon coeur ne brûle point que d'un feu légitime ; Puisqu'il est si soumis, Madame, à vous servir, Il prétend vous gagner, et non pas vous ravir. L'INFANTE. Vous me verrez, Monsieur, toujours prête à vous rendre Tout ce que la raison peut vous faire prétendre. Ce gain vous est acquis ; que votre Esprit ait soin De bannir les désirs qui se portent plus loin. BORISTHÈNE. Je ne demande rien qui ne soit réciproque. L'INFANTE. Il faut donc le régler, pour ôter l'équivoque. Vous recevrez de moi l'estime et le respect. BORISTHÈNE. Ajoutez l'amitié. L'INFANTE. Ce mot semble suspect, Mais elle suit l'estime. BORISTHÈNE. Ainsi la résistance Est un effet d'Amour. L'INFANTE. Faites la différence ; De diverses façons vous venez d'en nommer. BORISTHÈNE. L'Amour, ou l'Amitié ; mais enfin c'est aimer, Et vouloir posséder la personne qu'on aime. L'INFANTE. Le dernier, c'est n'avoir d'amour que pour soi-même. BORISTHÈNE. Mon Esprit, ébloui de vos brillants appas, Doit-il, les admirant, ne les désirer pas ? L'INFANTE. Oui, quand vous me voyez à ce désir contraire. BORISTHÈNE. Il est si violent qu'il n'est plus volontaire. L'INFANTE. Vous devez le cacher, s'il est désordonné. BORISTHÈNE. Il ne faut en blâmer que vous, dont il est né. L'INFANTE. Il m'obéirait mieux, si je l'avais fait naître, Et ne prétendrait pas de fils se rendre Maître. BORISTHÈNE. Un fils ne pèche pas contre l'ordre des Lois Observant le respect, de jouir de ses droits. L'INFANTE. Cette façon d'agir de l'orgueil participe, Et l'on doit craindre un fils qui s'émancipe. Aimer bien, c'est quitter notre propre intérêt, Pour embrasser celui de l'objet qui nous plaît. BORISTHÈNE. L'amitié, sans l'amour, à ce devoir engage. L'INFANTE. M'aimant, vous devez donc haïr le mariage ; Puisqu'il m'est en horreur autant que le trépas. BORISTHÈNE. C'est mon indignité, dont vous ne parlez pas. L'INFANTE. Non, ma mauvaise humeur en doit subir le blâme ; Et pour vous découvrir le secret de mon Âme, Si de tous les vivants je voulais un Époux, Ce me ferait honneur d'être digne de vous. Des belles qualités vous ne manquez d'aucune, Du Ciel, de la Nature, et des biens de fortune. Ceux de qui l'Univers admire la valeur Donnent place à la vôtre au-dessus de la leur ; Et votre seul renom, de l'endroit où vous êtes, Des Peuples éloignés augmente vos Conquêtes. BORISTHÈNE. La bouche en dit beaucoup, mais le coeur n'en sait rien. L'INFANTE. Si je suis obstinée à refuser ce bien, Suivant sans raisonner le cours de mon caprice, Le Ciel ne vous veut pas faire cette injustice, De partager si mal ce qu'il a fait de mieux ; Ailleurs il vous réserve un objet précieux. BORISTHÈNE. Le Ciel jaloux des droits d'un Monarque et d'un Père, Pour me faire obtenir le bonheur que j'espère, Rend, malgré vos refus, favorable à mes voeux Hormonde, qui sur vous a le pouvoir des deux. L'INFANTE. Je vous l'ai déjà dit, et je le réitère, Que cette autorité de Monarque et de Père, Quoiqu'avec violence elle agisse sur moi, Ne saurait me contraindre à vous donner ma foi. Un coeur, quoique gêné, conserve sa franchise, Si la bouche obéit, c'est qu'elle le déguise. BORISTHÈNE. Bien souvent nous voyons qu'un feu qui paraît lent.Quand on sait l'exciter est le plus violent. Ce qu'amour ne prend pas d'une subtile amorce Se peut bien acquérir par une douce force, Votre sexe s'attache à cacher son ardeur, Et croît, s'il ne résiste, offenser la pudeur. L'INFANTE. Je n'eus jamais besoin de ce bas artifice. BORISTHÈNE. La force vous déplaît, cédez à la justice, Qui rend également l'un et l'autre engagé. L'INFANTE. C'est dépendre d'autrui, que d'être partagé. BORISTHÈNE. Mon coeur est tout soumis à cette dépendance. L'INFANTE. Le mien demeure entier, et veut qu'on l'en dispense. BORISTHÈNE. J'ai recours aux effets, étant faible au discours. L'INFANTE. Qui manque de raison n'a qu'un mauvais recours. BORISTHÈNE. Je ne conteste plus, inhumaine Princesse, Enfin, l'expérience en sera la maîtresse. L'INFANTE. Vous pouvez la tenter, elle vous fera voir Qu'elle affermit mon coeur, au lieu de l'émouvoir. ACTE IV SCÈNE I. L'INFANTE. STANCES. Tyrans d'une âme qui soupire Sous la rigueur de ses tourments, Invisibles bourreaux, sensibles mouvements, Faites donc que la mort achève mon martyre : Sa laideur formidable a pour moi des appas, Sa haine à l'aimer me convie, Je la cherche en tous lieux, où se portent mes pas, À dessein de lui faire un présent de ma vie : Depuis qu'Hécate ne vit pas, Sa rage insatiable est, ce me semble, assouvie. Au temps qu'il se nommait Carmile, Pour déguiser sa qualité, Mettant un voile obscur à notre égalité, Il rendait pour ses veux ma passion stérile : Sa valeur héroïque excitait mon ardeur, Sa naissance étouffait ma flamme ; Si l'une m'excusait, en montrant sa grandeur, L'autre, en le ravalant me convainquait de blâme, Mon amour, contre mon honneur Soutenait un combat qui partageait mon Âme. En cette bassesse apparente, Quand il partit de cette Cour, S'il ravit à mes yeux l'objet de mon Amour, L'idée à mon Esprit en devint plus charmante. Quelque secret instinct que l'on ne peut forcer, Et qui forme la sympathie, Contraignait mon honneur souvent à confesser Qu'un Tout ne souffre point de contraire partie, Et l'amour ne pouvant cesser, Que la condition était bien assortie. Ainsi mon Esprit en balance Présumait favorablement ; Et sentait d'autant plus par cet éloignement De ses vives douleurs croître la violence. À cette obscurité Baliste donnant jouir, Je le mis au rang des Oracles, Mon honneur fut d'accord avecque mon amour, Et lui, ne me promit rien moins que des miracles ; L'attente d'un heureux retour Dans mon Esprit calmé surmonta tous obstacles. Une funeste conjoncture M'apprit au même instant sa mort, Et pour blesser mon coeur par un plus rude effort, L'on en fit à mes yeux la tragique peinture. Ce cruel changement me livre au désespoir, Et par lui ma flamme est éteinte : Cependant la rigueur d'un injuste pouvoir À prendre un autre Époux, prétend m'avoir contrainte ; Mais je lui ferai bientôt voir, Qu'un coeur sans espérance est de même sans crainte. Cherchons à ce dessein quelque breuvage amer, Pour imiter Hécate, il est mort dans la Mer. SCÈNE II. L'Infante, Thelastrie. THELASTRIE. Un miracle, Madame, Atramante est Hécate. L'INFANTE. À quoi bon supposer un discours qui me flatte ? Au point que ma douleur est à l'extrémité. THELASTRIE. Mais vous, pourquoi douter de cette vérité ? L'INFANTE. Un mensonge connu ne peut former de doute. THELASTRIE. S'entretenant tout seul, sans croire qu'on l'écoute, Comme par le discours la douleur s'adoucit, De tous les accidents il a fait le récit. L'INFANTE. J'ai souvent regardé les traits de son visage, Considéré sa taille, observé son langage, J'ai même examiné sa démarche et son port, Et vu que tout cela fait entre eux du rapport : Mais le discernement n'en est pas difficile. THELASTRIE. C'est une invention généreuse et subtile, Si vous vous attachez à sa noire couleur ; Étant persécuté d'un horrible malheur, Qui depuis trop de temps insolemment le brave, De Polybe, ennemi, la mer le fit Esclave. Chypre, et la Numidie ont eu plusieurs débats, Pour des prétentions d'entre ces deux États. Mais premier que tomber en cette dépendance, Afin de se couvrir d'une fausse apparence, Et tromper le dessein des destins inhumains, Il se noircit ainsi le visage et les mains. Pour un Égyptien sa couleur le fait prendre ; Et Mégare n'a pas le déplaisir d'apprendre Que ce Roi, qui reçut de lui tant de défis, Ait fait son fils unique Esclave de son fils. Cette crainte en son coeur fut à tel point montée Qu'il supposa sa mort comme il l'a racontée ; Pour être reconnu son Portrait suffisait, N'eût été la noirceur, dont il se déguisait. Mais si vous en doutez, levez un peu sa manche, J'ose assurer qu'au bras il a la peau fort blanche. Je m'en vais vous quitter, il vient fort à propos. L'INFANTE. Laisse-moi seule ici, que je rêve en repos. SCÈNE III. L'Infante, Atramante. ATRAMANTE. Mon Prince, dans l'ardeur de l'amour qui le presse, Ne peut être un moment qu'auprès de sa princesse. Il ignorait, Madame, où l'on pouvait vous voir, Et je dois maintenant le lui faire savoir. L'INFANTE. Je suis trop redevable à son impatience ; Mais puisque nous faisons une étroite alliance, Qui ne veut pas qu'aucun réserve rien à soi, Si vous êtes à lui, vous devez être à moi. ATRAMANTE. Je servirai les deux avec un même zèle. L'INFANTE. Je prétends bien de vous un service fidèle ; Et pour vous avancer en cet engagement, Je veux vous mettre au doigt ce petit Diamant. ATRAMANTE. Si de cette faveur votre bonté me traite, Donnez-le-moi, Madame, afin que je le mette : Ce m'est qu'excès d'honneur d'oser vous approcher, Et cette main n'est pas digne de vous toucher, Je sais bien le respect qu'il faut que je vous rende. L'INFANTE. Je le veux. ATRAMANTE. Je ne puis. L'INFANTE. Et je vous le commande. ATRAMANTE. À ces mots absolus je ne résiste pas. L'INFANTE, lui tenant la manche. Qui vous noircit la main ne noircit pas le bras. ATRAMANTE. Madame, c'est blâmer l'erreur de la Nature. L'INFANTE. Hécate, je sais bien qu'elle est cette peinture ; Mon oeil sert mon esprit assez fidèlement, Pour vous avoir connu dans ce déguisement : Mais je voulais savoir quelle en serait l'issue. ATRAMANTE. Madame, une autre fois croyez moins votre vue : Mais votre gaie humeur se plaît à me jouer. L'INFANTE. Quoi ! Ce coeur généreux veut se désavouer ? Le mien ne se fait plus aucune violence, Parce qu'il est certain qu'elle est votre naissance. ATRAMANTE. Puisque par le concours des secrets de mon sort, Vos yeux en votre Esprit ressuscitent un mort ; Supposez donc qu'il vient de ce Royaume sombre, Où le Dieu de la Nuit de son Corps fit une Ombre. Tant qu'Hécate fut Prince il vous fut inconnu, Son nom à votre oreille est seulement venu Quand sa condition, autrefois éminente, Se trouve limitée à celle d'Atramante : Ce n'est plus qu'un Esclave, et cette qualité Fait ensemble sa perte et sa félicité. Sa perte, en le privant de l'espoir légitime, Que ses fidèles voeux, obtenant votre estime, Lui feraient recueillir les fruits de son Amour ; Et sa fidélité de vous voir chaque jour. Ma prière d'ailleurs n'étant pas incivile, Recevez-la, Madame, en faveur de Carmile. Quoique ce Chevalier fut indigne de vous, Qu'il fut trop ravalé pour être votre Époux ; Que votre souvenir en conserve ce reste, Que s'il fut amoureux, il fut aussi modeste. Que vos yeux exerçant leur souverain pouvoir Ne virent rien en lui contraire à son devoir. S'il osa soupirer en contemplant vos charmes, Qu'il tâcha d'étouffer ses soupirs dans ses larmes ; Que sa voix, malgré lui, formant quelques accents, Son coeur les réduisit à des voeux innocents. Qu'enfin sa Passion eût tant de retenue Qu'avec peine, de vous, fut-elle reconnue : Et que s'il ne pût gagner votre amitié, Du moins il dût vous être un objet de pitié. L'INFANTE. Vous me faites d'abord un discours qui m'étonne, Mettant en trois degrés une même personne. Atramante et Carmile, ont bien l'ambition De se voir élevés à mon affection : Sous ces noms empruntés vous voulez que je grave Un simple Chevalier, un malheureux Esclave Au fonds de ma mémoire, afin qu'à tous moments Elle me fasse voir ces illustres amants. Hécate, en qui des deux l'intérêt se termine, Parce qu'on sait qu'il est de Royale Origine, Qu'avec lui mon honneur se peut entretenir, Ne me demandez rien, de peur de l'obtenir. ATRAMANTE. Quoique ce ne soit pas une chose commune Que la raison résiste aux coups de la fortune, La mienne, toutefois, eut assez de vigueur. Pour souffrir constamment sa dernière rigueur : Et suivant son flambeau, dont la clarté m'éclaire, Je vois ce que je puis, et ce que je dois faire, Parlant pour Atramante, en l'état où je suis, Je fais ce que je dois, je fais ce que je puis. Madame, il est heureux, si son malheur vous touche, S'il reçoit quelques mots de cette belle bouche, S'il vous est agréable en son triste devoir ; Tout cela sont des biens qu'il pourrait recevoir, Carmile peut aussi par un excès de gloire, Quoique Chevalier simple, être en votre mémoire. Mais Hécate, ha ! Penser qui comble mon ennui, Ce serait sans raison qu'on parlerait pour lui : Exagérer son feu, de votre part y joindre Que vous en sentiez naître un qui n'était pas moindre ; Ce discours pourrait-il produire quelque fruit ? Puisque par Atramante Hécate fut détruit. L'INFANTE. C'est d'une illusion faire une certitude ; De ces noms, augmentés par votre servitude ; L'un est Originaire et l'autre est étranger, Le dernier d'autant moins difficile à changer : Ainsi d'un doux espoir maintenant je me flatte, De détruire Atramante et rétablir Hécate. ATRAMANTE. Madame, le dernier en vain serait tenté. Supposons que je sois remis en liberté, Et fait indépendant du prince Boristhène ; Que pour vous obliger il ait rompu ma chaîne, Qu'Atramante demeure en éternel oubli ; Hécate est-il, Madame, en cela rétabli ? Par un secret obscur, difficile à comprendre. Ayant perdu le nom, je ne le puis reprendre. L'INFANTE. Mais enfin, tous ces noms par leurs diversités, Ne peuvent pas changer vos belles qualités : Vous demeurez le même, et mon amour se donne, Non pas à votre nom, mais à votre personne. Lequel que vous ayez, un autre, ou l'un des deux, Il vous faut peu de temps pour le rendre fameux, Après que vous serez hors de cet esclavage. ATRAMANTE. Contre mon intérêt mon propre honneur m'engage ; Et je me vois réduit à cette extrémité De détruire ma flamme, ou ma fidélité. Mais, Madame, n'ayant aucun sentiment lâche, Me pourriez-vous aimer, avec la moindre tache ? Ou, ne serais-je pas plutôt, de vous haï, Quand je paraîtrais lâche, et quand j'aurais trahi ? Il est donc impossible, en ce malheur insigne, Ou d'être votre Époux, ou d'en demeurer digne. Songez à Boristhène ; ha ! Ne serait-ce pas Au point de votre Hymen vous ravir de ses bras ? Fuyez de ma pensée action criminelle ! Quoi, pour être affranchi faut-il être infidèle ? Peut-on changer de Foi par un sort inégal ? À qui nous fait du bien faut-il faire du mal ? Et sitôt qu'on reçoit la liberté ravie Prendre au libérateur la moitié de sa vie ? De si bas sentiments n'entrent point dans mon coeur, J'adore vos beautés, mais j'aime mon honneur. L'INFANTE. Pour vous faire avancer où l'amour vous appelle, Hécate, il me suffit que vous soyez fidèle ; Et pour vous obliger à garder votre foi, Consultez votre coeur, il parlera pour moi. Il dira, que malgré la fortune inconstante, Hécate fut plutôt Carmile qu'Atramante : Qu'il parut sous ce nom longtemps en cette Cour, Que mon bonheur me fit l'objet de son amour, Qu'une Âme généreuse, étant bien enflammée, Se donne, sans réserve, à la personne aimée, Qu'ainsi les mouvements de son affection L'engagèrent dès lors en ma possession. Si par un accident, qui cause votre peine, Le sort vous fit tomber aux mains de Boristhène ; Cette honteuse gêne, en laquelle il vous tient, Ne me peut pas priver d'un bien qui m'appartient : Je le puis obliger à vous mettre en franchise, Moins par civilité que par droit de reprise : Et la raison en fait un faible contestant, Si pour moi notre Amour est demeuré constant. ATRAMANTE. Madame, de ma part vous rendez tout possible, Afin que ma douleur soit d'autant plus sensible : Votre raisonnement voudrait me faire voir Capable d'un bonheur que je ne puis avoir. À mon contentement laissez un double obstacle ; Hélas ! La voix d'un père est pour nous un Oracle : Puisque celle du vôtre a disposé de vous, Que par lui Boristhène est nommé votre époux, Qu'il doit d'un bien si cher entrer en jouissance, Il faut absolument en perdre l'espérance ; Et demeurant toujours en ma captivité, Qu'un des empêchements soit ma fidélité. L'INFANTE. Oui, que de votre part l'obstacle s'entretienne, Parce que vous croyez en trouver de la mienne ; Si ce n'est qu'en ce cas, Hécate, je le veux, Mon amour sait comment il faut lever les deux : Par un secret obscur, difficile à comprendre Sans blesser le respect qu'Hormonde doit attendre D'une fille soumise à son Père et son Roi, Je puis me satisfaire, et dégager sa foi. N'opposerez-vous point quelques nouveaux obstacles ? ATRAMANTE. Je ne suis pas facile à croire des Miracles ; Vous entreprenez trop, pour en venir à bout ; Mais enfin, disposez, je suis soumis à tout, Mon honneur conservé... L'INFANTE. J'aperçois Thelastrie. ATRAMANTE. Que lui dirai-je-je donc ? L'INFANTE. Qu'il vienne, je vous prie. SCÈNE IV. L'Infante, Thelastrie. THELASTRIE. Me direz-vous, Madame, encore que je mens ? L'INFANTE. Il faudrait inventer de nouveaux compliments, Pour te remercier d'une grâce si grande. THELASTRIE. Votre contentement est ce que je demande ; Et si par l'apparence on juge de l'effet, Je crois que votre Esprit n'est pas mal satisfait. L'INFANTE. Il n'est donc point besoin que je t'en entretienne : Mais mon affection doit répondre à la tienne ; Puisque je sais comment tu prends mon intérêt, Partage-moi le tien, et me dis quel il est : C'est une chose aussi que tu m'avais promise. THELASTRIE. Si vous ne voulez pas que vous le déguise, Souffrez donc que j'y mette une condition... L'INFANTE. Me connais-tu contraire à ton intention ? THELASTRIE. De me traiter toujours en très humble servante, Madame, ce secret est que je suis l'Infante Du Royaume d'où fut fort longtemps exilé, Mon Père, Magalor, dont on vous a parlé. En ce malheur le sort parut m'être propice, M'ayant causé l'honneur d'être à votre service. L'INFANTE. Mon coeur, à ce discours, est doublement content. SCÈNE V. Boristhène, Atramante, L'Infante, Thelastrie. BORISTHÈNE. N'accorderez-vous point au mien ce qu'il prétend ? L'INFANTE. Comment ! Surprenez-vous les filles de la sorte ? BORISTHÈNE. Tout semble être permis à qui l'amour transporte. L'INFANTE. Enfin, Monsieur, c'est trop éprouver votre ardeur, À quoi je n'opposais qu'une feinte froideur ; Je vous donne ma foi, tenez-la pour certaine, Que je n'aurai jamais d'Époux qu'un Boristhène, Sans de ma part y mettre aucun retardement. BORISTHÈNE. Jamais les plus beaux jours n'ont valu ce moment. Que produira l'effet, au prix de la promesse ? L'INFANTE. Mais pour ne laisser point de marque de tristesse, Et faire que la joie ait son entier éclat, Remettez votre Esclave en son premier état. BORISTHÈNE. Je n'ai plus rien à moi, puisque je suis le vôtre ATRAMANTE. Ce m'est assez d'honneur de servir l'un et l'autre ; Mon Esprit se délecte en cet engagement, Et je suis à cette heure Esclave doublement. L'INFANTE. C'est de vous seul, Monsieur, que dépend cette grâce. BORISTHÈNE, l'affranchit. C'est à vous qu'il la doit, quoique je la lui fasse. Ne me reconnais point pour ton libérateur. ATRAMANTE. Esclave ou franc, toujours le même serviteur, N'importe pas des deux quelle main me délivre. BORISTHÈNE. Allons trouver le Roi. L'INFANTE. Je suis prêt à vous suivre. ACTE V SCÈNE I. Le Roi, Corax. LE ROI. Vous êtes donc certain de son consentement ? CORAX. Sire, avec vérité, même elle a fait serment Qu'elle n'aurait jamais d'Époux qu'un Boristhène. LE ROI. Cette assurance met mon Esprit hors de peine : Quoique sa résistance irritât ma bonté, J'aime bien mieux qu'on ait gagné sa volonté, Que me servir des droits dont peut user un Père. CORAX. Pour rendre leur Hymen plus doux et plus prospère, L'infante a souhaité qu'à ce commencement Atramante reçût son affranchissement ; LE ROI. J'observe dans son port quelque chose de grave, Qui me faisait douleur, de voir qu'il fût Esclave. CORAX. L'on a vu fort souvent des gens de qualité Réduits par le Destin à la captivité : Vous pourrez maintenant apprendre sa naissance. SCÈNE II. Le Roi, Boristhène, Corax. BORISTHÈNE. Sire, l'on fait justice à ma persévérance ; Par votre autorité, plus forte que mes voeux, La Princesse aujourd'hui s'offre à ce que je veux ; Le ciel en ma faveur semble faire un miracle ; Au lieu qu'elle formait obstacle sur obstacle, Si longtemps que pour elle en vain j'ai soupiré, Sans se faire presser son coeur s'est déclaré : Ainsi le mien jouit d'une joie infinie, Et notre Hymen n'attend que la Cérémonie. LE ROI. Corax me le disait, quand vous êtes venu, Et mon Esprit en est doucement prévenu. BORISTHÈNE. Ne me blâmez donc pas si je m'impatiente ; LE ROI. Au contraire, Corax, allez quérir l'Infante ; Et faites avertir tous ceux de cette Cour, Qu'ils viennent prendre part au triomphe d'amour. N'oubliez pas Baliste, Atramante et le reste, Pour rendre aux Étrangers cet Hymen manifeste. CORAX, s'en allant. Ce commandement, Sire, a pour moi tant d'appas, Que mon Esprit voudrait y précéder mes pas. BORISTHÈNE. La gloire que m'acquiert cette illustre conquête Veut que mon coeur s'anime et que mon bras s'apprête À l'exécution de généreux projets, De plusieurs Nations augmenter vos Sujets, Et mettre à si haut point votre grandeur Royale, Que l'Univers entier n'ait rien qui vous égale. L'on doit par un progrès être à l'autre excité, L'honneur n'est point honneur quand il est limité, Et je serais honteux de celui qui m'arrive, Si par lui ma valeur était rendue oisive. Mars à l'Amour uni le fait voir triomphant, Séparé du premier, l'autre n'est qu'un Enfant. LE ROI. Tous ces beaux mouvements augmentent mon estime, Ils me découvrent bien l'honneur qui vous anime, Et font voir qu'en effet votre coeur est si grand Qu'il veut que vous soyez doublement conquérant. Mais je vois mes États d'étendue assez grande Pour vous faire trouver ce qu'un grand coeur demande. Un fils, pour y régner, me vient fort à propos, Ma gloire est consommée et cherche le repos : Vous pouvez disposer des droits de la Couronne, Par l'absolu pouvoir qu'aujourd'hui je vous donne. Quoi que la Politique en puisse découvrir Régner avec prudence est plus que conquérir ; La raison doit régler ce que l'on se propose. Mais contentons l'amour, autant toute autre chose : Vous n'êtes pas encore hors de ses Étendards, Nous parlerons après de l'intérêt de Mars. BORISTHÈNE. Je suis à tous moments plus votre redevable. SCÈNE III. le Roi, Boristhène, L'Infante conduite par Corax, Thelastrie, Caldice. LE ROI. Et bien, ma fille, enfin vous êtes raisonnable ; D'une obstination votre Esprit dégagé, Reconnaît le grand bien qui vous est partagé ? L'INFANTE. Sire, à votre discours ma réponse est ouverte, De raison déguisée à raison découverte Je crois que l'on doit faire un grand discernement, Et la dernière seule a fait mon changement. Mon faible Esprit chargé d'un ténébreux nuage, Semblait de sa lumière avoir perdu l'usage. Une fausse apparence, en réduisant mes sens, Me faisait répugner à ce que je consens : Ou, pour mieux exprimer ce que je prétends dire, Me causait de l'horreur pour ce que je désire. Mon coeur préoccupé par de secrets appas S'en confiait aux yeux, qui ne les voyaient pas, Et lui rendaient ainsi la personne charmante Sinon objet de haine, au moins indifférente. Leur infidélité, par un autre rapport, Me faisait voir vivant ce que je croyais mort ; Mais sous une couleur, qui trompant mon envie, Mêlait confusément la mort avec la vie. Ainsi le même Esprit, dans cette obscurité, Concevait les objets contre la vérité. L'oreille avec les yeux d'étroite intelligence De discours supposés lui faisait confidence : De sorte qu'il semblait que tout dût s'occuper À chercher les moyens qui le pussent tromper. Sire, dans ce désordre il était difficile Que vous trouvassiez raisonnable et tranquille : Mais ces déguisements sont enfin dissipés, Mon coeur poursuit le bien dont vous participez, Et j'ai présentement mes yeux et mes oreilles Pour de fidèles témoins de secrètes merveilles : J'oserais assurer qu'en cet heureux moment Elles vous causeront beaucoup d'étonnement. LE ROI. Puisque vos sens souffraient un si violent trouble, Ma joie à ce discours est et doit être double ; De voir que la raison l'ait ainsi surmonté, Et que votre défit suive ma volonté : Comme l'intention est ce qui fait l'offense, De bon coeur je pardonne à votre résistance. BORISTHÈNE. Madame, votre Esprit recevait un faux jour, Parce qu'il résistait aux lumières d'amour. L'INFANTE. J'en connais bien, Monsieur, que l'apparence trompe, En qui ce petit Dieu fait voir toute sa pompe. BORISTHÈNE. Finissons ce discours, il est hors de saison, Quand on voit accorder l'amour et la raison. Puisque sur nous les deux ont une force égale, Pour assembler nos coeurs d'union conjugale, Je confirme le don que le mien vous a fait ; En me donnant le vôtre, Hymen est satisfait. LE ROI, à l'Infante. Quoi ! Vous voulez paraître encore difficile ? SCÈNE IV. Atramante dénoirci, en habit de Prince, Le Roi, Boristhène, L'Infante, Thelastrie, Corax, Caldice. ATRAMANTE. Sire, si vos bontés ont prévenu Carmile, Et qu'un sort inhumain l'ait mis au triste état De vous persuader qu'il en était ingrat ; N'imputez maintenant qu'à sa seule impuissance Le malheureux défaut de sa reconnaissance, Voyant qu'il n'avait pas assez de liberté Pour rendre ce qu'il doit à votre Majesté : Il en a désir ; c'est la foi que vous donne Non pas le même nom mais la même personne. LE ROI. Généreux Chevalier, quelque fatalité Qui vous ait pu causer cette captivité, Croyant que votre coeur est toujours magnanime, Elle n'a point pour vous amoindri mon estime. Un déplaisir se mêle à mon contentement, De n'avoir pas connu votre déguisement ; S'il ne m'eût pas fait faire une telle méprise, J'eusse employé mes soins à vous mettre en franchise : Mais puisque c'est un bien que vous avez reçu, Je me consolerai d'avoir été déçu, Si vous me donnez lieu, comme je le demande, De vous faire jouir d'une grâce aussi grande. ATRAMANTE. Je vous respecte trop pour en faire refus. Grand Prince, vos bontés, qui me rendent confus, En délivrant mon corps, ont de contraire sorte Attaché mon Esprit d'une chaîne si forte, Que je réputerai pour un titre d'honneur Que vous soyez toujours mon maître et mon Seigneur, Dans cette liberté, que vous m'avez rendue, Mon coeur a plus d'audace et mon bras d'étendue ; Mais si je la voyais rebelle à vous servir, Je souffrirais qu'encore on vint me la ravir : Ainsi je vous rendrai, sans fard et sans contrainte, Des preuves de l'ardeur dont mon âme est atteinte. Il n'est pas juste aussi que vous perdiez vos droits, Qui souffre l'esclavage en doit subir les Lois ; Je demeure obligé, pour une marque insigne, À porter votre nom, dont je me sens indigne. Mais je crois que mon sort fera des envieux, Pour ne profaner pas ce titre glorieux. BORISTHÈNE. Cette civilité me rend sans répartie, Vous deviez épargner un peu ma modestie. Votre malheur passé, qui se doit oublier, Me laisse du regret, illustre Chevalier, D'avoir si mal usé d'une rare personne, Par l'absolu pouvoir que l'esclavage donne. C'est au destin qu'il faut en imputer le mal ; Maintenant vous devez me traiter en égal, Et je serai ravi que vous puissiez connaître Que ma raison sait faire serviteur d'un Maître. Ce que vous proposer à l'égard de mon nom Est sans doute un moyen d'accroître son renom, Vous pouvez lui donner belle place en l'Histoire ; Mon caprice serait ennemi de ma gloire, Si, connaissant ce bien, il voulait s'opposer : Au reste, vous avez le choix d'en disposer, Mes droits vous sont acquis, et la liberté pleine De demeurer Hécate, ou d'être Boristhène. BORISTHÈNE. Grand Prince, mon honneur s'accorde à mon devoir, J'accepte le dernier, pouvant le recevoir. SCÈNE V. Le Roi, Atramante, Boristhène, L'Infante, Thelastrie, Corax, Caldice, Baliste. LE ROI, à Baliste. Vous venez à bonne heure accomplir l'assemblée. BALISTE. Que des faveurs du Ciel, Sire, elle soit comblée ; Qu'il donne à cet Hymen une fécondité Qui puisse éterniser votre postérité. BORISTHÈNE. Et qui serve celui dont le souhait m'oblige. LE ROI, à l'Infante. N'y consentez-vous pas ? BALISTE, reconnaissant Hécate. Ha ! Grand Dieux, quel prodige ! Sire, voilà celui pour qui je suis venu, Comment l'ai-je approché sans l'avoir reconnu ! Quel insolent Destin avait pu faire Esclave Un Prince si puissant, si généreux, si brave ? Et par quel faux prétexte, en me voyant ici, Pour abuser mes yeux avoir été noirci ? Quoi ! Ne saviez-vous pas que le Roi votre Père, À qui votre personne est infiniment chère, Eût pour vous retirer épuisé ses États, Et prodiguer le sang d'un monde de soldats ? Prince, votre valeur s'était-elle endormie, Pour souffrir doucement cette haute infamie ? Mégare était-il hors de votre souvenir ? L'Héritier de sa gloire osait-il la ternir ? Par cette invention, honteuse et criminelle, Ne lui donniez-vous pas une atteinte mortelle ? Mais c'est imprudemment blâmer votre valeur, Qui ne put pas ; sans doute, éviter ce malheur. ATRAMANTE. J'excuse les transports dont votre Esprit s'égare ; Sachez que mon honneur et celui de Mégare Par cette invention se sont entretenus, Et que la honte n'est qu'à ceux qui sont connus. Si l'on eût découvert ma naissance cachée, La gloire de Mégare en eût été tachée ; Mais faisant ignorer que je fusse son fils Elle demeure pure, et c'est ce que je fis. L'INFANTE. À cette heure il est temps que mon amour éclate, Sire, vous voyez donc qu'Atramante est Hécate, Que celui qu'on vient chercher dans cette Cour, Où, se nommant Carmile, il avait fait séjour ; Sa naissance Royale est maintenant certaine, Et son nom ne peut être autre que Boristhène. Sire, observez ici les merveilleux secrets Dont le Ciel donne suite à ses puissants décrets ; Il est de nos Destins le souverain Arbitre : Quoique Carmile alors me parût sous un titre Qui ne s'accordait pas aux droits de mon honneur, Malgré moi, son mérite avait place en mon coeur, Comme je découvrais, parmi sa modestie, Qu'il me donnait du sien la meilleure partie. Ces divers mouvements, et d'honneur et d'amour, Sur mon Esprit troublé présidaient tour à tour : Mais dès lors que je sens quelle était sa naissance, Mon honneur, pour l'amour, n'eut plus de répugnance. Et quoi que le discours qui m'assurait sa mort Sur cette passion fît un puissant effort, Dans son ébranlement, elle fut assez ferme Pour empêcher l'espoir d'être à son dernier terme. Je craignis, mais je crus que tant de changements Devaient être suivis de bons événements ; Et cette opinion fut une Prophétie, Que l'on voit maintenant à peu près réussie ; Par sa fidélité, qui semblait me trahir, Sire, je fus contrainte à vous désobéir : Mais comme la bonté vous est originaire, Aussi pardonnez-vous ce péché nécessaire. Et si vous permettez à mon coeur de s'ouvrir ; D'entre ces deux Amants, pour n'en plus discourir, Le Nouveau Boristhène à juste titre l'emporte, Il me fallait ce nom, et c'est celui qu'il porte, Le Destin, qui semblait le traiter rudement, A voulu dégager ainsi votre serment : Le Ciel n'a pas besoin d'un meilleur Interprète, Sire, sa volonté doit être satisfaite. ATRAMANTE. Prince, si ce discours, par quelque obscurité, Peut me rendre suspect d'une infidélité, De crainte que ma foi souffrît cette injustice, Ne la condamnez pas, sans que je l'éclaircisse. Le discours que Madame a fait ici d'abord Déclare des secrets dont mon coeur est d'accord : Mais j'y puis ajouter, comme il est véritable, Que jamais mon amour ne m'a rendu coupable ; Et que je l'ai réduit, tout violent qu'il est, À ne faire de voeux que pour votre intérêt. Comme j'eus reconnu les désirs de votre âme, La mienne eut seulement des respects pour Madame, Afin de n'y laisser aucun empêchement, Je joignis ma mort feinte à mon déguisement, Craignant que la Princesse eût conçu quelque idée Qu'en faveur de Carmile elle eût toujours gardée : Si bien que pour la faire à vos voeux consentir, Je cherchais un moyen qui pût m'anéantir. Je n'ai point eu depuis un sentiment contraire, Ce que je fus forcé, je le suis volontaire, Mon coeur, d'un bien reçu ne peut se départir, Et ne vous donne point sujet de repentir. Que si, par un secret que je ne puis comprendre, J'étais si fortuné que je dusse prétendre Ce que vous poursuivez avec tant de ferveur, J'y voudrais renoncer, Prince en votre faveur. Réglez ce choix, Madame, avec plus de justice, Ne me considérez que pour votre service, Le Ciel, qui ne me voit que d'un oeil en courroux, De ce Prince accompli veut faire votre Époux. BORISTHÈNE. Cette fidélité me rendait sans excuse, Si j'acceptais ce bien, comme je le refuse : L'égalité, que met la naissance en nous deux, Ne veut pas que je sois moins que vous généreux. Prince, à vous imiter votre exemple me presse ; Je cède tous mes droits au choix de la Princesse, Et me ressens touché d'un si juste devoir, Que pour en céder plus, j'en voudrais plus avoir. Soumettant mes désirs à ceux que j'eus pour elle, Votre fidélité vous rendrait infidèle ; La raison vous fit sien, le sort vous fit à moi, Et la première en tout doit nous servir de Loi. Si vous me préfériez, Prince, à son préjudice, Vous seriez criminel, et j'en serais complice. J'ignorais un secret dont je suis connaissant ; Et mon Amour, qui veut demeurer innocent, Sur cette connaissance arrête sa poursuite : Aussi le doit-il bien à votre seul mérite. Veuillez-nous régler, Sire, et que votre serment S'entretienne en faveur de ce premier Amant : Toutes conditions s'y trouvent disposées. LE ROI. Après avoir ouï les raisons proposées Sur un sujet si grand, si beau, si délicat, D'où dépend mon repos et celui de l'État, Où le raisonnement trouve divers obstacles, J'estime qu'il faudrait recourir aux Oracles ; Afin que n'étant plus dans un état douteux Nous puissions, sans erreur, faire le choix des deux. Mais aussi d'autre part, mon Esprit considère Que le Ciel à nos yeux découvre ce mystère : Tant d'incidents divers, réduits dans un seul point, Me doivent obliger à ne balancer point, Et nomment hautement, d'une voix souveraine, Pour objet de mon choix le second Boristhène : Ainsi vos différents demeurent terminés, Et d'un heureux Hymen ses travaux couronnés. L'INFANTE, à Atramante. Ne résistez plus ? ATRAMANTE. Je craignais que ma flamme Donnât à mon honneur quelque atteinte de blâme ; Mais voyant que je puis entretenir les deux, Et que votre bonté se conforme à mes voeux ; Ha ! Madame, ce coeur, qui fut longtemps la proie Des plus vives douleurs, craint de mourir de joie :Jugez des mouvements dont il est agité, Puisqu'il passe de l'une à l'autre extrémité. L'INFANTE, à Boristhène. Prince, que cette joie entre nous soit commune, Nous sommes deux moitiés, que je vous en donne une ; La parfaite amitié, qui n'aura point de bout, De Thelastrie et moi ne compose qu'un tout. Connaissant sa personne, il suffit que je die Qu'elle est certainement l'Infante de Lycie, Et que dans ses États son Père rétabli, Tous ses malheurs passés doivent être en oubli : Ainsi vous vous trouvez dans l'égale balance Et des biens de fortune, et des droits de naissance. Je la conjure aussi de vous considérer Comme le plus grand bien qu'elle pût rencontrer. CALDICE. Si j'ai, par vos bontés, la liberté de joindre Ma voix à ce discours, quoiqu'elle soit la moindre ; Je vous dirai le coup dont fut précipité L'éclat de sa naissance en cette obscurité. Par de rares faveurs, que le Ciel communique, Du grand Roi de Lycie il la fit fille unique : Et comme sa beauté, dès son commencement, Donnait à sa naissance un illustre ornement ; Il n'est point de discours qui pût faire connaître Quelle joie en avaient ceux qui la firent naître ; Puisqu'on y découvrait, en sortant du Berceau,Puisque l'on voit au Trône, et de grand et de beau. Mais par un changement étonnant et funeste, Un horrible revers... LE ROI. Épargnez-nous du reste ; L'Amour et ce discours ne seraient pas d'accord. BALISTE. Sire, à ce que j'ai dit, il a bien du rapport ; C'est ce que j'en ai appris en suivant cette route. CALDICE. C'est une vérité qu'on ne peut mettre en doute. L'INFANTE. Et partant, l'union que je souhaite d'eux Ferait également l'avantage des deux. BORISTHÈNE. Ce que vous proposez me confirme, Madame, Que votre Esprit perçant voit le fonds de mon âme. Elle avait le dessein que vous mettez au jour ; Et si divers objets occupaient un amour, Dès le premier instant que le mien prit naissance Thelastrie avec vous était en concurrence. Oui, Madame, au plus fort de mon engagement J'avais toujours vers vous un secret mouvement. Mes yeux, par un instinct qu'à cette heure j'admire, Voyaient dans vos appas un agréable empire : Mon coeur pressentait bien, voulant vous dédaigner, Qu'une telle suivante est faite pour régner. S'il s'éloignait de vous, maintenant il s'y porte, Par une violence aussi douce que forte ; Et si vous l'approuver, le Ciel d'un même coup, Me fait en ce moment perdre et gagner beaucoup. THELASTRIE. Outre que j'ai pour vous particulière estime, Je dois tout à Madame, et croirait faire un crime De n'exécuter pas ce qu'elle me prescrit ; Même c'est une Loi très douce à mon Esprit. LE ROI. Allons donc célébrer ces heureux mariages, Où la fidélité fait voir ses avantages ; Quoiqu'elle ne soit pas des vertus de ce temps, Elle rend tôt ou tard ses sectateurs contents. ==================================================