******************************************************** DC.Title = WIHLEM-TELL, POÈME DRAMATIQUE. DC.Author = VIGÉ, P. Ludow DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Monologue DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 24/02/2022 à 21:52:07. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/VIGE_WILHEM-TELL.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5723065h DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** WIHLEM-TELL Prix : 2 francs 1864. P. LUDOW VIGÉ SAINT-ÉTIENNE. IMPRIMERIE DE VEUVE THÉOLIER et Cie.Place de l'Hôtelde Ville et du Marché. AUX LECTEURS Sous le titre de WAHLALLA(1) je commence aujourd'hui une série de portraits en vers, choisis parmi les héros dont les noms résument les efforts les plus généreux tentés pour l'affranchissement des peuples, les sentiments privés les plus impérieux de l'âme et les effets les plus étranges de la fatalité sur la vie humaine. C'est ainsi que dans ma galerie se trouveront réunis les révolutionnaires fameux, les novateurs et les fatalistes que le génie littéraire et l'histoire ont immortalisés, comme : Wilhem-Tell, Fiesque, Egmont, Maxaniello, Rienzi, Marino Faliero, Savonarole, Michel Servet, Jacques Artewehl, Othello, Roméo, Manfred, Foscaro, Hamlet, Carle Moor, etc. C'est une oeuvre de longue haleine que j'entreprends, mais si obstinément caressée dans les rares loisirs que m'ont laissés, depuis quinze ans, les soins absorbants du journalisme, que j'ai la confiance de la conduire à bonne fin, si l'accueil du publie m'est favorable. Je commence par Wilhem-Tell, dont Grasser et Voltaire ont, après certain curé de Berne, contesté l'existence, parce que l'oeuvre du célèbre uranien fut des plus mémorables dans les fastes de la civilisation et aussi parce que depuis longtemps j'ai conçu la pensée de restaurer cette grande figure, mutilée sous le brillant travestissement dont l'ont recouverte les librettistes du chef-d'oeuvre de Rossini : MM. Jouy et Hippolyte Bis. L'illustre Schiller, en Allemagne ; Lamartine, en France, et J,-S, Knowles, en Angleterre, ont élevé d'impérissables monuments au souvenir de Wilhem-Tell. Je viens, à leur suite, rendre un modeste hommage au libérateur de l'Helvétie, sans d'autre prétention que celle de ne rien devoir aux maîtres qui m'ont devancé dans cette pieuse commémoration. J'ai fait suivre le court poème dans lequel Wilhem-Tell, à qui j'ai cru devoir restituer son nom helvétien, raconte lui-même les événements de sa vie, de notes historiques sur toutes les phases de cette merveilleuse rédemption d'un peuple qui commence dans le « chemin creux » de Kussnacht, au moment où Gessler tombe sous la flèche de Tell, se continue à travers l'insurrection des cantons et s'accomplit, en 1316, par le pacte fédéral de Brunnem, établissant que l'Helvétie prendra désormais le nom de Suisse et que le choix des fédérés devra être unanime s'il est jamais besoin de recourir à une protection étrangère. Le pacte de Brunnem fut la conséquence politique de la victoire de Morgarten remportée, un an auparavant, sur les troupes du duc Léopold, et qui rendit les Helvétiens redoutables à tous leurs voisins. J'aipuisé mes renseignements, pour cet opuscule, comme pour ceux qui le suivront, aux sources authentiques. J'ai consulté l'Histoire de la confédération suisse de Jean de Mulle, la Chronique de Klinginbert, Le Livre de Merlchior de Lucerne, la Chronique d'EglofEsterlin, Le Voyage en Suisse du docteir Coxe, Guillaume-Tell et la Révolution de 1307, de M.J. Hisely, etc. En un mot, je n'ai rien négligé pour restituer au paysans sublime de Bürglen sa véritable personnalité et ses droits légitimes à l'admiration des peuples libres. Puisse l'empressement des lecteurs me prouver bientôt que j'ai réussi Saint-Étienne, janvier 1864. (1) Voir les notes à la fin du volume. PERSONNAGES UN RÉCITANT. Publié dans « Walhalla : poèmes dramatiques par P. LUDOW VIGÉ, I WILHEM-TELL, ÉDITON RÉSERVÉE » WILHLEM-TELL MONOLOGUE. LE RÉCITANT. La scène représente le «chemin creux » de Kussnacht (Die Hohle Gasse) qui conduit au château de Gessler nommé par lui-même Bride-Urie (Zwing-Uri). C'est un défilé entre deux rocs de granit dont l'un offre une large brèche, à travers laquelle apparaît le lac des Quatre-Cantons. Williem-Tell, assis sur Un tronc de sapin, semble absorbé dans ses réflexions. Son regard, profondément mélancolique, fixe dans le lointain les tours d'Altorf qu'on aperçoit à l'extrême horizon. Sa main gauche serre convulsivement son arc sur sa poitrine, tandis que la droite soutient sa tête. Il se lève, explore d'un long regard le site désert qu'il semble lentement reconnaître, et, dressant sa tête énergique, commence ainsi :Plaines et monts, grands lacs, abîmes et sommets ;Vents qui soufflez du ciel, voix sombres des forêts,Je vous prends à témoin de ses crimes. NuagesQui passez sur mon front, vous vîtes ses outrages.Soleil, voile la face ardente : il ne faut pas Que tes rayons divins éclairent son trépas.Un tyran doit mourir dans la honte et dans l'ombre ;Je voudrais que d'un pôle à l'autre, tout fût sombre.Pour demain, astre-dieu, réserve tes clartés :Aujourd'hui, nous pleurons toutes nos libertés. Nos libertés ! L'antique cl pieux héritageQue nos aïeux avaient augmenté d'âge en âge,Ce trésor précieux d'honneur immaculé,[Note : Rhétiens voir note 2.]Qui, depuis les Rhétiens, s'était accumulé ;Oui, la gloire et l'orgueil de l'Helvétie, un traître, [Note : Gessler : note 3.][Note : Habsbourg : note 4]Gessler, pour les Habsbourg, s'en est rendu le maître.Ô fils aîné de Dieu, Soleil, tu vis jadis[Note : Note 5.]Les légions de Rome envahir ce pays.De César, le Géant, et de sa grande armée,Tu vis, sur nos rochers, pâlir la renommée. Souviens-toi ! le ruisseau, pour féconder son champ,Au lieu d'eau, charria de la chair et du sang ;Souviens-toi ! Lors du choc de la dernière attaque,Quand le sol ne fui plus qu'un immonde cloaque,Où vainqueurs et vaincus trébuchaient, énervés ; Quand les derniers Rhétiens tombèrent, bras levés ;On entendit, au loin, les voix de leurs compagnes,Accourant en chantant l'hymne de nos montagnes,Et le vainqueur, surpris, s'enfuit, épouvanté[Note : Note 6]Par ces femmes de coeur chantant la liberté. Avec une tristesse calme :C'est d'un passé splendide une page entre mille !De nos jours, bon soleil, l'Helvétie est débile.Un orgueilleux laquais, Gessler, donne des loisÀ ceux qui tenaient tête aux Romains d'autrefois,Et les derniers Rhétiens marchent, chargés de chaînes, Conduits par les valets des milices germaines.Quelle honte ! Avec énergie :Et demain, tu nous verrais encorSoumis, humiliés par ces fats couverts d'or ?Bonshommes de velours, coeurs et cervelles vides ?Non, soleil généreux. Parmi les plus stupides, J'ai choisi le plus lâche et le plus criminel,Gessler ! Et son arrêt est descendu du ciel.Je vais, dans un instant, auprès de cette brèche,L'envoyer en enfer traversé d'une flèche. Il s'arrête, il écoute du côté du lac :Les échos du vallon s'éveillent sous leurs pas, Mais j'ai Dieu pour complice, ils ne m'atteindront pas. Avec enthousiasme :[Note : Note 7]Conjurés du Grulli, fiers esprits, bras robustes,L'oeuvre marche ! Élevez vers Dieu vos fronts augustes.Furst, Melchtald, Stauffacher, vaillante trinité,Le ciel compatissant nous rend la liberté. Frères, c'est le Très-Haut qui, pour sauver la Suisse,M'a retiré vivant du fond du précipice,Et m'a conduit ici libre, armé, seul, mais fort,Pour attendre Gessler et le frapper de mort. Écoutant encore :Ils montent lentement, mais ils montent. Pieusement :Ô patrie ! Ô terre de héros par l'étranger flétrie,Tu vas être vengée ! - Ô mère des aïeux,Helvétie, avec nous, tourne-toi vers les cieux.C'est là qu'est le secours, c'est là qu'est la puissance ;C'est Dieu qui par mon bras t'offre la délivrance. Suisse esclave, à genoux ! Enfants, tendez les bras :La sainte Liberté va descendre ici bas. Réfléchissant :J'ai pris beaucoup d'avance, et la meute en dérouleS'attarde à me chercher aux angles de la route ;H faut que mort ou vif on me trouve. - Tyran, Ton glas funèbre sonne à l'éternel cadran ;Abandonne la proie et viens mourir ; c'est l'heure !11 faut, comme l'agneau, qu'à son tour le loup meure. Avec ironie :Il s'obstine à m'avoir ; il fouille chaque coin.Vous prenez, Monseigneur, un inutile soin, Celui que vous cherchez vous attend. ? Venez vite.Un chasseur noble, fi ! Prendre le lièvre au gitc? Joyeusement :Cette fois, c'est bien lui, je reconnais sa voix.Mon coeur bondit d'espoir et de crainte, à la fois. Tell s'arrête et semble consulter ses souvenirs :[Note : Note 8]Donc, je n'ai pas rêvé : - la barque, la tempête...? Gessler devait ce soir faire tomber ma tête ?[Note : Note 9]Il me faisait conduire à Kussnacht, en bateau,Quand la main du Seigneur a fait soulever l'eau ? Récit :L'éclair brille, la foudre éclate et l'onde arriveFurieuse, poussant le bateau sur la rive. Je n'entends que des pleurs : Gessler crie, au secours !Mais l'orage redouble et les rochers sont sourds.La barque, au gré des flots, monte de cime en cime,Puis, descend en plongeant, rapide, vers l'abîme.Gessler est pâle ; il tremble, il souffre mille morts ; C'est l'heure où le méchant compte avec le remords.Sa suite de soudards, de courtisans infâmes,Se croient déjà livrés aux éternelles flammes.De l'unique rameur, les bras insuffisantsNe sauraient conjurer le péril des brisants. C'en est fait ! - Une voix s'élève de la foule,Qui domine le bruit lugubre de la houle :? « En Suisse, dit la voix, il n'est qu'un homme, un seul,« Qui nous puisse arracher au funèbre linceul.? « Quel est-il ? » dit Gessler, que l'épouvante atterre. La voix répond : « C'est Tell. »? « Eh bien, qu'on le déferre. » Il fait une courte pause et, soupirant :J'étouffais sous leurs pieds et j'entendais leurs voix,Couvert de triples fers dont j'ignore le poids. Reprenant le récit :Alors, Gessler, sur moi, penchant sa face blême,De ses fiévreuses mains me déferra lui-même. Je fus libre ! Et celui qui lit au fond des coeursMe permit de cacher mes haineuses ardeurs,Lorsque, maître, à mon tour, de Gessler, de sa vie,De mourir avec lui, j'eus un instant l'envie.Ce ne fut qu'un instant. - Je sentis dans mon sein, Sous l'oeil de Dieu, germer un immense dessein.Mourir, quand l'Helvétie attend qu'une main ferme,A l'oeuvre des bourreaux vienne enfin mettre un terme ?Mourir avec Gessler ? Entraîner le vautour,Mais laisser les corbeaux se gorger à leur tour ? Mourir esclave, moi, Wilhem-Tell ? Impossible ! Tell cherche à dompter l'irritation qui le gagne ; il dit gravement les vers qui suivent :Hermann Gessler de Brunck, Dieu, le maître invisible,Dieu, souverain seigneur des plus grands potentats,Pour qui peuples et rois sont égaux ici-bas ;Dieu ne veut pas, tyran, que, veuve et spoliée, Sur le gibet germain, la Suisse soit liée. Avec dégoût :Gessler ! Quel flot de sang s'épanche à ce nom-là.Des tyrans d'autrefois, Néron, Caligula,Entretenaient, dit-on, d'insatiables bêtes,Qu'à grands frais on gardait pour les horribles fêtes, Où les martyrs chrétiens, aux yeux du peuple-roi,Sur le sable du cirque, expiraient pour leur foi.[Note : Stalle : Dans une église, sièges de bois dont le fond se lève et se baisse, et qui sont autour du choeur. [L]]Quand la bête était lasse, on voyait, de sa stalle,L'empereur, vers l'arène, abaisser son front pâle ;C'était l'ordre. Aussitôt, un homme, armé d'un trait, Excitait l'animal, et le chrétien mourait.Les Romains dégradés riaient à pleine gorge. Indignation croissante :L'empereur d'Allemagne a ses bêtes, qu'il gorge.[Note : Note 10]Un jour, le duc Albert, l'assassin de Nassau,Comme il manquait d'un tigre, a fait choix d'un bourreau Qui, plus cruel, cent fois, que la bête sauvage,Est aussi plus ardent et plus âpre au carnage.Ce bourreau, non, ce tigre affamé, c'est Gessler ! Reprenant le ton du récit :Chaque jour de sa vie est mauvais. Stauffacher, ?Un des trois du Grûtli, - dont la voix inspirée, Sert de code et de juge à toute une contrée ;Dont le nom respecté, résume, avec éclat, L'honneur le plus constant et le plus délicat ;Stauffacher et les siens, assis devant leur porte,Devisaient, quand Gessler, suivi de son escorte, Vint à passer. - « À qui cette maison? » dit-il.Stauffacher, qui ne peut soupçonner le péril,Lui répond simplement : ? « Gouverneur, c'est la mienne. »? « C'est la tienne, vilain, hurle Gessler, la tienne !« Eh bien, je m'en empare, au nom de l'Empereur ! « Entends-tu, je la prends et te fais trop d'honneur.« C'est risible, vraiment, que semblables canailles« Se puissent abriter derrière des murailles.« Quand vous voudrez dormir, vous creuserez des trous« Dans les bois, comme font les renards et les loups. » Et comme le bailli passait pour un office :« Bailli, je ne veux plus que le peuple bâtisse. »Puis, lançant son cheval au galop, il partit.Stauffacher l'a suivi des yeux, mais n'a rien dit !Il sait, l'homme de Schwitz, ce que vaut le silence, Quand on trame en son coeur un projet de vengeance. Avec entrain :Chacun n'est pas ainsi silencieux, discret,Et pouvant dévorer un affront en secret.[Note : Note 11]Baumgarten, par exemple, un homme à la main prompte,À qui sa femme, un jour, vint déclarer sa honte, [Note : Note 12]Et comment le bailli de Rosberg, un barbon,Avait déshonoré son honnête maison.Baumgarten, dès qu'il sut de qui venait la tâche,S'habilla prestement, et, s'armant d'une hache,S'en alla, tout d'un trait, tuer le suborneur, Sans le moindre souci des gens du gouverneur.« Tu m'as déshonoré, bailli, moi, je t'assomme. »Il est bien entendu qu'on fit poursuivre l'homme.C'était un bûcheron, un pauvre hère, un rien ;Fallait-il se gêner pour lui prendre son bien ? Et le droit du Seigneur ? On l'oublierait, peut-être.Rien ne nous appartient, tout appartient au maître,Gens et choses ; cela, pour de bonnes raisons :Gessler prêche d'exemple en volant les maisons. Avec une commisération familière :Ce pauvre Baumgarten ! On était sur sa trace ; Les soldats l'allaient prendre au moment ou je passe.C'était au bord du lac ; je détache un bateau.J'y pousse Baumgarten et gagne la pleine eau,Par un temps infernal de vent et de tonnerre.Baumgarten était sauf quand je revins à terre. Avec un mépris calculé :Gessler m'a réclamé Baumgarten ce matin :Il manquait une proie aux crocs de l'assassin. Après un repos ; d'un ton irrité :L'aigle noir d'Allemagne est un monstre à deux têtes.Il faut deux estomacs à de pareilles bêtes ;[Note : Note 13]Gessler et Landenberg ! Deux estomacs sans fond, Où l'or du maître avec notre sang se confond.Landenberg et Gessler font la même besogne :Voler, piller, tuer, sans la moindre vergogne.Voici le dernier trait du seigneur d'Unterwald : Ici, Wilhem-Tell semble se recueillir un moment comme s'il hésitait devant l'horreur de son récit :Landenberg, traversant les champs d'Henri Melchtald, Du vieux Melchlald, le saint, l'honneur de la patrie,Que les quatre cantons ont en idolâtrie ;Landenberg, traversant ses champs, vit, dans les blés,Deux boeufs blonds, grands et gras, côte à côte attelés- « Voici, par l'empereur ! Un superbe attelage. À qui sont ces boeufs-là ? »Melchtald quittant l'ouvrage,On faisait la moisson, s'avance avec respect :- « Seigneur, ils sont à moi. »- « Toi, ver de terre abject,Tu possèdes ces boeufs ? Tu mens, je les confisque. »Melchtald ne répond rien ; il sait ce que l'on risque À braver Landdnberg. - Le tyran d'UnterwaldPrend les boeufs et s'en va ; mais le fils de Melchlald,[Note : Note 14]Erni, coeur valeureux, tête ardente, âme fière,Arrivait pour mener les boeufs à la litière,Quand il les aperçoit, Landenber get ses gens, Qui, près du grand chemin, s'avancent à pas lents.Il comprend tout. D'un bond, il court à la charrue,En arrache le soc, sur le voleur se rue,Frappe au bras le valet qui retenait les boeufs,Et, tirant le collier, les ramène tous deux. Une telle action, si vaillante soit-elle,Où l'Autriche commande, est cent fois criminelle :Landenberg et Gessler condamnèrent Melchlald. Williem-Tell s'arrête, oppressé, hésitant :La suite de l'histoire est sinistre. Unterwald,Dans un siècle d'ici, refusera d'y croire, Et c'est la vérité, cependant, c'est notoire.Landenberg, ne pouvant atteindre Erni qui fuit,Au logis de Melchtald se transporta la nuit.Gessler, qui le suivait, fit rougir des tenailles.L'horreur de ce récit me glace les entrailles ! Lorsque le fer fut rouge, on prit le pauvre vieux,Et, sans compassion, on arracha ses yeux ! La douleur suffoque Tell, il sanglote, et continue à travers ses larmes jusqu'à ce que la colère prenne le dessus et succède à son afflictions.Bon Melchtald ! Chaque nuit, surgit dans les ténèbres,Ce spectre préféré de mes songes funèbres.Il m'éveille, il me montre, avec ses doigts tremblants, De ses yeux arrachés les orbites sanglants.On arracha ses yeux ! Quel animal féroceEut l'instinct monstrueux de ce supplice atroce ?Dieu n'en à pas créé. Avec une fureur croissante :Lorsque vous trouverezDes cadavres meurtris, mutilés, déchirés, Portant, en traits hideux, la trace épouvantableD'un supplice étonnant, d'un tourment effroyable ;Si vous cherchez le monstre, auteur de tels forfaits,Retournez vers Altorf vos regards stupéfaits,[Note : Note 15]Entrez à Zwing-Uri, suivez les cris de joie, Les refrains des chansons ; sous l'or et sous la soie,Parmi les grands seigneurs, vous le reconnaîtrez :C'est leur chef, c'est Gessler, tigre, à la face près.S'il est minuit, c'est l'heure où l'ogre se transforme ;Sa face est violette et son ventre est énorme ; L'ogre ronfle à crever son pourpoint de velours ;C'est ainsi qu'il prélude à ses fauves amours.[Note : Goule : Génie dévorant, d'après les superstitions du Levant, les corps morts dans les cimetières. [L]]Minuit ! L'heure où la goule au vampire se livre,C'est l'heure du bonheur pour Gessler, il est ivre !Il chante que la mort est sa maîtresse. II rit ? C'est qu'il rêve en dormant que le monde finit.11 rit plus fort ? Alors, c'est que sans doute, en songe,Il voit nos lacs en sang et se croit une éponge. La fureur de Tell est arrivée au paroxysme, elle tombe ; il dit les vers suivants avec une sombre amertume :Est-ce un homme ? Non. Dieu, pour punir les méchants,Dans un jour décolère, inventa les tyrans. Il mêla, dans leur coeur, la folie et la rage,Et par pure pitié les fit à son image.Mais on les reconnaît à des signes certains :Ils sont lâches et-faux, cruels et libertins.Un homme, lui, Gessler ? Est-ce qu'il est un homme ; Ayant l'instinct pervers de placer une pommeSur la tête d'un fils, et puis, qui forceraitLe père de l'enfant à l'enlever d'un trait ? Au souvenir qu'il vient de réveiller, la colère de Tell, un instant contenue, se ranime :Ah ! Tu me fais attendre. Eh bien, tant mieux, vampire.Je n'ai pas encor dit tout ce que je veux dire, Et puisque Dieu m'a mis ici de faction,J'allégerai mon coeur de son affliction.Je dirai tout. - Va donc, cherche de fente en fente ;Cours, des sapins aux rocs, poussant ta meule ardente.Le récit sera long, mais quand je me tairai, Ce sera le signal, Gessler, je te tuerai. Tell s'assied :Oui, les tyrans sont faits de rage et de folie.L'orgueil s'y mêle-t-il, la mesure est remplie.Avec mon fils Walter, dans Altorf, ce matin,Je passais, quand je fus surpris, dans mon chemin, Par une foule immense et de tous lieux venue,Des soldais de Gessler escortant la cohue.Le bourreau de la ville, assisté du bailli,Précédait le cortège et j'en ai tressailli :J'ai cru qu'il s'agissait d'un nouveau sacrifice. Même, il me semblait voir l'instrument du supplice.J'allais fuir, consterné, quand j'entendis ceci :« Gens d'Uri, gens d'Altorf, la toque que voici,Au bout de cette perche où je viens de la mettre,Est celle du seigneur Gessler, noire bon maître, Emblème précieux de la fidélitéQue le canton d'Uri doit à l'autorité.Quiconque passera devra lui rendre hommage,Sous les peines du fouet, des fers et du pillage, » Avec véhémence, en se levapl :L'ai-je bien entendu ? Quoi, la toque, un chiffon ! Un lambeau de velours sur le bout d'un bâton !Abjection d'un peuple, offense, ignominie !Démence d'un tyran, insolence, ironie !Et le peuple passait : vieillards, femmes, enfants,Puis les hommes, et tous courbaient leurs fronts tremblants. Des hommes, descendus des femmes héroïquesQui bravèrent César avec leurs fiers cantiques ;Des Suisses, que Dieu lit dans les généreux flancsDes Rhétiens, redoutés des Romains et des Francs !Lièvres nés de lions. Avec découragement :Quel peuple que le nôtre ! Simplement.Mon arc dans une main, prenant mon fils de l'autre,Je vais droit à la perche et passe. Deux soldatsM'arrêtent ; d'un revers de main je les abats.L'officier stupéfait ; Sarnem, crie à la garde !Le peuple qui fuyait se ravise, il regarde, Il fait cercle, il s'arrête, il attend. Le bourreauEst avec le bailli debout près du poteau.Tous deux sont interdits, muets, cloués sur place ;Ils semblent implorer de loin la populace.Celle-ci se rapproche et murmure. Parmi Ceux qui sont le plus près, j'aperçois un ami,[Note : Note 18]Walther Furst. ? Au Grütli, c'est lui qui lut le pacte.D'un signe, il m'a compris. Vers la foule compacte,Tournant son bon regard tout plein de loyauté,11 commande le calme à ce peuple irrité. Le peuple, avec respect, se retire à son geste,Et s'en va, maudissant les soldats qu'il déteste,Dont il entend au loin accourir un troupeau.Moi, s'en m'inquiéter, j'arrache le poteau,L'élève vers le peuple et puis je le secoue Jusqu'à ce que la toque ait roulé dans la boue.Un long cri retentit : À bas Gessler ! J'ai fait,Ardemment, dans mon coeur, chorus à ce souhait ;Mais ceux qui le formaient ne savaient pas, sans doute,Que Gessler, dès ce soir, passerait sur ma route, Et que la même main qui loucha le poteauCoucherait l'oppresseur de la Suisse au tombeau, Tell semble se complaire dans cette partie de son monologue :Sarnem et ses soldats vinrent... faire justice.Reptiles achetés pour effrayer la Suisse,Ils viennent en tournant, rampant, sournois, honteux. J'ai combattu des loups doublement plus nombreux ;J'aurais pu me défendre et prolonger la lutte ;Je ne l'ai pas voulu. Que mon sort s'exécute !J'ai présenté mes bras à leurs liens de fer,Et je les ai suivis dans l'antre de Gessler. Tell, m'a dit le tyran, d'où viens-tu ? »- « Des montagnes.Veux-tu que je t'en parle, ainsi que des campagnes ? »Il a blêmi ; mais moi, j'ai poursuivi ;« Tyran,Nos montagnes n'ont plus frayeur de l'ouragan. »Les vents tempétueux leur parlent de tes crimes; L'écho de tes forfaits atteint jusqu'à leurs cimes ;Et les rocs et les monts, s'ils avaient une voix,Remercieraient le Ciel d'échapper à tes lois.Quant aux plaines... »- « Tais-toi ! Que l'on double ses chaînes. »On a doublé mes fers. Moi, toujours :- « Quant aux plaines, Elles ont oublié que dans leur sein fécondDieu mit la grappe pourpre auprès de l'épi blond :On néglige partout la moisson, la vendange ;On n'a qu'un seul désir. »- Lequel? »- « Que Dieu nous venge,Et fasse enfin tomber sur ton front criminel, Pour nos droits dérobés, la justice du Ciel. »Gessler, dissimulant sa rage contenue :- « Tu parles à ravir, Wilhem-Tell, continue. »Or, j'ai continué gravement :- « Sans pudeur,Tu t'es fait des Habsbourg l'assassin, le voleur. Tu prends la femme aux uns et la maison aux autresDans le sang et le vin tout à tour tu te vautresEt, comme échange infâme à notre liberté,Tu sèmes, en tous lieux, ton immortalité.Mais la mesure est comble et la victime est lasse. Vainement tu voudrais imposer par l'audace.Ce peuple presque éteint retrouve un vieux reflet,Et, tantôt, sur la place il criait ton arrêt.La main du roi des rois a mis dans sa balanceTes crimes d'un côté, de l'autre, la vengeance. On forme contre toi des conspirations.Sur nos lacs, à l'abri des l'oeil des espions ;Dans les trous désertés par les ours des montagnes.Des hommes, chaque nuit, parcourent les campagnes, Et vont, dans le silence et dans l'obscurité ; Préparer le réveil de notre liberté.Vieillards, femmes, enfants, tous sont de la partie.La Suisse a secoué sa mortelle apathie.N'es-tu pas entendu crier : Mort au tyran !L'heure a sonné. Requin, retourne à l'océan ; Loup, reviens à ton bois ; tigre, entre en ta caverne.Laisse nous vivre en paix ; ton nom seul nous consterne.Va-t'en ! Nous sommes nés libres et forts. Va-t'en !Tout un peuple te chasse et le démon t'attend. Gessler, j'ai dit. Tu peux m'immoler. Que m'importe ! La justice divine est debout à ta porte. » Tell se recueille un instant. Avec émotion :L'ogre allait se montrer ; sa poitrine haletait.On eût dit qu'il mâchait une proie ; il parlait :« - Cet homme est éloquent, Sarnem, je le répète.On ferait grand dommage à lui prendre sa tète ; Qu'il la garde. Mais, dis, mon brave Sarnem, dis :Cet enfant rose et blond, serait-ce pas son fils ? » Avec une explosion de terreur subite.Mon fils ! Walther ! Mon fils ! Grand Dieu ! Qu'en veut-il faire ? Reprenant le ton hypocrite du langage de Gessler ;« - Sarnem, je m'en doutais, à son air débonnaire.Tell, tu dois bien aimer cet enfant. »- « Dieu puissant, « Se peut-il qu'un chrétien n'aime pas son enfant ! »Le tigre, en m'écoutant, ne peut cacher sa joie,Et tourne sur Walther son oeil rond qui flamboie. Avec tendresse :« Si j'aime mon enfant, Gessler, je n'ai que lui,Et sa mère, après moi trouvera son appui. Si j'aime mon Walther ! Seigneur, j'ai pour demeure,[Note : Note 19]Près d'Altorf, un vieux chaume où ma femme nous pleure,Où mes anciens sont morts. Leurs tombes sont auprès,Sous des saules-pleureurs mêlés à des cyprès.C'est mon trésor ; les morts, l'enfant, le chaume, Hedwige. Or, que Dieu courroucé, de veuvage m'afflige ;Qu'on arrache mes morts au repos éternel ;Sur leurs os dispersés, que l'en sème du sel ;Que l'on brûle mon chaume et qu'on prenne mon âme ;Mais toucher à mon fils ! Ah ! quel qu'il soit l'infâme Qui prendrait à Walther un cheveu, roi, bourreau,Je le tuerais ainsi qu'un loup tue un agneau ! » Après un moment de repos, Tell continue :Plus pâle qu'un cadavre, alors, Gessler se lève ;Il rit d'un air farouche, et moi, comme en un rêve,Je vois qu'on prend l'enfant, qu'un soldat le conduit À cent pas, où Gessler, toujours riant, le suit.À cent pas, c'est Gessler qui les compte lui-mêmeAvec soin, lentement, du premier au centième.Et, quand il a fini, se retournant vers moi :? « Je veux vérifier ce que l'on dit de toi. « Dans les quatre cantons, Wilhem-Tell, on m'assureQu'il n'est pas un archer dont la main soit plus sûrePour diriger un trait vers un but désigné.À cent pas, ce n'est point un but trop éloignéPour un tireur qu'ainsi tout un peuple renomme, On va placer ton fils ; sur sa tête, une pomme ;Et d'un trait, mais d'un seul, Tell, lu l'enlèveras,Ou sinon, à l'instant, avec lui, lu mourras. »Une pomme ? Walther ? Est-ce une voix humaine,Cette voix que j'entends ? Je sens que l'on m'entraîne, Où suis-je ? Ma raison, l'ai-je encor ? Je ne sais.Le peuple, les soldats pressent leurs rangs épais.Je vois Gessler, sur moi, darder ses yeux avides.Les miens sont pleins de sang et mes veines sont vides.Malgré mes triples fers, si lourds, que leur fardeau Jusqu'aux pieds du boucher courberait un taureau,Jo bondis sur Gessler... On m'entoure. Misère !Ils sont mille contre un ; mille hommes contre un pèreÀ qui l'on prend son fils, à la face du Ciel,Et Dieu laisse accomplir cet infernal duel. ? « Qu'on attache l'enfant, » dit Gessler impassible,Un cri sort de mon sein, immense, ardent, terrible :« Arrêtez! » ? Et Gessler, par Sarnem abrité,Fait un signe et m'écoute avec avidité,? « Gessler, ce n'est pas Dieu qui t'a fait, c'est le diable. Ce forfait met le comble à ta vie exécrable.Tu me vois à tes pieds, abattu, terrassé.Que sur ton front maudit tombe le sang versé.Je suis prêt. Rendez-moi mon arc... » Comme regardant encore ses lourdes chaînes, les soldats, et succombant à son impuissance :« Fais-moi la grâceDe voir au moins mon fils ; permets que je l'embrasse. Le veux-tu ? »- « Soit ! Surtout, Ne sois pas trop longtemps. » Avec attendrissement :L'on m'amène Walther ; je le vois, je l'entends.Il est brave, il sourit. Moi, je pense à sa mèreQui pleure sur nous deux, seule, dans la chaumière.Mon coeur se rassénère en regardant mon fils. Je m'enivre à le voir, et j'oublie où je suis.Du peuple, des soldats la foule est interdite.Tout coeur helvétien avec le mien palpite.Gessler s'impatiente et Sarnem, en tremblant,S'approche :- « Wilhem-Tell, on réclame l'enfant. » - « Encore une minute, encore une seconde,Sarnem ; je veux bénir sa belle tête blonde.Es-tu père, Sarnem ? Alors, tu me comprends.Je veux prier le Ciel et puis je vous le rends.Je veux avec mon fils confondre ma prière ; Tu le permets, Sarnem. Si c'était la dernière ! »Sarnem ne répond pas. Il regarde Walther ;Il pleure.... Dieu puissant ! Sarnem pleure. GesslerHurle que c'est assez attendre. On me déchaîne.Walther, tournant vers moi sa figure sereine, Me rend tout mon courage en un dernier baiser,Et, les mains sur le coeur, au but va se poser. Tell, avec vivacité :J'ai visé, j'ai tiré, j'ai vu tomber la pomme ;Mais le père a trahi le courage de l'homme.Quandj'ai revu Wallher vivant, épanoui, Je suis tombé par terre, inerte, évanoui ;Je n'ai rien entendu, rien vu. La foule, en masse,Bousculant les soldats, court vers moi ; l'on m'enlace ;On me porte en triomphe en face de Gessler,Qui, nous enveloppant d'un long sourire amer, M'a dit: - « Tell, j'ai promis de t'accorder la vie,Vous l'aurez tous les deux. Mais, quelle étrange envieT'a donc pris de choisir deux traits pour un ? Dis-moi,À quoi bon le second ? »- « Tyran, c'était pour toi ! » Avec conviction, et brandissant le trait qu'il a pris avec son arc en quittant la barque :Je n'ai jamais menti. Je tiendrai ma promesse, Pourvu que le Seigneur seconde mon adresse.Le second trait, je l'ai, le voici. Viens, Gessler,La pointe est barbelée et la hampe est de fer,Ma main ne fut jamais plus tranquille et plus sûre ;Viens ! Tell se rapproche de la brèche; il écoute, et, tout à coup :C'est lui ! C'est Gessler ; j'entends sa voix impure. À moi, mon arc ! - Ensemble ils montent par ici. Invocation :Sublimes compagnons, descendez du Grütli ;Venez ! C'est l'heure sainte aux victimes promise.Le pacte fraternel, enfin, se réalise.Le tyran va mourir. Furst, Stauffacher, Melchlald, Je vous vois dans mon ombre. Uri, Schwilz, Unterwald,[Note : Note 20]Ralliez vos drapeaux, courez à la victoire.Peuple régénéré, chante le jour de gloire.Pour que la liberté soit pure en vos hameaux,Amis, le vautour mort, dispersez les corbeaux. Sus ! Aux fils de l'Autriche, enfants de l'Helvétie ;Brisez le joug sanglant de l'aristocratie ;[Note : Ranz : Ranz des vaches, nom donné à des airs suisses ayant un caractère particulier, que les bergers et les bouviers jouent sur leur cornemuse en gardant leurs troupeaux dans les montagnes, et qui se répercutent d'échos en échos. [L]]Entonnez le vieux ranz par les aïeux chanté. À ce moment, sur la brèche, parait Gessler. ? Tell vise, tire, voit tomber le tyran et s'écrie :Frères, Gessler est mort. Vive la liberté ! ==================================================