******************************************************** DC.Title = LES GUÈBRES ou LA TOLÉRANCE , TRAGÉDIE DC.Author = VOLTAIRE DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 23/08/2023 à 19:37:48. DC.Coverage = Syrie DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/VOLTAIRE_GUEBRES.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LES GUÈBRES ou LA TOLÉRANCE TRAGÉDIE en cinq actes 1769 Voltaire (non représentée) PERSONNAGES IRADAN, tribun militaire, commandant dans le château d'Apamée. CÉSÈNE, son frère et son lieutenant. ARZÉMON, Parsis ou Guèbre, agriculteur retiré près de la ville d'Apamée. ARZÉMON, son fils. ARZAME, sa fille. MÉGATISE, Guèbre, soldat de la garnison. PRÊTRES DE PLUTON. L'EMPEREUR et ses OFFICIERS. SOLDATS. La scène est dans le château d'Apamée, sur l'Oronte, en Syrie. ACTE I SCÈNE I. Iradan, Césène. CÉSÈNE. Je suis las de servir. Souffrirons-nous, mon frère,Cet avilissement du grade militaire ?N'avez-vous avec moi, dans quinze ans de hasards,Prodigué votre sang dans les camps des CésarsQue pour languir ici loin des regards du maître, Commandant subalterne et lieutenant d'un prêtre ?Apamée à mes yeux est un séjour d'horreur.J'espérais près de vous montrer quelque valeur,Combattre sous vos lois, suivre en tout votre exemple ;Mais vous n'en recevez que des tyrans d'un temple ; Ces mortels inhumains, à Pluton consacrés,Dictent par votre voix leurs décrets abhorrés :Ma raison s'en indigne, et mon honneur s'irriteDe vous voir en ces lieux leur premier satellite. IRADAN. Ah des mêmes chagrins mes sens sont pénétrés ; Moins violent que vous, je les ai dévorés :Mais que faire ? Et qui suis-je ? Un soldat de fortuneNé citoyen romain, mais de race commune,Sans soutiens, sans patrons, qui daignent m'appuyer,Sous ce joug odieux il m'a fallu plier. Des prêtres de Pluton, dans les murs d'Apamée,L'autorité fatale est trop bien confirmée :Plus l'abus est antique, et plus il est sacré ;Par nos derniers Césars on l'a vu révéré.De l'empire persan l'Oronte nous sépare ; Gallien veut punir la nation barbareChez qui Valérien, victime des revers,Chargé d'ans et d'affronts, expira dans les fers.Venger la mort d'un père est toujours légitime.Le culte des Persans à ses yeux est un crime. Il redoute, ou du moins il feint de redouterQue ce peuple inconstant, prompt à se révolter,N'embrasse aveuglément cette secte étrangère,A nos lois, à nos dieux, à notre État, contraire ;Il dit que la Syrie a porté dans son sein De vingt cultes nouveaux le dangereux essaim,Que la paix de l'empire en peut être troublée,Et des Césars un jour la puissance ébranlée :C'est ainsi qu'il excuse un excès de rigueur. CÉSÈNE. Il se trompe ; un sujet gouverné par l'honneur Distingue en tous les temps l'État et sa croyance.Le trône avec l'autel n'est point dans la balance.Mon coeur est à mes dieux, mon bras à l'empereur.Eh quoi ! Si des Persans vous embrassiez l'erreur,Aux serments d'un tribun seriez-vous moins fidèle ? Seriez-vous moins vaillant ? Auriez-vous moins de zèle ?Que César à son gré se venge des Persans ;Mais pourquoi parmi nous punir des innocents ?Et pourquoi vous charger de l'affreux ministèreQue partage avec vous un sénat sanguinaire ? IRADAN. On prétend qu'à ce peuple il faut un joug de fer,Une loi de terreur, et des juges d'enfer.Je sais qu'au Capitole on a plus d'indulgence ;Mais le coeur en ces lieux se ferme à la clémence :Dans ce sénat sanglant les tribuns ont leur voix ; J'ai souvent amolli la dureté des lois ;Mais ces juges altiers contestent à ma placeLe droit de pardonner, le droit de faire grâce. CÉSÈNE. Ah ! Laissons cette place et ces hommes pervers.Sachez que je vivrais dans le fond des déserts Du travail de mes mains, chez un peuple sauvage,Plutôt que de ramper dans ce dur esclavage. IRADAN. Cent fois, dans les chagrins dont je me sens presser,A ces honneurs honteux j'ai voulu renoncer ;Et, foulant à mes pieds la crainte et l'espérance, Vivre dans la retraite et dans l'indépendance ;Mais j'y craindrais encor les yeux des délateurs :Rien n'échappe aux soupçons de nos accusateurs.Hélas ! Vous savez trop qu'en nos courses premièresOn nous vit des Persans habiter les frontières ; Dans les remparts d'Émesse un lien dangereux,Un hymen clandestin nous enchaîna tous deux :Ce noeud saint par lui-même est par nos lois impie,C'est un crime d'État que la mort seule expie ;Et contre les Persans César envenimé Nous punirait tous deux d'avoir jadis aimé. CÉSÈNE. Nous le mériterions. Pourquoi, malgré nos chaînes,Avons-nous combattu sous les aigles romaines ?Triste sort d'un soldat ! docile meurtrier,Il détruit sa patrie et son propre foyer Sur un ordre émané d'un préfet du prétoire ;Il vend le sang humain ! c'est donc là de la gloire !Nos homicides bras, gagés par l'empereur,Dans des lieux trop chéris ont porté leur fureur.Qui sait si, dans Émesse abandonnée aux flammes, Nous n'avons pas frappé nos enfants et nos femmes ?Nous étions commandés pour la destruction ;Le feu consuma tout ; je vis notre maison,Nos foyers enterrés dans la perte commune.Je ne regrette point une faible fortune ; Mais nos femmes, hélas nos enfants au berceau !Ma fille, votre fils, sans vie et sans tombeau !César nous rendra-t-il ces biens inestimables ?C'est de l'avoir servi que nous sommes coupables ;C'est d'avoir obéi quand il fallut marcher, Quand César alluma cet horrible bûcher ;C'est d'avoir asservi sous des lois sanguinairesNotre indigne valeur et nos mains mercenaires. IRADAN. Je pense comme vous, et vous me connaissez ;Mes remords par le temps ne sont point effacés. Mon métier de soldat pèse à mon coeur trop tendre ;Je pleurerai toujours sur ma famille en cendre ;J'abhorrerai ces mains qui n'ont pu les sauver ;Je chérirai ces pleurs qui viennent m'abreuver :Nous n'aurons, dans l'ennui qui tous deux nous consume, Que des nuits de douleur et des jours d'amertume. CÉSÈNE. Pourquoi donc voulez-vous de nos malheureux jours,Dans ce fatal service, empoisonner le cours ?Rejetez un fardeau que ma gloire déteste ;Demandez à César un emploi moins funeste : On dit qu'en nos remparts il revient aujourd'hui. IRADAN. Il faut des protecteurs qui m'approchent de lui ;Percerai-je jamais cette foule empressée,D'un préfet du prétoire esclave intéressée,Ces flots de courtisans, ce monde de flatteurs, Que la fortune attache aux pas des empereurs,Et qui laisse languir la valeur ignorée,Loin des palais des grands, honteuse et retirée ? CÉSÈNE. N'importe, à ses genoux il faudra nous jeter ;S'il est digne du trône, il doit nous écouter. SCÈNE II. Iradan, Césène, Mégatise. IRADAN. Soldat, que me veux-tu ? MÉGATISE. Des prêtres d'ApaméUne horde nombreuse, inquiète, alarmée,Veut qu'on ouvre à l'instant, et prétend vous parler. IRADAN. Quelle victime encor leur faut-il immoler ? MÉGATISE. Ah ! tyrans ! CÉSÈNE. C'en est trop, mon frère, je vous quitte ; Je ne contiendrais pas le courroux qui m'irrite :Je n'ai point de séance au tribunal de sangOù montent les tribuns par les droits de leur rang ;Si j'y dois assister, ce n'est qu'en votre absence.De votre ministère exercez la puissance, Tempérez de vos lois les décrets rigoureux,Et, si vous le pouvez, sauvez les malheureux. SCÈNE III. Iradan, Le Grand-Prêtre de Pluton et ses suivants ; Mégatise, Soldats. IRADAN. Ministres de nos dieux, quel sujet vous attire ? LE GRAND-PRÊTRE. Leur service, leur loi, l'intérêt de l'empire,Les ordres de César. IRADAN. Je les respecte tous, Je leur dois obéir ; mais que m'annoncez-vous ? LE GRAND-PRÊTRE. Nous venons condamner une fille coupable,Qui, des mages Persans disciple abominable,Au pied du mont Liban, par un culte odieux,Invoquait le soleil, et blasphémait nos dieux ; Envers eux criminelle, envers César lui-même,Elle ose mépriser notre juste anathème.Vous devez avec nous prononcer son arrêt ;Le crime est avéré, son supplice est tout prêt. IRADAN. Quoi ! la mort ! LE SECOND PRÊTRE. Elle est juste, et notre loi l'exige. IRADAN. Mais ses sévérités... LE GRAND-PRÊTRE. Elle mourra, vous dis-je ;On va dans ce moment la remettre en vos mains :Remplissez de César les ordres souverains. IRADAN. Une fille ! Un enfant ! LE SECOND PRÊTRE. Ni le sexe, ni l'âgeNe peut fléchir les dieux que l'infidèle outrage. IRADAN. Cette rigueur est grande ; il faut l'entendre au moins. LE GRAND-PRÊTRE. Nous sommes à la fois et juges et témoins.Un profane guerrier ne devrait point paraîtreDans notre tribunal à côté du grand-prêtre,L'honneur du sacerdoce en est trop irrité ; Affecter avec nous l'ombre d'égalité,C'est offenser des dieux la loi terrible et sainte ;Elle exige de vous le respect et la crainte :Nous seuls devons juger, pardonner, ou punir,Et César vous dira comme il faut obéir. IRADAN. Nous sommes ses soldats, nous servons notre maître.Il peut tout. LE GRAND-PRÊTRE. Oui, sur vous. IRADAN. Sur vous aussi peut-être. LE GRAND-PRÊTRE. Nos maîtres sont les dieux. IRADAN. Servez-les aux autels. LE GRAND-PRÊTRE. Nous les servons ici contre les criminels. IRADAN. Je sais quels sont vos droits ; mais vous pourriez apprendre Qu'on les perd quelquefois en voulant les étendre.Les pontifes divins, justement respectés.Ont condamné l'orgueil, et plus les cruautés ;Jamais le sang humain ne coula dans leurs temples :Ils font des voeux pour nous ; imitez leurs exemples. Tant qu'en ces lieux surtout je pourrai commander,N'espérez pas me nuire, et me déposséderDes droits que Rome accorde aux tribuns militaires.Rien ne se fait ici par des lois arbitraires ;Montez au tribunal, et siégez avec moi. Vous, soldats, conduisez, mais au nom de la loi,La malheureuse enfant dont je plains la détresse ;Ne l'intimidez point, respectez sa jeunesse,Son sexe, sa disgrâce ; et, dans notre rigueur,Gardons-nous bien surtout d'insulter au malheur. Il monte au tribunal.Puisque César le veut, pontifes, prenez place. LE GRAND-PRÊTRE. César viendra bientôt réprimer tant d'audace. SCÈNE IV. Les Précédents, Arzame. Iradan est placé entre le premier et le second pontife. IRADAN. Approchez-vous, ma fille, et reprenez vos sens. LE GRAND-PRÊTRE. Vous avez à nos yeux, par un impur encens,Honorant un faux dieu qu'ont annoncé les mages, Aux vrais dieux des Romains refusé vos hommages ;A nos préceptes saints vous avez résisté ;Rien ne vous lavera de tant d'impiété. LE SECOND PRÊTRE. Elle ne répond point ; son maintien, son silence,Sont aux dieux comme à nous une nouvelle offense. IRADAN. Prêtres, votre langage a trop de dureté,Et ce n'est pas ainsi que parle l'équité :Si le juge est sévère, il n'est point tyrannique.Tout soldat que je suis je sais comme on s'explique...Ma fille, est-il bien vrai que vous ne suiviez pas Le culte antique et saint qui règne en nos climats ? ARZAME. Oui, seigneur, il est vrai. LE GRAND-PRÊTRE. C'en est assez. LE SECOND PRÊTRE. Son crimeEst dans sa propre bouche ; elle en sera victime. IRADAN. Non, ce n'est point assez et si la loi punitLes sujets syriens qu'un mage pervertit, On borne la rigueur à bannir des frontièresLes Persans ennemis du culte de nos pères.Sans doute elle est Persane ; on peut de ce séjourL'envoyer aux climats dont elle tient le jour.Osez, sans vous troubler, dire où vous êtes née, Quelle est votre famille et votre destinée. ARZAME. Je rends grâce, seigneur, à tant d'humanité :Mais je ne puis jamais trahir la vérité ;Mon coeur, selon ma loi, la préfère à la vie :Je ne puis vous tromper, ces lieux sont ma patrie. IRADAN. Ô vertu trop sincère ! ô fatale candeur !Eh bien ! prêtres des dieux, faut-il que votre coeurNe soit point amolli du malheur qui la presse ?De sa simplicité, de sa tendre jeunesse ? LE GRAND-PRÊTRE. Notre loi nous défend une fausse pitié : Au soleil à nos yeux elle a sacrifié ;Il a vu son erreur, il verra son supplice. ARZAME. Avant de me juger connaissez la justice :Votre esprit contre nous est en vain prévenu ;Vous punissez mon culte, il vous est inconnu. Sachez que ce soleil qui répand la lumière, Ni vos divinités de la nature entière,Que vous imaginez résider dans les airs,Dans les vents, dans les flots, sur la terre, aux enfers,Ne sont point les objets que mon culte envisage ; Ce n'est point au soleil à qui je rends hommage,C'est au Dieu qui le fit, au Dieu son seul auteur,Qui punit le méchant et le persécuteur,Au Dieu dont la lumière est le premier ouvrage ;Sur le front du soleil il traça son image, Il daigna de lui-même imprimer quelques traitsDans le plus éclatant de ses faibles portraits :Nous adorons en eux sa splendeur éternelle.Zoroastre, embrasé des flammes d'un saint zèle,Nous enseigna ce Dieu que vous méconnaissez. Que par des dieux sans nombre en vain vous remplacez,Et dont je crains pour vous la justice immortelle.Des grands devoirs de l'homme il donna le modèle ;Il veut qu'on soit soumis aux lois de ses parents,Fidèle envers ses rois, même envers ses tyrans, Quand on leur a prêté serment d'obéissance :Que l'on tremble surtout d'opprimer l'innocence ;Qu'on garde la justice, et qu'on soit indulgent ;Que le coeur et la main s'ouvrent à l'indigent ;De la haine à ce coeur il défendit l'entrée ; Il veut que parmi nous l'amitié soit sacrée :Ce sont là les devoirs qui nous sont imposés...Prêtres, voilà mon Dieu : frappez, si vous l'osez. IRADAN. Vous ne l'oserez point ; sa candeur et son âge,Sa naïve éloquence, et surtout son courage, Adouciront en vous cette âpre austéritéQu'un faux zèle honora du nom de piété.Pour moi, je vous l'avoue, un pouvoir invincibleM'a parlé par sa bouche, et m'a trouvé sensible ;Je cède à cet empire, et mon coeur combattu En plaignant ses erreurs admire sa vertu :À ses illusions si le ciel l'abandonne,Le ciel peut se venger ; mais que l'homme pardonne.Dût César me punir d'avoir trop émousséLe fer sacré des lois entre nos mains laissé, J'absous cette coupable. LE GRAND-PRÊTRE. Et moi, je la condamne.Nous ne souffrirons pas qu'un soldat, un profane,Corrompant de nos lois l'inflexible équité,Protège ici l'erreur avec impunité. LE SECOND PRÊTRE. Il faut savoir surtout quel mortel l'a séduite, Quel rebelle en secret la tient sous sa conduite,De son sang réprouvé quels sont les vils auteurs. ARZAME. Qui ? Moi ! J'exposerais mon père à vos fureurs ?Moi, pour vous obéir, je serais parricide ?Plus votre ordre est injuste, et moins il m'intimide. Dites-moi quelles lois, quels édits, quels tyrans,Ont jamais ordonné de trahir ses parents ?J'ai parlé, j'ai tout dit, et j'ai pu vous confondre ;Ne m'interrogez plus, je n'ai rien à répondre. LE GRAND-PRÊTRE. On vous y forcera... Garde de nos prisons, Tribun, c'est en vos mains que nous la remettons ;C'est au nom de César, et vous répondrez d'elle.Je veux bien présumer que vous serez fidèleAux lois de l'empereur, à l'intérêt des cieux. SCÈNE V. Iradan, Arzame. IRADAN. Tout au nom de César, et tout au nom des dieux ! C'est en ces noms sacrés qu'on fait des misérables :Ô pouvoirs souverains, on vous en rend coupables !..Vous, jeune malheureuse, ayez un peu d'espoir.Vous me voyez chargé d'un funeste devoir ;Ma place est rigoureuse, et mon âme indulgente. Des prêtres de Pluton la troupe intolérantePar un cruel arrêt vous condamne à périr ;Un soldat vous absout, et veut vous secourir.Mais que puis-je contre eux ? Le peuple les révère,L'empereur les soutient ; leur ordre sanguinaire A mes yeux, malgré moi, peut être exécuté. ARZAME. Mon coeur est plus sensible à votre humanitéQu'il n'est glacé de crainte à l'aspect du supplice. IRADAN. Vous pourriez désarmer leur barbare injustice,Abjurer votre culte, implorer l'empereur ; J'ose vous en prier. ARZAME. Je ne le puis, seigneur. IRADAN. Vous me faites frémir, et j'ai peine à comprendreTant d'obstination dans un âge si tendre ;Pour des préjugés vains aux nôtres opposésVous prodiguez vos jours à peine commencés. ARZAME. Hélas ! Pour adorer le Dieu de mes ancêtresIl me faut donc mourir par la main de vos prêtres !Il me faut expirer par un supplice affreux,Pour n'avoir pas appris l'art de penser comme eux !Pardonnez cette plainte, elle est trop excusable ; Je n'en saurai pas moins d'un front inaltérableSupporter les tourments qu'on va me préparer,Et chérir votre main qui veut m'en délivrer. IRADAN. Ainsi vous surmontez vos mortelles alarmes,Vous, si jeune et si faible ! et je verse des larmes ! Je pleure, et d'un oeil sec vous voyez le trépas !Non, malheureuse enfant, vous ne périrez pas :Je veux, malgré vous-même, obtenir votre grâce ;De vos persécuteurs je braverai l'audace.Laissez-moi seulement parler à vos parents : Qui sont-ils ? ARZAME. Des mortels inconnus aux tyrans,Sans dignités, sans biens ; de leurs mains innocentesIls cultivaient en paix des campagnes riantes,Fidèles à leur culte ainsi qu'à l'empereur. IRADAN. Au bruit de vos dangers ils mourront de douleur ; Apprenez-moi leur nom. ARZAME. J'ai gardé le silenceQuand de mes oppresseurs la barbare insolenceVoulait que mes parents leur fussent décelés ;Mon coeur fermé pour eux s'ouvre quand vous parlez :Mon père est Arzémon : ma mère infortunée Quand j'étais au berceau finit sa destinée ;A peine je l'ai vue ; et tout ce qu'on m'a dit,C'est qu'un chagrin mortel accablait son esprit ;Le ciel permet encor que le mien s'en souvienne :Elle mouillait de pleurs et sa couche et la mienne. Je naquis pour la peine et pour l'affliction.Mon père m'éleva dans sa religion,Je n'en connus point d'autre ; elle est simple, elle est pure ;C'est un présent divin des mains de la nature.Je meurs pour elle. IRADAN. Ô ciel ! Ô dieux qui l'écoutez, Sur cette âme si belle étendez vos bontés !Mais parlez, votre père est-il dans Apamée ? ARZAME. Non, seigneur, de César il a suivi l'armée :Il apporte en son camp les fruits de ses jardins,Qu'avec lui quelquefois j'arrosai de mes mains : Nos moeurs, vous le voyez, sont simples et rustiques IRADAN. Reste de l'âge d'or et des vertus antiques,Que n'ai-je ainsi vécu ! Que tout ce que j'entendsPorte au fond de mon coeur des traits intéressants !Vivez, ô noble objet ! Ce coeur vous en conjure. J'en atteste cet astre et sa lumière pure,Lui par qui je vous vois et que vous révérez ;S'il est sacré pour vous, vos jours sont plus sacrés,Et je perdrai ma place avant qu'en sa furieLa main du fanatisme attente à votre vie... Vous la suivrez, soldats ; mais c'est pour observerSi ces prêtres cruels oseraient l'enlever ;Contre leurs attentats vous prendrez sa défense.Il est beau de mourir pour sauver l'innocence.Allez. ARZAME. Ah ! C'en est trop ; mes jours infortunés Méritent-ils, seigneur, les soins que vous prenez ?Modérez ces bontés d'un sauveur et d'un père. SCÈNE VI. IRADAN. Je m'emporte trop loin : ma pitié, ma colère,Me rendront trop coupable aux yeux du souverain ;Je crains mes soldats même, et ce terrible frein, Ce frein que l'imposture a su mettre au courage ;Cet antique respect, prodigué d'âge en âgeA nos persécuteurs, aux tyrans des esprits.Je verrai ces guerriers d'épouvante surpris ;Ils se croiront souillés du plus énorme crime, S'ils osent refuser le sang de la victime.Ô superstition, que tu me fais trembler !Ministres de Pluton, qui voulez l'immoler !Puissances des enfers, et comme eux inflexibles,Non, ce n'est pas pour moi que vous serez terribles : Un sentiment plus fort que votre affreux pouvoirEntreprend sa défense, et m'en fait un devoir ;Il étonne mon âme, il l'excite, il la presse :Mon indignation redouble ma tendresse :Vous adorez les dieux de l'inhumanité, Et je sers contre vous le Dieu de la bonté. ACTE II SCÈNE I. Iradan, Césène. CÉSÈNE. Ce que vous m'apprenez de sa simple innocence,De sa grandeur modeste, et de sa patience,Me saisit de respect, et redouble l'horreurQue sent un coeur bien né pour le persécuteur. Quelle injustice, ô ciel et quelles lois sinistresFaut-il donc à nos dieux des bourreaux pour ministres ?Numa, qui leur donna des préceptes si saints,Les avait-il créés pour frapper les humains ?Alors ils consolaient la nature affligée. Que les temps sont divers ! Que la terre est changée !...Ah ! Mon frère, achevez tout ce récit affreux,Qui fait pâlir mon front, et dresser mes cheveux. IRADAN. Pour la seconde fois ils ont paru, mon frère,Au nom de l'empereur et des dieux qu'on révère ; Ils les ont fait parler avec tant de hauteur,Ils ont tant déployé l'ordre exterminateurDu prétoire, émané contre les réfractaires,Tant attesté le ciel et leurs lois sanguinaires,Que mes soldats, tremblants et vaincus par ces lois, Ont baissé leurs regards au seul son de leur voix.Je l'avais bien prévu : ces prêtres du TartareAvancent fièrement ; et, d'une main barbare,Ils saisissent soudain la fille d'Arzémon,Cette enfant si sublime, Arzame (c'est son nom) ; Ils la traînaient déjà : quelques soldats en larmesLes priaient à genoux ; nul ne prenait les armes.Je m'élance sur eux, je l'arrache à leurs mains :« Tremblez, hommes de sang ; arrêtez, inhumains ;Tremblez ! elle est Romaine ; en ces lieux elle est née, Je la prends pour épouse. O dieux de l'hyménée !Dieux de ces sacrés noeuds, dieux cléments, que je sers,Je triomphe avec vous des monstres des enfers !Armez et protégez la main que je lui donne ! »Ma cohorte à ces mots se lève et m'environne ; Leur courage renaît. Les tyrans confondusMe remettent leur proie, et restent éperdus.« Vous savez, ai-je dit, que nos lois souverainesDes saints noeuds de l'hymen ont consacré les chaînes ;Que nul n'ose porter sa téméraire main Sur l'auguste moitié d'un citoyen romain :Je le suis ; respectez ce nom cher à la terre.»Ma voix les a frappés comme un coup de tonnerre :Mais, bientôt revenus de leur stupidité,Reprenant leur audace et leur atrocité, Leur bouche ose crier à la fraude, au parjure ;Cet hymen, disent-ils, n'est qu'un jeu d'imposture,Une offense à César, une insulte aux autels ;Je n'en ai point tissu les liens solennels ;Ce n'est qu'un artifice indigne et punissable... Je vais donc le former cet hymen respectable :Vous l'approuvez, mon frère, et je n'en doute pas ;Il sauve l'innocence, il arrache au trépasUn objet cher aux dieux aussi bien qu'à moi-même,Qu'ils protègent par moi, qu'ils ordonnent que j'aime, Et qui, par sa vertu, plus que par sa beauté,Est l'image, à mes yeux, de la divinité. CÉSÈNE. Qui ? Moi ! Si je l'approuve ! Ah, mon ami, mon frère !Je sens que cet hymen est juste et nécessaire :Après l'avoir promis, si, rétractant vos voeux, Vous n'accomplissiez pas vos destins généreux,Je vous croirais parjure, et vous seriez compliceDes fureurs des tyrans armés pour son supplice.Arzame, dites-vous, a dans le plus bas rangObscurément puisé la source de son sang ; Avons-nous des aïeux dont les fronts en rougissent ?Ses grâces, sa vertu, son péril, l'ennoblissent.Dégagez vos serments, pressez ce noeud sacré.Le fils d'un Scipion s'en croirait honoré.Ce n'est point là sans doute un hymen ordinaire, Enfant de l'intérêt et d'un amour vulgaire ;La magnanimité forme ces sacrés noeuds,Ils consolent la terre, ils sont bénis des cieux ;Le fanatisme en tremble : arrachez à sa rageL'objet, le digne objet de votre juste hommage. IRADAN. Eh bien ! Préparez tout pour ce noeud solennel,Les témoins, le festin, les présents, et l'autel ;Je veux qu'il s'accomplisse aux yeux des tyrans mêmeDont la voix infernale insulte à ce que j'aime. À des suivants.Qu'on la fasse venir... Mon frère, demeurez, Digne et premier témoin de mes serments sacrés.La voici. CÉSÈNE. Son aspect déjà vous justifie. SCÈNE II. Iradan, Césène, Arzame. IRADAN. Arzame, c'est à vous que mon coeur sacrifie ;Ce coeur, qui ne s'ouvrait qu'à la compassion,Repoussait loin de vous la persécution. Contre vos ennemis l'équité se soulève :Elle a tout commencé, l'amour parle et l'achève.Je suis prêt de former, en présence des dieux,En présence du vôtre, un noeud si précieux,Un noeud qui fait ma gloire, et qui vous est utile, Qui contre vos tyrans vous ouvre un prompt asile,Qui vous peut en secret donner la libertéD'exercer votre culte avec sécurité.Il n'en faut point douter, l'éternelle puissance,Qui voit tout, qui fait tout, a fait cette alliance ; Elle vous a portée aux écueils de la mort,Dans un orage affreux qui vous ramène au port ;Sa main, qu'elle étendait pour sauver votre vie,Tissut en même temps ce saint noeud qui nous lie.Je vous présente un frère ; il va tout préparer Pour cet heureux hymen dont je dois m'honorer. ARZAME. A votre frère, à vous, pour tant de bienfaisance,Hélas ! J'offre mon trouble et ma reconnaissance ;Puisse l'astre du jour épancher sur tous deuxSes rayons les plus purs et les plus lumineux ! Goûtez, en vous aimant, un sort toujours prospère ;Mais, ô mon bienfaiteur ! Ô mon maître ! Ô mon père !Vous qui faites sur moi tomber ce noble choix,Daignez prêter l'oreille en secret à ma voix. CÉSÈNE. Je me retire, Arzame, et mes mains empressées Vont préparer pour vous les fêtes annoncées ;Tendre ami de mon frère, heureux de son bonheur,Je partage le vôtre, et vois en vous ma soeur. ARZAME. Que vais-je devenir ? SCÈNE III. Iradan, Arzame. IRADAN. Belle et modeste Arzame,Versez en liberté vos secrets dans mon âme ; Ils sont à moi, parlez, tout est commun pour nous. ARZAME. Mon père ! En frémissant je tombe à vos genoux. IRADAN. Ne craignez rien, parlez à l'époux qui vous aime. ARZAME. J'atteste ce soleil, image de Dieu même,Que je voudrais pour vous répandre tout le sang Dont ces prêtres de mort vont épuiser mon flanc. IRADAN. Ah ! Que me dites-vous ? Et quelle défiance !Tout le mien coulera plutôt qu'on vous offense ;Ces tyrans confondus sauront nous respecter. ARZAME. Juste Dieu ! Que mon coeur ne peut-il mériter Une bonté si noble, une ardeur si touchante ! IRADAN. Je m'honore moi-même, et ma gloire est contenteDes honneurs qu'on doit rendre à ma digne moitié. ARZAME. C'en est trop... bornez-vous, Seigneur, à la pitié ;Mais daignez m'assurer qu'un secret qui vous touche Ne sortira jamais de votre auguste bouche. IRADAN. Je vous le jure. ARZAME. Eh bien !... IRADAN. Vous semblez hésiter,Et vos regards sur moi tremblent de s'arrêter ;Vous pleurez, et j'entends votre coeur qui soupire. ARZAME. Écoutez, s'il se peut, ce que je dois vous dire : Vous ne connaissez pas la loi que nous suivons ;Elle peut être horrible aux autres nations ;La créance, les moeurs, le devoir, tout diffère ;Ce qu'ici l'on proscrit, ailleurs on le révère :La nature a chez nous des droits purs et divins Qui sont un sacrilège aux regards des Romains ;Notre religion, à la vôtre contraire,Ordonne que la soeur s'unisse avec le frère,Et veut que ces liens, par un double retour,Rejoignent parmi nous la nature à l'amour ; La source de leur sang, pour eux toujours sacrée,En se réunissant n'est jamais altérée.Telle est ma loi. IRADAN. Barbare ! Ah ! que m'avez-vous dit ? ARZAME. Je l'avais bien prévu... votre coeur en frémit. IRADAN. Vous avez donc un frère ? ARZAME. Oui, seigneur, et je l'aime Mon père à son retour dut nous unir lui-même ;Mais ma mort préviendra ces noeuds infortunés,De nos Guèbres chéris, et chez vous condamnés.Je ne suis plus pour vous qu'une vile étrangère,Indigne des bienfaits jetés sur ma misère, Et d'autant plus coupable à vos yeux alarmés,Que je vous dois la vie, et qu'enfin vous m'aimez.Seigneur, je vous l'ai dit, j'adore en vous mon père ;Mais plus je vous chéris, et moins j'ai dû me taire.Rendez ce triste coeur, qui n'a pu vous tromper, Aux homicides bras levés pour le frapper. IRADAN. Je demeure immobile, et mon âme éperdueNe croit pas en effet vous avoir entendue.De cet affreux secret je suis trop offensé ;Mon coeur le gardera... mais ce coeur est percé. Allez ; je cacherai mon outrage à mon frère.Je dois me souvenir combien vous m'étiez chère :Dans l'indignation dont je suis pénétré,Malgré tout mon courroux, mon honneur vous sait gréDe m'avoir dévoilé cet effrayant mystère. Votre esprit est trompé, mais votre âme est sincère.Je suis épouvanté, confus, humilié ;Mais je vous vois toujours d'un regard de pitié :Je ne vous aime plus, mais je vous sers encore. ARZAME. Il faut bien, je le vois, que votre coeur m'abhorre. Tout ce que je demande à ce juste courroux,Puisque je dois mourir, c'est de mourir par vous,Non des horribles mains des tyrans d'Apamée.Le père, le héros, par qui je fus aimée,En me privant du jour, de ce jour que je hais, En déchirant ce coeur tout plein de ses bienfaits,Rendra ma mort plus douce, et ma bouche expiranteBénira jusqu'au bout cette main bienfaisante. IRADAN. Allez, n'espérez pas, dans votre aveuglement,Arracher de mon âme un tel consentement. Par le pouvoir secret d'un charme inconcevable,Mon coeur s'attache à vous, tout ingrate et coupable :Vos noeuds me font horreur ; et dans mon désespoir,Je ne puis vous haïr, vous quitter, ni vous voir. ARZAME. Et moi, seigneur, et moi, plus que vous confondue, Je ne puis m'arracher d'une si chère vue,Et je crois voir en vous un père courroucéQui me console encor quand il est offensé. SCÈNE IV. Iradan, Arzame, Césène. CÉSÈNE. Mon frère, tout est prêt, les autels vous demandent ;Les prêtresses d'hymen, les flambeaux vous attendent ; Le peu de vos amis qui nous reste en ces mursDoit vous accompagner à ces autels obscurs,Grossièrement parés, et plus ornés par elleQue ne l'est des Césars la pompe solennelle. IRADAN. Renvoyez nos amis, éteignez ces flambeaux. CÉSÈNE. Comment ! quel changement ! Quels désastres nouveaux !Sur votre front glacé l'horreur est répandue !Ses yeux baignés de pleurs semblent craindre ma vue ! IRADAN. Plus d'autels, plus d'hymen. ARZAME. J'en suis indigne. CÉSÈNE. Ô ciel !Dans quel contentement je parais cet autel ! Combien je chérissais cet heureux ministère !Quel plaisir j'éprouvais dans le doux nom de frère ! ARZAME. Ah ! Ne prononcez pas un nom trop odieux. CÉSÈNE. Que dites-vous ? IRADAN. Il faut m'arracher de ces lieux ;Renonçons pour jamais à ce poste funeste, À ce rang avili qu'avec vous je déteste,À tous ces vains honneurs d'un soldat détrompé,Trop basse ambition dont j'étais occupé.Fuyons dans la retraite où vous vouliez vous rendre ;De nos enfants, mon frère, allons pleurer la cendre : Nos femmes, nos enfants, nous ont été ravis ;Vous pleurez votre fille, et je pleure mon fils.Tout est fini pour nous, sans espoir sur la terre,Que pouvons-nous prétendre à la cour, à la guerre ?Quittons tout, et fuyons. Mon esprit aveuglé Cherchait de nouveaux noeuds qui m'auraient consolé ;Ils sont rompus, le ciel en a rompu la trame.Fuyons, dis-je, à jamais et du monde et d'Arzame. CÉSÈNE. Vous me glacez d'effroi ; quel trouble et quels desseins !Vous laisseriez Arzame à ses vils assassins, À ses bourreaux ? Qui ? Vous ! IRADAN. Arrêtez ; peut-on croireD'un soldat, de son frère, une action si noire ?Ce que j'ai commencé je le veux achever ;Je ne la verrai plus, mais je dois la sauver :Mes serments, ma pitié, mon honneur, tout m'engage ; Et je n'ai point de vous mérité cet outrage :Vous m'offensez. ARZAME. Ô ciel ! ô frères généreux !Dans quel saisissement vous me jetez tous deux !Hélas ! vous disputez pour une malheureuse ;Laissez-moi terminer ma destinée affreuse : Vous en voulez trop faire, et trop sacrifier ;Vos bontés vont trop loin, mon sang doit les payer. SCÈNE V. Les Précédents, Les Prêtres de Pluton, Soldats. LE GRAND-PRÊTRE. Est-ce ainsi qu'on insulte à nos lois vengeresses.Qu'on trahit hautement la foi de ses promesses,Qu'on ose se jouer avec impunité Du pouvoir souverain par vous-même attesté ?Voilà donc cet hymen et ce noeud si propiceQui devait de César enchaîner la justice ;Ce citoyen romain qui pensait nous tromper !La victime à nos mains ne doit plus échapper. Déjà César instruit connaît votre imposture ;Nous venons en son nom réparer son injure.Soldats qu'il a trompés, qu'on enlève soudainLe criminel objet qu'il protégeait en vain ;Saisissez-la. ARZAME. Mon père ! IRADAN, aux soldats. Ingrats ! CÉSÈNE. Troupe insolente !... Arrêtez... devant moi qu'un de vous se présente,Qu'il l'ose, au moment même il mourra de mes mains. LE GRAND-PRÊTRE. Ne le redoutez pas. IRADAN. Tremblez, vils assassins ;Vous n'êtes plus soldats quand vous servez ces prêtres. LE GRAND-PRÊTRE. Les dieux, César, et nous, soldats, voilà vos maîtres. CÉSÈNE. Fuyez, vous dis-je. IRADAN. Et vous, objet infortuné,Rentrez dans cet asile à vos malheurs donné. CÉSÈNE. Ne craignez rien. ARZAME, en se retirant. Je meurs. LE GRAND-PRÊTRE. Frémissez, infidèles,César vient, il sait tout, il punit les rebelles :D'une secte proscrite indignes partisans, De complots ténébreux coupables artisans,Qui deviez devant moi, le front dans la poussière,Abaisser en tremblant votre insolence altière,Qui parlez de pitié, de justice, et de lois,Quand le courroux des dieux parle ici par ma voix, Qui méprisez mon rang, qui bravez ma puissance ;Vous appelez la foudre, et c'est moi qui la lance ! SCÈNE VI. Iradan, Césène. CÉSÈNE. Un tel excès d'audace annonce un grand pouvoir. IRADAN. Ils nous perdront, sans doute ; ils n'ont qu'à le vouloir. CÉSÈNE. Plus leur orgueil s'accroît, plus ma fureur augmente. IRADAN. Qu'elle est juste, mon frère, et qu'elle est impuissante !Ils ont pour les défendre et pour nous accablerCésar, qu'ils ont séduit, les dieux, qu'ils font parler. CÉSÈNE. Oui ; mais sauvons Arzame. IRADAN. Écoutez : ApaméeTouche aux États persans, la ville est désarmée ; Les soldats de ce fort ne sont point contre moi,Et déjà quelques-uns m'ont engagé leur foi :Courez à nos tyrans, flattez leur violence ;Dites que votre frère, écoutant la prudence,Mieux conseillé, plus juste, à son devoir rendu, Abandonne un objet qu'il a trop défendu ;Dites que par leurs mains je consens qu'elle meure,Que je livre sa tête avant qu'il soit une heure :Trompons la cruauté qu'on ne peut désarmé. ;Enfin promettez tout, je vais tout confirmer. Dès qu'elle aura passé ces fatales frontières,Je mets entre elle et moi d'éternelles barrières ;A vos conseils rendu, je brise tous mes fers ;Loin d'un service ingrat, caché dans des déserts,Des humains avec vous je fuirai l'injustice. CÉSÈNE. Allons, je promettrai ce cruel sacrifice ;Je vais étendre un voile aux yeux de nos tyrans.Que ne puis-je plutôt enfoncer dans leurs flancsCe glaive, cette main que l'empereur emploieA servir ces bourreaux avides de leur proie ! Oui, je vais leur parler. SCÈNE VII. Iradan, Le Jeune Arzémon, parcourant le fond de la scène d'un air inquiet et égaré. LE JEUNE ARZÉMON. Ô mort ! Ô Dieu vengeur !Ils me l'ont enlevée ; ils m'arrachent le coeur...Où la trouver ? Où fuir ? Quelles mains l'ont conduite ? IRADAN. Cet inconnu m'alarme : est-il un satelliteQue ces juges sanglants se pressent d'envoyer Pour observer ces lieux, et pour nous épier ? LE JEUNE ARZÉMON. Ah !... La connaissez-vous ? IRADAN. Ce malheureux s'égare.Parle : que cherches-tu ? LE JEUNE ARZÉMON. La vertu la plus rare...La vengeance, le sang, les ravisseurs cruels,Les tyrans révérés des malheureux mortels... Arzame ! Chère Arzame ?... Ah ! Donnez-moi des armes,Que je meure vengé ! IRADAN. Son désespoir, ses larmes,Ses regards attendris, tout furieux qu'ils sont,Les traits que la nature imprima sur son front,Tout me dit : c'est son frère. LE JEUNE ARZÉMON. Oui, je le suis. IRADAN. Arrête, Garde un profond silence, il y va de ta tête. LE JEUNE ARZÉMON. Je te l'apporte, frappe. IRADAN. Enfants infortunés !Dans quels lieux les destins les ont-ils amenés !Toi, le frère d'Arzame ! LE JEUNE ARZÉMON. Oui, ton regard sévèreNe m'intimide pas. IRADAN. Ce jeune téméraire Me remplit à la fois d'horreur et de pitié ;Il peut avec sa soeur être sacrifié. LE JEUNE ARZÉMON. Je viens ici pour l'être. IRADAN. Ô rigueurs tyranniques !Ce sont vos cruautés qui font les fanatiques...Écoute, malheureux, je commande ce fort ; Mais ces lieux sont remplis de ministres de mort :Je te protégerai ; résous-toi de me suivre. LE JEUNE ARZÉMON. Puis-je la voir enfin ? IRADAN. Tu peux la voir et vivre ;Calme-toi. LE JEUNE ARZÉMON. Je ne puis... Ah ! seigneur, pardonnezA mes sens éperdus, d'horreurs aliénés. Quoi ! ces lieux, dites-vous, sont en votre puissance,Et l'on y traîne ainsi la timide innocence !Vos esclaves romains de leurs bras criminelsOnt arraché ma soeur aux foyers paternels !De la mort, dites-vous, ma soeur est menacée ; Vous la persécutez ! IRADAN. Va, ton âme est blesséePar les illusions d'une fatale erreur.Va, ne me prends jamais pour un persécuteur :Et sur elle et sur toi ma pitié doit s'étendre. LE JEUNE ARZÉMON. Hélas ! dois-je y compter ?... daignez donc me la rendre ; Daignez me rendre Arzame, ou me faire mourir. IRADAN. Il attendrit mon coeur, mais il me fait frémir.Que mes bontés peut-être auront un sort funeste !Viens, jeune infortuné, je t'apprendrai le reste.Suis mes pas. LE JEUNE ARZÉMON. J'obéis à vos ordres pressants Mais ne me trompez pas. IRADAN. Ô malheureux enfants !Quel sort les entraîna dans ces lieux qu'on déteste !De l'une j'admirais la fermeté modeste,Sa résignation, sa grâce, sa candeur ;L'autre accroît ma pitié même par sa fureur. Un dieu veut les sauver, il les conduit sans doute ;Ce dieu parle à mon coeur, il parle, et je l'écoute. ACTE III SCÈNE I. Le Jeune Arzémon, Mégatise. LE JEUNE ARZÉMON. Je marche dans ces lieux de surprise en surpriseQuoi ! C'est toi que j'embrasse, ô mon cher Mégatise !Toi, né chez les Persans, dans notre loi nourri, Et de mes premiers ans compagnon si chéri,Toi, soldat des Romains ! MÉGATISE. Pardonne à ma faiblesse ;L'ignorance et l'erreur d'une aveugle jeunesse,Un esprit inquiet, trop de facilité,L'occasion trompeuse, enfin la pauvreté, Ce qui fait les soldats égara mon courage. LE JEUNE ARZÉMON. Métier cruel et vil ! méprisable esclavage !Tu pourrais être libre en suivant tes amis. MÉGATISE. Le pauvre n'est point libre ; il sert en tout pays. LE JEUNE ARZÉMON. Ton sort près d'Iradan deviendra plus prospère. MÉGATISE. Va, des guerriers romains il n'est rien que j'espère. LE JEUNE ARZÉMON. Que dis-tu ? Le tribun qui commande en ce fortNe t'a-t-il pas offert un généreux support ? MÉGATISE. Ah ! Crois-moi, les Romains tiennent peu leur promesse :Je connais Iradan ; je sais que dans Émesse, Amant d'une Persane, il en avait un fils ;Mais apprends que bientôt, désolant son pays,Sur un ordre du prince il détruisit la villeOù l'amour autrefois lui fournit un asile.Oui, les chefs, les soldats, à nuire condamnés, Font toujours tous les maux qui leur sont ordonnés :Nous en voyons ici la preuve trop sensibleDans l'arrêt émané d'un tribunal horrible ;De tous mes compagnons à peine une moitiéPour l'innocente Arzame écoute la pitié, Pitié trop faible encore, et toujours chancelante !L'autre est prête a tremper sa main vile et sanglanteDans ce coeur si chéri, dans ce généreux flanc,A la voix d'un pontife altéré de son sang. LE JEUNE ARZÉMON. Cher ami, rendons grâce au sort qui nous protège ; On ne commettra point ce meurtre sacrilège :Iradan la soutient de son bras protecteur,Il voit ce fier pontife avec des yeux d'horreur,Il écarte de nous la main qui nous opprime.Je n'ai plus de terreur, il n'est plus de victime ; De la Perse a nos pas il ouvre les chemins. MÉGATISE. Tu penses que, pour toi, bravant ses souverains,Il hasarde sa perte ? LE JEUNE ARZÉMON. Il le dit, il le jure ;Ma soeur ne le croit point capable d'imposture :En un mot nous partons. Je ne suis affligé Que de partir sans toi, sans m'être encor vengé,Sans punir les tyrans. MÉGATISE. Tu m'arraches des larmes.Quelle erreur t'a séduit ? de quels funestes charmes,De quel prestige affreux tes yeux sont fascinés !Tu crois qu'Arzame échappe à leurs bras forcenés ? LE JEUNE ARZÉMON. Je le crois. MÉGATISE. Que du fort on doit ouvrir la porte ? LE JEUNE ARZÉMON. Sans doute. MÉGATISE. On te trahit ; dans une heure elle est morte. LE JEUNE ARZÉMON. Non, il n'est pas possible ; on n'est pas si cruel. MÉGATISE. Ils ont fait devant moi le marché criminel ;Le frère d'Iradan, ce Césène, ce traître, Trafique de sa vie, et la vend au grand-prêtre :J'ai vu, j'ai vu signer le barbare traité. LE JEUNE ARZÉMON. Je meurs !... Que m'as-tu dit ? MÉGATISE. L'horrible vérité.Hélas ! elle est publique, et mon ami l'ignore ! LE JEUNE ARZÉMON. Ô monstres ! Ô forfaits !... Mais non, je doute encore... Ah ! Comment en douter ? Mes yeux n'ont-ils pas vuCe perfide Iradan devant moi confondu ?Des mots entrecoupés suivis d'un froid silence,Des regards inquiets que troublait ma présence,Un air sombre et jaloux, plein d'un secret dépit ; Tout semblait en effet me dire : Il nous trahit. MÉGATISE. Je te dis que j'ai vu l'engagement du crime,Que j'ai tout entendu, qu'Arzame est leur victime. LE JEUNE ARZÉMON. Détestables humains ! Quoi ! Ce même Iradan...Si fier, si généreux ! MÉGATISE. N'est-il pas courtisan ? Peut-être il n'en est point qui, pour plaire à son maître,Ne se chargeât des noms de barbare et de traître. LE JEUNE ARZÉMON. Puis-je sauver Arzame ? MÉGATISE. En ce séjour d'effroiJe t'offre mon épée, et ma vie est à toi.Mais ces lieux sont gardés, le fer est sur sa tête, De l'horrible bûcher la flamme est toute prête ;Chez ces prêtres sanglants nul ne peut aborder... L'arrêtant.Où cours-tu, malheureux ? LE JEUNE ARZÉMON. Peux-tu le demander ? MÉGATISE. Crains tes emportements ; j'en connais la furie. LE JEUNE ARZÉMON. Arzame va mourir, et tu crains pour ma vie ! MÉGATISE. Arrête ; je la vois. LE JEUNE ARZÉMON. C'est elle-même. MÉGATISE. Hélas !Elle est loin de penser qu'elle marche au trépas. LE JEUNE ARZÉMON. Écoute, garde-toi d'oser lui faire entendreL'effroyable secret que tu viens de m'apprendre ;Non, je ne saurais croire un tel excès d'horreur. Iradan ! SCÈNE II. Le Jeune Arzémon, Mégatise, Arzame. ARZAME. Cher époux, cher espoir de mon coeur !Le dieu de notre hymen, le dieu de la nature,A la fin nous arrache à cette terre impure...Quoi ! C'est là Mégatise !... en croirai-je mes yeux ?Un ignicole, un Guèbre, est soldat en ces lieux ! LE JEUNE ARZÉMON. Il est trop vrai, ma soeur. MÉGATISE. Oui, j'en rougis de honte. ARZAME. Servira-t-il du moins à cette fuite prompte ? MÉGATISE. Sans doute il le voudrait. ARZAME. Notre libérateurDes prêtres acharnés va tromper la fureur. LE JEUNE ARZÉMON. Je vois... Qu'il peut tromper. ARZAME. Tout est prêt pour la fuite. De fidèles soldats marchent à notre suite.Mégatise en est-il ? MÉGATISE. Je vous offre mon bras,C'est tout ce que je puis... Je ne vous quitte pas. ARZAME, au jeune Arzémon. Iradan de mon sort dispose avec son frère. LE JEUNE ARZÉMON. On le dit. ARZAME. Tu pâlis : quel trouble involontaire Obscurcit tes regards de larmes inondés ? LE JEUNE ARZÉMON. Quoi ! Césène, Iradan !... de grâce, répondez ;Où sont-ils ? Qu'ont-ils fait ? ARZAME. Ils sont près du grand-prêtre. LE JEUNE ARZÉMON. Près de ton meurtrier ! ARZAME. Ils vont bientôt paraître. LE JEUNE ARZÉMON. Ils tardent bien longtemps. ARZAME. Tu les verras ici. LE JEUNE ARZÉMON, se jetant dans les bras de Mégatise. Cher ami, c'en est fait, tout est donc éclairci ! ARZAME. Eh quoi ! la crainte encor sur ton front se déploie,Quand l'espoir le plus doux doit nous combler de joie,Quand le noble Iradan va tout quitter pour nous,Lorsque de l'empereur il brave le courroux, Que pour sauver nos jours il hasarde sa vie,Qu'il se trahit lui-même et qu'il se sacrifie ? LE JEUNE ARZÉMON. Il en fait trop peut-être. ARZAME. Ah ! calme ta douleur ;Mon frère, elle est injuste. LE JEUNE ARZÉMON. Oui, pardonne, ma soeur,Pardonne ; écoute au moins : Mégatise est fidèle ; Notre culte est le sien ; je réponds de son zèle ;C'est un frère, à ses yeux nos coeurs peuvent s'ouvrir ;Dans celui d'Iradan n'as-tu pu découvrirQuels sentiments secrets ce Romain nous conserve ?Il paraissait troublé, tu t'en souviens ; observe, Rappelle en ton esprit jusqu'aux moindres discoursQu'il t'aura pu tenir, du péril où tu cours,Des prêtres ennemis, de César, de toi-même,Des lois que nous suivons, d'un malheureux qui t'aime. ARZAME. Cher frère, tendre amant, que peux-tu demander ? LE JEUNE ARZÉMON. Ce qu'à notre amitié ton coeur doit accorder,Ce qu'il ne peut cacher à ma fatale flammeSans verser des poisons dans le fond de mon âme. ARZAME. J'en verserai peut-être en osant t'obéir. LE JEUNE ARZÉMON. N'importe, il faut parler, te dis-je, ou me trahir ; Et puisque je t'adore, il y va de ma vie. ARZAME. Je ne crains point de toi de vaine jalousie ;Tu ne la connais point ; un sentiment si basBlesse le noeud d'hymen, et ne l'affermit pas. LE JEUNE ARZÉMON. Crois qu'un autre intérêt, un soin plus cher m'anime. ARZAME. Tu le veux, je ne puis désobéir sans crime...J'avouerai qu'Iradan, trop prompt à s'abuser,M'a présenté sa main que j'ai dû refuser. LE JEUNE ARZÉMON. Il t'aimait ! ARZAME. Il l'a dit. LE JEUNE ARZÉMON. Il t'aimait ! ARZAME. Sa poursuiteA lui tout confier malgré moi m'a réduite ; Il a su le secret de ma religion,Et de tous mes devoirs, et de ma passion.Par de profonds respects, par un aveu sincère,J'ai repoussé l'honneur qu'il prétendait me faire ;A ses empressements j'ai mis ce frein sacré : Ce secret à jamais devait être ignoré ;Tu me l'as arraché ; mais crains d'en faire usage. LE JEUNE ARZÉMON. Achève ; il a donc su ce serment qui m'engage,Qui rejoint par nos lois le frère avec la soeur ? ARZAME. Oui. LE JEUNE ARZÉMON. Qu'a produit en lui ce noeud si saint ? ARZAME. L'horreur. LE JEUNE ARZÉMON, à Mégatise. C'est assez, je vois tout ; le barbare ! Il se venge. ARZAME. Malgré notre hyménée à ses yeux trop étrange,Malgré cette horreur même, il ose protégerNotre sainte union, bien loin de s'en venger.Nous quittons pour jamais ces sanglantes demeures. LE JEUNE ARZÉMON. Ah, ma soeur !... C'en est fait. ARZAME. Tu frémis, et tu pleures ! LE JEUNE ARZÉMON. Qui ? Moi !... Ciel !... Iradan... ARZAME. Pourrais-tu soupçonnerQue notre bienfaiteur pût nous abandonner ? LE JEUNE ARZÉMON. Pardonne... en ces moments... dans un lieu si barbare...Parmi tant d'ennemis... aisément on s'égare... Du parti que l'on prend le coeur est effrayé. ARZAME. Ah ! du mien qui t'adore il faut avoir pitié.Tu sors !... demeure, attends, ma douleur t'en conjure. LE JEUNE ARZÉMON. Ami, veille sur elle... Ô tendresse ! Ô nature ! Avec fureur.Que vais-je faire ? Ah, Dieu vengeance, entends ma voix ! Il embrasse sa soeur en pleurant.Je t'embrasse, ma soeur, pour la dernière fois. Il sort. SCÈNE III. Arzame, Mégatise. ARZAME. Arrête !... Que veut-il ? Qu'est-ce donc qu'il prépare ?De sa tremblante soeur faut-il qu'il se sépare ?Et dans quel temps, grand Dieu ! Qu'en peux-tu soupçonner ? MÉGATISE. Des malheurs. ARZAME. Contre moi le sort veut s'obstiner, Et depuis mon berceau les malheurs m'ont suivie. MÉGATISE. Puisse le juste ciel veiller sur votre vie ! ARZAME. Je tremble ; je crains tout quand je suis loin de lui.J'avais quelque courage, il s'épuise aujourd'hui.N'aurais-tu rien appris de ces juges féroces, Rien de leurs factions, de leurs complots atroces ?Assez infortuné pour servir auprès d'eux,Tu les vois, tu connais leurs mystères affreux. MÉGATISE. Hélas ! En tous les temps leurs complots sont à craindre :César les favorise ; ils ont su le contraindre À fléchir sous le joug qu'ils auraient dû porter.Pensez-vous qu'Iradan puisse leur résister ?Êtes-vous sûre enfin de sa persévérance ?On se lasse souvent de servir l'innocence ;Bientôt l'infortuné pèse à son protecteur ; Je l'ai trop éprouvé. ARZAME. Si tel est mon malheur,Si le noble Iradan cesse de me défendre,Il faut mourir... Grand Dieu, quel bruit se fait entendre !Quels mouvements soudains ! et quels horribles cris ! SCÈNE IV. Arzame, Mégatise, Césène, Solsats ; Le Jeune Arzémon, enchaîné. CÉSÈNE. Qu'on le traîne à ma suite ; enchaînez, mes amis, Ce fanatique affreux, cet ingrat, ce perfide ;Préparez mille morts à ce lâche homicide ;Vengez mon frère. ARZAME. Ô ciel ! MÉGATISE. Malheureux ! ARZAME tombe sur une banquette. Je me meurs. CÉSÈNE. Femme ingrate, est-ce toi qui guidais ses fureurs ? ARZAME, se relevant. Comment ! Que dites-vous ? Quel crime a-t-on pu faire ? CÉSÈNE. Le monstre ! Quoi ! Plonger une main sanguinaireDans le sein de son maître et de son bienfaiteur !Frapper, assassiner votre libérateur !À mes yeux ! Dans mes bras ! Un coup si détestable,Un tel excès de rage est trop inconcevable. ARZAME. Ciel ! Iradan n'est plus ! CÉSÈNE. Les dieux, les justes dieuxN'ont pas livré sa vie au bras du furieux :Je l'ai vu qui tremblait ; j'ai vu sa main cruelleS'affaiblir en portant l'atteinte criminelle. ARZAME. Je respire un moment. CÉSÈNE, aux soldats. Soldats qui me suivez, Déployez les tourments qui lui sont réservés.Parle ; avant d'expirer, nomme-moi ton complice. Montrant Mégatise.Est-ce ta soeur, ou lui ? Parle avant ton supplice.Tu ne me réponds rien... Quoi ! lorsqu'en ta faveurNous offensions, hélas ! nos dieux, notre empereur ; Quand nos soins redoublés et l'art le plus pénibleTrompaient pour te sauver ce pontife inflexible ;Quand, tout prêts à partir de ce séjour d'effroi,Nous exposions nos jours et pour elle et pour toi,De nos bontés, grands dieux ! Voilà donc le salaire ! ARZAME. Malheureux ! Qu'as-tu fait ? Non, tu n'es pas mon frère.Quel crime épouvantable en ton coeur s'est formé ?S'il en est un plus grand, c'est de t'avoir aimé. LE JEUNE ARZÉMON, à Cézène. A la fin je retrouve un reste de lumière...La nuit s'est dissipée... un jour affreux m'éclaire... Avant de me punir, avant de te venger,Daigne répondre un mot : j'ose t'interroger...Ton frère envers nous deux n'était donc pas un traître ?Il n'allait pas livrer ma soeur à ce grand-prêtre ? CÉSÈNE. La livrer, malheureux ! Il aurait fait couler Tout le sang des tyrans qui voulaient l'immoler. LE JEUNE ARZÉMON. Il suffit ; je me jette à tes pieds que j'embrasseÀ ton cher frère, à toi, je demande une grâce,C'est d'épuiser sur moi les plus affreux tourmentsQue la vengeance ajoute à la mort des méchants ; Je les ai mérités : ton courroux légitimeNe saurait égaler mes remords et mon crime. CÉSÈNE. Soldats qui l'entendez, je le laisse en vos mains :Soyons justes, amis, et non pas inhumains ;Sa mort doit me suffire. ARZAME. Eh bien ! Il la mérite : Mais joignez-y sa soeur, elle est déjà proscrite.La vie en tous les temps ne me fut qu'un fardeau,Qu'il me faut rejeter dans la nuit du tombeau ;Je suis sa soeur, sa femme, et cette mort m'est due. MÉGATISE. Permettez qu'un moment ma voix soit entendue C'est moi qui dois mourir, c'est moi qui l'ai porté,Par un avis trompeur, à tant de cruauté...Seigneur, je vous ai vu, dans ce séjour du crime,Aux tyrans assemblés promettre la victime ;Je l'ai vu, je l'ai dit : aurais-je dû penser Que vous la promettiez pour les mieux abuser ?Je suis Guèbre et grossier, j'ai trop cru l'apparence.Je l'ai trop bien instruit ; il en a pris vengeance.La faute en est à vous, vous qui la protégez.Votre frère est vivant ; pesez tout, et jugez. CÉSÈNE. Va, dans ce jour de sang, je juge que nous sommesLes plus infortunés de la race des hommes...Va, fille trop fatale à ma triste maison,Objet de tant d'horreur, de tant de trahison,Je ne me repens point de t'avoir protégée. Le traître expirera ; mais mon âme affligéeN'en est pas moins sensible à ton cruel destin.Mes pleurs coulent sur toi, mais ils coulent en vain.Tu mourras ; aux tyrans rien ne peut te soustraire ;Mais je te pleure encore en punissant ton frère. Aux soldats.Revolons près du mien, secondons les secoursQui raniment encor ses déplorables jours. SCÈNE V. ARZAME. Dans sa juste colère il me plaint, il me pleure !Tu vas mourir, mon frère, il est temps que je meure,Ou par l'arrêt sanglant de mes persécuteurs, Ou par mes propres mains, ou par tant de douleurs...Ô mort ! ô destinée ! ô dieu de la lumière !Créateur incréé de la nature entière,Être immense et parfait, seul être de bonté,As-tu fait les humains pour la calamité ? Quel pouvoir exécrable infecta ton ouvrage !La nature est ta fille, et l'homme est ton image.Arimane a-t-il pu défigurer ses traits,Et créer le malheur, ainsi que les forfaits ?Est-il ton ennemi ? Que sa puissance affreuse Arrache donc la vie à cette malheureuse.J'espére encore en toi, j'espère que la mortNe pourra, malgré lui, détruire tout mon sort.Oui, je naquis pour toi, puisque tu m'as fait naître ;Mon coeur me l'a trop dit ; je n'ai point d'autre maître. Cet être malfaisant qui corrompit ta loiNe m'empêchera pas d'aspirer jusqu'à toi.Par lui persécutée, avec toi réunie,J'oublierai dans ton sein les horreurs de ma vie.Il en est une heureuse, et je veux y courir : C'est pour vivre avec toi que tu me fais mourir. ACTE IV SCÈNE I. Le Vieil Arzémon, Mégatise. LE VIEIL ARZÉMON. Tu gardes cette porte, et tu retiens mes pas !Tu me fais cet affront, toi, Mégatise ! MÉGATISE. Hélas !Triste et cher Arzémon, vieillard que je révére,Trop malheureux ami, trop déplorable père, Qu'exiges-tu de moi ? LE VIEIL ARZÉMON. Ce que doit l'amitié.Pour servir les Romains, es-tu donc sans pitié ? MÉGATISE. Au nom de la pitié, fuis ce lieu d'injustices ;Crains ce séjour de sang, de crimes, de supplices :Retourne en tes foyers, loin des yeux des tyrans ; La mort nous environne. LE VIEIL ARZÉMON. Où sont mes chers enfants ? MÉGATISE. Je te l'ai déjà dit, leur péril est extrême ;Tu ne peux les servir, tu te perdrais toi-même. LE VIEIL ARZÉMON. N'importe, je prétends faire un dernier effort ;Je veux, je dois parler au commandant du fort. N'est-ce pas Iradan, que, pendant son voyage,L'empereur a nommé pour garder ce passage ? MÉGATISE. C'est lui-même, il est vrai ; mais crains de t'arrêter :Hélas ! Il est bien loin de pouvoir t'écouter. LE VIEIL ARZÉMON. Il me refuserait une simple audience ? MÉGATISE, en pleurant. Oui. LE VIEIL ARZÉMON. Sais-tu que César m'admet en sa présence,Qu'il daigne me parler ? MÉGATISE. À toi ? LE VIEIL ARZÉMON. Les plus grands roisVers les derniers humains s'abaissent quelquefois.Ils redoutent des grands le séduisant langage,Leur bassesse orgueilleuse, et leur trompeur hommage ; Mais, oubliant pour nous leur sombre majesté,Ils aiment à sourire à la simplicité.Il reçoit de ma main les fruits de ma culture,Doux présents dont mon art embellit la nature.Ce gouverneur superbe a-t-il la dureté De rejeter l'hommage à ses mains présenté ? MÉGATISE. Quoi ! Tu ne sais donc pas ce fatal homicide,Ce meurtre affreux ? LE VIEIL ARZÉMON. Je sais qu'ici tout m'intimide,Que l'inhumanité, la persécution,Menacent mes enfants et ma religion. C'est ce que tu m'as dit, et c'est ce qui m'obligeÀ voir cet Iradan... son intérêt l'exige. MÉGATISE. Va, fuis ; n'augmente point, par tes soins obstinés,La foule des mourants et des infortunés. LE VIEIL ARZÉMON. Quel discours effroyable ! explique-toi. MÉGATISE. Mon maître, Mon chef, mon protecteur, est expirant peut-être. LE VIEIL ARZÉMON. Lui ! MÉGATISE. Tremble de le voir. LE VIEIL ARZÉMON. Pourquoi m'en détourner ? MÉGATISE. Ton fils, ton propre fils vient de l'assassiner. LE VIEIL ARZÉMON. Ô soleil, ô mon Dieu ! Soutenez ma vieillesse !Qui ? Lui ! Ce malheureux, porter sa main traîtresse... Sur qui ?... Pour un tel crime ai-je pu l'élever ! MÉGATISE. Vois quel temps tu prenais, rien ne peut le sauver. LE VIEIL ARZÉMON. Ô comble de l'horreur ! Hélas ! Dans son enfanceJ'avais cru de ses sens calmer la violence ;Il était bon, sensible, ardent ; mais généreux : Quel démon l'a changé ? Quel crime ! Ah ! Malheureux ! MÉGATISE. C'est moi qui l'ai perdu, j'en porterai la peine :Mais que ta mort au moins ne suive point la mienne.Écarte-toi, te dis-je. LE VIEIL ARZÉMON. Et qu'ai-je à perdre ? Hélas !Quelques jours malheureux et voisins du trépas, Ce soleil, dont mes yeux, appesantis par l'âge,Aperçoivent à peine une infidèle image,Ces vains restes d'un sang déjà froid et glacé ?J'ai vécu, mon ami ; pour moi tout est passé :Mais avant de mourir je dois parler. MÉGATISE. Demeure ; Respecte d'Iradan la triste et dernière heure. LE VIEIL ARZÉMON. Infortunés enfants, et que j'ai trop aimés !J'allais unir vos coeurs l'un pour l'autre formés.Ne puis-je voir Arzame ? MÉGATISE. Hélas ! Arzame imploreLa mort dont nos tyrans la menacent encore. LE VIEIL ARZÉMON. Que je voie Iradan. MÉGATISE. Que ton zèle empresséRespecte plus le sang que ton fils a versé ;Attends qu'on sache au moins si, malgré sa blessure,Il reste assez de force encore à la naturePour qu'il lui soit permis d'entendre un étranger. LE VIEIL ARZÉMON. Dans quel gouffre de maux le ciel veut nous plonger ! MÉGATISE. J'entends chez Iradan des clameurs qui m'alarment. LE VIEIL ARZÉMON. Tout doit nous alarmer. MÉGATISE. Que mes pleurs te désarment ;Mon père, éloigne-toi : peut-être il est mourant,Et son frère est témoin de son dernier moment. Cache-toi ; je viendrai te parler et t'instruire. LE VIEIL ARZÉMON. Garde-toi d'y manquer...Dieu ! qui m'as su conduire,Dieu, qui vois en pitié les erreurs des mortels,Daigne abaisser sur nous tes regards paternels. SCÈNE II. Iradab, le bras en écharpe, appuyé sur Césène ; Mégatise. CÉSÈNE. Mégatise, aide-nous ; donne un siège à mon frère ; A peine il se soutient, mais il vit ; et j'espèreQue, malgré sa blessure et son sang répandu,Par les bontés du ciel il nous sera rendu. IRADAN, à Mégatise. Donne, ne pleure point. CÉSÈNE, à Mégatise. Veille sur cette porte.Et prends garde surtout qu'aucun n'entre et ne sorte. Mégatise sort. À Iradan.Prends un peu de repos nécessaire à tes sens ;Laisse-nous ranimer tes esprits languissants ;Trop de soin te tourmente avec tant de faiblesse. IRADAN. Ah, Césène ! Au prétoire on veut que je paraisse !Ce coup que je reçois m'a bien plus offensé Que le fer d'un ingrat dont tu me vois blessé.Notre ennemi l'emporte, et déjà le prétoire,Nous ôtant tous nos droits, lui donne la victoire.Le puissant est toujours des grands favorisé ;Ils se maintiennent tous ; le faible est écrasé Ils sont maîtres des lois dont ils sont interprètes ;On n'écoute plus qu'eux ; nos bouches sont muettes :On leur donne le droit de juges souverains,L'autorité réside en leurs cruelles mains ;Je perds le plus beau droit, celui de faire grâce. CÉSÈNE. Eh ! Pourrais-tu la faire à la farouche audaceDu fanatique obscur qui t'ose assassiner ? IRADAN. Ah ! Qu'il vive. CÉSÈNE. À l'ingrat je ne puis pardonner.Tu vois de notre état la gêne et les entraves ;Sous le nom de guerriers nous devenons esclaves. Il n'est plus temps de fuir ce séjour malheureux,Véritable prison qui nous retient tous deux.César est arrivé ; la tête de l'arméeGarde de tous côtés les chemins d'Apamée.Il ne m'est plus permis de déployer l'horreur Que ces prêtres sanglants. excitent dans mon coeur ;Et, loin de te venger de leur troupe parjure,De nager dans leur sang, d'y laver ta blessure,Avec eux malgré moi je dois me réunir.C'est ton lâche assassin que nous devons punir ; Et, puisqu'il faut le dire, indigné de son crime,Aux sacrificateurs j'ai promis la victime :Ta sûreté le veut. Si l'ingrat ne mourait,Il est Guèbre, il suffit, César te punirait. IRADAN. Je ne sais ; mais sa mort, en augmentant mes peines, Semble glacer le sang qui reste dans mes veines. SCÈNE III. Iradan, Césène, Arzame. ARZAME, se jetant aux genoux de Césène. Dans ma honte, seigneur, et dans mon désespoir,J'ai dû vous épargner la douleur de me voir.Je le sens, ma présence, à vos yeux téméraire,Ne rappelle que trop le forfait de mon frère ; L'audace de sa soeur est un crime de plus. CÉSÈNE, la relevant. Ah ! Que veux-tu de nous par tes pleurs superflus ? ARZAME. Seigneur, on va traîner mon cher frère au supplice ;Vous l'avez ordonné, vous lui rendez justice ;Et vous me demandez ce que je veux !... La mort, La mort ; vous le savez. CÉSÈNE. Va, son funeste sortNous fait frémir assez dans ces moments terribles.N'ulcère point nos coeurs, ils sont assez sensibles.Eh bien ! je veillerai sur tes jours innocents,C'est tout ce que je puis ; compte sur mes serments. ARZAME. Je vous les rends, seigneur, je ne veux point de grâce :Il n'en veut point lui-même ; il faut qu'on satisfasseAu sang qu'a répandu sa détestable erreur ;Il faut que devant vous il meure avec sa soeur.Vous me l'aviez promis ; votre pitié m'outrage. Si vous en aviez l'ombre, et si votre courage,Si votre bras vengeur, sur sa tête étendu,Tremblait de me donner le trépas qui m'est dû,Ma main sera plus prompte, et mon esprit plus ferme.Pourquoi de tant de maux prolongez-vous le terme ? Deux Guèbres, après tout, vil rebut des humains,Sont-ils de quelque prix aux yeux de deux Romains ? CÉSÈNE. Oui, jeune infortunée, oui, je ne puis t'entendreSans qu'un dieu, dans mon coeur ardent à te défendre,Ne soulève mes sens, et crie en ta faveur. IRADAN. Tous deux m'ont pénétré de tendresse et d'horreur. SCÈNE IV. Iradan, Arzame, Césène, Mégatise. CÉSÈNE. Vient-on nous demander le sang de ce coupable ? MÉGATISE. Rien encor n'a paru. CÉSÈNE. Son supplice équitablePourrait de nos tyrans désarmer la fureur. ARZAME. Ils seraient plus tyrans s'ils épargnaient sa soeur. MÉGATISE. Cependant un vieillard, dans sa douleur profonde,Malgré l'ordre donné d'écarter tout le monde,Et malgré mes refus, veut embrasser vos pieds :A ses cris, à ses yeux dans les larmes noyés,Daignez-vous accorder la grâce qu'il demande ? IRADAN. Une grâce ! Qui ? Moi ! CÉSÈNE. Que veut-il ? qu'il attende,Qu'il respecte l'horreur de ces affreux moments :Il faut que je vous venge : allons, il en est temps. ARZAME. Ciel ! Déjà ! CÉSÈNE. Rejetez sa prière indiscrète. IRADAN. Mon frère, la faiblesse où mon état me jette Me permettra peut-être encor de lui parler.Le malheur dont le ciel a voulu m'accablerNe peut être, sans doute, ignoré de personne ;Et puisque ce vieillard aux larmes s'abandonne,Puisque mon sort le touche, il vient pour me servir. MÉGATISE. Il me l'a dit du moins. IRADAN. Qu'on le fasse venir. SCÈNE V. Iradan, Arzame, Césène ; Mégatise, s'avançant vers Le Vieil Arzémon, qu'on voit à la porte. MÉGATISE, à Arzémon. La bonté d'Iradan se rend à ta prière.Avance... Le voici. ARZAME. Juste ciel !... Ah ! Mon père !À mes derniers moments quel dieu vient vous offrir ?Voulez-vous qu'à vos yeux... LE VIEIL ARZÉMON. Je veux vous secourir. IRADAN. Vieillard, que je te plains ! que ton fils est coupable !Mais je ne le vois point d'un oeil inexorable.J'aimai tes deux enfants, et, dans ce jour d'horreurs,Va, je n'impute rien qu'à nos persécuteurs. LE VIEIL ARZÉMON. Oui, tribun, je l'avoue, ils sont seuls condamnables ; Ceux qui forcent au crime en sont les seuls coupables.Mais faites approcher le malheureux enfantQui fut envers nous tous criminel un moment :Devant lui, devant elle, il faut que je m'explique. IRADAN. Qu'on l'amène sur l'heure. ARZAME. Ô pouvoir tyrannique ! Pouvoir de la nature augmenté par l'amour !Quels moments ! Quels témoins ! Et quel horrible jour SCÈNE VI. Les Précédents ; Le Jeune Arzémon, enchaîné. LE JEUNE ARZÉMON. Hélas ! Après mon crime, il me faut donc paraîtreAux yeux d'un homme juste à qui je dois mon être,Dont j'ai déshonoré la vieillesse et le sang ; Aux yeux d'un bienfaiteur dont j'ai percé le flanc ;Aux regards indignés de son vertueux frère ;Devant vous, ô ma soeur ! Dont la juste colère,Les charmes, la terreur, et les sens agités,Commencent les tourments que j'ai tant mérités. LE VIEIL ARZÉMON, les regardant tous. J'apporte à ces douleurs, dont l'excès vous dévore,Des consolations, s'il peut en être encore. ARZAME. Il n'en sera jamais après ce coup affreux. CÉSÈNE. Qui ?... toi, nous consoler ! toi, père malheureux ! LE VIEIL ARZÉMON. Ce nom coûta souvent des larmes bien cruelles, Et vous allez peut-être en verser de nouvelles ;Mais vous les chérirez. IRADAN. Quels discours étonnants ! CÉSÈNE. Adoucit-on les maux par de nouveaux tourments ? LE VIEIL ARZÉMON. Que n'ai-je appris plus tôt, dans mes sombres retraites,Le lieu, le nouveau poste, et le rang où vous êtes ! La guerre loin de moi porta toujours vos pas ;Enfin je vous retrouve. CÉSÈNE. En quel état, hélas ! LE VIEIL ARZÉMON. Vous allez donc livrer aux mains qui les attendentCes deux infortunés ? ARZAME. Ah ! les lois le commandent ;Oui, nons devons mourir. LE VIEIL ARZÉMON. Seigneurs, écoutez-moi... Il vous souvient des jours de carnage et d'effroi,Où de votre empereur l'impitoyable arméeFit périr les Persans dans Émesse enflammée. IRADAN. S'il m'en souvient, grands dieux ! CÉSÈNE. Oui ; nos fatales mainsN'accomplirent que trop ces ordres inhumains. IRADAN. Émesse fut détruite, et j'en frémis encore.Servais-tu parmi nous ? LE VIEIL ARZÉMON. Non, seigneur, et j'abhorreCe mercenaire usage, et ces hommes cruelsGagés pour se baigner dans le sang des mortels.Dans d'utiles travaux coulant ma vie obscure, Je n'ai point par le meurtre offensé la nature.Je naquis vers Émesse, et, depuis soixante ans,Mes innocentes mains ont cultivé mes champs.Je sais qu'en cette ville un hymen bien funesteVous engagea tous deux. CÉSÈNE. Ô sort que je déteste ! De nos malheurs secrets qui t'a si bien instruit ? LE VIEIL ARZÉMON. Je les sais mieux que vous ; ils m'ont ici conduit.Vous aviez deux enfants dans Émesse embrasée :La mère de l'un deux y périt écrasée :Et l'autre sut tromper, par un heureux effort, Le glaive des Romains, et la flamme, et la mort. CÉSÈNE. Et qui des deux vivait ? IRADAN. Et qui des deux respire ? LE VIEIL ARZÉMON. Hélas ! vous saurez tout : je dois d'abord vous direQu'arrachant ces enfants au glaive meurtrierCette mère échappa par un obscur sentier ; Qu'ayant des deux États parcouru la frontière,Le sort la conduisit sous mon humble chaumière.A ce tendre dépôt, du sort abandonné,Je divisai le pain que le ciel m'a donné ;Ma loi me le commande, et mon sensible zèle, Seigneurs, pour être humain n'avait pas besoin d'elle. CÉSÈNE. Eh quoi ! Privé de bien, tu nourris l'étranger !Et César nous opprime, ou nous laisse égorger ! IRADAN, se soulevant un peu. Que devint cette femme ?...ö dieu de la justice !Ainsi que ce vieillard, lui devins-tu propice ? LE VIEIL ARZÉMON. Dans ma retraite obscure elle a langui deux ans ;Le chagrin desséchait la fleur de son printemps. IRADAN. Hélas ! LE VIEIL ARZÉMON. Elle mourut ; je fermai sa paupière :Elle me fit jurer à son heure dernièreD'élever ses enfants dans sa religion : J'obéis : mon devoir et ma compassionSous les yeux de Dieu seul ont conduit leur enfance.Ces tendres orphelins, pleins de reconnaissance,M'aimaient comme leur père, et je l'étais pour eux. CÉSÈNE. Ô destins IRADAN. Ô moments trop chers, trop douloureux ! CÉSÈNE. Une faible espérance est-elle encor permise ? ARZAME. Je crains d'écouter trop l'espoir qui m'a surprise. LE JEUNE ARZÉMON. Et moi, je crains, ma soeur, à ces récits confus,D'être plus criminel encor que je ne fus. IRADAN. Que me préparez-vous, ô cieux ! Que dois-je croire ? CÉSÈNE. Ah ! si la vérité t'a dicté cette histoire,Pourrais-tu nous donner, après de tels récits,Quelque éclaircissement sur ma fille et son fils ?N'as-tu point conservé quelque heureux témoignage,Quelque indice du moins ? LE VIEIL ARZÉMON, à Iradan. Reconnaissez ce gage D'un malheur sans exemple, et de la vérité ;C'est pour vous qu'en ces lieux je l'avais apporté. Il lui donne une lettre.Vous en croirez les traits qu'une mère expiranteA tracés devant moi d'une main défaillante. IRADAN. Du sang que j'ai perdu mes yeux sont affaiblis, Et ma main tremble trop ; tiens, mon frère, prends, lis. CÉSÈNE. Oui, c'est ta tendre épouse ; ô sacré caractère ! Il montre la lettre à Iradan.Embrasse ton cher fils, Arzame est à ton frère. IRADAN, prend la main d'Amame, et regarde avec larmes le jeune Arzémon qui se couvre le visage. Voilà mon fils, ta fille, et tout est découvert. ARZAME, à Césène, qui l'embrasse. Quoi ! Je naquis de vous ! IRADAN. Quoi ! le ciel qui me perd Ne me rendrait mon sang à cette heure fataleQue pour l'abandonner à la rage infernaleDe mortels ennemis que rien ne peut calmer ! LE JEUNE ARZÉMON, se jetant aux genoux d'Iradan. Du nom de père, hélas ! osé-je vous nommer ?Puis-je toucher vos mains de cette main perfide ? J'étais un meurtrier, je suis un parricide. IRADAN, se relevant et l'embrassant. Non, tu n'es que mon fils. Il retombe. CÉSÈNE. Que j'étais aveuglé !Sans ce vieillard, mon frère, il était immolé ;Les bourreaux l'attendaient... Quel bruit se fait entendre ?Nos tyrans à nos yeux oseraient-ils se rendre ? MÉGATISE, rentrant. Un ordre du prétoire au pontife est venu. CÉSÈNE. Est-ce un arrêt de mort ? MÉGATISE. Il ne m'est pas connuMais les prêtres voulaient de nouvelles victimes. IRADAN. Les cruels ! CÉSÈNE. Nous tombons d'abîmes en abîmes. MÉGATISE. Je sais qu'ils ont proscrit ce généreux vieillard, Et le frère et la soeur. CÉSÈNE. Ô justice ! Ô César !Vous pouvez le souffrir ! Le trône s'humilieJusqu'à laisser régner ce ministère impie ! LE JEUNE ARZÉMON. Les monstres ont conduit ce bras qui s'est trompéJ'en étais incapable ; eux seuls vous ont frappé. J'expierai dans leur sang mon crime involontaire...Déchirons ces serpents dans leur sanglant repaire,Et vengeons les humains trop longtemps abusésPar ce pouvoir affreux dont ils sont écrasés.Que l'empereur après ordonne mon supplice ; Il n'en jouira pas, et j'aurai fait justice ;Il me retrouvera, mais mort, enseveliSous leur temple fumant par mes mains démoli. IRADAN. Calme ton désespoir, contiens ta violenceElle a coûté trop cher. Un reste d'espérance, Mon frère, mes enfants, doit encor nous flatter.Le destin paraît las de nous persécuter ;Il m'a rendu mon fils, et tu revois ta fille ;Il n'a pas réuni cette triste famillePour la frapper ensemble, et pour mieux l'immoler. ARZAME. Qui le sait ! IRADAN. A César que ne puis-je parler !Je ne puis rien, je sens que ma force s'affaisse ;Tant de soins, tant de maux, de crainte, de tendresse,Accablent à la fois mon corps et mes esprits ! À son fils.Soutiens-moi. LE JEUNE ARZÉMON. L'oserai-je ? IRADAN. Oui, mon fils... mon cher fils ARZAME, à Césène. Eh quoi ! De ces brigands l'exécrable cohorteDe ce château, mon père, assiège encor la porte ! CÉSÈNE. Va, j'en jure les dieux ennemis des tyrans,Ces meurtriers sacrés n'y seront pas longtemps.S'il est des dieux cruels, il est des dieux propices Qui pourront nous tirer du fond des précipicesCes dieux sont la constance et l'intrépidité,Le mépris des tyrans et de l'adversité. Au jeune Arzémon.Viens ; et pour expier le meurtre de ton père,Venge-toi, venge-nous, ou meurs avec son frère. ACTE V SCÈNE I. Iradan, Le Jeune Arzémon, Arzame. IRADAN. Non, ne m'en parlez plus ; je bénis ma blessure.Trop de biens ont suivi cette affreuse aventure :Vos pères trop heureux retrouvent leurs enfants ;Le ciel vous a rendus à nos embrassements.Vos amours offensaient et Rome et la nature ; Rome les justifie, et le ciel les épure.Cet autel que mon frère avait dressé pour moi,Sanctifié par vous, recevra votre foi ;Ce vieillard généreux, qui nourrit votre enfance,Y verra consacrer votre sainte alliance ; Les prêtres des enfers et leur zèle inhumainRespecteront le sang d'un citoyen romain. ARZAME. Hélas ! L'espérez-vous ? IRADAN. Quelles mains sacrilègesOseraient de ce nom braver les privilèges ?Césène est au prétoire : il saura le fléchir. Des formes de nos lois on peut vous affranchir.Quels coeurs à la pitié seront inaccessibles ?Les prêtres de ces lieux sont les seuls insensibles.Le temps fera le reste et si vous persistezDans un culte ennemi de nos solennités, En dérobant ce culte aux regards du vulgaire,Vous forcerez du moins vos tyrans à se taire.Dieu, qui me les rendez, favorisez leurs feux !Dieu de tous les humains, daignez veiller sur eux ! ARZAME. Ainsi ce jour horrible est un jour d'allégresse ! Je ne verse à vos pieds que des pleurs de tendresse. LE JEUNE ARZÉMON, baisant la main d'Iradan. Je ne puis vous parler, je demeure éperdu,Mon père ! IRADAN, l'embrassant. Mon cher fils ! LE JEUNE ARZÉMON. Le trépas m'était dû,Vous me donnez Arzame ! ARZAME. Et pour comble de joie,C'est Césène mon père... oui, le ciel nous l'envoie ! SCÈNE II. Les Précédents, Césène. IRADAN. Quelle nouvelle heureuse apportez-vous enfin ? CÉSÈNE. J'apporte le malheur, et tel est mon destin.Ma fille, on nous opprime ; une indigne cabaleAux portes du palais frappe sans intervalle :Le prétoire est séduit. LE JEUNE ARZÉMON. Que je suis alarmé ! IRADAN. Quoi ! Tout est contre nous ! CÉSÈNE. On a déjà nomméUn nouveau commandant pour remplir votre place. IRADAN. C'en est fait, je vois trop notre entière disgrâce. CÉSÈNE. Ah ! le malheur n'est pas de perdre son emploi,De cesser de servir, de vivre enfin pour soi... IRADAN. Qu'on est faible, mon frère ! et que le coeur se trompe !Je détestais ma place et son indigne pompe ;Ses fonctions, ses droits, je voulais tout quitter :On m'en prive, et l'affront ne se peut supporter. CÉSÈNE. Ce n'est point un affront ; ces pertes sont communes, Préparons-nous, mon frère, à d'autres infortunes :Notre hymen malheureux, formé chez les Persans,Est déclaré coupable : on ôte à nos enfantsLes droits de la nature et ceux de la patrie. LE JEUNE ARZÉMON. Je les ai tous perdus quand cette main impie, Par la rage égarée, et surtout par l'amour,A déchiré les flancs à qui je dois le jour ;Mais il me reste au moins le droit de la vengeance,On ne peut me l'ôter. ARZAME. Celui de la naissanceEst plus sacré pour moi que les droits des Romains ; Des parents généreux sont mes seuls souverains. CÉSÈNE, l'embrassant. Ah ! Ma fille, mes pleurs arrosent ton visage ;Fille digne de moi, conserve ton courage. ARZAME. Nous en avons besoin. CÉSÈNE. Nos lâches oppresseursDédaignent ma colère, insultent à nos pleurs, Demandent notre sang. ARZAME. J'en suis la cause unique ;J'étais le seul objet qu'un sacerdoce iniqueVoulait sur leurs autels immoler aujourd'hui,Pour n'avoir pu connaître un même dieu que lui.L'empereur serait-il assez peu magnanime Pour n'être pas content d'une seule victime ?Du sang de ses sujets veut il donc s'abreuver ?Le dieu qui sur ce trône a voulu l'éleverNe l'a-t-il fait si grand que pour ne rien connaître,Pour juger au hasard en despotique maître ; Pour laisser opprimer ces généreux guerriers,Nos meilleurs citoyens, ses meilleurs officiers ?Sur quoi ? sur un arrêt des ministres d'un temple ;Eux qui de la pitié devaient donner l'exemple,Eux qui n'ont jamais du pénétrer chez les rois Que pour y tempérer la dureté des lois ;Eux qui, loin de frapper l'innocent misérable,Devaient intercéder, prier pour le coupable.Que fait votre César, invisible aux humains ?De quoi lui sert un sceptre oisif entre ses mains ? Est-il, comme vos dieux, indifférent, tranquille,Des maux du monde entier spectateur inutile ? CÉSÈNE. L'empereur jusqu'ici ne s'est point expliqué :On dit qu'à d'autres soins en secret appliqué,Il laisse agir la loi. IRADAN. Loi vaine et chimérique ! Loi favorable aux grands, et pour nous tyrannique ! CÉSÈNE. Je n'ai qu'une ressource, et je vais la tenter :À César, malgré lui, je cours me présenter ;Je lui crierai justice ; et si les pleurs d'un pèreNe peuvent adoucir ce despote sévère, S'il détourne de moi des yeux indifférents,S'il garde un froid silence, ordinaire aux tyrans,Je me perce à sa vue : il frémira peut-être ;Il verra les effets du coeur d'un mauvais maître,Et, par mes derniers mots qui pourront l'étonner, Je lui dirai : Barbare, apprends à gouverner. IRADAN. Vous n'irez point sans moi. CÉSÈNE. Quelle erreur vous entraîne ?Votre corps affaibli se soutient avec peine,Votre sang coule encor... demeurez, et vivez ;Vivez, vengez ma mort un jour, si vous pouvez. Viens, Arzémon. LE JEUNE ARZÉMON. J'y vole. ARZAME. Arrêtez !... Ô mon père !Cher frère ! Cher époux !... Ô ciel ! Que vont-ils faire ? SCÈNE III. Iradan, Arzame. ARZAME. Peut être que César se laissera toucher. IRADAN. Hélas ! souffrira-t-on qu'il ose l'approcher ?Je respecte César ; mais souvent on l'abuse. Je vois que de révolte un ennemi m'accuse.J'ai pour moi la nature, ainsi que l'équité ;Tant de droits ne sont rien contre l'autorité ;Elle est sans yeux, sans coeur : le guerrier le plus brave,Quand César a parlé, n'est plus qu'un vil esclave : C'est le prix du service, et l'usage des cours. ARZAME. Bienfaiteur adoré, que je crains pour vos jours,Pour mon fatal époux, pour mon malheureux père,Pour ce vieillard chéri, si grand dans sa misère !Il n'a fait que du bien, ses respectables moeurs Passent pour des forfaits chez nos persécuteurs.La vertu devient crime aux yeux qui nous haïssent :C'est une impiété que dans nous ils punissent ;On me l'a toujours dit. Le nouveau gouverneurSans doute est envoyé pour servir leur fureur On va vous arrêter. IRADAN. Oui, je m'y dois attendre.Oui, mon meilleur ami, commandé pour nous prendre,Nous chargerait de fers au nom de l'empereur,Nous conduirait lui-même, et s'en ferait honneur ;Telle est des courtisans la bassesse cruelle. Notre indigne pontife, à sa haine fidèle,N'attend que le moment de se rassasierDu sang des malheureux qu'on va sacrifier.Dans l'état où je suis, son triomphe est facile.Nous voici tous les deux sans force et sans asile, Nous débattant en vain, par un pénible effort,Sous le fer des tyrans, dans les bras de la mort. SCÈNE IV. Iradan, Arzame, Le Vieil Arzémon. IRADAN. Vénérable vieillard, que viens-tu nous apprendre ? LE VIEIL ARZÉMON. C'est un événement qui pourra vous surprendre,Et peut-être un moment soulager vos douleurs, Pour nous replonger tous en de plus grands malheurs.Votre fils, votre frère... IRADAN. Explique-toi. ARZAME. Je tremble. LE VIEIL ARZÉMON. De ce château fatal ils s'avançaient ensemble ;Du quartier de César ils suivaient les chemins :Du grand-prêtre accouru les suivants inhumains Ordonnent qu'on s'arrête, et demandent leur proie ;A mes yeux consternés le pontife déploieUn arrêt que sa brigue au prétoire a surpris.On l'a dû respecter ; mais, seigneur, votre fils,Dans son emportement, pardonnable à son âge, Contre eux, le fer en main, se présente et s'engage ;Votre frère le suit d'un pas impétueux ;Mégatise à grands cris s'élance au milieu d'eux :Des soldats s'attroupaient à la voix du grand-prêtre :« Frappez, s'écriait-il, secondez votre maître. » De toutes parts on s'arme, et le fer brille aux yeux :Je voyais deux partis ardents, audacieux,Se mêler, se frapper, combattre avec furie.Je ne sais quelle main (qu'on va nommer impie),Au milieu du tumulte, au milieu des soldats, Sur l'orgueilleux pontife a porté le trépas ;Sous vingt coups redoublés j'ai vu tomber ce traître,Indigne de sa place et du saint nom de prêtre ;Je l'ai vu se rouler sur la terre étendu :Il blasphémait ses dieux qui l'ont mal défendu, Et sa mort effroyable est digne de sa vie. IRADAN. Il a reçu le prix de tant de barbarie. ARZAME. Ah ! Son sang odieux répandu justementSera vengé bientôt, et payé chèrement. LE VIEIL ARZÉMON. Je le crois. On disait qu'en ce désordre extrême César doit au château se transporter lui-même. ARZAME. Qu'est devenu mon père ? IRADAN. Ah ! je vois qu'aujourd'huiIl n'est plus de pardon ni pour nous ni pour lui. Le vieil Arzémon sort. SCÈNE V. Iradan, Césène, Arzame, Le Jeune Arzémon. CÉSÈNE. Sans doute il n'en est point ; mais la terre est vengée.Par votre digne fils ma gloire est partagée ; C'est assez. LE JEUNE ARZÉMON. Oui, nos mains ont puni ses fureursPuissent périr ainsi tous les persécuteurs !Le ciel, nous disaient-ils, leur remit son tonnerre :Que le ciel les en frappe, et délivre la terre ;Que leur sang satisfasse au sang de l'innocent : Mon père, entre vos bras je mourrai trop content. IRADAN. La mort est sur nous tous, mon fils ; à ses approchesJe ne te ferai point d'inutiles reproches.Ce nouveau coup nous perd ; et ce monstre expiré,Tout barbare qu'il fut, était pour nous sacré. César va nous punir. Un vieillard magnanime,Un frère, deux enfants, tout est ici victime,Tout attend son arrêt. Flétri, dépossédé,Prisonnier dans ce fort où j'avais commandé,Je finis dans l'opprobre une vie abhorrée, Au devoir, à l'honneur, vainement consacrée. CÉSÈNE. Eh quoi ! je ne vois plus ce fidèle Arzémon ;Serait-il renfermé dans une autre prison ?A-t-on déjà puni son respectable zèle,Et les bienfaits surtout de sa main paternelle ? Au supplice, ma fille, il ne peut échapper.César de toutes parts nous fait envelopper. ARZAME. J'entends déjà sonner les trompettes guerrières,Et je vois avancer les troupes meurtrières.Depuis qu'on m'a conduite en ce malheureux fort Je n'ai vu que du sang, des bourreaux, et la mort. CÉSÈNE. Oui, c'en est fait, ma fille. ARZAME. Ah ! Pourquoi suis-je née ? CÉSÈNE, embrassant sa fille.. Pour mourir avec moi, mais plus infortunée...Ô mon cher frère et toi, son déplorable fils,Nos jours étaient affreux, ils sont du moins finis. IRADAN. La garde du prétoire, en ces murs avancée,Déjà des deux côtés avec ordre est placée.Je vois César lui-même... À genoux, mes enfants. ARZAME. Ainsi nous touchons tous à nos derniers moments ! SCÈNE VI. Les précédents ; L'Eempreur, Gardes ; Le Vieil Arzémon, et Mégatise, au fond. L'EMPEREUR. Enfin de la justice à mes sujets rendue Il est temps qu'en ces lieux la voix soit entendue ;Le désordre est trop grand. De tout je suis instruit ;L'intérêt de l'État m'éclaire et me conduit.Levez-vous, écoutez mes arrêts équitables.Pères, enfants, soldats, vous êtes tous coupables, Dans ce jour d'attentats et de calamités,D'avoir négligé tous d'implorer mes bontés. CÉSÈNE. On m'a fermé l'accès. IRADAN. Le respect et les craintes,Seigneur, auprès de vous interdisent les plaintes. L'EMPEREUR. Vous vous trompiez ; c'est trop vous défier de moi : Vous avez outragé l'empereur et la loi ;Le meurtre d'un pontife est surtout punissable.Je sais qu'il fut cruel, injuste, inexorable :Sa soif du sang humain ne se put assouvir ;On devait l'accuser, j'aurais su le punir. Sachez qu'à la loi seule appartient la vengeance :Je vous eusse écoutés ; la voix de l'innocenceParle à mon tribunal avec sécurité,Et l'appui de mon trône est la seule équité. IRADAN. Nous avons mérité, seigneur, votre colère ; Épargnez les enfants, et punissez le père. L'EMPEREUR. Je sais tous vos malheurs. Un vieillard dont la voixJusqu'au pied de mon trône a passé quelquefois,Dont la simplicité, la candeur, m'ont dû plaire,M'a parlé, m'a touché par un récit sincère ; Il se fie à César ; vous deviez l'imiter. Au vieil Arzémon.Approchez, Arzémon ; venez vous présenter :Dans un culte interdit par une loi sévèreVous avez élevé la soeur avec le frère ;C'est la première source où de tant de fureurs Ce jour a vu puiser ce vaste amas d'horreurs :Des prêtres, emportés par un funeste zèle,Sur une faible enfant ont mis leur main cruelle ;Ils auraient dû l'instruire, et non la condamner ;Trop jaloux de leurs droits qu'ils n'ont pas su borner, Fiers de servir le ciel, ils servaient leur vengeance.De ces affreux abus j'ai senti l'importance ;Je les viens abolir. IRADAN. Rome, les nations,Vont bénir vos bontés. L'EMPEREUR. Les persécutionsOnt mal servi ma gloire, et font trop de rebelles. Quand le prince est clément, les sujets sont fidèles.On m'a trompé longtemps ; je ne veux désormaisDans les prêtres des dieux que des hommes de paix,Des ministres chéris, de bonté, de clémence,Jaloux de leurs devoirs, et non de leur puissance ; Honorés et soumis, par les lois soutenus,Et par ces mêmes lois sagement contenus ;Loin des pompes du monde enfermés dans leur temple,Donnant aux nations le précepte et l'exemple ;D'autant plus révérés qu'ils voudront l'être moins ; Dignes de vos respects, et dignes de mes soins :C'est l'intérêt du peuple, et c'est celui du maître.Je vous pardonne à tous. C'est à vous de connaîtreSi de l'humanité je me fais un devoir,Et si j'aime l'État plutôt que mon pouvoir... Iradan, désormais, loin des murs d'Apamée,Votre frère avec vous me suivra dans l'armée ;Je vous verrai de près combattre sous mes yeux :Vous m'avez offensé ; vous m'en servirez mieux.De vos enfants chéris j'approuve l'hyménée. À Arzame et au jeune Arzémon.Méritez ma faveur, qui vous est destinée. Au vieil ArzémonEt toi, qui fus leur père, et dont le noble coeurDans une humble fortune avait tant de grandeur,J'ajoute à ta campagne un fertile héritage ;Tu mérites des biens, tu sais en faire usage. Les Guèbres désormais pourront en libertéSuivre un culte secret longtemps persécuté :Si ce culte est le tien, sans doute il ne peut nuireJe dois le tolérer plutôt que le détruire.Qu'ils jouissent en paix de leurs droits, de leurs biens ; Qu'ils adorent leur dieu, mais sans blesser les miens :Que chacun dans sa loi cherche en paix la lumière ;Mais la loi de l'État est toujours la première.Je pense en citoyen, j'agis en empereur :Je hais le fanatique et le persécuteur. IRADAN. Je crois entendre un dieu, du haut d'un trône auguste,Qui parle au genre humain pour le rendre plus juste. ARZAME. Nous tombons tous, seigneur, à vos sacrés genoux. LE VIEIL ARZÉMON. Notre religion est de mourir pour vous. ==================================================