******************************************************** DC.Title = MARIAMNE, TRAGÉDIE EN CINQ ACTES. DC.Author = VOLTAIRE DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 08/05/2020 à 13:10:06. DC.Coverage = Israël DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/VOLTAIRE_MARIAMNE.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** MARIAMNE TRAGÉDIE EN CINQ ACTES 1724 Voltaire Représentée, pour la première fois, le 6 mars 1724,  puis, avec changement, le 10 avril 1725 ; revue et corrigée par l'auteur en 1762, et remise au théâtre le 7 Septembre 1763 AVERTISSEMENT sur les tragédies MARIAMNE, par LOUIS MOLAND. Il n'est rien de plus connu dans l'histoire que la mort de Mariamne. Les causes, les circonstances et les suites de ce tragique événement sont décrites fort au long par Josèphe dans le quinzième livre de ses Antiquités. Bien avant Voltaire, ce sujet avait tenté les poètes dramatiques. Le fécond Alexandre Hardy, au commencement du xviie siècle, fit une tragédie de Mariamne imprimée en 1610.  Après avoir fait égorger la famille royale des Asmonéens, Hérode, autant par politique que par amour, épouse Mariamne, seul rejeton de cette famille illustre ; mais cette princesse le traite toujours avec autant de fierté que de mépris. Jusqu'ici l'amour qu'il a conçu pour Mariamne lui a fait pardonner tous ses dédains ; mais Phérore, frère d'Hérode, et surtout Salomé, soeur de ce tyran, ont juré la perte de la reine. Ils assiègent l'âme inquiète et cruelle d'Hérode, et la trouvent disposée à recevoir les impressions qu'ils veulent lui donner : enfin, c'est ici comme dans l'histoire. Au deuxième acte, un page, envoyé par Hérode, vient de sa part prier la reine de passer dans son cabinet : « Sais-tu pourquoi ? » lui dit Mariamne. Voici sa réponse :  L'indice ne me donne autre suasion  Fors que de sa Junon de son âme démie  L'absence le travaille.  MARIAMNE. Ô faveur ennemie !  Sévère mandement ! Las ! Que tu m'es amer !  · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·  Mais allons lui donner une oeillade forcée... Elle sort, et, pendant son absence, Salomé fait ses efforts auprès de l'échanson pour le décider à servir sa vengeance, en accusant Mariamne d'avoir voulu le séduire pour empoisonner le roi. Furieux contre son épouse, Hérode ouvre le troisième acte. Entendez-le vous-même ; il va vous expliquer la cause de sa juste colère :  Serpent enflé d'orgueil, fere ingrate....  Ne m'espère jamais de regards captieux  Amour courroucé ; non, désormais n'espère  Que ce refus ne soit ta ruine dernière.  Dédaigner mes faveurs ! mes flammes mespriser !  Le devoir d'une femme au mary refuser !  Voir que d'humilité je te prie et reprie  D'appaiser de mes feux l'amoureuse furie !... Voilà le crime de Mariamne, et ce qui détermine Hérode à la faire mourir ; mais aussitôt qu'il apprend que ses ordres ont été exécutés, bourrelé de remords, il s'abandonne au plus affreux désespoir.  Après la tragédie de Hardy, il faut citer celle de Tristan l'Hermite, représentée en 1636, qui balança, dans la nouveauté, la fortune du Cid. Tristan a suivi Alexandre Hardy pas à pas, et tous deux ont suivi l'histoire, qui leur a fourni non seulement les personnages, leurs intérêts et leurs caractères, mais encore l'économie du poème et la distribution de toutes ses parties. Le progrès est surtout dans le style et dans la versification : la rime est d'une richesse extraordinaire.  Le caractère d'Hérode est vivement peint et très bien soutenu. On le voit, dès la première scène, agité de ces terreurs funèbres qui accompagnent le tyran. Tourmenté par un songe effroyable, il se réveille en sursaut et s'irrite contre le fantôme importun qui trouble son sommeil. Son frère et sa soeur accourent à ses cris : il leur raconte le sujet de sa frayeur. Son récit serait beau, s'il était moins ampoulé ; il a dû être goûté dans un temps où les songes n'étaient pas encore une machine usée et banale. La mort de Mariamne a lieu dans l'intervalle qui sépare le quatrième acte du cinquième. Tout le cinquième acte est consacré aux remords, aux fureurs d'Hérode ; il faisait un prodigieux effet, grâce surtout à l'énergie de l'acteur Mondory, qui jouait le personnage d'Hérode. C'est dans une représentation de cette pièce que cet acteur célèbre fut frappé d'apoplexie. Il survécut à cette attaque, mais dut renoncer au théâtre.  Le père Rapin, dans ses Réflexions sur la poétique, dit que le peuple ne sortait de la représentation de cette pièce que rêveur et pensif, faisant réflexion à ce qu'il venait de voir, et pénétré en même temps d'un grand plaisir. « En quoi, ajoute-t-il, on a vu un petit croquis des fortes impressions que faisait la tragédie grecque. »  Lorsque Voltaire eut traité le même sujet, J.-B. Rousseau, alors brouillé avec l'auteur de la nouvelle Mariamne, entreprit de ressusciter celle de Tristan : « Je vous dirai, écrivait-il a l'abbé d'Olivet (8 déc. 1724), que, depuis votre départ à l'aide de soixante ou quatre-vingts vers corrigés (il y en eut cent soixante-cinq en fin de compte), d'un pareil nombre retranchés, et de vingt ou trente au plus suppléés, je viens de rendre cette tragédie le plus beau morceau de poésie dramatique qui soit peut-être dans notre langue... Je vous en demande le secret, mais je veux la faire imprimer et ensuite représenter ici (à Bruxelles) l'année prochaine, pour faire voir que, quand on a en main des ouvrages traités comme celui-là, et qu'il ne s'agit que d'en raccommoder ce que le temps a fait vieillir ou qu'une délicatesse un peu scrupuleuse a pu rendre choquant, c'est une témérité de vouloir prétendre à en abolir la mémoire en leur substituant d'autres ouvrages sur le même sujet quand on n'a pas la force de faire mieux.»  La Mariamne de Tristan, corrigée par J.-B. Rousseau ne fut publiée qu'en 1733 sous la date de 1734 : Pièces dramatiques choisies et restituées, par M***. Amsterdam, F. Changuion, 1734, in-12. Elle n'eut aucune influence sur la destinée de l'oeuvre de Voltaire.  Un peu moins d'un an après la représentation unique de la Mariamne de Voltaire, le 15 février 1725, l'abbé Nadal auteur de quelques tragédies oubliées fit représenter une nouvelle Mariamne qui eut quatre représentations.  « Quoique l'abbé ne fût pas un rude jouteur dit M. G Desnoiresterres, cet antagonisme ne laissait pas d'être désagréable pour Voltaire, qui était en train de remanier sa Mariamne et songeait à la faire reprendre sous peu de mois. Une pièce simplement plate peut se traîner sans sifflets et avoir, en fin de compte, toutes les apparence d'un succès d'estime ; et un succès d'estime obtenu par Nadal, quand l'accueil du public l'avait forcé, lui, à retirer sa pièce, c'eût été le comble de l'humiliation. La représentation de la Mariamne de l'abbé n'était donc pas un fait indifférent, et Voltaire n'y assista point sans une secrète émotion, car on y remarqua sa présence. Ses amis s'y trouvèrent aussi ; et, s'il faut en croire son rival ils firent tout ce qu'il fut en eux pour faire tomber sa tragédie. Le fait est que la Mariamne de Nadal tomba, quoiqu'il affirme qu'elle triompha de la cabale. Et comment n'eût-elle pas triomphé, « quand l'action avait toutes ses parties, que les moeurs et les caractères y étaient vrais, que tous les incidents y naissaient du sujet(1). » On avoue bien quelques petites imperfections, mais on se sent fort à l'aise en présence des innombrables faiblesses de la Mariamne adverse. « On a de la peine à comprendre la prétention de M de V*** dans la négligence qu'il affecte pour la rime. Le grand Corneille et l'illustre Racine l'ont respectée. Il n'est pas de beaux vers sans richesse de la rime ; et la difficulté qu'il y a à la trouver ne permet aucune excuse sur une singularité aussi bizarre... Quel est le poète, à 1' exception de M. de V***, qui jusqu'ici ait fait rimer enfin avec asmonéen : Souviens-toi qu'il fut prêt d'exterminer enfin  Les restes odieux du sang asmonéen ? « Le reproche était fondé, bien que le distique que cite Nadal ait complètement disparu de la pièce de Voltaire. Mariamne n'était pas encore imprimée, mais on en avait usé envers elle comme envers Inès (de Lamotte) ; on l'avait saisie au vol et l'on était parvenu, lambeau par lambeau, à la mettre tant bien que mal sur ses pieds, non sans quelque altération de texte. Avant l'édition donnée par l'auteur, trois éditions se succédaient, ce qu'il conteste avec un dépit où perce toutefois une certaine satisfaction d amour-propre. « Vous voyez, écrit-il à Thiériot, que l'honneur qu'on a fait à Lamotte d'écrire son Inès dans les représentations n'est pas un honneur si singulier qu'il le prétend. »  « Quoi qu'il en soit, la Mariamne de l'abbé fut si peu triomphante que le parterre demanda, séance tenante, celle de Voltaire. Mais ce parterre, aux yeux de Nadal, n'est autre qu'une cabale groupée et conduite par Thiériot, ce facteur de bel esprit, comme il l'appelle dans la préface de sa tragédie qui fut supprimée par ordre. « C'était, nous dit Marais de cette préface, le style injurieux et avantageux de Pradon vantant sa Phèdre et accusant Racine d'avoir ameuté contre lui tout un public d'amis. » Voltaire n'eût pas été Voltaire s'il se fût dispensé de toutes représailles. On peut voir dans la correspondance générale sa lettre à l'abbé Nadal sous le nom de Thiériot, à la date du 28 mars 1725. Voltaire avait intérêt à ce que la Mariamne de l'abbé n'en revint pas ; la fit-il siffler par ses amis ? Rien ne le prouve. Mais il s'empressa de profiter de la maladresse de Nadal pour les noyer tous les deux, lui et sa pièce. Moins de quinze jours après, le mardi 10 avril, on reprenait la sienne qui, par les retouches, un remaniement presque complet, offrait tout l'imprévu, tout le piquant d'une oeuvre nouvelle. Dans la première Mariamne, la mort de l'héroïne avait lieu sur le théâtre. La façon dont avait été accueilli le dénouement le décida à faire passer tout en récit. Ce n'était certes point un progrès, mais cela réussit pleinement. La tragédie alla aux nues : « C'est le plus grand poète que nous ayons ! » s'écrie le même Marais.  Il est à regretter que ce premier dénouement ne se soit pas retrouvé. » Nous nous proposions, dit Palissot(2), de rétablir dans notre édition l'ancien dénouement, qui eût donné à l'ouvrage même un attrait piquant de nouveauté ; mais M. d'Argental et moi nous le cherchâmes vainement, soit dans les dépôts de la police, soit dans les archives de la comédie. »  PRÉFACE DE L'AUTEUR. Il serait utile qu'on abolit la coutume que plusieurs personnes ont prise, depuis quelques années de transcrire pendant les représentations les pièces de théâtre, bonnes ou mauvaises, qui ont quelque apparence de succès. Cette précipitation répand dans le public des copies défectueuses des pièces nouvelles et expose les auteurs à voir leurs ouvrages imprimés sans leur consentement, et avant qu'ils y aient mis la dernière main : voilà le cas où je me trouve. Il vient de paraître coup sur coup trois mauvaises éditions de ma tragédie de Mariamne, l'une à Amsterdam, chez Changuion, et les deux autres sans nom d imprimeur. Toutes trois sont pleines de tant de fautes que mon ouvrage y est entièrement méconnaissable. Ainsi je me vois forcé de donner moi-même une édition de Mariamne, où du moins il n'y ait de fautes que les miennes ; et cette nécessité où je suis d'imprimer ma tragédie avant le temps que je m'étais prescrit pour la corriger servirait d'excuse aux fautes qui sont dans cet ouvrage, si des défauts pouvaient jamais être excusés.  La destinée de cette pièce a été extraordinaire. Elle fut jouée pour la première fois en 1724, au mois de mars(5), et fut si mal reçue qu'à peine put-elle être achevée. Elle fut rejouée avec quelques changements en 1725, au mois de mai, et fut reçue alors avec une extrême indulgence.  J'avoue avec sincérité qu'elle méritait le mauvais accueil que lui fit d'abord le public ; et je supplie qu'on me permette d'entrer sur cela dans un détail qui peut-être ne sera pas inutile à ceux qui voudront courir la carrière épineuse du théâtre, où j'ai le malheur de m'être engagé. Ils verront les écueils où j'ai échoué : ce n'est que par là que je puis leur être utile.  Une des premières règles est de peindre les héros connus tels qu'ils ont été, ou plutôt tels que le public les imagine ; car il est bien plus aisé de mener les hommes par les idées qu'ils ont qu'en voulant leur en donner de nouvelles.  Sit Medea ferox invictaque, flebilis Ino,  Perfidus Ixion, Io vaga, tristis Orestes, etc.  Hor., Art. Poét., 123-4. Fondé sur ces principes, et entraîné par la complaisance respectueuse que j'ai toujours eue pour des personnes qui m'honorent de leur amitié et de leurs conseils, je résolus de m'assujettir entièrement à l'idée que les hommes ont depuis longtemps de Mariamne et d'Hérode, et je ne songeai qu'à les peindre fidèlement d'après le portrait que chacun s'en est fait dans son imagination.  Ainsi Hérode parut, dans cette pièce, cruel et politique ; tyran de ses sujets, de sa famille, de sa femme ; plein d'amour pour Mariamne, mais plein d'un amour barbare qui ne lui inspirait pas le moindre repentir de ses fureurs. Je ne donnai à Mariamne d'autres sentiments qu'un orgueil imprudent, et qu'une haine inflexible pour son mari. Et enfin, dans la vue de me conformer aux opinions reçues, je ménageai une entrevue entre Hérode et Varus(6), dans laquelle je fis parler ce préteur avec la hauteur qu'on s'imagine que les Romains affectaient avec les rois.  Qu'arriva-t-il de tout cet arrangement ? Mariamne intraitable n'intéressa point ; Hérode, n'étant que criminel, révolta, et son entretien avec Varus le rendit méprisable. J'étais à la première représentation : je m'aperçus, dès le moment où Hérode parut, qu'il était impossible que la pièce eût du succès ; et je m'étais égaré en marchant trop timidement dans la route ordinaire.  Je sentis qu'il est des occasions où la première règle est de s'écarter des règles prescrites, et que (comme le dit M. Pascal sur un sujet plus sérieux) les vérités se succèdent du pour au contre à mesure qu'on a plus de lumières.  Il est vrai qu'il faut peindre les héros tels qu'ils ont été ; mais il est encore plus vrai qu'il faut adoucir les caractères désagréables ; qu'il faut songer au public pour qui l'on écrit, encore plus qu'aux héros que l'on fait paraître, et qu'on doit imiter les peintres habiles, qui embellissent en conservant la ressemblance.  Pour qu'Hérode ressemblât, il était nécessaire qu'il excitât l'indignation ; mais, pour plaire, il devait émouvoir la pitié. Il fallait que l'on détestât ses crimes, que l'on plaignît sa prison, qu'on aimât ses remords, et que ces mouvements si violents, si subits, si contraires, qui font le caractère d'Hérode, passassent rapidement tour à tour dans l'âme du spectateur.  Si l'on veut suivre l'histoire, Mariamne doit haïr Hérode et l'accabler de reproches ; mais, si l'on veut que Mariamne intéresse, ses reproches doivent faire espérer une réconciliation ; sa haine ne doit pas paraître toujours inflexible. Par là, le spectateur est attendri, et l'histoire n'est point entièrement démentie.  Enfin je crois que Varus ne doit point du tout voir Hérode ; et en voici les raisons. S'il parle à ce prince avec hauteur et avec colère, il l'humilie ; et il ne faut point avilir un personnage qui doit intéresser. S'il lui parle avec politesse, ce n'est qu'une scène de compliments, qui serait d'autant plus froide qu'elle serait inutile. Que si Hérode répond en justifiant ses cruautés, il dément la douleur et les remords dont il est pénétré en arrivant ; s'il avoue à Varus cette douleur et ce repentir, qu'il ne peut en effet cacher à personne, alors il n'est plus permis au vertueux Varus de contribuer à la fuite de Mariamne, pour laquelle il ne doit plus craindre. De plus, Hérode ne peut faire qu'un très méchant personnage avec l'amant de sa femme, et il ne faut jamais faire rencontrer ensemble sur la scène des acteurs principaux qui n'ont rien d'intéressant à se dire.  La mort de Mariamne, qui, à la première représentation, était empoisonnée et expirait sur le théâtre, acheva de révolter les spectateurs ; soit que le public ne pardonne rien lorsqu'une fois il est mécontent, soit qu'en effet il eût raison de condamner cette invention, qui était une faute contre l'histoire, faute qui, peut-être, n'était rachetée par aucune beauté. J'aurais pu ne pas me rendre sur ce dernier article, et j'avoue que c'est contre mon goût que j'ai mis la mort de Mariamne en récit au lieu de la mettre en action ; mais je n'ai voulu combattre en rien le goût du public : c'est pour lui et non pour moi que j'écris ; ce sont ses sentiments et non les miens que je dois suivre. Cette docilité raisonnable, ces efforts que j'ai faits pour rendre intéressant un sujet qui avait paru si ingrat, m'ont tenu lieu du mérite qui m'a manqué, et ont enfin trouvé grâce devant des juges prévenus contre la pièce. Je ne pense pas que ma tragédie mérite son succès, comme elle avait mérité sa chute. Je ne donne même cette édition qu'en tremblant. Tant d'ouvrages que j'ai vus applaudis au théâtre, et méprisés à la lecture, me font craindre pour le mien le même sort. Une ou deux situations, l'art des acteurs, la docilité que j'ai fait paraître, ont pu m'attirer des suffrages aux représentations ; mais il faut un autre mérite pour soutenir le grand jour de l'impression. C'est peu d'une conduite régulière, ce serait peu même d'intéresser. Tout ouvrage en vers, quelque beau qu'il soit d'ailleurs, sera nécessairement ennuyeux si tous les vers ne sont pas pleins de force et d'harmonie, si l'on n'y trouve pas une élégance continue, si la pièce n'a point ce charme inexprimable de la poésie que le génie seul peut donner, où l'esprit ne saurait jamais atteindre et sur lequel on raisonne si mal et si inutilement depuis la mort de Monsieur Despréaux.  C'est une erreur bien grossière de s'imaginer que les vers soient la dernière partie d'une pièce de théâtre, et celle qui doit le moins coûter. M. Racine, c'est-à-dire l'homme de la terre qui après Virgile, a le mieux connu l'art des vers ne pensait pas ainsi. Deux années entières lui suffirent à peine pour écrire sa Phèdre. Pradon se vante d'avoir composé la sienne en moins de trois mois. Comme le succès passager des représentations d'une tragédie ne dépend point du style, mais des acteurs et des situations, il arriva que les deux Phèdres semblèrent d'abord avoir une égale destinée : mais l'impression. régla bientôt le rang de l'une et de l'autre. Pradon, selon la coutume des mauvais auteurs, eut beau faire une préface insolente, dans laquelle il traitait ses critiques de malhonnêtes gens, sa pièce, tant vantée par sa cabale et par lui, tomba dans le mépris qu'elle mérite, et sans la Phèdre de Monsieur Racine, on ignorerait aujourd'hui que Pradon en a composé une.  Mais d'où vient enfin cette distance si prodigieuse entre ces deux ouvrages ? La conduite en est à peu près là même : Phèdre est mourante dans l'une et dans l'autre. Thésée est absent dans les premiers actes : il passe pour avoir été aux enfers avec Pirithoüs. Hippolyte, son fils, veut quitter Trézène ; il veut fuir Aricie, qu'il aime. Il déclare sa passion à Aricie, et reçoit avec horreur celle de Phèdre : il meurt du même genre de mort et son gouverneur fait le récit de sa mort. Il y a plus : les personnages des deux pièces, se trouvant dans les mêmes situations disent presque les mêmes choses ; mais c'est là qu'on distingue le grand homme et le mauvais poète. C'est lorsque Racine et Pradon pensent de même qu'ils sont le plus différents. En voici un exemple bien sensible. Dans la déclaration d'Hippolyte à Aricie, Monsieur Racine fait ainsi parler Hippolyte (acte II, scène ii) . Moi qui, contre l'amour fièrement révolté, Aux fers de ses captifs ai longtemps insulté ;  Qui, des faibles mortels déplorant les naufrages,  Pensais toujours du bord contempler les orages ;  Asservi maintenant sous la commune loi,  Par quel trouble me vois-je emporté loin de moi ? Un moment a vaincu mon audace imprudente :  Cette âme si superbe est enfin dépendante.  Depuis près de six mois, honteux, désespéré,  Portant partout le trait dont je suis déchiré,  Contre vous, contre moi, vainement je m'éprouve.  Présente, je vous fuis ; absente, je vous trouve :  Dans le fond des forêts votre image me suit ;  La lumière du jour, les ombres de la nuit,  Tout retrace à mes veux les charmes que j'évite,  Tout vous livre à l'envi le rebelle Hippolyte.  Moi-même, pour tout fruit de mes soins superflus,  Maintenant je me cherche, et ne me trouve plus.  Mon arc, mes javelots, mon char, tout m'importune.  Je ne me souviens plus des leçons de Neptune ;  Mes seuls gémissements font retentir les bois,  Et mes coursiers oisifs ont oublié ma voix. Voici comment Hippolyte s'exprime dans Pradon :  Assez et trop longtemps, d'une bouche profane, Je méprisai l'amour et j'adorai Diane.  Solitaire, farouche, on me voyait toujours  Chasser dans nos forêts les lions et les Ours.  Mais un soin plus pressant m'occupe et m'embarrasse :  Depuis que je vous vois, j'abandonne la chasse ;  Elle fit autrefois mes plaisirs les plus doux,  Et quand j'y vais, ce n'est que pour penser à vous. On ne saurait lire ces deux pièces de comparaison sans admirer l'une et sans rire de l'autre. C'est pourtant dans toutes les deux le même fonds de sentiment et de pensées : car, quand il s'agit de faire parler les passions, tous les hommes ont presque les mêmes idées ; mais la façon de les exprimer distingue l'homme d'esprit d'avec celui qui n'en a point, l'homme de génie d'avec celui qui n'a que de l'esprit, et le poète d'avec celui qui veut l'être.  Pour parvenir à écrire comme M. Racine, il faudrait avoir son génie, et polir autant que lui ses ouvrages. Quelle défiance ne dois-je donc point avoir, moi qui, né avec des talents si faibles, et accablé par des maladies continuelles, n'ai ni le don de bien imaginer, ni la liberté de corriger, par un travail assidu, les défauts de mes ouvrages ? Je sens avec déplaisir toutes les fautes qui sont dans la contexture de cette pièce, aussi bien que dans la diction. J'en aurais corrigé quelques-unes, si j'avais pu retarder cette édition ; mais j'en aurais encore laissé beaucoup. Dans tous les arts, il y a un terme par delà lequel on ne peut plus avancer. On est resserré dans les bornes de son talent ; on voit la perfection au delà de soi, et on fait des efforts impuissants pour y atteindre.  Je ne ferai point une critique détaillée de cette pièce : les lecteurs la feront assez sans moi. Mais je crois qu'il est nécessaire que je parle ici d'une critique générale qu'on a faite sur le choix du sujet de Mariamne. Comme le génie des Français est de saisir vivement le côté ridicule des choses les plus sérieuses, on disait que le sujet de Mariamne n'était autre chose qu'un vieux mari amoureux et brutal, à qui sa femme refuse avec aigreur le devoir conjugal ; et on ajoutait qu'une querelle de ménage ne pouvait jamais faire une tragédie. Je supplie qu'on fasse avec moi quelques réflexions sur ce préjugé.  Les pièces tragiques sont fondées, ou sur les intérêts de toute une nation, ou sur les intérêts particuliers de quelques princes. De ce premier genre sont l'Iphigénie en Aulide, où la Grèce assemblée demande le sang de la fille d'Agamemnon ; les Horaces, où trois combattants ont entre les mains le sort de Rome ; l'Oedipe, où le salut des Thébains dépend de la découverte du meurtrier de Laïus. Du second genre sont Britannicus, Phèdre, Mithridate, etc.  Dans ces trois dernières, tout l'intérêt est renfermé dans la famille du héros de la pièce ; tout roule sur des passions que des bourgeois ressentent comme les princes ; et l'intrigue de ces ouvrages est aussi propre à la comédie qu'à la tragédie. Otez les noms, « Mithridate n'est qu'un vieillard amoureux d'une jeune fille : ses deux fils en sont amoureux aussi ; et il se sert d'une ruse assez basse pour découvrir celui des deux qui est aimé. Phèdre est une belle-mère qui, enhardie par une intrigante, fait des propositions à son beau-fils, lequel est occupé ailleurs. Néron est un jeune homme impétueux qui devient amoureux tout d'un coup, qui dans le moment veut se séparer d'avec sa femme, et qui se cache derrière une tapisserie pour écouter les discours de sa maîtresse. » Voilà des sujets que Molière a pu traiter comme Racine : aussi l'intrigue de l'Avare est-elle précisément la même que celle de Mithridate. Harpagon et le roi de Pont sont deux vieillards amoureux : l'un et l'autre ont leur fils pour rival ; l'un et l'autre se servent du même artifice pour découvrir l'intelligence qui est entre leur fils et leur maîtresse ; et les deux pièces finissent par le mariage du jeune homme.  Molière et Racine ont également réussi en traitant ces deux intrigues : l'un a amusé, a réjoui, a fait rire les honnêtes gens ; l'autre a attendri, a effrayé, a fait verser des larmes. Molière a joué l'amour ridicule d'un vieil avare : Racine a représenté les faiblesses d'un grand roi, et les a rendues respectables.  Que l'on donne une noce à peindre à Watteau et à Le Brun : l'un représentera, sous une treille, des paysans pleins d'une joie naïve, grossière et effrénée, autour d'une table rustique, où l'ivresse, l'emportement, la débauche, le rire immodéré, régneront ; l'autre peindra les noces de Thétis et de Pélée, les festins des dieux, leur joie majestueuse : et tous deux seront arrivés à la perfection de leur art par des chemins différents.  On peut appliquer tous ces exemples à Mariamne. La mauvaise humeur d'une femme, l'amour d'un vieux mari, les tracasseries d'une belle-soeur, sont de petits objets, comiques par eux-mêmes ; mais un roi à qui la terre a donné le nom de grand, éperdument amoureux de la plus belle femme de l'univers ; la passion furieuse de ce roi si fameux par ses vertus et par ses crimes ; ses cruautés passées, ses remords présents, ce passage si continuel et si rapide de l'amour à la haine et de la haine à l'amour ; l'ambition de sa soeur, les intrigues de ses ministres ; la situation cruelle d'une princesse dont la vertu et la bonté sont célèbres encore dans le monde, qui avait vu son père et son frère livrés à la mort par son mari, et qui, pour comble de douleur, se voyait aimée du meurtrier de sa famille : quel champ ! quelle carrière pour un autre génie que le mien ! Peut-on dire qu'un tel sujet soit indigne de la tragédie ? C'est là surtout que,  Selon ce qu'on peut être,  Les choses changent de nom. Citation Aestuat ingens Imo in corde pudor, mixtoque insania luctu, Et furiis agitatus amor, etc. Virg. Én., X, 571-73. PERSONNAGES HÉRODE, roi de Palestine. MARIAMNE, femme d'Hérode. SALOME, soeur d'Hérode. SOHÊME, prince de la race des Asmonéens. MAZAEL, ministre d'Hérode.  IDAMAS, ministre d'Hérode. NARBAS, ancien officier des rois asmonéens. AMMON, confident de Sohême.  ÉLISE, confidente de Mariamne.  UN GARDE D'HÉRODE, parlant. SUITE D'HÉRODE. SUITE DE SOHÊME. UNE SUIVANTE DE MARIAMNE, personnage muet. La scène est à Jérusalem, dans le palais d'Hérode. ACTE I SCÈNE I. Salome, Mazael. MAZAEL. Oui, cette autorité qu'Hérode vous confie,  Jusques à son retour est du moins affermie.  J'ai volé vers Azor, et repassé soudain  Des champs de Samarie aux sources du Jourdain :  Madame, il était temps que du moins ma présence  Des Hébreux inquiets confondît l'espérance.  Hérode votre frère, à Rome retenu,  Déjà dans ses États n'était plus reconnu.  Le peuple, pour ses rois toujours plein d'injustices,  Hardi dans ses discours, aveugle en ses caprices,  Publiait hautement qu'à Rome condamné  Hérode à l'esclavage était abandonné ;  Et que la reine, assise au rang de ses ancêtres,  Ferait régner sur nous le sang de nos grands-prêtres.  Je l'avoue à regret, j'ai vu dans tous les lieux  Mariamne adorée, et son nom précieux ;  La Judée aime encore avec idolâtrie  Le sang de ces héros dont elle tient la vie ;  Sa beauté, sa naissance, et surtout ses malheurs,  D'un peuple qui nous hait ont séduit tous les coeurs ;  Et leurs voeux indiscrets, la nommant souveraine,  Semblaient vous annoncer une chute certaine.  J'ai vu par ces faux bruits tout un peuple ébranlé ; Mais j'ai parlé, madame, et ce peuple a tremblé :  Je leur ai peint Hérode avec plus de puissance,  Rentrant dans ses États suivi de la vengeance ;  Son nom seul a partout répandu la terreur,  Et les Juifs en silence ont pleuré leur erreur.  SALOME. Mazaël, il est vrai qu'Hérode va paraître ;  Et ces peuples et moi nous aurons tous un maître.  Ce pouvoir, dont à peine on me voyait jouir,  N'est qu'une ombre qui passe et va s'évanouir.  Mon frère m'était cher, et son bonheur m'opprime ;  Mariamne triomphe, et je suis sa victime.  MAZAEL. Ne craignez point un frère.  SALOME. Eh ! que deviendrons-nous  Quand la reine à ses pieds reverra son époux ?  De mon autorité cette fière rivale  Auprès d'un roi séduit nous fut toujours fatale ;  Son esprit orgueilleux, qui n'a jamais plié,  Conserve encor pour nous la même inimitié.  Elle nous outragea, je l'ai trop offensée ;  À notre abaissement elle est intéressée.  Eh ! ne craignez-vous plus ces charmes tout-puissants, Du malheureux Hérode impérieux tyrans ?  Depuis près de cinq ans qu'un fatal hyménée  D'Hérode et de la reine unit la destinée,  L'amour prodigieux dont ce prince est épris  Se nourrit par la haine et croît par le mépris.  Vous avez vu cent fois ce monarque inflexible  Déposer à ses pieds sa majesté terrible,  Et chercher dans ses yeux irrités ou distraits  Quelques regards plus doux qu'il ne trouvait jamais.  Vous l'avez vu frémir, soupirer et se plaindre ;  La flatter, l'irriter, la menacer, la craindre ;Cruel dans son amour, soumis dans ses fureurs ;  Esclave en son palais, héros partout ailleurs.  Que dis-je ? en punissant une ingrate famille,  Fumant du sang du père, il adorait la fille :  Le fer encor sanglant, et que vous excitiez,  Était levé sur elle, et tombait à ses pieds.  MAZAEL. Mais songez que dans Rome, éloigné de sa vue,  Sa chaîne de si loin semble s'être rompue.  SALOME. Croyez-moi, son retour en resserre les noeuds ;  Et ses trompeurs appas sont toujours dangereux.  MAZAEL. Oui ; mais cette âme altière, à soi-même inhumaine,  Toujours de son époux a recherché la haine :  Elle l'irritera par de nouveaux dédains,  Et vous rendra les traits qui tombent de vos mains.  La paix n'habite point entre deux caractères  Que le ciel a formés l'un à l'autre contraires.  Hérode, en tous les temps sombre, chagrin, jaloux,  Contre son amour même aura besoin de vous.  SALOME. Mariamne l'emporte, et je suis confondue.  MAZAEL. Au trône d'Ascalon vous êtes attendue ;  Une retraite illustre, une nouvelle cour,  Un hymen préparé par les mains de l'amour,  Vous mettront aisément à l'abri des tempêtes  Qui pourraient dans Solime éclater sur nos têtes.  Sohême est d'Ascalon paisible souverain,  Reconnu, protégé par le peuple romain,  Indépendant d'Hérode, et cher à sa province ; Il sait penser en sage et gouverner en prince :  Je n'aperçois pour vous que des destins meilleurs ;  Vous gouvernez Hérode, ou vous régnez ailleurs.  SALOME. Ah ! connais mon malheur et mon ignominie  Mariamne en tout temps empoisonne ma vie ;  Elle m'enlève tout rang, dignités, crédit ; Et pour elle, en un mot, Sohême me trahit.  MAZAEL. Lui, qui pour cet hymen attendait votre frère !  Lui, dont l'esprit rigide et la sagesse austère  Parut tant mépriser ces folles passions,  De nos vains courtisans vaines illusions !  Au roi son allié ferait-il cette offense ?  SALOME. Croyez qu'avec la reine il est d'intelligence.  MAZAEL. Le sang et l'amitié les unissent tous deux ;  Mais je n'ai jamais vu...  SALOME. Vous n'avez pas mes yeux !  Sur mon malheur nouveau je suis trop éclairée :  De ce trompeur hymen la pompe différée,  Les froideurs de Sohême et ses discours glacés,  M'ont expliqué ma honte et m'ont instruite assez.  MAZAEL. Vous pensez en effet qu'une femme sévère  Qui pleure encore ici son aïeul et son frère,  Et dont l'esprit hautain, qu'aigrissent ses malheurs,  Se nourrit d'amertume et vit dans les douleurs,  Recherche imprudemment le funeste avantage  D'enlever un amant qui sous vos lois s'engage !  L'amour est-il connu de son superbe coeur ?  SALOME. Elle l'inspire au moins, et c'est là mon malheur.  MAZAEL. Ne vous trompez-vous point ? cette âme impérieuse,  Par excès de fierté semble être vertueuse :  À vivre sans reproche elle a mis son orgueil.  SALOME. Cet orgueil si vanté trouve enfin son écueil.  Que m'importe, après tout, que son âme hardie De mon parjure amant flatte la perfidie ;  Ou qu'exerçant sur lui son dédaigneux pouvoir,  Elle ait fait mes tourments sans même le vouloir ?  Qu'elle chérisse ou non le bien qu'elle m'enlève,  Je le perds, il suffit ; sa fierté s'en élève ;  Ma honte fait sa gloire ; elle a dans mes douleurs  Le plaisir insultant de jouir de mes pleurs.  Enfin, c'est trop languir dans cette indigne gêne :  Je veux voir à quel point on mérite ma haine.  Sohême vient : allez, mon sort va s'éclaircir.  SCÈNE II. Salome, Sohême, Ammon. SALOME. Approchez ; votre coeur n'est point né pour trahir,  Et le mien n'est pas fait pour souffrir qu'on l'abuse.  Le roi revient enfin ; vous n'avez plus d'excuse :  Ne consultez ici que vos seuls intérêts,  Et ne me cachez plus vos sentiments secrets.  Parlez ; je ne crains point l'aveu d'une inconstance  Dont je mépriserais la vaine et faible offense ;  Je ne sais point descendre à des transports jaloux,  Ni rougir d'un affront dont la honte est pour vous.  SOHÊME. Il faut donc m'expliquer, il faut donc vous apprendre  Ce que votre fierté ne craindra point d'entendre.  J'ai beaucoup, je l'avoue, à me plaindre du roi ;  Il a voulu, madame, étendre jusqu'à moi  Le pouvoir que César lui laisse en Palestine ;  En m'accordant sa soeur, il cherchait ma ruine :  Au rang de ses vassaux il osait me compter.  J'ai soutenu mes droits, il n'a pu l'emporter ;  J'ai trouvé, comme lui, des amis près d'Auguste ;  Je ne crains point Hérode, et l'empereur est juste ;  Mais je ne puis souffrir (je le dis hautement)  L'alliance d'un roi dont je suis mécontent.  D'ailleurs vous connaissez cette cour orageuse ;  Sa famille avec lui fut toujours malheureuse ;  De tout ce qui l'approche il craint des trahisons :  Son coeur de toutes parts est ouvert aux soupçons ;  Au frère de la reine il en coûta la vie ;  De plus d'un attentat cette mort fut suivie.  Mariamne a vécu, dans ce triste séjour,  Entre la barbarie et les transports d'amour,  Tantôt sous le couteau, tantôt idolâtrée,  Toujours baignant de pleurs une couche abhorrée ;  Craignant et son époux et de vils délateurs,  De leur malheureux roi lâches adulateurs.  SALOME. Vous parlez beaucoup d'elle !  SOHÊME. Ignorez-vous, princesse,  Que son sang est le mien, que son sort m'intéresse ?  SALOME. Je ne l'ignore pas.  SOHÊME. Apprenez encor plus :  J'ai craint longtemps pour elle, et je ne tremble plus.  Hérode chérira le sang qui la fit naître ;  Il l'a promis du moins à l'empereur son maître :  Pour moi ; loin d'une cour objet de mon courroux, J'abandonne Solime, et votre frère, et vous ;  Je pars. Ne pensez pas qu'une nouvelle chaîne Me dérobe à la vôtre et loin de vous m'entraîne.  Je renonce à la fois à ce prince, à sa cour,  À tout engagement, et surtout à l'amour.  Épargnez le reproche à mon esprit sincère  Quand je ne m'en fais point, nul n'a droit de m'en faire.  SALOME. Non, n'attendez de moi ni courroux ni dépit ;  J'en savais beaucoup plus que vous n'en avez dit.  Cette cour, il est vrai, seigneur, a vu des crimes :  Il en est quelquefois où des coeurs magnanimes  Par le malheur des temps se laissent emporter,  Que la vertu répare, et qu'il faut respecter ;  Il en est de plus bas, et de qui la faiblesse  Se pare arrogamment du nom de la sagesse.  Vous m'entendez peut-être ? En vain vous déguisez  Pour qui je suis trahie, et qui vous séduisez :  Votre fausse vertu ne m'a jamais trompée ;  De votre changement mon âme est peu frappée ;  Mais si de ce palais, qui vous semble odieux,  Les orages passés ont indigné vos yeux,  Craignez d'en exciter qui vous suivraient peut-être  Jusqu'aux faibles États dont vous êtes le maître.  Elle sort. SCÈNE III. Sohême, Ammon. SOHÊME. Où tendait ce discours ? que veut-elle ? et pourquoi  Pense-t-elle en mon coeur pénétrer mieux que moi ?  Qui ? moi, que je soupire ! et que pour Mariamne  Mon austère amitié ne soit qu'un feu profane !  Aux faiblesses d'amour, moi, j'irais me livrer, Lorsque de tant d'attraits je cours me séparer !  AMMON. Salome est outragée ; il faut tout craindre d'elle.  La jalousie éclaire, et l'amour se décèle.  SOHÊME. Non, d'un coupable amour je n'ai point les erreurs ;  La secte dont je suis forme en nous d'autres moeurs :  Ces durs Esséniens, stoïques de Judée,  Ont eu de la morale une plus noble idée.  Nos maîtres, les Romains, vainqueurs des nations,  Commandent à la terre, et nous aux passions.  Je n'ai point, grâce au ciel, à rougir de moi-même.  Le sang unit de près Mariamne et Sohême ;  Je la voyais gémir sous un affreux pouvoir,  J'ai voulu la servir ; j'ai rempli mon devoir.  AMMON. Je connais votre coeur et juste et magnanime ;  Il se plaît à venger la vertu qu'on opprime  Puissiez-vous écouter, dans cette affreuse cour,  Votre noble pitié plutôt que votre amour !  SOHÊME. Ah ! faut-il donc l'aimer pour prendre sa défense ?  Qui n'aurait, comme moi, chéri son innocence ?  Quel coeur indifférent n'irait à son secours ?  Et qui, pour la sauver, n'eut prodigué ses jours ?  Ami, mon coeur est pur, et tu connais mon zèle ;  Je n'habitais ces lieux que pour veiller sur elle.  Quand Hérode partit incertain de son sort,  Quand il chercha dans Rome ou le sceptre ou la mort,  Plein de sa passion forcenée et jalouse,  Il tremblait qu'après lui sa malheureuse épouse,  Du trône descendue, esclave des Romains,  Ne fût abandonnée à de moins dignes mains.  Il voulut qu'une tombe, à tous deux préparée,  Enfermât avec lui cette épouse adorée.  Phérore fut chargé du ministère affreux  D'immoler cet objet de ses horribles feux.  Phérore m'instruisit de ces ordres coupables : J'ai veillé sur des jours si chers, si déplorables ;  Toujours armé, toujours prompt à la protéger,  Et surtout à ses yeux dérobant son danger.  J'ai voulu la servir sans lui causer d'alarmes ;  Ses malheurs me touchaient encor plus que ses charmes.  L'amour ne règne point sur mon coeur agité ;  Il ne m'a point vaincu ; c'est moi qui l'ai dompté :  Et, plein du noble feu que sa vertu m'inspire,  J'ai voulu la venger, et non pas la séduire.  Enfin l'heureux Hérode a fléchi les Romains :  Le sceptre de Judée est remis en ses mains ;  Il revient triomphant sur ce sanglant théâtre ;  Il revoie à l'objet dont il est idolâtre,  Qu'il opprima souvent, qu'il adora toujours ;  Leurs désastres communs ont terminé leur cours.  Un nouveau jour va luire à cette cour affreuse  Je n'ai plus qu'à partir... Mariamne est heureuse.  Je ne la verrai plus... mais à d'autres attraits  Mon coeur, mon triste coeur, est fermé pour jamais ;  Tout hymen à mes yeux est horrible et funeste :  Qui connaît Mariamne abhorre tout le reste ;  La retraite a pour moi des charmes assez grands :  J'y vivrai vertueux, loin des yeux des tyrans,  Préférant mon partage au plus beau diadème,  Maître de ma fortune, et maître de moi-même.  SCÈNE IV. Sohême, Élise, Ammon. ÉLISE. La mère de la reine, en proie à ses douleurs,  Vous conjure, Sohême, au nom de tant de pleurs,  De vous rendre près d'elle, et d'y calmer la crainte  Dont pour sa fille encore elle a reçu l'atteinte.  SOHÊME. Quelle horreur jetez-vous dans mon coeur étonné !  ÉLISE. Elle a su l'ordre affreux qu'Hérode avait donné ;  Par les soins de Salome elle en est informée.  SOHÊME. Ainsi cette ennemie, au trouble accoutumée,  Par ces troubles nouveaux pense encor maintenir  Le pouvoir emprunté qu'elle veut retenir.  Quelle odieuse cour, et combien d'artifices !  On ne marche en ces lieux que sur des précipices.  Hélas ! Alexandra, par des coups inouïs,  Vit périr autrefois son époux et son fils ;  Mariamne lui reste, elle tremble pour elle :  La crainte est bien permise à l'amour maternelle.  Élise, je vous suis, je marche sur vos pas...  Grand Dieu, qui prenez soin de ces tristes climats,  De Mariamne encore écartez cet orage !  Conservez, protégez votre plus digne ouvrage !  ACTE II SCÈNE I. Salome, Mazael. MAZAEL. Ce nouveau coup porté, ce terrible mystère  Dont vous faites instruire et la fille et la mère,  Ce secret révélé, cet ordre si cruel  Est désormais le sceau d'un divorce éternel.  Le roi ne croira point que, pour votre ennemie,  Sa confiance en vous soit en effet trahie ;  Il n'aura plus que vous dans ses perplexités  Pour adoucir les traits par vous-même portés.  Vous seule aurez fait naître et le calme et l'orage :  Divisez pour régner, c'est là votre partage.  SALOME. Que sert la politique où manque le pouvoir ?  Tous mes soins m'ont trahi ; tout fait mon désespoir.  Le roi m'écrit : il veut, par sa lettre fatale,  Que sa soeur se rabaisse aux pieds de sa rivale.  J'espérais de Sohême un noble et sûr appui :  Hérode était le mien ; tout me manque aujourd'hui.  Je vois crouler sur moi le fatal édifice  Que mes mains élevaient avec tant d'artifice ;  Je vois qu'il est des temps où tout l'effort humain  Tombe sous la fortune et se débat en vain,  Où la prudence échoue, où l'art nuit à soi-même ;  Et je sens ce pouvoir invincible et suprême,  Qui se joue à son gré, dans les climats voisins,  De leurs sables mouvants comme de nos destins.  MAZAEL. Obéissez au roi, cédez à la tempête ;  Sous ses coups passagers il faut courber la tête.  Le temps peut tout changer. SALOME. Trop vains soulagements !  Malheureux qui n'attend son bonheur que du temps !  Sur l'avenir trompeur tu veux que je m'appuie,  Et tu vois cependant les affronts que j'essuie !  MAZAEL. Sohême part au moins ; votre juste courroux  Ne craint plus Mariamne, et n'en est plus jaloux.  SALOME. Sa conduite, il est vrai, paraît inconcevable ;  Mais m'en trahit-il moins ? en est-il moins coupable ?  Suis-je moins outragée ? ai-je moins d'ennemis,  Et d'envieux secrets, et de lâches amis ?  Il faut que je combatte et ma chute prochaine,  Et cet affront secret, et la publique haine.  Déjà, de Mariamne adorant la faveur,  Le peuple à ma disgrâce insulte avec fureur :  Je verrai tout plier sous sa grandeur nouvelle,  Et mes faibles honneurs éclipsés devant elle.  Mais c'est peu que sa gloire irrite mon dépit,  Ma mort va signaler ma chute et son crédit.  Je ne me flatte point ; je sais comme en sa place  De tous mes ennemis je confondrais l'audace :  Ce n'est qu'en me perdant qu'elle pourra régner,  Et son juste courroux ne doit point m'épargner.  Cependant, ô contrainte ! ô comble d'infamie !  Il faut donc qu'à ses yeux ma fierté s'humilie !  Je viens avec respect essuyer ses hauteurs,  Et la féliciter sur mes propres malheurs.  MAZAEL. Elle vient en ces lieux.  SALOME. Faut-il que je la voie ?  SCÈNE II. Mariamne, Élise, Salome, Mazael, Narbas. SALOME. Je viens auprès de vous partager votre joie :  Rome me rend un frère, et vous rend un époux  Couronné, tout-puissant, et digne enfin de vous,  Ses triomphes passés, ceux qu'il prépare encore,  Ce titre heureux de Grand dont l'univers l'honore,  Les droits du sénat même à ses soins confiés,  Sont autant de présents qu'il va mettre à vos pieds.  Possédez désormais son âme et son empire,  C'est ce qu'à vos vertus mon amitié désire ;  Et je vais par mes soins serrer l'heureux lien  Qui doit joindre à jamais votre coeur et le sien.  MARIAMNE. Je ne prétends de vous ni n'attends ce service :  Je vous connais, madame, et je vous rends justice ;  Je sais par quels complots, je sais par quels détours  Votre haine impuissante a poursuivi mes jours.  Jugeant de moi par vous, vous me craignez peut-être ;  Mais vous deviez du moins apprendre à me connaître.  Ne me redoutez point ; je sais également  Dédaigner votre crime et votre châtiment :  J'ai vu tous vos desseins, et je vous les pardonne ;  C'est à vos seuls remords que je vous abandonne,  Si toutefois, après de si lâches efforts,  Un coeur comme le vôtre écoute des remords..  SALOME. C'est porter un peu loin votre injuste colère :  Ma conduite, mes soins, et l'aveu de mon frère,  Peut-être suffiront pour me justifier.  MARIAMNE. Je vous l'ai déjà dit, je veux tout oublier :  Dans l'état où je suis, c'est assez pour ma gloire ;  Je puis vous pardonner, mais je ne puis vous croire. MAZAEL. J'ose ici, grande reine, attester l'Éternel  Que mes soins à regret...  MARIAMNE. Arrêtez, Mazaël ;  Vos excuses pour moi sont un nouvel outrage :  Obéissez au roi, voilà votre partage :  À mes tyrans vendu, servez bien leur courroux ;  Je ne m'abaisse pas à me plaindre de vous.  À Salome.Je ne vous retiens point, et vous pouvez, madame,  Aller apprendre au roi les secrets de mon âme ;  Dans son coeur aisément vous pouvez ranimer  Un courroux que mes yeux dédaignent de calmer.  De tons vos délateurs armez la calomnie :  J'ai laissé jusqu'ici leur audace impunie,  Et je n'oppose encore à mes vils ennemis  Qu'une vertu sans tache et qu'un juste mépris.  SALOME. Ah ! c'en est trop enfin ; vous auriez dû peut-être  Ménager un peu plus la soeur de votre maître.  L'orgueil de vos attraits pense tout asservir :  Vous me voyez tout perdre, et croyez tout ravir ;  Votre victoire un jour peut vous être fatale.  Vous triomphez... Tremblez, imprudente rivale !  SCÈNE III. Mariamne, Élise, Narbas. ÉLISE. Ah ! madame, à ce point pouvez-vous irriter  Des ennemis ardents à vous persécuter ?  La vengeance d'Hérode, un moment suspendue,  Sur votre tête encore est peut-être étendue ;  Et, loin d'en détourner les redoutables coups,  Vous appelez la mort qui s'éloignait de vous.  Vous n'avez plus ici de bras qui vous appuie ;  Ce défenseur heureux de votre illustre vie,  Sohême, dont le nom si craint, si respecté,  Longtemps de vos tyrans contint la cruauté,  Sohême va partir ; nul espoir ne vous reste.  Auguste à votre époux laisse un pouvoir funeste :  Qui sait dans quels desseins il revient aujourd'hui ?  Tout, jusqu'à son amour, est à craindre de lui :  Vous le voyez trop bien ; sa sombre jalousie  Au delà du tombeau portait sa frénésie ;  Cet ordre qu'il donna me fait encor trembler.  Avec vos ennemis daignez dissimuler :  La vertu sans prudence, hélas est dangereuse.  MARIAMNE. Oui, mon âme, il est vrai, fut trop impérieuse ;  Je n'ai point connu l'art, et j'en avais besoin.  De mon sort à Sohême abandonnons le soin ;  Qu'il vienne, je l'attends ; qu'il règle ma conduite.  Mon projet est hardi ; je frémis de la suite.  Faites venir Sohême.  Élise sort. SCÈNE IV. Mariamne, Narbas. MARIAMNE. Et vous, mon cher Narbas,  De mes voeux incertains apaisez les combats :  Vos vertus, votre zèle, et votre expérience,  Ont acquis dès longtemps toute ma confiance.  Mon coeur vous est connu, vous savez mes desseins,  Et les maux que j'éprouve, et les maux que je crains.  Vous avez vu ma mère, au désespoir réduite,  Me presser en pleurant d'accompagner sa fuite ;  Son esprit, accablé d'une juste terreur,  Croit à tous les moments voir Hérode en fureur,  Encor tout dégouttant du sang de sa famille,  Venir à ses yeux même assassiner sa fille.  Elle veut à mes fils, menacés du tombeau,  Donner César pour père, et Rome pour berceau.  On dit que l'infortune à Rome est protégée ;  Rome est le tribunal où la terre est jugée.  Je vais me présenter au roi des souverains.  Je sais qu'il est permis de fuir ses assassins,  Que c'est le seul parti que le destin me laisse :  Toutefois en secret, soit vertu, soit faiblesse,  Prête à fuir un époux, mon coeur frémit d'effroi,  Et mes pas chancelants s'arrêtent malgré moi.  NARBAS. Cet effroi généreux n'a rien que je n'admire ;  Tout injuste qu'il est, la vertu vous l'inspire.  Ce coeur, indépendant des outrages du sort,  Craint l'ombre d'une faute, et ne craint point la mort.  Bannissez toutefois ces alarmes secrètes ;  Ouvrez les yeux, madame, et voyez où vous êtes :  C'est là que, répandu par les mains d'un époux,  Le sang de votre père a rejailli sur vous :  Votre frère en ces lieux a vu trancher sa vie ;  En vain de son trépas le roi se justifie,  En vain César trompé l'en absout aujourd'hui ;  L'Orient révolté n'en accuse que lui.  Regardez ; consultez les pleurs de votre mère,  L'affront fait à vos fils, le sang de votre père,  La cruauté du roi, la haine de sa soeur,  Et (ce que je ne puis prononcer sans horreur,  Mais dont votre vertu n'est point épouvantée)  La mort plus d'une fois à vos yeux présentée.  Enfin, si tant de maux ne vous étonnent pas,  Si d'un front assuré vous marchez au trépas,  Du moins de vos enfants embrassez la défense.  Le roi leur a du trône arraché l'espérance ;  Et vous connaissez trop ces oracles affreux  Qui depuis si longtemps vous font trembler pour eux.  Le ciel vous a prédit qu'une main étrangère  Devait un jour unir vos fils à votre père.  Un Arabe implacable a déjà, sans pitié,  De cet oracle obscur accompli la moitié :  Madame, après l'horreur d'un essai si funeste,  Sa cruauté, sans doute, accomplirait le reste ;  Dans ses emportements rien n'est sacré pour lui.  Eh ! qui vous répondra que lui-même aujourd'hui  Ne vienne exécuter sa sanglante menace,  Et des Asmonéens anéantir la race ?  Il est temps désormais de prévenir ses coups ;  Il est temps d'épargner un meurtre à votre époux,  Et d'éloigner du moins de ces tendres victimes  Le fer de vos tyrans, et l'exemple des crimes.  Nourri dans ce palais, près des rois vos aïeux,  Je suis prêt à vous suivre en tous temps, en tous lieux.  Partez, rompez vos fers ; allez, dans Rome même,  Implorer du sénat la justice suprême,  Remettez de vos fils la fortune en sa main,  Et les faire adopter par le peuple romain ;  Qu'une vertu si pure aille étonner Auguste.  Si l'on vante à bon droit son règne heureux et juste,  Si la terre avec joie embrasse ses genoux,  S'il mérite sa gloire, il fera tout pour vous. MARIAMNE. Je vois qu'il n'est plus temps que mon coeur délibère ;  Je cède à vos conseils, aux larmes de ma mère,  Au danger de mes fils, au sort, dont les rigueurs  Vont m'entraîner peut-être en de plus grands malheurs.  Retournez chez ma mère, allez ; quand la nuit sombre  Dans ces lieux criminels aura porté son ombre,  Qu'au fond de ce palais on me vienne avertir :  On le veut, il le faut, je suis prête à partir.  SCÈNE V. Mariamne, Sohême, Élise. SOHÊME. Je viens m'offrir, madame, à votre ordre suprême ;  Vos volontés pour moi sont les lois du ciel même :  Faut-il armer mon bras contre vos ennemis ?  Commandez, j'entreprends ; parlez, et j'obéis.  MARIAMNE. Je vous dois tout, seigneur ; et, dans mon infortune,  Ma douleur ne craint point de vous être importune,  Ni de solliciter par d'inutiles voeux  Les secours d'un héros, l'appui des malheureux.  Lorsque Hérode attendait le trône ou l'esclavage,  Moi-même des Romains j'ai brigué le suffrage ;  Malgré ses cruautés, malgré mon désespoir,  Malgré mes intérêts, j'ai suivi mon devoir.  J'ai servi mon époux ; je le ferais encore.  Il faut que pour moi-même enfin je vous implore ;  Il faut que je dérobe à d'inhumaines lois  Les restes malheureux du pur sang de nos rois.  J'aurais dû dès longtemps, loin d'un lieu si coupable,  Demander au sénat un asile honorable ;  Mais, seigneur, je n'ai pu, dans les troubles divers  Dont la guerre civile a rempli l'univers,  Chercher parmi l'effroi, la guerre et les ravages,  Un port aux mêmes lieux d'où partaient les orages.  Auguste au monde entier donne aujourd'hui la paix ;  Sur toute la nature il répand ses bienfaits.  Après les longs travaux d'une guerre odieuse,  Ayant vaincu la terre, il veut la rendre heureuse.  Du haut du Capitole il juge tous les rois,  Et de ceux qu'on opprime il prend en main les droits.  Qui peut à ses bontés plus justement prétendre  Que mes faibles enfants, que rien ne peut défendre,  Et qu'une mère en pleurs amène auprès de lui  Du bout de l'univers implorer son appui ?  Pour conserver les fils, pour consoler la mère,  Pour finir tous mes maux, c'est en vous que j'espère :  Je m'adresse à vous seul, à vous, à ce grand coeur,  De la simple vertu généreux protecteur ;  À vous à qui je dois ce jour que je respire :  Seigneur, éloignez-moi de ce fatal empire.  Ma mère, mes enfants, je mets tout en vos mains ;  Enlevez l'innocence au fer des assassins.  Vous ne répondez rien ! Que faut-il que je pense  De ces sombres regards et de ce long silence ?  Je vois que mes malheurs excitent vos refus.  SOHÊME. Non... je respecte trop vos ordres absolus.  Mes gardes vous suivront jusque dans l'Italie ;  Disposez d'eux, de moi, de mon coeur, de ma vie :  Fuyez le roi, rompez vos noeuds infortunés ;  Il est assez puni si vous l'abandonnez.  Il ne vous verra plus, grâce à son injustice ;  Et je sens qu'il n'est point de si cruel supplice...  Pardonnez-moi ce mot, il m'échappe à regret ;  La douleur de vous perdre a trahi mon secret.  J'ai parlé, c'en est fait ; mais malgré ma faiblesse,  Songez que mon respect égale ma tendresse.  Sohême en vous aimant ne veut que vous servir,  Adorer vos vertus, vous venger, et mourir.  MARIAMNE. Je me flattais, seigneur, et j'avais lieu de croire  Qu'avec mes intérêts vous chérissiez ma gloire.  Quand Sohême en ces lieux a veillé sur mes jours,  J'ai cru qu'à sa pitié je devais son secours.  Je ne m'attendais pas qu'une flamme coupable  Dût ajouter ce comble à l'horreur qui m'accable,  Ni que dans mes périls il ne fallût jamais  Rougir de vos bontés et craindre vos bienfaits.  Ne pensez pas pourtant qu'un discours qui m'offense  Vous ait rien dérobé de ma reconnaissance :  Tout espoir m'est ravi, je ne vous verrai plus ;  J'oublierai votre flamme et non pas vos vertus.  Je ne veux voir en vous qu'un héros magnanime  Qui jusqu'à ce moment mérita mon estime :  Un plus long entretien pourrait vous en priver,  Seigneur, et je vous fuis pour vous la conserver.  SOHÊME. Arrêtez, et sachez que je l'ai méritée.  Quand votre gloire parle, elle est seule écoutée :  À cette gloire, à vous, soigneux de m'immoler,  Épris de vos vertus, je les sais égaler.  Je ne fuyais que vous, je veux vous fuir encore.  Je quittais pour jamais une cour que j'abhorre ;  J'y reste, s'il le faut, pour vous désabuser,  Pour vous respecter plus, pour ne plus m'exposer  Au reproche accablant que m'a fait votre bouche.  Votre intérêt, madame, est le seul qui me touche ;  J'y sacrifierai tout. Mes amis, mes soldats,  Vous conduiront aux bords où s'adressent vos pas.  J'ai dans ces murs encore un reste de puissance :  D'un tyran soupçonneux je crains peu la vengeance ;  Et s'il me faut périr des mains de votre époux,  Je périrai du moins en combattant pour vous.  Dans mes derniers moments je vous aurai servie,  Et j'aurai préféré votre honneur à ma vie.  MARIAMNE. Il suffit, je vous crois : d'indignes passions  Ne doivent point souiller les nobles actions.  Oui, je vous devrai tout ; mais moi, je vous expose ;  Vous courez à la mort, et j'en serai la cause.  Comment puis-je vous suivre, et comment demeurer ?  Je n'ai de sentiment que pour vous admirer.  SOHÊME. Venez prendre conseil de votre mère en larmes,  De votre fermeté plus que de ses alarmes, Du péril qui vous presse, et non de mon danger.  Avec votre tyran rien n'est à ménager :  Il est roi, je le sais ; mais César est son juge.  Tout vous menace ici, Rome est votre refuge ;  Mais songez que Sohême, en vous offrant ses voeux, S'il ose être sensible, en est plus vertueux ;  Que le sang de nos rois nous unit l'un et l'autre,  Et que le ciel m'a fait un coeur digne du vôtre.  MARIAMNE. Je n'en veux. point douter ; et, dans mon désespoir,  Je vais consulter Dieu, l'honneur, et le devoir. SOHÊME. C'est eux que j'en atteste ; ils sont tous trois mes guides ;  Ils vous arracheront aux mains des parricides.  ACTE III SCÈNE I. Sohême, Narbas, Ammon, suite. NARBAS. Le temps est précieux, seigneur, Hérode arrive : Du fleuve de Judée il a revu la rive.  Salome, qui ménage un reste de crédit,  Déjà par ses conseils assiège son esprit.  Ses courtisans en foule auprès de lui se rendent ;  Les palmes dans les mains, nos pontifes l'attendent ;  Idamas le devance, et vous le connaissez.  SOHÊME. Je sais qu'on paya mal ses services passés.  C'est ce même Idamas, cet Hébreu plein de zèle,  Qui toujours à la reine est demeuré fidèle,  Qui, sage courtisan d'un roi plein de fureur,  A quelquefois d'Hérode adouci la rigueur.  NARBAS. Bientôt vous l'entendrez. Cependant Mariamne  Au moment de partir s'arrête, se condamne ;  Ce grand projet l'étonne, et, prête à le tenter,  Son austère vertu craint de l'exécuter.  Sa mère est à ses pieds, et, le coeur plein d'alarmes,  Lui présente ses fils, la baigne de ses larmes,  La conjure en tremblant de presser son départ.  La reine flotte, hésite, et partira trop tard.  C'est vous dont la bonté peut hâter sa sortie ;  Vous avez dans vos mains la fortune et la vie  De l'objet le plus rare et le plus précieux  Que jamais à la terre aient accordé les cieux.  Protégez, conservez une auguste famille ;  Sauvez de tant de rois la déplorable fille.  Vos gardes sont-ils prêts ? puis-je enfin l'avertir ?  SOHÊME. Oui, j'ai tout ordonné ; la reine peut partir.  NARBAS. Souffrez donc qu'à l'instant un serviteur fidèle  Se prépare, seigneur, à marcher après elle.  SOHÊME. Allez ; loin de ces lieux je conduirai vos pas :  Ce séjour odieux ne la méritait pas.  Qu'un dépôt si sacré soit respecté des ondes !  Que le ciel, attendri par ses douleurs profondes,  Fasse lever sur elle un soleil plus serein !  Et vous, vieillard heureux, qui suivez son destin,  Des serviteurs des rois sage et parfait modèle,  Votre sort est trop beau, vous vivrez auprès d'elle.  SCÈNE II. Sohême, Ammon, suite de Sohême. SOHÊME. Mais déjà le roi vient ; déjà dans ce séjour  Le son de la trompette annonce son retour.  Quel retour, justes dieux ! que je crains sa présence !  Le cruel peut d'un coup assurer sa vengeance.  Plût au ciel que la reine eût déjà pour jamais  Abandonné ces lieux consacrés aux forfaits !  Oserai-je moi-même accompagner sa fuite ?  Peut-être en la servant il faut que je l'évite...  Est-ce un crime, après tout, de sauver tant d'appas ;  De venger sa vertu ?... Mais je vois Idamas.  SCÈNE III. Sohême, Idamas, Ammon, suite. SOHÊME. Ami, j'épargne au roi de frivoles hommages,  De l'amitié des grands importuns témoignages,  D'un peuple curieux trompeur amusement,  Qu'on étale avec pompe, et que le coeur dément.  Mais parlez ; Rome enfin vient de vous rendre un maître :  Hérode est souverain ; est-il digne de l'être ?  Vient-il dans un esprit de fureur ou de paix ?  Craint-on des cruautés ? attend-on des bienfaits ?  IDAMAS. Veuille le juste ciel, formidable au parjure,  Écarter loin de lui l'erreur et l'imposture !  Salome et Mazaël s'empressent d'écarter  Quiconque a le coeur juste et ne sait point flatter.  Ils révèlent, dit-on, des secrets redoutables :  Hérode en a pâli ; des cris épouvantables  Sont sortis de sa bouche, et ses yeux en fureur  À tout ce qui l'entoure inspirent la terreur.  Vous le savez assez, leur cabale attentive  Tint toujours près de lui la vérité captive.  Ainsi ce conquérant qui fit trembler les rois,  Ce roi dont Rome même admira les exploits,  De qui la renommée alarme encor l'Asie,  Dans sa propre maison voit sa gloire avilie :  Haï de son épouse, abusé par sa soeur,  Déchiré de soupçons, accablé de douleur,  J'ignore en ce moment le dessein qui l'entraîne.  On le plaint, on murmure, on craint tout pour la reine ;  On ne peut pénétrer ses secrets sentiments,  Et de son coeur troublé les soudains mouvements ;  Il observe avec nous un silence farouche ;  Le nom de Mariamne échappe de sa bouche ;  Il menace, il soupire, il donne en frémissant  Quelques ordres secrets qu'il révoque à l'instant.  D'un sang qu'il détestait Mariamne est formée ;  Il voulut la punir de l'avoir trop aimée :  Je tremble encor pour elle.  SOHÊME. Il suffit, Idamas.  La reine est en danger : Ammon, suivez mes pas ;  Venez, c'est à moi seul de sauver l'innocence.  IDAMAS. Seigneur, ainsi du roi vous fuirez la présence ?  Vous de qui la vertu, le rang, l'autorité,  Imposeraient silence à la perversité ?  SOHÊME. Un intérêt plus grand, un autre soin m'anime ;  Et mon premier devoir est d'empêcher le crime.  Il sort. IDAMAS. Quels orages nouveaux ! quel trouble je prévoi !  Puissant Dieu des Hébreux, changez le coeur du roi !  SCÈNE IV. Hérode, Mazael, Idamas, suite d'Hérode, Mariamne HÉRODE. Eh quoi ! Sohême aussi semble éviter ma vue !  Quelle horreur devant moi s'est partout répandue !  Ciel ! ne puis-je inspirer que la haine ou l'effroi ?  Tous les coeurs des humains sont-ils fermés pour moi ?  En horreur à la reine, à mon peuple, à moi-même,  À regret sur mon front je vois le diadème :  Hérode en arrivant recueille avec terreur  Les chagrins dévorants qu'a semés sa fureur.  Ah Dieu ! MAZAEL. Daignez calmer ces injustes alarmes.  HÉRODE. Malheureux ! qu'ai-je fait ?  MAZAEL. Quoi ! vous versez des larmes !  Vous, ce roi fortuné, si sage en ses desseins !  Vous, la terreur du Parthe et l'ami des Romains !  Songez, seigneur, songez à ces noms pleins de gloire  Que vous donnaient jadis Antoine et la victoire ;  Songez que près d'Auguste, appelé par son choix,  Vous marchiez distingué de la foule des rois ;  Revoyez à vos lois Jérusalem rendue,  Jadis par vous conquise et par vous défendue,  Reprenant aujourd'hui sa première splendeur,  En contemplant son prince au faîte du bonheur.  Jamais roi plus heureux dans la paix, dans la guerre...  HÉRODE. Non, il n'est plus pour moi de bonheur sur la terre.  Le destin m'a frappé de ses plus rudes coups,  Et, pour comble d'horreur, je les mérite tous.  IDAMAS. Seigneur, m'est-il permis de parler sans contrainte ?  Ce trône auguste et saint, qu'environne la crainte,  Serait mieux affermi s'il l'était par l'amour :  En faisant des heureux, un roi l'est à son tour.  À d'éternels chagrins votre âme abandonnée  Pourrait tarir d'un mot leur source empoisonnée.  Seigneur, ne souffrez plus que d'indignes discours  Osent troubler la paix et l'honneur de vos jours,  Ni que de vils flatteurs écartent de leur maître  Des coeurs infortunés, qui vous cherchaient peut-être.  Bientôt de vos vertus tout Israël charmé..  HÉRODE. Eh ! croyez-vous encor que je puisse être aimé ?  Qu'Hérode est aujourd'hui différent de lui-même !  MAZAEL. Tout adore à l'envi votre grandeur suprême.  IDAMAS. Un seul coeur vous résiste, et l'on peut le gagner.  HÉRODE. Non ; je suis un barbare, indigne de régner.  IDAMAS. Votre douleur est juste ; et si pour Mariamne... HÉRODE. Et c'est ce nom fatal, hélas ! qui me condamne ;  C'est ce nom qui reproche à mon coeur agité  L'excès de ma faiblesse et de mn cruauté  MAZAEL. Elle sera toujours inflexible en sa haine :  Elle fuit votre vue.  HÉRODE. Ah ! j'ai cherché la sienne.  MAZAEL. Qui ? vous, seigneur ?  HÉRODE. Eh quoi ! Mes transports furieux,  Ces pleurs que mes remords arrachent de mes yeux,  Ce changement soudain, cette douleur mortelle,  Tout ne te dit-il pas que je viens d'auprès d'elle ?  Toujours troublé, toujours plein de haine et d'amour,  J'ai trompé, pour la voir, une importune cour.  Quelle entrevue, ô cieux ! quels combats ! quel supplice !  Dans ses yeux indignés j'ai lu mon injustice ;  Ses regards inquiets n'osaient tomber sur moi ;  Et tout, jusqu'à mes pleurs, augmentait son effroi.  MAZAEL. Seigneur, vous le voyez, sa haine envenimée  Jamais par vos bontés ne sera désarmée ;  Vos respects dangereux nourrissent sa fierté.  HÉRODE. Elle me hait ! ah Dieu ! je l'ai trop mérité !  Je lui pardonne, hélas ! dans le sort qui l'accable,  De haïr à ce point un époux si coupable.  MAZAEL. Vous coupable ? Eh ! seigneur, pouvez-vous oublier  Ce que la reine a fait pour vous justifier ?  Ses mépris outrageants, sa superbe colère,  Ses desseins contre vous, les complots de son père ?  Le sang qui la forma fut un sang ennemi ;  Le dangereux Hircan vous eût toujours trahi :  Et des Asmonéens la brigue était si forte  Que, sans un coup d'État, vous n'auriez pu...  HÉRODE. N'importe ; Hircan était son père, il fallait l'épargner ;  Mais je n'écoutai rien que la soif de régner ;  Ma politique affreuse a perdu sa famille ;  J'ai fait périr le père, et j'ai proscrit la fille ;  J'ai voulu la haïr ; j'ai trop su l'opprimer :  Le ciel, pour m'en punir, me condamne à l'aimer.  IDAMAS. Seigneur, daignez m'en croire ; une juste tendresse  Devient une vertu, loin d'être une faiblesse :  Digne de tant de biens que le ciel vous a faits,  Mettez votre amour même au rang de ses bienfaits.  HÉRODE. Hircan, mânes sacrés ! fureurs que je déteste !  IDAMAS. Perdez-en pour jamais le souvenir funeste.  MAZAEL. Puisse la reine aussi l'oublier comme vous !  HÉRODE. Ô père infortuné ! plus malheureux époux !  Tant d'horreur, tant de sang, le meurtre de son père,  Les maux que je lui fais, me la rendent plus chère.  Si son coeur... Si sa foi... mais c'est trop différer.  Idamas, en un mot, je veux tout réparer.  Va la trouver ; dis-lui que mon âme asservie  Met à ses pieds mon trône, et ma gloire, et ma vie.  Je veux dans ses enfants choisir un successeur.  Des maux qu'elle a soufferts elle accuse ma soeur :  C'en est assez ; ma soeur, aujourd'hui renvoyée,  À ce cher intérêt sera sacrifiée.  Je laisse à Mariamne un pouvoir absolu.  MAZAEL. Quoi ! seigneur, vous voulez...  HÉRODE. Oui, je l'ai résolu ;  Oui, mon coeur désormais la voit, la considère  Comme un présent des cieux qu'il faut que je révère.  Que ne peut point sur moi l'amour qui m'a vaincu !  À Mariamne enfin je devrai ma vertu.  Il le faut avouer, on m'a vu dans l'Asie  Régner avec éclat, mais avec barbarie.  Craint, respecté du peuple, admiré, mais haï,  J'ai des adorateurs, et n'ai pas un ami.  Ma soeur, que trop longtemps mon coeur a daigné croire,  Ma soeur n'aima jamais ma véritable gloire ;  Plus cruelle que moi dans ses sanglants projets,  Sa main faisait couler le sang de mes sujets,  Les accablait du poids de mon sceptre terrible ;  Tandis qu'à leurs douleurs Mariamne sensible,  S'occupant de leur peine, et s'oubliant pour eux,  Portait à son époux les pleurs des malheureux.  C'en est fait je prétends, plus juste et moins sévère, Par le bonheur public essayer de lui plaire.  L'État va respirer sous un règne plus doux ; Mariamne a changé le coeur de son époux. Mes mains, loin de mon trône écartant les alarmes, Des peuples opprimés vont essuyer les larmes. Je veux sur mes sujets régner en citoyen,  Et gagner tous les coeurs, pour mériter le sien. Va la trouver, te dis-je, et surtout à sa vue Peins bien le repentir de mon âme éperdue : Dis-lui que mes remords égalent ma fureur. Va, cours, vole, et reviens. Que vois-je ? c'est ma soeur.  À Mazaël.Sortez... A quels chagrins ma vie est condamnée !  SCÈNE V. Hérode, Salome. SALOME. Je les partage tous ; mais je suis étonnée Que la reine et Sohême, évitant votre aspect, Montrent si peu de zèle et si peu de respect.  HÉRODE. L'un m'offense, il est vrai... mais l'autre est excusable.  N'en parlons plus.  SALOME. Sohême, à vos yeux condamnable, A toujours de la reine allumé le courroux.  HÉRODE. Ah ! trop d'horreurs enfin se répandent sur nous ; Je cherche à les finir. Ma rigueur implacable, En me rendant plus craint, m'a fait plus misérable.  Assez et trop longtemps sur ma triste maison La vengeance et la haine ont versé leur poison ; De la reine et de vous les discordes cruelles Seraient de mes tourments les sources éternelles. Ma soeur, pour mon repos, pour vous, pour toutes deux,  Séparons-nous, quittez ce palais malheureux ; Il le faut.  SALOME. Ciel ! qu'entends-je ? Ah ! fatale ennemie !  HÉRODE. Un roi vous le commande ; un frère vous en prie. Que puisse désormais ce frère malheureux N'avoir point à donner d'ordre plus rigoureux,  N'avoir plus sur les siens de vengeances à prendre, De soupçons à former, ni de sang à répandre ! Ne persécutez plus mes jours trop agités. Murmurez, plaignez-vous, plaignez-moi ; mais partez.  SALOME. Moi, seigneur, je n'ai point de plaintes à vous faire.  Vous croyez mon exil et juste et nécessaire ; À vos moindres désirs instruite à consentir, Lorsque vous commandez je ne sais qu'obéir. Vous ne me verrez point, sensible à mon injure, Attester devant vous le sang et la nature ;  Sa voix trop rarement se fait entendre aux rois, Et, près des passions, le sang n'a point de droits. Je ne vous vante plus cette amitié sincère, Dont le zèle aujourd'hui commence à vous déplaire, Je rappelle encor moins mes services passés ;  Je vois trop qu'un regard les a tous effacés : Mais avez-vous pensé que Mariamne oublie Cet ordre d'un époux donné contre sa vie ? Vous, qu'elle craint toujours, ne la craignez-vous plus ?Ses voeux, ses sentiments, vous sont-ils inconnus ?  Qui préviendra jamais, par des avis utiles, De son coeur outragé les vengeances faciles ? Quels yeux intéressés à veiller sur vos jours Pourront de ses complots démêler les détours ? Son courroux aura-t-il quelque frein qui l'arrête ?  Et pensez-vous enfin que, lorsque votre tête Sera par vos soins même exposée à ses coups, L'amour qui vous séduit lui parlera pour vous ? Quoi donc ! tant de mépris, cette horreur inhumaine...  HÉRODE. Ah ! laissez-moi douter un moment de sa haine !  Laissez-moi me flatter de regagner son coeur ; Ne me détrompez point, respectez mon erreur. Je veux croire et je crois que votre haine altière Entre la reine et moi mettait une barrière ; Que par vos cruautés son coeur s'est endurci ;  Et que sans vous enfin j'eusse été moins haï.  SALOME. Si vous pouviez savoir, si vous pouviez comprendre À quel point...  HÉRODE. Non, ma soeur, je ne veux rien entendre. Mariamne à son gré peut menacer mes jours, Ils me sont odieux ; qu'elle en tranche le cours,  Je périrai du moins d'une main qui m'est chère.  SALOME. Ah ! c'est trop l'épargner, vous tromper, et me taire. Je m'expose à me perdre et cherche à vous servir : Et je vais vous parler, dussiez-vous m'en punir. Époux infortuné qu'un vil amour surmonte !  Connaissez Mariamne, et voyez votre honte : C'est peu des fiers dédains dont son coeur est armé, C'est peu de vous haïr ; un autre en est aimé.  HÉRODE. Un autre en est aimé ! Pouvez-vous bien, barbare, Soupçonner devant moi la vertu la plus rare ?  Ma soeur, c'est donc ainsi que vous m'assassinez ! Laissez-vous pour adieux ces traits empoisonnés, Ces flambeaux de discorde, et la honte et la rage, Qui de mon coeur jaloux sont l'horrible partage ? Mariamne... Mais non, je ne veux rien savoir :  Vos conseils sur mon âme ont eu trop de pouvoir. Je vous ai longtemps crue, et les cieux m'en punissent.Mon sort était d'aimer des coeurs qui me haïssent. Oui, c'est moi seul ici que vous persécutez.  SALOME. Eh bien donc ! loin de vous...  HÉRODE. Non, madame, arrêtez.  Un autre en est aimé ! montrez-moi donc, cruelle, Le sang que doit verser ma vengeance nouvelle ; Poursuivez votre ouvrage, achevez mon malheur.  SALOME. Puisque vous le voulez...  HÉRODE. Frappe, voilà mon coeur. Dis-moi qui m'a trahi ; mais, quoi qu'il en puisse être,  Songe que cette main t'en punira peut-être. Oui, je te punirai de m'ôter mon erreur. Parle à ce prix.  SALOME. N'importe.  HÉRODE. Eh bien !  SALOME. C'est...  SCÈNE VI. Hérode, Salome, Mazael. MAZAEL. Ah ! Seigneur, Venez, ne souffrez pas que ce crime s'achève : Votre épouse vous fuit ; Sohême vous l'enlève.  HÉRODE. Mariamne ! Sohême ! où suis-je ? justes cieux !  MAZAEL. Sa mère, ses enfants, quittaient déjà ces lieux. Sohême a préparé cette indigne retraite ; Il a près de ces murs une escorte secrète : Mariamne l'attend pour sortir du palais ;  Et vous allez, seigneur, la perdre pour jamais.  HÉRODE. Ah ! le charme est rompu ; le jour enfin m'éclaire. Venez ; à son courroux connaissez votre frère : Surprenons l'infidèle ; et vous allez juger S'il est encore Hérode, et s'il sait se venger. ACTE IV SCÈNE I. Salome, Mazael. MAZAEL. Quoi ! lorsque sans retour Mariamne est perdue, Quand la faveur d'Hérode à vos voeux est rendue, Dans ces sombres chagrins qui peut donc vous plonger ? Madame, en se vengeant, le roi va vous venger : Sa fureur est au comble, et moi-même je n'ose  Regarder sans effroi les malheurs que je cause. Vous avez vu tantôt ce spectacle inhumain ; Ces esclaves tremblants égorgés de sa main ; Près de leurs corps sanglants la reine évanouie ; Le roi, le bras levé, prêt à trancher sa vie ;  Ses fils baignés de pleurs, embrassant ses genoux, Et présentant leur tête au-devant de ses coups. Que vouliez-vous de plus ? que craignez-vous encore ?  SALOME. Je crains le roi ; je crains ces charmes qu'il adore, Ce bras prompt à punir, prompt à se désarmer,  Cette colère enfin facile à s'enflammer, Mais qui, toujours douteuse et toujours aveuglée, En ses transports soudains s'est peut-être exhalée. Quel fruit me revient-il de ses emportements ? Sohême a-t-il pour moi de plus doux sentiments ?  Il me hait encor plus ; et mon malheureux frère, Forcé de se venger d'une épouse adultère, Semble me reprocher sa honte et son malheur. Il voudrait pardonner ; dans le fond de son coeur Il gémit en secret de perdre ce qu'il aime ;  Il voudrait, s'il se peut, ne punir que moi-même : Mon funeste triomphe est encore incertain. J'ai deux fois en un jour vu changer mon destin ; Deux fois j'ai vu l'amour succéder à la haine ; Et nous sommes perdus s'il voit encor la reine.  SCÈNE II. Hérode, Salome, Mazael, Gardes. MAZAEL. Il vient : de quelle horreur il paraît agité !  SALOME. Seigneur, votre vengeance est-elle en sûreté ?  MAZAEL. Me préserve le ciel que ma voix téméraire, D'un roi clément et sage irritant la colère, Ose se faire entendre entre la reine et lui !  Mais, seigneur, contre vous Sohême est son appui. Non, ne vous vengez point, mais veillez sur vous-même ; Redoutez ses complots et la main de Sohême.  HÉRODE. Ah ! je ne le crains point.  MAZAEL. Seigneur, n'en doutez pas, De l'adultère au meurtre il n'est souvent qu'un pas.  HÉRODE. Que dites-vous ?  MAZAEL. Sohême, incapable de feindre, Fut de vos ennemis toujours le plus à craindre ; Ceux dont il s'assura le coupable secours Ont parlé hautement d'attenter à vos jours.  HÉRODE. Mariamne me hait, c'est là son plus grand crime.  Ma soeur, vous approuvez la fureur qui m'anime ; Vous voyez mes chagrins, vous en avez pitié ; Mon coeur n'attend plus rien que de votre amitié. Hélas ! plein d'une erreur trop fatale et trop chère, Je vous sacrifiais au seul soin de lui plaire :  Je vous comptais déjà parmi mes ennemis ; Je punissais sur vous sa haine et ses mépris. Ah ! j'atteste à vos yeux ma tendresse outragée Qu'avant la fin du jour vous en serez vengée ; Je veux surtout, je veux, dans ma juste fureur,  La punir du pouvoir qu'elle avait sur mon coeur. Hélas ! jamais ce coeur ne brûla que pour elle ; J'aimai, je détestai, j'adorai l'infidèle. Et toi, Sohême, et toi, ne crois pas m'échapper ! Avant le coup mortel dont je dois te frapper,  Va, je te punirai dans un autre toi-même : Tu verras cet objet qui m'abhorre et qui t'aime, Cet objet à mon coeur jadis si précieux, Dans l'horreur des tourments expirant à tes yeux : Que sur toi, sous mes coups, tout son sang rejaillisse !  Tu l'aimes, il suffit, sa mort est ton supplice.  MAZAEL. Ménagez, croyez-moi, des moments précieux ; Et, tandis que Sohême est absent de ces lieux, Que par lui, loin des murs, sa garde est dispersée, Saisissez, achevez une vengeance aisée.  SALOME. Mais au peuple surtout cachez votre douleur. D'un spectacle funeste épargnez-vous l'horreur ; Loin de ces tristes lieux, témoins de votre outrage, Fuyez de tant d'affronts la douloureuse image.  HÉRODE. Je vois quel est son crime et quel fut son projet.  Je vois pour qui Sohême ainsi vous outrageait,  SALOME. Laissez mes intérêts ; songez à votre offense.  HÉRODE. Elle avait jusqu'ici vécu dans l'innocence ; Je ne lui reprochais que ses emportements, Cette audace opposée à tous mes sentiments,  Ses mépris pour ma race, et ses altiers murmures. Du sang asmonéen j'essuyai trop d'injures. Mais a-t-elle en effet voulu mon déshonneur ?  SALOME. Écartez cette idée : oubliez-la, seigneur ; Calmez-vous. HÉRODE. Non ; je veux la voir et la confondre :  Je veux l'entendre ici, la forcer à répondre : Qu'elle tremble en voyant l'appareil du trépas ; Qu'elle demande grâce, et ne l'obtienne pas.  SALOME. Quoi ! seigneur, vous voulez vous montrer à sa vue ? Ah ! ne redoutez rien, sa perte est résolue :  Vainement l'infidèle espère en mon amour, Mon coeur à la clémence est fermé sans retour ; Loin de craindre ces yeux qui m'avaient trop su plaire, Je sens que sa présence aigrira ma colère. Gardes, que dans ces lieux on la fasse venir.  Je ne veux que la voir, l'entendre, et la punir. Ma soeur, pour un moment souffrez que je respire. Qu'on appelle la reine ; et vous, qu'on se retire.  SCÈNE III. HÉRODE. Tu veux la voir, Hérode ; à quoi te résous-tu ? Conçois-tu les desseins de ton coeur éperdu ?  Quoi ! son crime à tes yeux n'est-il pas manifeste ? N'es-tu pas outragé ? que t'importe le reste ? Quel fruit espères-tu de ce triste entretien ? Ton coeur peut-il douter des sentiments du sien ? Hélas ! tu sais assez combien elle t'abhorre.  Tu prétends te venger ! pourquoi vit-elle encore ? Tu veux la voir ! ah ! lâche, indigne de régner, Va soupirer près d'elle, et cours lui pardonner. Va voir cette beauté si longtemps adorée. Non, elle périra ; non, sa mort est jurée.  Vous serez répandu, sang de mes ennemis, Sang des Asmonéens dans ses veines transmis, Sang qui me haïssez, et que mon coeur déteste. Mais la voici : grand Dieu ! quel spectacle funeste !  SCÈNE IV. Mariamne, Hérode, Élise, Gardes. ÉLISE. Reprenez vos esprits, madame, c'est le roi.  MARIAMNE. Où suis-je ? où vais-je ? Ô Dieu ! Je me meurs ! je le vois.  HÉRODE. D'où vient qu'à son aspect mes entrailles frémissent ?  MARIAMNE. Élise, soutiens-moi, mes forces s'affaiblissent.  ÉLISE. Avançons.  MARIAMNE. Quel tourment !  HÉRODE. Que lui dirai-je ? ô cieux !  MARIAMNE. Pourquoi m'ordonnez-vous de paraître à vos yeux ?  Voulez-vous de vos mains m'ôter ce faible reste D'une vie à tous deux également funeste ? Vous le pouvez : frappez, le coup m'en sera doux ; Et c'est l'unique bien que je tiendrai de vous.  HÉRODE. Oui, je me vengerai, vous serez satisfaite :  Mais parlez, défendez votre indigne retraite. Pourquoi, lorsque mon coeur si longtemps offensé, Indulgent pour vous seule, oubliait le passé, Lorsque vous partagiez mon empire et ma gloire Pourquoi prépariez-vous cette fuite si noire ?  Quel dessein, quelle haine a pu vous posséder ?  MARIAMNE. Ah ! seigneur, est-ce vous à me le demander ? Je ne veux point vous faire un reproche inutile : Mais si, loin de ces lieux, j'ai cherché quelque asile, Si Mariamne enfin, pour la première fois,  Du pouvoir d'un époux méconnaissant les droits, A voulu se soustraire à son obéissance, Songez à tous ces rois dont je tiens la naissance, À mes périls présents, à mes malheurs passés, Et condamnez ma fuite après, si vous l'osez.  HÉRODE. Quoi ! lorsqu'avec un traître un fol amour vous lie ! Quand Sohême...  MARIAMNE. Arrêtez ; il suffit de ma vie. D'un si cruel affront cessez de me couvrir ; Laissez-moi chez les morts descendre sans rougir. N'oubliez pas du moins qu'attachés l'un à l'autre,  L'hymen qui nous unit joint mon honneur au vôtre. Voilà mon coeur, frappez : mais en portant vos coups, Respectez Mariamne, et même son époux.  HÉRODE. Perfide ! il vous sied bien de prononcer encore Ce nom qui vous condamne et qui me déshonore !  Vos coupables dédains vous accusent assez, Et je crois tout de vous, si vous me haïssez.  MARIAMNE. Quand vous me condamnez, quand ma mort est certaine, Que vous importe, hélas ! ma tendresse ou ma haine ? Et quel droit désormais avez-vous sur mon coeur,  Vous qui l'avez rempli d'amertume et d'horreur ; Vous qui, depuis cinq ans, insultez à mes larmes, Qui marquez sans pitié mes jours par mes alarmes, Vous, de tous mes parents destructeur odieux ; Vous, teint du sang d'un père expirant à mes yeux ?  Cruel ! ah ! si du moins votre fureur jalouse N'eût jamais attenté qu'aux jours de votre épouse, Les cieux me sont témoins que mon coeur tout à vous Vous chérirait encore en mourant par vos coups. Mais qu'au moins mon trépas calme votre furie ;  N'étendez point mes maux au delà de ma vie : Prenez soin de mes fils, respectez votre sang ; Ne les punissez pas d'être nés dans mon flanc ; Hérode, ayez pour eux des entrailles de père : Peut-être un jour, hélas ! vous connaîtrez leur mère ;  Vous plaindrez, mais trop tard, ce coeur infortuné Que seul dans l'univers vous avez soupçonné ; Ce coeur qui n'a point su, trop superbe peut-être, Déguiser ses douleurs et ménager un maître, Mais qui jusqu'au tombeau conserva sa vertu,  Et qui vous eût aimé si vous l'aviez voulu.  HÉRODE. Qu'ai-je entendu ? quel charme et quel pouvoir suprêmeCommande à ma colère et m'arrache à moi-même ? Mariamne...  MARIAMNE. Cruel !...  HÉRODE. Ô faiblesse ! ô fureur !  MARIAMNE. De l'état où je suis voyez du moins l'horreur.  Otez-moi par pitié cette odieuse vie.  HÉRODE. Ah ! la mienne à la vôtre est pour jamais unie. C'en est fait, je me rends : bannissez votre effroi, Puisque vous m'avez vu, vous triomphez de moi. Vous n'avez plus besoin d'excuse et de défense ;  Ma tendresse pour vous vous tient lieu d'innocence. En est-ce assez, ô ciel ! en est-ce assez, amour ? C'est moi qui vous implore et qui tremble à mon tour. Serez-vous aujourd'hui la seule inexorable ? Quand j'ai tout pardonné, serai-je encor coupable ?  Mariamne, cessons de nous persécuter : Nos coeurs ne sont-ils faits que pour se détester ? Nous faudra-t-il toujours redouter l'un et l'autre ? Finissons à la fois ma douleur et la vôtre. Commençons sur nous-même à régner en ce jour ;  Rendez-moi votre main, rendez-moi votre amour.  MARIAMNE. Vous demandez ma main ! Juste ciel que j'implore, Vous savez de quel sang la sienne fume encore !  HÉRODE. Eh bien ! j'ai fait périr et ton père et mon roi ; J'ai répandu son sang pour régner avec toi ;  Ta haine en est le prix, ta haine est légitime : Je n'en murmure point, je connais tout mon crime. Que dis-je ? son trépas, l'affront fait à tes fils, Sont les moindres forfaits que mon coeur ait commis. Hérode a jusqu'à toi porté sa barbarie ;  Durant quelques moments je t'ai même haïe : J'ai fait plus, ma fureur a pu te soupçonner ; Et l'effort des vertus est de me pardonner. D'un trait si généreux ton coeur seul est capable ; Plus Hérode à tes yeux doit paraître coupable,  Plus ta grandeur éclate à respecter en moi Ces noeuds infortunés qui m'unissent à toi. Tu vois où je m'emporte, et quelle est ma faiblesse ; Garde-toi d'abuser du trouble qui me presse. Cher et cruel objet d'amour et de fureur,  Si du moins la pitié peut entrer dans ton coeur, Calme l'affreux désordre où mon âme s'égare. Tu détournes les yeux... Mariamne...  MARIAMNE. Ah ! Barbare ! Un juste repentir produit-il vos transports, Et pourrai-je, en effet, compter sur vos remords ?  HÉRODE. Oui, tu peux tout sur moi, si j'amollis ta haine. Hélas ! ma cruauté, ma fureur inhumaine, C'est toi qui dans mon coeur as su la rallumer ; Tu m'as rendu barbare en cessant de m'aimer ; Que ton crime et le mien soient noyés dans mes larmes !  Je te jure...  SCÈNE V. Hérode, Mariamne, Élise, Un Garde. LE GARDE. Seigneur, tout le peuple est en armes ; Dans le sang des bourreaux il vient de renverser L'échafaud que Salome a déjà fait dresser. Au peuple, à vos soldats, Sohême parle en maître : Il marche vers ces lieux, n vient, il va paraître.  HÉRODE. Quoi ! Dans le moment même où je suis à vos pieds, Vous auriez pu, perfide !...  MARIAMNE. Ah ! Seigneur, vous croiriez...  HÉRODE. Tu veux ma mort ! eh bien ! je vais remplir ta haine : Mais au moins dans ma tombe il faut que je t'entraîne, Et qu'unis malgré toi... Qu'on la garde, soldats.  SCÈNE VI. Hérode, Mariamne, Salome, Mazael, Élise, Gardes. SALOME. Ah ! mon frère, aux Hébreux ne vous présentez pas.Le peuple soulevé demande votre vie ; Le nom de Mariamne excite leur furie ; De vos mains, de ces lieux, ils viennent l'arracher.  HÉRODE. Allons ; ils me verront, et je cours les chercher.  De l'horreur où je suis tu répondras, cruelle ! Ne l'abandonnez pas, ma soeur, veillez sur elle.  MARIAMNE. Je ne crains point la mort ; mais j'atteste les cieux...  MAZAEL. Seigneur, vos ennemis sont déjà sous vos yeux.  HÉRODE. Courons... Mais quoi ! laisser la coupable impunie !  Ah ! je veux dans son sang laver sa perfidie ; Je veux, j'ordonne... Hélas ! Dans mon funeste sort, Je ne puis rien résoudre, et vais chercher la mort.  ACTE V SCÈNE I. Mariamne, Élise, Gardes. MARIAMNE. Éloignez-vous, soldats ; daignez laisser du moins Votre reine un moment respirer sans témoins.  Les gardes se retirent au coin du théâtre.Voilà donc, juste Dieu, quelle est ma destinée ! La splendeur de mon sang, la pourpre où je suis née, Enfin ce qui semblait promettre à mes beaux jours D'un bonheur assuré l'inaltérable cours ; Tout cela n'a donc fait que verser sur ma vie  Le funeste poison dont elle fut remplie ! Ô naissance ! ô jeunesse ! et toi, triste beauté, Dont l'éclat dangereux enfla ma vanité, Flatteuse illusion dont je fus occupée, Vaine ombre de bonheur, que vous m'avez trompée !  Sur ce trône coupable un éternel ennui M'a creusé le tombeau que l'on m'ouvre aujourd'hui. Dans les eaux du Jourdain j'ai vu périr mon frère ; Mon époux à mes yeux a massacré mon père ; Par ce cruel époux condamnée à périr,  Ma vertu me restait, on ose la flétrir. Grand Dieu ! dont les rigueurs éprouvent l'innocence, Je ne demande point ton aide ou ta vengeance ; J'appris de mes aïeux, que je sais imiter, À voir la mort sans crainte et sans la mériter ;  Je t'offre tout mon sang : défends au moins ma gloire ; Commande à mes tyrans d'épargner ma mémoire ; Que le mensonge impur n'ose plus m'outrager. Honorer la vertu, c'est assez la venger. Mais quel tumulte affreux ! quels cris ! quelles alarmes !  Ce palais retentit du bruit confus des armes. Hélas ! j'en suis la cause, et l'on périt pour moi. On enfonce la porte. Ah ! qu'est-ce que je voi ?  SCÈNE II. Mariamne, Sohême, Élise, Ammon,  soldats d'Hérode, soldats de Sohême. SOHÊME. Fuyez, vils ennemis qui gardez votre reine ! Lâches, disparaissez ! Soldats, qu'on les enchaîne.  Les gardes et les soldats d'Hérode s'en vont.Venez, reine, venez, secondez nos efforts ; Suivez mes pas, marchons dans la foule des morts. A vos persécuteurs vous n'êtes plus livrée : Ils n'ont pu de ces lieux me défendre l'entrée. Dans son perfide sang Mazaël est plongé,  Et du moins à demi mon bras vous a vengé. D'un instant précieux saisissez l'avantage ; Mettez ce front auguste à l'abri de l'orage : Avançons.  MARIAMNE. Non, Sohême, il ne m'est plus permis D'accepter vos bontés contre mes ennemis,  Après l'affront cruel et la tache trop noire Dont les soupçons d'Hérode ont offensé ma gloire : Je les mériterais, si je pouvais souffrir Cet appui dangereux que vous venez m'offrir. Je crains votre secours, et non sa barbarie.  Il est honteux pour moi de vous devoir la vie : L'honneur m'en fait un crime, il le faut expier ; Et j'attends le trépas pour me justifier.  SOHÊME. Que faites-vous, hélas ! malheureuse princesse ? Un moment peut vous perdre. On combat ; le temps presse :  Craignez encore Hérode armé du désespoir.  MARIAMNE. Je ne crains que la honte, et je sais mon devoir.  SOHÊME. Faut-il qu'en vous servant toujours je vous offense ? Je vais donc, malgré vous, servir votre vengeance : Je cours à ce tyran qu'en vain vous respectez ;  Je revole au combat ; et mon bras...  MARIAMNE. Arrêtez : Je déteste un triomphe à mes yeux si coupable : Seigneur, le sang d'Hérode est pour moi respectable. C'est lui de qui les droits...  SOHÊME. L'ingrat les a perdus.  MARIAMNE. Par les noeuds les plus saints...  SOHÊME. Tous vos noeuds sont rompus.  MARIAMNE. Le devoir nous unit.  SOHÊME. Le crime vous sépare. N'arrêtez plus mes pas ; vengez-vous d'un barbare : Sauvez tant de vertus...  MARIAMNE. Vous les déshonorez.  SOHÊME. Il va trancher vos jours.  MARIAMNE. Les siens me sont sacrés.  SOHÊME. Il a souillé sa main du sang de votre père.  MARIAMNE. Je sais ce qu'il a fait, et ce que je dois faire ; De sa fureur ici j'attends les derniers traits, Et ne prends point de lui l'exemple des forfaits.  SOHÊME. Ô courage ! Ô constance ! Ô coeur inébranlable ! Dieu ! que tant de vertu rend Hérode coupable !  Plus vous me commandez de ne point vous servir, Et plus je vous promets de vous désobéir. Votre honneur s'en offense, et le mien me l'ordonne ; Il n'est rien qui m'arrête, il n'est rien qui m'étonne ; Et je cours réparer, en cherchant votre époux,  Ce temps que j'ai perdu sans combattre pour vous.  MARIAMNE. Seigneur...  SCÈNE III. Mariamne, Élise, Gardes. MARIAMNE. Mais il m'échappe, il ne veut point m'entendre. Ciel ! Ô ciel ! épargnez le sang qu'on va répandre ! Épargnez mes sujets ; épuisez tout sur moi ! Sauvez le roi lui-même !  SCÈNE IV. Mariamne, Élise, Narbas, Gardes. MARIAMNE. Ah ! Narbas, est-ce toi ?  Qu'as-tu fait de mes fils, et que devient ma mère ?  NARBAS. Le roi n'a point sur eux étendu sa colère ; Unique et triste objet de ses transports jaloux, Dans ces extrémités ne craignez que pour vous. Le seul nom de Sohême augmente sa furie ;  Si Sohême est vaincu, c'est fait de votre vie : Déjà même, déjà le barbare Zarès A marché vers ces lieux, chargé d'ordres secrets. Osez paraître, osez vous secourir vous-même ; Jetez-vous dans les bras d'un peuple qui vous aime ;  Faites voir Mariamne à ce peuple abattu ; Vos regards lui rendront son antique vertu. Appelons à grands cris nos Hébreux et nos prêtres, Tout Juda défendra le pur sang de ses maîtres ; Madame, avec courage il faut vaincre ou périr.  Daignez...  MARIAMNE. Le vrai courage est de savoir souffrir, Non d'aller exciter une foule rebelle A lever sur son prince une main criminelle. Je rougirais de moi si, craignant mon malheur, Quelques voeux pour sa mort avaient surpris mon coeur ;  Si j'avais un moment souhaité ma vengeance, Et fondé sur sa perte un reste d'espérance. Narbas, en ce moment le ciel met dans mon sein Un désespoir plus noble, un plus digne dessein.Le roi, qui me soupçonne, enfin va me connaître.  Au milieu du combat on me verra paraître : De Sohême et du roi j'arrêterai les coups ; Je remettrai ma tête aux mains de mon époux. Je fuyais ce matin sa vengeance cruelle ; Ses crimes m'exilaient, son danger me rappelle.  Ma gloire me l'ordonne, et, prompte à l'écouter, Je vais sauver au roi le jour qu'il veut m'ôter.  NARBAS. Hélas ! où courez-vous ? dans quel désordre extrême ?...  MARIAMNE. Je suis perdue, hélas ! c'est Hérode lui-même.  SCÈNE V. Hérode, Mariamne, Élise, Narbas, Idamas, Gardes. HÉRODE. Ils se sont vus : ah Dieu !... Perfide, tu mourras.  MARIAMNE. Pour la dernière fois, seigneur, ne souffrez pas...  HÉRODE. Sortez... Vous, qu'on la suive.  NARBAS. Ô justice éternelle !  SCÈNE VI. Hérode, Idamas, Gardes. HÉRODE. Que je n'entende plus le nom de l'infidèle. Eh bien ! braves soldats, n'ai-je plus d'ennemis ?  IDAMAS. Seigneur, ils sont défaits ; les Hébreux sont soumis :  Sohême tout sanglant vous laisse la victoire : Ce jour vous a comblé d'une nouvelle gloire.  HÉRODE. Quelle gloire !  IDAMAS. Elle est triste ; et tant de sang versé, Seigneur, doit satisfaire à votre honneur blessé. Sohême a de la reine attesté l'innocence.  HÉRODE. De la coupable enfin je vais prendre vengeance. Je perds l'indigne objet que je n'ai pu gagner, Et de ce seul moment je commence à régner. J'étais trop aveuglé ; ma fatale tendresse Était ma seule tache et ma seule faiblesse.  Laissons mourir l'ingrate ; oublions ses attraits ; Que son nom dans ces lieux s'efface pour jamais : Que dans mon coeur surtout sa mémoire périsse. Enfin tout est-il prêt pour ce juste supplice ?  IDAMAS. Oui, seigneur.  HÉRODE. Quoi ! sitôt on a pu m'obéir ?  Infortuné monarque ! elle va donc périr ! Tout est prêt, Idamas ?  IDAMAS. Vos gardes l'ont saisie ; Votre vengeance, hélas ! sera trop bien servie.  HÉRODE. Elle a voulu sa perte ; elle a su m'y forcer. Que l'on me venge. Allons, il n'y faut plus penser.  Hélas ! j'aurais voulu vivre et mourir pour elle. A quoi m'as-tu réduit, épouse criminelle ?  SCÈNE VII. Hérode, Idamas, Narbas. HÉRODE. Narbas, où courez-vous ? juste ciel ! vous pleurez ! De crainte, en le voyant, mes sens sont pénétrés.  NARBAS. Seigneur...  HÉRODE. Ah ! malheureux ! que venez-vous me dire ?  NARBAS. Ma voix en vous parlant sur mes lèvres expire.  HÉRODE. Mariamne...  NARBAS. Ô douleur ! Ô regrets superflus !  HÉRODE. Quoi ! c'en est fait ?  NARBAS. Seigneur, Mariamne n'est plus.  HÉRODE. Elle n'est plus ? grand Dieu !  NARBAS. Je dois à sa mémoire, A sa vertu trahie, à vous, à votre gloire,  De vous montrer le bien que vous avez perdu, Et le prix de ce sang par vos mains répandu. Non, seigneur, non, son coeur n'était point infidèle. Hélas ! lorsque Sohême a combattu pour elle, Votre épouse, à mes yeux détestant son secours,  Volait pour vous défendre au péril de ses jours.  HÉRODE. Qu'entends-je ? ah ! malheureux ! ah ! désespoir extrême ! Narbas, que m'as-tu dit ?  NARBAS. C'est dans ce moment même Où son coeur se faisait ce généreux effort, Que vos ordres cruels l'ont conduite à la mort.  Salome avait pressé l'instant de son supplice.  HÉRODE. Ô monstre, qu'à regret épargna ma justice ! Monstre, quels châtiments sont pour toi réservés ? Que ton sang, que le mien... Ah ! Narbas, achevez, Achevez mon trépas par ce récit funeste.  NARBAS. Comment pourrai-je, hélas ! vous apprendre le reste ? Vos gardes de ces lieux ont osé l'arracher. Elle a suivi leurs pas sans vous rien reprocher, Sans affecter d'orgueil, et sans montrer de crainte ; La douce majesté sur son front était peinte ;  La modeste innocence et l'aimable pudeur Régnaient dans ses beaux yeux ainsi que dans son coeur ; Son malheur ajoutait à l'éclat de ses charmes. Nos prêtres, nos Hébreux, dans les cris, dans les larmes, Conjuraient vos soldats, levaient les mains vers eux,  Et demandaient la mort avec des cris affreux. Hélas ! de tous côtés, dans ce désordre extrême, En pleurant Mariamne, on vous plaignait vous-même : On disait hautement qu'un arrêt si cruel Accablerait vos jours d'un remords éternel.  HÉRODE. Grand Dieu ! que chaque mot me porte un coup terrible !  NARBAS. Aux larmes des Hébreux Mariamne sensible Consolait tout ce peuple en marchant au trépas : Enfin vers l'échafaud on a conduit ses pas ; C'est là qu'en soulevant ses mains appesanties,  Du poids affreux des fers indignement flétries : « Cruel, a-t-elle dit, et malheureux époux ! Mariamne en mourant ne pleure que sur vous ; Puissiez-vous par ma mort finir vos injustices ! Vivez, régnez heureux sous de meilleurs auspices ;  Voyez d'un oeil plus doux mes peuples et mes fils ; Aimez-les : je mourrai trop contente à ce prix. » En achevant ces mots, votre épouse innocente Tend au fer des bourreaux cette tête charmante Dont la terre admirait les modestes appas.  Seigneur, j'ai vu lever le parricide bras ; J'ai vu tomber...  HÉRODE. Tu meurs, et je respire encore ! Mânes sacrés, chère ombre, épouse que j'adore, Reste pâle et sanglant de l'objet le plus beau, Je te suivrai du moins dans la nuit du tombeau.  Quoi ! vous me retenez ? quoi ! citoyens perfides, Vous arrachez ce fer à mes mains parricides ? Ma chère Mariamne, arme-toi, punis-moi ; Viens déchirer ce coeur qui brûle encor pour toi. Je me meurs.  Il tombe dans un fauteuil. NARBAS. De ses sens il a perdu l'usage ;  Il succombe à ses maux.  HÉRODE. Quel funeste nuage S'est répandu soudain sur mes esprits troublés ! D'un sombre et noir chagrin mes sens sont accablés. D'où vient qu'on m'abandonne au trouble qui me gêne ? Je ne vois point ma soeur, je ne vois point la reine  Vous pleurez ! vous n'osez vous approcher de moi ! Triste Jérusalem, tu fuis devant ton roi ! Qu'ai-je donc fait ? pourquoi suis-je en horreur au monde ? Qui me délivrera de ma douleur profonde ? Par qui ce long tourment sera-t-il adouci ?  Qu'on cherche Mariamne, et qu'on l'amène ici.  NARBAS. Mariamne, Seigneur !  HÉRODE. Oui, je sens que sa vue Va rendre un calme heureux à mon âme éperdue ; Toujours devant ses yeux, que j'aime et que je crains, Mon coeur est moins troublé, mes jours sont plus sereins :  Déjà même à son nom mes douleurs s'affaiblissent ; Déjà de mon chagrin les ombres s'éclaircissent ; Qu'elle vienne.  NARBAS. Seigneur...  HÉRODE. Je veux la voir.  NARBAS. Hélas ! Avez-vous pu, seigneur, oublier son trépas ?  HÉRODE. Cruel ! Que dites-vous ?  NARBAS. La douleur le transporte ;  Il ne se connaît plus.  HÉRODE. Quoi ! Mariamne est morte ?Ah ! funeste raison, pourquoi m'éclaires-tu ? Jour triste, jour affreux, pourquoi m'es-tu rendu ? Lieux teints de ce beau sang que l'on vient de répandre, Murs que j'ai relevés, palais, tombez en cendre ;  Cachez sous les débris de vos superbes tours La place où Mariamne a vu trancher ses jours. Quoi ! Mariamne est morte, et j'en suis l'homicide ! Punissez, déchirez un monstre parricide, Armez-vous contre moi, sujets qui la perdez ;  Tonnez, écrasez-moi, cieux qui la possédez ! ==================================================