******************************************************** DC.Title = LA MORT DE CÉSAR, TRAGÉDIE EN TROIS ACTES DC.Author = VOLTAIRE DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 08/05/2020 à 13:31:01. DC.Coverage = Italie DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/VOLTAIRE_MORTDECESAR.xml DC.Source = http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k311874h DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LA MORT DE CÉSAR TRAGÉDIE en trois actes Seconde édition revue, corrigée et augmentée par l'auteur. 1736 DE M. DE VOLTAIRE Représentée au public, pour la première fois, le 29 avril 1743 au Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain par la Comédie française. Représenté une première fois à l'Hôtel Sassenage en 1733, puis au Collège d'Harcourt le 11 août 1735. PRÉFACE DES ÉDITEURS Nous donnons cette édition de la tragédie de le Mort de César de Monsieur de Voltaire : nous pouvons dire qu'il est le premier qui ait fait connaître des Les Muses Anglaises en France. Il traduisit il y a quelques années plusieurs morceaux des meilleurs poètes d'Angleterre, pour l'instruction de ses amis, et par là il engagea beaucoup de personnes à apprendre l'Anglais ; en sorte qu'aujourd'hui cette langue est devenue familière aux Gens de Lettres. C'est rendre service à l'esprit humain de l'orner ainsi des richesses des pays étrangers. Parmi les morceaux les plus singuliers des poètes anglais que notre ami qui traduisit, il nous donna la scène d'Antoine, et du peuple romain prise à la Tragédie de Jules-César, écrite il y a cent cinquante ans par le fameux Shakespeare, et jouée encore aujourd'hui avec un très grand concours, sur le théâtre de Londres. Nous le prîmes de nous donner le reste de la pièce ; mais il était impossible de la traduire. Shakespeare était un grand génie, mais vivait dans un siècle grossier, et l'on retrouve dans ses pièces la grossièreté de ce temps beaucoup plus que le génie de l'auteur. Monsieur de Voltaire au lieu de traduire l'ouvrage monstrueux Shakespeare, composa dans le goût anglais Jules-César que nous donnons au public; Il n'est pas ici une pièce telle que le Sir Politic, pour faire connaître la comédie de Londres aux Français. On peut dire que cette comédie du Sir Politic n'était ni du goût des Anglais, ni de celui d'aucune autre nation. Il est aisé d'apercevoir dans la tragédie de La Mort de César le génie et le caractère des écrivains anglais, aussi bien que celui du peuple romain. On y voit cet amour dominant de la Liberté, et ces hardiesses que les auteurs français ont rarement. Il y a encore en Angleterre une autre tragédie de la Mort de César composée par le Duc de Buckingham. Il y en a une en Italien de M. l'abbé Conti Noble vénitien. Ces pièces nous ressemblent qu'en un seul point, c'est qu'on ne trouve point d'amour. Aucun de ces auteurs n'a avili ce grand sujet par une intrigue de galanterie ; mais il y a environ trente cinq ans que l'un des plus beaux génies de France s'étant associé avec Mademoiselle Barbier, pour composer une Jules-César, il ne manqua pas de représenter César et Brutus amoureux et jaloux. Cette petitesse ridicule, personne n'ose guérir le Théâtre Français de cette contagion. Il a fallu que dans Racine, Mithridate, Alexandre, Porus aient été galants. Corneille n'a jamais évité cette faiblesse. Il n'a fait aucuune pièce sans amour, et il faut avouer que dans ses tragédies (si vous exceptez le Cid et Polyeucte) cette passion est aussi mal peinte, qu'elle y est étrangère. Notre auteur a donné peut-être ici dans un autre excès. Bien des gens trouvent dans sa pièce trop de férocité ; ils voient avec horreur que Brutus sacrifie à l'amour de sa patrie non seulement son bienfaiteur, mais son père. On n'a à répondre autre chose, sinon que tel était la caractère de Brutus, et qu'il faut peindre les hommes tels qu'ils étaient. On a encore une lettre de ce fier romain dans laquelle qu'il dit qu'il immolerait son propre père à la République. On fait que César était son père : il n'en fait pas davantage pour justifier cette hardiesse. On imprime au devant de cette édition, la lettre du Marquis Algaroti, jeune homme déjà connu pour un bon poète, et pour un bon philosophe, et ami de Mr. de Voltaire. On met à la suite de la tragédie de César, l'épître de notre auteur sur la calomnie ; ouvrage déjà connu : il y a un trait de Satire violent. Il ne s'est jamais permis la satire personnelle que contre Rousseau, comme DEspréaux ne se l'est pas permise que contre Rollet, voici les vers qui regardent cet homme : L'affreux Rousseau loin de cacher en paix Des jours tissus d'opprobe et de forfaits, Vient rallumer aux Marais de Bruxelles, D'un feu mourant les pâles étincelles, Et contre moi croit rejeter l'affront De l'infamie écrite sur son front. Eh ! Que pourront tous les traits satiriques, Que d'un bras faible il décoche aujourd'hui, Et ce ramas de larcins Marotiques Moitié français, moitié Germanique ? etc. La conduite de Rousseau, et les mauvais vers qu'il fait depuis quinze ans justifient assez ce travail. Notre auteur n'est pas le seul que Rousseau ait déchiré dans les vers durs qu'il compose tous les jours. Il en a fait aussi contre l'illustre Mr. de Fontenelle, contre l'Abbé de Bos, homme très sage, très savant et très estimé ; contre M. l'Abbé Bignon, le protecteur des Sciences, contre Mr. Le Maréchal de Noailles, à qui on ne peut reprocher, que d'avoir autrefois protégé Rousseau. Enfin, il vomit les injures les plus méprisables contre ce qu'il y a de plus respectables dans le monde, et contre tous ses bienfaiteurs. Il faut avouer qu'il est bine permis à Mr. de Voltaire de témoigner, en passant, dans un de ses ouvrages, ce dédain et cette exécration avec lesquels tous les honnêtes gens regardent et Rousseau et tout ce que Rousseau imprime depuis quelques années. C'est trop longtemps nous arrêter sur un sujet si désagréable ; nous finissons en informant le public que nous allons donner une très belle, et très correcte édition de la Henriade et des autres ouvrages de notre auteur, tous revus, corrigés, et beaucoup augmentés. LETTRE DE Mr ALGAROTI, À Mr. l'Abbé FRANQUINI, ENVOYÉ de FLORENCE. Sur la tragédie de Jules-César, par M. de Voltaire. J'ai différé jusqu'à présent, Monsieur, de vous envoyer le Jules-César que vous me demandez, pour vous faire part de celui de Mr. de Voltaire. L'édition qu'on en a faire à Paris, il y a quelques mois, est très informe. On y reconnaît assez la main de quelqu'un du genre de ceux que Pétrone appelle Doctores Umbratici. Elle est défectueuse au point qu'on y trouve des vers qu'on qui n'ont pas le nombre de syllabes nécessaires. Cependant le Critique a jugé cette pièce avec la même sévérité, que si Mr. de Voltaire l'eût donnée lui-même au public. Ne serait-il pas injuste d'imputer au Titien le mauvais coloris d'un de ses tableaux barbouillés par un peintre moderne ? J'ai été assez heureux pour qu'il m'en soit tombé entre les mains un manuscrit digne de vous être envoyé, et voilà enfin le tableau tel q'uil est sorti des mains du maître. J'ose même l'accompagner des réflexions que vous m'avez demandées. Il faudrait ignorer qu'il y a une langue française et un théâtre, pour ne pas savoir à quel degré de perfection Corneille e tRacine ont porté de Dramatique. Il semblait qu'après ces grands hommes, ile ne restait plus rien à souhaiter, et que tacher de les imiter, était tout ce qu'on pouvait faire de mieux. Désire-t-on quelque chose dans la peinture après le Galathée de Raphaël ? Cependant la célèbre tête de Michel ange dans le petit Farnese donna l'idée d'un genre plus terrible et plus fier auquel cet art pouvait être élevé. Il semble que dans les Beaux-Arts on ne s'aperçoit qu'il y avait des vides qu'après qu'ils soient remplis. Les plupart des tragédies de ces maîtres, soit que l'action se passe à Rome, à Athènes ou à Constantinople, ne contiennent qu'au mariage concerté, traversé, ou rompu. On ne peut s'attendre à rien de mieux dans ce genre, ou l'Amour donne avec un sous ou la paix ou la guerre. Il me paraît qu'on pourrait donner au Dramatique un tom supérieur à celui-ci. Le Jules-César m'en est une preuve ; l'auteur de la tendre Zaïre ne respirant ici que des sentiments d'ambition, de vengeance et de liberté. La tragédie doit être l'imitation des grands homme. C'est ce qui la distingue de la comédie ; mais si les actions qu'elle représente, sont aussi des plus grandes, cette distinction n'en sera que plus marquée, et l'on peut atteindre par ce moyen à un genre supérieur. N'admire-t-on pas Marc-Antoine à Philippes qu'à Actium. Je ne doute pourtant pas que ces raisons ne puissent essuyer de sortes contradictions. Il faudrait avoir bien peu de connaissance de l'homme, pour ne pas savoir faire que les préjugés l'emportent presque toujours sur la Raison, et surtout les préjugés autorisés par un sexe qui impose une loi qu'on suit toujours avec plaisir. L'amour est depuis trop longtemps en possession du Théâtre Français, pour souffrir que d'autres passions y prennent sa place. C'est ce qui me fait croire que le Jules-César pourrait bine avoir le même sort que les Thémistocles, les Alcibiades et les autres grands hommes d'Athènes admirés de toute la terre, pendant que l'ostracisme les bannissait de leur patrie. Mr. de Voltaore a imité en quelques endroits Shakespeare poète anglais qui a réuni dans la même pièce les puérilités les plus ridicules et les morceaux les plus sublimes. Il en a fait la même usage que Virgile faisait des ouvrages d'ennuis ; il a imité de l'auteur anglais les deux dernières scènes qui sont deux des plus beaux modèles d'éloquence qu'y ait au théâtre. Quum flueret lutulentus, erat quod tollere velles. N'est-ce point un rest de barbarie en Europe de vouloir que les bornes que la Politique et la fantaisie des hommes ont prescrites pour la séparation des États, servent aussi de limites aux Sciences et aux Beaux-Arts, dont les progrès pourraient s'étendre pâr un commerce mutuel des lumières de ses voisins. Cette réflexion convient même mieux à la Nation Française qu'à toute autre. Elle est dans le cas de ces auteurs dont le public exige plus à mesure qu'il en a le plus reçu ; elle est si généralement polie et cultivée, que cela met en droit d'exiger d'elle que non seulement elle approuve, mais qu'elle cherche même à s'enrichir de ce qu'elle trouve de bon chez les voisins : Tros Rurulusve fuat, nullo discriminé habeto. Unobjecttion dont je ne vous parlerais pas, si je ne l'eusse entendu faire, est sur ce que cette tragédie n'est qu'en trois actes. C'est dit-on pécher contre le théâtre, qui veut que le nombre des actes doit fixé à cinq. Il est vrai qu'une des règles, est qu'à toutye rigueur la représentation ne dure pas plus de temps que n'aurait duré l'action, si véritablement elle fut arrivé. On a borné avec raison le temps à trois heures, parce qu'une plus longue diurée lasserait l'attention, et empêcherait qu'on ne put réunir aisément dans le même point de vueles différentes circonstances de l'action qui se passe. Sur ce principe on, a divisé les actes en cinq, pour la commodité des spectateurs et de l'auteur, qui peu faire arriver dans ces intervalles quelque événement nécessaire au noeud ou au dénouement de la pièce, toute l'objection se réduit donc à n'avoir fait durer l'action du César que ceux heures au lieu de trois. Si ce n'est pas un défaut, la divisiond es actes n'en doit pas être un non plus, puisque la même raison qui veut qu'une action de trois heures soit partagée en cinq actes, demande aussi qu'une action de deux heures ne le soit qu'en trois. Il ne s'ensuit pas de ce que la plus grande étendue qui a été prescrite est de trois heures , qu'on ne puisse pas la rendre moindre ; et je ne vois point pourquoi une tragédie assujettie aux trois unités, d'ailleurs pleine d'intérêts, excitant la terreur et la compassion ; enfin faisant en deux heures ce que les autres font en trois, ne serait pas une excellente tragédie. Une statue dans laquelle les belles proportions et les autres règles de l'Art soient observées, ne laisse pas d'être une belle statue, quoiqu'elle soit plue petite qu'une autre, faite sur les mêmes règles. Je ne crois pas que personne trouve le Vénus de M2dicis moins belle dans son genre, que le Gladiateur, parce qu'elle n'a que quatre pieds de hauteur, et que le Gladiateur en a six. Mr de Voltaire a peut être voulu donner à son César moins d'étendue que l'on en donne communément aux pièces dramatiques, pour fonder le goût du public par un essai, si l'on peut appeler de ce nom une pièce aussi achevée. Il s'agit pour cela d'une révolution dans le théâtre français, et c'eût été peut être trop hasarder, que de commencer par parler de Liberté et de Politique trois heures de suite à une NAtion accoutumée à voir soupirer Mithridate, sur le point de marcher vers le Capitole. On doit tenir compte à Mr. de Voltaire de ce ménagement, et ne lui point faire d'ailleurs un crime de n'avoir mis ni amour, ni femmes dans sa pièce : nées pour inspirer la mollesse et les sentiments, elles ne pourraient jouer qu'un rôle ridicule entre Brutus et Cassius, atrioces animae. Elles en jouent de si brillants partout ailleurs, qu'elle ne doivent pas se plaindre de n'en avoir aucun dans César. Je ne vous parlerai point des beautés de détail qui sont sans nombre dans cette pièce, ni de la force de la poésie, pleine d'images et de sentiments. Que ne doit-on pas attendre de Brutus et de la Henriade ? La Scène de la conspiration me paraît des plus belles, et des plus fortes qu'on ait encore vues sur le théâtre ; elle fait voir en action ce qui jusqu'à présent ne s'était presque toujours passé en récit, Segnius irritant animos demissa par aures, Quam quae oculis subjecta fadelibus. La Mort meê de César se passe presqu'à la vue des spectateurs, ce qui nous épargne un récit qui, quelque beau qu'il fût, ne pourrait être que froid : PERSONNAGES JULES CÉSAR, dictateur. MARC-ANTOINE, consul. JUNIUS BRUTUS, préteur. CASSIUS, sénateur. CIMBER, sénateur. DÉCIMUS, sénateur. DOLABELLA, sénateur. CASCA, sénateur. LES ROMAINS. LICTEURS. La scène est à Rome, au Capitole. ACTE I SCÈNE I. César, Antoine. ANTOINE. César, tu vas régner, voici le jour augusteOù le peuple romain, pour toi toujours injuste,Changé par tes vertus, va reconnaître en toi,Son vainqueur, son appui, son vengeur, et son Roi.Antoine, tu le sais, ne connaît point l'envie[,] J'ai chéri plus que toi la gloire de ta vie ;J'ai préparé la chaîne où tu mets les Romains,Content d'être sous toi le second des humains,Plus fier de t'attacher ce nouveau diadème,Plus grand de te servir que de régner moi-même. Quoi ! Tu ne me réponds que par de longs soupirs !Ta grandeur fait ma joie, et fait tes déplaisirs !Roi de Rome et du monde, est-ce à toi de te plaindre ?César peut-il gémir, ou César peut-il craindre ?Qui peut à ta grande âme inspirer la terreur ? CÉSAR. L'amitié. Cher Antoine : il faut t'ouvrir mon coeur.Tu sais que je te quitte, et le destin m'ordonneDe porter nos drapeaux aux champs de Babylone.Je pars, et vais venger sur le Parthe inhumainLa honte de Crassus et du peuple romain. L'Aigle des légions, que je retiens encore,Demande à s'envoler vers les mers du Bosphore,Et mes braves soldats n'attendent pour signalQue de revoir mon front ceint du bandeau royal.Peut-être avec raison César peut entreprendre D'attaquer un pays qu'a soumis Alexandre.Peut-être les Gaulois, Pompée, et les Romains,Valent bien les Persans subjugués par ses mains/J'ose au moins le penser, et ton ami se flatteQue le vainqueur du Rhin, peut l'être de l'Euphrate : Mais cet espoir m'anime et ne m'aveugle pas :Le sort peut se lasser de marcher sur mes pas :La plus haute sagesse en est souvent trompée,Il peut quitter César, ayant trahi Pompée.Et, dans les factions comme dans les combats, Du triomphe à la chute, il n'est souvent qu'un pas.J'ai servi, commandé, vaincu, quarante années ;Du monde entre mes mains j'ai vu les destinées ;Et j'ai toujours connu qu'en chaque événementLe destin des États dépendait d'un moment. Quoi qu'il puisse arriver, mon coeur n'a rien à craindre :Je vaincrai sans orgueil, ou mourrai sans me plaindre ;Mais j'exige en partant, de ta tendre amitiéQu'Antoine à mes enfants soit pour jamais lié :Que Rome par mes mains défendue et conquise, Que la terre à mes fils, comme à toi soit soumise,Et qu'emportant d'ici le grand titre de Roi,Mon sang, et mon ami le prennent après moi.Je te laisse aujourd'hui ma volonté dernière,Antoine, à mes enfants il faut servir de père. Je ne veux point de toi demander des serments,De la foi des humains sacrés et vains garants,Ta promesse suffit, et je la crois plus pureQue les autels des dieux entourés du parjure. ANTOINE. C'est déjà pour Antoine une assez dure loi Que tu cherches la guerre et le trépas sans moi,Et que ton intérêt m'attache à l'Italie,Quand la gloire t'appelle aux bornes de l'Asie ;Je m'afflige encor plus de voir que ton grand coeurDoute de sa fortune, et présage un malheur : Mais je ne comprends point ta bonté qui m'outrage.César, que me dis-tu de tes fils, de partage ?Tu n'as de fils qu'Octave ; et nulle adoptionN'a d'un autre César appuyé ta maison. CÉSAR. Il n'est plus temps, ami, de cacher l'amertume, Dont mon coeur paternel en secret se consumeOctave n'est mon sang qu'à la faveur des lois ;Je l'ai nommé César, il est fils de mon choix.Le destin (dois-je dire ou propice, ou sévère ?)D'un véritable fils en effet m'a fait père, D'un fils que je chéris, mais qui, pour mon malheur,A sucé pour son père une invincible horreur. ANTOINE. Et quel est cet enfant ? Quel ingrat peut-il êtreSi peu digne du sang dont les dieux l'ont fait naître ? CÉSAR. Écoute : tu connais ce malheureux Brutus, Dont Caton cultiva les farouches vertus.De nos antiques lois ce défenseur austère,Ce rigide ennemi du pouvoir arbitraire,Qui toujours contre moi, les armes à la main,De tous mes ennemis a suivi le destin, Qui fut mon prisonnier aux champs de Thessalie ;À qui j'ai, malgré lui, sauvé deux fois la vie ;Né, nourri loin de moi chez mes fiers ennemis... ANTOINE. Brutus ! Il se pourrait... CÉSAR. Ne m'en crois pas. Tiens, lis. ANTOINE. Dieux ! La soeur de Caton ! La fière Servilie ! CÉSAR. Par un hymen secret, elle me fut unie.Ce farouche Caton dans nos premiers débats,La fit presque à mes yeux, passer en d'autres bras :Mais le jour qui forma ce second hyménée,De son nouvel époux trancha la destinée. Sous le nom de Brutus mon fils fut élevé.Pour me haïr, ô ciel ! Était-il réservé ?Mais lis : tu sauras tout par cet écrit funeste. ANTOINE. Il lit.« César, je vais mourir. La colère célesteVa finir à la fois ma vie et mon amour. Souviens-toi qu'à Brutus César donna le jour.Adieu. Puisse ce fils éprouver pour son pèreL'amitié qu'en mourant te conservait sa mère ! »SERVILIE.Quoi ! Faut-il que du sort la tyrannique loi,César, te donne un fils si peu semblable à toi ! CÉSAR. Il a d'autres vertus ; son superbe courageFlatte en secret le mien, même alors qu'il l'outrage[.]Il m'irrite, il me plaît ; son coeur indépendantSur mes sens étonnés prend un fier ascendant.Sa fermeté m'impose, et je l'excuse même De condamner en moi l'autorité suprême.Soit qu'étant homme et père, un charme séducteur,L'excusant à mes yeux, me trompe en sa faveur :Soit qu'étant né Romain, la voix de ma patrieMe parle malgré moi, contre ma tyrannie, Et que la liberté que je viens d'opprimer,Plus forte encor que moi, me condamne à l'aimer.Te dirai-je encor plus ? Si Brutus me doit l'être,S'il est fils de César, il doit haïr un maître.J'ai pensé comme lui dès mes plus jeunes ans, J'ai détesté Sylla, j'ai haï les tyrans.J'eusse été citoyen si l'orgueilleux PompéeN'eût voulu m'opprimer sous sa gloire usurpée.Né fier, ambitieux, mais né pour les vertus,Si je n'étais César, j'aurais été Brutus. Tout homme à son état doit plier son courage.Brutus tiendra bientôt un différent langage,Quand il aura connu de quel sang il est né.Crois-moi, le diadème à son front destinéAdoucira dans lui sa rudesse importune. Il changera de moeurs, en changeant de fortune.La nature, le sang, mes bienfaits, tes avis,Le devoir, l'intérêt, tout me rendra mon fils. ANTOINE. J'en doute, je connais sa fermeté farouche :La secte dont il est n'admet rien qui la touche. Cette secte intraitable, et qui fait vanitéD'endurcir les esprits contre l'humanité,Qui dompte et foule aux pieds la nature irritée,Parle seule à Brutus, et seule est écoutée.Ces préjugés affreux, qu'ils appellent devoir, Ont sur ces coeurs de bronze un absolu pouvoir.Caton même, Caton, ce malheureux stoïque,Ce héros forcené, la victime d'Utique,Qui, fuyant un pardon qui l'eût humilié,Préféra la mort même à ta tendre amitié ; Caton fut moins altier, moins dur, et moins à craindre,Que l'ingrat qu'à t'aimer ta bonté veut contraindre. CÉSAR. Cher ami, de quels coups tu viens de me percer !Que m'as-tu dit ? ANTOINE. Je t'aime, et ne te puis tromper. CÉSAR. Le temps amollit tout. ANTOINE. Mon coeur en désespère. CÉSAR. Quoi, sa haine !... ANTOINE. Crois-moi. CÉSAR. N'importe ; je suis père.J'ai chéri, j'ai sauvé mes plus grands ennemis,Je veux me faire aimer de Rome et de mon fils ;Et, conquérant des coeurs vaincus par ma clémence,Voir la Terre et Brutus adorer ma puissance. C'est à toi de m'aider dans de si grands desseins :Tu m'as prêté ton bras pour dompter les humains,Dompte aujourd'hui Brutus, adoucis son courage :Prépare par degrés cette vertu sauvage,Au secret important qu'il lui faut révéler, Et dont mon coeur encore hésite à lui parler. ANTOINE. Je ferai tout pour toi ; mais j'ai peu d'espérance. SCÈNE II. César, Antoine, Dolabella. DOLABELLA. César, les sénateurs attendent audience,À ton ordre suprême ils se rendent ici. CÉSAR. Ils ont tardé longtemps... Qu'ils entrent. ANTOINE. Les voici. Que je lis sur leur front de dépit et de haine ! SCÈNE III. César, Antoine, Brutus, Cassius, Cimber, Décime, Cinna, Casca, etc. ; Licteurs. Les sénateurs sortent. CÉSAR assis. Venez, dignes soutiens de la grandeur romaine,Compagnons de César. Approchez, Cassius,Cimber, Cinna, Décime, et toi, mon cher Brutus.Enfin voici le temps, si le ciel me seconde, Où je vais achever la conquête du Monde,Et voir dans l'Orient le trône de Cyrus,Satisfaire, en tombant, aux mânes de Crassus.Il est temps d'ajouter par le droit de la guerre,Ce qui manque aux Romains des trois parts de la Terre. Tout est prêt, tout prévu pour ce vaste dessein.L'Euphrate attend César, et je pars dès demain.Brutus et Cassius me suivront en Asie,Antoine retiendra la Gaule et l'Italie,De la mer Atlantique, et des bords du Bétis, Cimber gouvernera les rois assujettis :Je donne à Marcellus la Grèce, et la Lycie,À Marcellus le Pont, à Casca la Syrie.Ayant ainsi réglé le sort des nations,Et laissant Rome heureuse et sans divisions, Il ne reste au Sénat, qu'à juger sous quel titre,De Rome et des humains, je dois être l'arbitre.Sylla fut honoré du nom de dictateur,Marius fut consul, et Pompée empereur.J'ai vaincu ce dernier, et c'est assez vous dire Qu'il faut un nouveau nom pour un nouvel empire,Un nom plus grand, plus saint, moins sujet aux revers,Autrefois craint dans Rome, et cher à l'Univers.Un bruit trop confirmé se répand sur la Terre,Qu'en vain Rome aux Persans ose faire la guerre ; Qu'un roi seul peut les vaincre, et leur donner la loi :César va l'entreprendre, et César n'est pas Roi.Il n'est qu'un citoyen connu par ses services,Qui peut du peuple encore essuyer les caprices :Romains, vous m'entendez, vous savez mon espoir, Songez à mes bienfaits, songez à mon pouvoir. CIMBER. César, il faut parler. Ces sceptres, ces couronnes,Ce fruit de nos travaux, l'univers que tu donnes,Seraient aux yeux du peuple, et du sénat jaloux,Un outrage à l'État, plus qu'un bienfait pour nous. Marius, ni Sylla, ni Carbon, ni Pompée,Dans leur autorité sur le peuple usurpée,N'ont jamais prétendu disposer à leur choixDes conquêtes de Rome, et nous parler en rois.César, nous attendions de ta clémence auguste Un don plus précieux, une faveur plus juste,Au-dessus des États donnés par ta bonté... CÉSAR. Qu'oses-tu demander, Cimber ? CIMBER. La liberté. CASSIUS. Tu nous l'avais promise, et tu juras toi-mêmeD'abolir pour jamais l'autorité suprême ; Et je croyais toucher à ce moment heureuxOù le vainqueur du monde allait combler nos voeux :Fumante de son sang, captive et désolée,Rome dans cet espoir renaissait consolée.Avant que d'être à toi, nous sommes ses enfants : Je songe à ton pouvoir, mais songe à tes serments. BRUTUS. Oui, que César soit grand, mais que Rome soit libre.Dieux ! Maîtresse de l'Inde, esclave au bord du Tibre !Qu'importe que son nom commande à l'univers,Et qu'on l'appelle reine, alors qu'elle est aux fers ? Qu'importe à ma patrie, aux Romains que tu braves,D'apprendre que César a de nouveaux esclaves ?Les Persans ne sont pas nos plus fiers ennemis ;Il en est de plus grands. Je n'ai point d'autre avis. CÉSAR. Et toi, Brutus, aussi ? ANTOINE, à César. Tu connais leur audace : Vois si ces coeurs ingrats sont dignes de leur grâce. CÉSAR. Ainsi vous voulez donc dans vos témérités,Tenter ma patience et lasser mes bontés ?Vous qui m'appartenez par le droit de l'épée,Rampants sous Marius, esclaves de Pompée ; Vous qui ne respirez, qu'autant que mon courrouxRetenu trop longtemps s'est arrêté sur vous :Républicains ingrats, qu'enhardit ma clémence,Vous qui devant Sylla garderiez le silence ;Vous que ma bonté seule invite à m'outrager, Sans craindre que César s'abaisse à se venger,Voilà ce qui vous donne une âme assez hardie,Pour oser me parler de Rome et de patrie,Pour affecter ici cette illustre hauteur,Et ces grands sentiments devant votre vainqueur. Il les fallait avoir aux plaines de Pharsale ;La fortune entre nous devient trop inégale ;Si vous n'avez su vaincre, apprenez à servir. BRUTUS. César, aucun de nous n'apprendra qu'à mourir :Nul ne m'en désavoue, et nul en Thessalie, N'abaissa son courage à demander la vie.Tu nous laissas le jour, mais pour nous avilir ;Et nous le détestons, s'il te faut obéir.César, qu'à ta colère aucun de nous n'échappe ;Commence ici par moi. si tu veux régner, frappe. CÉSAR. Écoute... et vous, sortez. Les sénateurs sortent.Brutus m'ose offenser !Mais sais-tu de quels traits tu viens de me percer ?Va, César est bien loin d'en vouloir à ta vie.Laisse là du Sénat l'indiscrète furie.Demeure. C'est toi seul qui peux me désarmer, Demeure. C'est toi seul que César veut aimer. BRUTUS. Tout mon sang est à toi, si tu tiens ta promesse ;Si tu n'es qu'un tyran, j'abhorre ta tendresse ;Et je ne peux rester avec Antoine et toi,Puisqu'il n'est plus Romain, et qu'il demande un roi.  SCÈNE IV. César, Antoine. ANTOINE. Eh bien, t'ai-je trompé ? Crois-tu que la naturePuisse amollir une âme et si fière et si dure ?Laisse, laisse à jamais dans son obscuritéCe secret malheureux qui pèse à ta bonté.Que de Rome, s'il veut, il déplore la chute ; Mais qu'il ignore au moins quel sang il persécute.Il ne mérite pas de te devoir le jour,Ingrat à tes bontés, ingrat à ton amour,Renonce-le pour fils. CÉSAR. Je ne le puis : je l'aime. ANTOINE. Ah ! cesse donc d'aimer l'éclat du diadème : Descends donc de ce rang, où je te vois monté,La bonté convient mal à ton autorité,De ta grandeur naissante elle détruit l'ouvrage.Quoi ! Rome est sous tes lois, et Cassius t'outrage !Quoi Cimber ! Quoi Cinna ! Ces obscurs Sénateurs, Aux yeux du roi du Monde affectent ces hauteurs !Ils bravent ta puissance, et ces vaincus respirent ! CÉSAR. Ils sont nés mes égaux ; mes armes les vainquirent,Et trop au-dessus d'eux, je leur puis pardonnerDe frémir sous le joug, que je veux leur donner. ANTOINE. Marius de leur sang eût été moins avare.Sylla les eût punis. CÉSAR. Sylla fut un barbare,Il n'a su qu'opprimer : le meurtre et la fureurFaisaient sa politique, ainsi que sa grandeur.Il a gouverné Rome au milieu des supplices : Il en était l'effroi : j'en serai les délices.Je sais quel est le peuple, on le change en un jour :Il prodigue aisément sa haine et son amour ;Si ma grandeur l'aigrit, ma clémence l'attire.Un pardon politique à qui ne peut me nuire, Dans mes chaînes qu'il porte, un air de libertéA ramené vers moi sa faible volonté.Il faut couvrir de fleurs l'abîme où je l'entraîne,Flatter encor ce tigre, à l'instant qu'on l'enchaîne,Lui plaire en l'accablant, l'asservir, le charmer, Et punir mes rivaux en me faisant aimer. ANTOINE. Il faudrait être craint : c'est ainsi que l'on règne. CÉSAR. Va, ce n'est qu'aux combats, que je veux qu'on me craigne. ANTOINE. Le peuple abusera de ta facilité. CÉSAR. Le peuple a jusqu'ici consacré ma bonté : Vois ce temple que Rome élève à la Clémence. ANTOINE. Crains qu'elle n'en élève un autre à la Vengeance :Crains des coeurs ulcérés, nourris de désespoir,Idolâtres de Rome, et cruels par devoir.Cassius alarmé prévoit qu'en ce jour même, Ma main doit sur ton front mettre le diadème :Déjà même à tes yeux on ose en murmurer.Des plus impétueux tu devrais t'assurer :À prévenir leurs coups daigne au moins te contraindre. CÉSAR. Je les aurais punis si je les pouvais craindre. Ne me conseille point de me faire haïr.Je sais combattre, vaincre, et ne sais point punir.Allons, et n'écoutant ni soupçon ni vengeance,Sur l'Univers soumis régnons sans violence.  ACTE II SCÈNE I. Brutus, Antoine, Dolabella ANTOINE. Ce superbe refus, cette animosité, Marquent moins de vertu, que de férocité.Les bontés de César, et surtout sa puissance,Méritaient plus d'égards, et plus de complaisance :A lui parler du moins vous pourriez consentir.Vous ne connaissez pas qui vous osez haïr, Et vous en frémiriez, si vous pouviez apprendre... BRUTUS. Ah ! J'en frémis déjà, mais c'est de vous entendre.Ennemi des Romains que vous avez vendus,Pensez-vous ou tromper, ou corrompre Brutus ?Allez ramper sans moi, sous la main qui vous brave ; Je sais tous vos desseins, vous brûlez d'être esclave ;Vous voulez un monarque, et vous êtes Romain ! ANTOINE. Je suis ami, Brutus, et porte un coeur humain :Je ne recherche point une vertu plus rare.Tu veux être un héros, mais tu n'es qu'un barbare, Et ton farouche orgueil que rien ne peut fléchirEmbrassa la vertu pour la faire haïr. SCÈNE II. BRUTUS. Quelle bassesse, ô ciel ! Et quelle ignominie !Voilà donc les soutiens de ma triste patrie !Voilà vos successeurs, Horace, Décius, Et toi vengeur des lois, toi mon sang, toi Brutus !Quels restes, justes dieux, de la grandeur romaine !Chacun baise en tremblant la main qui nous enchaîne.César nous a ravi jusques à nos vertus,Et je cherche ici Rome, et ne la trouve plus. Vous que j'ai vus périr, vous, immortels courages,Héros, dont, en pleurant, j'aperçois les images,Famille de Pompée, et toi divin Caton,Toi, dernier des héros du sang de Scipion :Vous ranimez en moi ces vives étincelles Des vertus dont brillaient vos âmes immortelles ;Vous vivez dans Brutus, vous mettez dans mon sein,Tout l'honneur qu'un tyran ravit au nom romain.Que vois-je, Grand Pompée, au pied de ta statue ?Quel billet, sous mon nom, se présente à ma vue ? Lisons : « Tu dors, Brutus, et Rome est dans les fers ! »Rome, mes yeux sur toi seront toujours ouverts.Ne me reproche point des chaînes que j'abhorre.Mais quel autre billet à mes yeux s'offre encore ?« Non, tu n'es pas Brutus ! » Ah ! reproche cruel ! César ! Tremble, tyran : voilà ton coup mortel.« Non, tu n'es pas Brutus ! » Je le suis, je veux l'être.Je périrai, Romains, ou vous serez sans maître.Je vois que Rome encore a des coeurs vertueux.On demande un vengeur, on a sur moi les yeux : On excite cette âme, et cette main trop lente ;On demande du sang... Rome sera contente. Il prend le billet. SCÈNE III. Brutus, Cassius, Cinna, Casca, Décime, suite. CASSIUS. Je t'embrasse, Brutus, pour la dernière fois,Amis, il faut tomber sous les débris des lois.De César désormais je n'attends plus de grâce, Il sait mes sentiments, il connaît notre audace.Notre âme incorruptible étonne ses desseins ;Il va perdre dans nous les derniers des Romains.C'en est fait, mes amis, il n'est plus de patrie,Plus d'honneur, plus de lois, Rome est anéantie : De l'univers et d'elle, il triomphe aujourd'hui.Nos imprudents aïeux n'ont vaincu que pour lui.Ces dépouilles des rois, ce sceptre de la Terre,Six cents ans de vertus, de travaux, et de guerre :César jouit de tout, et dévore le fruit, Que six siècles de gloire à peine avaient produit.Ah Brutus ! Es-tu né pour servir sous un maître ?La liberté n'est plus. BRUTUS. Elle est prête à renaître. CASSIUS. Que dis-tu ? Mais quel bruit vient frapper mes esprits ! BRUTUS. Laisse là ce vil peuple, et ses indignes cris. CASSIUS. La liberté, dis-tu ?... Mais quoi le bruit redouble. SCÈNE IV. Brutus, Cassieus, Cimber, Décime. CASSIUS. Ah ! Cimber, est-ce toi ? Parle, quel est ce trouble ? DÉCIME. Trame-t-on contre Rome un nouvel attentat ?Qu'a-t-on fait ? qu'as-tu vu ? CIMBER. La honte de l'État.César était au temple, et cette fière idole Semblait être le Dieu qui tonne au Capitole.C'est là qu'il annonçait son superbe desseinD'aller joindre la Perse à l'Empire Romain.On lui donnait les noms de Foudre de la guerre,De Vengeur des Romains, de Vainqueur de la Terre. Mais parmi tant d'éclat, son orgueil imprudentVoulait un autre titre, et n'était pas content.Enfin parmi ces cris et ces chants d'allégresseDu peuple qui l'entoure, Antoine fend la presse :Il entre : ô honte ! ô crime indigne d'un Romain ! Il entre, la couronne, et le sceptre à la main.On se tait, on frémit : lui, sans que rien l'étonne,Sur le front de César attache la couronne ;Et soudain devant lui se mettant à genoux :« César, règne, dit-il, sur la Terre, et sur nous. » Des Romains à ces mots les visages palissent,De leurs cris douloureux les voûtes retentissent ;J'ai vu des citoyens s'enfuir avec horreur,D'autres rougir de honte, et pleurer de douleur.César qui cependant lisait sur leur visage De l'indignation l'éclatant témoignage,Feignant des sentiments longtemps étudiés,Jette et sceptre et couronne, et les foule à ses pieds.Alors tout se croit libre, alors tout est en proieAu fol enivrement d'une indiscrète joie. Antoine est alarmé : César feint, et rougit ;Plus il cèle son trouble, et plus on l'applaudit.La modération sert de voile à son crime :Il affecte à regret un refus magnanime ;Mais, malgré ses efforts, il frémissait tout bas Qu'on applaudît en lui les vertus qu'il n'a pas.Enfin ne pouvant plus retenir sa colère,Il sort du Capitole avec un front sévère.Il veut que dans une heure, on s'assemble au Sénat.Dans une heure, Brutus, César change l'État. De ce Sénat sacré la moitié corrompueAyant acheté Rome, à César l'a vendue,Plus lâche que ce Peuple, à qui dans son malheurLe nom de Roi du moins fait toujours quelque horreur.César déjà trop roi, veut encor la Couronne : Le peuple la refuse, et le Sénat la donne ;Que faut-il faire enfin, Héros qui m'écoutez ? CASSIUS. Mourir ; finir des jours dans l'opprobre comptés.J'ai traîné les liens de mon indigne vie,Tant qu'un peu d'espérance a flatté ma patrie. Voici son dernier jour, et du moins CassiusNe doit plus respirer, lorsque l'État n'est plus.Pleure qui voudra Rome, et lui reste fidèle ;Je ne peux la venger, mais j'expire avec elle.Je vais où sont nos Dieux. Pompée et Scipion, Il est temps de vous suivre, et d'imiter Caton. BRUTUS. Non, n'imitons personne, et servons tous d'exemple :C'est nous, braves amis, que l'Univers contemple.C'est à nous de répondre à l'admirationQue Rome en expirant conserve à notre nom. Si Caton m'avait cru, plus juste en sa furie,Sur César expirant, il eût perdu la vie.Mais il tourna sur soi ses innocentes mains,Sa mort fut inutile au bonheur des humains.Faisant tout pour la gloire, il ne fit rien pour Rome, Et c'est la seule faute où tomba ce grand homme. CASSIUS. Que veux-tu donc qu'on fasse en un tel désespoir ? BRUTUS. Montrant le billet.Voilà ce qu'on m'écrit, voilà notre devoir. CASSIUS. On m'en écrit autant, j'ai reçu ce reproche. BRUTUS. C'est trop le mériter. CIMBER. L'heure fatale approche. Dans une heure un tyran détruit le nom romain. BRUTUS. Dans une heure à César il faut percer le sein. CASSIUS. Ah ! Je te reconnais à cette noble audace. DÉCIME. Ennemi des tyrans, et digne de ta race,Voilà les sentiments que j'avais dans mon coeur. CASSIUS. Tu me rends à moi-même, et je t'en dois l'honneur.C'est là ce qu'attendaient ma haine et ma colèreDe la mâle vertu qui fait ton caractère.C'est Rome qui t'inspire en des desseins si grands ;Ton nom seul est l'arrêt de la mort des tyrans. Lavons, mon cher Brutus, l'opprobre de la Terre,Vengeons ce Capitole au défaut du tonnerre.Toi, Cimber, toi, Cinna ; vous, Romains indomptés,Avez-vous une autre âme, et d'autres volontés ? CIMBER. Nous pensons comme toi : nous méprisons la vie : Nous détestons César : nous aimons la patrie :Nous la vengerons tous : Brutus et Cassius,De quiconque est Romain raniment les vertus. DÉCIME. Nés juges de l'État, nés les vengeurs du crime,C'est souffrir trop longtemps la main qui nous opprime ; Et quand sur un tyran nous suspendons nos coups,Chaque instant qu'il respire est un crime pour nous. CIMBER. Admettons-nous quelque autre à ces honneurs suprêmes ? BRUTUS. Pour venger la patrie, il suffit de nous-mêmes.Dolabella, Lépide, Émile, Bibulus, Ou tremblent sous César, ou bien lui sont vendus.Cicéron qui d'un traître a puni l'insolence,Ne sert la liberté que par son éloquence ;Hardi dans le Sénat, faible dans le danger,Fait pour haranguer Rome, et non pour la venger, Laissons à l'orateur, qui charme sa patrie,Le soin de nous louer, quand nous l'aurons servie.Non, ce n'est qu'avec vous que je veux partagerCet immortel honneur, et ce pressant danger.Dans une heure au Sénat le tyran doit se rendre. Là, je le punirai : là, je le veux surprendre ;Là, je veux que ce fer, enfoncé dans son sein,Venge Caton, Pompée, et le peuple romain.C'est hasarder beaucoup. Ses ardents satellitesPartout du Capitole occupent les limites. Ce peuple mou, volage, et facile à fléchir,Ne sait s'il doit encor l'aimer ou le haïr.Notre mort, mes amis, paraît inévitable :Mais qu'une telle mort est noble et désirable !Qu'il est beau de périr dans des desseins si grands ! De voir couler son sang dans le sang des tyrans !Qu'avec plaisir alors on voit sa dernière heure !Mourons, braves amis, pourvu que César meure,Et que la liberté, qu'oppriment ses forfaits,Renaisse de sa cendre, et revive à jamais. CASSIUS. Ne balançons donc plus, courons au Capitole ;C'est là qu'il nous opprime, et qu'il faut qu'on l'immole.Ne craignons rien du peuple, il semble encor douter ;Mais si l'idole tombe, il va la détester. BRUTUS. Jurez donc avec moi, jurez sur cette épée, Par le sang de Caton, par celui de Pompée,Par les mânes sacrés de tous ces vrais Romains,Qui dans les champs d'Afrique ont fini leurs destins ;Jurez par tous les dieux, vengeurs de la patrie,Que César sous vos coups va terminer sa vie. CASSIUS. Faisons plus, mes amis ; jurons d'exterminerQuiconque ainsi que lui prétendra gouverner ;Fussent nos propres fils, nos frères, ou nos pères ;S'ils sont tyrans, Brutus, ils sont nos adversaires ;Un vrai républicain n'a pour père et pour fils, Que la vertu, les dieux, les lois, et son pays. BRUTUS. Oui, j'unis pour jamais mon sang avec le vôtre,Tous dès ce moment même, adoptés l'un par l'autre,Le salut de l'État nous a rendus parents.Scellons notre union du sang de nos tyrans. Il s'avance vers la statue de Pompée.Nous le jurons par vous, Héros, dont les imagesÀ ce pressant devoir excitent nos courages.Nous promettons, Pompée, à tes sacrés genoux,De faire tout pour Rome, et jamais rien pour nous,D'être unis pour l'État, qui dans nous se rassemble, De vivre, de combattre, et de mourir ensemble.Allons, préparons-nous, c'est trop nous arrêter. SCÈNE V. Cécar, Brutus. CÉSAR. Demeure. C'est ici que tu dois m'écouter ;Où vas-tu, malheureux ? BRUTUS. Loin de la tyrannie. CÉSAR. Licteurs, qu'on le retienne. BRUTUS. Achève, et prends ma vie. CÉSAR. Brutus, si ma colère en voulait à tes jours,Je n'aurais qu'à parler, j'aurais fini leur cours.Tu l'as trop mérité. Ta fière ingratitudeSe fait de m'offenser une farouche étude.Je te retrouve encore avec ceux des Romains Dont j'ai plus soupçonné les perfides desseins ;Avec ceux qui tantôt ont osé me déplaire,Ont blâmé ma conduite, ont bravé ma colère. BRUTUS. Ils parlaient en Romains, César ; et leurs avis,Si les dieux t'inspiraient, seraient encor suivis. CÉSAR. Je souffre ton audace, et consens à t'entendre :De mon rang avec toi, je me plais à descendre.Que me reproches-tu ? BRUTUS. Le monde ravagé :Le sang des nations : ton pays saccagé ;Ton pouvoir : tes vertus qui font tes injustices, Qui de tes attentats sont en toi les complices ;Ta funeste bonté qui fait aimer tes fers,Et qui n'est qu'un appât, pour tromper l'univers. CÉSAR. Ah ! c'est ce qu'il fallait reprocher à Pompée.Par sa feinte vertu la tienne fut trompée. Ce citoyen superbe à Rome plus fatal,N'a pas même voulu César pour son égal.Crois-tu, s'il m'eût vaincu, que cette âme hautaine,Eût laissé respirer la liberté romaine ?Ah ! Sous un joug de fer il t'aurait accablé. Qu'eût fait Brutus alors ? BRUTUS. Brutus l'eût immolé. CÉSAR. Voilà donc ce qu'enfin ton grand coeur me destine ?Tu ne t'en défends point. Tu vis pour ma ruine.Brutus ! BRUTUS. Si tu le crois, préviens donc ma fureur.Qui peut te retenir ? CÉSAR, lui présentant la lettre de Servilie. La nature, et mon coeur. Lis, ingrat, lis, connais le sang que tu m'opposes,Vois qui tu peux haïr, et poursuis si tu l'oses. BRUTUS. Où suis-je ? Qu'ai-je lu ? Me trompez-vous mes yeux ? CÉSAR. Eh bien ! Brutus, mon fils ! BRUTUS. Lui, mon père ! Grands dieux ! CÉSAR. Oui, je le suis, ingrat ! Quel silence farouche ! Que dis-je ? Quels sanglots échappent de ta bouche ?Mon fils... Quoi, Je te tiens muet entre mes bras !La nature t'étonne, et ne t'attendrit pas ! BRUTUS. Ô sort épouvantable, et qui me désespère !Ô serments ! Ô patrie ! Ô Rome, toujours chère ! César !... Ah, malheureux j'ai trop longtemps vécu ! CÉSAR. Parle. Quoi d'un remords ton coeur est combattu !Ne me déguise rien. Tu gardes le silence !Tu crains d'être mon fils, ce nom sacré t'offense !Tu crains de me chérir, de partager mon rang ! C'est un malheur pour toi d'être né de mon sang.Ah ! Ce sceptre du monde, et ce pouvoir suprême,Ce César, que tu hais, les voulait pour toi-même.Je voulais partager, avec Octave et toi,Le prix de cent combats, et le titre de Roi. BRUTUS. Ah ! Dieux ! CÉSAR. Tu veux parler, et te retiens à peine.Ces transports sont-ils donc de tendresse ou de haine ?Quel est donc le secret qui semble t'accabler ? BRUTUS. César... CÉSAR. Eh bien ! mon fils ? BRUTUS. Je ne puis lui parler. CÉSAR. Tu n'oses me nommer du tendre nom de père ! BRUTUS. Si tu l'es, je te fais une unique prière. CÉSAR. Parle. En te l'accordant, je croirai tout gagner. BRUTUS. Fais-moi mourir sur l'heure, ou cesse de régner. CÉSAR. Ah ! Barbare ennemi, tigre que je caresse,Ah ! Coeur dénaturé qu'endurcit ma tendresse, Va, tu n'es plus mon fils. Va, cruel citoyen,Mon coeur désespéré prend l'exemple du tien.Ce coeur à qui tu fais cette effroyable injure,Saura bien comme toi vaincre enfin la Nature.Va, César n'est pas fait pour te prier en vain ; J'apprendrai de Brutus à cesser d'être humain.Je ne le connais plus. Libre dans ma puissance,Je n'écouterai plus une injuste clémence.Tranquille à mon courroux, je vais m'abandonner ;Mon coeur trop indulgent est las de pardonner. J'imiterai Sylla, mais dans ses violences.Vous tremblerez, ingrats, au bruit de mes vengeances.Va, cruel, va trouver tes indignes amis.Tous m'ont osé déplaire, ils seront tous punis.On sait ce que je puis, on verra ce que j'ose : Je deviendrai barbare, et toi seul en es cause. BRUTUS. Ah ! Ne le quittons point dans ses cruels desseins,Et sauvons, s'il se peut, César et les Romains. ACTE III SCÈNE I. Cassius, Cimber, Décime, Cinna, Casca, les conjurés. CASSIUS. Enfin donc l'heure approche, où Rome va renaître.La maîtresse du monde est aujourd'hui sans maître. L'honneur en est à vous, Cimber, Casca, Probus,Décime. Encore une heure, et le tyran n'est plus.Ce que n'ont pu Caton, et Pompée et l'Asie,Nous seuls l'exécutons, nous vengeons la patrie ;Et je veux qu'en ce jour on dise à l'Univers, Mortels, respectez Rome ; elle n'est plus aux fers. CIMBER. Tu vois tous nos amis, ils sont prêts à te suivre,À frapper, à mourir, à vivre s'il faut vivre ;À servir le sénat dans l'un et l'autre sort,En donnant à César, ou recevant la mort. DÉCIME. Mais d'où vient que Brutus ne paraît point encore,Lui ce fier ennemi du tyran qu'il abhorre?Lui qui prit nos serments, qui nous rassembla tous,Lui qui doit sur César porter les premiers coups ?Le gendre de Caton tarde bien à paraître. Serait-il arrêté ? César peut-il connaître ?...Mais le voici. Grands dieux ! Qu'il paraît abattu ! SCÈNE II. Cassius, Brutus, Cimber, Casca, Décime, les conjurés. CASSIUS. Brutus, quelle infortune accable ta vertu ?Le tyran sait-il tout ? Rome est-elle trahie ? BRUTUS. Non, César ne sait point qu'on va trancher sa vie. Il se confie à vous. DÉCIME. Qui peut donc te troubler ? BRUTUS. Un malheur, un secret, qui vous fera trembler. CASSIUS. De nous ou du tyran, c'est la mort qui s'apprête,Nous pouvons tous périr ; mais trembler, nous ! BRUTUS. Arrête ;Je vais t'épouvanter par ce secret affreux. Je dois sa mort à Rome, à vous, à vos neveux,Au bonheur des mortels, et j'avais choisi l'heure,Le lieu, le bras, l'instant, où Rome veut qu'il meure,L'honneur du premier coup à mes mains est remis ;Tout est prêt. Apprenez que Brutus est son fils. CIMBER. Toi, son fils ! CASSIUS. De César ! DÉCIME. Ô Rome ! BRUTUS. ServiliePar un hymen secret à César fut unie,Je suis de cet hymen le fruit infortuné. CIMBER. Brutus, fils d'un tyran ! CASSIUS. Non, tu n'en es pas né ;Ton coeur est trop Romain. BRUTUS. Ma honte est véritable. Vous, Amis, qui voyez le destin qui m'accable,Soyez par mes serments les maîtres de mon sort.Est-il quelqu'un de vous d'un esprit assez fort,Assez stoïque, assez au-dessus du vulgaire,Pour oser décider ce que Brutus doit faire ? Je m'en remets à vous. Quoi ! Vous baissez les yeux !Toi, Cassius, aussi tu te tais avec eux !Aucun ne me soutient au bord de cet abîme ?Aucun ne m'encourage, ou ne m'arrache au crime !Tu frémis, Cassius ! Et, prompt à t'étonner... CASSIUS. Je frémis du conseil que je vais te donner. BRUTUS. Parle. CASSIUS. Si tu n'étais qu'un citoyen vulgaire,Je te dirais : Va, sers ; sois tyran sous ton père :Écrase cet État que tu dois soutenir :Rome aura désormais deux traîtres à punir ; Mais je parle à Brutus, à ce puissant génie,À ce héros armé contre la tyrannie,Dont le coeur inflexible, au bien déterminé,Épura tout le sang que César t'a donné.Écoute : tu connais avec quelle furie, Jadis Catilina menaça sa patrie ? BRUTUS. Oui. CASSIUS. Si, le même jour que ce grand criminelDut à la liberté porter le coup mortel :Si, lorsque le Sénat eut condamné ce traître,Catilina pour fils t'eût voulu reconnaître ; Entre ce monstre et nous force de décider,Parle : qu'aurais-tu fait ? BRUTUS. Peux-tu le demander ?Penses-tu qu'un instant ma vertu démentie,Eût mis dans la balance un homme et la patrie ? CASSIUS. Brutus, par ce seul mot ton devoir est dicté : C'est l'arrêt du Sénat ; Rome est en sûreté.Mais, dis, sens-tu ce trouble, et ce secret murmureQu'un préjugé vulgaire impute à la nature ?Un seul mot de César a-t-il éteint dans toi,L'amour de ton pays, ton devoir, et ta foi ? En disant ce secret, ou faux ou véritable,En t'avouant pour fils, en est-il moins coupable ?En es-tu moins Brutus ? En es-tu moins Romain ?Nous dois-tu moins ta vie, et ton coeur, et ta main ?Toi, son fils ! Rome enfin n'est-elle plus ta mère ? Chacun des conjurés n'est-il donc plus ton frère ?Né dans nos murs sacrés, nourri par Scipion,Élève de Pompée, adopté par Caton,Ami de Cassius, que veux-tu davantage ?Ces titres sont sacrés ; tout autre les outrage. Qu'importe qu'un tyran, esclave de l'amour,Ait séduit Servilie, et t'ait donné le jour ?Laisse là les erreurs et l'hymen de ta mère ;Caton forma tes moeurs, Caton seul est ton père ;Tu lui dois ta vertu, ton âme est toute à lui ; Brise l'indigne noeud que l'on t'offre aujourd'hui ;Qu'à nos serments communs ta fermeté réponde ;Et tu n'as de parents que les vengeurs du monde. BRUTUS. Et vous, braves amis, parlez, que pensez-vous ? CIMBER. Jugez de nous par lui, jugez de lui par nous. D'un autre sentiment si nous étions capables,Rome n'aurait point eu des enfants plus coupables.Mais à d'autres qu'à toi pourquoi t'en rapporter ?C'est ton coeur, c'est Brutus qu'il te faut consulter. BRUTUS. Eh bien, à vos regards mon âme est dévoilée, Lisez-y les horreurs dont elle est accablée.Je ne vous cèle rien : ce coeur s'est ébranlé ;De mes stoïques yeux des larmes ont coulé.Après l'affreux serment que vous m'avez vu faire,Prêt à servir l'État, mais à tuer mon père, Pleurant d'être son fils, honteux de ses bienfaits,Admirant ses vertus, condamnant ses forfaits,Voyant en lui mon père, un coupable, un grand homme,Entraîné par César, et retenu par Rome ;D'horreur et de pitié mes esprits déchirés, Ont souhaité la mort que vous lui préparez.Je vous dirai bien plus, sachez que je l'estime :Son grand coeur me séduit au sein même du crime,Et si sur les Romains quelqu'un pouvait régner,Il est le seul tyran que l'on dût épargner. Ne vous alarmez point : ce nom que je déteste,Ce nom seul de tyran l'emporte sur le reste.Le sénat, Rome, et vous, vous avez tous ma foi :Le bien du monde entier me parle contre un roi.J'embrasse avec horreur une vertu cruelle, J'en frissonne à vos yeux, mais je vous suis fidèle.César me va parler, que ne puis-je aujourd'huiL'attendrir, le changer, sauver l'État et lui !Veuillent les immortels s'expliquant par ma bouche,Prêter à mon organe, un pouvoir qui le touche ! Mais si je n'obtiens rien de cet ambitieuxLevez le bras, frappez, je détourne les yeux.Je ne trahirai point mon pays pour mon père?Que l'on approuve, ou non, ma fermeté sévère,Qu'à l'Univers surpris cette grande action Soit un objet d'horreur, ou d'admiration,Mon esprit peu jaloux de vivre en la mémoire,Ne considère point le reproche, ou la gloire ;Toujours indépendant, et toujours citoyen,Mon devoir me suffit, tout le reste n'est rien. Allez, ne songez plus qu'à sortir d'esclavage. CASSIUS. Du salut de l'État ta parole est le gage.Nous comptons tous sur toi, comme si dans ces lieuxNous entendions Caton, Rome même, et nos Dieux.  SCÈNE III. BRUTUS. Voici donc le moment où César va m'entendre ; Voici ce Capitole où la mort va l'attendre.Épargnez-moi, Grands Dieux, l'horreur de le haïr !Dieux arrêtez ces bras levés pour le punir !Rendez, s'il se peut, Rome à son grand coeur plus chère,Et faites qu'il soit juste, afin qu'il soit mon père. Le voici. Je demeure immobile, éperduÔ mânes de Caton, soutenez ma vertu. SCÈNE IV. César, Brutus. CÉSAR. Eh bien, que veux-tu ? Parle. As-tu le coeur d'un homme ?Es-tu fils de César ? BRUTUS. Oui, si tu l'es de Rome. CÉSAR. Républicain farouche, où vas-tu t'emporter ! N'as-tu voulu me voir, que pour mieux m'insulter ?Quoi ! Tandis que sur toi mes faveurs se répandent,Que du monde soumis les hommages t'attendent,L'Empire, mes bontés, rien ne fléchit ton coeur !De quel oeil vois-tu donc le sceptre ? BRUTUS. Avec horreur. CÉSAR. Je plains tes préjugés, je les excuse même ;Mais peux-tu me haïr ? BRUTUS. Non, César, et je t'aime.Mon coeur par tes exploits fut pour toi prévenu,Avant que pour ton sang tu m'eusses reconnu.Je me suis plaint aux Dieux de voir qu'un si grand homme, Fût à la fois la gloire, et le fléau de Rome.Je déteste César avec le nom de roi ;Mais César citoyen serait un Dieu pour moi ;Je lui sacrifierais ma fortune et ma vie. CÉSAR. Que peux-tu donc haïr en moi ? BRUTUS. La tyrannie. Daigne écouter les voeux, les larmes, les avisDe tous les vrais Romains, du Sénat, de ton fils.Veux-tu vivre en effet le premier de la terre,Jouir d'un droit plus saint, que celui de la guerre,Être encor plus que Roi, plus même que César ? CÉSAR. Eh bien ? BRUTUS. Tu vois la Terre enchaînée à ton char ;Romps nos fers, sois Romain, renonce au diadème. CÉSAR. Ah ! Que proposes-tu ? BRUTUS. Ce qu'a fait Sylla même.Longtemps dans notre sang Sylla s'était noyé ;Il rendit Rome libre, et tout fut oublié. Cet assassin illustre, entouré de victimes,En descendant du trône effaça tous ses crimes.Tu n'eus point ses fureurs, ose avoir ses vertus.Ton coeur sut pardonner, César, fais encor plus.Que servent désormais les grâces que tu donnes, C'est à Rome, à l'État qu'il faut que tu pardonnes.Alors, plus qu'à ton rang nos coeurs te sont soumis ;Alors tu sais régner, alors je suis ton fils.Quoi ! Je te parle en vain ? CÉSAR. Rome demande un maître,Un jour à tes dépens tu l'apprendras peut-être. Tu vois nos citoyens plus puissants que des rois.Nos moeurs changent, Brutus, il faut changer nos lois :La liberté n'est plus que le droit de se nuire ;Rome, qui détruit tout, semble enfin se détruire.Ce colosse effrayant dont le monde est foulé ; En pressant l'univers, est lui-même ébranlé.Il penche vers sa chute, et contre la tempêteIl demande mon bras pour soutenir sa tête.Enfin depuis Sylla, nos antiques vertusLes lois, Rome, l'État, sont des noms superflus. Dans nos temps corrompus, pleins de guerres civiles,Tu parles comme au temps des Dèces, des Émiles.Caton t'a trop séduit, mon cher fils, je prévoisQue ta triste vertu perdra l'État et toi.Fais céder, si tu peux, ta raison détrompée Au vainqueur de Caton, au vainqueur de Pompée,À ton père qui t'aime, et qui plaint ton erreur.Sois mon fils en effet, Brutus, rends-moi ton coeur ;Prends d'autres sentiments, ma bonté t'en conjure ;Ne force point ton âme à vaincre la Nature. Tu ne me réponds rien : tu détournes les yeux ! BRUTUS. Je ne le connais plus. Tonnez sur moi, grands dieux !César... CÉSAR. Quoi ! Tu t'émeus ? Ton âme est amollie ?Ah ! Mon fils... BRUTUS. Sais-tu bien qu'il y va de ta vie ?Sais-tu que le Sénat n'a point de vrai Romain, Qui n'aspire en secret à te percer le sein ? Il se jette à ses genoux.Que le salut de Rome, et que le tien le touche,Ton génie alarmé te parle par ma bouche,Il me pousse, il me presse, il me jette à tes pieds.César, au nom des Dieux dans ton coeur oubliés, Au nom de tes vertus, de Rome, et de toi-même,Dirai-je, au nom d'un fils, qui frémit, et qui t'aime,Qui te préfère au monde, et Rome seule à toi ?Ne me rebute pas ! CÉSAR. Malheureux, laisse-moi !Que me veux-tu ? BRUTUS. Crois-moi, ne sois point insensible. CÉSAR. L'univers peut changer ; mon âme est inflexible. BRUTUS. Voilà donc la réponse ? CÉSAR. Oui, tout est résolu.Rome doit obéir, quand César a voulu. BRUTUS, d'un air consterné. Adieu, César. CÉSAR. Eh quoi ! D'où viennent tes alarmes ?Demeure encor mon fils. Quoi, tu verses des larmes ! Quoi, Brutus peut pleurer ! Est-ce d'avoir un roi ?Pleures-tu les Romains ? BRUTUS. Je ne pleure que toi.Adieu, te dis-je. CÉSAR. Ô Rome ! ô rigueur héroïque !Que ne puis-je à ce point aimer ma République ! SCÈNE V. César, Dolabella, Romains. DOLABELLA. Le Sénat par ton ordre au temple est arrivé : On n'attend plus que toi : le trône est élevé.Tous ceux qui t'ont vendu leur vie, et leurs suffrages,Vont prodiguer l'encens au pied de tes images :J'amène devant toi la foule des Romains ;Le Sénat va fixer leurs esprits incertains ; Mais si César croyait un citoyen qui l'aime,Nos présages affreux, nos devins, nos dieux même,César différerait ce grand événement. CÉSAR. Quoi ! Lorsqu'il faut régner, différer d'un moment !Qui pourrait m'arrêter, moi ? DOLABELLA. Toute la nature Conspire à t'avertir par un sinistre augure ;Le Ciel qui fait les rois, redoute ton trépas. CÉSAR. Va, César n'est qu'un homme, et je ne pense pasQue le ciel de mon sort à ce point s'inquiète :Qu'il anime pour moi la nature muette, Et que les éléments paraissent confondus,Pour qu'un mortel ici respire un jour de plus.Les Dieux du haut du Ciel ont compté nos années,Suivons sans reculer nos hautes destinées.César n'a rien à craindre. DOLABELLA. Il a des ennemis, Qui sous un joug nouveau sont à peine asservis,Qui sait s'ils n'auraient point conspiré leur vengeance ? CÉSAR. Ils n'oseraient. DOLABELLA. Ton coeur a trop de confiance. CÉSAR. Tant de précautions contre mon jour fatalMe rendraient méprisable, et me défendraient mal. DOLABELLA. Pour le salut de Rome, il faut que César vive,Dans le Sénat au moins permets que je te suive. CÉSAR. Non. Pourquoi changer l'ordre entre nous concerté ?N'avançons point, ami, le moment arrêté,Qui change ses desseins découvre sa faiblesse. DOLABELLA. Je te quitte à regret. Je crains, je le confesse ;Ce nouveau mouvement dans mon coeur est trop fort. CÉSAR. Va, j'aime mieux mourir, que de craindre la mort.Allons. SCÈNE VI. Dolabella, Romains. DOLABELLA. Chers citoyens, quel héros, quel courageDe la Terre et de vous méritait mieux l'hommage ? Joignez vos voeux aux miens, peuples qui l'admirez,Confirmez les honneurs qui lui sont préparés.Vivez pour le servir, mourez pour le défendre...Quelles clameurs ! Ô ciel ! Quels cris se font entendre ! LES CONJURÉS, derrière le théâtre. Meurs, expire, Tyran. Courage, Cassius ! DOLABELLA. Ah ! courons le sauver. SCÈNE VII. Cassius, un poignard à la main ; Dolabella, Romains. CASSIUS. C'en est fait, il n'est plus. DOLABELLA. Peuples, secondez-moi, frappons, perçons ce traître. CASSIUS. Peuples, imitez-moi : vous n'avez plus de maître.Nation de héros, vainqueurs de l'Univers,Vive la liberté, ma main brise vos fers. DOLABELLA. Vous trahissez, Romains, le sang de ce grand homme ! CASSIUS. J'ai tué mon ami pour le salut de Rome.Il vous asservit tous, son sang est répandu.Est-il quelqu'un de vous de si peu de vertu,D'un esprit si rampant, d'un si faible courage, Qu'il puisse regretter César et l'esclavage ?Quel est ce vil Romain qui veut avoir un roi ?S'il en est un, qu'il parle, et qu'il se plaigne à moi.Mais vous n'applaudissez, vous aimez tous la gloire. ROMAINS. César fut un tyran, périsse sa mémoire ! CASSIUS. Maîtres du monde entier, de Rome heureux enfants,Conservez à jamais ces nobles sentiments.Je sais que devant vous Antoine va paraître ;Amis, souvenez-vous que César fut son maître ;Qu'il a servi sous lui dès ses plus jeunes ans, Dans l'école du crime et dans l'art des tyrans.Il vient justifier son maître et son empire,Il vous méprise assez pour penser vous séduire.Sans doute il peut ici faire entendre sa voix :Telle est la loi de Rome, et j'obéis aux lois. Le peuple est désormais leur organe suprême,Le juge de César d'Antoine, de moi-même,Vous rentrez dans vos droits indignement perdus,César vous les ravit, je vous les ai rendus :Je les veux affermir ; je rentre au Capitole ; Brutus est au sénat ; il m'attend et j'y vole.Je vais avec Brutus en ces murs désolés,Rappeler la justice et nos Dieux exilés :Étouffer des méchants les fureurs intestines ;Et de la liberté réparer les ruines. Vous, Romains, seulement consentez d'être heureux :Ne vous trahissez pas, c'est tout ce que je veux ;Redoutez tout d'Antoine, et surtout l'artifice.  ROMAINS. S'il vous accuse, que lui-même il périsse. CASSIUS. Souvenez-vous, Romains, de ces serments sacrés. ROMAINS. Aux vengeurs de l'État, nos coeurs sont assurés. SCÈNE VIII. Antoine, Romains, Dolabella. Le fond du théâtre s'ouvre ; des licteurs apportent le corps de César couvert d'une robe sanglante ; Antoine descend de la tribune, et se jette à genoux auprès du corps. Un ROMAIN. Mais Antoine paraît. AUTRE ROMAIN. Qu'osera-t-il nous dire ? Un ROMAIN. Ses yeux versent des pleurs, il se trouble, il soupire ! Un autre. Il aimait trop César. ANTOINE, montant à la tribune aux harangues. Oui, je l'aimais, Romains,Oui, j'aurais de mes jours prolongé ses destins. Hélas ! Vous avez tous pensé comme moi-même.Et lorsque de son front ôtant le diadème,Ce héros à vos lois s'immolait aujourd'hui,Qui de vous en effet n'eût expiré pour lui ?Hélas ! Je ne viens point célébrer sa mémoire, La voix du monde entier parle assez de sa gloire ;Mais de mon désespoir ayez quelque pitié,Et pardonnez du moins des pleurs à l'amitié. Un ROMAIN. Il les fallait verser quand Rome avait un maître.César fut un héros, mais César fut un traître. Autre ROMAIN. Puisqu'il était tyran, il n'eut point de vertus ;Et nous approuvons tous Cassius et Brutus. ANTOINE. Contre ses meurtriers, je n'ai rien à vous dire,C'est à servir l'État que leur grand coeur aspire,De votre dictateur ils ont percé le flanc, Comblés de ses bienfaits ils sont teints de son sang ;Pour forcer des Romains à ce coup détestableSans doute il fallait bien que César fût coupable.Je le crois, mais enfin César a-t-il jamaisDe son pouvoir sur vous appesanti le faix ? A-t-il gardé pour lui le fruit de ses conquêtes,Des dépouilles du Monde il couronnait vos têtes.Tout l'or des nations qui tombaient sous ses coups,Tout le prix de son sang fut prodigué pour vous.De son char de triomphe il voyait vos alarmes ; César en descendait pour essuyer vos larmes.Du monde qu'il soumit, vous triomphez en paixPuissants par son courage, heureux par ses bienfaits.Il payait le service, il pardonnait l'outrage.Vous le savez, Grands Dieux ! Vous dont il fut l'image ; Vous, Dieux, qui lui laissiez le monde à gouverner,Vous savez, si son coeur aimait à pardonner ! Un ROMAIN. Il est vrai que César fit aimer sa clémence. ANTOINE. Hélas ! Si sa grande âme eût connu la vengeance,Il vivrait et sa vie eût rempli nos souhaits. Sur tous ses meurtriers il versa ses bienfaitsDeux fois à Cassius il conserva la vie,Brutus... où suis-je ? Ô ciel ! Ô crime ! Ô barbarie !Chers amis, je succombe, et mes sens interdits...Brutus son assassin... ce monstre était son fils. ROMAINS. Ah dieux ! ANTOINE. Je vois frémir vos généreux couragesAmis, je vois les pleurs qui mouillent vos visages.Oui, Brutus est son fils, mais vous qui m'écoutez,Vous étiez ses enfants dans son coeur adoptés.Hélas ! Si vous saviez sa volonté dernière ! ROMAINS. Quelle est-elle : parlez. ANTOINE. Rome est son héritière.Ses trésors sont vos biens ; vous en allez jouir ;Au delà du tombeau César veut vous servir.C'est vous seuls qu'il aimait, c'est pour vous qu'en AsieIl allait prodiguer sa fortune et sa vie. Ô Romains, disait-il, peuple-roi que je sers,Commandez à César ; César à l'Univers.Brutus ou Cassius eût-il fait davantage ? ROMAINS. Ah ! Nous les détestons. Ce doute nous outrage. Un ROMAIN. César fut en effet le père de l'État. ANTOINE. Votre père n'est plus : un lâche assassinatVient de trancher ici les jours de ce grand homme,L'honneur de la Nature et la gloire de Rome.Romains priverez-vous des honneurs du bûcherCe père, cet ami, qui vous était si cher ? On l'apporte à vos yeux. ROMAINS. Ô spectacle funeste ! ANTOINE. Du plus grand des Romains voilà ce qui vous reste :Voilà ce dieu vengeur idolâtré par vous,Que ses assassins même adoraient à genoux ;Qui toujours votre appui dans la paix dans la guerre, Une heure auparavant faisait trembler la Terre.Qui devait enchaîner Babylone à son char ;Amis, en cet état connaissez-vous César ?Vous les voyez, Romains, vous touchez ces blessures,Ce sang qu'ont sous vos yeux versé des mains parjures. Là, Cimber l'a frappé, là, sur le grand César,Cassius et Décime enfonçaient leur poignard.Là, Brutus éperdu, Brutus l'âme égarée,A souillé dans ses flancs sa main dénaturée.César, le regardant d'un oeil tranquille et doux, Lui pardonnait encore en tombant sous ses coups.Il l'appelait son fils ; et ce nom cher et tendreEst le seul qu'en mourant César ait fait entendre,Ô mon fils ! disait-il. Un ROMAIN. Ô monstre que les DieuxDevaient exterminer avant ce coup affreux ! Autres Romains en regardant le corps dont ils sont proches.Dieux ! son sang coule encore. ANTOINE. Il demande vengeance,Il l'attend de vos mains et de votre vaillance ;Entendez-vous sa voix ? Réveillez-vous, Romains,Marchez, suivez-moi tous, contre ses assassins.Ce sont là les honneurs qu'à César on doit rendre. Des brandons du bûcher qui va le mettre en cendreEmbrasons les palais de ces fiers conjurés :Enfonçons dans leur sein nos bras désespérés ;Venez, dignes amis ; venez, vengeurs des crimes,Au Dieu de la Patrie immoler ces victimes. ROMAINS. Oui, nous les punirons ; oui, nous suivrons vos pas,Nous jurons par son sang de venger son trépas ;Courons. ANTOINE à Dolabella. Ne laissons pas leur fureur inutilePrécipitons ce peuple inconstant et facile,Entraînons-le à la guerre et sans rien ménager, Succédons à César, en courant le venger. ==================================================