******************************************************** DC.Title = LES SCYTHES, TRAGÉDIE DC.Author = VOLTAIRE DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 01/02/2021 à 07:00:13. DC.Coverage = Turquie DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/VOLTAIRE_SCYTHES.xml DC.Source = http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5458695c DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LES SCYTHES TRAGÉDIE NOUVELLE EDITION, Corrigée et augmentée sur celle de Genève. M. DCC. LXVII. AVEC APPROBATION ET PERMISSION. Par M. DE VOLTAIRE À PARIS, Chez LACOMBE, Libraire, quai de Conti. Représentée, pour la première fois, sur le Théâtre Français, le 26 mars 1767. ÉPITRE DÉDICATOIRE Il y avait autrefois en Perse un bon vieillard qui cultivait son jardin ; car il faut finir par là ; et ce jardin était accompagné de vignes et de champs, et paulum silvae super his erat ; et ce jardin n'était pas auprès de Persépolis, mais dans une vallée immense entourée des montagnes du Caucase, couvertes de neiges éternelles ; et ce vieillard n'écrivait ni sur la population ni sur l'agriculture, comme on faisait par passe-temps à Babylone, ville qui tire son nom de Babil ; mais il avait défriché des terres incultes, et triplé le nombre des habitants autour de sa cabane. Ce bon homme vivait sous Artaxercès, plusieurs années après l'aventure d'Obéide et d'Indatire ; et il fit une tragédie en vers persans, qu'il fit représenter par sa famille et par quelques bergers du mont Caucase ; car il s'amusait à faire des vers persans assez passablement, ce qui lui avait attiré de violents ennemis dans Babylone, c'est-à-dire une demi-douzaine de gredins qui aboyaient sans cesse après lui, et qui lui imputaient les plus grandes platitudes, et les plus impertinents livres qui eussent jamais déshonoré la Perse ; et il les laissait aboyer, et griffonner, et calomnier ; et c'était pour être loin de cette racaille qu'il s'était retiré avec sa famille auprès du Caucase, où il cultivait son jardin. Mais, comme dit le poète persan Horace, Principibus placuisse viris, non ultima laiis est. Il y avait à la cour d'Artaxercès un principal satrape, et son nom était Élochivis, comme qui dirait habile, généreux, et plein d'esprit, tant la langue persane a d'énergie. Non seulement le grand satrape Élochivis versa sur le jardin de ce bon homme les douces influences de la cour, mais il fit rendre à ce territoire les libertés et franchises dont il avait joui du temps de Cyrus ; et de plus il favorisa une famille adoptive du vieillard. La nation surtout lui avait une très grande obligation de ce qu'ayant le département des meurtres, il avait travaillé avec le même zèle et la même ardeur que Nalrisp, ministre de paix, à donner à la Perse cette paix tant désirée, ce qui n'était jamais arrivé qu'à lui. Ce satrape avait l'âme aussi grande que Giafar le Barmécide, et Aboulcasem ; car il est dit dans les annales de Babylone, recueillies par Mir-Kond, que lorsque l'argent manquait dans le trésor du roi, appelé l'oreiller, Élochivis en donnait souvent du sien ; et qu'en une année il distribua ainsi dix mille dariques, que dom Calmet évalue à une pistole la pièce. Il payait quelquefois trois cents dariques ce qui ne valait pas trois aspres ; et Babylone craignait qu'il ne se ruinât en bienfaits. Le grand satrape Nalrisp joignait aussi au goût le plus sûr et à l'esprit le plus naturel l'équité et la bienfaisance ; il faisait les délices de ses amis ; et son commerce était enchanteur : de sorte que les Babyloniens, tout malins qu'ils étaient, respectaient et aimaient ces deux satrapes ; ce qui était assez rare en Perse. Il ne fallait pas les louer en face ; recalcitrabant undique tuti : c'était la coutume autrefois, mais c'était une mauvaise coutume, qui exposait l'encenseur et l'encensé aux méchantes langues. Le bon vieillard fut assez heureux pour que ces deux illustres Babyloniens daignassent lire sa tragédie persane, intitulée les Scythes. Ils en furent assez contents. Ils dirent qu'avec le temps ce campagnard pourrait se former ; qu'il y avait dans sa rapsodie du naturel et de l'extraordinaire, et même de l'intérêt, et que pour peu qu'on corrigeât seulement trois cents vers à chaque acte, la pièce pourrait être à l'abri de la censure des malintentionnés ; mais les malintentionnés prirent la chose à la lettre. Cette indulgence ragaillardit le bon homme, qui leur était bien respectueusement dévoué, et qui avait le coeur bon, quoiqu'il se permît de rire quelquefois aux dépens des méchants et des orgueilleux. Il prit la liberté de faire une épître dédicatoire à ses deux patrons, en grand style qui endormit toute la cour et toutes les académies de Babylone, et que je n'ai jamais pu retrouver dans les annales de la Perse. PRÉFACE. On sait que chez des nations polies et ingénieuses, dans des grandes villes comme Paris et Londres, il faut absolument des spectacles dramatiques : on a peu besoin d'élégies, d'odes, d'églogues ; mais les spectacles étant devenus nécessaires, toute tragédie, quoique médiocre, porte son excuse avec elle, parce qu'on en peut donner quelques représentations au public, qui se délasse par des nouveautés passagères des chefs-d'oeuvre immortels dont il est rassasié. La pièce qu'on présente ici aux amateurs peut du moins avoir un caractère de nouveauté, en ce qu'elle peint des moeurs qu'on n'avait point encore exposées sur le théâtre tragique. Brumoy s'imaginait, comme on l'a déjà remarqué ailleurs, qu'on ne pouvait traiter que des sujets historiques. Il cherchait les raisons pour lesquelles tes sujets d'invention n'avaient point réussi ; mais la véritable raison est que les pièces de Scudéry et de Boisrobert, qui sont dans ce goût, manquent en effet d'invention, et ne sont que des fables insipides, sans moeurs et sans caractères. Brumoy ne pouvait deviner le génie. Ce n'est pas assez, nous l'avouons, d'inventer un sujet dans lequel, sous des noms nouveaux, on traite des passions usées et des événements communs ; omnia jam vulgata. Il est vrai que les spectateurs s'intéressent toujours pour une amante abandonnée, pour une mère dont on immole le fils, pour un héros aimable en danger, pour une grande passion malheureuse : mais s'il n'est rien de neuf dans ces peintures, les auteurs alors ont le malheur de n'être regardés que comme des imitateurs. La place de Campistron est triste ; le lecteur dit : Je connaissais tout cela, et je l'avais vu bien mieux exprimé. Pour donner au public un peu de ce neuf qu'il demande toujours, et que bientôt il sera impossible de trouver, un amateur du théâtre a été forcé de mettre sur la scène l'ancienne chevalerie, le contraste des mahométans et des chrétiens, celui des Américains et des Espagnols, celui des Chinois et des Tartares. Il a été forcé de joindre à des passions si souvent traitées des moeurs que nous ne connaissions pas sur la scène. On hasarde aujourd'hui le tableau contrasté des anciens Scythes et des anciens Persans, qui peut-être est la peinture de quelques nations modernes. C'est une entreprise un peu téméraire d'introduire des pasteurs, des laboureurs, avec des princes, et de mêler les moeurs champêtres avec celles des cours. Mais enfin cette invention théâtrale (heureuse ou non) est puisée entièrement dans la nature. On peut même rendre héroïque cette nature si simple ; on peut faire parler des pâtres guerriers et libres avec une fierté qui s'élève au-dessus de la bassesse que nous attribuons très injustement à leur état, pourvu que cette fierté ne soit jamais boursouflée ; car qui doit l'être ? Le boursouflé, l'ampoulé ne convient pas même à César. Toute grandeur doit être simple. C'est ici, en quelque sorte, l'état de nature mis en opposition avec l'état de l'homme artificiel, tel qu'il est dans les grandes villes. On peut enfin étaler dans des cabanes des sentiments aussi touchants que dans des palais. On avait souvent traité en burlesque cette opposition si frappante des citoyens des grandes villes avec les habitants des campagnes ; tant le burlesque est aisé, tant les choses se présentent en ridicule à certaines nations. On trouve beaucoup de peintres qui réussissent dans le grotesque, et peu dans le grand. Un homme de beaucoup d'esprit, et qui a un nom dans la littérature, s'étant fait expliquer le sujet d'Alzire, qui n'avait pas encore été représentée, dit à celui qui lui exposait ce plan : « J'entends, c'est Arlequin sauvage. » Il est certain qu'Alzire n'aurait pas réussi, si l'effet théâtral n'avait convaincu les spectateurs que ces sujets peuvent être aussi propres à la tragédie que les aventures des héros les plus connus et les plus imposants. La tragédie des Scythes est un plan beaucoup plus hasardé. Qui voit-on paraître d'abord sur la scène, deux vieillards auprès de leurs cabanes, des bergers, des laboureurs. De qui parle-t-on , d'une fille qui prend soin de la vieillesse de son père, et qui fait le service le plus pénible. Qui épouse-t-elle ? un pâtre qui n'est jamais sorti des champs paternels. Les deux vieillards s'asseyent sur un banc de gazon. Mais que des acteurs habiles pourraient faire valoir cette simplicité ! Ceux qui se connaissent en déclamation et en expression de la nature sentiront surtout quel effet pourraient faire deux vieillards, dont l'un tremble pour son fils, et l'autre pour son gendre, dans le temps que le jeune pasteur est aux prises avec la mort ; un père, affaibli par l'âge et par la crainte, qui chancelle, qui tombe sur un siège de mousse, qui se relève avec peine, qui crie d'une voix entrecoupée qu'on coure aux armes, qu'on vole au secours de son fils ; un ami éperdu qui partage ses douleurs et sa faiblesse, qui l'aide d'une main tremblante à se relever : ce même père qui, dans ces moments de saisissement et d'angoisse, apprend que son fils est tué, et qui, le moment d'après, apprend que son fils est vengé ; ce sont là, si je ne me trompe, de ces peintures vivantes et animées qu'on ne connaissait pas autrefois, et dont M. Lekain a donné des leçons terribles qu'on doit imiter désormais. C'est là le véritable art de l'acteur. On ne savait guère auparavant que réciter proprement des couplets, comme nos maîtres de musique apprenaient à chanter proprement. Qui aurait osé, avant mademoiselle Clairon, jouer dans Oreste la scène de l'urne comme elle l'a jouée ? qui aurait imaginé de peindre ainsi la nature, de tomber évanouie tenant l'urne d'une main, en laissant l'autre descendre immobile et sans vie ? Qui aurait osé, comme M. Lekain, sortir, les bras ensanglantés, du tombeau de Ninus, tandis que l'admirable actrice[7] qui représentait Sémiramis se traînait mourante sur les marches du tombeau même ? Voilà ce que les petits-maîtres et les petites maîtresses appelèrent d'abord des postures, et ce que les connaisseurs, étonnés de la perfection inattendue de l'art, ont appelé des tableaux de Michel-Ange. C'est là en effet la véritable action théâtrale. Le reste était une conversation quelquefois passionnée. C'est dans ce grand art de parler aux yeux qu'excelle le plus grand acteur qu'ait jamais eu l'Angleterre, M. Garrick, qui a effrayé et attendri parmi nous ceux même qui ne savaient pas sa langue. Cette magie a été fortement recommandée il v a quelques années par un philosophe qui, à l'exemple d'Aristote, a su joindre aux sciences abstraites l'éloquence, la connaissance du coeur humain, et l'intelligence du théâtre. Il a été en tout de l'avis de l'auteur de Sémiramis, qui a toujours voulu qu'on animât la scène par un plus grand appareil, par plus de pittoresque, par des mouvements plus passionnés qu'elle ne semblait en comporter auparavant. Ce philosophe sensible a même proposé des choses que l'auteur de Sémiramis, d'Oreste, et de Tancrède, n'oserait jamais hasarder. C'est bien assez qu'il ait fait entendre les cris et les paroles de Clytemnestre qu'on égorge derrière la scène, paroles qu'une actrice doit prononcer d'une voix aussi terrible que douloureuse, sans quoi tout est manqué. Ces paroles faisaient dans Athènes un effet prodigieux ; tout le monde frémissait quand il entendait : ô tekno ! teknon ! Oikteiré ten tékousan. Ce n'est que par degrés qu'on peut accoutumer notre théâtre à ce grand pathétique : Mais il est des objets que l'art judicieux Doit offrir à l'oreille, et reculer des yeux. Souvenons-nous toujours qu'il ne faut pas pousser le terrible jusqu'à l'horrible. On peut effrayer la nature, mais non pas la révolter et la dégoûter. Gardons-nous surtout de chercher dans un grand appareil, et dans un vain jeu de théâtre, un supplément à l'intérêt et à l'éloquence. Il vaut cent fois mieux, sans doute, savoir faire parler ses acteurs que de se borner à les faire agir. Nous ne pouvons trop répéter que quatre beaux vers de sentiment valent mieux que quarante belles attitudes. Malheur à qui croirait plaire par des pantomimes avec des solécismes ou avec des vers froids et durs, pires que toutes les fautes contre la langue ! Il n'est rien de beau en aucun genre que ce qui soutient l'examen attentif de l'homme de goût. L'appareil, l'action, le pittoresque, font un grand effet, sans doute : mais ne mettons jamais le bizarre et le gigantesque à la place de la nature, et le forcé à la place du simple ; que le décorateur ne l'emporte point sur l'auteur ; car alors, au lieu de tragédies, on aurait la rareté, la curiosité. La pièce qu'on soumet ici aux lumières des connaisseurs est simple, mais très difficile à bien jouer : on ne la donne point au théâtre, parce qu'on ne la croit point assez bonne ; d'ailleurs, presque tous les rôles étant principaux, il faudrait un concert et un jeu de théâtre parfait pour faire supporter la pièce à la représentation. Il y a plusieurs tragédies dans ce cas, telles que Brutus, Rome sauvée, la Mort de César, qu'il est impossible de bien jouer dans l'état de médiocrité où on laisse tomber le théâtre, faute d'avoir des écoles de déclamation, comme il y en eut chez les Grecs, et chez les Romains leurs imitateurs. Le concert unanime des acteurs est très rare dans la tragédie. Ceux qui sont chargés des seconds rôles ne prennent jamais de part à l'action ; ils craignent de contribuer à former un grand tableau ; ils redoutent le parterre, trop enclin à donner du ridicule à tout ce qui n'est pas d'usage. Très peu savent distinguer le familier du naturel. D'ailleurs la misérable habitude de débiter des vers comme de la prose, de méconnaître le rythme et l'harmonie, a presque anéanti l'art de la déclamation. L'auteur, n'osant donc pas donner les Scythes au théâtre, ne présente cet ouvrage que comme une très faible esquisse que quelqu'un des jeunes gens qui s'élèvent aujourd'hui pourra finir un jour. On verra alors que tous les états de la vie humaine peuvent être représentés sur la scène tragique, en observant toujours toutefois les bienséances, sans lesquelles il n'y a point de vraies beautés chez les nations policées, et surtout aux yeux des cours éclairées. Enfin l'auteur des Scythes s'est occupé pendant quarante ans du soin d'étendre la carrière de l'art. S'il n'y a pas réussi, il aura du moins dans sa vieillesse la consolation de voir son objet rempli par des jeunes gens qui marcheront d'un pas plus ferme que lui dans une route qu'il ne peut plus parcourir. NB. Les tirets - Qu'on trouvera dans les vers, indiquent les pauses, les silences, les tons ou radoucis, ou élevés, ou douloureux, que l'acteur doit employer, en cas que cette faible tragédie soit jamais représentée. AVIS AU LECTEUR L'AUTEUR est obligé d'avertir que la plupart de ses Tragédies imprimées à Paris, chez Duchêne, au Temple du Goût, en 1764, avec Privilège du Roi, ne sont point du tout conformes à l'Original. Il ne fait pas pourquoi le Libraire a obtenu un Privilège sans le consulter. Le Roi ne lui a certainement pas donné le privilège de défigurer des Pièces de Théâtre et de s'emparer du bien d'autrui pour le dénaturer. Dans la Tragédie d'Oreste, le Libraire du Temple du Goût finit la pièce par ces deux vers de Pilade : - Que l'amitié triomphe en tous temps, en tous lieux, Des malheurs des mortels et des crimes, des Dieux. Ce blasphème est d'autant plus ridicule dans la bouche de Pilade, que c'est un Personnage religieux qui a toujours recommandé à son ami Oreste d'obéir aveuglément aux ordres de la Divinité. Dans toutes les autres éditions on lit : Et du couroux des Dieux. On ne conçoit pas comment, dans la même Tragédie, l'éditeur a pu imprimer ( page 237). Je la mets dans vos fers, elle va vous servir. C'est m'acquitter vers vous bien moins que la punir. Vous laissez cette cendre à mon juste courroux, etc. Qui jamais a pu imaginer de mettre ainsi quatre rimes masculines de suite, et de violer si grossièrement les premières règles de la Poésie Française ? Il y a plus encore. Le sens est perverti. Il y a six vers nécessaires d'oubliés. Il se peut qu'un Comédien, pour avoir plutôt fait, ait écourté et gâté son rôle. Un Libraire ignorant achète une mauvaise copie du Souffleur de la Comédie, et au lieu de suivre l'édition de Genève qui est fidèle, il imprime un ouvrage entièrement méconnaissable. La même sottise se trouve dans la Tragédie de Brutus, page 282. Je plains tant de vertus, tant d'amour et de charmes, Un coeur tel que le sien méritait d'être à vous. Abominables lois que la cruelle impose ! Peut-on présenter aux Lecteurs un pareil galimatias et voler ainsi leur argent ? Il y a ici trois vers d'oubliés. Telle est la négligence de quelques Libraires. Ils n'ont ni assez d'intelligence pour comprendre ce qu'ils impriment, ni assez d'honnêteté pour payer un correcteur d'Imprimerie. Pourvu qu'ils vendent leur marchandise, ils sont contents. Mais bientôt leur mauvaise conduite est découverte, et leurs misérables éditions décriées, restent dans leurs boutiques pour leur ruine. Tancrede est imprimé beaucoup plus infidèlement. L'Auteur est obligé de déclarer qu'il y a dans cette piece beaucoup de vers qu'il n'a jamais ni fait, ni pu faire, comme ceux-ci par exemple : Voyant tomber leur chef, les Maures furieux L'ont accablé de traits dans leur rage cruelle. L'Orphelin de la Chine n'est pas moins défiguré. On ne trouve point dans l'édition de Duchêne ces quatrevers que dit Gengiskan, et qui sont dans toutes les éditions. Gardez de mutiler tous ces grands monuments, Ces prodiges des arts consacrés par les temps ; Respectez-les ; ils font le prix de mon courage. Qu'on cesse de livrer aux flammes, au pillage, Ces archives de lois, ce long amas d'écrits, Tous ces fruits du génie, objets de vos mépris. Si l'erreur les dicta, cette erreur m'est utile ; Elle occupe ce peuple, et le rend plus docile. Ce discours est très convenable dans la bouche d'un Prince-sage, qui parle à des Tartares ennemis des lois et de la sienne. Voici ce que l'éditeur a mis à la place : Cessez de mutiler tous ces grands monuments Échappés aux fureurs des flammes, du pillage. Toute la fin de la tragédie de Zulime est ridiculement altérée. Une fille qui a trahi, outragé, attaqué son père, qui sent tous ses crimes, et qui s'en punit, à qui son père pardonne, et qui s'écrie dans son désespoir, J'en suis indigne, doit faire un grand effet ! On a tronqué et altéré cette fin, et on finit la pièce par une phrase qui n'est pas même achevée. Les vers impertinents qu'on a mis dans Olimpie, sont dignes d'une telle édition. En voici un qui me tombe fous la main. Ne viens point, malheureux, par différents efforts. En un mot, l'Auteur doit pour l'honneur de l'art, encore plus que pour sa propre justification, précautionner le lecteur contre cette édition de Duchêne, qui n'est qu'un tissu de fautes et de falsifications. Il n'est pas permis de s'emparer des ouvrages d'un homme, de son vivant, pour les rendre ridicules. On a pris à tache de gâter les expressions, de substituer des liaisons à des Scènes plus impertinemment tronquées. Cette manoeuvre a été poussée à un tel excès , que les Comédiens de Province eux-mêmes, révoltés contre la licence et le mauvais goût qui défiguraient la tragédie d'Olimpie, n'ont jamais voulu la jouer comme on l'a représentée à Paris. Ce n'est pas assez d'être parvenu à corrompre presque tous les ouvrages qu'un homme a composés pendant plus de cinquante années : tantôt on publie sous son nom de prétendues lettres secrètes ; tantôt ce sont des lettres à ses amis du Parnasse, qu'on fabrique en Hollande ou dans Avignon ; et puis c'est son porte-feuille retrouvé, que personne ne voudrait ramasser. Granger le Libraire mer son nom hardiment à un tome de Mélanges ; un ex-Jésuite lui attribue des livres ridicules, et écrit contre ces livres un libelle beaucoup plus ridicule encore ; et tout cela se vend à des provinciaux et à des étrangers, qui croient acheter ce qu'il y a de plus intéressant dans la littérature Française. Il est vrai que toutes ces impertinences tombent et meurent, comme des insectes éphémères. Mais ces insectes se reproduisent toutes les années. Rien n'est plus aisé à faire qu'un mauvais livre, si ce n'est une mauvaise critique. La basse littérature inonde une partie de l'Europe. Le goût se corrompt tous les jours. Il en est à peu près de l'art d'écrire, comme de celui de la déclamation. Il y a plus de six cents Comédiens Français répandus dans l'Europe, et à peine deux ou trois qui aient reçu de la nature les dons nécessaires, et qui aient pu approfondir leur art. Combien avons nous d'écrivains qui à peine savent leur langue, et qui commencent par dire leurs avis fur les arts qu'ils n'ont jamais pratiqués, sur l'agriculture sans avoir possédé un champ, sur le ministère sans être jamais entrés dans le bureau d'un Commis ; sur l'art de gouverner sans avoir pu seulement gouverner leur servante ? Combien s'érigent en critiques, qui n'ont jamais pu produire d'eux-mêmes un ouvrage supportable ; qui parlent de poésie, et qui ne savent pas seulement la mesure d'un vers ? Combien enfin deviennent calomniateurs de profession, pour avoir du pain ; et qui vendent des injures à tant la feuille ? PERSONNAGES HERMODAN, père d'Indatire, habitant d'un canton scythe. INDATIRE. ATHAMARE, prince d'Ecbatane. SOZAME, ancien général persan, retiré en Scythie. OBÉIDE, fille de Sozame. SULMA, compagne d'Obéide. HIRCAN, officier d'Athamare. SCYTHES. PERSANS. . Texte établi à partir du document numérisé de la BnF cote YF-6693. ACTE I Le théâtre représente un bocage et un berceau, avec un banc de gazon : on voit, dans le lointain, des campagnes et des cabanes. SCÈNE PREMIÈRE. Hermodan, Indatire, et Deux Scythes, couverts de peaux de tigres ou de lions. HERMODAN. Indatire, mon fils, quelle est donc cette audace ?Qui sont ces étrangers ? Quelle insolente raceA franchi les sommets des rochers d'Immaüs ?Apportent-ils la guerre aux rives de l'Oxus ?Que viennent-ils chercher dans nos forêts tranquilles ? INDATIRE. Mes braves compagnons, sortis de leurs asiles,Avec rapidité se sont rejoints à moi,Ainsi qu'on les voit tous s'attrouper sans effroiContre les fiers assauts des tigres d'Hircanie.Notre troupe assemblée est faible, mais unie, Instruite à défier le péril et la mort.Elle marche aux Persans, elle avance ; et d'abord,L'olivier à la main, devant nous se présenteUn jeune homme entouré d'une pompe éclatante ;L'or et les diamants brillent sur ses habits, Son turban disparaît sous les feux des rubis ;Il voudrait, nous dit-il, parler à notre maître.Nous le saluons tous, en lui faisant connaîtreQue ce titre de maître, aux Persans si sacréDans l'antique Scythie est un titre ignoré. « Nous sommes tous égaux sur ces rives si chères,Sans rois et sans sujets, tous libres et tous frères.Que veux-tu dans ces lieux ? Viens-tu pour nous traiterEn hommes, en amis, ou pour nous insulter ? »[Note : Détachez ce morceau, et enflez un peu la voix.]Alors il me répond, d'une voix douce et fière, Que, des États Persans visitant la frontière,Il veut voir à loisir ce peuple si vantéPour ses antiques moeurs et pour sa liberté.Nous avons avec joie entendu ce langage.Mais j'observais pourtant je ne sais quel nuage, L'empreinte des ennuis ou d'un dessein profond,Et les sombres chagrins répandus sur son front.Nous offrons cependant à sa troupe brillante,Des hôtes de nos bois la dépouille sanglante,Nos utiles toisons, tout ce qu'en nos climats La nature indulgente a semé sous nos pas,Mais surtout des carquois, des flèches, des armures,Ornements des guerriers, et nos seules parures.Ils présentent alors, à nos regards surpris,Des chefs-d'oeuvre d'orgueil sans mesure et sans prix, Instruments de mollesse, où sous l'or et la soieDes inutiles arts tout l'effort se déploie.Nous avons rejeté ces présents corrupteurs,Trop étrangers pour nous, trop peu faits pour nos moeurs,Superbes ennemis de la simple nature : L'appareil des grandeurs au pauvre est une injure ;Et recevant enfin des dons moins dangereux,Dans notre pauvreté nous sommes plus grands qu'eux.Nous leur donnons le droit de poursuivre en nos plaines,Sur nos lacs, en nos bois, aux bords de nos fontaines, Les habitants des airs, de la terre et des eaux.Contents de notre accueil, ils nous traitent d'égaux.Enfin, nous nous jurons une amitié sincère.Ce jour, n'en doutez point, nous est un jour prospère.Ils pourront voir nos jeux et nos solennités, Les charmes d'Obéide, et mes félicités. HERMODAN. Ainsi donc, mon cher fils, jusqu'en notre contrée,La Perse est triomphante ; Obéide adorée,Par un charme invincible a subjugué tes sens !Cet objet, tu le sais, naquit chez les Persans. INDATIRE. On le dit ; mais qu'importe où le ciel la fit naître ! HERMODAN. Son père jusqu'ici ne s'est point fait connaître ;Depuis quatre ans entiers qu'il goûte dans ces lieuxLa liberté, la paix que nous donnent les Dieux,Malgré notre amitié, j'ignore quel orage Transplanta sa famille en ce désert sauvage.Mais dans ses entretiens j'ai souvent démêléQue d'une Cour ingrate il était exilé.Il est persécuté : la vertu malheureuseDevient plus respectable, et m'est plus précieuse. Je vois avec plaisir que du sein des honneurs,Il s'est soumis sans peine à nos lois, à nos moeurs,Quoiqu'il soit dans un âge où l'âme la plus purePeut rarement changer le pli de la nature. INDATIRE. Son adorable fille est encore au-dessus. De son sexe et du nôtre elle unit les vertus.Le croiriez-vous, mon père ? Elle est belle, et l'ignore.Sans doute elle est d'un rang que chez elle on honore.Son âme est noble au moins ; car elle est sans orgueil.Jamais aucun dégoût ne glaça son accueil. Sans avilissement à tout elle s'abaisse ;D'un père infortuné soulage la vieillesse,Le console, le sert, et craint d'apercevoirQu'elle va quelquefois par-delà son devoir.On la voit supporter la fatigue obstinée Pour laquelle on sent trop qu'elle n'était point née.Elle brille surtout dans nos champêtres jeux,Nobles amusements d'un peuple belliqueux.Elle est de nos beautés l'amour et le modèle ;Le ciel la récompense en la rendant plus belle. HERMODAN. Oui, je la crois, mon fils, digne de tant d'amour.Mais d'où vient que son père admis dans ce séjour,Plus formé qu'elle encore aux usages des Scythes,Adorateur des lois que nos moeurs ont prescrites,Notre ami, notre frère en nos coeurs adopté, Jamais de son destin n'a rien manifesté !Sur son rang, sur les siens pourquoi se taire encore ?Rougit-on de parler de ce qui nous honore ?Et puis-je abandonner ton coeur trop prévenuAu sang d'un étranger qui craint d'être connu ? INDATIRE. Quel qu'il soit, il est libre, il est juste, intrépide,Il m'aime, il est enfin le père d'Obéide. HERMODAN. Que je lui parle au moins. SCÈNE II. Hermodain, Indatire, Sozame. INDATIRE. Ô vieillard généreux !Ô cher concitoyen de nos pâtres heureux !Les Persans en ce jour venus dans la Scythie, Seront donc les témoins du saint noeud qui nous lie !Je tiendrai de tes mains un don plus précieuxQue le trône où Cyrus se crut égal aux Dieux.J'en atteste les miens, et le jour qui m'éclaire,Mon coeur se donne à toi, comme il est à mon père ; Je te sers comme lui. Quoi, tu verses des pleurs ! SOZAME. J'en verse de tendresse ; et si dans mes malheursCette heureuse alliance, où mon bonheur se fonde,Guérit d'un coeur flétri la blessure profonde,La cicatrice en reste ; et les biens les plus chers Rappellent quelquefois les maux qu'on a soufferts. INDATIRE. J'ignore tes chagrins, ta vertu m'est connue ;Qui peut donc t'affliger ? Ma candeur ingénueMérite que ton coeur au mien daigne s'ouvrir. HERMODAN. À la tendre amitié tu peux tout découvrir, Tu le dois. SOZAME. Ô mon fils ! Ô mon cher Indatire !Ma fille est, je le sais, soumise à mon empire ;Elle est l'unique bien que les dieux m'ont laissé.J'ai voulu cet hymen, je l'ai déjà pressé ;Je ne la gêne point sous la loi paternelle ; Son choix ou son refus, tout doit dépendre d'elle.Que ton père aujourd'hui pour former ce lien,Traite son digne sang comme je fais le mien ;Et que la liberté de ta sage contréePréside à l'union que j'ai tant désirée. Avec ce digne ami laisse-moi m'expliquer :Va, ma bouche jamais ne pourra révoquerL'arrêt qu'en ta faveur aura porté ma fille.Va, cher et noble espoir de ma triste famille ;Mon fils, obtiens ses voeux ; je te réponds des miens. INDATIRE. J'embrasse tes genoux, et je revole aux siens. SCÈNE III. Hermodan, Sozame. SOZAME. Ami, reposons-nous sur ce siège sauvage,[Note : Dais : Ouvrage dans la forme des anciens ciels de lit et qui sert de couronnement à un autel, à un trône, etc. Poétiquement, sous le dais, sur le trône, au sein des grandeurs. [L]]Sous ce dais qu'ont formé la mousse et le feuillage,La nature nous l'offre ; et je hais dès longtempsCeux que l'art a tissus dans les palais des grands. HERMODAN. Tu fus donc grand en Perse ? SOZAME. Il est vrai. HERMODAN. Ton silenceM'a privé trop longtemps de cette confidence.Je ne liais point les grands. J'en ai vu quelquefoisQu'un désir curieux attira dans nos bois :J'aimai de ces Persans les moeurs nobles et fières. Je sais que les humains sont nés égaux et frères ;Mais je n'ignore pas que l'on doit respecterCeux qu'en exemple au peuple un roi veut présenter ;Et la simplicité de notre RépubliqueN'est point une leçon pour l'État monarchique. Craignais-tu qu'un ami te fût moins attaché ?Crois-moi, tu t'abusais. SOZAME. Si je t'ai tant cachéMes honneurs, mes chagrins, ma chute, ma misère,La source de mes maux ; pardonne au coeur d'un père.J'ai tout perdu ; ma fille est ici sans appui ; Et j'ai craint que le crime, et la honte d'autruiNe rejaillît sur elle et ne flétrît sa gloire.Apprends d'elle et de moi la malheureuse histoire. HERMODAN. Ils s'asseyent tous deux.Sèche tes pleurs, et parle. SOZAME. Apprends que sous CyrusJe portais la terreur aux peuples éperdus. Ivre de cette gloire à qui l'on sacrifie,Ce fut moi dont la main subjugua l'Hircanie,Pays libre autrefois. HERMODAN. Il est bien malheureux ;Il fut libre. SOZAME. Ah ! Crois-moi ; tous ces lauriers affreux,Les exploits des tyrans, des peuples les misères, Ces États dévastés par des mains mercenaires,Ces honneurs, cet éclat par le meurtre achetés,Dans le fond de mon coeur je les ai détestés.Enfin, Cyrus sur moi répandant ses largesses,M'orna de dignités, me combla de richesses. À ses conseils secrets je fus associé.Mon protecteur mourut ; et je fus oublié.J'abandonnai Cambyse, illustre téméraire,Indigne successeur de son auguste père.Ecbatane, du Mède autrefois le séjour, Cacha mes cheveux blancs à sa nouvelle Cour.Mais son frère Smerdis gouvernant la Médie,Smerdis, de la vertu persécuteur impie,De mes jours honorés empoisonna la fin.Un enfant de sa soeur, un jeune homme sans frein, Généreux, il est vrai, vaillant, peut-être aimable,Mais dans ses passions caractère indomptable,Méprisant son épouse en possédant son coeur,Pour la jeune Obéide épris avec fureur,Prétendit m'arracher, en maître despotique, Ce soutien de mon âge et mon espoir unique.Athamare est son nom ; sa criminelle ardeurM'entraînait au tombeau couvert de déshonneur. HERMODAN. As-tu par son trépas repoussé cet outrage ? SOZAME. J'osai l'en menacer. Ma fille eut le courage De me forcer à fuir les transports violentsD'un esprit indomptable en ses emportements.De sa mère, en ce temps, les Dieux l'avaient privée.Par moi seul à ce Prince elle fut enlevée.Les dignes courtisans de l'infâme Smerdis, Monstres, par ma retraite à parler enhardis,Employèrent bientôt leurs armes ordinaires,Le grand art de tromper en paraissant sincères ;Ils feignaient de me plaindre en osant m'accuser,Et me cachaient la main qui savait m'écraser. C'est un crime en Médie, ainsi qu'à Babylone,D'oser parler en homme à l'héritier du trône... HERMODAN. Ô de la servitude effets avilissants !Quoi ! La plainte est un crime à la Cour des Persans ! SOZAME. Le premier de l'État, quand il a pu déplaire, S'il est persécuté, doit souffrir et se taire. HERMODAN. Comment recherchas-tu cette basse grandeur ? SOZAME. Les deux vieillards se lèvent.Ce souvenir honteux soulève encor mon coeur.Ami, tout ce que peut l'adroite calomnie,Pour m'arracher l'honneur, la fortune, et la vie, Tout fut tenté par eux, et tout leur réussit.Smerdis proscrit ma tête ; on partage, on ravitMes emplois et mes biens le prix de mon service.Ma fille en fait sans peine un noble sacrifice,Ne voit plus que son père, et subissant son sort Accompagne ma fuite et s'expose à la mort.Nous partons, nous marchons de montagne en abîme,Du Taurus escarpé nous franchissons la cime.Bientôt dans vos forêts, grâce au ciel, parvenu,J'y trouvai le repos qui m'était inconnu. J'y voudrais être né. Tout mon regret, mon frère,Est d'avoir parcouru ma fatale carrièreDans les camps, dans les Cours, à la suite des Rois,Loin des seuls citoyens gouvernés par les lois.Mais je sens que ma fille aux déserts enterrée, Du faste des grandeurs autrefois entourée,Dans le secret du coeur pourrait entretenirDe ses honneurs passés l'importun souvenir.J'ai peur que la raison, l'amitié filialeCombattent faiblement l'illusion fatale Dont le charme trompeur a fasciné toujoursDes yeux accoutumés à la pompe des Cours.Voilà ce qui tantôt rappelant mes alarmes,À rouvert un moment la source de mes larmes. HERMODAN. Que peux-tu craindre ici ? Qu'a-t-elle à regretter ? Nous valons pour le moins ce qu'elle a su quitter ;Elle est libre avec nous, applaudie, honorée ;Jamais de tristes soins sa paix n'est altérée.La franchise qui règne en nos déserts heureuxFait mépriser la Cour et ses fers dangereux. SOZAME. Je mourrais trop content si ma chère ObéideHaïssait comme moi cette Cour si perfide.Mais j'exige de toi que ta tendre amitiéMe garde le secret que je t'ai confié.Ne révèle jamais mes grandeurs éclipsées, Ni mes soupçons présents, ni mes douleurs passées :Cache-les à ton fils ; et que de ses amoursMes chagrins inquiets n'altèrent point le cours. HERMODAN. Va, je te le promets ; mais apprends qu'on devineDans ces rustiques lieux ton illustre origine. Tu n'en es pas moins cher à nos simples esprits.Je tairai tout le reste, et surtout à mon fils ;Il s'en alarmerait. SCÈNE IV. Hermodan, Sozame, Indatire. INDATIRE. Obéide se donne ;Obéide est à moi, si ta bonté l'ordonne,Si mon père y souscrit. SOZAME. Nous l'approuvons tous deux. Notre bonheur, mon fils, est de te voir heureux.Cher ami, ce grand jour renouvelle ma vie,Il me fait citoyen de ta noble patrie. SCÈNE V. Sozame, Hermodan, Indatire, Un Scythe. LE SCYTHE. Respectables vieillards, sachez que nos hameauxSeront bientôt remplis de nos hôtes nouveaux. Leur chef est empressé de voir dans la ScythieUn guerrier qu'il connut aux champs de la Médie.Il nous demande à tous en quels lieux est cachéCe vieillard malheureux qu'il a longtemps cherché. HERMODAN, à Sozame. Ô ciel ! Jusqu'en mes bras il viendrait te poursuivre ! INDATIRE. Lui poursuivre Sozame ! Il cesserait de vivre. LE SCYTHE. Ce généreux Persan ne vient point défierUn peuple de pasteurs innocent et guerrier.Il paraît accablé d'une douleur profonde.Peut-être est-ce un banni qui se dérobe au monde, Un illustre exilé, qui dans nos régionsFuit une cour féconde en révolutions.Nos pères en ont vu, qui loin de ces naufrages,Rassasiés de trouble, et fatigués d'orages,Préféraient de nos moeurs la grossière âpreté Aux attentats commis avec urbanité.Celui-ci paraît fier, mais sensible, mais tendre ;Il veut cacher les pleurs que je l'ai vu répandre. HERMODAN, à Sozame. Ses pleurs me sont suspects, ainsi que ses présents.Pardonne à mes soupçons, mais je crains les Persans. Ces esclaves brillants veulent au moins séduire.Peut-être c'est à toi qu'on cherche encore à nuire.Peut-être ton tyran, par ta fuite trompé,Demande ici ton sang à sa rage échappé.D'un prince quelquefois le malheureux ministre Pleure en obéissant à son ordre sinistre. SOZAME. Oubliant tous les Rois dans ces heureux climats,Je suis oublié d'eux, et je ne les crains pas. INDATIRE, à Sozame. Nous mourrions à tes pieds, avant qu'un témérairePût manquer seulement de respect à mon père. LE SCYTHE. S'il vient pour te trahir, va, nous l'en punirons.Si c'est un exilé, nous le protégerons. INDATIRE. Ouvrons en paix nos coeurs à la pure allégresse.Que nous fait d'un Persan la joie ou la tristesse ?Et qui peut chez le Scythe envoyer la terreur ? Ce mot honteux de crainte a révolté mon coeur.Mon père, mes amis, daignez de vos mains puresPréparer cet autel redouté des parjures,Ces festons, ces flambeaux, ces gages de ma foi. À Sozame.Viens offrir cette main qui combattra pour toi, Cette main trop heureuse à ta fille promise,Terrible aux ennemis, à toi toujours soumise. ACTE II SCÈNE PREMIÈRE. Obéide, Sulma. SULMA. Vous y résolvez-vous ? OBÉIDE. Oui, j'aurai le courageD'ensevelir mes jours en ce désert sauvage.On ne me verra point, lasse d'un long effort, D'un père inébranlable attendre ici la mort,Pour aller dans les murs de l'ingrate EcbataneEssayer d'adoucir la loi qui le condamne,Pour aller recueillir des débris dispersésQue tant d'avides mains ont en foule amassés. Quand sa fuite en ces lieux fut par lui méditée,Ma jeunesse peut-être en fut épouvantée,Mais j'eus honte bientôt de ce secret retour,Qui rappelait mon coeur à mon premier séjour.J'ai sans doute à ce coeur fait trop de violence Pour démentir jamais tant de persévérance.Je me suis fait enfin dans ces grossiers climatsUn esprit et des moeurs que je n'espérais pas.Ce n'est plus Obéide à la Cour adorée,D'esclaves couronnés à toute heure entourée ; Tous ces grands de la Perse à ma porte rampantsNe viennent plus flatter l'orgueil de mes beaux ans.D'un peuple industrieux les talents mercenairesDe mon goût dédaigneux ne sont plus tributaires.J'ai pris un nouvel être ; et s'il m'en a coûté Pour subir le travail avec la pauvreté,La gloire de me vaincre et d'imiter mon père,En m'en donnant la force est mon noble salaire. SULMA. Votre rare vertu passe votre malheur ;Dans votre abaissement je vois votre grandeur. Je vous admire en tout ; mais le coeur est-il maîtreDe n'aimer pas les lieux où le ciel nous fit naître ?La nature a ses droits ; ses bienfaisantes mainsOnt mis ce sentiment dans les faibles humains.On souffre en sa patrie ; elle peut nous déplaire ; Mais quand on l'a perdue, alors elle est bien chère. OBÉIDE. Si la Perse a pour toi des charmes si puissants,je te contrains pas, quitte moi, j'y consens ;J'en gémirai Sulma : dans mon palais nourrie,Tu fus en tous les temps le soutien de ma vie ; Mais je serais barbare en t'osant proposerDe supporter un joug qui commence à peser.Dans les lâches parents qui m'ont abandonnéeTu trouveras peut-être une âme assez bien née,Compatissante assez pour acquitter vers toi Ce que le sort m'enlève, et ce que je te dois.D'une pitié bien juste elle sera frappée,En voyant de mes pleurs une lettre trempée.Pars, ma chère Sulma ; revois, si tu le veux,La superbe Ecbatane et ses peuples heureux. Laisse dans ces déserts ta fidèle Obéide. SULMA. Ah ! Que la mort plutôt frappe cette perfide,Si jamais je conçois le criminel desseinDe chercher loin de vous un bonheur incertain !J'ai vécu pour vous seule ; et votre destinée Jusques à mon tombeau tient la mienne enchaînée.Mais je vous l'avouerai, ce n'est pas sans horreurQue je vois tant d'appas, de gloire, de grandeur,D'un soldat de Scythie être ici le partage. OBÉIDE. Après mon infortune, après l'indigne outrage Qu'a fait à ma famille, à mon âge, à mon nom,De l'immortel Cyrus un fatal rejeton ;Après la honte enfin, qu'une telle insolenceFait toujours rejaillir sur la faible innocence,Morte pour mon pays, et cachée en ces lieux, Tous les humains, Sulma, sont égaux à mes yeux ;Tout m'est indifférent ! SULMA. Ah ! Contrainte inutile !Est-ce avec des sanglots qu'on montre un coeur tranquille ? OBÉIDE. Hélas ! Veux-tu m'ôter, en croyant m'éblouir,Ce malheureux repos dont je cherche à jouir ! Cesse de m'affliger. Mon père veut un gendre ;Il ne l'ordonne point, mais je sais trop l'entendre.Le fils de son ami doit être préféré. SULMA. Votre choix est donc fait ! OBÉIDE. [Note : De jeunes filles dressent un autel au fond du théâtre.]Tu vois l'autel sacré.Que préparent déjà mes compagnes heureuses, Ignorant de l'hymen les chaînes dangereuses,Tranquilles, sans regrets, sans cruel souvenir. SULMA. D'où vient qu'à cet aspect vous paraissez frémir ? SCÈNE II. Obéide, Sulma, Indatire. INDATIRE. Cet autel me rappelle en ces forêts si chères ;Tu conduis tous mes pas, je devance nos pères. Je viens lire en tes yeux, entendre de ta voix,Que ton heureux époux est nommé par ton choix :L'hymen est parmi nous le noeud que la natureForme entre deux amants de sa main libre et pure.Chez les Persans, dit-on, l'intérêt odieux. Les folles vanités, l'orgueil ambitieux,De cent bizarres lois la contrainte importune,Soumettent tristement l'amour à la fortune.Ici le coeur fait tout, ici l'on vit pour soi ;D'un mercenaire hymen on ignore la loi, On fait sa destinée. Une fille guerrièreDe son guerrier chéri court la noble carrière,Se plaît à partager ses travaux et son sort,L'accompagne aux combats, et sait venger sa mort.Préfères-tu nos moeurs aux moeurs de ton Empire ? La sincère Obéide aime-t-elle Indatire ? OBÉIDE. Je connais tes vertus, j'estime ta valeur,Et de ton coeur ouvert la naïve candeur ;Je te l'ai déjà dit, je l'ai dit à mon père ;Et son choix et le mien doivent te satisfaire. INDATIRE. Non, tu sembles parler un langage étranger ;Et même en m'approuvant, tu viens de m'affliger.Dans les murs d'Ecbatane est-ce ainsi qu'on s'explique ?Obéide, est-il vrai qu'un astre tyranniqueDans cette ville immense a pu te mettre au jour ? Est-il vrai que les yeux brillèrent à la Cour,Et que l'on t'éleva dans ce riche esclavageDont à peine en ces lieux nous concevons l'image ?Dis-moi, chère Obéide, aurais-je le malheurQue le ciel t'eût fait naître au sein de la grandeur ? OBÉIDE. Ce n'est point ton malheur, c'est le mien... - Ma mémoireNe me retrace plus cette trompeuse gloire.Je l'oublie à jamais. INDATIRE. Plus ton coeur adoréEn perd le souvenir, plus je m'en souviendrai.Vois-tu d'un oeil content cet appareil rustique, Le monument heureux de notre culte antique,Où nos pères bientôt recevront les sermentsDont nos coeurs et nos dieux sont les sacrés garants ?Obéide, il n'a rien de la pompe inutileQui fatigue ces Dieux dans ta superbe ville. Il n'a pour ornement que des tissus de fleurs,Présents de la nature, images de nos coeurs. OBÉIDE. Va, je crois que des Cieux le grand et juste maîtrePréfère ce saint culte, et cet autel champêtre,À nos temples fameux que l'orgueil a bâtis. Les Dieux qu'on y fait d'or y sont bien mal servis. INDATIRE. Sais-tu que ces Persans venus sur ces rivagesVeulent voir notre fête et nos riants bocages ?Par la main des vertus ils nous verront unis. OBÉIDE. Les Persans ! - Que dis-tu ? - Les Persans ! INDATIRE. Tu frémis ! Quelle pâleur, ô ciel ! Sur ton front répandue !Des esclaves d'un roi peux-tu craindre la vue ? OBÉIDE. Ah ! Ma chère Sulma ! SULMA. Votre père et le sienViennent former ici votre éternel lien ! INDATIRE. Nos parents, nos amis, tes compagnes fidèles. Viennent tous consacrer nos fêtes solennelles. OBÉIDE, à Sulma. Allons, - je l'ai voulu. SCÈNE III. Obéide, Sulma, Indatire, Sozame, Hermodan. Des filles couronnées de fleurs, et des Scythes sans armes font un demi-cercle autour de l'autel. HERMODAN. Voici l'autel sacré,L'autel de la nature à l'amour préparé,Où je fis mes serments, où jurèrent nos pères. À Obéide.Nous n'avons point ici de plus pompeux mystères ; Notre culte, Obéide, est simple comme vous. SOZAME, à Obéide. De la main de ton père accepte ton époux. Obéide et Indatire mettent la main sur l'autel. INDATIRE. Je jure à ma patrie, à mon père, à moi-même,À nos Dieux éternels, à cet objet que j'aime,De l'aimer encor plus quand cet heureux moment Aura mis Obéide aux mains de son amant ;Et, toujours plus épris, et toujours plus fidèle,De vivre, de combattre, et de mourir pour elle. OBÉIDE. Je me soumets, grands Dieux, à vos augustes lois ;Je jure d'être à lui. - Ciel ! Qu'est-ce que je vois ! Ici Athamare et des Persans paraissent dans le fond. SULMA. Ah ! Madame. OBÉIDE. Je meurs, qu'on m'emporte. INDATIRE. Ah ! Sozame,Quelle terreur subite a donc frappé son âme ?Compagnes d'Obéide, allons à son secours. Les femmes Scythes sortent avec Indatire. SCÈNE IV. Sozame, Hermodan, Athamare, Hircan, Scythes. SOZAME. Scythes, demeurez tous... Voici donc de mes joursLe jour le plus étrange et le plus effroyable. Athamare avance avec deux suivants.Athamare, est-ce toi ? Quel sort impitoyableT'a conduit dans ces lieux de retraite et de paix ?Tu dois être content des maux que tu m'as faits.Ton indigne monarque avait proscrit ma tête ;Viens-tu la demander ? Malheureux, elle est prête ; Mais tremble pour la tienne. Apprends que tu te voisChez un peuple équitable et redouté des rois.Je demeure étonné de l'audace inouïeQui t'amène si loin pour hasarder ta vie. ATHAMARE. Peuple juste, écoutez ; je m'en remets à vous. Le neveu de Cyrus vous fait juge entre nous.Apprenez que dans moi vous voyez un coupable ;Vous voyez dans Somaze un vieillard vénérableQui soutint autrefois de ses vaillantes mains Le pouvoirs dont Cyrus effraya les humains. Quand Smerdis a régné, ma fougueuse jeunesse,A du brave Somaze affligé a vieillesse.Smerdis l'a dépouillé de ses biens, de son rang.Une sentence inique a poursuivi son sang.Ce prince est chez les morts ; et la première idée Dont après son trépas mon âme est possédée,Est de rendre justice à cet infortuné.Oui, Sozame, à tes pieds les Dieux m'ont amenéPour expier ma faute hélas trop pardonnable ;La suite en fut terrible, inhumaine, exécrable ; Elle accabla mon coeur ; il la faut réparer.Dans tes honneurs passés daigne à la fin rentrer.Je partage avec toi mes trésors, ma puissance ;Ecbatane est du moins sous mon obéissance ;C'est tout ce qui demeure aux enfants de Cyrus ; Tout le reste a subi les lois de Darius.Mais je suis assez grand, si ton coeur me pardonne.Ton amitié, Sozame, ajoute à ma couronne.Approuve mes regrets, mon repentir, mes voeux.L'objet de mes remords est de te rendre heureux. Renonce à tes déserts, et revois ta patrie ;Écoute en ta faveur ton prince qui te prie,Qui met à tes genoux sa faute et ses douleurs,Et qui s'honore encore de les baigner de pleurs. HERMODAN. Je me sens attendri d'un spectacle si rare. SOZAME. Tu ne me séduis point, malheureux Athamare.Si le repentir seul avait pu t'amener.Malgré tous mes affronts je saurais pardonner.Tu sais quel est mon coeur ; il n'est point inflexible.Mais je lis dans le tien ; je le connais sensible. Je vois trop les chagrins dont il est désolé :Et ce n'est pas pour moi que tes pleurs ont coulé.Il n'est plus temps ; adieu. Les champs de la ScythieMe verront achever ma languissante vie.Retourne en tes états où tu devais rester ; Abandonne un objet qui te les fit quitter.Tu m'entends, il suffit. Va, pars, et rends-moi grâceDe ne pas révéler ton imprudence audace.Ami, courons chercher et ma fille et ton fils. HERMODAN. Viens, redoublons les noeuds qui nous ont tous unis. SCÈNE V. Athamare, Hircan. ATHAMARE. Je demeure immobile. Ô ciel ! Ô destinée !Ô passion fatale à me perdre obstinée !Il n'est plus temps, dit-il : il a pu sans pitiéSouffrir à ses genoux maître humilié.Ami, quand nous percions cette horde assemblée, J'ai vu près de l'autel une femme voilée,Qu'on a soudain soustraite à mon oeil égaré.Quel est donc cet autel de guirlandes paré ?Quelle était cette fête en ces lieux ordonnée ?Pour qui brûlaient ici les flambeaux d'hyménée ? Ciel ! Quel temps je prenais ! À cet aspect d'horreurMes remords douloureux se changent en fureur.Grands dieux, s'il était vrai ! HIRCAN. Dans les lieux où vous êtesGardez-vous d'écouter ces fureurs indiscrètes.Respectez, croyez-moi, les modestes foyers D'agrestes habitants, mais de vaillants guerriers,Qui, sans ambition, comme sans avarice,Observateurs zélés de l'exacte justice,Ont mis leur seule gloire en leur égalité,De qui vos grandeurs même irritent la fierté. N'allez point alarmer leur noble indépendance ;Ils savent la défendre ; ils aiment la vengeance ;Ils ne pardonnent point quand ils sont offensés. ATHAMARE. Tu t'abuses, ami ; je les connais assez ;J'en ai vu dans nos camps, j'en ai vu dans nos villes, De ces Scythes altiers, à nos ordres dociles,Qui briguaient, en vantant leurs stériles climatsL'honneur d'être comptés au rang de nos soldats. HIRCAN. Mais, souverains chez eux... ATHAMARE. Ah ! C'est trop contredireLe dépit qui me ronge, et l'amour qui m'inspire. Ma passion m'emporte, et ne raisonne pas.Si j'eusse été prudent, serais-je en leurs États !Au bout de l'univers Obéide m'entraîne ;Son esclave échappé lui rapporte sa chaîne,Pour l'enchaîner moi-même au sort qui me poursuit, Pour l'arracher des lieux où sa douleur me fuit,Pour la sauver enfin de l'indigne esclavageQu'un malheureux vieillard impose à son jeune âge ;Pour mourir à ses pieds d'amour et de fureur,Si ce coeur déchiré ne peut fléchir son coeur. HIRCAN. Mais si vous écoutiez... ATHAMARE. Non - je n'écoute qu'elle. HIRCAN. Attendez. ATHAMARE. Que j'attende ? Et que de la cruelleUn rival méprisable, à mes yeux possesseur,Insulte mon amour, outrage mon honneur !Que du bien qu'il m'arrache il soit en paix le maître ! Mais trop tôt, cher ami, je m'alarme peut-être.Son père à ce vil choix pourra-t-il la forcer ?Entre un Scythe et son maître a-t-elle à balancer ?Dans son coeur autrefois j'ai vu trop de noblesse,Pour croire qu'à ce point son orgueil se rabaisse. HIRCAN. Mais si dans ce choix même elle eût mis sa fierté ! ATHAMARE. De ce doute offensant je suis trop irrité.Allons : si mes remords n'ont pu fléchir son père,S'il méprise mes pleurs, - qu'il craigne ma colère.Je sais qu'un prince est homme, et qu'il peut s'égarer. Mais lorsqu'au repentir facile à se livrer,Reconnaissant sa faute et s'oubliant soi-même,Il va jusqu'à flétrir l'honneur du rang suprême,Quand il répare tout, il faut se souvenirQue s'il demande grâce, il la doit obtenir. ACTE III SCÈNE PREMIÈRE. Athamare, Hircan. ATHAMARE. Quoi ! Je ne puis la voir ! Ô tendresse ! Ô courroux !Que d'affronts redoublés ! HIRCAN. Seigneur contraignez vous. ATHAMARE. Me contraindre ! Qui ? Moi ! HIRCAN. Ses compagnes tremblantesRappelaient ses esprits sur ses lèvres mourantes... ATHAMARE. Elle était en danger ? Obéide ! HIRCAN. Oui, Seigneur ; Et, ranimant à peine un reste de chaleur,Dans ces cruels moments, d'une voix affaiblie,Sa bouche a prononcé le nom de la Médie.Un Scythe me l'a dit ; un Scythe qu'autrefoisLa Médie avait vu combattre sous nos lois. Son père et son époux sont encore auprès d'elle. ATHAMARE. Qui ! Son époux, un Scythe ! HIRCAN. Eh quoi, cette nouvelleÀ votre oreille encor, Seigneur, n'a pu voler ! ATHAMARE. Eh ! Qui des miens, hors toi, m'ose jamais parler ?De mes honteux secrets quel autre a pu s'instruire ? Son époux, me dis-tu ? HIRCAN. Le vaillant Indatire,Jeune, et de ces cantons l'espérance et l'honneur,Lui jurait ici même une éternelle ardeur,Sous ces mêmes cyprès, à cet autel champêtre,Aux clartés des flambeaux que j'ai vus disparaître. Vous n'étiez pas encore arrivé vers l'autel,Qu'un long tressaillement suivi d'un froid mortelA fermé les beaux yeux d'Obéide oppressée.Des filles de Scythie une foule empresséeLa portait en pleurant sous ces rustiques toits, Asile malheureux dont son père a fait choix.Ce vieillard la suivait d'une démarche lente,Sous le fardeau des ans affaiblie et pesante,Quand vous avez sur vous attiré ses regards. ATHAMARE. Mon coeur, à ce récit, ouvert de toutes parts, De tant d'impressions sent l'atteinte subite ;Dans ses derniers replis un tel combat s'excite,Que sur aucun parti je ne puis me fixer ;Et je démêle mal ce que je puis penser.Mais d'où vient qu'en ce temple Obéide rendue, En touchant cet autel est tombée éperdue !Parmi tous ces pasteurs elle aura d'un coup d'oeilReconnu des Persans le fastueux orgueil.Ma présence à ses yeux a montré tous mes crimes,Mes amours emportés, mes feux illégitimes, À l'affreuse indigence un père abandonné,Par un monarque injuste à la mort condamné,Sa fuite, son séjour en ce pays sauvage,Cette foule de maux qui sont tous mon ouvrage.Elle aura rassemblé ces objets de terreur ; Elle imite son père, et je lui fais horreur. HIRCAN. Il serait bien affreux, j'ose ici vous le dire,Que vous eussiez quitté le soin de votre Empire,Chargé d'un repentir si noble et si profond,Pour venir en Scythie essuyer une affront. ATHAMARE. Ah ! Lorsqu'elle m'a vu, si son âme surpriseD'une ombre de pitié s'était au moins éprise,Si, lisant dans mon coeur, son coeur eût éprouvéUn tumulte secret faiblement élevé ! -Cher ami, je m'égare, et je me rends justice ; Je fais ce qu'on me doit ; il faut qu'on me haïsse.Qu'ai-je fait, malheureux ! Et quel sera mon sort ?Mon aspect en tout temps lui porta donc la mort !Mais, dis-tu, dans le mal qui menaçait sa vie,Sa bouche a prononcé le nom de sa patrie ! HIRCAN. Elle l'aime sans doute. ATHAMARE. Ah ! Pour me secourirC'est une arme du moins qu'elle daigne m'offrir.Elle aime sa patrie - elle épouse Indatire ! -Va, l'honneur dangereux où le barbare aspireLui coûtera bientôt un sanglant repentir. C'est un crime trop grand pour ne le pas punir. HIRCAN. Pensez-vous être encor dans les murs d'Ecbatane ?Là votre voix décide, elle absout ou condamne.Ici vous péririez : vous êtes dans des lieuxQue jadis arrosa le sang de vos aïeux. ATHAMARE. Eh bien ! J'y périrai. HIRCAN. Quelle fatale ivresse !Âge des passions ! Trop aveugle jeunesse !Où conduis-tu les coeurs à leurs penchants livrés ? ATHAMARE. Qui vois-je donc paraître en ces champs abhorrés ? Indatire passe dans le fond du théâtre, à la tête d'une troupe de guerriers.Que veut le fer en main cette troupe rustique ? HIRCAN. On m'a dit qu'en ces lieux c'est un usage antique.Ce sont de simples jeux par le temps consacrés,Dans les jours de l'hymen noblement célébrés.Tous leurs jeux sont guerriers ; la valeur les apprête.Voyez-vous Indatire ? Il s'avance à leur tête. Tout le sexe est exclu de ces solennités,Et les moeurs de ce peuple ont des sévéritésQui pourraient des Persans condamner la licence. ATHAMARE. Grands dieux ! Vous me voulez conduire en sa présence.Cette fête du moins m'apprend que vos secours Ont dissipé l'orage élevé sur ses jours.Oui, mes yeux la verront. HIRCAN. Oui, Seigneur, ObéideMarche vers la cabane où son père réside.Je l'aperçois. ATHAMARE. Va, cours, obtiens, si tu le peux,De ce père implacable un pardon généreux. - Des chaumes ! Des roseaux ! Voilà donc sa retraite !Ah ! Peut-être elle y vit tranquille et satisfaite.Et moi... SCÈNE II. Obéide, Sulma, Athamare. ATHAMARE. Non, demeurez, ne vous détournez pas.De vos regards du moins honorez mon trépas.Qu'à vos genoux tremblants un malheureux périsse ! OBÉIDE. Ah ! Sulma, qu'en tes bras mon désespoir finisse !C'en est trop. - Laisse-moi, fatal persécuteur ;Va, c'est toi qui reviens pour m'arracher le coeur. ATHAMARE. Écoute un seul moment. OBÉIDE. Et le dois-je, barbare ?Dans l'état où je suis que peut dire Athamare ? ATHAMARE. Tu sais que mes forfaits, que tes calamités,Ta malheureuse fuite en ces bord écartés,Tout fut fait par l'amour. Cet amour qui t'offense,Alla dans ses excès jusqu'à la violence.Par un autre hyménée enchaîné malgré moi, Je ne pouvais t'offrir un rang digne de toi.J'outrageais ta vertu, quand j'adorais tes charmes.J'ai payé ce moment de quatre ans de mes larmes.Le malheurs inouïs sur ta tête amassés,Je les ai tous sentis, et tu m'en crois assez : Mon abord en ces lieux le fait assez connaître.Le ciel de tous côtés m'a fait enfin mon maître ;Smerdis et mon épouse en un même tombeauDe mon fatal hymen ont éteint le flambeau.Ectabane est à moi. - Non, pardonne, Obéïde, Esctabane est à toi ; L'Euphrate, la Perside,Et la superbe Épypte, et les bords Indiens,Seraient tous à tes pieds s'ils pouvaient être aux miens.Mais mon trône, et ma vie, et toute la natureSont d'un trop faible prix pour payer ton injure. Ton grand coeur, Obéide, ainsi que ta beauté,Est au-dessus d'un rang dont il n'est point flatté ;Que la pitié du moins le désarme et le touche.Les climats où tu vis l'ont-ils rendu farouche ?Ô coeur né pour aimer, ne peux-tu que haïr ? Image de nos dieux, ne sais-tu que punir ?Ils savent pardonner. Va, ta bonté doit plaindreTon criminel amant que tu vois sans le craindre. OBÉIDE. Que m'as-tu dit, cruel ? Et pourquoi de si loinViens-tu de me troubler prendre le triste soin, Tenter dans ces forêts ma misère tranquille,Et chercher un pardon - qui serait inutile ?Quand tu m'osas aimer pour la première fois,Ton roi d'un autre hymen t'avait prescrit les lois.Sans un crime à mon coeur tu ne pouvais prétendre ; Sans un crime plus grand je ne saurais t'entendre.Ne fais point sur mes sens d'inutiles efforts :Je me vois aujourd'hui ce que tu fus alors.Sous la loi de l'hymen Obéide respire ;Prends pitié de mon sort, - et respecte Indatire. ATHAMARE. Un Scythe ! Un vil mortel ! OBÉIDE. Pourquoi méprises-tuUn homme, un citoyen - qui te passe en vertu ? ATHAMARE. Non, c'est pousser trop loin ta haine et ton outrage.Non, les Dieux ont brisé cet infâme esclavage.Eux-mêmes ils t'ont ravi l'usage de tes sens, Lorsque tu prononçais tes malheureux serments,Qui sans doute offensaient leur majesté suprême,Et l'honneur de ta race aussi bien que moi-même :Et je jure à ces Dieux de ton honneur jalouxQu'Indatire jamais ne sera ton époux. OBÉIDE. Tu ne saurais changer a loi de sa contrée :Elle seule y commande, elle est toujours sacrée.C'en est fait, - pour jamais le joug est imposé,Par aucune puissance il ne sera brisé.Il est d'autant plus saint, d'autant plus redoutable, Que mon père en tout temps à mes voeux favorables,Du pouvoir paternel oubliant tous les droits,En m'offrant un époux n'a point forcé mon choix. ATHAMARE. Ah ! Cruelle !... OBÉIDE. Arrachée au reste de la terre,J'étais morte pour toi, je vivais pour mon père. Ses malheurs, ses vieux ans avaient besoin d'appui,Il en demandait un, je le donne aujourd'hui.Mes jours étaient affreux. Si l'hymen en dispose.Si tout finit pou moi, toi seul en es la cause.Toi seul m'as condamné à vivre en ces déserts. ATHAMARE. Je t'en viens arracher. OBÉIDE. Laisse moi dans mes fers ;Je me les suis donnés. ATHAMARE. Tes mains n'ont point encoreFormé l'indigne noeud dont un Scythe s'honore. OBÉIDE. J'ai fait serment au ciel. ATHAMARE. Il ne reçoit pas ;C'est pour l'anéantir qu'il a guidé mes pas. OBÉIDE. Ah ! - c'est pour mon malheur. - ATHAMARE. Elle était de t'aimer. OBÉIDE. Périsse la mémoireDe mes malheurs passés, de tes cruels amours ! ATHAMARE. Obéide à la haine a consacré ses jours ! OBÉIDE. Mes jours étaient affreux ; si l'hymen en dispose, Si tout fiait pour moi, toi seul en es la cause ;Toi seul as préparé ma mort dans ces déserts.[4] ATHAMARE. Je t'en viens arracher. OBÉIDE. Rien ne rompra mes fers ;Je me les suis donnés. ATHAMARE. Tes mains n'ont point encoreFormé l'indigne noeud dont un Scythe s'honore. OBÉIDE. J'ai fait serment au ciel. ATHAMARE. Il ne le reçoit pas.C'est pour l'anéantir qu'il a guidé mes pas. OBÉIDE. Ah ! - c'est pour mon malheur. - ATHAMARE. Obtiendrais-tu d'un pèreQu'il laissât libre au moins une fille si chère,Que son coeur envers moi ne fût point endurci, Et qu'il cessât enfin de s'exiler ici ?Dis-lui... OBÉIDE. N'y compte pas. Le choix que j'ai dû faireDevenait un parti conforme à ma misère :Il est fait ; mon honneur ne peut le démentir,Et Sozame jamais n'y pourrait consentir : Sa vertu t'est connue ; elle est inébranlable. ATHAMARE. Elle l'est dans la haine ; et lui seul est coupable. OBÉIDE. Tu ne le fus que trop ; tu l'es de me revoir,De m'aimer, d'attendrir un coeur au désespoir.Destructeur malheureux d'une triste famille, Laisse pleurer en paix et le père et la fille.Il vient ; sors. ATHAMARE. Je ne puis. OBÉIDE. Sors ; ne l'irrite pas. ATHAMARE. Non, tous deux à l'envi donnez-moi le trépas. OBÉIDE. Au nom de mes malheurs et de l'amour funesteQui des jours d'Obéide empoisonne le reste, Fuis ; ne l'outrage plus par ton fatal aspect. ATHAMARE. Juge de mon amour ; il me force au respect.J'obéis. - Allons voir quel sang je dois répandre. SCÈNE III. Sozame, Obéide, Sulma. SOZAME. Dieux ! Athamare encore !- et tu viens de l'entendreCe fatal ennemi nous poursuivra toujours ! Il vient flétrir ici les derniers de mes jours.De ses faibles états dont il est maître à peine,De notre obscur asile on voit ce qui l'amène.Je reconnais en lui cet espoir indomptéQue ni frein, ni raison n'ont jamais arrêté. Qu'il ne se flatte pas que le déclin de l'âgeRende un père insensible à ce nouvel outrage. OBÉIDE. Mon père - il vous respecte - il ne me verra plus :Pour jamais à le fuir mes voeux sont résolus. SOZAME. Indatire est à toi. OBÉIDE. Je le sais. SOZAME. Ton suffrage, Dépendant de toi seule, a reçu son hommage. OBÉIDE. J'ai cru vous plaire au moins ; - j'ai cru que sans fiertéLe fils de votre ami devait être accepté. SOZAME. Sais-tu ce qu'Athamare à ma honte proposePar un de ces Persans dont son pouvoir dispose ? OBÉIDE. Qu'a-t-il pu demander ? SOZAME. De violer ma foi,De briser tes liens, de le suivre avec toi,D'arracher ma vieillesse à ma retraite obscure,De mendier chez lui le prix de ton parjure,D'acheter par la honte une ombre de grandeur. OBÉIDE. Comment recevez-vous cette offre ? SOZAME. Avec horreur.Ma fille, au repentir il n'est aucune voie.Triomphant dans nos jeux, plein d'amour et de joie,Indatire, en tes bras, par son père conduit,De l'amour le plus pur attend le digne fruit : Rien n'en doit altérer l'innocente allégresse.Les Scythes sont humains, et simples sans bassesse ;Mais leurs naïves moeurs ont de la dureté ;On ne les trompe point avec impunité :Et surtout, de leurs lois vengeurs impitoyables, Ils n'ont jamais, ma fille, épargné des coupables. OBÉIDE. Seigneur, vous vous borniez à me persuader ;Pour la première fois pourquoi m'intimider ?Vous savez si, du sort bravant les injustices,J'ai fait depuis quatre ans d'assez grands sacrifices ; S'il en fallait encor, je les ferais pour vous.Je ne craindrai jamais mon père ou mon époux.Je vois tout mon devoir - ainsi que ma misère.Allez, - Vous n'avez point de reproche à me faire. SOZAME. Pardonne à ma tendresse un reste de frayeur. Triste et commun effet de l'âge et du malheur ?Je tremble seulement que ton coeur ne gémisse.Ô de ms derniers ans tendre consolatrice,Va, ton père est bien loin e te rien reprocher.Ton époux fut ton choix, et sans doute il t'est cher. Je vrais trouver son père, et préparer la fête.Rien ne troublera plus ton bonheur qui s'apprête. Il sort. Scène IV. Obéide, Sulma. SULMA. Quelle fête cruelle ! Ainsi dans ce séjourVos beaux jours enterrés sont perdus sans retour ? OBÉIDE. Ah dieux ! SULMA. Votre pays, la cour qui vous vit naître, Un prince généreux... qui vous plaisait peut-être,Vous les abandonnez sans crainte et sans pitié ? OBÉIDE. Mon destin l'a voulu - j'ai tout sacrifié. SULMA. Haïriez-vous toujours la cour et la patrie ? OBÉIDE. Malheureuse ! - Jamais je ne l'ai tant chérie. SULMA. Ouvrez-moi votre coeur : je le mérite. OBÉIDE. Hélas !Tu n'y découvrirais que d'horribles combats ;Il craindrait trop ta vue et ta plainte importune.Il est des maux, Sulma, que nous fait la fortune ;Il en est de plus grands dont le poison cruel, Préparé par nos mains, porte un coup plus mortel.[1]Mais lorsque dans l'exil, à mon âge, on rassemble,Après un sort si beau, tant de malheurs ensemble,Lorsque tous leurs assauts viennent se réunir,Un coeur, un faible coeur les peut-il soutenir ? SULMA. Ecbatane... un grand prince... OBÉIDE. Ah ! Fatal Athamare !Quel démon t'a conduit dans ce séjour barbare ?Que t'a fait Obéide ? Et pourquoi découvrirCe trait longtemps caché qui me faisait mourir ?Pourquoi, renouvelant ma honte et ton injure. De tes funestes mains déchirer ma blessure ? SULMA. Madame, c'en est trop ; c'est trop vous immolerÀ ces préjugés vains qui viennent vous troubler,À d'inhumaines lois d'une horde étrangère,Dont un père exilé chargea votre misère. Hélas ! contre les rois son trop juste courrouxNe sera donc jamais retombé que sur vous !Quand vous le consolez, faut-il qu'il vous opprime ?Soyez sa protectrice, et non pas sa victime.Athamare est vaillant, et de braves soldats Ont jusqu'en ces déserts accompagné ses pas.Athamare, après tout, n'est-il pas votre maître ? OBÉIDE. Non. SULMA. C'est en ses États que le ciel vous fît naître.N'a-t-il donc pas le droit de briser un lien,L'opprobre de la Perse, et le vôtre, et le sien ? M'en croirez-vous ? partez, marchez sous sa conduite.Si vous avez d'un père accompagné la fuite,Il est temps à la fin qu'il vous suive à son tour ;Qu'il renonce à l'orgueil de dédaigner sa cour ;Que sa douleur farouche, à vous perdre obstinée, Cesse enfin de lutter contre sa destinée. OBÉIDE. Non, ce parti serait injuste et dangereux ;Il coûterait du sang ; le succès est douteux ;Mon père expirerait de douleur et de rage. -Enfin l'hymen est fait : - je suis dans l'esclavage. L'habitude à souffrir pourra fortifierMon courage éperdu qui craignait de plier. SULMA. Vous pleurez cependant, et votre oeil qui s'égareParcourt avec horreur cette enceinte barbare,Ces chaumes, ces déserts, où des pompes des rois Je vous vis descendue aux plus humbles emplois ;Où d'un vain repentir le trait insupportableDéchire de vos jours le tissu misérable. -Quel parti prenez vous ? OBÉIDE. Celui du désespoir. SULMA. Dans cet état affreux, que faire ? OBÉIDE. - Mon devoir. L'honneur de le remplir, le secret témoignageQue la vertu se rend, qui soutient le courage,Qui seul en est le prix, et que j'ai dans mon coeur.Me tiendra lieu de tout, et même du bonheur. ACTE IV SCÈNE PREMIÈRE. Athamare, Hircan. ATHAMARE. Penses-tu qu'Indatire osera me parler ? HIRCAN. Il l'osera, seigneur. ATHAMARE. Qu'il vienne : - Il doit trembler. HIRCAN. Les Scythes, ci-oyez-moi, connaissent peu la crainte ;Mais d'un tel désespoir votre âme est-elle atteinte,Que vous avilissiez l'honneur de votre rang,Le sang du grand Cyrus mêlé dans votre sang, Et d'un trône si saint le droit inviolable,Jusqu'à vous compromettre avec un misérable,Qu'on verrait, si le sort l'envoyait parmi nous,À vos premiers suivants ne parler qu'à genoux ;Mais qui, sur ses foyers, peut avec insolence Braver impunément un prince et sa puissance ? ATHAMARE. Je m'abaisse, il est vrai ; mais je veux tout tenter.Je descendrais plus bas pour la mieux mériter.Ma honte est de la perdre ; et ma gloire éternelleSerait de m'avilir pour m'élever vers elle. Penses-tu qu'Indatire en sa grossièretéAit senti comme moi le prix, de sa beauté ?Un Scythe aveuglément suit l'instinct qui le guide ;Ainsi qu'une autre femme il épouse Obéide.L'amour, la jalousie, et ses emportements, N'ont point dans ces climats apporté leurs tourments ;De ces vils citoyens l'insensible rudesse,En connaissant l'hymen, ignore la tendresse.Tous ces grossiers humains sont indignes d'aimer. HIRCAN. L'univers vous dément ; le ciel sait animer Des mêmes passions tous les êtres du monde.Si du même limon la nature féconde,Sur un modèle égal ayant fait les humains,Varie à l'infini les traits de ses dessins,Le fond de l'homme reste, il est partout le même ; Persan, Scythe, Indien, tout défend ce qu'il aime. ATHAMARE. Je le défendrai donc, je saurai le garder. HIRCAN. Vous hasardez beaucoup. ATHAMARE. Que puis-je hasarder ?Ma vie ? elle n'est rien sans l'objet qu'on m'arracheMon nom ? quoi qu'il arrive, il restera sans tache ; Mes amis ? ils ont trop de courage et d'honneurPour ne pas immoler sous le glaive vengeurCes agrestes guerriers dont l'audace indiscrètePourrait inquiéter leur marche et leur retraite. HIRCAN. Ils mourront à vos pieds, et vous n'en doutez pas. ATHAMARE. Ils vaincront avec moi... Qui tourne ici ses pas ? HIRCAN. Seigneur, je le connais, c'est lui, c'est Indatire. ATHAMARE. Allez : que loin de moi ma garde se retire ;Qu'aucun n'ose approcher sans mes ordres exprès ;Mais qu'on soit prêt à tout. SCÈNE II. Athamare, Indatire. ATHAMARE. Habitant des forêts, Sais-tu bien devant qui ton sort te fait paraître ? INDATIRE. On prétend qu'une ville en toi révère un maître,Qu'on l'appelle Ecbatane, et que du mont TaurusOn voit ses hauts remparts élevés par Cyrus.On dit (mais j'en crois peu la vaine renommée) Que tu peux dans la plaine assembler une armée,Une troupe aussi forte, un camp aussi nombreuxDe guerriers soudoyés, et d'esclaves pompeux,Que nous avons ici de citoyens paisibles. ATHAMARE. Il est vrai, j'ai sous moi des troupes invincibles : Le dernier des Persans, de ma solde honoré,Est plus riche, et plus grand, et plus considéré,Que tu ne saurais l'être aux lieux de ta naissance,Où le ciel vous fit tous égaux par l'indigence. INDATIRE. Qui borne ses désirs est toujours riche assez. ATHAMARE. Ton coeur ne connaît point les voeux intéressés ;Mais la gloire, Indatire ? INDATIRE. Elle a pour moi des charmes. ATHAMARE. Elle habite à ma cour, à l'abri de mes armes :On ne la trouve point dans le fond des déserts ;Tu l'obtiens près de moi, tu l'as, si tu me sers. Elle est sous mes drapeaux ; viens avec moi t'y rendre. INDATIRE. À servir sous un maître on me verrait descendre ! ATHAMARE. Va, l'honneur de servir un maître généreux,Qui met un digne prix aux exploits belliqueux,Vaut mieux que de ramper dans une république, Ingrate en tous les temps, et souvent tyrannique.Tu peux prétendre à tout en marchant sous ma loi :J'ai parmi mes guerriers des Scythes comme toi. INDATIRE. Tu n'en as point. Apprends que ces indignes Scythes,Voisins de ton pays, sont loin de nos limites. Si l'air de tes climats a pu les infecter,Dans nos heureux cantons il n'a pu se porter.Ces Scythes malheureux ont connu l'avarice ;La fureur d'acquérir corrompit leur justice ;Ils n'ont su que servir ; leurs infidèles mains Ont abandonné l'art qui nourrit les humains,Pour l'art qui les détruit, l'art affreux de la guerre.Ils ont vendu leur sang aux maîtres de la terre.Meilleurs citoyens qu'eux, et plus braves guerriers,Nous volons aux combats, mais c'est pour nos foyers. Nous savons tous mourir, mais c'est pour la patrie.Nul ne vend parmi nous son honneur ou sa vie.Nous serons, si tu veux, tes dignes alliés.Mais on n'a point d'amis alors qu'ils sont payés.Apprends à mieux juger de ce peuple équitable, Égal à toi, sans doute, et non moins respectable. ATHAMARE. Élève ta patrie, et cherche à la vanter ;C'est le recours du faible, on peut le supporter.Ma fierté, que permet la grandeur souveraineNe daigne pas ici lutter contre la tienne. - Te crois-tu juste au moins ? INDATIRE. Oui, je puis m'en flatter. ATHAMARE. Rends-moi donc le trésor que tu viens de m'ôter ? INDATIRE. À toi ! ATHAMARE. Rends à son maître une de ses sujettesQu'un indigne destin traîna dans ces retraites ;Un bien dont nul mortel ne pourra me priver, Et que sans injustice on ne peut m'enlever.Rends sur l'heure Obéide. INDATIRE. À ta superbe audace,À tes discours altiers, à cet air de menace,Je veux bien opposer la modérationQue l'univers estime en notre nation. Obéide, dis-tu, de toi seul doit dépendre ;Elle était ta sujette ! Oses-tu bien prétendreQue des droits des mortels on ne jouisse pas,Dès qu'on a le malheur de naître en tes États ?Le ciel, en le créant, forma-t-il l'homme esclave ? La nature qui parle, et que ta fierté brave,Aura-t-elle à la glèbe attaché les humainsComme les vils troupeaux mugissants sous nos mains ?Que l'homme soit esclave aux champs de la Médie,Qu'il rampe, j'y consens ; il est libre en Scythie. Au moment qu'Obéide honora de ses pasLe tranquille horizon qui borde nos états,[Note : Apanage : Terme de féodalité. Terres ou certaines portions du domaine royal qu'on donne aux princes pour leur subsistance, mais qui reviennent à la couronne après l'extinction de leurs descendants mâles. [L]]La liberté, la paix, qui sont notre apanage,L'heureuse égalité, les biens du premier âge,Ces biens que des Persans aux mortels ont ravis, Ces biens, perdus ailleurs, et par nous recueillis,De la belle Obéide ont été le partage. ATHAMARE. Fier et très passionné.Il en est un plus grand, celui que mon courageÀ l'univers entier oserait disputer,Que tout autre qu'un roi ne saurait mériter, Dont tu n'auras jamais qu'une imparfaite idée,Et dont avec fureur mon âme est possédée ;Son amour : c'est le bien qui doit m'appartenir ;À moi seul était dû l'honneur de la servir.Oui, je descends enfin jusqu'à daigner te dire Que de ce coeur altier je lui soumis l'empire,Avant que les destins eussent pu t'accorderL'heureuse liberté d'oser la regarder.Ce trésor est à moi, barbare, il faut le rendre. INDATIRE. Imprudent étranger, ce que je viens d'entendre Excite ma pitié plutôt que mon courroux.Sa libre volonté m'a choisi pour époux ;Ma probité lui plut ; elle l'a préféréeAux recherches, aux voeux de toute ma contrée :Et tu viens de la tienne ici redemander Un coeur indépendant qu'on vient de m'accorder !Ô toi qui te crois grand, qui l'es par l'arrogance,Sors d'un asile saint, de paix et d'innocence ;Fuis ; cesse de troubler, si loin de tes états,Des mortels tes égaux qui ne t'offensent pas. Tu n'es pas prince ici. ATHAMARE. Ce sacré caractèreM'accompagne en tous lieux sans m'être nécessaire.Je suis homme, on m'outrage, et ce fer me suffitPour remettre en mes mains le bien qu'on me ravit.Cède Obéide, ou meurs, ou m'arrache la vie. INDATIRE. Quoi ! Nous t'avons en paix reçu dans ma patrie,Ton accueil nous flattait, notre simplicitéN'écoutait que les droits de l'hospitalité ;Et tu veux me forcer, dans la même journéeDe souiller par ta mort un si saint hyménée ! ATHAMARE. Meurs, te dis-je, ou me tue : - On vient, retire-toi,Et si tu n'es un lâche... INDATIRE. Ah ! c'en est trop... ATHAMARE. Suis-moi,Je te fais cet honneur. Il sort. SCÈNE III. Indatire, Hermodan, Sozame, Un Scythe. HERMODAN, à Indatire, qui est près de sortir. Viens ; ma main paternelle,Te remettra, mon fils, ton épouse fidèle.Viens, le festin t'attend. INDATIRE. Bientôt je vous suivrai : Allez. - Ô cher objet ! Je te mériterai. Il sort. SCÈNE IV. Hermodan, Sozame, Un Scythe. SOZAME. Pourquoi ne pas nous suivre ? Il diffère... HERMODAN. Ah ! Sozame,Cher ami, dans quel trouble il a jeté mon âme !As-tu vu sur son front des signes de fureur ? SOZAME. Que ! en serait l'objet ? HERMODAN. Peut-être que mon coeur Conçoit d'un vain danger la crainte imaginaire ;Mais son trouble était grand. Sozame, je suis père :Si mes yeux par les ans ne sont point affaiblis,J'ai cru voir ce Persan qui menaçait mon fils. SOZAME. Tu me fais frissonner : - avançons ; Athamare Est capable de tout. HERMODAN. La faiblesse s'empareDe mes esprits glacés, et mes sens éperdusTrahissent mon courage, et ne me servent plus. - Il s'assied en tremblant sur le banc de gazon.Mon fils ne revient point : - j'entends un bruit horrible. Au Scythe qui est auprès de lui.Je succombe. - Va, cours, en ce moment terrible, Cours, assemble au drapeau nos braves combattants. LE SCYTHE. Rassure-toi, j'y vole, ils sont prêts en tout temps. SOZAME, à Hermodan. Ranime ta vertu, dissipe tes alarmes. HERMODAN, se relevant à peine. Oui, j'ai pu me tromper ; oui, je renais. SCÈNE V. Hermodan, Sozame, Athamare, l'épée à la main, Hircan, Suite. ATHAMARE. Aux armes !Aux armes, compagnons, suivez-moi, paraissez ! C'en est fait. HERMODAN, effrayé, en chancelant. Quoi ! Barbare... SOZAME. Ô ciel ! ATHAMARE, à ses gardes. Obéissez,De sa retraite indigne enlevez Obéide ;Courez, dis-je, volez : que ma garde intrépide,(Si quelque audacieux tentait de vains efforts)Se fasse un chemin prompt dans la foule des morts. - C'est toi qui l'as voulu, Sozame inexorable. SOZAME. J'ai fait ce que j'ai dû. HERMODAN. Va, ravisseur coupable,Infidèle Persan, mon coeur saura vengerLe détestable affront dont tu viens nous charger.Dans ce dessein, Sozame, il nous quittait sans doute. ATHAMARE. Indatire ? Ton fils ? HERMODAN. Oui, lui-même. ATHAMARE. Il m'en coûteD'affliger ta vieillesse et de percer ton coeur ;Ton fils eût mérité de servir ma valeur.Mais il a dû tomber sous la main qui l'immole.Vieillard, ton fils n'est plus. Que ton coeur se console. Il est mort en brave homme. HERMODAN. Achève tes fureurs ;Achève. - N'oses-tu ? Quoi ! tu gémis, - Je meurs.Mon fils est mort, ami ! - Il tombe sur le banc de gazon. ATHAMARE. Toi, père d'Obéide,Auteur de tous mes maux, dont l'âpreté rigide,Dont le coeur inflexible à ce coup m'a forcé, Que je chéris encor quand tu m'as offensé,Il faut dans ce moment la conduire et me suivre. SOZAME. Moi ! Ma fille ! ATHAMARE. En ces lieux il t'est honteux de vivre :Attends mon ordre. SCÈNE VI. Sozame, Hermodan. SOZAME, se courbant vers Hermodan. Tous mes malheurs et d'effroi !Tous mes malheurs, ami, sont retombés sur toi. - Il m'entend - il me voit - Il revient - il soupire -Hermodan ! HERMODAN, se relevant avec peine. Mon ami, fais au moins que j'expireSur le corps étendu de mon fils expirant !Que je te doive, ami, cette grâce en mourant.S'il reste quelque force à ta main languissante, Soutiens d'un malheureux la marche chancelante ;Viens, lorsque de mon fils j'aurai fermé les yeux,Dans un même sépulcre enferme-nous tous deux. SOZAME. Trois amis y seront. La même sépulture.Contiendra notre cendre ; oui, ma bouche le jure. Athamare après tout, violent, emporté,A d'un coeur généreux la magnanimité.Il ne m'enviera pas cette grâce dernière. -Allons, j'entends au loin la trompette guerrière,Les tambours, les clairons, les cris des combattants. HERMODAN. Ah ! L'on venge mon fils. Je retrouve mes sens.Nos Scythes sont armés... Dieux, punissez les crimes,Dieux, combattez pour nous, et prenez vos victimes.Nous en mourrons pas seuls. SCÈNE VII. Sozame, Hermodan, Obéide. SOZAME. Ô ma fille, est-ce vous ? HERMODAN. Chère Obéide. - hélas ! OBÉIDE. Je tombe à vos genoux. Dans l'horreur du combat avec peine échappéeÀ la pointe des dards, au tranchant de l'épée,Aux sanguinaires mains de mes fiers ravisseurs,Je viens de ces moments augmenter les horreurs. À Hermodan.Ton fils vient d'expirer, j'en suis la cause unique. De mes calamités l'artisan tyranniqueNous a tous immolés à ses transports jaloux ;Mon malheureux amant a tué mon époux,Sous mes yeux, à ma porte, et dans la place mêmeOù, pour le triste objet qu'il outrage et qu'il aime, Pour d'indignes appas, toujours persécutés,Des flots de sang humain coulent de tous cotés.On s'acharne, on combat sur le corps d'Indatire,Ou se dispute encor ses membres qu'on déchire.Les Scythes, les Persans, l'un par l'autre égorgés, Sont vainqueurs et vaincus, et tous meurent vengés. À tous deux.Où voulez-vous aller, et sans force et sans armes ?On aurait peu d'égards à votre âge, à vos larmes.J'ignore du combat quel sera le destin ;Mais je mets sans trembler mon sort en votre main. Si le Scythe sur moi veut assouvir sa rage,Il le peut, je l'attends, je demeure en otage. HERMODAN. Ah ! Si mon triste sort pouvait être adouci,Il le serait par toi. SOZAME. Que faisons nous ici ?Armons-nous, de notre âge oublions la faiblesse. Si les sens épuisés manquent à la vieillesse,Le courage demeure, et c'est dans un combatQu'un vieillard comme moi doit tomber en soldat. HERMODAN. On nous apporte encor de fatales nouvelles. SCÈNE VIII. Sozame, Hermodan, Obéide, Un Scythe. LE SCYTHE. Enfin nous l'emportons. HERMODAN. Déités immortelles, Mon fils serait vengé ! n'est-ce point une erreur ? LE SCYTHE. Le ciel nous rend justice, et le Scythe est vainqueur.La moitié des Persans à la mort est livrée.L'autre qui se retire est partout entouréeDans la sombre épaisseur de ces profonds taillis, Où bientôt sans retour ils seront assaillis. HERMODAN. De mon malheureux fils le meurtrier barbareSerait-il échappé ? LE SCYTHE. Qui ? Ce fier Athamare ?Sur nos Scythes mourants qu'a fait tomber sa main,Épuisé, sans secours, enveloppé soudain, Il est couvert de sang, il est chargé de chaînes. OBÉIDE. Lui ! SOZAME. Je l'avais prévu. - Puissances souveraines,Princes audacieux, quel exemple pour vous ! HERMODAN. De ce cruel enfin nous serons vengés tous ;Nos lois, nos justes lois seront exécutées. OBÉIDE. Ciel !... Quelles sont ces lois ? HERMODAN. Les dieux les ont dictées. SOZAME, à part. Ô comble de douleur et de nouveaux ennuis ! OBÉIDE, à Hermodan. - Mais enfin, les Persans ne sont pas tous détruits.On verrait Ecbatane en secourant son maître,Du poids de sa grandeur vous accabler peut-être. HERMODAN. Ne crains rien : - Toi, jeune homme, et vous, braves guerriers,Préparez votre autel entouré de lauriers. OBÉIDE. Mon père !... HERMODAN. Il faut hâter ce juste sacrifice.Mânes de mon cher fils, que ton ombre en jouisse !Et toi qui fus l'objet de ses chastes amours, Qui fus ma fille chère, et le seras toujours,Qui de ta piété filiale et sincèreN'as jamais altéré le sacré caractère,Ne t'apprendrons bientôt ce qu'une austère loiAttend de mon pays, et demande de toi. Il sort. OBÉIDE. Où suis-je ! Qu'a-t-il dit ! Où me vois-réduite ! SOZAME. Dans quel abîme affreux hélas ! T'ai-je conduite !Viens; je t'expliquerai ce mystère odieux. OBÉIDE. Je n'ose le prévoir : - je détourne les yeux. SOZAME. Je frémis comme toi, je ne puis m'en défendre. OBÉIDE. Ah ! Laissez-moi mourir, Seigneur, sans vous entendre. ACTE V SCÈNE PREMIÈRE. Obéide, Sozame, Hermodan, Troupe de Scythes armés de javelots. On apporte un autel couvert d'un crêpe et entouré de lauriers. Un Scythe met un glaive sur l'autel. OBÉIDE, entre Sozame et Hermodan. Vous vous taisez tous deux : craignez-vous de me direCe qu'à mes sens glaces votre loi doit prescrire ?Quel est cet appareil terrible et solennel ? SOZAME. Ma fille - il faut parler - voici le même autel Que le soleil naissant vit dans cette journée,Orné de fleurs par moi pour ton saint hyménée,Et voit d'un crêpe affreux couvert à son couchant. HERMODAN. As-tu chéri mon fils ? OBÉIDE. Un vertueux penchant,Mon amitié pour toi, mon respect pour Sozame, Et mon devoir surtout, souverain de mon âme,M'ont rendu cher ton fils : - mon sort suivait son sort J'honore sa mémoire, et j'ai pleuré sa mort. HERMODAN. L'inviolable loi qui régit ma patrie,Veut que de son époux une femme chérie, Ait le suprême honneur de lui sacrifier,En présence des Dieux, le sang du meurtrier ;Que l'autel de l'hymen soit l'autel des vengeances ;Que du glaive sacré qui punit les offenses,Elle arme sa main pure, et traverse le coeur, Le coeur du criminel qui ravit son bonheur.Le Ciel t'a réservé ce sacré ministère. - OBÉIDE. Moi ! - Je dois vous venger ! HERMODAN. Oui, ma fille ! OBÉIDE. Ah ! Mon père !... SOZAME. Où sommes nous réduits ! OBÉIDE. Peuple, écoutez ma voix. -Je pourrais ajouter, sans offenser vos lois, Que je naquis en Perse, et que ces lois sévèresSont faites pour vous seuls, et me sont étrangères.Qu'Athamare est trop grand pour être un assassin.Et que si mon époux est tombé sous sa main,Son rival opposa sans aucun avantage Le glaive seul au glaive, et l'audace au courage ;Que de deux combattants d'une égale valeurL'un tue et l'autre expire avec le même honneur.Peuples qui connaissez le prix de la vaillance,Vous aimez la justice ainsi que la vengeance : Commandez, mais jugez ; voyez si c'est à moiD'immoler un guerrier qui dut être mon Roi. LE SCYTHE. Si tu n'oses frapper, si ta main trop timideHésite à nous donner le sang de l'homicide,Il meurt dans des tourments pires que le trépas. Tu connais nos moeurs, et nous n'hésitons pas. OBÉIDE. Et si hais vos moeurs, et si je vous refuse ! HERMODAN. L'hymen t'a fait ma fille, et tu n'as point d'excuse ;Il n'en mourra pas moins, tu vivras sans honneur. LE SCYTHE. D'un peuple qui t'aima tu deviendras l'horreur. HERMODAN. Il vous faut de ma main cette grande victime ! LE SCYTHE. Tremble de rejeter un droit si légitime. OBÉIDE, après quelques pas et un long silence. - Je l'accepte. SOZAME. Ah ! Grands dieux ! LE SCYTHE. Devant les immortelsEn fais-tu le serment ? OBÉIDE. Je le jure, cruels.Je le jure, Hermodan. Tu demandes vengeance, Sois-en sûr, tu l'auras : - mais que de ma présenceOn ait soin de tenir le captif écarté,Jusqu'au moment fatal par mon ordre arrêté.Qu'on me laisse en ces lieux m'expliquer à mon père ;Et vous verrez après ce qui vous reste à faire. LE SCYTHE, après avoir regardé tous ses compagnons. Nous y consentons tous. HERMODAN. La veuve de mon filsSe déclare soumise aux lois de mon pays ;Et ma douleur profonde est un peu soulagée,Si par ses nobles mains cette mort est vengée.Amis, retirons-nous. OBÉIDE. À ces autels sanglants Je vous rappellerai quand il en sera temps. SCÈNE II. Sozame, Obéide. OBÉIDE. Eh bien, qu'ordonnez-vous ? SOZAME. Il fut un temps peut-êtreOù le plaisir affreux de me venger d'un maîtreDans le coeur d'Athamare aurait conduit ta main,De son monarque ingrat, j'aurais percé le sein, Il le méritait trop. Ma vengeance lasséeContre les malheureux ne peut être exercée,Tous mes ressentiments sont changés en regrets. OBÉIDE. Avez-vous bien connu mes sentiments secrets ?Dans le fond de mon coeur avez-vous daigné lire ? SOZAME. Mes yeux t'ont vu pleurer sur le sang d'Indatire ;Mais je pleure sur toi dans ce moment cruel.J'abhorre tes serments. OBÉIDE. Vous voyez cet autel,Ce glaive dont ma main doit frapper Athamare ;Vous savez quels tourments un refus lui prépare. Après ce coup terrible, - et qu'il me faut porter,Parlez : - sur son tombeau voulez-vous habiter ? SOZAME. J'y veux mourir. OBÉIDE. Vivez, ayez-en le courage.Les Persans, croyez-moi, vengeront leur outrage.Les enfants d'Ecbatane, en ces lieux détestés Descendront du Taurus à pas précipités.Les grossiers habitants de ces climats horriblesSont cruels, il est vrai, mais non pas invincibles.À ces tigres armés voulez-vous annoncerQu'au fond de leur repaire on pourrait les forcer ? SOZAME. On en parle déjà ; les esprits les plus sagesVoudraient de leur patrie écarter ces orages. OBÉIDE. Achevez donc, Seigneur, de les persuader.Qu'ils méritent le sang qu'ils osent demander.Et tandis que ce sang de l'offrande immolée Baignera sous vos yeux leur féroce assemblée,Que tous nos citoyens soient mis en liberté,Et repassent les monts sur la foi d'un traité. SOZAME. Je l'obtiendrai, ma fille, et j'ose t'en répondre ;Mais ce traité sanglant ne sert qu'à nous confondre. De quoi t'auront servi ta prière et mes soins ?Athamare à l'autel en périra-t-il moins ?Les Persans ne viendront que pour venger sa cendre,Ce sang de tant de rois que ta main va répandre,Ce sang que j'ai haï, mais que j'ai révéré, Qui coupable envers nous n'en est pas moins sacré. OBÉIDE. Il l'est : - Mais je suis Scythe, - et le fus pour vous plaire :Le climat quelquefois change le caractère. SOZAME. Ma fille ! OBÉIDE. C'est assez, Seigneur, j'ai tout prévu.J'ai pesé mes destins ; et tout est résolu. Une invincible loi me tient sous son empire.La victime est promise au père d'Indatire ;Je tiendrai ma parole : - allez, il vous attend.Qu'il me garde la sienne ; - il sera trop content. SOZAME. Tu me glaces d'horreur. OBÉIDE. Allez, je la partage. Seigneur, le temps est cher, achevez votre ouvrage ;Laissez-moi m'affermir ; mais surtout obtenezUn traité nécessaire à ces infortunés.Vous prétendez qu'au moins ce peuple impitoyableSait garder une foi toujours inviolable. Je vous en crois : - le reste est dans la main des Dieux. SOZAME. Ils ne présagent rien qui ne soit odieux :Tout est horrible ici. Ma faible voix encoreTentera d'écarter ce que mon coeur abhorre.Mais après tant de maux mon courage est vaincu. Quoi qu'il puisse arriver, ton père a trop vécu. SCÈNE III. OBÉIDE. Ah ! C'est trop étouffer la fureur qui m'agite.Tant de ménagement me déchire et m'irrite ;Mon malheur vint toujours de me trop captiverSous d'inhumaines lois que j'aurais dû braver. Je mis un trop haut prix à l'estime, au reproche ;Je fus esclave assez : - ma liberté s'approche. Scène IV. OBÉIDE, SULMA. OBÉIDE. Enfin je te revois. SULMA. Grands dieux ! Que j'ai trembléLorsque disparaissant à mon oeil désolé,Vous avez traversé cette fouie sanglante ! Vous affrontiez la mort de tous côtés présente ;Des flots de sang humain roulaient entre nous deux.Quel jour ! Quel hyménée ! Et quel sort rigoureux ! OBÉIDE. Tu verras un spectacle encor plus effroyable. SULMA. Ciel ! On m'aurait dit vrai ! - Quoi ! Votre main coupable Immolerait l'amant que vous avez aimé,Pour satisfaire un peuple à sa perte animé ! OBÉIDE. Moi ! Complaire à ce peuple, aux monstres de Scythie,À ces brutes humains pétris de barbarie,À ces âmes de fer, et dont la dureté Passa longtemps chez nous pour noble fermeté,Dont on chérit de loin l'égalité paisible,Et chez qui je ne vois qu'un orgueil inflexible,Une atrocité morne, et qui, sans s'émouvoir,Croit dans le sang humain se baigner par devoir. - J'ai fui pour ces ingrats la Cour la plus auguste,Un peuple doux, poli, quelquefois trop injuste,Mais généreux, sensible, et si prompt à sortirDe ses iniquités par un beau repentir !Qui ? Moi ! Complaire au Scythe ! - Ô nations ! Ô terre ! Ô rois, qu'il outragea ! Dieux maîtres du tonnerre !Dieux témoins de l'horreur où l'on m'ose entraîner,Unissez-vous à moi, mais pour l'exterminer !Puisse leur liberté, préparant leur ruine,Allumant la discorde et la guerre intestine, Acharnant les époux, les pères, les enfants,L'un sur l'autre entassés, l'un par l'autre expirants,Sous des monceaux de morts avec eux disparaître !Que le reste en tremblant rugisse aux pieds d'un maître.Que rampant dans la poudre au bord de leur cercueil, Pour être mieux punis ils gardent leur orgueil ;Et qu'en mordant le frein du plus lâche esclavage,Ils vivent dans l'opprobre, et meurent dans la rage !- Où vais-je m'emporter ! Vains regrets ! Vains éclats !Les imprécations ne nous secourent pas. C'est moi qui suis esclave, et qui suis asservieAux plus durs des tyrans abhorrés dans l'Asie. SULMA. Vous n'êtes point réduite à la nécessitéDe servir d'instrument à leur férocité. OBÉIDE. Si j'avais refusé ce ministère horrible, Athamare expirait d'une mort plus terrible. SULMA. Mais cet amour secret qui vous parle pour lui ? OBÉIDE. Il m'a parlé toujours ; et s'il faut aujourd'huiExposer à tes yeux l'effroyable étendue,La hauteur de l'abîme où je suis descendue, J'adorais Athamare avant de le revoir.Il ne vient que pour moi, plein d'amour et d'espoir ;Pour prix d'un seul regard il m'offre un diadème ;Il met tout à mes pieds : et tandis que moi-mêmeJ'aurais voulu, Sulma, mettre le monde aux siens ; Quand l'excès de ses feux n'égale pas les miens,Lorsque je l'idolâtre, il faudra qu'ObéidePlonge au sein d'Athamare un couteau parricide ! SULMA. C'est un crime si grand, que ces Scythes cruels,Qui du sang des humains arrosent les autels, S'ils connaissaient l'amour qui vous a consumée,Eux-même arrêteraient la main qu'ils ont armée. OBÉIDE. Non, ils la porteraient dans ce coeur adoré,Ils l'y tiendraient sanglante, et du glaive sacréIl tourneraient l'acier enfoncé dans ses veines. SULMA. Se peut-il !... OBÉIDE. Telles sont leurs âmes inhumaines ;Tel est l'homme sauvage à lui-même laissé ;Il est simple, il est bon, s'il n'est point offensé.Sa vengeance est sans borne. SULMA. Et ce malheureux père,Qui creusa sous vos pas ce gouffre de misère, Au père d'Indatire uni par l'amitié,Consulté des vieillards, avec eux si lié,Peut-il bien seulement supporter qu'on proposeL'horrible extrémité dont lui-même est la cause ? OBÉIDE. Il fait beaucoup pour moi. J'ose même espérer, Des douleurs dont j'ai vu son coeur se déchirer,[Note : Agreste : Qui a un caractère de rusticité sauvage. Il se dit aussi quelquefois en parlant des personnes. Homme agreste. Manières agrestes. Les Romains étaient un peuple agreste. [L]]Que ses pleurs obtiendront de ce Sénat agresteDes adoucissements à leur arrêt funeste. SULMA. Ah ! Vous rendez la vie à mes sens effrayés !Je vous haïrais trop si vous obéissiez. Le ciel ne verra point ce sanglant sacrifice. OBÉIDE. Sulma !... SULMA. Vous frémissez. OBÉIDE. - Il faut qu'il s'accomplisse. SCÈNE V. Obéide, Sulma, Sozame, Hermodan, Scythes, armés, rangés au fond, en demi-cercle, près de l'autel. SOZAME. Ma fille, hélas ! du moins nos Persans assiégésDes pièges de la mort seront tous dégagés. HERMODAN. Des mânes de mon fils la victime attendue Suffit à ma vengeance autant qu'elle m'est due. À Obéide.De ce peuple, crois-moi, l'inflexible équitéSait joindre la clémence à la sévérité. UN SCYTHE. Et la loi des serments est une loi suprême,Aussi chère à nos coeurs que la vengeance même. OBÉIDE. C'est assez ; je vous crois. Vous avez donc juréQue de tous les Persans le sang sera sacré,Sitôt que cette main remplira vos vengeances ? HERMODAN. Tous seront épargnés. Les célestes puissancesN'ont jamais vu de Scythe oser trahir sa foi. OBÉIDE. Qu'Athamare à présent paraisse devant moi. On amène Athamare enchaîné : Obéide se place entre lui et Hermodan. HERMODAN. Qu'on le traîne à l'autel. SULMA. Ah ! Dieux ! ATHAMARE. Chère Obéide !Prends ce fer, ne crains rien : que ton bras homicideFrappe un coeur à toi seule en tout temps réservé,On y verra ton nom c'est là qu'il est gravé. De tous mes compagnons tu conserves la vie ;Tu me donnes la mort ; c'est toute mon envie.Grâces aux immortels, tous mes voeux sont remplis ;Je meurs pour Obéide, et meurs pour mon pays.Rassure cette main qui tremble à mon approche ; Ne crains, en m'immolant que le juste reprocheQue les Scythes feraient à ta timidité,S'ils voyaient ce que j'aime agir sans fermeté,Si ta main, si tes yeux, si ton coeur qui s'égare,S'effrayaient un moment en frappant Athamare. SOZAME. Ah, ma fille !... SULMA. Ah ! Madame... OBÉIDE. Ô Scythes inhumains !Connaissez dans quel sang vous enfoncez mes mains.Athamare est mon prince ; il est plus, - je l'adore,Je l'aimai seul au monde, - et ce moment encorePorte au plus grand excès dans ce coeur enivré L'amour, le tendre amour dont il fut dévoré. ATHAMARE. Je meurs heureux. OBÉIDE. L'hymen, cet hymen que j'abjure,Dans un sang criminel doit laver son injure. - Levant le glaive entre elle et Athamare.Vous jurez d'épargner tous mes concitoyens : -Il l'est ; - sauvez ses jours, - l'amour finit les miens. Elle se frappe.Vis, mon cher Athamare, en mourant je l'ordonne. Elle tombe à mi-corps sur l'autel. HERMODAN. Obéide ! SOZAME. Ô mon sang ! ATHAMARE. La force m'abandonne,Mais il m'en reste assez pour me rejoindre à toi,Chère Obéide ! Il veut saisir le fer. LE SCYTHE. Arrête, et respecte la loi.Ce fer serait souillé par des mains étrangères. Athamare tombe sur l'autel. HERMODAN. Dieux ! Vîtes-vous jamais deux plus malheureux pères ! SOZAME, à Athamare. Dieux ! De tous mes tourments tranchez l'horrible cours ;Tu dois vivre, Athamare, et j'ai payé tes jours.Auteur infortuné des maux de ma famille,Ensevelis du moins le père avec la fille, Va, règne, malheureux ! HERMODAN. Soumettons-nous au sort ;Soumettons-nous au ciel, arbitre de la mort. -Nous sommes trop vengés par un tel sacrifice,Scythes, que la pitié succède à la justice. ==================================================