Les personnages historiques

Parmi tous les personnages des oeuvres, certains sont des personnages historiques. Les notices présentées ci-dessous sont tirées de la "Biographie universelle ancienne et moderne : histoire par ordre alphabétique de la vie publique et privée de tous les hommes" de Louis Gabriel Michaud, 1843-18... [Travail en cours]

ANDRONIC

, personnage principal de la pièce du même nom de Campistron, servit de paravent pour raconter l’histoire de don Carlos de Navarre, qu’il eût été politiquement incorrect de désigner nommément, étant donné la proximité de lieu (l’Espagne) et de temps (200 ans plus tôt). Campistron préféra parler d’une histoire grecque, un peu plus ancienne (300 ans plus tôt). On peut toutefois remarquer que les faits historiques de l’une et l’autre époque ont été assez proondément modifiés pour les besoins de la pièce.

Quelle est l’intrigue de la pièce ? C’est la révolte justifiée d’un fils contre son père. L’empereur de Constantinople se marie à la fiancée de son fils Andronic, Irène. Ne pouvant supporter une telle situation, Andronic demande à son père d’être envoyé en Bulgarie, pour y mettre un peu d’ordre car les habitants de cette province dépendant de Constantinople avaient tendance à se révolter contre les exactions des délégués de l’Empereur. Celui-ci refuse et l’oblige à rester au Palais mais sous surveillance. Andronic essaie de s’enfuir mais est immédiatement arrêté puis condamné à mort et exécuté. Irène, épouse de l’Empereur et amoureuse d’Andronic, s’empoisonne aussitôt après.

Quels sont les faits qui ont été la motivation de cette pièce ? Don Carlos (1420-1461) reçoit le trône de Navarre en héritage à la mort de sa mère, la Reine Blanche de Navarre, mais son père, Jean II roi d’Aragon s’empare de cette couronne. Le prince dépouillé prend les armes, il est vaincu par son père qui le fait mettre en prison puis le libère suite à un accord. Mais la guerre reprend et don Carlos doit s’exiler. Craignant pour sa couronne le Roi fait arrêter don Carlos et veut le faire juger. La nouvelle épouse du Roi débarrasse celui-ci du problème de son fils en le faisant empoisonner.

Quelle est l’histoire officielle qui semble avoir été racontée ? Parmi les Andronic et les Paléologue, ceux qui correspondent le plus à la pièce semblent être Jean VI Paléologue (1332-1390) et son fils Andronic. Celui-ci très mécontent de la politique et de la vie de débauche de son père s’allie avec le fils du sultan Amurat pour arracher à leurs pères le sceptre avec la vie. Ils sont pris et on leur brûle les yeux, mais Andronic put conserver l’usage d’un œil. Il est emprisonné mais parvient à s’échapper et fait emprisonner son père et son frère Manuel dans la même tour dont ils s’échappent eux aussi. Après un accord, Andronic se retire à Selybrie, où il terminera ses jours. Quant à Paléologue, devenu veuf, il épouse la princesse de Trébizonde, fiancée à son deuxième fils Manuel. Celui-ci épousa Irène qui pourrait être la fiancée que son père lui avait volée. Elle lui donna 6 fils et une fille. L’aîné succéda à son père, sous le nom de Jean VII Paléologue.

BRITANNICUS (CLAUDIUS TIBÉRIUS)

, fils de l'empereur Claude et de Messaline, naquit l'an de Rome 794, et de J.-C. 42. L'heureuse expédition de son père en Bretagne lui fit donner par le sénat le nom de Britannicus. Jusqu'à cette époque, aucun empereur n'avait vu naître un fils pendant son règne. C'était un heureux événement ; mais Claude n'ordonna ni fêtes, ni réjouissances publiques, et, sept ans après, il adopta L. Domitius, fils d’Agrippine, connu depuis sous le nom de Néron. Agrippine, seconde femme de Claude, affectait de témoigner beaucoup de tendresse pour l'héritier de l'empire ; mais elle cherchait déjà à l'exclure de l'empire du monde. Elle commença par lui retirer ses esclaves et ses affranchis les plus fidèles, et voulut qu'en comparant la solitude, du jeune prince avec la cour brillante de Néron, les Romains s'accoutumassent de bonne heure à reconnaître celui qu'elle leur destinait pour maître. Cependant Claude aimait son fils ; il le prenait entre ses bras ; il le présentait au peuple dans les spectacles, aux soldats en les haranguant ; il mêlait sa voix aux acclamations qui s'élevaient en faveur d'un enfant qui devait être sitôt rejeté du trône et de la vie.

Il portait encore la robe des enfants, et Néron était montré au peuple revêtu de la robe virile, et déclaré prince de la jeunesse. Un jour, Britannicus affecta de saluer Néron du nom de Domitius. Agrippine se plaignit à Claude qu'on méprisait son adoption, qu'on abrogeait, au sein même de sa cour, les honneurs que le sénat et le peuple avaient accordés à Néron. Elle demanda qu'on punît les conseillers perfides de Britannicus, qui cherchaient à exciter entre les deux frères une haine qu'on verrait éclater un jour pour le malheur de la république ; et Claude exila ou fit mettre à mort les gouverneurs du jeune prince et ses officiers les plus irréprochables. Agrippine choisit elle-même ceux qui devaient les remplacer. Cependant Claude parut se repentir de l'adoption de Néron. Il donnait souvent à son fils des marques de tendresse ; il le voyait croître avec joie, et, quoiqu'il n'eût encore que treize ans, il parlait de lui donner la robe virile, afin, disait-il, que Rome eût un vrai César. Agrippine s'alarma, Claude mourut empoisonné, et Néron s'assit au trône des Césars.

Mais la mésintelligence ne tarda pas à éclater entre le fils et la mère ; et bientôt Agrippine se vit réduite à menacer Néron de rétablir Britannicus dans ses droits. Britannicus était près de finir sa quatorzième année ; on célébrait, les Saturnales. Dans une orgie, Néron, fait par le sort, roi du festin, ordonna à Britannicus de se lever et de chanter. Il pensait que ce prince timide, peu accoutumé à parler, même devant un petit nombre de personnes graves et modestes, deviendrait facilement la risée des convives échauffés par le vin. Le jeune Britannicus chanta, et dans ses vers il peignit son malheur. Ses chants excitèrent une compassion d'autant plus vive, que la nuit et la débauche bannissaient de l'assemblée la crainte et la dissimulation. Cet intérêt et cette pitié furent l'arrêt de mort de Britannicus. Julius Pollion, tribun d'une cohorte prétorienne, avait en sa garde une empoisonneuse nommée Locusta ; Néron le chargea de préparer et d'apporter le poison, qui fut servi au jeune prince par ses gouverneurs mêmes ; mais il ne produisit pas l'effet soudain que l'empereur en avait attendu. Le tribun fut menacé de la mort, et le fils d'Agrippine voulut lui-même voir préparer un poison plus actif dans son appartement.

Britannicus était assis à table en face de Néron ; le poison, versé dans sa coupe, lui fit perdre sur-le-champ la respiration et la voix. Les jeunes seigneurs qui mangeaient avec lui s'enfuirent aussitôt, emportés par la crainte et par l'indiscrétion de leur âge ; niais les courtisans, plus politiques et plus corrompus, demeurèrent immobiles et les yeux attachés sur Néron. Ce prince, couché sur son lit, tranquille en cet affreux moment, donna ordre qu'on emportât Britannicus, en disant que cette défaillance était l'effet ordinaire de l'épilepsie dont il avait été attaqué dès son enfance, et les convives reprirent ou affectèrent de reprendre leur joie accoutumée. La même nuit fut témoin de la mort et des funérailles de Britannicus. Son corps fut brûlé et inhumé sans pompe dans le champ de Mars, au milieu d'un grand orage, que le peuple regarda comme annonçant la vengeance des dieux. On dit que Néron avait fait peindre de blanc le visage de sa victime, déjà noirci par le poison, et qu'une pluie violente, effaçant cette couleur artificielle, révéla, à la lueur des éclairs, le crime confié aux ombres de la nuit. Néron ne permit pas à la sœur du jeune prince de lui donner les derniers embrassements. Il excusa lui-même, par un édit, la précipitation du convoi sur un usage suivi chez les anciens, de ne point exposer aux yeux du peuple le corps de ceux que la mort enlevait à la fleur de l'âge ; il avait voulu, disait-il, épargner aux Romains la douleur où les aurait plongés une grande cérémonie funèbre.

Ainsi s'éteignit, l'an 808 de Rome, et 55 de J.-C., l'illustre maison Claudia, qui avait donné trois empereurs au monde, et dans laquelle, depuis son origine, qui remontait à la fondation de Rome, il n'y eut d'autre adoption que celle de Néron. Titus, fils de Vespasien, avait été élevé avec Britannicus, et il aimait beaucoup ce jeune prince. On dit que, dans le repas qui termina sa vie, Titus, assis à côté de lui, prit une partie de la coupe empoisonnée, et que ses jours furent longtemps en danger. Lorsqu'il fut parvenu à l'empire, il se souvint de l'ami de son enfance, Il fit faire deux statues de Britannicus ; l'une d'or, qu'il plaça dans son palais ; l'autre d'ivoire, qu'on portait, avec les images des dieux et des grands hommes, dans la solennité des jeux et des fêtes du cirque. Quelques historiens prétendent que Britannicus avait la faiblesse d'esprit et de caractère de Claude son père, que Néron le corrompit et abusa de sa jeunesse, et que ce fut Agrippine qui conseilla sa mort. On a des médailles de Britannicus, avec son portrait. Racine a immortalisé le nom de ce jeune prince par une de ses plus belles tragédies.

BRUTUS (Lucius-Junius)

, fils de Marcus Junius. Sa mère, Tarquinia, était sœur de Tarquin le Superbe, comme Bayle le prouve très bien, en s'appuyant de l'autorité de Tite-Live, et non fille de Tarquin l’Ancien, ainsi que l'ont prétendu plusieurs biographes, qui ont copié une erreur de Moréri. Tarquin ayant fait mourir le père et le frère aîné de Brutus, celui-ci affecta la stupidité, abandonna ses biens au monarque, ne dédaigna pas même le surnom injurieux de Brutus, par lequel il était dès lors connu, et attendit en silence l'occasion de se venger. Son imbécillité paraissait si réelle, qu'Aruns et Titus, fils de Tarquin, ayant été envoyés à Delphes pour consulter l'oracle, à l'occasion d'une épidémie qui désolait Rome, emmenèrent Brutus avec eux pour leur servir de jouet.

Lorsqu'ils firent des présents au dieu, Brutus offrit une simple canne ; mais elle était creuse, et renfermait une baguette d'or. C'était, dit Tite-Live, un emblème aussi ingénieux que significatif de sa conduite. L'outrage fait à Lucrèce, épouse de L.-T. Collatin, par Sextus, troisième fils de Tarquin, fournit à Brutus le moyen de se faire connaître. Arrachant du sein de cette victime de la pudeur le poignard avec lequel elle s'était donné la mort, il jura sur cette arme ensanglantée qu'il chasserait de Rome la famille de Tarquin. Le père de Lucrèce, Collatin, son mari, et ses parents prêtèrent le même serment. Cette scène pathétique se passait à Collatie.

Brutus, sans perdre de temps, marche sur Rome, soulève le peuple, et fait prononcer, avec l'expulsion de la famille régnante, l'abolition de la royauté. Cette révolution, qui eut une si grande influence sur les destinées de Rome, arriva l'an 509 avant J.-C. Tarquin se présenta aux portes de Rome ; mais il n’y parut que pour recevoir en personne l'assurance de sa disgrâce. Empressé de terminer l'entreprise qu'il avait si heureusement commencée, Brutus se rendit au camp, en fit chasser les fils du roi, et fut nommé consul avec Collatin. Bientôt le peuple, ombrageux et fier, qui se persuadait avoir conquis la liberté, ne put, dit-on, souffrir dans le collègue de Brutus un homme proche parent de Tarquin, et qui portait le même nom que lui. Il le força de s'exiler, et lui substitua Valérius, surnommé Publicola.

Il est permis de penser que Brutus ne fut pas étranger à cet acte d'injustice : populaire. Lui-même n'était-il pas neveu de Tarquin ? Son amour pour le pouvoir, ou, si l'on veut, pour la patrie, fut bientôt mis à une terrible épreuve. Ses deux fils, Titus et Tibérius, à peine parvenus à l'adolescence, désirèrent, ainsi que d'autres Romains, remettre Tarquin sur le trône. Ce projet fut découvert aux consuls par un esclave nommé Vindex, et Brutus donna le spectacle effrayant d'un père immolant ses enfants à la sûreté de l'État. Il assista même à leur exécution. Ce fait, dont la poésie et la peinture se sont emparées a été diversement jugé. Peut-être la meilleure manière de l'apprécier a-t-elle été celle de Virgile, qui y reconnaît bien l'amour de la patrie, mais qui y voit aussi une ardeur démesurée de la louange : Vincet amor patriæ, dit-il ; mais il ajoute aussitôt : Laudumque immensa cupido.

Machiavel, qui envisage en politique la conduite de Brutus, pense au contraire que cette cruelle sévérité lui fut impérieusement' commandée par le besoin de sa propre, sûreté. Quoi qu'il en soit, devenu roi de Rome sous un autre titre, et véritablement successeur de Tarquin, Brutus eut à combattre ce prince, et Porsenna, monarque d'Étrurie, qui avait embrassé sa défense. Aruns, fils de Tarquin, se trouva dans une bataille en présence du consul. Animés d'une haine mutuelle, ils fondirent l'un sur l'autre. Chacun pensant moins à se défendre qu'à tuer son ennemi, ils se percèrent au même instant, l’an 245 de Rome, et 507 avant J.-C. Rome décerna de grands honneurs funèbres à son premier consul ; son corps fut rapporté dans la ville par les chevaliers. Les sénateurs, dont Brutus avait élevé le nombre jusqu'à trois cents, vinrent le recevoir, et les matrones romaines honorèrent par un deuil d'une année le vengeur de Lucrèce. Valérius, son collègue, prononça son oraison funèbre. On lui érigea dans le Capitole une statue avec un poignard à la main.

BRUTUS (MARCUS JUNIUS)

, fils de Brutus Marcus Junius naquit l’an de Rome 668. Une tradition, fortifiée par l'opinion de Plutarque, de Cicéron et d'Atticus, le faisait descendre du fameux Junius Brutus ; mais Denys d'Halicarnasse combat cette opinion Caton d'Utique était son oncle : il devint son beau-père, en lui donnant Porcie sa fille. Brutus était fort jeune quand il perdit son père, tué par l'ordre de Pompée, dans la guerre de Marius et de Sylla. Son éducation n'en souffrit point. Caton le forma à l'étude des belles connaissances, particulièrement de l'éloquence et de la philosophie ; et, quoiqu'il fût encore dans l'adolescence, il l'appela auprès de lui en Chypre, où il était retenu par la mort du roi Ptolémée. L'opulente succession de ce prince se trouvait dévolue aux Romains. Caton ne voulait confier la garde et l’administration de tant de richesses qu'à des mains bien pures. Brutus répugnait à cette commission, qui convenait mal à ses goûts et à son caractère ; il l'accepta cependant, et s'en acquitta si dignement, qu'il en fut loué par Caton même. Il fut mis ensuite à une bien plus grande épreuve.

César et Pompée s'étaient partagé les forces de la république : son sort allait se décider par les armes. On était dans l'attente du parti qu'embrasserait Brutus. Il ne balança pas à se rendre au camp de Pompée, quoiqu'il le détestât depuis la mort de son père : mais il était persuadé que la cause qu'il défendait était la plus juste. Le général, instruit de l'arrivée du jeune volontaire, alla au-devant de lui, et le reçut avec une distinction due à son nom et à la générosité de sa démarche. Il n'était connu encore que par la douceur de ses mœurs, et par son goût pour l'étude. La veille de la bataille de Pharsale, il ne cessa d'écrire et de travailler à un sommaire de Polybe. Échappé au désastre de cette journée, non seulement il trouva grâce auprès du vainqueur, mais il y jouit d'une faveur particulière, dont il profita pour obtenir le pardon de Cassius, et de Déjotarus, roi de Galatie.

Brutus s'était prêté à la faveur de César, par l'effet d'une bienveillance et d'une modération qui lui étaient propres. Il était sans haine et sans jalousie, comme sans ambition. Toujours fidèle à ses principes d'ordre et de justice, il s'était prononcé hautement en faveur de Milon, dans l'affaire du meurtre de Clodius ; et quand il plaida devant César la cause du roi Déjotarus, il parla avec tant de force et d'assurance, que le vainqueur de Pharsale dit à ses amis : « Je ne sais ce que veut ce jeune homme ; mais tout ce qu'il veut, c'est avec bien de la véhémence. » César, passant en Afrique pour y combattre Caton d'U tique et Scipion, confia le gouvernement de la Gaule cisalpine à Brutus : ce fut un bonheur pour cette province. Le temps de nommer aux prétures arriva : Brutus et Cassius briguaient celle qui s'exerçait dans Rome, et qu'on appelait la préture urbaine. Les deux candidats firent valoir leurs titres devant le dictateur ; par sa faveur, Brutus l'emporta. Le ressentiment que Cassius en conçut fut fatal à César. Il alla réveiller dans le cœur patriotique de Brutus le fanatisme de la liberté. Tous les vrais Romains l'appelaient à la venger ; de toutes parts, on l'accusait d'inertie, d'abandon de la cause publique ; on lui rappelait, on lui reprochait son nom.

Brutus céda à ce voeu général. Les ides de mars parurent favorables aux conjurés pour l'exécution de leur entreprise. Ce jour-là Brutus sortit de sa maison, armé sous sa robe d'une courte épée, et se rendit au sénat. César y vint siéger. Quand le moment dont on était convenu pour le frapper fut arrivé, Casca lui porta le premier coup : les autres suivirent, et Brutus le perça de son épée. César l'ayant aperçu au nombre de ses meurtriers, ne put s'empêcher de s'écrier : « Et toi aussi Brutus ! » L'assassinat ayant été ainsi consommé par tous les conjurés, ils se retirèrent, et allèrent au Capitole. Le sénat et une foule de citoyens les y suivirent. Là, Brutus fit un discours dont l'objet était de se concilier la faveur du peuple, et de justifier la conduite des conjurés. Il n'y eut qu'une voix pour leur crier qu'ils avaient fait une bonne action, et qu'ils descendissent sans crainte. Brutus se rendit sur la place publique, accompagné les personnes les plus considérables. Il harangua la multitude qui l'écouta d'abord avec tranquillité ; mais Cinna, un des conjurés, ayant pris la parole et commençant à accuser César, son mécontentement éclata, et fut porté au point que Brutus et son parti crurent prudent de retourner au Capitole. Le sénat s'étant assemblé le lendemain, Antoine, Plancus et Cicéron proposèrent d'ensevelir le passé dans l'oubli, et de ramener la concorde. Il fut décrété que non seulement les conjurés seraient absous, mais encore que le consul s'entendrait avec le sénat pour aviser aux honneurs qui leur seraient décernés. Alors Brutus et ses amis descendirent du Capitole. Tous les citoyens, sans distinction de parti, s'embrassèrent. Antoine reçut Cassius à souper dans sa maison, Lépide reçut Brutus, etc. Le jour suivant, le sénat, dans une assemblée générale, loua le consul d'avoir éteint le commencement d'une guerre civile ; il donna ensuite de grands éloges à Brutus et aux autres conjurés, et leur assigna des gouvernements.

Le moment vint de parler du testament de César et de ses obsèques : Antoine fut d'avis qu'on lût le testament publiquement, et que les funérailles fussent faites avec pompe, dans la crainte que le peuple, déjà aigri, ne s'irritât davantage, Cassius combattit cette opinion ; mais Brutus s'y rendit. C'était lui qui déjà s'était opposé à ce qu'Antoine fût tué avec César aux ides de mars ; il avait cru la chose injuste. Les événements prouvèrent qu'il avait été la cause de deux grandes fautes en politique. Quand le peuple eut entendu la lecture du testament, par lequel César lui léguait de l'argent, ses jardins, etc., des regrets éclatèrent de toutes parts. Antoine prononça un éloge funèbre, suivant l'usage. Il descendit de la tribune, et, déployant la robe du dictateur, il fit voir le sang et les marques sans nombre des coups qu'il avait reçus. À ce spectacle, le peuple devint furieux ; les uns criaient qu'il fallait tuer les meurtriers, d'autres formèrent un bûcher, y posèrent le corps de César, et en emportèrent des brandons pour incendier les maisons des conjurés.

Brutus et son parti effrayés sortirent de Rome. Les choses en étaient là, quand l'arrivée imprévue du jeune Octave donna aux affaires une impulsion nouvelle. Il se présentait pour recueillir la succession de son père adoptif ; et d'abord, pour gagner la faveur du peuple, il prit le nom de César, et distribua à la multitude l'argent qui lui était légué par son testament. Ces moyens eurent un grand succès, mais aux dépens du crédit d'Antoine. Rome se partageant entre ces deux rivaux, et les soldats se vendant à qui les payait le plus, Brutus n'espéra plus rien des affaires, et ne songea qu'à quitter l'Italie et à faire voile pour la Grèce. Il parut à Athènes : le peuple de cette ancienne patrie de la liberté reçut avec les plus grandes démonstrations d'estime l'assassin de César. Des éloges publics lui furent décernés par plusieurs décrets. Brutus se reposait des orages politiques dans les tranquilles entretiens des philosophes du lycée et du portique ; mais, toujours homme d'État, au milieu des études de la sagesse et des lettres, il se préparait à la guerre.

Il attachait à la cause de la liberté tous les jeunes Romains que leurs familles avaient envoyés à Athènes pour s'y former dans ses savantes écoles. Il s'empara d'armes et d'argent destinés à Antoine ; rallia tous les soldats de Pompée, épars dans la Thessalie ; se fit livrer la Macédoine par le gouverneur de cette province, et vit tous les rois et les princes voisins embrasser son parti. À Rome, la face des choses était désespérante. Le jeune César, Antoine et Lépide ne s'étaient unis que pour se partager l'empire et proscrire leurs ennemis. Brutus ne balança pas à passer en Asie avec son armée, et mit une flotte en mer. Il écrivit à Cassius pour le détourner d'aller en Égypte, l'engager à joindre leurs forces, et à se rapprocher le plus possible de l'Italie, pour être à portée de secourir leurs concitoyens. Ce fut toujours là son plan, dont il ne s'écarta que malgré lui et trompé par les circonstances. Comme il ne jouait qu'à regret le rôle de chef de parti dans une guerre civile, il ne demandait qu'à mettre promptement tout au hasard d'une action décisive. Enfin, Antoine et Octave d'un côté, et Brutus et Cassius de l'autre, se trouvèrent en présence dans les champs de Philippes en Macédoine.

On n'avait jamais vu deux armées romaines si belles et si puissantes prêtes à en venir aux mains. Le combat s'engagea par l'impatiente ardeur des troupes dé l'aile droite que commandait Brutus. Une partie, sans attendre le signal, courut impétueusement charger l'ennemi : cette précipitation mit le désordre dans les légions de Brutus. La première, que menait Messala, et celles qui le suivaient de plus près, dépassèrent l'aile droite d'Antoine, et allèrent tomber sur le camp d'Octave. Le carnage y fut grand : celles des troupes de Brutus qui étaient restées fermes à leurs postes, ayant chargé de front les légions de César qu'elles avaient en tête, les mirent facilement en déroute, et, emportées par le feu de l'action et de la poursuite, elles entrèrent en même temps que les fuyards dans leur camp, ayant Brutus avec elles. Le corps d'armée d'Antoine, à demi vaincu, s'aperçut de la faute que les vainqueurs avaient faite ; il vit que leur aile gauche était restée à découvert : aussitôt il se porta dessus, et la chargea vigoureusement. Les légions du centre soutinrent le choc avec intrépidité ; mais l'aile gauche, où était Cassius, plia et prit la fuite.

Ainsi, dans cette journée, Brutus avait eu, de son côté, tout l'avantage qu'il pouvait avoir, et Cassius, du sien, avait tout perdu. Ce qui fit leur malheur à tous deux, ce fut que Brutus n'alla pas au secours de Cassius, le croyant victorieux comme lui ; et que celui-ci, qui ne doutait pas que Brutus ne fût battu, n'attendit rien de lui. Cassius se tua : la certitude de sa mort redonna du courage au parti d'Antoine et d'Octave. Ces deux chefs qui manquaient de vivres, et qui se trouvaient dans une position critique, ne demandaient qu'à engager de nouveau le combat ; il était d'ailleurs très important pour eux que Brutus, qui pouvait temporiser, ne fût pas instruit que sa flotte avait défait un corps de troupes qui allait grossir leur armée, et cela le jour même de la bataille sur terre. Par une sorte de fatalité, Brutus n'apprit ce succès qu'après l'issue de la seconde journée. Il se trouva d'ailleurs comme forcé d'accepter le combat, par la défiance qu'il avait d'une partie de son armée. L'aile droite qu'il commandait se montra bien encore : elle enfonça les ennemis qu'elle avait devant elle ; mais la gauche fut rompue et mise en déroute.

Enveloppé de toutes parts, et au milieu de la mêlée la plus chaude, Brutus fit tout ce qu'on pouvait attendre d'un grand capitaine et d'un intrépide soldat. Tout ce qu'il y avait de plus brave dans l'armée et de plus attaché à sa personne se fit tuer pour lui sauver la vie. Il était loin de vouloir la conserver plus longtemps. Après avoir donné des larmes à ceux de ses amis qui s'étaient sacrifiés sous ses yeux, il pria ceux qui lui restaient de songer à leur sûreté, et, s'étant tiré à l'écart, il se perça de son épée. Telle fut la fin de Brutus, homme d'État, guerrier et philosophe. Il fut loué par Antoine lui-même, qui déclara que, de tous les assassins de César, M. Brutus était le seul qui n'eût point été guidé par la haine, la jalousie, l'ambition. Il mourut à l'âge de 44 ans, l'an 712 de Rome. Il avait composé un éloge de Caton d'Utique, et d'autres ouvrages qui ne nous sont pas parvenus. Il ne reste de lui que des lettres écrites à Cicéron et à Atticus. On lui attribue aussi des lettres grecques supposées écrites depuis la mort de César. Plutarque en cite trois dans sa Vie de Brutus, ce qui prouve que, si ces lettres sont supposées, elles sont tout au moins très anciennes.

BURRHUS (AFRANIUS),

était un militaire de réputation, à qui Agrippine, alors femme de l'empereur Claude, fit donner le commandement des cohortes prétoriennes. Son austère probité, sa bonté et sa sagesse lui avaient concilié l'estime des soldats et du peuple. Après la mort de Claude, il détermina les prétoriens à proclamer Néron empereur. Secondé par Sénèque, il mit, pendant un temps, quelque obstacle aux excès sanguinaires de ce jeune prince et aux fureurs d'Agrippine. Quand cette princesse fut accusée par Junia Silana de vouloir se donner un mari, et usurper l'empire, Burrhus arrêta Néron, impatient de faire périr sa mère, en lui promettant sa mort si son crime était avéré. Il démontra à l'empereur l'absurdité de l'accusation, et sauva Agrippine. Mais, quelques années après, il ne put rien pour elle, quand Néron eut résolu, à quelque prix que ce fût, d'être parricide. Burrhus souilla alors son caractère en autorisant les officiers des cohortes prétoriennes à féliciter l'Empereur d'avoir échappé aux trames de sa mère. Cette lâcheté donna l'exemple à la plus monstrueuse adulation. Il y avait déjà une tâche à sa vie : après la mort de Britannicus, il avait consenti à partager ses dépouilles, Burrhus mourut l'an 62 de J.-C., ne sachant pas lui-même s'il succombait à la maladie ou au poison.

CABRERA (DON BERNARD DE)

, général, ministre et favori de Pierre le Cérémonieux, roi d'Aragon, fit la conquête de Majorque, soumit les rebelles de Valence, et se signala ensuite dans la guerre contre la république de Gènes, à laquelle le roi d'Aragon disputait la possession de l'île de Sardaigne.

Nommé général de la flotte aragonaise, il joignit ses forces à celles des Vénitiens, et remporta, le 27 août 1353, à la hauteur de cette île, une victoire complète sur les Génois, alors formidables sur mer. Le roi lui confia la conduite de cette guerre où il eut plusieurs fois l'occasion de se signaler. Cabrera jouit longtemps de la faveur de son maître et de l'estime publique ; mais se voyant par la suite exposé à l'envie, et craignant l'ingratitude du roi, il se retira dans un monastère, où il ne montra plus que du dégoût pour les grandeurs humaines.

Pierre crut avoir encore besoin de lui, alla le tirer lui-même de sa solitude, en 1349, le ramena à la cour, et lui fit prendre place au conseil. Une ligue s'étant formée entre Henri de Transtamare et les rois de Navarre et d'Aragon, pour détrôner le roi de Castille, Cabrera soutint que cette guerre était impolitique, et s'y opposa. Les partisans de la guerre le rendirent suspect au roi d'Aragon ; Cabrera, craignant d'être victime d'un parti puissant que dirigeait la reine elle-même, voulut se retirer en France, mais il fut arrêté, jeté dans les fers, et appliqué à la question. Transtamare, roi de Navarre, et la reine d'Aragon demandèrent son supplice. Le roi, oubliant les services d'un des plus grands hommes qu'ait eus l'Aragon, le sacrifia à la haine de ses ennemis. Cabrera, condamné à mort à 66 ans, par le prince de Girone, dont il avait été le gouverneur, fut décapité à Saragosse, le 26 juin 1364. La cour d'Aragon rougit enfin de celte condamnation inique ; la mémoire de don Bernard Cabrera fut réhabilitée, et ses biens furent rendus à son petit-fils, Bernard de Cabrera.

CARLOS (DON)

, infant de Navarre, prince de Viane, naquit en 1420, de Jean 1er d'Aragon et de la reine Blanche de Navarre, de laquelle il devint l'héritier ; mais à la mort de cette princesse, Jean Ier s'empara du trône de Navarre au préjudice de don Carlos. Ce prince, victime de l'ambition de son père et des persécutions de sa marâtre, qui voulait le perdre, pour placer la couronne sur la tête de l'infant don Ferdinand, prit les armes, excité par le roi de Castille, et se rendit maître de la Navarre, qui lui appartenait en propre, du chef de sa mère : il en fut proclamé roi.

Une guerre sanglante éclata entre le père et le fils, en 1452. Le jeune prince, vaincu en bataille rangée par son père, dans la plaine d'Aibar, fut pris, et conduit au château de Tafalla, d'où il ne sortit qu'après avoir promis solennellement de ne prendre le titre de roi de Navarre qu'après la mort de son père. Les deux partis étaient trop animés pour que le royaume pût jouir d'une paix durable. La guerre civile se ralluma en 1435. Poursuivi par son implacable marâtre, déshérité par son père, et vaincu de nouveau à Estella, le malheureux prince de Viane se réfugia en France, et de là à Naples, auprès de son oncle Alphonse le Magnanime, roi d'Aragon, qui se déclara l'arbitre de cette odieuse querelle.

La mort d'Alphonse, protecteur de don Carlos, laissa ce prince sans appui. Malgré un traité d'amnistie, son barbare père, poussé par la reine, feignit de craindre pour sa couronne, et fit arrêter don Carlos à Fraga, en 1460, après l'avoir attiré à la cour par d'artificieuses promesses : il nomma des commissaires pour lui faire son procès. À cette nouvelle, tous les peuples de la monarchie se soulevèrent : les Catalans furent les premiers à prendre les armes en faveur de don Carlos ; les Aragonais et les Valenciens suivirent cet exemple. La reine, qui était regardée comme l'unique cause des malheurs du prince, craignant d'être mise en pièces par le peuple furieux, alla elle-même tirer don Carlos de sa prison de Mirella, et le remit aux Catalans, qui l’emmenèrent en triomphe à Barcelone.

Le roi se vit contraint de lui promettre par serment la Catalogne, de le reconnaître pour son héritier, et de consentir à son mariage avec l'infante Isabelle de Castille. En souscrivant à ce traité, le monarque aragonais signifiait en quelque sorte son abdication. La reine sauva son, époux par un crime. Don Carlos, qui ne faisait que languir depuis qu'il avait recouvré la liberté, mourut empoisonné, le 23 septembre 1461, à 41 ans. Les Catalans reprirent les armes pour venger sa mort, et accusèrent publiquement la reine. Ce prince s'était fait chérir par son courage, par sa douceur, et par son goût pour les lettres.

L'Espagne lui doit une traduction élégante de la Morale d'Aristote en langue castillane, ouvrage qu'il dédia à Alphonse le Magnanime, son oncle. Don Carlos composa aussi une Chronique abrégée des rois de Navarre depuis l'origine de la monarchie jusqu'au règne du roi Charles, son aïeul.

CATILINA (Lucius Sergius)

entrait dans l'adolescence, quand Rome était en proie aux fureurs de Marius et de Sylla. Né d'une famille patricienne, il s'attacha au parti de ce dernier, eut quelque part à sa victoire, et une part plus grande à ses proscriptions. Les meurtres, les incendies, le pillage surtout, furent les premiers exercices et les premiers plaisirs de sa jeunesse. Les patriciens ne blâmaient que faiblement des violences qui assuraient leur repos. Sylla, fatigué de proscrire, le fut bientôt après avoir dominé. Les Romains, qu'il voulut bien affranchir, se crurent encore libres ; mais ils laissèrent voir ce que les guerres civiles avaient ajouté à une corruption qui, depuis un siècle, ébranlait les lois en pervertissant les mœurs. Superbes, encore quand ils s'avilissaient par leurs vices, ils s'occupaient de subjuguer ce qui restait de nations connues, comme pour échapper à leur mépris.

Mais tout périclitait au dedans ; le pouvoir des grands, moins cimenté par les institutions de Sylla que par ses cruautés, décroissait au milieu des langueurs de leur grossier épicurisme. Les jeunes patriciens, impatients de consommer ou de renouveler leur ruine, étaient les premiers accusateurs de l'avarice de leurs pères. Les plébéiens, nourris aux dépens de l'épargne publique, et laissant à des esclaves le travail et l'industrie, à des affranchis les nobles et pures occupations des beaux-arts, passaient des spectacles féroces du Cirque au tumulte du Forum ; les meilleurs d'entre eux tombaient dans les pièges de la flatterie ; on achetait le reste.

Catilina obtint une grande influence dans une telle république. Quoique l'histoire ne détaille point ses services militaires, tout annonce que, sous ce rapport, il n'avait point dégénéré des Sergius, ses honorables ancêtres. Il fut le plus dangereux des Romains, dès qu'il eut joint la fourberie à ses vices. Tandis qu'il versait tous les genres de poisons dans l'âme des jeunes gens, il surprenait de l'austère Catulus quelque sorte d'intérêt et d'estime. Également adroit à tromper des personnages vertueux, à intimider des hommes faibles, à communiquer son audace à des hommes pervers, il fit tomber deux accusations juridiques intentées contre lui. L'une avait pour objet un commerce criminel qu'il avait eu avec une vestale. Les Romains n'éprouvaient plus alors une indignation sincère pour un genre de sacrilège dans lequel leurs ancêtres croyaient voir mille calamités pour la république.

L'autre accusation roulait sur d'énormes concussions qu'il avait exercées dans son proconsulat d'Afrique. Son accusateur était ce même Clodius, qui fut après lui le fléau de l'État. Satisfait de s'être fait craindre de l'homme le plus redoutable, Clodius se désista de ses poursuites. Mais Catilina était soupçonné de crimes plus odieux. Son mariage avec Aurélie Orestille avait relevé sa fortune. Suivant les uns, il avait épousé en elle sa propre fille, fruit de l'un de ses nombreux adultères ; suivant d'autres, il n'était parvenu à ce mariage qu'après avoir empoisonné sa première femme. On ajoutait même que, comme Aurélie répugnait à l’épouser, parce qu'il avait un fils de son premier mariage, le monstre avait tranché par le fer les jours de son fils. Salluste a répété et en quelque sorte consacré cette horrible accusation ; mais l'expression dont il se sert, satis constat, est-elle un témoignage assez foudroyant lorsqu'il s'agît d'un parricide ?

Cependant Catilina était devenu le chef d'une ligue dont il importe de caractériser l'objet et les moyens. Formée entre des hommes d'une haute naissance, jeunes et signalés par leur audace, niais perdus de dettes et déshonorés, cette ligue avait pour but de les mettre en possession des consulats, des prétures, des questures, et d'assurer l'impunité des exactions qu'ils se proposaient de commettre. Il est bien rare que les hommes les plus dissolus puissent former entre eux une nombreuse et puissante société, sans la colorer de quelque prétexte du bien public. Ces prétextes n'avaient manqué ni aux factions des Gracques, ni aux factions plus terribles de Marius et de Sylla ; La ligue dont on vient de parler avait un but que les conspirateurs ne s'avouent jamais entre eux, le brigandage.

Rome était menacée de redevenir, au faîte de sa puissance, ce qu'elle avait été à son berceau, un repaire de brigands. Ce qui donnait à Catilina l'autorité 'principale au milieu de tant d'hommes pervers, c'étaient ses liaisons avec les vieilles bandes de Sylla. Par le moyen des vétérans de la proscription, il tenait dans la terreur les villes voisines de Rome, et Rome elle-même. En même temps, il s'aidait des plébéiens les plus vils et les plus turbulents ; il écartait des élections les hommes craintifs, intimidait par des avis ou par des menaces ceux qui lui avaient résisté, et faisait craindre l'assassinat aux concurrents de ses protégés. Il avait des patriciens pour satellites et des consulaires pour flatteurs. Tout favorisait son audace : Pompée poursuivait au loin des triomphes que Lucullus lui avait rendus faciles ; ce dernier ne rappelait les siens qu'en déployant dans Rome une pompe asiatique ; il était dans le sénat le faible allié des gens de bien, qui le pressaient en vain de se déclarer leur chef.

Crassus, qui avait sauvé l'Italie de la vengeance et de la domination des gladiateurs, mais qui se montrait insatiable de pouvoir et de richesses, laissa s'établir la redoutable influence de Catilina, ne craignit point de la fortifier, ne rougit point d'en rechercher l'appui. César, qui faisait revivre la faction de Marius, mais qui employait les grâces les plus séduisantes et la corruption la plus raffinée partout où le farouche plébéien n'avait montré que de la rudesse et de la violence ; César ménageait et peut-être même encourageait Catilina. Aussi habile dans l'art de conduire un parti qu'il le fut depuis dans l'art de conduire les légions, il croyait qu'une ligue destituée de tout prétexte et de tout appui politique devait bientôt se confondre dans sa puissante faction : ce qui lui importait le plus, c'était que Catilina osât beaucoup et se perdît.

Il n'y avait alors que deux Romains qui eussent une volonté forte de sauver leur patrie, c'étaient Caton et Cicéron ; l'un, dans la rigidité de ses vertus stoïques et romaines, se tenait trop loin des factieux pour pouvoir démêler leurs desseins ; l'autre, plus adroit et plus vigilant, observait toutes leurs manœuvres et devinait leurs crimes. La faction de Catilina désirait ardemment que son chef obtînt le consulat, avec l'un de ses affidés pour collègue. Les trésors et les domaines de la république pouvaient alors, sous différents prétextes, mais surtout par le moyen des proscriptions, devenir la proie de tant de nobles que leurs prodigalités avaient conduits d'abord à l'indigence, et ensuite à la scélératesse.

Il est cependant difficile et presque impossible de croire que Catilina leur eût promis l'incendie et le pillage de Rome durant la suprême magistrature dont il espérait être investi. Les Autronius, les Pison, les Céthégus, les Lentulus, les Antoine, et Catilina lui-même, aimaient mieux sans doute s'emparer de magnifiques palais, que de les livrer aux flammes. C'était Caius Antonius, fils dégénéré de l'orateur Marc-Antoine, qui devait être associé à Catilina dans le consulat. Cicéron eut le courage de briguer cette dignité à l'approche d'un péril dont personne ne connaissait mieux que lui l'étendue. Grossières invectives, menaces, soulèvements, tentatives d'assassinat, tout fut employé pour l'effrayer et pour disperser son parti. Les vagues inquiétudes qu'éprouvaient les plus riches des Romains favorisèrent l'ambition ou plutôt le dévouement de Cicéron ; il fut désigné consul pour l'année 689 de la fondation de Rome.

La faction de Catilina ne réussit qu'à faire nommer C. Antonius, homme de peu d'audace et de ressources. Cette disgrâce augmenta la frénésie du chef des conjurés ; il ne perdit pas cependant l'espérance d'être nommé l'année suivante, et, pour y parvenir, il redoubla les moyens de terreur qui avaient commencé sa puissance, Cependant, soit par l'atrocité de ses projets, soit par la vigilance du consul Cicéron, le parti de Catilina perdit l'appui de plusieurs hommes importants. Antonius fut engagé ou forcé par son collègue à la neutralité. César et Crassus prirent le même parti. Autronius et P. Sylla commencèrent à se tenir à l'écart. Pison avait été tué en Espagne ; maïs l'Italie était vide de troupes. Les vétérans de Sylla n'attendaient qu'un signal pour reprendre les armes ; Catilina se hâta de le donner. Le centurion Manlius agit auprès d'eux comme son lieutenant, et forma un camp dans l'Étrurie.

Cicéron veillait, et déjà il s'était ménagé des intelligences jusque dans le conseil des conjurés. L'un d'eux, Curius, avait révélé d'odieux secrets à Fulvie, femme décriée pour ses mœurs, et celle-ci, soit par un sentiment d'intérêt pour sa patrie, soit par l'espoir d'une récompense, avait tout découvert à Cicéron. Le consul connut par Curius lui-même un danger imminent dont sa personne était menacée. Deux chevaliers romains, s'étaient chargés de le tuer dans sa maison même. Au jour indiqué pour le meurtre, les assassins trouvèrent la porte du consul fermée et gardée. Quoiqu'il différât encore de faire connaître au sénat les détails d'une conspiration dont il lui importait d'étudier les progrès et les ressources, il sut frapper les esprits d'une inquiétude qui les disposait à quelques efforts pour le salut commun.

Dès qu'on fut instruit de la révolte de Manlius, il fit rendre le fameux sénatus-consulte : Dent operam consules ne quid respublica detrimenti capiat. Qu’on réfléchisse aux lois des Romains, qui, faites pour un peuple austère et religieux, depuis longtemps convenaient mal à un peuple dont les mœurs étaient dépravées ; qu'on réfléchisse à la position d'un consul dont l'autorité allait expirer bientôt, qui n'invoquait à son appui ni une haute naissance, ni des victoires éclatantes, ni un nom connu dans l'armée, et l'on verra que le sénatus-consulte qui l'investissait d'une autorité nouvelle pouvait plutôt devenir une arme contre lui-même que contre Catilina, Comment saisir un chef de conjurés qui avait des soldats au-dedans et au-dehors de Rome? Comment le convaincre devant ses complices, ou devant des hommes qui s'étaient servis de lui comme d'un instrument pour leurs projets éloignés ?

C'est ici que l'homme de bien se montre un excellent homme d'État ; jamais résolution ne fut plus précise, plus hardie, ni plus salutaire que la sienne. Rome avait à choisir entre deux fléaux : un bouleversement dans l'intérieur de ses murs, ou la guerre civile, Cicéron préféra la guerre civile, sûr de la terminer bientôt. Catilina, l'ennemi du peuple romain, ose se présenter au sénat ; Cicéron s'indigne, un discours éloquent sauve la république. Quel prodigieux mélange de véhémence et d'adresse ! Que Cicéron est courageux, lorsqu'il s'accuse de timidité ! N'est-on pas confondu de le voir déclarer à Catilina le piège qu'il lui tend, en l'invitant à sortir de la ville, à se mettre à la tête du camp de Manlius, à marcher sur Rome, et de voir Catilina, forcé de prendre un parti qui révèle l'atrocité de son crime, et qui lui en fera perdre le prix ?

Le chef des conjurés croyait, en s'éloignant de Rome, ne sacrifier aucun des moyens de la conspiration, Lentulus Sura, Céthégus et d'autres infâmes sénateurs, se chargeaient d'exécuter, pendant qu'il serait avec son armée aux portes de Rome, le complot qui devait causer la ruine de cette reine du monde. Avaient-ils médité un massacre général, un incendie universel, comme Cicéron l'a tant de fois répété, comme Salluste l'affirme ? L'énormité d'un tel attentat fait violence à l'imagination ; ni Cicéron, ni Salluste, n'ont produit à cet égard des témoignages directs, absolus, et qui écartent l'ombre du doute ; mais s'il n'est pas prouvé que des patriciens scélérats aient juré entre eux de n'épargner à Rome ni temples, ni maisons, ni citoyens, il est naturel de penser que le succès de leur conspiration aurait pu produire une grande partie de cet épouvantable résultat.

Lentulus, Céthégus et leurs complices continuèrent avec maladresse, leurs coupables intrigues. C'était pour eux une bien faible et bien infâme ressource que de s'adresser aux ambassadeurs des Allobroges, pour porter la guerre sur les confins de l'Italie. Les ambassadeurs, après quelque incertitude, furent fidèles aux lois des nations. Les révélations qu'ils firent au consul en procurèrent de plus importantes. La correspondance des conjurés avec leur chef fut interceptée. Le sénat eut à prononcer sur un crime manifeste. Si l'on eût suivi à l'égard des coupables les formes juridiques, leur condamnation eût été tardive, et cependant Catilina était à la tête d'une armée redoutable ; mais les chefs de la république avaient dérogé à ces lois dans des conjonctures moins périlleuses. Cicéron, que ses ennemis appelaient un homme nouveau, osa suivre les exemples donnés autrefois par d'illustres patriciens. Le sénat, que César avait ébranlé en parlant de laisser la vie aux accusés, fut fortifié par l'éloquence austère de Caton, et par celle d'un consul qui livrait sa vie à la persécution la plus acharnée. Le sénat prononça la mort. Cicéron ne craignit ni la précipitation, ni les moyens arbitraires dans l'exécution d'un décret d'où dépendait le salut public.

La ruine de Catilina fut en quelque sorte consommée par la mort de ses complices ; cette nouvelle jeta la terreur dans son armée ; il ne vit plus venir à lui de rebelles, et plusieurs soldats l'abandonnèrent. Le consul C. Antonius, chargé de marcher contre lui pendant que Cicéron continuait de veiller sur Home, feignit une maladie, et sa lâcheté réveilla le bruit de ses honteuses liaisons avec les conjurés. Pétréius, son lieutenant, pressa vivement leur armée, et réussit à l'envelopper de toutes parts. Dans cette extrémité, Catilina chercha et obtint une mort plus digne de ses aïeux que de lui. La scélératesse usurpa les honneurs du courage. Ceux qui suivirent ses drapeaux imitèrent son exemple : ils périrent tous dans le rang où leur général les avait placés, et lui fort en avant à leur tête, l’an 65 avant Jésus-Christ.

Indépendamment de l'Histoire de la conjuration de Catilina par Salluste, et des Catilinaires de Cicéron, on a une Histoire de Catilina, (par Seran de la Tour), Amsterdam, 1749, in-12, et une autre par Isaac Bellet, Paris, 1732, iii-12. La conjuration de Catilina est le sujet d'une tragédie de Crébillon, 1748, et de la Rome sauvée de Voltaire, 1752 (1). Il parut, en 1780, un Éloge de Catilina, in-8°, par l'abbé Lucet ; c'était choisir singulièrement son héros. Il est vrai que St-Évremont a fait aussi l'éloge de la valeur, de la prudence et des autres qualités brillantes de Catilina. « Il ne lui manqua, dit-il, que le succès pour être aussi grand que César. »

La conspiration de Catilina et son auteur, qui sembleraient si bien connus, ne nous semblent pas avoir été généralement bien appréciés, et cet événement, malgré l’éclat littéraire dont l'ont environné les harangues de Cicéron, et la brillante et concise narration de Salluste, présentera toujours à la critique de grandes difficultés, du moins sous le rapport de l'appréciation politique et morale des personnages qui y sont mis en jeu. « Aujourd'hui 22 mars 1816, dit le Mémorial de Ste-Hélène, l'empereur lisait dans l'histoire romaine la conjuration de Catilina. Il ne pouvait la comprendre telle qu'elle est tracée. Quelque scélérat que fût Catilina, observait-il, il devait avoir un objet ; ce ne pouvait être celui de gouverner Rome, puisqu'on lui reprochait d'avoir voulu y mettre le feu aux quatre coins. L'empereur pensait que c'était plutôt quelque nouvelle faction à la façon de Marius et de Sylla, qui, ayant échoué, avait accumulé sur son chef toutes les accusations banales dont on les accable en pareil cas.

Quelqu'un fit observer à l'empereur que c'est ce qui lui serait infailliblement arrivé à lui-même, s'il eut échoué en vendémiaire, en fructidor, ou en brumaire, etc. Cette anecdote en dit plus sur la conjuration de Catilina que ne pourrait le faire une longue apologie de ce chef de parti. Or, le dirons-nous ? Tout porte à croire que Catilina a été calomnié par Salluste comme par Cicéron, et qu'il ne fut pas un homme aussi atroce qu'on l'a prétendu. Avec son œil d'aigle, Napoléon a entrevu le vrai qu'aucun historien n'avait encore exprimé sur la conjuration ; et en ce point M. Michelet, dans son piquant Abrégé de l'histoire romaine, se rapproche de notre opinion.

Avant eux Vauvenargues avait parlé avec une sorte d'estime du caractère de Catilina. « Catilina, dit-il, n'ignorait pas les périls d'une conjuration : son courage lui persuada qu'il les surmonterait : l'opinion ne gouverne que les faibles ; mais l'espérance trompe les grandes âmes. » II lui fait jouer un très beau rôle dans le dialogue avec Sénécion. « J'ai aimé, fait-il dire à Catilina, et estimé les hommes de bonne foi, parce ce que j'étais capable de discerner le mérite, et que j'avais un cœur sensible. Je me suis attaché tous les misérables sans cesser de vivre avec les grands. Je tenais à tous les états par mon génie vaste et conciliant ; je savais me familiariser avec les hommes sans m'avilir ; je me relâchais sur les avantages de ma naissance, content de primer par mon génie et par mon courage. Les grands ne négligent souvent les hommes de mérite que parce qu'ils sentent bien qu'ils ne peuvent les dominer par leur esprit. Pour moi, je me livrais tout entier aux plus courageux et aux plus habiles, parce que je n'en craignais aucun. Je me proportionnais aux autres, etc. ».

Mais comment se fait-il que, sur ce conspirateur, nous trouvions entre Cicéron et Salluste une conformité de jugement d'autant plus étonnante que ces deux écrivains étaient ennemis déclarés ? Cette objection est grave, mais elle n'est pas décisive : Salluste, partisan et flatteur de César, qui avait réussi dans sa conspiration contre la vieille république romaine, était comme Cicéron, dans une position à dénigrer Catilina, dont le plus grand crime était d'avoir échoué là où César, perdu de dettes et de débauches, avait conquis l'empire. Quelque chose de semblable n'est-il pas arrivé de nos jours? Durant les troubles de notre première révolution, quels traits sanglants ne se sont pas mutuellement renvoyés les écrivains de chaque parti ! Voyez les pamphlets que se décochaient entre eux les girondins et les montagnards. Qu'on lise enfin les historiens passionnés de Napoléon, etc.

En présence de pareils écarts de la part de l'histoire écrite, lorsque des événements analogues sont encore pour nous si récents, il nous appartient de montrer que Salluste, historien gagé de l'heureux César, ne pouvait être plus impartial que Cicéron. On sait que ce dernier, qui au moment de la conjuration se montra vraiment un consul vigilant, était doublement intéressé à donner de l'importance à la conjuration, d'abord pour s'en donner à lui-même, lui qui était si vaniteux, en second lieu pour détourner de sa tête le châtiment qu'il avait encouru eu faisant mourir illégalement quatre des principaux complices de Catilina. Cicéron mérite d'autant moins de confiance dans ses assertions contre Catilina, qu'avant de devenir son ennemi il avait été son ami, son complice pour la brigue éhontée du consulat, enfin son défenseur en deux occasions.

Les vices de Catilina, que nous ne prétendons pas nier, étaient, à vrai dire, les mœurs de son temps ; pour s'en convaincre, ou n'a qu'à lire les plaidoyers et les lettres de Cicéron, les biographies de Suétone et de Plutarque, les poésies de Tibulle et de Catulle, les anecdotes de Valère Maxime, enfin tous les auteurs qui sont entrés dans le détail des mœurs romaines, et qui, à chaque page, nous révèlent les plus révoltantes turpitudes avec un sang-froid qui indique de la part de ces écrivains l'habitude de voir et même de ne pas improuver de semblables excès ; on y verra que les César, les Pison, les Gabinius, les Lucullus, les Salluste, les Mécènes, les Metellus Scipion, les Plancus, les Clodius, les Célius, tous personnages appartenant à la haute société romaine, n'étaient pas moins dissolus, et la plupart moins endettés, que Catilina.

Les hommes de mœurs plus régulières, comme Pompée, comme Cicéron, étaient alors de rares exceptions dans Rome ; et d'ailleurs, dans leurs relations politiques, en étaient-ils plus honnêtes gens ? Et pour ne parler que du dernier, si l'on n'a pas, grâce aux lacunes de l'histoire, la preuve matérielle, du moins on a la preuve morale tirée de ses lettres à Atticus, que, lorsque Catilina eut à se défendre de l'accusation de péculat, Cicéron exécuta le dessein qu'il avait formé de plaider contre sa conscience en faveur de ce candidat au consulat ; mais on sait que Catilina fut absous, et que les démarches de Cicéron ne furent pas étrangères à ce résultat. « La conduite de Cicéron dans cette affaire ne doit pas nous étonner, dit un critique moderne ; lui-même nous apprend qu'à cette époque il refusa de soutenir la cause d'un de ses amis contre un débiteur de mauvaise foi, parce que cet infâme débiteur était en état de le servir dans sa brigue du consulat. »

L'immoralité était alors si répandue dans Rome, que les hommes sages n'osaient la blâmer, de peur de se singulariser. Et, pour citer encore Cicéron, qui, en présence du monstre conspirateur Catilina, est le type des honnêtes gens de son temps, ne le voit-on pas défendre, en les représentant comme une chose permise reçue, les coupables dérèglements de Célius, fort mauvais sujet, qui, après avoir mis à contribution la lubrique Clodia, tenta de l'empoisonner, pour se débarrasser à la fois d'une vieille maîtresse et d'une créancière incommode ? C'est encore dans ce plaidoyer pour Célius que Cicéron fournit des armes puissantes à ceux qui veulent que Catilina ne soit pas tout à fait un monstre. On y trouve, dans l'intérêt de Célius, qui avait été lié avec ce chef départi, une sorte d'apologie de Catilina : le portrait que l'orateur fait de ce héros de sédition est vraiment digne d'être mis à côté de celui qu'a tracé le burin énergique et concis de Salluste.

« Ce Catilina, vous n'avez pu l'oublier, disait Cicéron, je pense, avait, sinon la réalité, du moins l'apparence des plus grandes vertus. Il faisait sa société d'une foule d'hommes pervers ; mais il affectait d'être dévoué aux hommes les plus estimables. Si pour lui la débauche avait de puissants attraits, il ne se portait pas avec moins d'ardeur au travail et aux affaires. Le feu des passions dévorait son cœur, mais il avait aussi du goût pour les travaux guerriers. Non, je ne crois pas qu'il ait jamais existé sur la terre un homme qui offrît un assemblage aussi monstrueux de passions et de goûts si divers, si contraires et plus faits pour se combattre. Qui plus que lui, durant un temps, sut se rendre agréable aux personnages les plus illustres ? Quel citoyen a joué quelquefois un rôle plus honorable ? Rome eut-elle jamais d'ennemi plus cruel ? Qui se montra plus dissolu dans ses plaisirs, plus patient dans ses travaux, plus avide dans ses rapines, plus prodigue dans ses largesses ? Mais ce qu'il y avait à juger de plus merveilleux chez cet homme, c'était son talent de s'attirer une foule d'amis, de se les attacher par des complaisances, de leur faire part. à tous de ce qu'il possédait ; de servir les intérêts de tous par son argent, son crédit, ses fatigues, par le crime même et l'audace au besoin ; de maîtriser son naturel, de l'accommoder aux circonstances, de le plier, de le façonner dans tous les sens ; sérieux avec les hommes austères, enjoué avec les personnes gaies, grave avec les vieillards, aimable avec les jeunes gens, audacieux avec les scélérats, dissolu avec les débauchés. Grâce à ce caractère variable et flexible, il avait réuni autour de lui, de tous les pays du monde, les hommes pervers et audacieux, en même temps qu'il s'était attaché nombre de citoyens vertueux et fermes, par les faux semblants d'une vertu affectée. Et jamais de sa vie n'eût existé une tentative si coupable pour le renversement de cet empire, si cet assemblage de vices si monstrueux n'eût été soutenu par tant de souplesse et d'énergie. Ainsi, juges, que cette allégation disparaisse de la cause, et qu'on ne fasse plus à Célius un reproche de ses liaisons avec Catilina : ce crime lui serait commun avec beaucoup d'autres, et même avec de très honnêtes gens. Moi-même, oui, moi, le dirai-je ? J'ai autrefois manqué d'être trompé par Catilina : je crus voir en lui un bon citoyen, partisan zélé des hommes les plus honorables, ami dévoué et fidèle. » (Cicéron, plaidoyer pour Célius Rufus.)

Après avoir lu ce portrait de Catilina, monument remarquable de la prodigieuse, flexibilité d'esprit de Cicéron, qui osera nier que chacun de ses traits ne puisse s'appliquer à Sylla et surtout à César ? Il n'en est pas un qui ne peigne avec la dernière exactitude le vainqueur de Pharsale et de Thapsus. Eh ! Qu'a-t-il manqué à Catilina pour devenir un grand homme, un empereur, un dieu pour avoir à son service la phraséologie adulatrice des harangues pour Marcellus et pour Ligarius, et la plume approbative du correspondant de César ? Il lui a manqué de n'être pas vaincu à Pistoie. En fait de conspiration, le succès seul fait la moralité de l'homme et de la chose. Qu'on lise dans Salluste la lettre noble et, touchante de Catilina à Catulus, en faveur de son épouse, y reconnaîtra-t-on le langage d'un scélérat aussi profond qu'on nous le représente ? Pour plus grand développement relativement à cette controverse historique, on peut consulter les préfaces et notes de la traduction de Salluste que nous avons donnée, et, qui fait partie de la Bibliothèque latine française de Panckoucke.

CATON (MARCUS PORCIUS)

, surnommé d’Utique, du lieu où il mourut, était arrière-petit-fils de Caton le Censeur, dont il offrit de nouveau les talents et les vertus. Il naquit l'an 95 avant J.-C. Peu de temps après sa naissance, il perdit son père et sa mère, et fut élevé, avec ses sœurs et son frère du côté maternel, dans la maison de son oncle Livius Drusus. Dans son enfance, Caton montra une maturité de jugement et une inflexibilité de caractère bien au-dessus de son âge. Sarpédon, son précepteur, se trouvait forcé de le mener quelquefois chez Sylla, qui était ami de Livius Drusus : c'était l'époque des affreuses proscriptions de ce dictateur. Le jeune Caton, âgé alors de quatorze ans, vit avec horreur les têtes de plusieurs nobles victimes qu'on apportait dans la maison de Sylla : frappé de la tristesse profonde et des soupirs étouffés de ceux qui étaient témoins de ce spectacle, il demanda à. son précepteur pourquoi ils ne tuaient pas ce tyran, « C'est, dit Sarpédon, parce qu'on le craint encore plus qu'on ne le hait. » - « Donnez-moi donc une épée, réplique le jeune Caton, pour que je le tue, et que je délivre mon pays de la servitude. »

Sarpédon emmena sur-le-champ son élève, et le surveilla de près. L'amitié de Caton pour Cœpion, son frère du côté maternel, s'annonça dès son enfance, et s'accrut avec les années. À vingt ans, ils ne s'étaient pas encore quittés ; ils n'avaient jamais fait un seul repas l'un sans l'autre ; à la ville comme à la campagne, on les voyait toujours ensemble. Cœpion était un homme sobre, tempéré, et très réglé dans ses mœurs, et lorsqu'on lui en faisait compliment, il répondait : « Cela est vrai, je suis ainsi en comparaison de beaucoup d'autres ; mais quand je me compare à mon frère Caton, il me semble que je ne suis qu'un Sippius. » (Ce Sippius était célèbre par sa vie molle et efféminée.) Caton fut nommé prêtre d'Apollon : alors sa fortune, après le partage fait avec son frère, se montait à 560.000 livres de notre monnaie.

Il se lia avec Antipater de Tyr, stoïcien, et resta toute sa vie attaché à la secte de ce philosophe, la seule qui put s'accorder avec l'austérité de ses principes. Il chercha à épouser Lépida, et déjà il l'avait fiancée ; mais Métellus Scipion, qui venait de renoncer à cette femme après l'avoir demandée en mariage, se voyant près de la perdre, revint à elle, et réussit dans sa recherche. Le jeune Caton en fut tellement piqué, qu'il composa une satire contre son heureux rival. Il épousa peu après Atilia, fille de Soranus, et ce fut (suivant Plutarque) la première femme qu'il connut.

Les tribuns du peuple voulaient abattre une colonne de la basilique bâtie par Caton le Censeur, qui les gênait pour donner leurs audiences. Caton prétendit qu'ils n'en avaient pas le droit, leur intenta un procès, et le gagna. Ce fut la première fois qu'il parla en public, et il eut occasion de faire remarquer dès lors cette éloquence nerveuse -et véhémente, depuis si redoutable aux factieux. II fit ses premières armes dans la guerre de Spartacus, comme simple volontaire, avec son frère Cœpion, qui commandait en qualité de tribun militaire. Caton se distingua tellement par sa bravoure, que le préteur Gellius voulut lui décerner le prix d'honneur ; mais Caton, mécontent de la manière dont la campagne avait été conduite, refusa ce prix, en disant qu'il ne s'était rien fait dans cette guerre qui méritât une pareille distinction.

Il fut envoyé ensuite en Macédoine comme tribun militaire. Là, il apprit que son frère Cœpion était tombé dangereusement malade à Aenos (aujourd'hui Éno) en Thrace ; il s'embarqua malgré les dangers de la tempête auxquels il faillit succomber ; mais il n'arriva que peu d'instants après la mort de Cœpion. Alors toute sa fermeté stoïque l'abandonna ; il se jeta sur le corps inanimé de son frère, le fit envelopper dans les draps les plus somptueux, lui fit dresser un magnifique bûcher, sur lequel on brûla les plus précieux parfums. Enfin il lui -fit construire sur la grande place d'Éno un monument en marbre de Paros, qui coûta 37.000 livres de notre monnaie. Le sensible Plutarque même blâme Caton de s'être trop abandonné à sa douleur, et de ne s'être pas comporté dans cette circonstance comme il convenait à un philosophe.

Le temps de son commandement étant expiré, Caton fit un voyage en Asie, et, en passant à Éphèse, il fut reçu avec les plus grandes marques d'estime et de respect par Pompée, qui cependant se vit avec plaisir délivré, par son départ, d'un témoin aussi sévère de ses actions. Caton ramena avec lui à Rome le philosophe stoïcien Athénodore, surnommé Cordilion, qu'il s'attacha-, et qui ne le quitta plus. Il disait que c'était ce qu'il avait rapporté de plus précieux de son voyage. Il demanda ensuite la charge de questeur, et l'obtint. On avait coutume de ne solliciter cette place que parce qu'elle donnait entrée au sénat, et préparait l'accès aux honneurs : comme les fonctions en paraissaient pénibles et sans gloire, on les abandonnait aux greffiers et aux commis, qui s'enrichissaient aux dépens de l'État. Caton réforma tous ces abus, et fit rentrer dans le trésor public des sommes considérables qui étaient dues.

Enfin il eut le courage d'attaquer les agents de la tyrannie de Sylla, et de les forcer à rendre l'argent qu'ils avaient reçu pour prix de leurs forfaits ; il en poursuivit ensuite plusieurs devant les tribunaux comme homicides, et parvint à les faire condamner. Son zèle et son intégrité durant la questure lui attirèrent à un tel point l'admiration et l'amour -des Romains, que le dernier jour «de sa magistrature, il fut conduit jusqu'à sa maison par toute l’assemblée du peuple. Tel était dès lors la célébrité de sa vertu, qu'un avocat, voulant prouver qu'une cause ne pouvait être décidée par la déposition d'un seul témoin, dit : « Le témoignage d'un seul homme est insuffisant, quand ce serait celui même de Caton. »

Aux jeux de Flore donnés par l'édile Messius, Caton se trouvait présent au spectacle. Par respect pour lui, on n'osa point demander que les danseuses se déshabillassent pour danser toutes nues, comme c'était l'usage dans ces sortes de jeux. Ceci produisit un léger mouvement dans rassemblée. Caton, en ayant appris la cause de Favonius son voisin, sortit aussitôt pour ne pas -priver les spectateurs de leurs amusements ordinaires. Il reçut, en se retirant, les applaudissements de tout le peuple, qui, pour lors, rappela sur le théâtre l'ancienne licence des scènes. Caton eût bien voulu, après sa questure, se donner quelque repos, mais-les troubles civils ne le permirent pas. Les causes qui avaient porté Sylla à la dictature et son exemple avaient rendu impossible le maintien de l'ancienne constitution : la chute n'en était retardée que par la lutte des prétentions rivales.

Plusieurs ambitieux aspirèrent au pouvoir suprême. Crassus, fier de sa grande opulence, croyait pouvoir l'acheter. Pompée aurait pu s'en saisir, mais il voulait qu'on le lui conférât, et craignait de l'usurper. César ; plus jeune et plus habile que tous deux, vit bien qu'il ne pouvait y arriver qu'en renversant les lois, et pour cet effet, il se lia avec ses deux rivaux, et se servit avec adresse des richesses de l'un et du crédit de l'autre. Des hommes sans influence dans les armées, dans le sénat ou dans l'assemblée du peuple, crurent pouvoir atteindre le même but par l'audace et la scélératesse : tels furent Catilina et ses adhérents. Un sénat, en générai composé d'hommes probes, mais faibles et amollis par le luxe, était le seul appui des anciennes constitutions. Catulus, Cicéron, Caton étaient les principaux chefs de ce sénat, et en faisaient la force principale. Lucullus, qui s'était rangé dans ce parti, qui avait commandé avec succès de grandes armées, et possédait, comme Pompée, la confiance du soldat, aurait pu seul soutenir le sénat ; mais il n'aspirait qu'à jouir des richesses qu'il avait -acquises pendant ses conquêtes en Asie.

La conduite de Caton pendant ces circonstances difficiles se trouve retracée dans les historiens et les auteurs de l’antiquité, jusque dans les plus petits détails. En l'étudiant avec soin, il est facile de voir qu'étranger à toutes les factions, à toutes les haines, Caton servit la chose publique par sa prévoyance et son courage ; mais que, par l'inflexibilité de son caractère, il nuisit souvent à la cause qu'il voulait défendre. Il méconnut le siècle où il vivait, et l'exemple de son bisaïeul, qu'il voulait imiter en tout, l'égara. Cicéron l'accuse avec raison d'avoir opiné souvent devant la canaille de Rome (Romuli fœce), comme il aurait fait dans la République de Platon.

Caton, après sa questure, se rendait à sa campagne, lorsqu'il rencontra sur la route Métellus Népos, qui allait à Rome pour briguer le tribunal. Caton, connaissant les intentions de cet homme pervers, se douta que quelque mauvais dessein le portait à faire cette démarche. Il revint aussitôt sur ses pas, demande le tribunat, et est élu avec Métellus Népos. Ce fut à cette époque qu'éclata la conjuration de Catilina. Caton soutint de tout son pouvoir le consul Cicéron ; le premier il lui donna publiquement le titre de père de la patrie, et il contribua à la punition des coupables, en réfutant le discours insidieux de César par une belle harangue que Salluste a rapportée, et qu'on doit croire authentique, puisque l’on sait d'ailleurs que Cicéron avait caché dans la salle du sénat des scribes habitués à écrire par abréviation, et qui recueillirent tous les discours prononcés à cette occasion.

Caton s'opposa aussi à la proposition faite par Métellus Népos, de rappeler Pompée d'Asie, et de lui donner le commandement contre Catilina : ce fut alors qu'il manqua de périr dans une émeute populaire, excitée contre lui par son factieux collègue et par César. Pompée, après son retour d'Asie, laissa percer ses projets ambitieux, que Caton déjoua souvent par son opposition. Il prédit le premier les suites de l'union de Crassus, de Pompée et César. Après ce triumvirat, Caton combattit vainement la motion sur le partage des terres de la Campanie. César, alors consul, abusa de son autorité, au point de le faire conduire en prison ; mais les murmures du peuple forcèrent bientôt de le relâcher. Pour écarter Caton, les triumvirs firent faire par le tribun du peuple Clodius la proposition de dépouiller Ptolémée, roi de Chypre, de ses États, sur un prétexte frivole, et de réunir cette île à l'empire romain : ce qui fut décrété.

Par le même décret, on chargea Caton de l'exécution de cette injustice. Il dut obéir ; et, s'étant rendu en Asie, il envoya Canidius en Chypre, pour signifier à Ptolémée la résolution du peuple romain. Le malheureux roi s'empoisonna. Caton prit aussitôt toutes les mesures pour réunir les immenses richesses qu'avait amassées le roi de Chypre, et tirer un haut prix de son mobilier, qu'il mit en vente ; il mécontenta à ce sujet plusieurs de ses amis, qui avaient cherché à en acquérir une partie à bas prix. Par ces moyens, Caton, à son retour, enrichit le trésor public de la plus forte somme qu'un particulier y eût encore déposée. Peut-être fut-il blâmable, à son arrivée, d'avoir étalé avec ostentation aux yeux du peuple un butin illégitimement acquis. Aussi, n'oublions pas de faire remarquer que ces mêmes richesses firent partie de celles dont César s'empara depuis, et qui lui servirent à anéantir la liberté romaine.

Cicéron, au retour de son bannissement, voulait faire annuler tous les actes passés pendant le tribunat de Clodius ; niais Caton s'y opposa, parce que tout ce qu'il avait fait comme légat du peuple romain dans l'affaire de l’île de Chypre eût aussi été annulé. Cette opposition refroidit pendant quelque temps la liaison qui existait entre ces deux hommes illustres. Ce fut vers cette époque qu'eut lieu, entré Caton et Hortensius, au sujet de la femme du premier, cette transaction qui presque toujours a été représentée sous un faux jour. La mauvaise conduite d'Atilia avait forcé Caton de la répudier, après en avoir eu deux enfants. Il épousa ensuite Martia, fille de Philippe, avec laquelle il paraît avoir vécu dans la plus parfaite harmonie.

Cependant, sur la demande de Quintus Hortensius, son ami, il se sépara d'elle, pour la céder, du consentement de son père Philippe, à ce célèbre orateur, qui désirait en avoir des enfants ; ce traité s'accomplit avec toute la gravité imaginable, et ne paraît alors avoir causé aucun scandale. Martia vécut avec Hortensius jusqu'à la mort de ce dernier. Caton, au commencement des guerres civiles, la reprit de nouveau ; mais comme il y eut dans ces deux occasions de nouvelles cérémonies de mariage, on ne peut pas dire que Caton prêta sa femme ; il ne fit qu'user de la faculté illimitée de divorcer que la loi accordait aux Romains. Cet acte, si contraire aux idées des modernes, a été le sujet des déclamations éloquentes de Tertullien et de beaucoup d'autres.

Ce fut aussi pendant cette période, la plus agitée de sa vie, que Caton paraît avoir oublié quelquefois sa sobriété ordinaire, en buvant avec ses amis. C'est du moins ce que lui reprochait César, dans son Anti-Caton. Il y raconte que des jeunes gens ayant rencontré dans les rues, fort avant dans la nuit, un homme enveloppé de sa toge, voulurent l'insulter, et que, lui découvrant le visage et reconnaissant Caton qui était ivre, ils rougirent à cette vue, et s'éloignèrent. « On eût dit, ajoute César, que Caton venait de les prendre sur le fait, et non pas qu'ils venaient d'y prendre Caton. » Ce récit, qui donne la plus haute idée du respect que l'on portait à Galon, n'est pas exempt d'exagération ; car tous les anciens s'accordent à mettre la tempérance au nombre des vertus que cet homme illustre possédait à un degré éminent.

Caton continua de s'opposer aux triumvirs ; mais en accompagnant Domitius Ænobarbus., qui briguait le consulat, et qui avait pour concurrents Pompée et Crassus, il fut blessé et faillit perdre la vie. Lorsqu'il voulut s'opposer à la loi Tribonienne, qui accordait une puissance extraordinaire à Crassus, il fut une seconde fois conduit en prison ; mais tout le peuple le suivit jusqu'au lieu de sa détention ; ce qui força encore les factieux de le relâcher. Peu de temps après, il fut nommé préteur, et c'est la plus haute dignité où il soit parvenu. Il profita du temps où il était en charge pour faire passer une loi contre ceux qui achetaient les suffrages. Telle était la corruption de la république, que cette mesure mécontenta toutes les classes de citoyens, les uns parce qu'ils avaient besoin de corrompre, les autres parce qu'ils trouvaient leur profit à être corrompus.

Après la mort de Crassus, les troubles fomentés par César augmentèrent à un tel point, que les sénateurs les mieux intentionnés ne virent d'autre moyen de sauver la chose publique qu'en se tournant du côté de Pompée, et on le nomma momentanément dictateur. Caton crut, pour éviter un mal plus grand, devoir demander qu'il fût élu seul consul : ce qui fut adopté. Mais la constitution républicaine n'existait plus, dès que Caton se trouvait forcé, pour la sauver, de provoquer une mesure aussi illégale. L'année suivante, Caton n'obtînt pas le consulat, parce qu'il refusa de se soumettre aux usages établis en pareille circonstance. Cicéron, qui savait de quelle utilité eût été Caton, revêtu de la dignité de consul dans l'état de crise où se trouvait la république, le blâme avec raison de n'avoir employé aucun des moyens usités pour réussir dans sa demande.

Cependant les fatales prédictions que Caton n'avait cessé de faire s'accomplirent, et la guerre civile fut déclarée. Dans le partage des provinces, le sénat lui donna la Sicile à gouverner en qualité de propréteur ; mais à l'arrivée de Curion, accompagné de trois légions de César, Caton, ne se trouvant pas en état de défendre cette île, partit, et alla rejoindre le camp de Pompée à Dyrrachium. Il conseilla de traîner la guerre en longueur, espérant y mettre fin par la voie des négociations il aimait trop ses concitoyens pour se réjouir de la victoire, de quelque côté qu'elle se trouvât. Dès que la guerre fut commencée, il laissa croître sa barbe et ses cheveux, et la couleur de ses vêtements annonçait la tristesse de son âme. Ce fut lui qui fit prendre à Pompée et à son conseil de guerre la résolution de ne piller aucune ville soumise à l'empire romain, et de ne mettre à mort aucun citoyen romain hors du champ de bataille. Pompée, après la victoire qu'il remporta sur César, dans son camp de Dyrrachium, poursuivit son rival, et laissa Caton avec quelques troupes pour garder le trésor de l'armée et les magasins qui étaient dans la ville.

Ce fut cette circonstance qui empêcha Caton d'être présent à la journée de Pharsale. Après cet événement, Caton fit voile pour Corcyre avec les troupes qu'il avait sous ses ordres, et offrit le commandement à Cicéron, qui le refusa. De là Caton se rendit en Afrique, où il espérait trouver Pompée ; mais à son arrivée, il apprit le lâche assassinat commis sur le vainqueur de Mithridate. Caton résolut, malgré ces revers, de soutenir la cause de la liberté tant qu'il resterait une lueur d'espérance. Il prit le commandement des troupes, qui lui obéirent avec joie, et s'avança vers Cyrène, qui le reçut dans ses murs, quoiqu'elle eût fermé ses portes à Labiénus. Tel est le récit de Plutarque. Le poète Lucain dit au contraire que les Cyréniens fermèrent leurs portes à Caton, qui n'entra que par force dans leur ville, et leur pardonna après les avoir vaincus (Pharsale, l. 9, v. 296). L'autorité de l'historien semble devoir être préférée à celle du poète.

Dans ce lieu, Caton apprit que Métellus Scipion, beau-père de Pompée, abordé avant lui en Afrique, s'était retiré chez Juba, roi de Mauritanie, où Varus avait déjà rassemblé une armée considérable. Pour les joindre, Caton entreprit à travers les déserts une marche longue et pénible, durant laquelle il déploya une constance qui lui acquit l'affection de toute l'armée. Pendant sept jours, il marcha à pied, et supporta la faim et la soif comme le dernier des soldats. La jonction des deux armées se fit à Utique, et on délibéra à qui resterait le commandement en chef. L'armée désirait Caton ; mais celui-ci, trop fidèle observateur de la hiérarchie des pouvoirs, dit que Métellus Scipion, se trouvant revêtu de la dignité de proconsul, avait plus de droit que lui de commander. Cette condescendance fut une faute que Caton se reprocha depuis, et qui accéléra la perte de la cause qu'il défendait.

Métellus Scipion ayant voulu faire passer au fil de l'épée tous les habitants d'Utique, Caton s'y opposa, et prit le commandement de cette ville importante, tandis que Métellus Scipion et Labiénus marchèrent contre César. Caton donna au premier le conseil qu'il avait donné à Pompée, de traîner la guerre en longueur. Métellus Scipion, de même que Pompée, méprisa cet avis ; il fut vaincu, et son armée presque entièrement détruite près de Thapsus. L'Afrique se soumit au vainqueur, à l'exception de la ville d'Utique. Caton chercha à inspirer aux sénateurs qui s'étaient renfermés avec lui dans cette ville la résolution de se défendre jusqu'à la mort ; mais n'ayant pu leur faire partager son courage, il vit qu'il ne restait plus d'espérance, et prit lui-même des mesures pour faciliter la fuite de tous ceux qui voulaient le quitter. Quant à lui, il ne parut pas avoir l'intention de sortir d'Utique.

Ses amis et son fils devinèrent la résolution qu'il avait prise. La veille du jour où il s'était proposé de l'exécuter, il soupa tranquillement et discuta plusieurs questions de philosophie. Après s'être retiré dans sa chambre, il lut le dialogue de Platon sur l'immortalité de l'âme, intitulé Phédon ; cette lecture terminée, ne trouvant plus son épée, qu'on avait eu soin d'ôter, il appela ses esclaves, et leur ordonna de la chercher, feignant de n'y avoir pensé que parce qu'elle se trouvait égarée ; mais voyant qu'on ne la lui apportait point, il crut qu'on voulait le livrer vivant entre les mains de César, et cette idée le mit en fureur : il frappa avec violence un esclave qui s'efforçait de l'apaiser. Son fils et ses amis accoururent au bruit, se jetèrent en pleurant à ses pieds, le conjurant de ne pas insister.

Il reprocha à son fils sa désobéissance à ses ordres ; il lui fit observer que, s'il avait résolu de se détruire, il pouvait le faire sans son épée : parlant ensuite avec calme, il engagea tous ceux qui étaient présents à se soumettre à César ; il exhorta surtout son fils à ne tenter aucune résistance, et à ne jamais se mêler des affaires publiques. Il fit ensuite retirer tout le monde, à l'exception des philosophes Démétrius et Apollonides. Resté seul avec eux, il leur prouva d'abord qu'il n'avait aucun moyen de conserver sa vie qu'en la demandant à César, et il les pria de tâcher de lui démontrer qu'un tel parti était convenable, digne de lui, et conforme aux principes qu'il avait professés. Ils baissèrent la tête et gardèrent le silence. Cependant il leur fit entendre qu'il n'avait encore rien résolu définitivement ; mais il les renvoya tous deux pour exhorter son fils à attendre sa décision, et à ne point le gêner dans ses actions.

Les deux philosophes sortirent en pleurant et sans rien répondre, et on donna l'épée de Caton à un petit enfant pour la lui porter. Il la reçut avec un plaisir manifeste, la sortit de son fourreau, regarda si la pointe en était bien acérée, et l'ayant trouvée telle, il la mit près de lui, reprit le Phédon de Platon, qu'il lut deux fois, puis s'endormit du sommeil le plus profond. À son réveil, il donna ordre à un de ses affranchis, nommé Butas, d'aller au port pour savoir si ceux de son parti qui s'étaient renfermés avec lui dans Utique en étaient sortis. On vint lui dire qu'ils avaient mis à la voile, mais que la mer était très orageuse, ce qui le fit soupirer. Il renvoya encore Butas pour s'informer si, parmi ceux qui s'étaient embarqués, il n'y en avait pas qui fussent rentrés dans le port et qui eussent quelque chose à lui faire dire. L'aurore paraissait, et les petits oiseaux, dit Plutarque., commençaient à gazouiller, lorsque Caton s'endormit de nouveau. Butas vint presque aussitôt lui dire que la mer était plus calme et que tout était tranquille au port. Il parut satisfait, lui fit signe de sortir, lui recommanda de fermer la porte, et se remit dans son lit comme pour continuer son sommeil ; mais à peine son affranchi fut-il parti qu'il se perça de son épée. En tombant, il renversa une table géométrique qui était près de lui ; son fils et ses amis accoururent au bruit ; ils le trouvèrent baigné dans son sang.

On profita de son évanouissement pour panser la blessure qu'il s'était faite ; mais dès qu'il eut repris l'usage de ses sens, il repoussa le médecin avec violence, arracha les pansements, déchira sa plaie de ses propres mains, et expira sur-le-champ. C'était dans la 49e année de son âge, et l'an 44 avant J.-C. La nouvelle de sa mort répandit le deuil et l'affliction clans la ville d'Utique. Les habitants, malgré l'approche du vainqueur, lui firent de magnifiques funérailles, et lui rendirent tous les honneurs dus à son rang. On l'inhuma sur le rivage, et on lui éleva dans l'endroit même une statue où il était représenté l'épée à la main, et qu'on voyait encore près de deux cents ans après, du temps de Plutarque.

César, qui savait que Caton, après avoir congédié tous ses adhérents, restait dans Utique avec son fils et ses plus intimes amis, hâtait sa marche ; mais il apprit en arrivant ce qui venait de se passer. On prétend qu'il dit alors : « Caton, je porte envie à ta mort, puisque tu m'as envié la gloire de t'avoir sauvé la vie. » La mort de Caton a été le sujet de plusieurs discussions morales et politiques parmi les modernes, et diversement jugée par eux ; mais chez les anciens elle excita l'admiration universelle. Sous Auguste, Horace met la mort de Caton (Catonis nobile lethum) au nombre des actions qui honorent le plus le nom romain. Virgile, dans un poème entrepris en partie pour la gloire de la maison des Césars, peint Caton dans l'Élysée, présidant l'assemblée des justes :

Secretosque pios, his dantem jura Catonem.

Enfin, seuls à l'écart, loin du noir Phlégéton,

Les justes ont leur place ; à leur tête est Caton.

Les portraits qu'en ont tracés Salluste et Velléius Paterculus ont été souvent cités ; il en est un moins connu, moins brillant peut-être, mais non moins remarquable, qui a échappé à Cicéron, dans l'intimité secrète de l'amitié, à une époque où il vivait tranquille sous les lois du vainqueur de Pompée, dont il avait accepté les bienfaits. Balbus, Oppius, et plusieurs autres amis de César ayant désiré entendre l'éloge de Caton de la bouche de Cicéron, avaient engagé Atticus à le demander à ce grand orateur. Voici ce qu'il répondit à la lettre qu'Atticus lui écrivit à ce sujet : « L'éloge de Caton est une matière bien délicate, et je ne vois pas comment je pourrais m'y prendre pour la traiter d'une manière, je ne dis pas qui plût, mais qui ne déplût pas à vos convives. Quand je ne dirais rien de la vigueur avec laquelle il parlait dans le sénat, de son zèle pour la république et de tout ce qu'il a fait pour elle, et que je me réduirais à louer en général cette sagesse et cette prudence qui ne s'est jamais démentie, ils trouveraient peut-être encore que j'en dis trop. Pour bien faire l'éloge de ce grand homme, il faudrait s'étendre sur ces trois points : qu'il a prévu tout ce qui est arrivé ; qu'il s'y est opposé de tout son pouvoir ; et qu'enfin il a mieux aimé mourir que d'en être le témoin. »

Cicéron ne fut pas toujours aussi réservé ; il composa une Vie de Caton, à laquelle Jules César crut devoir répondre en publiant l’Anti-Caton. Nous n'avons plus ces ouvrages ; mais dans Plutarque, dans Salluste, dans Appien, dans Valère Maxime, dans Dion Cassius, dans les lettres et les discours de Cicéron, et dans quelques autres anciens, on trouve de nombreux détails sur la vie de cet homme vertueux.

CÉSAR (CAIUS JULIUS).

Parmi les hommes que l'histoire honore du titre de grands, aucun peut-être ne le mérita plus que le dictateur César, qui changea le gouvernement des Romains, et dont le nom sert encore, dans les langues modernes, à rappeler l'idée de la puissance et de la valeur. Descendant de l'illustre famille Julia, qui rapportait son origine à Énée et à Vénus, il naquit l'an de Rome 654, et 100 ans avant J.-C. Dans son enfance, il fut témoin des guerres civiles de Sylla et de Marius, son oncle maternel. Rome alors offrait d'illustres modèles à la valeur, et, à l'ambition, de funestes exemples.

Lorsque César fut parvenu à l‘âge viril, Sylla, qui était le maître, ne put lui pardonner d'être le neveu de Marius et le gendre de Cinna. Il lança même contre lui un décret de proscription, et ne consentit à le révoquer qu'à la sollicitation des vestales, et par le crédit de la famille Julia. On ajoute que Sylla, en cédant aux prières de ceux de son parti, leur dit qu'ils se repentiraient un jour d'avoir sauvé un jeune homme dans lequel il voyait plusieurs Marius. Échappé à la proscription, le jeune César sortit de Rome, et se rendit en Asie, où il commença sa carrière militaire.

Revenu à Rome, après la mort de Sylla, il accusa Dolabella de malversations dans son gouvernement, et fit admirer son éloquence dans une cause où il avait pour adversaires Hortensius et Cotta. Comme le don de la parole était un moyen d'arriver au pouvoir, le jeune César ne négligea rien pour surpasser les plus habiles, et résolut d'aller à Rhodes prendre des leçons d'éloquence auprès du professeur grec Apollonius Mollon. Dans le trajet, il fut pris par des pirates ciliciens. Sa conduite, en cette circonstance, montra en lui un caractère fait pour commander.

Les pirates avaient fixé sa rançon à 20 talents ; il la porta lui-même à 60. Il resta trente-huit jours au milieu de ces barbares, avec lesquels il prenait plutôt le ton d'un maître que celui d'un prisonnier. Comme les habitants de Milet avaient fourni l'argent de sa rançon, il fut conduit dans leur ville ; aussitôt il arme quelques bâtiments, poursuit les pirates, en prend plusieurs, et les fait mettre en croix, comme il les en avait menacés lorsqu'il était en leur puissance.

Pendant le séjour qu'il fit à Rhodes, ayant appris que Mithridate avait attaqué des provinces alliées des Romains, il passe sur le continent, et, quoique sans mission, rassemble des troupes, met en déroute les commandants du roi de Pont, maintient dans les intérêts de Rome les villes qui avaient été envahies. De retour à Rome, il trouva Pompée à la tête du sénat et de la république. Comme son attachement connu pour le parti de Marius mettait un obstacle à son ambition, il s'attacha au parti qui dominait alors, et se réunit à Cicéron pour faire passer la loi Manilia, qui accordait à Pompée des pouvoirs extraordinaires.

Cette résolution plaisait d'autant plus à César, qu'elle avait jeté la division parmi les grands, et qu'elle favorisait d'avance les prétentions de ceux qui voudraient un jour s'élever au-dessus des lois de la république. Nommé tribun militaire, la première dignité qu'il dut aux suffrages de ses concitoyens, il appuya fortement ceux qui voulaient rendre au peuple les tribuns que Sylla leur avait ravis, et contribua au rappel de plusieurs exilés qui avaient été proscrits dans les troubles excités par Lépide. Le parti de Marius, qui avait été renversé par le sénat, vivait encore dans le souvenir du peuple ; César ne négligea aucune occasion de flatter la multitude, en lui rappelant un grand homme dont elle conservait la mémoire.

Lorsqu'il fut questeur, il osa, en prononçant à la tribune l'éloge funèbre de sa tante Julia, produire en public les images de Marius, qu'on n'avait point vues depuis la dictature de Sylla. Lorsqu'il fut promu à la dignité d'édile, il fit relever les statues et les trophées du vainqueur des Cimbres. Dès cette époque, il fut accusé dans le sénat d'aspirer à la tyrannie ; mais le peuple, comblé de ses largesses, vanta son dévouement et son courage, et le zèle qu'il avait mis aux embellissements de Rome pendant l'exercice de sa charge ; la multitude surtout n'oublia point qu'elle lui devait de magnifiques spectacles, et qu'il avait fait placer des sièges pour la commodité des spectateurs dans les jeux mégalésiens. Lorsque la conspiration de Catilina fut découverte, César osa recommander les conjurés à la clémence du sénat, et soutint son opinion avec une chaleur qui pouvait faire croire qu'il n'était pas étranger au complot.

L'indignation contre lui fut si grande, que les chevaliers qui étaient de garde ce jour-là n'attendaient qu'un signe de Cicéron pour le massacrer ; mais Cicéron craignit de le trouver coupable, et le sauva de la fureur des chevaliers. César, au milieu des plus vastes projets d'ambition, vivait alors comme un homme de plaisir, engagé dans plusieurs intrigues de galanterie, et se livrant même à l'intempérance du vin. Servilia, sœur de Caton, était passionnée pour César, qui passait pour être le véritable père de son fils Marcus Brutus. Le temps n'était plus où la licence des mœurs ôtait aux grands personnages de Rome leur influence et leur popularité.

À la mort de Métellus, César obtint la dignité de grand pontife, quoiqu'il eût pour compétiteurs deux hommes puissants. Le jour de l'élection, voyant sa mère en pleurs, il l'embrassa, et lui dit : « Vous me verrez aujourd'hui souverain pontife, ou exilé. » Peu de temps après cette élection, Clodius, ayant été accusé publiquement de s'être introduit la nuit dans la maison d'Aurélia, pour corrompre la femme de César, ce dernier répudia sa femme, et refusa de poursuivre Clodius, en disant « que la femme de César ne devait pas même être soupçonnée. » Son véritable motif fut la crainte de se brouiller avec Clodius, qui avait un grand crédit parmi le peuple, et qui pouvait le servir dans ses projets d'ambition.

César était alors préteur ; en sortant de cette charge, le sort lui assigna le gouvernement d'Espagne ; retenu à Rome par ses nombreux créanciers, il eut besoin que Crassus vînt à son secours, et se déclarât sa caution pour des sommes considérables. Plutarque rapporte un mot de César, qui semblerait faire croire que dès lors il songeait à la souveraine puissance. Comme il traversait un pauvre village des Alpes, quelques-uns de ses amis lui demandèrent si, dans ce misérable lieu, le pouvoir et les dignités occasionnaient des débats. « J'aimerais mieux, leur dit-il, être le premier dans ce lieu, que le second dans Rome. »

César employa tout le temps qu'il resta dans son gouvernement à en étendre les frontières. Il porta la guerre dans la Galice et dans la Lusitanie qu'il soumit à Rome ; mais, dans une conquête si utile pour l'État, il ne négligea pas ses intérêts particuliers il s'empara, par des contributions violentes, de tout l'argent de ces provinces, et fut bientôt assez riche pour payer ses dettes, qui s'élevaient, diton, à 38 millions de notre monnaie. Lorsqu'il revint à Rome, où il n'avait plus de créanciers, les richesses qui lui restaient suffirent encore pour lui acheter un grand nombre de créatures. Afin de parvenir au consulat, il réconcilia Crassus et Pompée, et se servit du crédit de l'un et de l'autre.

Quoiqu'il eût un collègue, il gouvernait avec une autorité absolue. Bibulus, qui lui était associé, s'opposait vainement à ses volontés ; ce qui faisait dire aux beaux esprits du temps « qu'ils n'étaient pas sous le consulat de César et de Bibulus, mais sous le consulat de Julius et de César. » César chercha surtout à se rendre agréable au peuple, et proposa dans le sénat une loi par laquelle on devait distribuer les terres de la Campanie entre 20.000 citoyens de ceux qui avaient au moins trois enfants. Cette loi fut rejetée par les sénateurs, qui ne virent pas qu'ils en laissaient à César tout le mérite ; le peuple l'adopta, et le sénat se vit forcé de la confirmer.

César s'attacha Pompée, en lui donnant sa fille Julie en mariage, et, peu de temps après, il obtint le gouvernement des Gaules et de Illyrie, avec le commandement de quatre légions. Les guerres que fit César, ses combats, ses victoires ne sont ignorés de personne ; les Gaules n'ont point de province qui ne conserve la tradition, le souvenir de ses exploits, et dans laquelle on ne montre encore les lieux où il a campé, ceux où il a vaincu. Il triompha d'abord des Helvétiens, qu'il força de se renfermer clans leurs montagnes ; il attaqua ensuite et défit Arioviste, allié du peuple romain ; il soumit les Belges, les plus redoutables des Gaulois, porta ses armes jusqu'au delà du Rhin, passa la mer, et alla planter les aigles romaines jusque sur le territoire de la Grande-Bretagne.

Dans l'espace de dix ans que dura la guerre des Gaules, on prétend qu'il emporta de force ou qu'il réduisit par la terreur de ses armes huit cents villes, qu'il subjugua trois cents peuples ou nations, qu'il défit en différents combats 5 millions d'hommes : le tiers de ce nombre fut tué sur le champ de bataille, et, à la suite des combats, un autre tiers fut réduit en esclavage. Au milieu de ses victoires, César ne négligea rien pour amasser de grandes richesses : il trafiqua de la guerre et de la paix ; il n'épargna ni les temples des dieux, ni les terres des alliés. Tout ce qui servait à augmenter sa puissance lui paraissait juste et honnête, et Cicéron rapporte qu'il avait souvent dans la bouche ce vers d'Euripide : « S'il faut violer le droit, il ne le faut violer que pour régner. »

Le sénat s'occupa d'envoyer dans les Gaules des commissaires pour examiner sa conduite. On proposa même de le livrer à Arioviste, pour expier le manque de foi envers les alliés du peuple romain ; mais l'éclat de ses victoires, l'affection du peuple, l'argent qu'il avait fait répandre, firent échouer toutes les tentatives de ses ennemis. Rome célébra ses triomphes par des supplications ou actions de grâce qui durèrent vingt-quatre jours, chose qui ne s'était point encore vue. Pendant tout ce temps, on remercia les dieux de ses sacrilèges, et les louanges du peuple et même du sénat achevèrent d'étouffer les accusations.

César devait ses succès à sa valeur et à l'amour qu'il inspirait à ses soldais, attachés à sa personne par le soin qu'il prenait de leur subsistance, et par des récompenses magnifiques. Il semblait qu'il ne fût que le dépositaire des richesses qu'il accumulait chaque jour, et qu'il ne les conservât que pour en faire le prix de la valeur et la récompense du mérite. « Par là, dit un historien, les soldats de la république devinrent insensiblement les soldats de César. »

Rome alors était dans un grand désordre ; tout y était devenu vénal, et César avait trouvé dans les Gaules assez de trésors pour tout acheter. Il comblait de présents tous les citoyens, de quelque ordre qu'ils fussent ; les accusés, les hommes perdus de dettes, la jeunesse dérangée, dit Suétone, ne trouvaient qu'en lui un sûr refuge ; il cherchait à familiariser ses partisans avec l'idée de troubler la république, et l'histoire rapporte qu'il avait coutume de dire à ceux dont il ne pouvait payer les dettes qu'il n'y avait qu'une guerre civile qui pût les tirer d'affaire.

Les succès, la puissance de César, encore plus que ses projets connus, commencèrent à éveiller la défiance de Pompée, qui était honteux de n'avoir pas deviné un si redoutable rival. Il ne prit cependant que de faibles précautions, persuadé qu'il resterait toujours le maître, tant qu'il serait à la tête du sénat : il chercha toutes les occasions de l'humilier, sans préparer les véritables moyens de lui résister. Tandis que les ennemis de César annonçaient leurs intentions et leurs projets, César tenait ses desseins cachés. Plus les esprits s'échauffaient dans le sénat, plus il affectait de modération et parlait le langage de la paix, bien convaincu qu'il ne manquerait pas de prétexte de faire la guerre, sans avoir l'odieux de la provoquer.

Il était venu à Ravenne avec une légion, lorsque le sénat rendit un décret, portant que si, dans un délai limité, César ne renonçait pas à son commandement, il serait traité comme un ennemi de la république. Trois tribuns de son parti, Marc-Antoine, Curion et Cassius Longinus protestèrent contre ce décret. Chassés avec violence de l'assemblée du sénat, ils s'enfuirent au camp de César, cachés sous des habits d'esclaves. Ils ne manquèrent point d'exagérer dans leurs récits les menaces faites contre César, et par là redoublèrent l'amour des soldats pour leur général. Dès ce moment, la guerre était déclarée. Le sénat chargea les consuls de pourvoir à la sûreté publique, et César donna ordre à ses troupes de s'avancer vers la rivière du Rubicon, qui sépare la Gaule cisalpine de l'Italie.

La République, qu'on invoquait encore de part et d'autre, n'était plus qu'un vain nom ; César et Pompée ne pouvaient plus être considérés que comme les chefs de deux factions rivales qui cherchaient à se mettre au-dessus des lois. Pompée, qui, selon l'expression de Lucain, ne voulait point de supérieur, laissait quelques espérances aux amis de la liberté ; César, qui ne voulait point d'égal, menaçait de tout asservir. L'un voulait arriver à la suprême puissance par les lois elles-mêmes ; pour l'autre tous les moyens étaient bons. Le premier se reposait sur son crédit personnel, et semblait attendre sa puissance des suffrages de ses concitoyens le second, que Cicéron appelle monstrum activitatis, ne négligeait aucun moyen, et regardait le pouvoir comme une conquête promise à ses armes.

Le parti de Pompée paraissait le plus légitime ; mais, dans l'état des choses, celui de César était le plus sûr. En apprenant le décret du sénat, César marcha droit à la rivière du Rubicon. Là, les dangers qu'il allait courir et les maux que son entreprise pourrait causer à sa patrie se présentèrent à son esprit, et le tinrent quelque temps en suspens ; mais, après avoir réfléchi sur la haine et l'animosité de ses ennemis et sur ses propres forces, il traverse le pont en s'écriant : « Le sort en est jeté ! » II arrive à Rimini, et la consternation se répand jusque dans Rome ; le sénat s'assemble, et délibère au milieu des alarmes ; on ne sait à quels moyens s'arrêter ; on ne propose que des mesures qu'il n'est plus temps de suivre ; les principaux du sénat se reprochent les uns aux autres de s'être laissé tromper ; tous ensemble donnent et reçoivent des avis que la crainte fait abandonner.

Dans ce désordre, Pompée était sans troupes, et craignait de faire prendre les armes au peuple, qui laissait voir son attachement à César il sortit de Rome, qu'il ne devait plus revoir, avec les consuls et les principaux sénateurs, se retira d'abord à Capoue, et de là à Brindes. César l'y suivit, investit la place, et essaya de fermer le port par un môle ; mais avant que l'ouvrage pût être achevé, Pompée s'embarqua secrètement, et fit voile la nuit vers Dyrrachium, laissant l'Italie entière au pouvoir de César. Les consuls, avec leurs troupes, étaient déjà partis pour Dyrrachium ; César envoya ses lieutenants prendre possession de la Sardaigne et de la Sicile, et s'avança lui-même vers Rome : il y entra sans son armée, comme un général qui serait venu paisiblement rendre compte de sa conduite.

Le petit nombre de sénateurs qui étaient restés se réunit pour le recevoir, et le peuple se porta en foule pour revoir, après dix ans d'absence, un général qu'il chérissait, et qui lui promettait un ordre de choses nouveau. César ne commit pas d'autre acte de violence que de s'emparer du trésor public, qui était clans le temple de Saturne, et que le parti de Pompée et du sénat avait eu la maladresse de laisser derrière lui, se contentant d'en emporter la clef. En vain le tribun Métellus osa s'opposer à cette espèce de sacrilège ; César le menaça de le faire mourir, « châtiment, lui dit-il, qui me coûterait plus à prononcer qu'à faire exécuter. »

Le tribun se retira, et César trouva dans les dépouilles des nations vaincues les moyens de subjuguer le peuple vainqueur. La guerre s'étendit bientôt à toutes les parties de la république ; César laissa à Antoine le commandement de l'Italie, envoya des lieutenants en quelques provinces, et partit lui-même pour l'Espagne, où il défit Pétréius et Afranius, lieutenants de Pompée ; soumit à son retour la ville de Marseille, qui s'était déclarée contre lui, et revint à Rome, où Lépide, préteur, et depuis triumvir, le nomma dictateur de sa propre autorité. Pompée était alors en Grèce, à la tête d'une nombreuse armée ; César alla le chercher pour le combattre. Ayant débarqué dans la Chaonie avec cinq légions, il apprit que la flotte qui lui amenait des vivres et des renforts avait été battue et dispersée par celle de Pompée.

Dans la situation critique où cette circonstance le plaçait, il résolut d'aller au-devant d'Antoine, qui devait lui amener de nouvelles légions, et se jeta lui seul dans un bateau de pêcheur, où il courut les plus grands dangers. Ce fut alors qu'en s'adressant au pêcheur qui le conduisait, il dit ce mot fameux, rapporté par Plutarque et par Lucain : « Cesse de craindre ; tu portes César et sa fortune. » Le secours d'Antoine arriva enfin, et César résolut d'attaquer Pompée, dont le camp s'étendait sons les murs de Dyrrachium. Après plusieurs tentatives inutiles, il se retira en Macédoine, où il fut suivi par Pompée, qui lui offrit la bataille. Enfin cette grande querelle entre Pompée et César, entre la république et l'empire, fût décidée dans les plaines de Pharsale, l'an 48 av. J.-C.

L'habileté et la valeur de César pendant l'action n'eurent rien d'égal, si ce n'est sa générosité après la victoire. Il renvoya chez eux les Romains faits prisonniers, et brûla, sans les lire, les lettres qu'on avait trouvées clans la tente de Pompée. Ayant poursuivi Pompée en Égypte, la tête de son rival lui fut présentée comme le dernier gage de la victoire. II détourna les yeux de ce sanglant spectacle, et versa des pleurs, en réfléchissant sur la destinée de ce grand personnage, autrefois son ami et son allié. Tandis qu'il était à Alexandrie, retenu par les charmes de Cléopâtre et par les différends élevés dans la famille des Ptolémée, il vit éclater autour de lui une sédition qui devint bientôt une guerre ouverte, dans laquelle il montra plus de courage que de prudence, et courut les plus grands dangers.

Après un séjour de plusieurs mois en Égypte, César marcha contre Pharnace, roi de Pont, qu'il défit avec la célérité qu'il a si bien exprimée lui-même par ces mots : Veni, vidi, vici. Il lui restait encore des ennemis redoutables à combattre ; Métellus Scipion, Labiénus, Caton et le roi de Mauritanie, Juba, avaient en Afrique de puissantes armées qui menaçaient de relever le parti de Pompée. Après une campagne où César déploya toute son habileté, l'Afrique ne renferma plus de Romain qui ne fût de son parti, à l'exception de Caton, qui s'était enfermé dans Utique, et qui aima mieux se donner la mort que de se rendre au vainqueur. César, qui admirait tout ce qui s'élevait au-dessus des autres hommes, envia à Caton la gloire de sa mort, et lui donna des larmes comme à Pompée.

Le vainqueur, après avoir soumis l'Afrique, et donné l'ordre de reconstruire Carthage, revint en Italie, où l'attendaient les acclamations du sénat et du peuple romain. Quatre triomphes lui furent décernés. Il triompha avec un faste prodigieux, pour les victoires remportées sur les Gaulois, sur les Égyptiens, dans le royaume de Pont et la Mauritanie. Il fit des largesses au peuple, et lui donna des festins et des spectacles ; il combla les soldats de ses libéralités. Cependant les deux fils de Pompée étaient parvenus à rassembler de grandes forces en Espagne ; la présence de César devenait indispensable au delà des Pyrénées ; il s'y rendit, et attaqua les fils de Pompée dans les plaines de Munda : la bataille fut si opiniâtre que, de son propre aveu, il combattit moins pour la victoire que pour sa vie ; mais il fit de si grands prodiges de valeur, qu'il força enfin la fortune à se déclarer de son parti. Dès lors tout plia sous sa puissance ; il rentra dans Rome maître du monde entier.

Le triomphe qu'il obtint alors pour avoir vaincu des Romains excita de secrets murmures parmi le peuple et les sénateurs ; mais personne n'osa se plaindre publiquement. Le sénat lui décerna des honneurs extraordinaires, et une autorité sans bornes. Il fut nommé consul pour dix ans, et dictateur perpétuel ; on lui donna le nom d'empereur, le titre de père de la patrie. On déclara sa personne sacrée et inviolable. On lui accorda le privilège d'assister aux spectacles dans une chaire dorée, avec une couronne d'or sur la tête. Le décret du sénat portait que, même après sa mort, cette chaire et cette couronne d'or seraient placées dans tous les spectacles pour immortaliser sa mémoire. Il ne manquait à tant d'honneurs que le titre de roi. On assure qu'il délibéra s'il le prendrait, et il essaya pour ainsi dire le diadème ; mais il craignit qu'un titre nouveau ne fît trop sentir aux Romains la ruine des vieilles lois. Il poussa même trop loin sa condescendance pour les vieux préjugés de la république, et se montra moins habile à maintenir son pouvoir qu'à le conquérir.

Il conserva les formes des institutions républicaines au milieu d'un gouvernement absolu, et rappela sans cesse l'idée de la liberté qu'il avait opprimée. Il lui était peut-être plus facile de détruire le sénat que de l'attirer dans son parti ; il voulut que ce corps fût respecté, et lui-même le méprisa, ce qui irrita violemment les esprits. « Par là même, dit Montesquieu, sa clémence fut insultante ; on regarda qu'il ne pardonnait pas, mais qu'il dédaignait de punir. » Arrivé au pouvoir souverain par la victoire, il voulut en jouir comme s'il l'avait reçu de ses aïeux, et bannit trop tôt les inquiétudes qui troublent presque toujours la jouissance d'une autorité nouvelle. « J'aime mieux, disait-il, périr une fois que de craindre toujours. »

Il renvoya sa garde espagnole, contre l'avis de ses meilleurs amis, qui lui représentaient continuellement que la domination acquise par les armes ne se conservait que les armes à la main. Il croyait trop légèrement les discours de ses flatteurs, qui lui faisaient entendre « qu'après avoir éteint les guerres civiles, la république avait plus d'intérêt que lui-même à sa conservation. » Son extrême sécurité causa sa mort. Il avait le projet de faire la guerre aux Parthes, et devait partir pour l'Asie. Ses partisans, pour disposer les Romains à le voir revêtu du titre de roi, affectaient de publier que l'on trouvait dans les livres des sibylles que les Parthes ne seraient jamais vaincus si les Romains n'avaient un roi pour général.

Les ennemis de César profitèrent de ce bruit, qu'ils avaient peut-être contribué à répandre, pour avancer sa perte ; une conjuration fut formée contre lui, à la tête de laquelle étaient. Brutus et Cassius qu'il avait faits préteurs. Le complot devait éclater au milieu du sénat, et l'époque en était fixée aux ides de mars, jour où César, disait-on, devait se faire déclarer roi. La conjuration ne fut pas si secrète qu'il n'en transpirât quelque chose dans le public ; niais César refusa de prendre aucune précaution. Calpurnie, femme du dictateur, était si persuadée de la réalité du danger, qu'elle le conjura avec les plus vives instances de ne pas sortir le jour des ides de mars, fixé pour l'assemblée du sénat. Ému par les sinistres prédictions de son épouse, et plus encore par ses larmes et par ses prières, César se détermina à rester chez lui ; mais Décimus Brutus, lui ayant représenté l'importance des matières qui allaient être traitées au sénat, le fit changer de résolution.

Comme il était sorti de sa maison, un certain Artémidor lui remit un billet qui renfermait la découverte de tout le complot. César reçut plusieurs autres billets, par lesquels on l'avertissait du danger qu'il allait courir ; mais, pressé par la multitude qui l'entourait, il ne put les lire, et les remit à ses secrétaires. À peine fut-il entré dans le sénat, que tous les conjurés, comme pour lui faire honneur, l'environnèrent ; Attilius Cimber, qui était du nombre, se présenta pour lui demander le retour de son frère qui était exilé, et, sous prétexte de le prier avec plus de soumission, prit le bas de sa robe, et la tira tout à coup avec violence.

À ce signal, Casca prit son épée, et lui porta un coup dans l'épaule. Au même instant, César saisit l'épée de son meurtrier, et se jette sur lui en criant : « Scélérat de Casca, que fais-tu ? » Plutarque raconte que les sénateurs qui étaient alors présents, et qui ne savaient rien du complot, n'eurent la force ni de prendre la fuite, ni de secourir César, ni de proférer une seule parole. Tandis que César était aux prises avec Casca, tous les conjurés tirent leurs épées, et lui portent plusieurs coups. Cassius, plus animé que les autres, lui fit à la tête une blessure profonde ; César se défendit encore, lorsque, apercevant Brutus l'épée levée sur lui, il s'écria : « Et toi aussi, mon fils Brutus. » Au même instant, il se couvrit le visage avec sa robe, et tomba percé de trente-trois coups au pied d'une statue de Pompée, le 15 mars de l'an 44 avant J.-C. : il avait alors 56 ans. Tous les sénateurs prirent la fuite, et portèrent l'effroi parmi le peuple, en racontant ce qu'ils avaient vu. Le corps de César, abandonné, fut porté clans sa maison par trois esclaves.

Lorsqu'on lut son testament à la tribune aux harangues, le peuple, qu'il n'avait point oublié, fit éclater sa douleur et menaça les conjurés. Ses funérailles furent célébrées avec une grande pompe. Le sénat, qui n'avait point osé le défendre, le mit au rang des dieux, et ordonna qu'il ne fût rien changé à ses lois. L'histoire a raconté les résultats déplorables de cet assassinat : la jalousie, l'ambition, le ressentiment personnel, avaient armé la plupart des meurtriers. Quelques-uns d'entre eux obéirent à la passion de la liberté ; mais ils ne virent point que la république était destinée à périr, et que, dans l'état des choses, Rome ne pouvait rien espérer de plus heureux que d'avoir un maître comme César.

Il nous reste à faire connaître quelques traits du caractère et de la conduite de ce grand homme. L'amour de la gloire et de la puissance fut sa passion dominante ; on sait qu'il pleura devant une statue d'Alexandre, en songeant qu'il n'avait encore rien fait à l'âge où le fils de Philippe était maître de l'univers. Cicéron disait que le pouvoir était, pour César, comme une divinité. Il déploya une activité qui étonna toujours ses ennemis, et, pour nous servir de l'expression de Lucain, il croyait n'avoir rien fait tant qu'il lui restait quelque chose à faire. Au milieu des dissensions de Rome, il regardait toujours comme ses amis tous ceux qui n'étaient pas ses ennemis déclarés. Cette maxime le servit pour parvenir à son but ; elle le perdit quand il fut le maître.

César était attaché à la doctrine d'Épicure, qui s'était depuis peu introduite dans Rome. Lors du procès de Catilina, il manifesta, sur la nature de l'âme, des opinions qui scandalisèrent la vertu de Caton. Ses mœurs se ressentaient de ses opinions sur la religion et la morale. On ne peut répéter ici ce que Suétone raconte de ses liaisons avec Nicomède, liaisons qui le faisaient appeler la reine de Bithynie. Le père de Curion, dans un discours public, osa dire de César « qu'il était le mari de toutes les femmes, et la femme de tous les maris. » Montesquieu a remarqué que César avait plusieurs vices, mais qu'il n'avait point de défauts.

La première de ses qualités fut une générosité de caractère qui se démentit rarement ; il pardonnait volontiers les injures, les satires dirigées contre lui, et l'on peut dire qu'il eut beaucoup à pardonner. La nature, qui semblait l'avoir fait naître pour commander au reste des hommes, lui avait donné un air d'empire et une grande dignité dans ses manières souvent un seul mot lui suffisait pour apaiser la révolte d'une légion ou les murmures des mécontents ; il excellait dans l'art de se faire obéir et de maintenir la discipline.

César était né avec de si heureuses dispositions, que rien n'était étranger à son génie. Il cultiva toutes les sciences connues de son temps, et réforma le calendrier auquel il donna son nom. S'il se fût livré tout entier à l'art oratoire, il se serait placé à côté de Cicéron ; l'orateur romain nous le représente comme cédant à peine sur ce point aux plus habiles publia quelques ouvrages sur la grammaire, l'astronomie, la religion, l'histoire et la littérature. Tous ses écrits sont perdus, à l'exception de quelques-unes de ses lettres, de ses Commentaires sur la Guerre des Gaules et sur la Guerre civile, et de quelques fragments rassemblés dans les bonnes éditions de cet ouvrage. « Ces Commentaires, dit Cicéron (in Bruto), sont un très bon livre ; le style en est pur, coulant, dépouillé de toute parure oratoire, et pour ainsi dire nu ; on voit que l'auteur n'a voulu laisser que des matériaux pour ceux qui voudraient traiter le même sujet. Peut-être quelques sots écrivains croiront pouvoir broder ce canevas ; mais les gens de goût se garderont bien d'y toucher. »

Asmius Pollion, dont l'opinion est rapportée par Suétone, pensait que les mémoires de César n'étaient ni exacts ni fidèles : il serait difficile d'apprécier un pareil jugement à sa juste valeur. Quoi qu'il en soit, comme ils nous ont les premiers donné des notions sur la Gaule, ils sont aujourd'hui pour nous un monument national, et sont devenus classiques à la fois pour les amis des lettres et pour les militaires.

CICÉRON (MARCUS TULLIUS)

, naquit à Arpinum, patrie de Marius, la même année que le grand Pompée, le 3 janvier 647 de la fondation de Rome. Il sortait d'une famille anciennement agrégée à l’ordre équestre, mais qui s'était toujours tenue loin des affaires et des emplois. Sa mère s'appelait Helvia. Son père vivant à la campagne, sans autre occupation que l'étude des lettres, conservait d'honorables liaisons avec les premiers citoyens de la république. De ce nombre était le célèbre orateur Crassus, qui voulut bien présider lui-même à l'éducation du jeune Cicéron et de son frère Quintus, leur choisit des maîtres et dirigea leurs éludes. Cicéron, comme presque tous les grands hommes, annonça de bonne heure la supériorité de son génie, et prit dès l'enfance l'habitude des succès et de la gloire. II fut admiré dans les écoles publiques, honoré par ses condisciples, visité par leurs parents.

La lecture des écrivains grecs, la passion de la poésie, la rhétorique, la philosophie, occupèrent les premières années de sa jeunesse. Il écrivit beaucoup en grec, exercice qu'au rapport de Suétone, il continua jusqu'à l'époque de sa préture. Ses vers latins, trop méprisés par Juvénal, trop loués par Voltaire, sont loin de l'élégance de Virgile, et n'ont pas la force de Lucrèce. Ni la poésie ni l'éloquence n'étaient encore formées chez les Romains, et il suffisait à Cicéron d'être le plus grand orateur de Rome. On conçoit à peine les travaux immenses qu'il entreprit pour se préparer à cette gloire. Cependant il fit une campagne sous Sylla, dans la guerre des Marses. De retour à Rome, il suivit avec ardeur les leçons de Philon, philosophe académicien, et de Molon, rhéteur célèbre, et pendant quelques années, il continua d'enrichir son esprit de celte variété de connaissances que depuis il exigea de l'orateur.

Les cruautés de Marius et de Cinna, les proscriptions de Sylla passèrent ; et la république, affaiblie et sanglante, resta paisible sous le joug de son impitoyable dictateur. Cicéron, alors âgé de vingt-six ans, fort de ses études et de sou génie, parut au barreau, qui venait de s'ouvrir- après une longue interruption. Il débuta dans quelques causes civiles, et entreprit une cause criminelle, dont le succès promettait à l'orateur beaucoup d'éclat et de péril, la défense de Roscius Amérinus, accusé de parricide. Il fallait parler contre Chrysogonus, affranchi de Sylla. Cette protection terrible épouvantait les vieux orateurs. Cicéron se présente avec le courage de la jeunesse, confond les accusateurs, et force les juges d'absoudre Roscius. Son discours excita l'enthousiasme ; aujourd'hui même c'est une des harangues de l'orateur que nous lisons avec le plus d'intérêt. On y sent une chaleur d'imagination, une audace mêlée de prudence et même d'adresse, et souvent un excès d'énergie, une surabondance de richesse, qui plaît et entraîne. Cicéron, plus âgé, releva lui-même dans ce premier ouvrage quelques fautes de goût, et sans doute il s'est montré depuis plus pur et plus grand écrivain ; mais il avait déjà toute son éloquence.

Après ce brillant sucées, il passa encore une année dans Rome, et se chargea même d'une autre cause qui devait aussi déplaire au dictateur ; mais sa santé affaiblie par des travaux excessifs, et peut-être la crainte d'avoir trop bravé Sylla, le déterminèrent à voyager. II se rendit à Athènes qui semblait toujours la métropole des lettres et, logé chez un philosophe académicien, recherché des philosophes de toutes les sectes, assistant aux leçons des maîtres d'éloquence, il y passa six mois avec son cher Atticus, dans les plaisirs de l'étude et des savants entretiens. On rapporte à cette même époque son initiation aux mystères d'Éleusis. À la mort de Sylla, il quitta la Grèce et prit la route de l'Asie, s'entourant des plus célèbres orateurs asiatiques et s'exerçant avec eux.

À Rhodes, il vit le fameux Possidonius, et retrouva Molon qui lui donna de nouvelles leçons, et s'attacha surtout à corriger sa trop grande abondance. Un jour, déclamant en grec dans l'école de cet illustre rhéteur, il emporta les applaudissements de tout l'auditoire. Molon seul resta silencieux et pensif. Questionné par le jeune orateur : « Et moi aussi, répondit-il, Cicéron, je te loue et je t'admire ; mais j'ai pitié de la Grèce, quand je songe que le savoir et l'éloquence, les deux seuls biens qui nous étaient demeurés, sont par toi conquis sur nous et transportés aux Romains. » Cicéron revint en Italie, et ses nouveaux succès firent sentir le prix de la science des Grecs, qui n'était pas encore assez estimée dans Rome.

Parmi différentes causes, il plaida pour le célèbre comédien Roscius, son ami et son maître dans l'art de la déclamation. Enfin, parvenu à l'âge de trente ans, se voyant au terme de son glorieux apprentissage, ayant tout reçu de la nature, ayant tout fait par le travail, pour réaliser en lui l'idée du parfait orateur, il entra dans la carrière des charges publiques, il sollicita la questure, office qui, depuis une loi de Sylla, donnait immédiatement la dignité de sénateur. Nommé à la questure de Sicile, dans un temps de disette, il eut besoin de beaucoup d'habileté pour faire passer à Rome une grande partie des blés de cette province, sans trop déplaire aux habitants. Du reste, son administration et les souvenirs qu'en gardèrent les Siciliens prouvent que, dans les conseils admirables qu'il a depuis donnés à son frère Quintus, il ne faisait que rappeler ce qu'il avait pratiqué lui-même.

Sa mission expirée, il revint à Rome, véritable théâtre de ses talents. Il continua d'y paraître comme orateur, défendant les causes des particuliers sans autre intérêt que la gloire. Ce fut sans doute un jour honorable pour Cicéron que celui où les ambassadeurs de la Sicile vinrent lui demander vengeance des concussions et des crimes de Verres. Il était digne de cette confiance d'un peuple affligé. Il entreprit la cause de la Sicile contre son indigne spoliateur, alors tout-puissant à Rome, appuyé du crédit de tous les grands, défendu par l'éloquence d'Hortensius, et pouvant avec le fruit de ses brigandages en acheter l'impunité. Après avoir fait un voyage dans la Sicile pour y recueillir les preuves des crimes, il les peignit des plus vives couleurs dans ses immortelles harangues : elles sont au nombre de sept ; les deux premières seulement furent prononcées. L'orateur s'aperçut que les amis de Verres cherchaient à reculer la décision du procès jusqu'à l’année suivante, où le consulat d'Hortensius devait assurer un grand secours au coupable ; il n'hésita point à sacrifier l'intérêt de son éloquence à celui de sa cause ; il s'occupa uniquement de multiplier le nombre des témoins et de les faire tous entendre. Hortensius resta muet devant la vérité des faits, et Verres, effrayé, s'exila lui-même.

L'ensemble des harangues de Cicéron est demeuré comme le chef-d'œuvre de l'éloquence judiciaire, ou plutôt comme le monument d'une illustre vengeance exercée contre le crime par la vertueuse indignation du génie. À l'issue de ce grand procès Cicéron commença l'exercice de son édilité ; et dans cette magistrature onéreuse, quoique sa fortune fût peu considérable, il sut par une sage magnificence se concilier la faveur du peuple. Ses projets d'élévation lui rendaient ce secours nécessaire, mais il fallait y joindre l'amitié des grands. Cicéron se tourna vers Pompée, alors le chef de la noblesse, et le premier citoyen de. Rome libre. Il se fit le panégyriste de ses actions, et le partisan le plus zélé de sa grandeur. Quand le tribun Manilius proposa de lui confier la conduite de la guerre contre Mithridate, en lui accordant un pouvoir qui effrayait les républicains éclairés, Cicéron, alors préteur, parut à la tribune pour appuyer la loi nouvelle de toute la force de son éloquence. Cette même année, il plaida plusieurs causes. Il prononça son plaidoyer pour Cluentius, dans une affaire criminelle.

À cette époque, Catilina, rejeté du consulat, commençait à tramer contre la république, et s'essayait à une révolution. Ce factieux, accusé de concussions dans son gouvernement d'Afrique, fut sur le point d'avoir Cicéron pour défenseur mais bientôt la haine éclata entre ces deux hommes si peu faits pour être unis. Cicéron, qui, après sa préture, au lieu d'accepter une province, suivant l'usage, s'était mis sur les rangs pour le consulat, se vit compétiteur de Catilina, qui s'était fait absoudre à prix d'argent. Insulté par cet indigne rival, il le repoussa par une éloquente invective prononcée dans le sénat. Cicéron avait à combattre l'envie de beaucoup de patriciens, qui voyaient en lui un parvenu, un homme nouveau : son mérite et la crainte des projets de Catilina l'emportèrent. Il fut élu premier consul, non pas au scrutin, suivant l'usage, mais à haute voix et par les acclamations unanimes du peuple romain.

Le consulat de Cicéron est la grande époque de sa vie politique. Rome se trouvait dans une situation incertaine et violente. Catilina briguait le prochain consulat. En même temps il augmentait le nombre des conjurés, et faisait lever des troupes sous les ordres d'un certain Mallius. Cicéron pourvut à tout. Il importait d'abord de gagner à la république son collègue, Antoine, secrètement uni avec les conjurés ; il s'assura de lui par la cession de sa province consulaire. Une autre précaution non moins salutaire fut de réunir le sénat et l'ordre équestre dans l'intérêt d'une défense commune. Attentif à ménager le peuple, Cicéron ne se montra pas moins hardi à maintenir les vrais principes du gouvernement ; et dès les premiers jours de son consulat, il attaqua le tribun Rullus qui, par le projet d'une nouvelle loi agraire, confiait à des commissaires un pouvoir alarmant pour la liberté. La politique de Cicéron fut ici tout entière dans son éloquence.

À force d'adresse et de talent, il fit rejeter par le peuple même une loi toute populaire. Affectant de se regarder comme le consul du peuple, mais fidèle aux intérêts des grands, il fit maintenir le décret de Sylla qui interdisait les charges publiques aux enfants des proscrits. On ne peut douter que cette habileté du consul à ménager les trois ordres de l'État, et à s'en faire également aimer, n'ait été 1'arme qui seule put vaincre Catilina. Toute la république étant réunie, et se confiant à un seul homme, les conjurés, malgré leur nombre, se trouvèrent hors de l'État, et furent désignés comme ennemis publics. Le vigilant consul, entretenant des intelligences parmi cette foule d'hommes pervers, était averti de leurs projets, et assistait, pour ainsi dire, à leurs conseils.

Le sénat rendit le décret fameux qui, dans les grands dangers, investissait les consuls d'un pouvoir égal à celui de dictateur. Cicéron doubla les gardes et prit quelques mesures extérieures. Ensuite il se rendit aux comices pour présider à l'élection des nouveaux consuls. Catilina fut exclu une seconde fois, et n'eut plus d'autre ressource que le meurtre et l'incendie. Il assemble ses complices, les charge d'embraser Rome, et déclare qu'il va se mettre à la tête des troupes de Mallius. Deux chevaliers romains promettent d'assassiner le consul dans sa propre maison. Cicéron est instruit de tous les détails par Fulvie, maîtresse de Curius, l'un des conjurés. Deux jours après, il assemble le sénat au Capitole. Ce fut là que Catilina, qui dissimulait encore, ayant osé paraître comme sénateur, le consul l'accabla de sa foudroyante et soudaine éloquence. Catilina, troublé, sortit du sénat en vomissant des menaces, et dans la nuit partit pour l'Étrurie avec trois cents hommes armés. Le lendemain Cicéron convoque le peuple au Forum, l'instruit de tout, et triomphe d'avoir ôté aux conjurés leur chef, et réduit le chef lui-même à faire une guerre ouverte.

Au milieu de cette crise violente, ce grand homme trouvait encore le loisir d'exercer son éloquence dans une cause privée. Il défendit Muréna, consul désigné, que Galon accusait de brigue et de corruption. Son plaidoyer est un chef-d'œuvre d'éloquence et de fine plaisanterie. Le stoïque Caton, ingénieusement raillé par l'orateur, dit ce mot connu : « Nous avons un consul fort gai. » Mais ce consul si gai veillait toujours sur la patrie menacée, et suivait tous les mouvements des conjurés. Instruit que Lentulus, chef des factieux restés à Rome, cherchait à séduire les députés des Allobroges, il engagea ceux-ci à feindre, pour obtenir la preuve complète du crime. Les députés furent saisis au moment où ils sortaient de Rome avec Vulturcius, l'un des conjurés. On produisit dans le sénat les lettres de Lentulus ; la conjuration fut évidente. Il ne s'agissait plus que de la punition, plusieurs lois défendaient de punir de mort un citoyen romain : César les fit valoir avec adresse. Caton demanda hautement le supplice des coupables. C'était l’avis que Cicéron avait exprimé avec plus d'art. Ils furent exécutés clans la prison, quoique le consul prévît qu'un jour ils auraient des vengeurs.

Il préféra l'État à sa sûreté. Peut-être aurait-il pu se mettre à l'abri en faisant prononcer la sentence par le peuple : c'est ainsi qu'autrefois Manlius avait été condamné. Mais Cicéron craignit qu'on n'enlevât les conjurés. Il voulut se presser, et par timidité, il fit une imprudence que, dans la suite, il expia cruellement. Cependant Rome fut sauvée ; tous les Romains proclamèrent Cicéron le père de la patrie. La défaite de Catilina, qui suivit bientôt, fit assez voir qu'en préservant la ville, on avait porté le coup mortel à la conjuration ; et cette gloire appartenait au vigilant consul. Déjà l'envie l'en punissait. Un tribun séditieux ne lui permit pas de rendre compte de son administration ; et Cicéron, en quittant le consulat, ne put prononcer que ce noble serment, répété par tout le peuple romain : « Je jure que j'ai sauvé la république. »

César lui était toujours contraire, et Pompée, uni d'intérêts avec César et Crassus, redoutait un citoyen zélé, trop ami de la liberté pour être favorable aux triumvirs. Cicéron vit son crédit tomber insensiblement, et sa sûreté même menacée pour l'avenir. Il s'occupa plus que jamais de la culture des lettres. Ce fut alors qu'il publia les mémoires de son consulat, écrits en grec, et qu'il fit sur le même sujet un poème latin en trois livres. Ces louanges qu'il se donnait à lui-même ne durent pas diminuer l'envie qu'excitait sa gloire. Enfin l'orage éclata par la furieuse animosité de Clodius ; et ce consulat tant célébré par Cicéron devint le moyen et le prétexte de sa ruine.

Clodius fit passer une loi qui déclarait coupable de trahison quiconque aurait fait périr des citoyens romains, avant que le peuple les eût condamnés. L'illustre consulaire prit le deuil, et, suivi du corps entier des chevaliers et d'une foule de jeunes patriciens, il parut dans les rues de Rome, implorant le secours du peuple. Clodius, à la tête de satellites armés, l'insulta plusieurs fois, et osa même investir le sénat. Cette querelle ne pouvait finir que par un combat, ou par l'éloignement volontaire de Cicéron. Les deux consuls servaient la fureur de Clodius, et Pompée abandonnait son ancien ami. Mais tous les honnêtes gens étaient prêts à défendre le sauveur de la patrie ; Cicéron, par faiblesse ou par vertu, refusa leur secours, et s'exilant, lui-même, il sortit de Rome, après avoir consacré au Capitule une petite statue de Minerve, avec cette inscription : Minerve, protectrice de Rome.

Il erra quelque temps dans l'Italie, et se vit fermer l'entrée de la Sicile par un ancien ami, gouverneur de cette province. Enfin il se réfugia chez Plancus, à Thessalonique. Sa douleur était excessive, et la philosophie qui, dans ses malheurs, servit souvent à occuper son esprit, n'avait alors le pouvoir ni de le consoler ni de le distraire. Clodius poursuivait insolemment son triomphe, et par de nouveaux décrets, il fit raser les maisons de campagne do Cicéron, et sur le terrain de sa maison de Rome, il consacra un temple à la liberté. Une partie de ses meubles fut mise à l'encan, mais il ne se présenta point d'acheteurs ; le reste devint la proie des deux consuls qui s'étaient associés à la haine de Clodius. La femme même et les enfants de Cicéron furent exposés à l'insulte et à la violence. Ces désolantes nouvelles venaient sans cesse irriter l'affliction du malheureux exilé, qui, perdant toute espérance, se défiait de ses amis, se plaignait de sa gloire, et regrettait de ne s'être pas donné la mort, montrant qu'un beau génie et même une grande âme ne préservent pas toujours de la plus extrême faiblesse.

Cependant il se préparait à Rome une heureuse révolution en sa faveur. L'audace de Clodius, s'élevant trop haut, et s'étendant à tout, devenait insupportable à ceux même qui l'avaient protégée. Pompée encouragea les amis de Cicéron à presser son rappel. Le sénat déclara qu'il ne s'occuperait d'aucune affaire avant que !e décret du bannissement fût révoqué. Clodius redoubla vainement de fureur et de violence. Dès l'année suivante, par le zèle du consul Lentulus, et sur la proposition de plusieurs tribuns, le décret de rappel passa dans l'assemblée du peuple, malgré un sanglant tumulte où Quintus, frère de Cicéron, fut dangereusement blessé. On vota des remerciements aux villes qui avaient reçu Cicéron, et des gouverneurs de province eurent ordre d'assurer son retour. C'est ainsi, qu'après dix mois d'exil, i| revint en Italie avec une gloire qui lui parut à lui-même un dédommagement de son malheur. Le sénat en corps l'attendit aux portes de la ville, et son entrée fut un triomphe. La république se chargea de faire rétablir ses maisons il n'eut à combattre que pour démontrer la nullité de la consécration faite par Clodius.

Au reste, ce retour devint pour Cicéron, comme il l'avoue lui-même, l'époque d'une vie nouvelle, c'est-à-dire d'une politique différente. Il diminua sensiblement l'ardeur de son zèle républicain, et s'attacha plus que jamais à Pompée, qu'il proclamait son bienfaiteur. Il sentait que l'éloquence n'était plus dans Rome une puissance assez forte par elle-même, et que le plus grand orateur avait besoin d'être protégé par un guerrier. Le fougueux Clodius s'opposait à force ouverte au rétablissement des maisons de Cicéron, et l'attaqua plusieurs fois lui-même. Milon, mêlant la violence et la justice, repoussa Clodius par les armes, et en même temps l'accusa devant les tribunaux. Rome était souvent un champ de bataille.

Cependant Cicéron passa plusieurs années dans une sorte de calme, s'occupant à la composition de ses traités oratoires, et paraissant quelquefois au barreau, où, par complaisance pour Pompée, il défendit Vatinius et Gabinius, deux mauvais citoyens qui s'étaient montrés ses implacables ennemis. Valère-Maxime cite ce fait comme l'exemple d'une générosité extraordinaire. À l'âge de cinquante-quatre ans, Cicéron fût reçu dans le collège des augures. La mort du turbulent Clodius, tué par Milon, le délivra de son plus dangereux adversaire. On connaît la belle harangue qu'il fit pour la défense du meurtrier, qui était son ami et son vengeur ; mais il se troubla en la prononçant, intimidé par l'aspect des soldats de Pompée, et par les cris des partisans de Clodius.

À cette même époque, un décret du sénat nomma Cicéron au gouvernement de Cilicie. Dans cet emploi, nouveau pour lui, il fit la guerre avec succès, repoussa les troupes des Parthes, s'empara de la ville de Pindenissum, et fut salué par ses soldats du nom d’Imperator, titre qui le flatta singulièrement, et dont il affecta de se parer, même en écrivant à César vainqueur des Gaules. Cette petite vanité lui fit briguer les honneurs du triomphe, et il porta la faiblesse jusqu'à se plaindre de Caton, qui, malgré ses instantes prières, avait refusé d'appuyer ses prétentions. Quelque chose de plus estimable et peut-être de plus réel que sa gloire militaire, ce furent la justice, la douceur et le désintéressement qu'il montra dans toute son administration. Il refusa les présents forcés que l’on avait coutume d'offrir aux gouverneurs romains, réprima tous les genres de concussions, et diminua les impôts. Une semblable conduite était rare dans un temps où les grands de Rome, ruinés par le luxe, sollicitaient une province pour rétablir leur fortune par le pillage.

Quelque plaisir que Cicéron trouvât dans l'exercice bienfaisant de son pouvoir, il souffrait impatiemment d'être éloigné du centre de l'empire, que la rupture de César et de Pompée menaçait d'un grand événement. Il partit aussitôt que sa mission fut achevée, et retrouva dans sa patrie l'honorable accueil qui l'attendait toujours ; mais comme il le dit lui-même, à son entrée dans Rome il se vit au milieu des flammes de la discorde civile. Il s'était empressé de voir et d'entretenir Pompée, qui commençait à sentir la nécessité de la guerre, sans croire encore à la grandeur du péril, et qui, résolu de combattre César, opposait avec trop de confiance le nom de la république et le sien aux armes d'un rebelle. Cicéron souhaitait une réconciliation, et se nourrissait de la flatteuse pensée qu'il pourrait en être le médiateur. Cette illusion peut s'expliquer par l'amour de la patrie autant que par la vanité. Le sage consulaire envisageait la guerre civile avec horreur ; mais il aurait dû sentir que, si le mal était affreux, il était inévitable.

Du reste, ne cherchons pas un sentiment faible et bas dans le cœur d'un grand homme, et ne le soupçonnons pas d'avoir voulu ménager César, puisque enfin il suivit Pompée. César marcha vers Rome, et son imprudent rival fut réduit à fuir avec les consuls et le sénat. Cicéron, qui n'avait pas prévu cette soudaine invasion, se trouvait encore en Italie, par irrésolution et par nécessité. César le vit à Formies, et ne put rien sur lui. Cicéron, convaincu que le parti des rebelles était le plus sûr, ayant pour gendre Dolabella, l'un des confidents de César, alla cependant rejoindre Pompée. Ce fut un sacrifice fait à l'honneur ; mais il eut le tort d'apporter dans le camp de Pompée les craintes qui pouvaient l'empêcher d'y venir. Il se hâta de désespérer de la victoire, et dans son propre parti, il laissa entrevoir cette défiance du succès qui ne se pardonne pas, et cette prévention défavorable contre les hommes et contre les choses, qui choque d'autant plus qu'elle est exprimée par d'ingénieux sarcasmes.

Cicéron ne modérait pas assez son penchant à l'ironie, et sur ce point, il paraît avoir souvent manqué de prudence et de dignité. Après la bataille de Pharsale et la fuite de Pompée, il refusa de prendre le commandement de quelques troupes restées à Dyrrachium, et renonçant à tout projet de guerre et de liberté, il se sépara de Caton pour rentrer dans l'Italie, gouvernée par Antoine, lieutenant de César. Ce retour parut peu honorable, et fut mêlé d'amertumes et de craintes, Jusqu'au moment où le vainqueur écrivit lui-même à Cicéron, et, bientôt après, l'accueillit avec cette familiarité qui devenait une précieuse faveur. Cicéron, réduit à vivre sous un maître, ne s'occupa plus que de littérature et de philosophie.

Le dérangement de ses affaires domestiques, et sans doute de légitimes sujets de plainte, le déterminèrent à quitter sa femme Terentia, pour épouser une belle et riche héritière dont il était le tuteur ; mais ce besoin de fortune, qui lui fit contracter une alliance que l'on a blâmée, ne le détermina jamais à encenser la puissance souveraine ; il se tint même dans un éloignement affecté, raillant les adulateurs de César, et leur opposant l'Éloge de Caton. Il est vrai que, sous le magnanime dictateur, on pouvait beaucoup oser impunément ; et d'ailleurs cette hardiesse consolait l'amour-propre du républicain, plus qu'elle n'était utile à la république ; maïs le mécontentement de Cicéron ne put tenir contre la générosité de César pardonnant à Marcellus. L'orateur, ravi d'un acte de clémence qui lui rendait un ami, rompit le silence, et prononça cette fameuse harangue qui renferme autant de leçons que d'éloges.

Peu de temps après, détendant Ligarius, il fit tomber l'arrêt de mort des mains de César, aussi sensible au charme de la parole qu'à la douceur de pardonner. Dans l'esclavage de la patrie, Cicéron semblait reprendre une partie de sa dignité par la seule force de son éloquence ; mais la perte de sa fille Tullie, le frappant du couple plus cruel, vint le plonger dans le dernier excès de rabattement et du désespoir. Il écrivit un traité de la Consolation, moins pour affaiblir ses regrets que pour en immortaliser le souvenir, et il s'occupa même du projet de consacrer un temple à cette fille chérie. Sa douleur, qui lui faisait un besoin de la retraite, le livrait tout entier à l'étude et aux lettres. On a peine à concevoir combien d'ouvrages il écrivit pendant ce long deuil. Sans parler des Tusculanes et du traité de Legibus, que nous avons encore, il acheva, dans la même année, son livre d'Hortensius, si cher à St. Augustin, ses Académiques en 4 livres, et un Éloge funèbre de Porcia, sœur de Caton.

Si l'on réfléchit à cette prodigieuse facilité, toujours unie à la plus sévère perfection, la littérature ne présente rien de plus étonnant que le génie de Cicéron. Le meurtre de César, en paraissant d'abord tout changer, ouvrit à l'orateur une carrière nouvelle. Cicéron se réjouit de cette mort, dont il fut témoin, et sa joie fait peine, quand on songe aux éloges pleins d'enthousiasme et de tendresse que tout à l'heure encore il prodiguait à César dans sa défense du roi Déjotarus ; mais Cicéron croyait qu'avec la liberté commune, il allait recouvrer lui-même un grand crédit politique ; les conjurés, qui ne l'avaient pas associé à l'entreprise, lui en communiquaient la gloire. Il était républicain et ambitieux, et moins il avait agi dans la révolution, plus il voulait y participer en l'approuvant.

Cependant le maître n'était plus ; mais il n'y avait pas de république. Les conspirateurs perdaient leurs succès par l'irrésolution ; Antoine faisait régner César après sa mort, en maintenant toutes ses lois, et en succédant à son pouvoir. Cicéron vit la faute du sénat ; mais il ne pouvait pas arrêter Antoine. Dans cette année d'inquiétudes et d'alarmes, il composa le traité de la Nature des Dieux, dédié à Brutus, et ses traités de la Vieillesse et de l'Amitié, tous deux dédiés à son cher Atticus. On conçoit à peine cette prodigieuse vivacité d'esprit, à laquelle toutes les peines de l'âme ne pouvaient rien ôter. Il s'occupait, à la même époque, d'un travail qui serait piquant pour notre curiosité, les mémoires de son siècle ; enfin il commençait son immortel traité des Devoirs, et achevait ce traité de la Gloire, perdu pour nous, après avoir été conservé jusqu'au 14e siècle.

Le projet qu'il conçut alors de passer en Grèce avec une légation libre l'aurait éloigné du théâtre des affaires et des périls. Il y renonça, et revint à Rome. C'est là que commencent ses admirables Philippiques, qui mirent le sceau à son éloquence, et signalèrent si glorieusement son patriotisme. La seconde, la plus violente de toutes, fut écrite peu de temps après son retour : il ne la prononça point. Irréconciliable ennemi d'Antoine, il crut devoir élever contre lui le jeune Octave. Montesquieu blâme cette conduite, qui remit sous les yeux des Romains César, qu'il fallait leur faire oublier. Cicéron n'avait pas d'autre asile. Il ne fut pas aussi dupe qu'on le pense de la modération affectée d'Octave ; mais il crut que ce jeune homme serait toujours moins dangereux qu'Antoine. Le mal était dans la faiblesse de la république, qui ne pouvait plus se sauver d'un maître qu'en se donnant un protecteur, c'est-à-dire un autre maître.

Cicéron fit au moins tout ce qu'on devait attendre d'un grand orateur et d'un citoyen intrépide. Il inspira toutes les résolutions vigoureuses du sénat, dans la guerre que les consuls et le jeune César firent, au nom de la république, contre Antoine. On en trouve la preuve dans ses Philippiques. Lorsque après la mort des deux consuls, Octave se fut emparé du consulat, et qu'ensuite il fit alliance avec Antoine et Lépide, tout le pouvoir du sénat et de l'orateur tomba devant les armes des triumvirs. Cicéron, qui ménageait toujours Octave, qui même proposait à Brutus de se réconcilier avec l'héritier de César, vit enfin qu'il n'y avait plus de liberté. Les triumvirs s'abandonnant l'un à l'autre le sang de leurs amis, sa tête fut demandée par Antoine.

Cicéron, retiré à Tusculum avec son frère et son neveu, apprit que son nom était sur la liste des proscrits. Il prit le chemin de la mer dans une grande irrésolution. Il s'embarqua près d'Asture ; le vaisseau étant repoussé par les vents, Plutarque assure qu'il eut la pensée de revenir à Rome, et de se tuer dans la maison d'Octave, pour faire retomber son sang sur la tête de ce perfide. Pressé par les prières de ses esclaves, il s'embarqua une seconde fois, et bientôt reprit terre pour se reposer dans sa maison de Formies. C'est là qu'il résolut de ne plus faire d'efforts pour garantir ses jours. « Je mourrai, dit-il, dans cette patrie que j'ai sauvée plus d'une fois. » Ses esclaves, sachant que les lieux voisins étaient remplis de soldats des triumvirs, essayèrent de le porter dans sa litière ; mais bientôt ils aperçurent les assassins qui venaient sur leurs traces ; ils se préparèrent au combat : Cicéron, qui n'avait plus qu'à mourir, leur défendit toute résistance, et tendit sa tête à l'exécrable Popilius, chef des meurtriers, autrefois sauvé par son éloquence. Ainsi périt ce grand homme, à l'âge de 64 ans, souffrant la mort avec plus de courage qu'il n'avait supporté le malheur, et sans doute assez comblé de gloire pour n'avoir plus rien à faire ni à regretter dans la vie.

Sa tête et ses mains furent portées à Antoine, qui les fit attacher à la tribune aux harangues, du haut de laquelle l'orateur, suivant l'expression de Tite-Live, avait fait entendre une éloquence que n'égala jamais aucune voix humaine. Cicéron fut peu célébré sous l'empire d'Auguste. Horace et Virgile n'en parlent jamais. Dès le règne suivant, Paterculus ne prononce son nom qu'avec enthousiasme. Il sort du ton paisible de l'histoire, pour apostropher Marc-Antoine, et lui reprocher le sang d'un grand homme. Cicéron a bien mérité le témoignage que lui rendit Auguste : c'était un bon citoyen qui aimait sincèrement son pays : on peut même lui donner un titre qui s'unit trop rarement à celui de grand homme, le nom d'homme vertueux car il n'eut que des faiblesses de caractère, sans aucun vice, et il chercha toujours le bien pour le bien même, ou pour le plus excusable des motifs, la gloire. Son cœur s'ouvrait naturellement à toutes les nobles impressions, à tous les sentiments purs et droits, la tendresse paternelle, l'amitié, la reconnaissance, l'amour des lettres. Il gagne à cette difficile épreuve d'être vu de près. On s’accoutume à sa vanité, toujours aussi légitime que franche, et l'on est forcé de chérir tant de grands talents ornés de tant de qualités aimables.

Lorsque le goût se corrompit à Rome, l'éloquence de Cicéron, quoique mal imitée, resta l'éternel modèle. Quintilien en développa dignement les savantes beautés. Pline le jeune n'en parle dans ses lettres qu'avec la plus vive admiration, et se glorifie, sans beaucoup de droit, il est vrai, d'en être le constant imitateur. Pline l'ancien célèbre avec transport les prodiges de cette même éloquence. Enfin les Grecs, qui goûtaient peu la littérature de leurs maîtres, placèrent l'orateur romain à côté de Démosthène. À la renaissance des lettres, Cicéron, fut le plus admiré des auteurs anciens dans un temps où l'on s'occupait surtout de l'élude de la langue, l'étonnante pureté de son style lui donnait un avantage particulier On sait que l’admiration superstitieuse de certains savants alla jusqu'à ne point reconnaître pour latin tout mot qui ne se trouvait pas dans ses écrits. Érasme, qui n'approuvait pas ce zèle excessif, avait un enthousiasme plus éclairé pour la morale de Cicéron, et la jugeait digne du christianisme.

Ce grand homme n'a rien perdu de sa gloire en traversant les siècles ; il reste au premier rang comme orateur et comme écrivain. Peut-être même, si on le considère dans l'ensemble et dans la variété de ses ouvrages, est-il permis de voir en lui le premier écrivain du monde ; et quoique les créations les plus sublimes et les plus originales de l'art d'écrire appartiennent à Bossuet et à Pascal, Cicéron est peut être l'homme qui s'est servi de la parole avec le plus de science et de génie, et qui, dans la perfection habituelle de son éloquence et de son style, a mis le plus de beautés et laissé le moins de fautes. C'est l'idée qui se présente en parcourant ses productions de tout genre. Ses harangues réunissent au plus haut degré toutes les grandes parties oratoires, la justesse et la vigueur du raisonnement,- le naturel et la vivacité des mouvements, l’art des bienséances, le don du pathétique, la gaieté mordante de l'ironie, et toujours la perfection et la convenance du style.

Que l'élégant et harmonieux Fénelon préfère Démosthène ; il accorde cependant à Cicéron toutes les qualités de l'éloquence, même celles qui distinguent le plus l'orateur grec, la véhémence et la brièveté. Il est vrai toutefois que la richesse, l'élégance et l'harmonie dominent plus particulièrement dans l’élocution oratoire de Cicéron, que même il s'en occupe quelquefois avec un soin minutieux. Ce léger défaut n'était pas sensible pour un peuple amoureux de tout ce qui tenait à l'éloquence, et recherchant avec avidité la mélodie savante des périodes nombreuses et prolongées. Pour nous, il se réduit à certaines cadences trop souvent affectées par l'orateur. Du reste, que de beautés nos oreilles étrangères ne reconnaissent-elles pas encore dans cette harmonie enchanteresse ! Elle n'est d'ailleurs qu'un ornement de plus, et ne sert jamais à dissimuler le vide des pensées. Ce serait une ridicule prévention de supposer qu'un orateur philosophe et homme d'État, dont l'esprit était également exercé par les spéculations de la science et l'activité des affaires, eût plus d'harmonie que d'idées.

Les harangues de Cicéron abondent en pensées fortes, ingénieuses et profondes ; mais la connaissance de son art l'oblige à leur donner toujours ce développement utile pour l'intelligence et la conviction de l'auditeur ; et le bon goût ne lui permet pas de les jeter en traits saillants et détachés. Elles sortent moins au dehors, parce qu'elles sont, pour ainsi dire, répandues sur toute la diction. C'est une lumière brillante, mais égale ; toutes les parties s'éclairent, s'embellissent et se soutiennent ; et la perfection générale nuit seule aux effets particuliers. Le style des écrits philosophiques, dégagé de la magnificence oratoire, respire cet élégant atticisme que quelques contemporains de Cicéron auraient exigé même dans ses harangues.

On reconnaît cependant l'orateur à la forme du dialogue, beaucoup moins vif et moins coupé que dans Platon. Les développements étendus dominent toujours, soit qu'un seul personnage instruise presque continuellement les autres, soit que les différents personnages exposent tour à tour leur opinion. Le fond des choses est emprunté aux Grecs, et quelques passages sont littéralement traduits d'Aristote et de Platon. Ces ouvrages n'ont pas tous à nos yeux le même degré d'intérêt. Le traité de la Nature des Dieux n'est qu'un recueil des erreurs de l'esprit humain qui s'égare toujours plus ridiculement dans les plus sublimes questions ; mais l'absurdité des différents systèmes n'empêche pas d'admirer l'élégance et la clarté des analyses ; et les morceaux de description restent d'une vérité et d'une beauté éternelle.

Les Tusculanes se ressentent des subtilités de l'école d'Athènes ; on y trouve, du reste, la connaissance la plus approfondie de la philosophie des Grecs. Le traité de Finibus bonorum et malorum appartient encore à cette philosophie dogmatique un peu trop sèche et trop savante. Heureusement, l'aridité de la discussion ne peut vaincre ni lasser l'inépuisable élégance de l'écrivain. Toujours harmonieux et facile, il éprouve souvent le besoin de se ranimer par des morceaux d'une éloquence élevée. Plusieurs passages du traité des Maux et des Biens peuvent avoir servi de modèle à Rousseau, pour cette manière brillante et passionnée d'exposer la morale, et pour cet art heureux de sortir tout à coup du ton didactique par des mouvements qui deviennent eux-mêmes des preuves. Enfin, le seul mérite qu'on désirerait au style philosophique de Cicéron est celui qui n'a pu appartenir qu'à la philosophie moderne, l'exactitude des termes inséparablement liée au progrès de la science, et à cette justesse d'idées si difficile et si tardive.

Les écrits de Cicéron sur la morale pratique ont conservé tout leur prix, malgré les censures de Montaigne, auteur trop irrégulier pour goûter une méthode sage et noble, mais un peu lente. Le livre des Devoirs demeure le plus beau traité de vertu inspiré par la sagesse purement humaine. Enfin, personne n'a fait mieux sentir que Cicéron les plaisirs de l'amitié et les consolations de la vieillesse. Le traité de la République n'était connu jusqu'à ces derniers temps que par quelques fragments assez courts, et par le Songe de Scipion, brillant épisode de cet ouvrage. Un érudit moderne, M. Mai, a trouvé sur un manuscrit palimpseste conservé dans la bibliothèque du Vatican des livres presque entiers et des parties considérables du dialogue original perdu depuis tant de siècles. Cette découverte, la plus étendue et la plus intéressante que l’on ait faite depuis plusieurs siècles, porte tous les caractères du génie de Cicéron, comme nous l'avons indiqué dans le discours qui précède la traduction que nous en avons publiée.

Le traité de la Divination et le traité des Lois sont de curieux monuments d'antiquité, qu'un style ingénieux et piquant rend d'agréables ouvrages de littérature. Le goût des études philosophiques suivit Cicéron dans la composition de ses traités oratoires, surtout du plus important, celui de Oratore. Après les harangues de Cicéron, c'est l'ouvrage qui nous donne l'idée la plus imposante du talent de l'orateur dans les républiques anciennes. Ce talent devait tout embrasser, depuis la connaissance de l'homme jusqu'aux détails de la diction figurée et du rythme oratoire ; l'art d'écrire était, pour ainsi dire, plus compliqué que de nos jours. Mais en lisant l'Orateur, les Illustres Orateurs, les Topiques, les Partitions, on ne doit pas s'attendre à trouver beaucoup d'idées applicables à notre littérature, excepté quelques préceptes généraux, qui nulle part n'ont été mieux exprimés et qui sont également de tous les siècles.

À tant d'ouvrages que Cicéron composa pour sa gloire, il faut joindre celui de tous qui peut-être intéresse le plus la postérité, quoiqu'il n'ait pas été fait pour elle, le recueil des Lettres familières, et les Lettres à Atticus. Cette collection ne forme qu'une partie des lettres que Cicéron avait écrites seulement depuis l'âge de quarante ans. Aucun ouvrage ne donne une idée plus juste et plus vive de la situation de la république. Ce ne sont, pas, quoi qu'en ait dit Montaigne, des lettres comme celles de Pline, écrites pour le public. Il y respire une inimitable naïveté de sentiments et de style. Si l'on songe que l'époque où vivait Cicéron est la plus intéressante de l'histoire romaine, par le nombre et l'opposition des grands caractères, les changements des mœurs, la vivacité des crises politiques, et le concours de cette foule de causes qui préparent, amènent et détruisent une révolution ; si l'on songe en même temps quelle facilité Cicéron avait de tout connaître, et quel talent pour tout peindre, on doit sentir aisément qu'il ne peut exister de tableau plus instructif et plus animé.

Continuel acteur de cette scène, ses passions, toujours intéressées à ce qu'il raconte, augmentent encore son éloquence ; mais cette éloquence est rapide, simple, négligée ; elle peint d'un trait ; elle jette, sans s'arrêter, des réflexions profondes : souvent les idées sont à peine développées. C'est un nouveau langage que parle l'orateur romain. Il faut un effort pour le suivre, pour saisir toutes ses allusions, entendre ses prédictions, pénétrer sa pensée, et quelquefois même l'achever. Ce que l’on voit surtout, c'est l'âme de Cicéron, ses joies, ses craintes, ses vertus, ses faiblesses. On remarquera que ses sentiments étaient presque tous extrêmes ; ce qui appartient en général au talent supérieur, mais ce qui est une source de fautes et de malheurs. Sous un autre rapport, on peut puiser dans ce recueil une foule de détails curieux sur la vie intérieure des Romains, les mœurs et les habitudes des citoyens, et les formes de l'administration. C'est une mine inépuisable pour les érudits. Le reste des lecteurs y retrouve cette admirable justesse de pensées, cette perfection de style, enfin, cette continuelle union du génie et du goût qui n'appartient qu'à peu de siècles et à peu d'écrivains, et que personne n'a portée plus loin que Cicéron.

On divise en quatre classes les ouvrages qui nous restent de Cicéron : 1° ouvrages de rhétorique ; 2° discours ; 3° lettres ; 4° ouvrages philosophiques.

CID (RODRIGUE DIAZ DE BIVAU, surnommé LE)

, héros castillan, naquit à Burgos, vers l'an 1040, et fut armé chevalier à l'âge de vingt ans, par Ferdinand Ier, roi de Léon et de Castille. Attaché ensuite à Sanche IIe successeur de Ferdinand, il se distingua sous ses yeux, en -1065, à la bataille de Graos, où périt Ramire Ier, roi d'Aragon. Rodrigue servit encore don Sanche dans la guerre contre Alphonse son frère, roi de Léon, et se trouva au siège de Damera, où Sanche fut tué par trahison. II prit part, après cet assassinat, à la délibération des seigneurs castillans qui donnèrent pour successeur au malheureux Sanche, son frère Alphonse VI ; mais Rodrigue osa exiger du nouveau roi le serment de n'avoir pas trempé dans le meurtre de Sanche : ce fut à l'autel même où Alphonse allait être couronné que Rodrigue le lui fit prononcer, en y ajoutant lui-même des malédictions contre les parjures.

Dès ce moment il fut à jamais exclu des conseils et de là laveur du nouveau monarque. Il quitta alors la. Castille, emmenant avec lui plusieurs de ses parents et de ses amis ; mais, tout en s'éloignant de son souverain, il ne cessa pas de le servir. Cinq rois maures s'étaient ligués pour ravager la province de Rioja ; Rodrigue marche à leur rencontre, suivi de ses amis et de ses vassaux, remporte une victoire complète, et leur impose un tribut au nom du roi de Castille. Rappelé à la cour, il reçut en présence d'Alphonse les députés mauves, qui le qualifièrent, en le saluant, du titre d’El-seid, qui, en langue mauresque, veut dire seigneur, d'où lui vint le surnom de Cid.

Appelé au siège de Tolède, en 1086, il contribua par sa valeur à la prise de cette ville. Banni de nouveau de la cour, par ce même Alphonse qui ne lui pardonna jamais d'avoir été forcé de céder à la généreuse fermeté de son caractère, il rassembla une foule de chevaliers, tant espagnols qu'étrangers, et, suivi de ces braves, il s'empara du château d'Alcacer, cl se rendit encore redoutable aux Maures. Ce second exil fut l'époque la- plus glorieuse de la vie du Cid. Aidé seulement des braves chevaliers que sa réputation attirait, sous ses drapeaux, il remporta sur les Maures un grand nombre de victoires.

L'avantage qu'il tirait des lieux escarpés lui fit donner la préférence aux quartiers de Téruel, où il se maintint longtemps dans une forteresse, appelée depuis la Roche du Cid. Après la mort de Hiaga, roi maure de Tolède, qui s'était retiré à Valence, le Cid se rendit maître de cette ville, et s'y établit avec ses compagnons d'armes en 1094. Trop modeste pour prendre le titre de roi, il n'oublia jamais qu'il était né sujet du roi de Castille, et il ne cessa de rendre hommage au monarque qui l'avait exilé. Il mourut à Valence, en 1099.

Tels sont les exploits qui fondent la gloire du Cid ; il a fallu les débarrasser du merveilleux que les romanciers, et même les historiens espagnols ont mêlé à leurs récits. Le judicieux Ferreras a été notre guide. Tout ce qu'on trouve de plus sur ce héros castillan dans les autres historiens est fabuleux, sans en excepter sa querelle avec le comte de Gormas et son amour pour la belle Chimène, qui a fourni à Corneille le sujet d'une des plus célèbres tragédies du théâtre français.

Rodrigue eut un fils et deux filles de son mariage avec dona Ximène Diaz, fille de don Diègue Alvarez des Asturies. Son fils fut tué jeune dans un combat ; ses deux filles, dona Elvire et dona Sol, épousèrent deux princes de la maison de Navarre, et, par une longue suite d'alliances, elles se trouvent les aïeules des Bourbons qui régnaient de nos jours en Espagne. Les exploits du Cid sont consignés dans un manuscrit qui existe encore dans, la bibliothèque de Valence. Général habile, loyal chevalier, il fut le modèle des guerriers de son siècle.

CINNA (Lucius CORNÉLIUS)

était de la noble famille des Cornéliens. Sans avoir de grands talents militaires ni beaucoup de courage, mais avec un esprit intrigant et factieux, il joua un rôle considérable dans la guerre entre Sylla et Marins. Il se déclara pour ce dernier. Sylla souffrit qu'il fût porté au consulat. À peine fut-il en possession de cette dignité (l'an de Rome 665), qu'il intrigua pour éloigner Sylla qui lui faisait ombrage. Maître dans Rome, il s'occupa du rappel de Marius et de ses partisans. Pour arriver à son but, il fallait du désordre et de l'anarchie : il essaya de remettre en vigueur la loi du tribun Sulpicius, laquelle donnait aux nouveaux citoyens l'entrée dans les anciennes tribus. Cette tentative fut repoussée avec la plus grande force : les deux partis coururent aux armes ; il y eut un carnage dans Rome. Cinna fut chassé de la ville et déclaré, par le sénat, déchu du consulat.

Dans cette situation, il débaucha une armée qui était en Campanie, aux ordres d'Appius Claudius, et en prit le commandement. Pour grossir ses forces, il remua dans toutes les villes de l'Italie, et avec tant de succès, qu'il parvint à réunir trente légions. Il menaçait Rome : la circonstance était favorable pour Marius, qui jusque-là s'était tenu en Afrique. Il repassa la mer, et, se trouvant à la tête d'une petite armée, il fit offrir ses services à Cinna. Ces deux chefs, réunis à Sertorius et à Carbon, marchèrent contre Rome. Quatre armées l'assiégeaient : elle était mal défendue par les forces du consul Octavius, de Métellus et de Crassus.

Le sénat, pour sauver la ville, crut devoir capituler avec Cinna : il fallut le reconnaître pour consul, quoiqu'il refusât de jurer qu'il épargnerait la vie de ses concitoyens. Marius et lui arrêtèrent dans un conseil, tenu avec les principaux de leur parti, qu'il serait fait main basse sur tous leurs ennemis. Le sénat, qui ignorait cette résolution, les fit inviter à entrer dans Rome ; ils n'y furent pas plus tôt qu'ils la livrèrent à toutes les horreurs de la guerre et à toutes les fureurs de la vengeance, Cinna se revêtit d'un second consulat ; il parvint ainsi jusqu'à un quatrième : ce fut là le terme de ses succès.

Sylla, absent depuis trois ans, revenait de l'Asie en vainqueur. Il écrivit au sénat une lettre remplie de plaintes et de reproches, et terminait en annonçant qu'il venait venger la république et les siens, et punir les injustices et les cruautés de ses ennemis, Le sénat entra en négociation avec lui, mais Cinna et Carbon son collègue osèrent marcher à sa rencontre. Un mécontentement de l'armée de Cinna, aigrie par ses emportements, donna lieu à une sédition, dans laquelle ce général fut tué par un centurion, l’an de Rome 668, ou 85 avant J.-C.

CLÉON

, fils de Cléænétus, Athénien, corroyeur de profession, se trouvant doué de quelque facilité à parler et de beaucoup d'impudence, se crut fait pour jouer un rôle dans la république. Il commença par attaquer Périclès, qu'il fit condamner à une amende ; mais le peuple n'en continua pas moins à se diriger par les conseils de ce grand homme, et ce fut seulement après sa mort que Cléon put acquérir quelque influence.

Il en abusa d’une manière bien cruelle, l'an 427 avant J.-C., en obtenant, après la prise de Mytilène, un décret pour faire égorger tous les habitants de cette ville en âge de porter les armes, et vendre les femmes et les enfants comme esclaves. Les Athéniens sentirent heureusement l'atrocité de ce décret, et le révoquèrent à temps, malgré les vociférations de Cléon. Ils continuèrent cependant à se laisser diriger par lui, et il devint le chef du parti populaire contre celui des grands, à la tête duquel était Nicias, homme recommandable par sa probité, mais trop faible et trop timide pour pouvoir lutter contre un adversaire aussi audacieux.

Un événement qui semblait devoir perdre Cléon augmenta encore son insolence. Un corps de Lacédémoniens, dans lequel se trouvaient plusieurs Spartiates, étant bloqué dans l'île de Sphactérie, sans qu'on pût lui donner de secours, les Lacédémoniens envoyèrent des ambassadeurs à Athènes pour demander la paix ; mais Cléon porta les prétentions des Athéniens si haut et fit naître tant de difficultés, que les négociations furent rompues. On continua donc le blocus de Sphactérie ; mais malgré la surveillance des assiégeants, des ilotes nageant entre deux eaux trouvaient le moyen de porter des vivres aux Spartiates, et les Athéniens, bloqués eux-mêmes par terre dans Pylos, souffraient beaucoup.

Le peuple athénien voyant l'hiver approcher, saison où le blocus serait presque impossible, murmurait hautement contre Cléon de ce qu'il avait empêché de faire la paix. Il prétendit que ceux qui venaient de Pylos ne faisaient pas des rapports exacts, et que les Spartiates ne pouvaient pas tarder à se rendre. Le peuple voulut l'y envoyer pour examiner par lui-même ; mais il refusa cette mission, et dit qu'au lieu de perdre ainsi un temps précieux, il fallait y envoyer un général habile, tel que Nicias, avec quelques troupes, et qu'il ne doutait pas du succès. Il ajouta que lui-même, quoique peu expérimenté, se faisait fort de s'emparer dans peu de temps de l’île et de ceux qui y étaient renfermés.

Il ne s'attendait pas à être pris au mot ; mais Nicias, s'étant levé, dit que, puisque la chose lui paraissait si facile, il lui cédait le commandement, et le peuple, qui n'était pas fâché de voir sa jactance punie, appuya la proposition de Nicias, dans l'espérance que Cléon échouerait dans cette entreprise. Il fut donc obligé d'accepter, et, ayant pris avec lui Démosthène, dont il connaissait le génie actif et entreprenant, il partit pour Pylos avec quelques troupes. Les Athéniens n'avaient pas encore osé débarquer dans l'île pour attaquer les Spartiates ; ce fut la première chose que fit Démosthène, et les ayant accablés de traits, il les força à se rendre prisonniers Cléon ne manqua pas de s'attribuer tout l'honneur de cette action, et se crut dès lors un grand général.

En conséquence il se fit donner quelque temps après (l'an 423 avant J.-C.) le commandement des troupes que les Athéniens envoyèrent dans la Chalcidique de Thrace pour faire la guerre à Brasidas, général lacédémonien. Il eut d'abord quelques succès ; mais ayant appris que Brasidas était vers Amphipolis, il eut la témérité d'aller le chercher, fut complètement battu, et perdit la vie dans le combat. La victoire coûta cependant cher aux Lacédémoniens ; car Brasidas, leur général, fut aussi tué.

Telle fut la fin de ce démagogue célèbre, qui avait sans doute quelques talents, mais qui en fit un usage bien fatal à sa patrie, en éloignant par ses calomnies les gens honnêtes du gouvernement. On a de la peine à concevoir comment il put prendre de l'ascendant sur les Athéniens qui ne l'estimaient point. Ils connaissaient en effet ses concussions ; car ils le laissèrent condamner par les chevaliers à une amende de 5 talents, pour s'être laissé gagner par les présents de quelques îles, et avoir fait diminuer leurs contributions. Ils virent aussi avec plaisir le poète Aristophane le poursuivre à outrance et le livrer au ridicule dans plusieurs de ses comédies.

Cléon, de son côté, ne se gênait point avec le peuple. L'ayant convoqué pour lui faire une proposition très importante, il se fit attendre longtemps, et, étant arrivé à la fin couronné de fleurs, il pria de remettre l'assemblée à un autre jour, parce qu'il avait offert un sacrifice et avait ses amis à dîner. Les Athéniens se contentèrent de rire, et se séparèrent sans murmurer. Son influence était donc uniquement fondée sur cette basse jalousie dont le peuple d'Athènes était animé contre tous ceux qui se faisaient distinguer par leur naissance, leurs richesses ou leurs talents.

Il n'y avait que des gens méprisables qui pussent se charger du rôle de les tourmenter, et dès qu'il s'en présentait, les Athéniens ne manquaient pas de les accueillir avec empressement. Cléon, d'ailleurs, avait porté le salaire des juges à 5 oboles, au lieu de 2, ce qui lui avait fait beaucoup de partisans, les fonctions judiciaires étant abandonnées à la dernière classe du peuple. Il laissa un fils nommé Cléomédon, dont il est question dans le plaidoyer de Démosthène pour Bœotus. Thucydide traite Cléon avec sévérité ; mais cet historien, était du parti opposé à celui de ce démagogue, qui parait avoir beaucoup contribué à son exil.

CLÉOPÂTRE, reine de Syrie

, était fille de Ptolémée Philométor et de Cléopâtre qui était la fille de Ptolémée Épiphanes. Moins connue peut-être que la dernière reine d'Égypte, qui porta le même nom, elle l'égala par son ambition et la surpassa par ses crimes. Successivement épouse de trois rois, mère de quatre princes qui tous ont régné, la reine de Syrie a plusieurs fois ensanglanté un trône où l'avait placée la politique de son père. Tel était à cette époque l’état d'anarchie et de révolte où se trouvait la Syrie, que Cléopâtre vit la couronne devenir alternativement le partage de princes légitimes ou la proie d'usurpateurs, contre lesquels elle eut souvent à défendre sa vie et ses droits. Alexandre Bala, homme d'une naissance obscure, mais qui se faisait passer pour fils d'Antiochus IV, s'étant révolté contre Dëmétrius Soter, s'empara de la Syrie avec l'agrément des Romains. Ptolémée Philométor, qui avait soutenu cette usurpation, lui donna sa fille Cléopâtre (vers l'an 449 avant J.-C.).

On célébra ce mariage à Ptolémaïs avec une grande pompe, et, pour en augmenter l'éclat, Alexandre y invita le souverain sacrificateur des Juifs. Quelques années après, Philométor, mécontent de son gendre, feignit de vouloir le secourir contre Démétrius Nicator, qui avait pris les armes pour se ressaisir du trône de son père. Il entra en Syrie, enleva Cléopâtre à son mari, et lui fit épouser Démétrius, qui, après la défaite d'Alexandre, resta maître de tout le royaume ; mais loin de profiter de l'exemple de son père, ce nouveau roi se rendit odieux à ses sujets. L'on vit alors paraître un nouvel usurpateur, nommé Tryphon, qui, s'étant emparé d'une partie de la Syrie, plaça d'abord la couronne sur la tête d'Antiochus Dionysius, fils d'Alexandre Bala et de Cléopâtre, gouverna quelque temps au nom du jeune prince, et bientôt après se débarrassa de lui pour régner seul à sa place.

Démétrius fut alors fait prisonnier par les Parthes, auxquels il avait déclaré la guerre, et presque tous ses États passèrent sous la domination du tyran. Quelques villes, néanmoins, restèrent fidèles à Cléopâtre, qui se retira à Séleucie avec ses deux fils. Comme elle avait tout à redouter d'un homme tel que Tryphon, et qu'elle voulait se maintenir sur le trône, seul objet de son ambition, elle s'adressa à Antiochus Sidètes, frère de Démétrius, et elle en fit son troisième mari. Ce prince, qui vivait paisiblement à Rhodes, ayant levé une armée d'auxiliaires, joignit ses troupes à celles de Cléopâtre, et Tryphon ne tarda pas à être vaincu. Après avoir remis sous son obéissance toutes les villes rebelles, Antiochus prépara contre les Parthes une expédition dont les commencements furent si heureux, que ses ennemis, pour embarrasser le vainqueur, rendirent la liberté à Démétrius, qui revint dans ses États.

Cléopâtre, mécontente de ce retour imprévu, et aussi jalouse qu'ambitieuse, n'avait pas appris sans indignation que son mari, dans sa captivité, était devenu l'époux de Rodogune, fille du roi des Parthes. Ce fut peut-être le sentiment de cette infidélité qui la détermina à épouser Sidètes, et qui fit éclore par la suite tant de projets de vengeance. Les Syriens s'étant de nouveau révoltés contre Démétrius, Ptolémée Physcon, qui avait à se plaindre de ce prince, soutint contre lui un imposteur, nommé Alexandre Zébina. Démétrius, abandonné de ses sujets, voulut se rendre à Ptolémaïs, où demeurait Cléopâtre ; mais elle lui fit fermer les portes de la ville. Ce prince se réfugia à Tyr, où il fut assassiné par les ordres de sa femme. Une partie du royaume fut alors soumise à Zébina et l'autre à Cléopâtre.

Lorsque Séleucus, fils aîné de cette reine et de Démétrius, eut atteint sa vingtième année, il prit le titre de roi sans la consulter. Cléopâtre en fut très choquée ; craignant que Séleucus ne voulût un jour venger la mort de son père, elle l'invita à un entretien particulier, et cette mère dénaturée eut le courage barbare de poignarder elle-même son fils. Un crime aussi atroce dut nécessairement révolter les Syriens ; mais Cléopâtre fit venir d'Athènes son second fils Antiochus Grypus, et le proclama roi de Syrie. Il n'en avait que le titre, étant trop jeune pour régner. Cléopâtre tint seule, pendant quelques années, les rênes du gouvernement ; elle laissa à Antiochus le soin de combattre Alexandre Zébina, qui fut vaincu et mis à mort.

Antiochus demeura donc seul possesseur d'un royaume disputé par tant de concurrents ; il ne lui resta pour ennemi que sa mère. Cette femme audacieuse, voyant que le pouvoir allait échapper de ses mains, forme le projet de transporter la couronne de Syrie sur la tête d'un jeune fils qu'elle avait eu d'Antiochus Sidétes, afin de conserver l'autorité souveraine pendant la minorité de ce prince. Elle prépare pour le roi un breuvage empoisonné, qu'elle lui offre au retour d'un exercice. Grypus, prévenu du projet de sa mère, l'engage, comme par déférence, à prendre elle-même ce breuvage, et comme elle s'en défendait, il lui déclare qu'il est instruit de ses projets, et que le seul moyen de se justifier est de boire dans la coupe qu'elle lui présente. Cléopâtre, se voyant découverte, avala le poison et expira bientôt après (vers l'an 121 avant J.-C.).

Ainsi périt cette femme criminelle, à qui la Syrie dut une partie de ses malheurs pendant trente ans. Le génie de Corneille s'est emparé de ce sujet dans la belle tragédie de Rodogune ; mais l'idée de rendre Cléopâtre l'arbitre de la destinée de ses fils et de leurs droits à la couronne a été puisée dans l'histoire d'une autre Cléopâtre, femme de Ptolémée Physcon, roi d'Égypte. Au défaut des historiens, les médailles que nous avons de cette princesse attesteraient seules tout le pouvoir dont elle jouit sous le règne d'Antiochus, son fils. On y trouve son portrait accolé à celui de ce prince ; la tête de Cléopâtre est au premier rang, son nom s'y trouve sur la première ligne, avant celui d'Antiochus, et elle y prend quelquefois le titre de déesse. C'est la seule reine de Syrie dont les médailles nous offrent le portrait. Cléopâtre eut d'Alexandre Bala, Antiochus VI Dionysius ; de Démétrius Nicator, Séleucus et Antiochus VIII Grypus ; d'Antiochus Sidétes, Antiochus IX Cyzicénus, qui disputa longtemps le trône à son frère.

MITHRIDATE VII, surnommé EUPATOR et DIONYSUS ou BACCHUS, le plus grand et le plus célèbre des princes qui se sont illustrés par leur haine contre les Romains, naquit vers l'an 135 avant J.-C., et hérita du royaume de Pont à l'âge de douze ou treize ans. Il est difficile de déterminer avec précision l'époque de son avènement au trône ; tout ce qu'il y a de certain à cet égard, c'est que son père, Mithridate Évergète, régnait encore en l’an 124 avant J.-C. Évergète, en mourant, avait laissé l'administration et la tutelle de son fils entre les mains de sa femme. Les circonstances difficiles dans lesquelles Mithridate se trouva pendant les premières années de son règne contribuèrent puissamment à développer en lui cet égoïsme politique qui fit dans presque tous les temps le fond du caractère des princes de l'Orient, mais qui était tout chez lui Indifférent pour toute autre chose que le soin de sa grandeur et l'augmentation de son pouvoir, les liens du sang et de l'amitié étaient nuls chez lui du moment qu'il avait à craindre pour sa sûreté.

Pendant sa jeunesse, il avait été tellement en butte aux intrigues, aux complots, aux conspirations, que tout ce qui l'environnait était l'objet de ses soupçons Se croyant sans cesse exposé au poison, il étudia l'histoire naturelle des plantes pour connaître les plus vénéneuses et pour trouver les moyens de se mettre à l'abri de leurs atteintes. Il en fit sagement usage, et parvint, dit-on, à se familiariser avec elles, au point qu'il n'eût plus rien à redouter. Un ouvrage composé par le roi de Pont, et qui fut traduit en latin par ordre de Pompée, était la preuve, sinon des succès, du moins des recherches et du savoir de ce monarque dans cette branche des connaissances naturelles. Toutes ces précautions sont pour nous l'indice certain des orages qui agitaient la cour de Mithridate pendant les premières années de son règne. L'amour du pouvoir devança en lui le progrès des ans ; quoique bien jeune lorsqu'il perdit son père, il paraît que dès lors il voulut régner par lui-même.

Sa mère gouvernait ; sa mère fut donc sa première victime. Il n'eut plus à redouter que les complots des officiers de sa cour ; effrayés d'avoir un maître qui, si jeune, se montrait déjà si terrible, ils tentèrent plusieurs fois de le faire périr : tous leurs projets furent déjoués. Pendant quatre ans Mithridate fut toujours hors de son palais-, occupé de chasse et d'exercices violents. Il y acquit une vigueur et une force de corps extraordinaire qui le rendirent capable de supporter les plus grandes fatigues Bientôt, curieux de connaître par lui-même la situation et les forces des royaumes qui environnaient ses États, il laisse le gouvernement entre les mains de Laodice qui était sa femme et sa sœur ; puis, suivi de quelques amis, il parcourt inconnu les pays étrangers, afin de pouvoir un jour les soumettre plus facilement. Son absence fut si longue et ses courses si mystérieuses, qu'on le crut mort. Laodice, qui avait eu la faiblesse de céder à l'amour d'un des principaux du royaume, eut l'imprudence d'ajouter foi à ce bruit. Mais Mithridate reparaît au moment où on l'attendait le moins ; et bientôt la mort de Laodice est suivie du supplice de tous ceux qui avaient pris part à son crime.

Le roi de Pont ne tarda pas de mettre à exécution ses projets ambitieux ; ce fut contre les Scythes qui habitaient au nord du Pont-Euxin qu'il tourna ses armes. Ces barbares menaçaient d'envahir le royaume grec du Bosphore Cimmérien, et de se rendre maîtres des cités milésiennes situées dans le voisinage. Mithridate offre ses secours à Périsadès qui régnait alors dans le Bosphore ; et ses armées passent sur les rives septentrionales du Pont-Euxin La ville de Chersonesus, pressée par les Scythes, fait le sacrifice de sa liberté ; elle reconnaît le roi de Pont pour souverain, et ouvre ses portes à son armée. Scilurus et son fils Palacus, roi des Scythes, sont vaincus par. Mithridate et repoussés jusqu'aux rives du Borysthène. Les exploits de son allié ne rassurèrent pas le roi du Bosphore sur les craintes que les Scythes lui inspiraient soit manque de forces, soit défaut de courage, il céda volontairement ses États au roi de Pont. Cette acquisition importante augmenta considérablement les forces de Mithridate. Le royaume du Bosphore, rempli de villes florissantes, possédait de grandes richesses, fruits du commerce perpétuel que les villes milésiennes faisaient avec les Grecs et les régions scythiques.

La possession seule du Bosphore procura de grands trésors à Mithridate ; mais, de plus, elle lui donna les moyens d'attirer à son service de nombreuses troupes de Scythes qu'il avait vaincus, et que ses largesses et l'appât des richesses qu'ils pouvaient acquérir en Asie décidèrent facilement à marcher sous ses drapeaux. Tous ces événements durent arriver vers l'an 118 avant J.-C. Mithridate n'avait encore que dix-huit ans. Bientôt, de concert avec Nicomède II, roi de Bithynie, il entra dans la Paphlagonie, qui venait d'être déclarée libre par le sénat romain. Il s'en rend maître, et la partage avec son allié. Mithridate, qui à son avènement au trône avait été dépouillé de la Grande-Phrygie que les Romains avaient donnée à son père, n'était pas fâché de trouver une occasion de se dédommager : aussi ne daigna-t-il pas répondre au message que le sénat lui fit pour qu'il renonçât à sa conquête ; en congédiant l'envoyé, il donna ordre à ses troupes d'occuper la Galatie.

La Cappadoce attira bientôt son attention : son allié Nicomède prétendait avoir des droits sur ce pays, et voulait les faire valoir en chassant Ariarathe VII, qui en était souverain. Ce projet n'entrait pas dans les vues de Mithridate, qui convoitait aussi ce royaume, et qui d'ailleurs ne se souciait point d'avoir un voisin aussi puissant que l'aurait été Nicomède en joignant la Cappadoce à la Bithynie. Ariarathe, d'ailleurs, était beau-frère de Mithridate : celui-ci feignit donc de prendre son parti et entra dans la Cappadoce pour en repousser Nicomède ; mais bientôt Ariarathe périt assassiné par un seigneur nommé Gordius, secrètement dévoué au roi de Pont. Ariarathe laissait deux fils : Mithridate fit aussitôt proclamer roi l'aîné, et il chassa de la Cappadoce les troupes bithyniennes. Pendant la minorité de ce prince, sa mère Laodice fut chargée du gouvernement connaissant mieux que personne le caractère et les véritables intentions de son frère, elle chercha les moyens de défendre son fils contre l'ambition du roi de Pont, et ne crut pas en trouver un plus efficace que de donner sa main au roi de Bithynie, qui naguère voulait s'emparer de la Cappadoce ; elle comptait plus sur la générosité de cet ennemi que sur la justice et l'affection de son frère.

Sous prétexte de protéger son neveu contre l'ambition de Nicomède, Mithridate entre en Cappadoce et y fait reconnaître Ariarathe VIII comme seul légitime roi. Cette générosité ne fut pas longtemps sans se démentir : quand Ariarathe fut rétabli sur son trône, il demanda le rappel de Gordius. Le prince cappadocien, surpris que son oncle s'intéressât à l'assassin de son père, conçut des soupçons contre lui et refusa d'acquiescer à ses désirs : ce refus amena une rupture entre les deux rois. Mithridate se met aussitôt à la tête de plus de 80.000 hommes, croyant surprendre la Cappadoce sans défense : il se trompait ; Ariarathe était en mesure de le repousser, et il parut sur les frontières de ses États avec des forces non moins considérables. Le roi de Pont, voyant que le succès était douteux, eut recours à la ruse, et fit demander une entrevue pour régler à l'amiable leurs différends. Ariarathe eut la faiblesse de consentir à cette demande ; il fut victime de son imprudence. Mithridate le poignarda en présence des deux armées (l'an 107 avant J.-C.). L'année cappadocienne, frappée de terreur par un tel crime, se dispersa sans combattre, et l'usurpateur se rendit maître du royaume sans coup férir.

Mithridate fut à peine en possession de la Cappadoce, qu'il se hâta d'y faire déclarer roi un de ses fils âgé de huit ans. Pour plaire à la nation, il donna à ce prince le nom d’Ariarathe, cher aux Cappadociens ; et il confia sa tutelle, ainsi que le gouvernement du royaume, à son infâme créature Gordius, assassin d'Ariarathe VII. Mithridate ne jouit pas longtemps du fruit de son crime ; le gouvernement de Gordius et de ses délégués fut trouvé si dur par les Cappadociens, qu'une révolte éclata bientôt dans toutes les provinces, et que les troupes de Mithridate furent chassées du royaume en moins de temps qu'il ne leur en avait fallu pour en faire la conquête. À peine délivrés du joug de l'usurpateur, les Cappadociens envoyèrent chercher le frère de leur infortuné roi, qui, jeune encore, était élevé dans l'Asie proconsulaire, à l'abri des atteintes du persécuteur de sa famille. Il céda au vœu de ses compatriotes, et vint occuper un trône souillé du sang de son père et de son frère ; il n'y fut pas plus heureux : les Cappadociens avaient bien pu lui rendre sa couronne, mais ils ne purent la lui conserver. Mithridate, irrité de l'affront qu'il venait d'éprouver, rassemble une nouvelle armée, rentre dans la Cappadoce et en chasse Ariarathe IX, qui, errant et fugitif, mourut de misère sans avoir pu obtenir un asile dans ses propres États, tant était grande la terreur qu'inspirait le nom de Mithridate.

Le fils du conquérant fut donc replacé sur le trône. Nicomède, mari de Laodice, mère des deux derniers Ariarathes et sœur de Mithridate, n'ayant pu empêcher avec ses seules forces les conquêtes du roi de Pont, et prévoyant toutes les conséquences fâcheuses qu'elles pouvaient avoir pour la sûreté de ses États, imagina, pour chasser Mithridate de la Cappadoce, de produire un jeune homme qu'il fit passer pour un troisième fils d'Ariarathe VIL La reine Laodice, sa femme, donna les mains à cette supercherie. Pour la rendre plus efficace, il résolut d'intéresser les Romains dans cette affaire, sentant bien que sa ruse seule ne prévaudrait pas contre les armes de son redoutable voisin. Laodice se transporta donc à Rome avec son prétendu fils, pour implorer en sa faveur la protection du sénat. Les sénateurs ne crurent pas pouvoir refuser de replacer sur le trône de ses pères le dernier rejeton d'une famille toujours dévouée aux intérêts de la république. Avant que le sénat eut songé à mettre sa promesse en exécution, Mithridate, qui avait été informé de toutes ses manœuvres, envoya son dévoué Gordius avec ordre de déclarer que le jeune enfant que son maître avait proclamé roi était le véritable fils d'Ariarathe VII. Cette déclaration rendit les deux partis également suspects aux Romains. On ordonna une enquête, qui fit connaître tous les détails de cette trame scandaleuse, presque aussi honteuse pour les uns que pour les autres ; et le sénat rendit un décret également contraire aux deux parties.

Le roi de Pont eut ordre d'abandonner la Cappadoce, et Nicodème d'évacuer la portion de la Paphlagonie qu'il avait usurpée. Mithridate, ne se sentant pas en état de résister à un décret du sénat qui pouvait lui attirer une guerre dont toutes les chances étaient contre lui s'il tentait de résister, prit le parti d'y obtempérer. Ses troupes sortirent donc de la Cappadoce ; et il ajourna ses projets sur ce pays jusqu'à des circonstances plus favorables. L'ordre du sénat romain qui chassait Mithridate de la Cappadoce déclarait les Cappadociens libres. Cette dernière disposition ne plut pas à ce peuple, qui se hâta d'envoyer une ambassade pour remontrer au sénat qu'accoutumé à vivre depuis longtemps sous le gouvernement monarchique, il lui était impossible de se passer d'un roi. Cette réclamation parut un peu singulière aux sénateurs romains, qui cependant permirent aux Cappadociens de prendre parmi eux un souverain de leur choix. Ceci arriva vers l'an 99 avant J.-C. Les agents et les partisans du roi de Pont intriguèrent pour faire élire Gordius : le parti romain fut le plus fort ; le Cappadocien Ariobarzane fut déclaré roi, et bientôt confirmé par le sénat. Comme Mithridate avait envoyé quelques troupes pour appuyer Gordius, Sylla qui était alors en Asie avec une mission du gouvernement romain, rassembla une petite armée et chassa de la Cappadoce les soldats du Pont ainsi que les partisans de Gordius, et fit reconnaître Ariobarzane dans tout le pays.

Forcé d'abandonner encore une fois la Cappadoce, Mithridate ne renonça pas cependant à l'espoir d'y rentrer un jour, et d'en rester le maître. Le zèle que le gouvernement romain montrait pour placer un prince particulier sur ce trône dut faire sentir à Mithridate que s'il tentait encore de s'en emparer, il aurait à soutenir tout le poids d'une guerre contre la république. La lutte eût été trop inégale ; le Pont n'était pas le plus puissant des royaumes de l'Asie Mineure : le génie seul de son souverain pouvait lui faire tenir une place honorable dans le système politique de ce pays ; la possession du Bosphore, qu'il fallait défendre contre les incursions des Scythes, n'ajoutait pas à sa puissance militaire. Cependant ce prince avait une trop grande envie de combattre les Romains et de leur arracher la Cappadoce, pour ne pas le tenter malgré l'infériorité de ses forces. Afin de se procurer ce qui lui manquait, Mithridate tourna ses regards vers l'Orient, et parvint à engager dans sa querelle le roi d'Arménie, son beau-père. Ce prince, qui prenait le titre de roi des rois, était alors le monarque de tout l'Orient.

Quelques explications ne sont pas inutiles ici pour mettre dans leur véritable jour les motifs qui dirigèrent Mithridate pendant le reste de sa vie. Les rois de Perse,'successeurs de Cyrus, se regardaient comme les seuls légitimes monarques de l'Asie. Ils la possédaient au même titre que les anciens rois mèdes et assyriens. Tous les autres rois, princes ou dynastes, étaient ou devaient être leurs feudataires. Les titres de grand roi, de roi des rois, de maître du monde, distinguaient ce suprême monarque ; et, comme celui d'empereur dans l'ancienne diplomatie européenne, il n'appartenait qu'au prince qui, de droit ou de fait, était le suzerain de l'Asie. S'il était fort, l'Asie obéissait à ses lois ; quand il était faible, les princes inférieurs cherchaient à se rendre indépendants, et ils étaient censés des rebelles, jusqu'à ce qu'un d'entre eux fût assez heureux pour soumettre les autres, détruire la race du grand roi et succéder ainsi à ses droits. La chute de Darius mit le sceptre de l'Asie entre les mains d'Alexandre ; il passa ensuite aux Séleucides. Les Arsacides se révoltèrent contre eux ; et quand ils furent assez puissants ils prirent hautement un titre qui ne leur fut plus contesté dès que l'accroissement de leur domination les eut mis en état de ne plus rien redouter des Séleucides.

Le chef de la branche aînée des Arsacides, qui régnait sur la Perse, portait les titres de grand roi et de roi des rois ; il était le suzerain de l'Asie par le droit ou par le fait. Une branche arsacide s'était établie en Arménie un de ses princes acquit assez de puissance pour oser prendre le titre suprême. La victoire couronna son audace, et le prince des Arsacides de Perse fut obligé de reconnaître sa suprématie. Le premier Arsacide d'Arménie qui fut roi des rois, est appelé Ardaschès par Moïse de Khoren, et il vivait dans le temps que Mithridate régnait sur le Pont. En rapprochant les faits rapportés par les auteurs arméniens de ceux qu'on trouve dans les anciens, on acquiert la certitude que cet Ardaschès est le même qu'un premier Tigrane, père du célèbre Tigrane, lequel fut aussi roi des rois. Si, comme on n'en peut douter, un prince aussi puissant que le roi de Perse reconnaissait la suzeraineté de celui d'Arménie, il devait en être de même à plus forte raison du roi de Pont, dont les États héréditaires étaient si peu de chose en comparaison de l'Arménie. Cette remarque expliquera d'une manière claire et naturelle un grand nombre de circonstances de la vie de Mithridate, fort difficiles à comprendre sans cela : nous ne manquerons pas de les signaler.

Avant les Arsacides, les rois grecs de la race des Séleucides avaient été les souverains de l'Asie ; et, à ce titre, tous les princes de l'Asie Mineure leur étaient subordonnés, le roi de Pont comme les autres, Lorsque Antiochus le Grand eut été vaincu par les Romains et contraint d'abandonner toutes les régions en deçà du Taurus, la situation politique de ces princes changea ; l'alliance de la république les affranchit de toute indépendance à l'égard des Séleucides ou des princes qui leur succédèrent dans l'empire de l'Asie. Les rois de Pont, souvent alliés des Romains, étaient donc réellement indépendants du grand roi. Telle était la situation politique de Mithridate lorsqu'il cherchait à s'emparer de la Cappadoce employant tour à tour les armes ou les intrigues pour en obtenir la possession. Il s'adressa donc à Tigrane Ier, roi d'Arménie, et contracta une alliance avec lui. Gordius fut chargé de cette négociation, qui fut aisément conclue ; les armées de Tigrane entrèrent aussitôt dans la Cappadoce, qui fut conquise sans combat ; Ariobarzane abandonna son royaume et s'enfuit à Rome. Ceci dut arriver vers l'an 97 avant J.-C.

Tigrane, maître de la Cappadoce, la donna aussitôt au fils de Mithridate. Nous pensons que c'est après cette conquête que le roi de Pont réunit à ses États les pays situés à l'orient de Trébizonde, qui appartenaient à un prince appelé Antipater, fils de Sisis, lequel les lui céda volontairement. Dans le même temps, il porta ses armes dans la Colchide, soumit toutes les régions arrosées par le Phase, et pénétra au-delà du mont Caucase, où il subjugua un grand nombre de nations scythiques. Ces expéditions augmentèrent considérablement ses forces, de sorte qu'il put se flatter d'être en état de lutter désormais avec avantage contre les Romains. Non content néanmoins de cet accroissement de puissance, il renouvela et il resserra son alliance avec le roi d'Arménie : les conditions en étaient que Mithridate posséderait tous les pays et toutes les villes conquises, tandis que les prisonniers et le butin appartiendraient à Tigrane. Les auteurs arméniens confirment la vérité de ce récrit, en nous disant que diverses statues de Scyllis et de Dipène de Crète, célèbres statuaires grecs, furent déposées dans les citadelles d'Ani et d'Armavir, où plusieurs siècles après, elles attestaient encore la part glorieuse que les Arméniens avaient prise aux conquêtes de Mithridate.

Ce prince put désormais étendre au loin ses vues ambitieuses. Quelques années avant cette époque était mort le roi de Bithynie-, Nicomède Épiphane ; son fils, du même nom, surnommé Philopator, lui avait succédé, et il était, comme lui, allié des Romains, Le roi de Pont résolut de l'attaquer : ses armées entrèrent presque aussitôt dans son royaume et placèrent sur le trône son frère Socrate, tandis qu'il allait, comme Ariobarzane, à Rome, pour y implorer l'assistance du sénat ; ceci dut arriver en l'an 93 avant J.-C. À la conquête de la Bithynie, Mithridate joignit bientôt celle de la Phrygie, et fut pour quelques instants le maître de l'Asie Mineure. Les Romains cependant résolurent de rétablir Nicomède et Ariobarzane dans leurs États. Maltinus et Manius Aquilius furent chargés d'aller signifier à Mithridate les volontés du sénat. L. Cassius Longinus, qui commandait à Pergame avec un petit corps de troupes, eut ordre de se joindre à eux et de réunir à son armée des troupes galates et phrygiennes. Le roi de Pont ne fit aucune résistance ; il se contenta de dévaster la Cappadoce et la Phrygie, et il rentra dans ses États. Nicomède et Ariobarzane furent donc presque sans aucune peine -rétablis sur leur trône. Ceci arriva en l'an 90.

La résolution que prit alors Mithridate est tout à fait inexplicable de la manière dont la chose est présentée dans les historiens ordinaires : on en jugera différemment après ce que nous allons dire. La chronologie arménienne nous apprend que le roi d'Arménie, Tigrane Ier, mourut en l'an 91 ; que des dissensions s'étant élevées dans son armée, cantonnée dans l'Asie Mineure, il fut assassiné par un de ses généraux : La retraite des troupes arméniennes fut sans doute la conséquence de la mort de leur roi, dont le successeur, qui est le célèbre Tigrane, encore mal affermi sur son trône, ne put alors fournir aucun secours au roi de Pont. On conçoit par là pourquoi ce dernier abandonna si facilement la Cappadoce et la Bithynie aux Romains. Ces faciles succès donnent de l'audace aux généraux romains ; ils exhortent Ariobarzane et Nicomède à attaquer le roi de Pont, leur promettant de les soutenir ; Ariobarzane, qui connaissait à quel ennemi il aurait à faire résista aux instigations de Cassius et se garda bien de donner aucun sujet de plainte à Mithridate. Nicomède fat moins prudent : cependant il hésita longtemps mais à la fin, décidé par les largesses et les secours des gouverneurs romains, il fit une irruption dans la partie de la Paphlagonie qui appartenait à Mithridate, et il porta ses ravages jusque sous les murs d'Amastris.

Le roi de Pont aurait bien pu repousser un si faible ennemi ; mais, n'étant pas alors en mesure de se commettre avec la république et voulant que tous les torts fussent du côté de son adversaire, il défendit à ses généraux de repousser cette agression. Pélopidas fut chargé d'aller se plaindre de sa part auprès des commandants romains, disant que, non content de lui enlever la Cappadoce, sur laquelle il avait des droits qu'il tenait de ses ancêtres, et de lui ravir la Phrygie, qui était le prix des services que son père avait rendus à la république en combattant Aristonicus, on permettait encore à Nicomède de venir ravager ses États héréditaires, et de couvrir l'Euxin de ses pirates. Il demandait ou qu'on lui fit justice du roi de Bithynie, ou qu'on lui fournît des troupes pour qu'il le punît lui-même. Les ambassadeurs de Nicomède répliquèrent que Mithridate était le premier agresseur ; bien plus, qu'il s'était déclaré l'ennemi de la république, en attaquant un roi ami et allié des Romains et qui avait été placé sur le trône par la faveur du sénat : « Ce n'est pas assez, dirent-ils, que, méprisant vos décrets qui interdisent aux rois de l'Asie l'entrée de l'Europe, il ait réuni à ses États la plus grande partie de la Chersonèse Taurique ; ses émissaires vont lever des troupes chez les Scythes et jusque chez les Thraces ; il contracte une alliance avec le roi d'Arménie ; il excite à la guerre ceux d'Égypte et de Syrie. Il couvre la mer de ses vaisseaux ; trois cents sont déjà dans ses ports ; il en fait construire une multitude d'autres ; des pilotes, des matelots lui arrivent de l'Égypte et de la Phénicie. C'est contre vous, Romains, qu'il dirige ses immenses préparatifs ; hâtez-vous donc de le prévenir et d'écraser un adversaire qui n'est pas moins votre ennemi que le nôtre. »

Pélopidas, sans même daigner répondre à ces allégations, dit que le -roi soumettait volontiers au jugement du sénat ses anciennes querelles avec Nicomède ; mais qu'à l'égard des griefs actuels, il avait trop bonne opinion de la justice des Romains pour ne pas croire qu'ils le vengeraient de son ennemi, soit en le châtiant eux-mêmes, soit en lui fournissant des secours, pour l'aider à le punir, ou qu'au moins ils garderaient une exacte neutralité et ne l’empêcheraient point de se faire justice. La politique romaine fut dupe cette fois de l'adresse du roi de Pont : certes, ce n'était pas l'envie qui manquait aux gouverneurs romains pour attaquer Mithridate, mais la conduite de ce rusé monarque avait été tellement circonspecte, qu'ils n'osèrent se déclarer ouvertement contre lui : ils se contentèrent d'ordonner aux deux rois de s'abstenir de tout acte d'hostilité. C'était là tout ce que voulait Mithridate. Il prévoyait bien que les Romains ne seraient pas longtemps dupes de sa feinte modération ; il connaissait d'ailleurs leurs véritables intentions : il savait que, comme lui, ils n'attendaient qu'un instant favorable pour commencer les hostilités, et il voyait que le moment était venu où il fallait, pour mettre à exécution ses projets d'agrandissement, se décider à soutenir une guerre sérieuse avec la république.

Comme l’alliance du roi d'Arménie, à peine établi sur le trône et occupé d'une guerre contre les Parthes ne pouvait pas lui être d'une grande utilité, quoiqu'il en eût récemment resserré les nœuds en donnant à Tigrane sa fille Cléopâtre. Il se trouvait alors réduit presque à ses seules forces, il appelle donc la ruse à son secours : pendant qu'il amusait les Romains, il s'assure secrètement, les Gaulois de l'Asie ; ses émissaires parcourent la Scythie, et bientôt des troupes innombrables de Cimmériens, de Sarmates, de Bastarnes et une multitude d'autres barbares passent la mer ou franchissent les défilés caucasiens pour combattre sous ses ordres. Plus de 300.000 hommes sont réunis sous ses drapeaux ; il a 400 vaisseaux prêts à le seconder : il ne s'agit donc plus de dissimuler ; ses forces immenses lui promettent des victoires certaines qui doivent lui fournir de nouvelles forces, gage assuré de nouveaux succès. Il jette enfin le masque : son fils Ariarathe entre aussitôt en Cappadoce et en chasse Ariobarzane, qui se hâte de fuir, et Pélopidas va encore une fois signifier aux gouverneurs romains les plaintes de son maître ; mais cette fois d'un ton si menaçant que ce fut plutôt une déclaration de guerre qu'une ambassade.

« Mithridate, disait-il, a souffert patiemment qu'on lui ravit la Phrygie et la Cappadoce ; il s'est plaint de Nicomède ; vous avez méprisé ses plaintes : c'est en vain qu'il a invoqué l'alliance et l'amitié que vous avez jurée avec lui. Aux forces qu'il a tirées de ses États héréditaires, il a joint celles des nations voisines qu'il a réunies sous ses lois ; les peuples belliqueux qui habitent, la Colchide, les Grecs du Pont,- les barbares qui les entourent, ont joint leurs forces aux siennes ; les Scythes, les Taures, les Bastarnes, les Thraces, les Sarmates, tous les peuples qui occupent les rives du Danube, du Tanaïs et des marais Mœotis sont prêts à combattre pour lui. Tigrane d'Arménie est son gendre : le roi des Parthes est son ami et son allié. Tous les jours on voit augmenter la quantité de ses vaisseaux, qui est déjà innombrable : On vous a dit que les rois d'Égypte et de Syrie, se réunissaient à lui ; n'en doutez pas ; s'il entre en campagne-, il sera .secondé par bien d'autres puissances ; l'Asie, la Grèce, l'Afrique, victimes de votre insatiable cupidité, brûlent de secouer le joug. L'Italie même, qui soutient contre vous en ce moment une guerre implacable, lui fournira de nouveaux auxiliaires. Pesez toutes ces considérations. Pour l'amour de Nicomède et d'Ariobarzane, n'armez pas contre vous vos alliés naturels, revenez à de meilleurs conseils, empêchez Nicomède d'offenser vos amis, et je vous promets, au nom du roi Mithridate, des secours pour soumettre l'Italie révoltée : sinon c'est à Rome que nous irons terminer nos différends. »

Ces insolentes protestations d'amitié durent faire reconnaître aux gouverneurs romains la faute énorme qu'ils- avaient commise, en laissant au roi de Pont le temps de devenir aussi formidable. Leur position était d'autant plus critique, que la guerre sociale, dont l'Italie était embrasée, ne permettait pas au sénat d'envoyer de grandes forces dans l'Asie. La fierté romaine ne se démentit cependant pas dans cette occasion périlleuse on congédia Pélopidas., en lui ordonnant de signifier à Mithridate la défense d'attaquer Nicomède et l'ordre de restituer la Cappadoce à Ariobarzane. Ainsi la guerre fut déclarée, et l'on se disposa de part et d'autre à la soutenir avec vigueur. Toutes les troupes dispersées dans l'Asie romaine et dans les royaumes alliés furent réunies. Le proconsul Cassius, qui avait le principal commandement, divisa ses forces en trois corps : lui-même se posta sur les frontières de la Galatie et de la Bithynie ; Manius fut chargé de défendre contre Mithridate l'entrée de la Bithynie, tandis que Q. Oppius devait s'avancer par les montagnes de la Cappadoce. Une flotte était à Byzance, prête à agir, et Nicomède s'était réuni à l'armée romaine avec 30.000 hommes d'infanterie et 6.000 chevaux.

Il y avait longtemps que Mithridate était réellement en guerre avec la république, mais c'est vraiment de cette époque (l'an 88 av. J. C.), que datent ses premières hostilités contre les Romains. Le premier coup fut porté par Nicomède : brûlant de venger ses injures particulières, il s'avança vers le fleuve Amnius et il attaqua Néoptolème et Archélaüs, qui étaient postés sur ce point. La victoire fut longtemps disputée, mais à la fin elle resta aux soldats du Pont, qui firent un grand carnage des Bithyniens, et Nicomède se retira auprès de Cassius avec les débris de son armée. Un butin immense, le camp entier de Nicomède et une multitude de prisonniers restèrent entre les mains de Mithridate, qui traita ses captifs avec douceur et les renvoya chez eux, comblés de présents. Partout il traita ses prisonniers asiatiques avec la même bonté ; ce qui contribua, autant que la terreur de ses armes, à accélérer le rapide cours de ses conquêtes. Après cette victoire, Néoptolème et Némanès., à la tête d'un corps de troupes arméniennes, se portent par les défilés des monts Scoboras qui séparent la Paphlagonie de la Bithynie, pour attaquer Aquilius. Celui-ci avait plus de 40.000 hommes sous ses ordres ; ils furent complètement défaits : 10.000 restèrent sur le champ de bataille, le reste fut pris ou dispersé. Aquilius, échappé seul avec un petit corps de cavalerie, traversa le Sangarius à la nage et chercha un asile à Pergame.

Les Romains furent vaincus de même sur tous les points ; Cassius se retira sans combattre à Apamée, puis à Rhodes ; Nicomède s'enfuit à Pergame et Manius à Mytilène. Oppius ne fut pas plus heureux du côté de la Cappadoce ; il fut repoussé dans la Pamphylie et la flotte romaine, chargée de défendre l'entrée de l'Euxin, fut complètement détruite, tandis que les vaisseaux de Nicomède étaient livrés à Mithridate. Ces succès soumirent au vainqueur toute l'Asie Mineure. Les Lyciens, les Magnètes et quelques Paphlagoniens lui résistèrent, mais bientôt ils furent subjugués par ses généraux. La domination romaine était tellement en horreur chez les peuples de l'Asie, que d'eux-mêmes ils volaient tous au-devant du joug de ce prince. Les villes grecques surtout se distinguèrent par leur empressement pour cette coalition : elles se soulevèrent spontanément contre les Romains et elles livrèrent à Mithridate tous ceux qui tombèrent entre leurs mains, et parmi lesquels étaient les généraux Q. Oppius et Manius Aquilius. Mithridate les fit mettre à mort, après les avoir promenés par dérision dans les principales villes de l'Asie.

Partout le roi de Pont fut reçu comme un libérateur et un sauveur. Dans l'excès de leur joie, les nations de l'Asie, qui abhorraient les Romains, se crurent pour jamais affranchies de leur joug ; elles pensèrent que les exploits de Mithridate allaient élever un nouvel empire. Les bienfaits qui suivaient chacune des victoires de ce prince achevèrent de lui gagner tous les cœurs. Partout on lui prodiguait les noms de nouveau Bacchus, de père, de sauveur, de monarque de l'Asie ; en partant on lui offrait des secours et de l'argent pour achever d'affranchir l'Asie. Quand on apprit à Rome les rapides conquêtes du roi de Pont, le sénat fut comme frappé de terreur les peuples de l'Italie étaient tous armés contre la république, et il lui était bien difficile d'envoyer des troupes en Asie, quand elle en avait à peine assez pour se défendre dans ses murs. On blâma l'imprudence de Cassius et des autres officiers qui, par leurs agressions et sans ordre du sénat, avaient mis l'État dans une si fâcheuse position.

On n'en décréta pas moins la guerre contre le roi, il fut déclaré ennemi du peuple romain, et Sylla, alors consul, fut désigné pour aller le combattre. On n'avait pas d'argent, on vendit tous les objets précieux autrefois consacrés aux dieux par Numa, et l'on fit des préparatifs de guerre. Les troubles qui déchiraient l'Italie empêchèrent pendant longtemps Sylla de marcher contre le roi de Pont, qui continuait de pousser au loin ses conquêtes. Le supplice des généraux romains ne suffisait pas à la haine de Mithridate : il connaissait trop bien ses ennemis pour croire que, si jamais la fortune lui était contraire, il pût en obtenir des conditions honorables : il résolut de s'attacher par des liens indissolubles les peuples qui se rangeaient avec tant d'enthousiasme sous ses lois. Un grand nombre de Romains habitaient dans les provinces soumises à la république et dans les villes grecques de l'Asie : des ordres secrets sont adressés en même temps à tous les gouverneurs et à tous les magistrats de ces villes ; et dans un même jour, à la même heure, 100.000 Romains sont immolés. Peu échappèrent, tant était grande la haine des Asiatiques. Personne ne fut épargné : femmes, enfants, serviteurs, tout fut enveloppé dans la même proscription ; leurs corps même furent privés de sépulture.

Toutes les villes rivalisèrent de cruauté, mais Éphèse se distingua entre toutes : non contents de poursuivre leurs victimes jusque dans les temples et de les immoler jusque sur les autels qu'ils tenaient embrassés, les Éphésiens renversèrent tous les bâtiments et les monuments élevés par les Romains. Pour affermir sa domination sur l'Asie, Mithridate fixa sa résidence à Éphèse : c'est là qu'il épousa une Grecque de. Stratonicée, Monime, fille de Philopœmen, dont les vers de Racine ont immortalisé le nom et les malheurs. Il alla ensuite à Pergame, où il tint sa cour. Pendant ce temps-là sa flotte, également victorieuse, avait passé de l'Euxin dans la mer Égée, dont elle soumit toutes les îles. Le général Ménophane s'empara de Délos, où il trouva d'immenses richesses : depuis longtemps cette île s'était affranchie de la domination des Athéniens ; le roi la leur rendit pour les engager dans son parti. Il trouva dans l'île de Cos de grands trésors qui y avaient été déposés par Ptolémée-Alexandre Ier, lorsqu'il fut contraint d'abandonner l'Égypte : Mithridate s'en empara et emmena à sa cour le fils de ce roi, nommé comme son père Alexandre, et il l'y traita avec tous les égards dus à son rang. Les Rhodiens, qui avaient alors une puissante marine et qui avaient été comblés de faveurs par le sénat, restèrent fidèles à la république et se préparèrent à résister. Mithridate vint en personne les combattre ; il leur livra plusieurs batailles navales-, où il montra beaucoup de valeur, et dans l'une desquelles il pensa périr : mais ce fut en vain ; l'avantage fut toujours du côté des Rhodiens, et il renonça pour le moment à les soumettre.

Il sentit qu'il était temps de prévenir les Romains (peut-être avait-il trop attendu), et de passer en Europe, où il eut l'imprudence de ne pas aller en personne. Sa présence y aurait sans doute produit un enthousiasme aussi grand que celui qu'elle avait excité en Asie. Plus de 150.000 hommes traversèrent la mer sous les ordres d'Archélaüs, pendant que Taxile et Arcathias, fils du roi, partaient de la Thrace, où ils trouvèrent des alliés et d'où ils devaient, après avoir conquis la Macédoine et la Thessalie, se joindre avec Archélaüs. Ce général débarqua dans l'Attique : les Athéniens, excités par le philosophe Aristion, massacrèrent les Romains et embrassèrent avec chaleur le parti de Mithridate. Les Lacédémoniens et tous les autres Grecs du Péloponèse suivirent leur exemple, ainsi que les Béotiens. À la première nouvelle du débarquement des troupes de Mithridate en Europe, Bruttius, gouverneur de la Macédoine, s'avança pour les repousser. L'Eubée avait été soumise par un détachement que commandait Métrophane, et ce général vainqueur, après avoir pris Démétrias, s'avançait à travers la Magnésie pour soumettre la Thessalie : il y fut vaincu par Bruttius, qui, secondé par une flotte puissante, reconquit plusieurs îles de la mer Égée. Fier de ces succès, il entre avec ses troupes de terre dans la Béotie, et pendant trois jours il lutte avec avantage dans les plaines de Chéronée contre les troupes d'Archélaüs et d'Aristion.

L'arrivée des Lacédémoniens et des Achéens força le général romain à la retraite ; il se dirigea vers le Pirée, qui tenait encore pour les Romains, mais qui fut bientôt occupé par Archélaüs. De Pergame, où il avait fixé son séjour, Mithridate se regardait comme maître de la Grèce et déjà il menaçait l'Italie, lorsque Sylla, qu'un sénatus-consulte avait chargé de combattre le roi de Pont, débarqua en Grèce avec cinq légions, quelques cohortes détachées, et divers corps de cavalerie. Des secours lui arrivèrent de l'Étolie et de la Thessalie ; et sans perdre de temps, il marcha pour attaquer Archélaüs dans l'Attique. Ce général gardait le Pirée avec des forces imposantes ; Aristion était renfermé dans Athènes, décidé à s'y défendre jusqu'à la dernière extrémité. Les premières attaques furent terribles : la résistance fut vigoureuse et Sylla fut repoussé avec perte. De nouvelles forces vinrent encore d'Asie, Sylla tenta de s'opposer à leur descente : il se livra une bataille dans laquelle l'avantage ne resta aux Romains qu'après une lutte longue et sanglante.

L'hiver approchait et Sylla, désespérant d'emporter la place avant le retour de la belle saison, prit le parti de se retrancher auprès d'Éleusis, pendant qu'Athènes, bloquée par une partie de son armée, était livrée à toutes les horreurs de la famine, et qu'une multitude de combats meurtriers se donnaient tous les jours sous ses murailles. La trahison et la disette lui livrèrent enfin cette malheureuse cité, qui, emportée d'assaut, fut abandonnée aux flammes et éprouva toutes les horreurs qu'elle pouvait attendre d'un vainqueur impitoyable. Tous ceux de ses citoyens qui échappèrent au glaive furent réduits en esclavage et vendus à l'encan avec leurs femmes et leurs enfants. Cependant Aristion et un grand nombre de ses partisans s'étaient retirés dans la citadelle, où ils essayèrent de se défendre ; mais la faim et la soif les contraignirent de s'abandonner à la discrétion du vainqueur, qui les livra au supplice.

Archélaüs, qu'un puissant corps de troupes contenait dans le Pirée, avait été spectateur forcé de la prise d'Athènes : les lignes qui l'enveloppaient avaient été le théâtre de combats acharnés, qui se renouvelaient sans cesse. Obligé de combattre ainsi dans une position resserrée, il y consumait en pure perte une grande partie de ses soldats, et il ne pouvait profiter de l'avantage que l'immense supériorité de ses forces lui donnait sur l'ennemi. Athènes prise, Archélaüs n'avait plus aucun motif de défendre le Pirée : comme il était maître de la mer, il eut bientôt transporté ses troupes sur un autre point. Son arrivée en Thessalie fut suivie de sa jonction avec l'armée qui, sous les ordres de Taxile et d'Arcathias fils du roi, avait passé le Bosphore. Arcathias était mort à Potidée, de sorte que Taxile était le seul chef de cette armée, qui s'était considérablement augmentée par les renforts qu'elle avait reçus des différentes nations de la Thrace et de la Macédoine. Archélaüs avait sous ses ordres plus de 120.000 hommes quand il franchit les Thermopyles pour venir attaquer Sylla, qui l'attendait dans la Béotie.

L'inconstance des Grecs se signala dans cette occasion : ils montrèrent autant d'empressement à se joindre à Sylla qu'ils en avaient mis à se réunir aux soldats de Mithridate, qu'ils regardaient naguère comme des libérateurs. Renforcé par leurs troupes auxiliaires, Sylla fut encore joint par les Macédoniens, qui changèrent aussi de parti, de sorte qu'il fut bientôt en état de combattre avec avantage Archélaüs, et vint le chercher dans les plaines de Chéronée. Ces lieux, qui, deux siècles auparavant, avaient vu la liberté grecque expirer avec gloire sous les armes des Macédoniens, furent cette fois témoins d'un spectacle bien différent. On y vit les Grecs, tout à fait dégénérés et bien dignes de leur esclavage, insensibles au noble exemple que leur donnaient les ruines fumantes d^Athènes j combattre pour leurs oppresseurs après avoir lâchement déserté les drapeaux d'un roi qu'ils avaient appelé de tous leurs vœux.

Attaqués à l'improviste dans une position désavantageuse, les soldats de Mithridate se défendirent avec leur valeur accoutumée ; mais ils ne purent arracher la victoire aux Romains : réduits à combattre dans des lieux où ils ne pouvaient se développer, leur nombre fut la cause de leur perte, de manière que le désordre qui se répandit parmi eux eut plus de part à la victoire que les armes des Romains. Archélaüs, après la perte ou la dispersion de la plus grande partie de son armée, se retira à Chalcis, dans l’Eubée, où il ne put être forcé, parce que les Romains n'avaient pas de flotte, tandis qu'il était maître de la mer. La nouvelle de la défaite d'Archélaüs fut à peine connue en Asie qu'une agitation sourde s'y manifesta sur tous les points ; Les Romains y avaient conservé des partisans, et les Grecs de cette partie du monde n'étaient pas moins inconstants que leurs compatriotes d'Europe.

D'ailleurs Mithridate régnait depuis assez longtemps sur eux pour qu'ils fussent dégoûtés de sa domination et pour que celle des Romains leur offrît tous les charmes de la nouveauté. Ils avaient aussi une trop haute idée de la fortune de Rome pour ne pas croire que la victoire de Sylla serait bientôt suivie de succès non moins décisifs : il était donc bien important pour eux de prévenir par des services signalés sa vengeance imminente. Dès insurrections se manifestèrent sur plusieurs points ; diverses villes chassèrent les garnisons pontiques. Les Galates, dont Mithridate redoutait la valeur et qui ne lui avaient jamais été bien affectionnés, menacèrent de se soulever ; presque tous leurs tétrarques furent sacrifiés, et leur pays fut confié à un gouverneur particulier. Ce peuple opprimé n'attendait qu'un instant favorable pour secouer le joug, tandis que de fréquentes conspirations éclataient contre la vie du roi.

Au milieu de tous ces embarras, Mithridate, plutôt étonné qu'effrayé par la victoire de Sylla, ne renonçait pas à poursuivre ses conquêtes en Europe. Par ses ordres, une nouvelle armée de 80.000 hommes passa la mer sous le commandement de Dorylaüs, pour aller rejoindre Archélaüs. Ce général reprit bientôt l’offensive', et vint chercher Sylla, qui n'avait pas quitté la Béotie. Le sort lui fut encore contraire ; il eut le dessous dans un premier engagement, qui fut suivi à peu de distance d'une bataille générale. Son armée y fut complètement défaite, et la plus grande partie de ses soldats furent engloutis dans les marais d'Orchomène lui-même ; caché pendant trois jours au milieu des morts, ne gagna qu'avec peine la ville de Chalcis, où il se hâta de réunir tout ce qui restait des troupes de Mithridate qui étaient passées en Grèce. Après cette victoire, Sylla alla prendre ses quartiers d'hiver en Thessalie. Pendant que ce général triomphait des armées de Mithridate, ses ennemis étaient tout-puissants à Rome. Cinna et Marius le faisaient déclarer ennemi de la république, et donnaient ordre à Flaccus, et à son lieutenant Fimbria d'aller en Asie achever cette guerre acharnée. Peu après son arrivée en Asie, Fimbria s'était défait de Flaccus, et, seul commandant des forces romaines, il luttait avec avantage contre le roi de Pont.

Déjà il avait repris Chalcédoine et Byzance, et la plus grande partie de la Bithynie était en son pouvoir quand un fils de Mithridate vint lui livrer bataille. La victoire fut longtemps balancée mais à la fin elle resta à Fimbria, qui poursuivit les vaincus jusqu'à Pergame, que Mithridate fut obligé de quitter en toute hâte pour se réfugier à Pitane. Le roi rassembla dans cette ville tout ce qui lui restait de troupes ; Fimbria vint bientôt l'y assiéger. Ayant besoin d'une flotte, il envoya demander des secours à Lucullus, qui était parvenu à réunir un grand nombre de vaisseaux ; mais, comme celui-ci était attaché au parti de Sylla, il ne voulut pas aider Fimbria dans cette entreprise. Ce roi cependant, appréhendant que tôt ou tard la route de la mer lui fût fermée, prit le parti d'abandonner Pitane. Il s'embarqua pour Mytilène, d'où il repassa ensuite en Asie. Fimbria se rendit alors le maître de Pitane, et soumit le reste de la Mysie avec la Troade.

Tous ces revers inspirèrent à Mithridate le désir de la paix. Connaissant la position particulière de Sylla, il espéra obtenir de lui de meilleures conditions que de Fimbria. En effet, le général romain, que son ambition rappelait en Italie, avait autant d'envie que lui de voir la guerre terminée. Archélaüs fut chargé de négocier pour le roi de Pont, et il eut une entrevue avec Sylla. La situation difficile dans laquelle celui-ci se trouvait ne le porta pas à accorder des conditions plus avantageuses à Mithridate : il exigeait, entre autres choses, qu'il remît sa flotte à la discrétion des Romains, qu'il évacuât tous les pays qu'il avait conquis, et qu'il payât les frais de la guerre. Archélaüs, pour montrer que les intentions de son maître étaient sincères, abandonna sur-le-champ les places qu'il occupait encore en Europe, s'en référant pour les autres conditions à la volonté du roi, et aussitôt il repassa en Asie, Sylla, débarrassé de toute inquiétude, s'avança vers la Thrace, où il soumit les nations barbares qui, de concert avec les troupes pontiques, avaient ravagé la Macédoine. Les conditions imposées par Sylla parurent un peu dures à Mithridate : ses ambassadeurs répondirent à Sylla que le roi ne consentirait point, à livrer sa flotte ni à évacuer la Paphlagonie, et que Fimbria était disposé à lui accorder de meilleures conditions.

Lucullus venait de joindre Sylla avec sa flotte, et celui-ci, pour en finir, résolut de passer en Asie, pensant bien que sa présence mettrait fin aux délais du roi. En effet, à peine Sylla était-il en Asie que Mithridate vint le trouver à Dardanus, en Troade. Les deux chefs eurent une entrevue, et la paix fut conclue : Mithridate consentit à livrer 80 de ses vaisseaux, à abandonner ses conquêtes en payant les frais de la guerre, et à laisser remonter sur leurs trônes Nicomède et Ariobarzane. Tels étaient les articles apparents de cet arrangement ; mais l'examen attentif des événements qui suivirent fait voir que Sylla, pressé de retourner en Italie, fut bien aise de terminer la guerre de la manière la plus courte ; il eut l’air d'imposer au roi de Pont des conditions bien rigoureuses, que celui-ci se réservait les moyens de ne pas exécuter : le traité ne fut ni soumis à l'approbation du sénat, ni consigné par écrit. Sylla laissa un corps de troupes en Asie sous les ordres de Muréna ; Nicomède et Ariobarzane furent rétablis dans leurs États ; Mithridate restitua toutes ses conquêtes, à l'exception de la Paphlagonie et d'une partie de la Cappadoce, et il rentra dans son royaume, où sa présence était très nécessaire.

Ainsi se termina la première guerre des Romains contre Mithridate, en l'an 85 avant J.-C. Ce prince était à peine de retour dans ses États héréditaires qu'il se hâta de marcher contre les peuples de la Colchide, qui s’étaient révoltés pendant son absence. Cette guerre ne fut pas cependant de longue durée ; ces peuples lui demandèrent pour roi son fils, nommé comme lui Mithridate, ce qui leur fut facilement accordé ; mais peu après le roi, soupçonnant que c'était ce même fils qui les avait excités à la révolte pour obtenir la couronne, le fit charger de chaînes d'or et lui fit trancher la tête. Cette affaira terminée, il ordonna d'immenses préparatifs de guerre pour soumettre les peuples du Bosphore, qui s'étaient aussi révoltés. Ces préparatifs furent si formidables que le bruit se répandit bientôt qu'il voulait profiter de l'absence de Sylla pour recommencer les hostilités. Le refus qu'il faisait de restituer à Ariobarzane une partie de la Cappadoce et les plaintes qu'il ne cessait de proférer contre Archélaüs, qu'il accusait du mauvais succès de la dernière guerre, ne pouvaient que fortifier ces soupçons. Celui-ci., pour se mettre à l'abri de la vengeance bien ou mal fondée de Mithridate, prît le parti de s'enfuir auprès de Muréna, auquel il représenta le roi de Pont comme décidé à recommencer la guerre.

Bien aise de trouver une occasion de se signaler, Muréna se hâta de prévenir Mithridate et de faire une invasion dans la partie de la Cappadoce que ce monarque avait retenue. En vain le roi de Pont se plaignit de l'infraction du traité conclu avec Sylla : Muréna en nia l'existence et continua ses ravages ; l'intervention d'un envoyé de Sylla fut également inutile ; Mithridate fut donc obligé de se défendre contre les Romains. Gordius, qui lui avait donné tant de preuves de son dévouement, fut chargé par lui de chasser Muréna de la Cappadoce ; il s'acquitta de sa commission avec un tel succès que Muréna, battu, se vit contraint de repasser l'Halys avec perte. Mithridate arriva lui-même à la tête d'une nouvelle armée ; le fleuve fut passé de vive force : Muréna, complètement vaincu, fût contraint d'opérer sa retraite dans la Phrygie.

Cependant Sylla était fort mécontent que son lieutenant eût, au mépris de ses ordres, attaqué le roi de Pont, qui n'avait que sa parole pour garantie de la paix ; il envoya en Asie Gabinius pour régler, ces différends. Muréna fut rappelé et les pays qu'il avait envahis furent restitués. Ensuite, par la médiation de Gabinius, la pais fut rétablie entre Mithridate et Ariobarzane : le roi de Pont promit d'épouser une fille d'Ariobarzane, âgée alors de quatre ans, et reçut pour sa dot une portion de la Cappadoce, qu'il joignit à celle qu'il occupait. Ainsi se termina en l'an 82 avant J.-C. la seconde guerre des Romains contre Mithridate. Celui-ci, libre désormais de toute inquiétude, ne s'occupa plus que de réparer les maux que la guerre lui avait fait éprouver et de raffermir sa puissance. Il passa dans le Bosphore, qui fut bientôt soumis, et dont il confia le gouvernement à son fils Macharès, qu'il décora du titre de roi. Les Achéens, peuple barbare qui habitait entre la Colchide et la Chersonèse Taurique, fixèrent ensuite son attention. Il ne fut pas heureux contre eux : la nature montagneuse de leur pays leur fournit les moyens de résister avec avantage ; la rigueur du froid et une multitude de petits combats lui enlevèrent la plus grande partie de son armée et avec le reste il fut obligé de se retirer honteusement, dans le Pont.

Cet échec engagea vraisemblablement Ariobarzane à réclamer auprès du sénat contre les arrangements peu avantageux qu'il avait contractés avec Mithridate et à demander la restitution de la partie de son royaume que celui-ci avait usurpée. Sylla lui accorda la satisfaction qu'il désirait, et Mithridate ne put se dispenser d'obéir. Quelque temps après, il envoya une ambassade au sénat pour qu'il ratifiât le traité qu'il avait fait avec Sylla. Ce général mourut dans ces entrefaites, et le sénat fut trop occupé pour faire grande attention aux sollicitations du roi de Pont, dont les espérances d'ailleurs se relevèrent par cet événement. Aussi le roi n'insista pas davantage et tourna-t-il ses vues d'un autre côté. Ne voulant point encourir le reproche de violer les traités, il fit engager sous main le roi d'Arménie, Tigrane, à opérer pour son compte une invasion dans la Cappadoce. Les Romains ne furent point dupes de cette ruse, et dès lors ils purent se regarder comme en état de guerre avec Mithridate, qui n'attendait plus qu'une occasion pour se déclarer ouvertement. Dans le même temps, il reçut des ambassadeurs de Sertorius, qui s'était révolté en Espagne contre la république ou plutôt contre le parti de Pompée, lequel maîtrisait le sénat : une alliance fut bientôt conclue. Ils se promirent d'attaquer simultanément les Romains à l'occident et à l’orient : l'Asie, la Bithynie, la Paphlagonie, la Cappadoce et la Galatie devaient appartenir à Mithridate si la victoire couronnait les efforts des deux alliés.

M. Varius et deux autres officiers romains furent envoyés par Sertorius pour aider Mithridate de leurs conseils. Ainsi commença la troisième guerre pontique, en l'an 75 avant J.-C. Violant aussi brusquement la paix qu'il avait lui-même sollicitée, il dut, après la terrible expérience qu'il avait faite de la puissance des Romains, prendre toutes ses précautions pour soutenir avec avantage une guerre qui désormais devait être implacable. Une année entière fut consacrée à équiper une flotte formidable et à amasser d'immenses provisions pour ses troupes. Presque tous les peuples du Caucase et de la Scythie asiatique lui fournirent des soldats ; il lui en vint aussi d'Arménie ; les Sarmates, les Iazyges, les Bastarnes, les Thraces, et tous les peuples barbares de l'Europe compris entre le mont Hæmus et le Tanaïs, furent ses auxiliaires. Il se trouva bientôt à la tête de plus de 160.000 combattants, et il résolut de commencer les hostilités au printemps de l’an 73 avant J.-C. Deux de ses généraux (Taxile et Hermocrate) entrèrent dans la Paphlagonie, qui fut promptement soumise. Au premier bruit des préparatifs du roi de Pont, le sénat s'était, hâté d'envoyer les deux consuls en Asie. Cotta avait le gouvernement de la Bithynie, que Nicomède, son dernier roi, fils de Nicomède Philopator, avait cédée par son testament aux Romains Lucullus était chargé de défendre la Cilicie.

Pendant que, d'un côté, Mithridate était maître de la Paphlagonie, Diophante, un de ses plus habiles généraux, s'emparait de la Cappadoce et empêchait Lucullus de sortir de la Cilicie, où il le tenait dans une inaction forcée. Le roi en profitait pour se porter en personne dans la Bithynie, qu'il soumit tout entière. Cotta n'osa lui résister ; il se hâta de chercher un asile dans les murs de Chalcédoine, où Mithridate vint l'assiéger, après avoir vaincu Rutilius, son lieutenant, qui fut tué dans la bataille. Les forces navales du roi arrivèrent presque aussitôt devant la place. Sans différer, il donna l'ordre d'attaquer la flotte romaine, qui fut bientôt vaincue et toute prise ou brûlée. Plus de 50.000 hommes furent tués, noyés ou faits prisonniers dans cette journée. Ne voulant pas s'arrêter plus longtemps devant Chalcédoine, Mithridate laissa un corps pour la contenir et se porta en toute hâte à la rencontre de Lucullus. Fier de la supériorité de ses forces, il était impatient de combattre ; mais le général romain, qui avait reconnu que la partie n'était pas égale, recula devant lui. Il désirait faire traîner la guerre en longueur pour détruire en détail l'armée pontique.

Mithridate, ayant vainement tenté d'amener Lucullus à une action générale, mit le siège devant Cyzique, ville forte et très affectionnée aux Romains, dans le but de contraindre Lucullus à livrer bataille pour sauver la place. Les attaques furent poussées avec vigueur et la résistance fut opiniâtre. En vain Mithridate voulut-il épouvanter les Cyzicéniens en leur annonçant que le roi d'Arménie allait arriver suivi de toutes les forces de l'Orient : ils étaient animés par la présence de Lucullus, retranché avec son armée sur une hauteur à peu de distance de la ville. Le siège se prolongeait, et les soldats de Mithridate, obligés de soutenir de rudes combats contre les assiégés, étaient perpétuellement harcelés par les troupes de Lucullus. Pour comble de malheur, les vivres leur manquèrent la famine fut suivie de la peste, qui fit de grands ravages. Le roi voulut alors lever le siège et opérer sa retraite. Lucullus, informé de son dessein, se mit aussitôt en marche pour lui disputer le passage du Rhyndacus : Mithridate y fut repoussé avec perte, et il reprit sa position devant Cyzique. Pendant qu'il se consumait inutilement sous les murs de cette place, Eumachus, un de ses généraux, lui soumettait la Phrygie, la Cilicie, la Pisidie et l'Isaurie. Ces succès partiels ne pouvaient le tirer de la position fâcheuse où il se trouvait ; la peste continuait de ravager son armée, et l'hiver approchait. Il résolut donc de faire sa retraite à quelque prix que ce fût. 30.000 hommes, seul reste de toutes ses forces, se retirèrent sur Lampsaque ; Lucullus en tailla en pièces la plus grande partie : le reste se sauva par mer. Pour le roi, monté sur un vaisseau léger, il s'enfuit à Nicomédie, d'où bientôt il se rendit à Sinope, puis à Amisus, dans le Pont, après que les tempêtes de l'Euxin eurent détruit toutes ses forces navales, qui avaient eu peu à souffrir des Romains.

Mithridate fut à. peine de retour dans le Pont qu'il se hâta d'envoyer demander du secours à Tigrane et à son fils Macharès, roi du Bosphore. Mais Lucullus ne perdait pas de temps : tandis que Cotta et d'autres généraux soumettaient les villes de Bithynie qui tenaient encore pour le roi, il s'avançait lui-même avec toutes ses forces pour le poursuivre dans le cœur de ses États. Le roi ne jugea pas à propos de l'attendre dans Amisus. Pendant que cette ville faisait une résistance aussi vigoureuse qu'inutile, il rassemblait une nouvelle armée dans la partie orientale du Pont : bientôt un renfort de 40.000 hommes lui arriva des régions caucasiennes, et il fut de nouveau en position de se mesurer avec son ennemi. Amisus tenait encore : Lucullus laissa un corps de troupes pour continuer le siège et avec le reste de son armée il s'avança pour combattre Mithridate. Celui-ci, posté dans les montagnes qui séparent le Pont de l'Arménie et de la Colchide, y occupait des positions très avantageuses. Aussi plusieurs fois obtint-il la supériorité sur les soldats de Lucullus, qui fut contraint de se retirer devant lui jusqu'à Cabires, où le roi le suivit.

Lucullus employa pour le vaincre la même tactique qui lui avait si bien réussi devant Cyzique : il fatigua ses ennemis par une multitude de petits combats ; la famine qui l'avait inquiété pendant quelque temps passa dans le camp du roi quand on eut intercepté toutes ses communications avec la Cappadoce, où il avait encore une armée ; la trahison et la désertion achevèrent sa défaite. Sans avoir pu livrer de bataille, Mithridate n'eut bientôt plus d'armée ; il se vit réduit à prendre la fuite : pour éviter la poursuite des Romains, il fit le sacrifice d'une grande partie de ses trésors, qu'il répandit dans la route, de sorte qu'il parvint à gagner l'Arménie avec 2.000 chevaux seulement. Désespérant de recouvrer jamais son royaume, il envoya Bacchus, un de ses plus dévoués serviteurs, donner la mort à ses sœurs et à ses femmes, qui se trouvaient enfermées dans les murs de Pharnacia, ville forte qui n'avait pas encore subi le joug des vainqueurs.

Monime, cette Grecque de Stratonicée qui après ses revers avait abandonné sa patrie pour le suivre et qui était la plus chérie de ses femmes, s'empressa d'obéir à ses ordres suprêmes, et, prenant le diadème qui ornait encore son front, elle voulut s'étrangler ; trop faible, il se rompit : « Fatal diadème, dit-elle en le foulant aux pieds avec mépris, tu m'as toujours été inutile ; que ne me sers-tu aujourd'hui en m'aidant à mourir ? » et elle s'offrit avec courage au glaive qui l'immola. Bérénice, autre femme de Mithridate, ses sœurs Statira et Hoxane, s'empoisonnèrent. Cette dernière, en prenant le funeste breuvage, accabla son frère d'imprécations ; mais Statira, plus généreuse, plus héroïque peut-être, le remercia de ce qu'au milieu de tant de dangers il ne les oubliait pas et songeait à les préserver des outrages du vainqueur. Cette terrible catastrophe fut bientôt suivie de la reddition de la plupart des villes du Pont ; Héraclée et Sinope se rendirent après une vigoureuse résistance ; les Chaldéens, les Tibaréniens et les peuples de la petite Arménie se soumirent. Amisus résistait encore mais elle ne tarda pas à subir le joug des Romains. Prise de vive force, elle fut livrée aux flammes ; un grand nombre de ses habitants s'enfuirent par mer, et Callimaque, son gouverneur se retira en Arménie, où le frère de Tigrane lui confia la défense de Nisibe, en Mésopotamie.

Tout le Pont était soumis : il ne restait plus rien à Mithridate, et Lucullus, après avoir rendu la liberté aux villes de Sinope et d'Amisus, en fit une province romaine en l'an 69 avant J.-C. Dans le même temps, Macharès, indigne fils de Mithridate, envoya une couronne d'or à Lucullus et fit alliance avec lui. Tout était tranquille dans l'Asie Mineure Lucullus ne s'occupa plus que des moyens de s'emparer de la personne du roi de Pont. Ce prince avait bien trouvé un asile en Arménie ; cependant il n'y était pas traité comme devait l'être un roi si illustre, parent et allié de Tigrane. On lui donna pour séjour un palais royal ; mais rien ne put décider Tigrane, qui était mécontent de lui, à l'admettre en sa présence. Cette conduite singulière contraste trop avec la générosité que Tigrane montra ensuite, pour ne pas donner à croire qu'il fut dirigé dans cette circonstance par quelque motif particulier qui a échappé aux historiens. Ce motif, nous croyons l'avoir découvert. Ce n'était certainement pas la crainte de déplaire aux Romains, qui, ainsi que le pensent quelques auteurs, portait à agir ainsi le roi des rois. Ce maître de tout l'Orient ne les redoutait pas : la suite le fera bien voir.

Le mécontentement du roi d'Arménie venait de plus loin ; lorsque Mithridate, vainqueur des Romains et maître de l'Asie, couvrait la Grèce et la Thrace de ses armées, et que déjà en espérance il achevait la conquête de l'Italie ; quand, dans l'enthousiasme de la nouveauté et de la victoire, les peuples de l'Asie lui décernaient les titres les plus pompeux, il oublia que le roi d'Arménie était le suprême monarque de l'Orient : ses défaites purent seules lui rappeler que naguère il en avait obtenu des secours. On conçoit d'après cela comment, pendant la troisième guerre contre les Romains, Tigrane n'envoya, comme l'attestent les historiens, que de très faibles secours à Mithridate, secours encore que celui-ci ne dut qu'aux sollicitations de sa fille Cléopâtre, mariée avec Tigrane. Si l'on admet que le roi de Pont, enorgueilli, se soit arrogé tous les titres réservés au rang suprême, et que même il se soit paré du nom de roi des rois, on ne doit plus s'étonner que Tigrane n'ait pas voulu admettre en sa présence celui qui venait chercher un asile dans ses États ; il était devenu pour lui un rebelle.

Que Mithridate, dans ses jours de prospérité, se soit considéré comme monarque indépendant, il n'y a pas de doute ; qu'il ait usurpé le titre de roi des rois, les anciens ne nous en donnent point la preuve directe, mais ils nous fournissent d'autres moyens d'arriver à ce résultat. Une usurpation justifiée par la force était le seul droit de Tigrane au titre de roi des rois ; quand il eut été vaincu par les Romains et dépouillé de la plus grande partie de sa puissance, le roi des Parthes secoua le joug qu'il avait été contraint de subir et reprit ce titre, qui lui appartenait légitimement. Tigrane n'y renonça pas pour cela. Les Romains furent bien aises de le lui laisser pour entretenir toujours un motif de guerre entre lui et le roi des Parthes ; il ne le quitta que longtemps après, au temps de la défaite de Crassus. Alors il y renonça par un traité et contracta une intime alliance avec les Parthes. Mithridate, vainqueur des Romains et maître de l'Asie Mineure, était par rapport à Tigrane précisément dans la même position que celui-ci à l'égard des Parthes. Sa fuite et ses sollicitations pour obtenir des secours étaient la preuve suffisante de son repentir. Mithridate n'avait pas besoin de renoncer autrement à un titre que nous supposons qu'il avait usurpé.

Quand Tigrane eut déclaré la guerre aux Romains, les événements se succédèrent avec tant de rapidité qu'il fut impossible au roi de Pont de faire une renonciation plus formelle. En signant la paix avec Rome, le roi d'Arménie abandonna la cause de Mithridate, qui put dès lors se considérer comme dégagé de tout devoir envers lui, et reprendre un titre dont il n'était point indigne et auquel il n'avait pas solennellement renoncé par un traité. Son fils aura donc pu hériter de ce titre suprême ; or c'est précisément ce qui arriva : Pharnace ne possédait que le Bosphore, et cependant, avant d'avoir envahi l'Asie Mineure, il prenait sur ses monnaies le titre de roi des rois ; la preuve de ce fait important existe dans tous nos cabinets numismatiques. On retrouve cette même qualification sur plusieurs monuments relatifs aux successeurs de Pharnace, dans le Bosphore ; ils ne la prenaient certainement que comme successeurs de Mithridate.

Il y avait vingt mois que ce monarque était en Arménie, quand P. Clodius fut envoyé par Lucullus pour demander son extradition. Tigrane, indigné d'une telle proposition, oublia tous les sujets de plainte qu'il avait contre son beau-père, le fit venir à sa cour, embrassa ouvertement sa défense, et congédia l'ambassadeur romain avec mépris. Après une telle démarche, il fallait se préparer à la guerre. Tigrane fit un immense armement, et Mithridate, à la tête d'un corps de 10.000 hommes, se disposait à rentrer dans le Pont. Lucullus se mit aussitôt en campagne, Fabius, gouverneur du Pont, et Sornatius, furent chargés de défendre ce royaume, tandis que lui-même, avec toutes ses forces, se portait vers l'Euphrate, à travers la Cappadoce. Ses attaques se dirigèrent vers la partie méridionale des États de Tigrane, c'est-à-dire vers la Syrie et la Mésopotamie, qu'il avait enlevées aux Séleucides ; il espérait triompher plus facilement de ce côté, parce que Clodius, pendant son ambassade, y avait pratiqué des intelligences, et que les habitants n'en étaient pas bien affectionnés à Tigrane. En effet, il y eut de rapides succès, et il y trouva des auxiliaires ; peu après le passage de l'Euphrate, il vainquit Mithrobarzane, dynaste de la Sophène, et bientôt il se trouva en présence des troupes de Tigrane, dont le nombre surpassait de beaucoup les siennes.

Le roi d'Arménie, fier de sa supériorité, voulait sur-le-champ en venir aux mains, pensant qu'il anéantirait facilement cette poignée d'ennemis. Mithridate, qui connaissait mieux que lui l'adversaire qu'il avait en tête, ne cessait de l'exhorter par ses messages à ne pas livrer bataille, à harceler, à fatiguer les Romains par de petits combats, et à profiter de sa nombreuse cavalerie pour les affamer. Tous ces avis furent inutiles ; Tigrane, se confiant à sa fortune, livra bataille et fut complètement vaincu. Sa défaite entraîna la prise de Tigranocerte, qui, assiégée depuis quelque temps, se défendait avec courage, mais qui fut livrée par la trahison. Cependant Tigrane fuyait sans armée, dans le plus grand désespoir, et ne sachant où trouver un asile dans son royaume, quand Mithridate, qui se préparait à entrer dans le Pont, vint à sa rencontre, le consola, et lui fit envisager qu'il ne fallait pas désespérer du salut de ses États pour la perte d'une bataille, il le décida donc à prendre des mesures pour continuer la guerre avec vigueur au retour du printemps.

On fit des levées d'hommes, dans toutes les parties de l'Arménie. Megadates, gouverneur de Syrie, fut rappelé avec les troupes qu'il commandait. Tous les alliés furent convoqués, et bientôt les deux rois se virent à la tête d'une armée moins forte que la précédente, mais bien plus redoutable, parce qu'elle était mieux choisie et composée d'hommes exercés à combattre à la manière des Romains. Pendant ce temps-là, Lucullus s'emparait de plusieurs provinces de l'Assyrie et de la Gordyène ; il marcha ensuite à la rencontre des troupes arméniennes, commandées par les deux monarques et postées au milieu des montagnes du Taurus, dans des positions très avantageuses. Le général romain vint plusieurs fois les insulter pour les décider à livrer bataille ; n'ayant pu y réussir, il feignit de vouloir s'enfoncer dans l'intérieur du royaume pour attaquer la capitale, Artaxate. Afin de sauver cette place importante, Tigrane décampa et vint disputer le passage de l'Arsanias ; malgré la vigoureuse résistance que ses soldats, opposèrent, l'avantage resta aux Romains, et Lucullus marcha aussitôt contre Artaxate, dont il croyait s'emparer sans coup férir ; il se trompait ; le gouverneur lui résista avec courage, et après avoir consumé inutilement beaucoup de temps devant cette place, Lucullus fut contraint par les murmures de ses soldats de lever le siège et d'aller chercher ses quartiers d'hiver dans la Mésopotamie.

Alors il s'occupa de soumettre la Mygdonie et la ville de Nisibe, appartenant à Tigrane et commandée par Callimaque, qui avait défendu avec tant de courage Amisus dans le Pont. Cette ville fut prise de force après une résistance opiniâtre. Au retour du printemps, Lucullus voulut rentrer en Arménie, mais son armée tout entière se mutina et refusa de l'accompagner ; il lui fallut abandonner tous les pays qu'il avait conquis et ramener ses troupes dans l'Asie Mineure, où le même esprit d'insubordination se manifesta, de sorte qu'il lui fut impossible de rien entreprendre. Mithridate et Tigrane n'avaient pas attendu tous ces embarras pour reprendre l'offensive ; il y avait déjà longtemps que Mithridate était dans l'Asie Mineure. À peine eut-il la certitude de la défaite de Tigrane au passage de l'Arsanias, qu'il se porta rapidement vers le Pont pour faire une diversion avec les troupes qu'il commandait. Sa marche fut si prompte, que tombant à l'improviste sur le gouverneur Fabius, il le défit entièrement.

L'armée de Mithridate se grossit de plusieurs corps de Thraces qui désertèrent les drapeaux romains ; mais retardé par les blessures qu'il avait reçues dans cette bataille, il ne put poursuivre Fabius aussi vite qu'il l'aurait voulu, Triarius eut le temps de venir joindre celui-ci et de livrer à Mithridate une bataille acharnée, mais non décisive, quoiqu'elle fût suffisante pour arrêter pendant quelque temps les progrès du roi. Les Romains n'osaient plus en venir aux mains avec Mithridate, qui avait recouvré la plus grande partie du Pont. Tigrane, de son côté, avait repris tout ce que les Romains avaient occupé dans l'Arménie, et, à la tête d'une puissante armée, il se préparait à passer l'Euphrate pour se joindre à son beau-père et envahir la Cappadoce. Cependant Lucullus avait appris que le roi de Pont menaçait encore une fois de reconquérir l'Asie Mineure, et comme il ne pouvait décider ses soldats à pénétrer en Arménie, il partit en toute hâte afin de s'opposer à Mithridate, qui devenait inquiétant ; mais il ne put arriver assez tôt pour empêcher la défaite de Triarius.

La perte des Romains fut très considérable ; Mithridate aurait achevé la destruction de leur armée, si un Romain qui était à son service ne l'eût perfidement blessé au milieu de la mêlée. Cet assassin fut massacré par les serviteurs du roi de Pont, qui, averti par cette tentative, résolut de se mettre à l'abri d'un pareil malheur. Il avait un grand nombre de transfuges romains dans son armée, il les fit tous égorger. Cependant Lucullus arriva pour venger la défaite de Triarius ; Mithridate ne jugea pas à propos de lui résister de front, il se retira vers la Petite-Arménie pour faire sa jonction avec Tigrane, qui bientôt après passa l'Euphrate et envahit toute la Cappadoce. Ariobarzane, fidèle à son ancienne coutume, quitta encore une fois son royaume pour chercher un asile dans les provinces romaines. Dans le même temps, les soldats de Lucullus, mécontents depuis longtemps de leur général, qu'ils accusaient de tous les malheurs de cette guerre qu'il avait prolongée pour s'enrichir, l'abandonnèrent entièrement. Personne ne resta auprès de lui.

Glabrion, alors consul (l'an 67 avant J.-C.), arriva vers la même époque en Asie et dépouilla Lucullus du commandement, Mithridate prit l'offensive, chassa les Romains de toute la Cappadoce, et reconquit son royaume en entier. Glabrion, qui avait plus d'ambition que de courage, voulut lui résister et demeurer dans le Pont. La présence de Mithridate suffit pour repousser le consul, qui prit honteusement la fuite sans oser livrer bataille, et le roi s'avança jusque dans la Bithynie, menaçant encore une fois de chasser les Romains de l'Asie. Dans ce péril extrême, le sénat se hâta de conférer le commandement à Pompée, qui venait de terminer la guerre des pirates et qui était en Cilicie. Le nouveau général se transporta aussitôt en Galatie, où il donna rendez-vous à toutes les troupes romaines cantonnées en Asie. La reprise des hostilités fut précédée de quelques négociations. Mithridate venait de perdre l'appui de Tigrane, retourné dans son royaume avec son armée pour y combattre un de ses fils révolté ; dans cette extrémité, il envoya demander à Pompée à quelles conditions on lui accorderait la paix. Pompée lui répondit qu'il devait s'en remettre à la générosité du peuple romain. Cette réponse réduisit Mithridate au désespoir : il jura de ne jamais faire de paix avec les Romains et de les combattre jusqu'à son dernier soupir.

Pompée avait 60.000 hommes, les forces du roi étaient à peu près égales. Fidèle à la manière de combattre qu'il avait adoptée depuis ses revers devant Cyzique, il recula devant l'ennemi, épiant une occasion favorable pour l'attaquer avec avantage. Il gagna les montagnes de la Petite-Arménie. Pompée le poursuivit, mais avec précaution, se doutant de son dessein, et il fut assez heureux pour l'enfermer dans une gorge étroite et dominée de tous les côtés, située sur les frontières de l'Acilisène, province de la Grande-Arménie. Là, l'armée de Mithridate fut entièrement détruite ; Pompée l'attaqua de nuit : le courage et le désespoir furent inutiles, tout périt, et la puissance du roi de Pont fut anéantie. Pour perpétuer à jamais le souvenir de cette importante victoire, Pompée y fit, quelques années après, bâtir une ville qu'il nomma Nicopolis, avec le titre de colonie romaine. Au milieu de ce désastre, Mithridate parvint à s'échapper en se faisant jour à travers l'armée romaine, suivi de 800 cavaliers il en fut bientôt délaissé, et réduit à errer dans les montagnes avec sa femme Hypsicratia, sa fille Dripetine et un officier fidèle.

Par bonheur, il rencontra un corps de 3.000 hommes qui était en marche pour se joindre à son armée : il le conduisit aussitôt au fort de Sinoria où il avait déposé ses trésors ; il en distribua la plus grande partie aux compagnons de son infortune et emporta le reste. Il tourna ensuite ses pas vers l'Arménie, et fit prévenir Tigrane de son désastre et de son arrivée. Ce monarque, qui songeait à traiter de la paix avec les Romains et qui croyait que le roi de Pont avait excité son fils à la révolte, refusa de le recevoir, et lui fit signifier l'ordre de sortir de ses États, Mithridate résolut alors de se retirer dans la Colchide ; il passa l'Euphrate, qu'il suivit jusqu'à sa source. Arrivé sur les frontières de la Chotène, province d'Arménie, il repoussa un corps de Choténiens et d'Ibériens qui lui disputaient le passage, et traversa l'Apsarus, d'où il arriva bientôt dans la Colchide, qui n'avait jamais cessé de lui être fidèle dans ses malheurs, et il passa l'hiver à Dioscurias.

Dans cet asile, il méditait encore des projets dignes de son ancienne fortune ; il voulait se porter dans le Bosphore, y soumettre son fils révolté, et de là, secondé parles Scythes et tous les barbares qu'il rencontrerait dans sa route, il devait franchir les Alpes et aller attaquer les. Romains jusque dans l'Italie. Après avoir réuni tout ce qui lui restait de soldats, il se met en marche au retour du printemps 65 ans avant J.-C.), et arrive chez les Hénioches, qui le reçoivent avec amitié. Les Achéens osent lui résister, il les bat ; de là il passe chez les Mœotes, qui pleins de la plus grande admiration pour lui, s'empressent de lui prodiguer tous les soins de l'hospitalité. Afin de tromper les Romains, Mithridate resta pendant quelque temps caché chez ces peuples. Cependant Pompée s'était mis à sa poursuite ; après avoir vaincu Tigrane et l'avoir forcé à la paix, il avait pénétré dans l'Ibérie et l'Albanie, franchi le Caucase et parcouru plusieurs des régions désertes de la Scythie. N'entendant plus parler de Mithridate et le croyant mort, il revint dans le Pont, où il soumit plusieurs forteresses qui tenaient encore pour le roi ; il alla ensuite porter la guerre bien loin de là, dans la Syrie et jusqu'en Judée.

Quand Mithridate fut informé du départ de Pompée, il sortit de sa retraite et reparut sur la scène à la tête d'une puissante armée. Aussitôt il marche pour soumettre l'ingrat Macharès, son fils, qui placé par lui sur le trône du Bosphore, n'avait pas eu honte de s'allier avec les Romains. Étonné de voir arriver son père, Macharès implora sa clémence : ce fut en vain. Mithridate, impatient de se venger, avance en toute hâte ; déjà il est maître de Chersonésus. Pour prévenir le châtiment qui l'attendait, Macharès se donne lui-même la mort. Bientôt le roi s'empare de Panticapée ; il y fait poignarder, sous les yeux de sa mère, un autre de ses fils, nommé Xipharès, parce que, pour sauver son fils, cette femme avait livré aux Romains un fort rempli de trésors qui appartenait à Mithridate. Tout le reste du Bosphore fut promptement soumis. Cependant les projets que Mithridate méditait pour aller attaquer les Romains commençaient à être connus de ses soldats ; la grandeur de ses malheurs et l'audace de cette entreprise les épouvantaient ; ils n'osaient envisager sans frémir les périls et les fatigues prodigieuses qui les attendaient, et qui étaient peut-être tout ce qu'il y avait à retirer d'un projet désespéré. Un mécontentement général, une fermentation sourde étaient répandus dans son armée, et parmi ses officiers, plusieurs se révoltèrent. Castor de Phanagorie donna l'exemple en s'emparant de cette ville ; il fut bientôt imité par d'autres. Le roi apprit par ces défections qu'il devait peu compter sur ses soldats, et qu'il lui fallait chercher d'autres auxiliaires pour achever la glorieuse expédition par laquelle il voulait illustrer ses derniers instants.

Il chargea plusieurs de ses affidés de conduire ses filles chez les Scythes et de les marier avec les chefs de ces barbares, pour en obtenir des secours. Mithridate n'attendait plus que leur arrivée pour mettre à exécution son grand dessein, quand Pharnace, son fils bien-aimé, son héritier désigné, espérant que les Romains lui restitueraient le Pont, a l'infamie de conspirer contre son père. Le complot est découvert, et Mithridate pardonne à son fils ; mais celui-ci, craignant que l’auteur de ses jours ne se repentît de son indulgence, se hâte de former un nouveau complot. Il divulgue dans tout le camp les projets de son père, gagne les transfuges romains, qui étaient les plus opposés à cette entreprise. L'esprit de révolte se propage rapidement parmi les soldats de la flotte, et bientôt la défection devient générale. Mithridate est réveillé par les cris des rebelles : il veut monter à cheval pour les ramener à leur devoir ; l'escorte qui l'accompagne passe de leur côté. Il rentre dans son palais. Les révoltés proclament Pharnace roi, ornent sa tête du sacré diadème, et marchent avec lui pour s'emparer de l'infortuné monarque.

Vainement il avait envoyé plusieurs messagers à Pharnace pour traiter avec lui ; ne les voyant pas revenir, et craignant d'être livré aux Romains, il résolut sans plus attendre de mettre lui-même fin à sa vie et à ses malheurs. Quelques serviteurs fidèles le gardaient encore ; il monte sur les murs de l'enceinte qui environne son palais, là il reproche amèrement à Pharnace sa lâche ingratitude, l'accable de ses justes imprécations et le dévoue à la vengeance des dieux, en les priant de donner à ce fils criminel des enfants aussi dénaturés. Se tournant ensuite vers ceux qui lui avaient été constamment attachés dans sa bonne et sa mauvaise fortune, il les remercie de leur fidélité et de leurs services, et leur conseille d'obtenir des conditions honorables de Pharnace, leur déclarant que pour lui la mort seule peut le préserver de l'ignominie qu'on lui prépare ; il se retire enfin dans l'appartement de ses femmes et prend un poison très subtil qu'il avait coutume de porter sur lui. Ses deux filles, Mithridatis et Nyssa, promises aux rois d'Égypte et de Chypre, le supplient à genoux de les admettre à partager sa glorieuse mort, ne demandant que la grâce de mourir avant lui.

Deux coupes sont préparées pour elles ; elles meurent, mais le poison est impuissant contre Mithridate ; il a recours à son épée, elle trahit encore son espérance : alors il s'adresse à Bituitus, officier gaulois qui était là : « Ton bras m'a souvent et bien servi dans les combats ; en m'immolant aujourd'hui, tu me prouveras ton inviolable attachement. » Ainsi périt Mithridate, après un règne de cinquante-sept ans, qui ne fut qu'une longue guerre contre les Romains. Le jour où Pompée reçut le cadavre de ce grand roi des mains de son indigne fils, fut un jour de triomphe. La vue du corps de Mithridate, revêtu de la superbe armure qu'il portait dans les batailles, excita la sensibilité de Pompée, qui ne put s'empêcher de plaindre la fin malheureuse de ce monarque, et de témoigner l'admiration qu'il avait pour ses grandes qualités, en disant que sa mort avait mis fin à la haine des Romains.

Il traita avec les plus grands égards les enfants de Mithridate que le sort des armes avait fait tomber entre ses mains, ordonna ensuite de faire des obsèques magnifiques au roi, et de le déposer avec honneur dans le tombeau de ses aïeux, à Sinope. Mithridate était d'une haute stature ; l'énergie de son âme indomptable se peignait dans les traits mâles de sa physionomie : son corps n'était pas moins robuste ; accoutumé dès son enfance à des exercices très violents, il supportait avec facilité les plus grandes fatigues ; il pouvait en un jour faire des traites de mille stades, en courant sur des chevaux ; disposés de distance en distance. Son adresse égalait sa vigueur il dirigeait facilement trente-deux chevaux dans leur course. Ces qualités, si importantes pour un prince guerrier, n'étaient surpassées que par son courage imperturbable sur le champ de bataille ; il s'exposait comme un simple soldat, et, couvert de blessures, il pouvait pour ainsi dire compter par ses cicatrices le nombre de ses journées mémorables, il n'était guère moins bien partagé pour les facultés de l'esprit : il aimait passionnément les beaux-arts, surtout la gravure en pierres fines : il en avait réuni une immense collection, qui, après sa mort, servit à orner le triomphe de Pompée et fut ensuite consacrée dans le Capitole.

Les sciences, les lettres, avaient été aussi les objets de son affection, et plus particulièrement la médecine et l'histoire naturelle. Il existait de lui un traité de botanique fort estimé des anciens, et très fréquemment cité par eux. Enfin sa prodigieuse mémoire était telle, qu'il pouvait facilement parler vingt-deux langues et s'entretenir sans interprètes avec les nombreuses nations barbares de la Scythie et du Caucase,-qui étaient soumises à son empire. C'est, de là que nous est venue l'habitude de désigner par le nom de ce monarque les recueils de grammaire, de vocabulaires, ou d'extraits sur les langues. Les monnaies de Mithridate, en tout métal, sont fort rares ; il n'en existe pas en bronze. Cette rareté a fait croire à plusieurs numismates que ce prince avait renouvelé la monnaie d'Alexandre, se contentant de distinguer la sienne par un monogramme particulier. Cette opinion, que nous ne partageons pas, est sujette à de très grandes difficultés, il nous semble que sans y recourir on peut trouver des moyens plus vraisemblables d'expliquer l'extrême rareté de ses monuments numismatiques. Quoi qu'il en soit, le portrait de ce prince nous est parfaitement connu par des tétradrachmes frappées dans le Pont en l'an 213 de l'ère de ce royaume (84 et 83 avant J.-C.), c'est-à-dire après que le roi eut fait la paix avec Sylla. Visconti, dans son Iconographie grecque, t. 2, p. 137, a donné une médaille de Smyrne, qui présente une tête sans légende ; mais nous pensons qu'il a tort d'y voir un portrait de Mithridate.

NARCISSE

, affranchi de l'empereur Claude, devint son secrétaire et acquit dans l'exercice de cette charge d'immenses richesses par les moyens les plus odieux. La révolte de Scribonien ayant été étouffée, Narcisse, assis à côté de son maître, présida à la condamnation de ceux qui y avaient pris part, et se fit adjuger leurs sanglantes dépouilles. Oubliant la bassesse de son origine, il eut l'impudence de haranguer les légions de Plautius qui refusaient de passer dans la Grande-Bretagne ; mais la juste indignation des soldats ne put se contenir : ils couvrirent de leurs cris la voix de l'orateur, et déclarèrent à leur chef qu'ils étaient prêts à le suivre. Narcisse s'étant aperçu qu'il n'avait plus la confiance de Messaline et craignant qu'elle n'usât de son crédit pour le perdre, résolut de la prévenir. Il court à Ostie, où Claude était retenu par un sacrifice, lui révèle le honteux mariage que sa femme vient de contracter avec Silius, et, sans lui laisser le temps de se remettre de sa surprise, le conduit au camp des prétoriens ; il le ramène ensuite à la maison de Silius, où Messaline célébrait une orgie, et donne à un centurion l'ordre de la tuer, avant qu'elle ait pu voir Claude, dont il connaissait la faiblesse. Le service qu'il venait de rendre à son maître fut récompensé par la questure.

Il voulut déterminer le choix que Claude devait faire d'une nouvelle épouse. Agrippine l'ayant emporté sur ses rivales, ne lui pardonna point d'avoir tenté de l'écarter du trône. Alors Narcisse se déclara pour Britannicus, quoiqu'il pût un jour punir le meurtrier de sa mère ; et il engagea Claude à le désigner pour son successeur. Agrippine, instruite des démarches de Narcisse, parvint à l'obliger de se rendre aux eaux de la Campanie, pour sa santé ; et ayant profité de son éloignement pour empoisonner Claude, elle l'obligea de se donner la mort, l'an 54. Narcisse, avant de mourir, brûla tous les papiers dont il était le dépositaire, dans la crainte qu'Agrippine ne s'en servît pour exercer de nouvelles vengeances. Il fut regretté de Néron, qui perdait en lui un confident habile et très propre à favoriser ses vices encore cachés. Au surplus, cet affranchi ne manquait ni d'audace ni de capacité, et il prodiguait les richesses avec autant de facilité qu'il les avait acquises.

NÉRON (LUCIUS-DOMITIUS-NERO-CLAUDIUS)

, empereur, dont le nom odieux est devenu la plus cruelle injure pour les princes, était fils de Domitius Ænobarbus et d'Agrippine, qui lui transmirent avec la vie, le germe de tous les vices. Il naquit à Antium le 13 décembre, l'an de Rome 788 (37 ans depuis J.-C.), neuf mois après la mort de Tibère, qu'il devait faire regretter. Il perdit à l’âge de trois ans son père, et fut privé de la part qui lui revenait dans sa succession. Sa tante Lepida, touchée de pitié, recueillit cet enfant abandonné de ses autres parents, et l'éleva dans sa maison, où il eut pour premier instituteur un histrion et un barbier. Le jeune Domitius rentra bientôt après dans la possession des biens paternels, dont il avait été injustement dépouillé, et sa fortune s'accrut encore d'un héritage considérable. Agrippine, sa mère, devenue l'épouse de Claude, s'occupa sans relâche à lui frayer le chemin, du trône ; elle lui fit épouser Octavie, et profita de son ascendant sur le faible Claude pour le forcer d'adopter le fils de Domitius, qui prit le nom de Néron.

Le prince eut alors pour gouverneur Burrhus, que ses talents militaires rendaient cher aux soldats, et le philosophe Sénèque, dont on estimait le caractère et l'éloquence, d'autant plus disposé à appuyer les projets d'Agrippine qu'elle l'avait fait rappeler d'exil. Les leçons de ces deux sages instituteurs ne purent changer le naturel vicieux de leur élève, habile à dissimuler ses penchants. Néron prit la robe virile avant l'âge fixé pour cette cérémonie ; il fut aussitôt déclaré prince de la jeunesse, et désigné consul pour l’époque où il aurait atteint sa vingtième année. Il fit à ce sujet de grandes largesses au peuple et aux prétoriens, dont il cherchait à captiver l'affection par tous les moyens si faciles aux princes. Il voulut flatter le goût des Romains pour l'éloquence, et saisissant différentes occasions, de parler au public -avec avantage, il prononça deux harangues en grec, l'une pour les habitants de la Troade, l'autre pour ceux de Rhodes, qui demandaient une exemption d'impôts. Il parla aussi en latin en faveur des polonais, ruinés par un incendie. Qu'il composât réellement ces harangues ou que Sénèque en fût le véritable auteur, l'effet en était le même sur les Romains, qui voyaient avec plaisir un prince honorer l'art de la parole, dont ils faisaient tant de cas.

La mort de Claude resta cachée jusqu'au moment où les prétoriens, gagnés par Agrippine, saluèrent Néron empereur. Il fut conduit au sénat qui s'empressa de lui prodiguer tous les titres, même celui de père de la patrie, qu'il refusa, disant qu'il n'avait encore rien fait pour le mériter. Les funérailles de Claude furent célébrées avec une pompe d'autant plus grande qu'il importait de donner le change sur la cause de sa mort. Néron prononça lui-même l'éloge funèbre de son prédécesseur, et termina la cérémonie en le plaçant au rang des dieux. Il rendit pareillement de grands honneurs à la mémoire de son père Domitius, et parut vouloir se reposer du soin du gouvernement sur sa mère, à laquelle il reconnaissait être redevable de l'empire. Le premier jour de son règne, il donna pour mot d'ordre au tribun de garde au palais : La meilleure des mères. Le lendemain, il retourna au sénat, et, dans un discours que Sénèque lui avait, composé, il annonça que son projet était de prendre Auguste pour modèle. Ce discours fut entendu avec transport, et l'on ordonna qu'il serait gravé sur une plaque d'argent, déposée au temple de Jupiter Capitolin.

Néron eut au moins quelque temps l'intention de tenir, sa promesse. Il abolit les taxes les plus onéreuses, diminua les autres impôts, réduisit au quart la somme assignée aux délateurs par la loi Papia, accorda aux sénateurs privés de fortune un traitement proportionné à leur naissance et à leur dignité, et publia plusieurs règlements très utiles. Il se montrait plein de déférence pour les différents ordres de l'État, et semblait porté à respecter leurs prérogatives. Il affectait alors une si grande douceur que Burrhus lui ayant présenté à signer la sentence qui condamnait à mort deux criminels : « Que je voudrais, dit-il, ne pas savoir écrire ! » II fit faire d'abondantes distributions au peuple, et il ordonna qu'à l'avenir les prétoriens recevraient chaque mois une certaine quantité de blé. Il donna toutes sortes de jeux dans son palais, où il admit le peuple, et au champ de Mars, où il fit construire un vaste amphithéâtre, pour que les spectateurs fussent placés commodément. Sénèque et Burrhus voyaient sans peine le goût de Néron pour des amusements frivoles, espérant en profiter pour le conduire plus facilement ; niais, saris cesse entouré de flatteurs et de jeunes gens corrompus, il ne tarda pas à se lasser des leçons de ses gouverneurs. La faiblesse naturelle de Néron le disposait à partager l'autorité avec Agrippine.

Cette femme impérieuse avait écarte du trône et sacrifié à son ressentiment tous ceux qui auraient pu lui causer quelque ombrage : elle exigea que le sénat tînt ses assemblées dans, son propre palais, afin de pouvoir assister aux délibérations cachée derrière une tapisserie, et dès ce moment rien ne se fit que par ses ordres. Les ministres de Néron crurent devoir se liguer contre Agrippine, et tous les moyens leur parurent bons pour affaiblir son pouvoir. Agrippine, indignée, éclata en reproches amers, et, dans son emportement, menaça Néron de lui ôter le trône pour le rendre à Britannicus. Cette menace imprudente fut l'arrêt de mort de ce malheureux prince : quelques jours après, il périt empoisonné ; et ce premier crime devint l'époque du changement qu’on remarqua dans Néron. N'ayant point encore appris à mépriser l'opinion, il s'excusa dans une lettre au sénat de la précipitation apportée aux funérailles de ce prince, et acheta le silence de ses courtisans en leur partageant les dépouilles de Britannicus. On est affligé d’apprendre que Sénèque et Burrhus eurent part à cette sanglante distribution, Ils étaient obligés de dissimuler : peut-être craignaient-ils, en s'éloignant, d'abandonner trop tôt Néron à sa perversité. Ce fut vers ce temps-là que Sénèque lui adressa le Traité de la clémence, où il le loue de posséder cette vertu pour l'engager à la pratiquer.

Cependant Néron, insatiable de plaisirs, en cherchait dans les divertissements les plus grossiers : il parcourait la nuit les rues de Rome déguisé en esclave ; et après s'être enivré avec les compagnons de ses orgies, il insultait les passants ; mais ayant été châtié de son insolence, il ne sortit plus sans se faire accompagner de gardes, qui avaient l’ordre de se tenir à une certaine distance et de n'approcher qu'en cas de bruit. Le jour, il assistait aux jeux publics, y excitait des risques, se mêlait parmi les assaillants, et les encourageait tellement par son exemple que pour arrêter les désordres toujours croissants, il fallut établir des gardes| au cirque et dans les théâtres. Néron s’était réconcilié en apparence avec Agrippine depuis la mort de Britannicus ; mais l’amour que lui inspira la fameuse Poppée les divisa de nouveau. Poppée comprit qu'elle ne réussirait à partager le trône de Néron qu'autant qu'elle parviendrait à écarter Agrippine. Après l'avoir abreuvée de toute sorte d'humiliations, elle décida Néron à la faire assassiner, et ce fut l'infâme Anicet ; affranchi de ce prince, qui consentit à être le meurtrier.

Néron, quoique déjà familiarisé avec le crime, ne put cependant échapper au remords de sa conscience. Le fantôme de sa mère mourante lui apparaissait m milieu des ténèbres, et le jour il ne retrouvait pas, entouré de ses courtisans et de ses flatteurs, la tranquillité qu'il avait perdue pour jamais. Il s'enfuit à Naples, d'où il adressa, au sénat une lettre dans laquelle il se plaint d'un complot formé par Agrippine pour lui ôter la vie. C'était avouer lui-même le crime qu'il avait commis. Cependant les chefs des prétoriens, conduits par Burrhus vinrent le féliciter d'avoir échappé au danger : les villes de la Campanie suivirent cet exemple, et le sénat ordonna des actions de grâces. Néron ne pouvait croire à cet excès de bassesse ; il tremblait de rentrer à Rome ; il y fut reçu en triomphateur. Mais tous ces témoignages apparents de joie ne calmaient pas son agitation, et il s'efforçait en vain de se distraire en se livrant de plus en plus à tous les excès. Ce fut alors qu'on le vit paraître sur le théâtre une lyre à la main, suivi de ses ministres, et conduire un char dans le cirque, genre d'exercice qu'il avait toujours aimé avec fureur. Il rappela en Italie les histrions et les pantomimes, qu'il en avait bannis au commencement de son règne. Il les admit à son intimité, se montra en public avec eux et les combla de ses faveurs. À son exemple et par son ordre, des chevaliers, des personnages consulaires descendirent dans l'arène, se mêlèrent aux gladiateurs et exposèrent leur vie en combattant des bêtes féroces.

Néron était sans cesse occupé à imaginer de nouvelles fêtes ; et, pour s’attirer un plus grand nombre de spectateurs, il leur abandonnait souvent tout ce qui avait été servi : il leur faisait quelquefois distribuer de l'or, de l'argent, des pierres précieuses, des perles, des tableaux, des statues, et, si l'on en croit Suétone, qu’on peut soupçonner d'exagération, il leur donnait même des maisons de campagne, des domaines, des navires. Lorsqu’il eut épuisé toutes les richesses de l'État par ses prodigalités, il fut oblige pour les continuer d’établir des impôts excessifs, et de s'emparer par la ruse et la violence des biens des particuliers, Cependant Burrhus et Sénèque voyaient chaque jour diminuer leur autorité. Le premier mourut et l'on crut assez généralement qu'il avait été empoisonné, Sénèque ne put obtenir la permission de quitter la cour ; mais il cessa de prendre part aux affaires, dont la direction fut laissée à Tigellin, digne exécuteur des volontés d'un maître tel que Néron.

Débarrassé de deux hommes dont la présence était pour lui un reproche continuel, Néron ne connut plus de frein. Il répudia la malheureuse Octavie, qui termina peu de temps après dans l'exil une vie toute pleine d'infortunes ; et, sans attendre le délai fixé par les lois, il épousa l'infâme Poppée. Peu après il fit un voyage à Naples, uniquement pour chanter sur le théâtre de cette ville. Il se proposait d'aller jusqu'en Égypte faire admirer son talent sur la lyre ; mais il en fut détourné par des présages sinistres, et il s'excusa de renoncer à un projet pour lequel il avait déjà ordonné d'immenses préparatifs, en disant qu'il ne pouvait se résoudre à affliger le peuple romain par une si longue absence. Tandis qu'il se livrait dans Antium aux plus honteuses débauches, un incendie, qui dura plusieurs jours, consuma la plus grande partie de Rome, ses temples, ses palais, ses antiquités. Néron, averti des progrès de l'incendie, revint à Rome ; et, monté sur une tour, d'où il voyait les ravages du feu, il chanta, en s'accompagnant de sa lyre, un poème qu'il avait composé sur l'embrasement de Troie.

Il est fort douteux que Néron ait donné lui-même l'ordre de brûler Rome, afin d'avoir le plaisir ou, si l'on veut, la gloire de la rebâtir plus belle. Mais ce qui est certain, c'est qu'il se montra plus sensible qu'on ne devait l'attendre d'un tel prince à la misère des infortunés errants sur les débris de leurs maisons : il leur fit ouvrir ses jardins, et leur distribua des vivres, des habits, en un mot tout ce dont ils avaient besoin. Néron rejeta le soupçon de l'incendie sur les malheureux chrétiens, et sous ce prétexte excita contre eux une persécution, la première et l'une des plus violentes dont l'histoire fasse mention. Il força tous les habitants de l'empire à contribuer au rétablissement de Rome, et s'étant chargé de faire enlever les démolitions des maisons détruites, il y trouva d'immenses richesses, qu'il employa à construire le palais nommé d'Or, moins remarquable cependant par les ornements de ce métal qui y brillaient de toutes parts, que par sa vaste étendue. Suétone et Pline en ont donné la description.

Il entreprit dans le même temps de creuser un canal depuis Baies jusqu'à Ostie ; mais ce projet resta inachevé, malgré les mesures violentes qu'il avait adoptées pour se procurer des ouvriers. Néron occupait depuis douze ans le trône du monde, et aucune conspiration n'avait encore troublé son repos. Il semblait que les Romains, si jaloux de leur liberté, n'en conservaient pas même le souvenir. Cependant Calpurnius Pison, qui n'avait été connu jusqu'alors que par son luxe et par ses débauches, instruit que Néron en voulait à ses jours, résolut de le prévenir en lui ôtant la vie. Un grand nombre de personnages consulaires, de sénateurs, de chevaliers, parmi lesquels on distingue le poète Lucain, entrèrent dans le complot, dont on ne connaît pas l'auteur : il échoua par la perfidie d'un esclave, dont on ne se méfiait point, et qui alla le révéler le jour même choisi pour son exécution. Tous ceux qui furent soupçonnés d'y avoir pris part périrent dans les tourments. Néron eut la curiosité d'interroger quelques-uns des conjurés, afin d'apprendre de leur bouche ce qui avait pu les déterminer à former le projet de l'assassiner. L'un deux, Subrius Flavius, capitaine de ses gardes, lui répondit : « César, personne ne t'a plus aimé que moi, tant que tu l'as mérité : j'ai commencé à te haïr depuis que je t'ai vu tuer ta mère et ta femme, mener un chariot, devenir un comédien et un incendiaire. »

C'était la première fois que Néron entendait la vérité sur sa conduite : il ne put s'empêcher de rougir, et il se hâta de noyer ses remords dans des torrents de sang. Les parents des conjurés, leurs amis, tous ceux qui avaient eu quelque rapport avec eux, même le plus éloigné, furent les victimes de ce tyran soupçonneux. Il ne demandait que de vains prétextes pour assouvir sa haine ou sa vengeance, et il apprit bientôt à s'en passer. Il fit étouffer dans un bain chaud le consul Vestinus, par la seule raison qu'il lui déplaisait, et envoya l'ordre de se donner la mort à Sénèque, malade et retiré à sa maison de campagne. Tandis que Rome avait chaque jour à pleurer la perte de quelques-uns de ses plus illustres citoyens, Néron affectait le même goût pour le plaisir et outrageait la nature par les plus infâmes débauches. Il institua des jeux quinquennaux, qui furent appelés de son nom Néronides : il y disputa les prix, et en remporta plusieurs, qu'il reçut avec des témoignages de satisfaction singulière ; il pressa contre son cœur la couronne qu'on lui avait décernée pour la lyre, et ordonna qu'on la suspendît à la statue d'Auguste.

Emporté par son caractère violent, il tua d'un coup de pied au bas-ventre Poppée, enceinte ; fit mourir Claudia, sa belle-sœur, qui refusait sa main, et épousa Statilia Messaline, après avoir fait périr son mari. Il avait étudié la magie ; mais ayant reconnu la vanité de cette science, il chassa de Rome les philosophes comme suspects d'être magiciens, et livra aux bourreaux ceux qui n'avaient pas obéi assez promptement à cet ordre. Ceux qui vivaient dans l'intimité de ce monstre n'étaient pas à l'abri de ses fureurs : il obligea Pétrone, son confident, à s'arracher la vie. Il envoya au supplice Thraséas, l'homme le plus vertueux, sous le prétexte qu'il n'assistait pas régulièrement aux assemblées du sénat.

Il alla peu après dans l'Achaïe faire admirer son talent comme musicien ; il se fit accompagner dans le voyage d'une troupe d'histrions si nombreuse qu'on eût dit qu'il marchait à la conquête de l'Orient. Il remporta dans cette ridicule expédition jusqu'à dix-huit cents couronnes, et fit célébrer autant de sacrifices dans toute l'étendue de l'empire. Il assista aux jeux Olympiques, dont la célébration avait été retardée pour qu'il pût y faire briller ses talents, et quoiqu'il n'y eût pas été très heureux, il récompensa magnifiquement ceux qui avaient présidé aux jeux et exempta toute la province d'impôts. Il profita du voisinage où il était du temple de Delphes pour aller consulter l'oracle, et fit un riche présent à la Pythie, qui lui avait promis une longue suite d'années : cependant il n'osa pas se présenter à Éleusis, tant le souvenir de sa mère le tourmentait. II se proposait de prolonger son séjour dans la Grèce ; mais il en partit sur l'avis que son éloignement encourageait les conspirations. Il fit pratiquer des brèches dans les murailles des villes qui se trouvaient sur sa route, comme c'était la coutume pour les vainqueurs aux jeux Olympiques, et rentra en triomphe dans Rome, monté sur le char d'Auguste, ayant à ses côtés un joueur d'instruments nommé Diodore, et étalant avec affectation ses couronnes.

Mais, pendant ce temps-là, Vindex, gouverneur de la Gaule celtique, faisait révolter cette province, et, uni à Galba, gouverneur d'Espagne, se disposait à pénétrer dans l'Italie. À cette nouvelle, Néron furieux déchira ses habits et brisa des vases précieux qui se trouvaient sous sa main. C'était montrer la colère et la faiblesse d'un enfant. Cependant il annonça qu'il voulait aller au-devant de l'ennemi, et donna l'ordre de tout préparer pour son départ. Il fit charger plusieurs chariots de lyres, de harpes et de son attirail de théâtre, songeant moins, comme il le paraît, à combattre ses ennemis, qu'à tâcher d'exciter leur compassion. Il eut un instant le projet d'abdiquer l'empire et de se retirer à Alexandrie, où il se flattait de gagner sa vie comme musicien. Tandis qu'il roulait dans sa tête mille desseins extravagants, Nymphidius Sabinus, préfet du prétoire, persuada aux prétoriens que Néron avait pris la fuite, et les décida par cette ruse à proclamer Galba empereur. Néron, resté seul dans son palais au milieu de la nuit, s'abandonna au désespoir, et, à défaut d'un ami qui pût lui rendre le service de le tuer, il pensa à se précipiter dans le Tibre.

Retenu par l'amour de la vie, il consentit à se cacher : couvert d'un manteau, il monta à cheval, et suivi de quatre affranchis qui lui étaient restés fidèles, il se rendit à la maison de Phaon, l'un d'entre eux, qui lui avait offert un asile. Il se tint caché dans un marécage, sous les roseaux, en attendant qu'on eût pris les précautions nécessaires pour l'introduire secrètement. Il passa le reste de la nuit et une partie du jour suivant seul, dans une chambre étroite, s'effrayant au moindre bruit et plus épouvanté encore du souvenir de ses crimes, qui se retraçaient à sa mémoire. Ayant demandé à manger, on lui présenta un morceau de pain bis ; mais il n'en voulut pas, et but seulement un peu d'eau tiède. Cependant le sénat, décidé par l'exemple des prétoriens, reconnut Galba empereur, et envoya un centurion avec quelques cavaliers pour s'emparer de Néron, déclaré ennemi public.

Néron, instruit, par un billet de Phaon, de l'ordre qui venait d'être donné et s'étant fait expliquer le supplice qu'on lui réservait, tira deux poignards qu'il avait apportés, et, les ayant approchés de sa gorge, les remit dans le fourreau, disant « qu'il n'était pas encore temps de les employer. » II fit creuser une fosse pour y placer son corps, et ordonna en pleurant les préparatifs de ses funérailles, répétant souvent : « Faut-il qu'un si bon musicien périsse ! » Enfin, entendant le bruit des chevaux qu'on envoyait à sa poursuite, et excité par ceux qui l'entouraient, il s'enfonça un poignard dans la gorge, aidé par Épaphrodite, son secrétaire, le 9 ou le 11 juin de l’an 68. Néron avait 31 ans et il en avait régné quatorze. La nouvelle de sa mort causa une joie inexprimable ; ses statues furent renversées, traînées dans la boue, et quelques-uns des ministres de ses cruautés taillés en pièces. Cependant on lui fit des funérailles magnifiques, et l'on déposa ses restes dans le tombeau des Domitius. Il avait eu de son mariage avec Poppée une fille qui mourut en bas âge.

La populace et les prétoriens ne tardèrent pas à regretter les libéralités de Néron. Quelques-uns de ses partisans relevèrent ses statues et d'autres portèrent des fleurs sur son tombeau. Enfin, chose étrange, de misérables aventuriers, qui avaient quelque ressemblance avec ce monstre, ayant pris son nom, furent accueillis avec joie, non pas à Rome, il est vrai, mais dans la Grèce et l'Asie. Suétone a rassemblé dans la Vie de Néron un grand nombre de particularités sur le caractère de ce prince ; mais, on doit le dire, il en est beaucoup d'incroyables et d'autres évidemment fausses. Tacite, qui n'a eu pour but en écrivant ses Annales que d'inspirer l'horreur de la tyrannie, a peint des couleurs les plus noires les cruautés et les sales débauches d'un des plus grands scélérats qui aient souillé le trône. Cardan a fait l'Éloge de Néron ; mais Cardan était un fou, et l'on ne doit pas oublier qu'il a fait aussi l'Éloge de la goutte.

L'Histoire secrète de Néron, par Lavaur, Paris, 1726, 2 vol, in-12, n'est qu'un extrait de Pétrone. Linguet et quelques écrivains modernes ont rejeté en partie sur ses instituteurs les crimes de Néron. Voltaire, toujours si judicieux quand il n'est point entraîné par la passion, est porté à douter de la fidélité des anciens historiens qui nous ont transmis la vie do ce prince : « Toutes les fois, dit-il (Pyrrhonisme de l'histoire, ch. 43), que j'ai lu l'abominable histoire de Néron et de sa mère Agrippine, j’ai été tenté, de n'en rien croire. L’intérêt du genre- humain est que tant d'horreurs : aient été exagérées : elles font trop de honte à la nature. »

NICÉPHORE Ier

, empereur d'Orient, surnommé Logothète parce qu'avant de parvenir au trône il avait rempli les fonctions de grand chancelier, était né dans la Séleucie, et s'éleva rapidement par ses intrigues aux premières dignités. Il entra dans une conspiration contre Irène, qui lui avait sauvé la vie, et fut revêtu secrètement de la pourpre le 31 octobre 802. Dans une entrevue qu'il eut avec, l'impératrice, elle lui demanda, pour unique dédommagement du rang et des trésors qu'elle perdait, la permission d'achever ses jours dans une retraite honorable. Nicéphore promit tout, mais il la chassa de son palais et l'exila. Dans le même temps, le patrice Bardanes était proclamé empereur par l'armée d’Asie. Se sentant trop faible pour défendre un titre qu'il n'avait pas brigué, il se hâta de désavouer ses amis, et sollicita comme une faveur le droit de s'enfermer dans un cloître. À cette condition, Nicéphore jure d'oublier tout ce qui s'est passé ; et, sans respect pour ses serments, il fait crever les yeux à Bardanes et périr ses partisans dans les supplices.

Nicéphore envoya ensuite, des ambassadeurs à Charlemagne pour lui faire part de son avènement au trône et l'inviter à régler les limites des deux empires. II redemanda, par une lettre insolente, à Haroun-al-Raschid les sommes qu'Irène, avait payées à ce calife pour obtenir la paix. Haroun traverse aussitôt l'Asie à la tête d'une armée formidable, met le siège devant Héraclée et force Nicéphore à se reconnaître son tributaire. Trois ans de suite, Nicéphore essaye de se soustraire à un joug humiliant ; et chaque fois le calife lui impose des conditions plus onéreuses qu'il est obligé d'accepter. Le peuple supposait que Nicéphore, dans l'exercice des hautes charges, avait appris le grand art de régner, mais on ne tarda pas à s'apercevoir qu'il n'avait aucune des qualités d'un roi. L'hypocrisie, l'ingratitude, l'avarice et la cruauté souillèrent son caractère. Loin de chercher à calmer les querelles religieuses qui troublaient l'empire, il les ralluma par la protection qu'il accorda aux sectaires ; et il profita des dissensions qu'il faisait naître pour dépouiller les églises de leurs trésors et pour accabler d'impôts les provinces.

Il se décida en 811 à réprimer les Bulgares, qui désolaient la Thrace par des incursions. Quelques avantages qu'il obtint dans les premiers moments le déterminèrent à leur refuser la paix ; mais tandis qu'il méditait de nouveaux succès, surpris dans sa tente pendant la nuit, il fut tué le 28 juillet. Staurace, son fils, qu'il avait déclaré auguste au mois de décembre reçut dans le même combat une blessure dangereuse. Ce prince se hâta de réunir autour de son lit les principaux officiers, et s'efforça de les gagner en leur faisant la promesse d'éviter en tout l'exemple de son père ; mais les soldats, informés qu'il n'avait que peu de temps à vivre, élurent empereur Michel, grand maître du palais. Staurace, ne voulant pas renoncer à un sceptre qui échappait de ses mains, conspira contre Michel, et eut la bassesse d'implorer sa clémence quelques instants avant d'expirer. Il mourut dans un monastère où il s'était retiré avec Theophanon, son épouse, au commencement de 812.

ORODES

, ou mieux OUORODES, roi des Parthes, s'assura, par le meurtre de son frère Mithridate, la possession d'un trône qu'il avait déjà payé d'un parricide ! Cependant Crassus, élu consul pour la seconde fois, se disposait à faire la guerre aux Parthes ; Orodes, informé de son dessein, prépara de son côté une vigoureuse résistance. Ayant divisé son armée, en deux corps, il envoya Surena, son lieutenant, au-devant de Crassus, et pénétra lui-même dans l'Arménie-, dont le roi était allié des Romains. Surena, qui joignait beaucoup d'habileté, à une grande valeur, attira les Romains dans des pièges, les vainquit et tua Crassus.

Orodes, était à table chez le roi d'Arménie, avec lequel il venait de conclure un traité d'alliance, lorsqu'on lui apporta, la tête du général romain ; et on dit qu'il lui fit couler de l’or dans la bouche, en le raillant, de son avarice. Jaloux de la gloire que Surena s'était acquise par ses victoires sur les Romains, Orodes le fit mourir bientôt après, et se priva ainsi du plus ferme appui de son trône. L’an 52 avant J.-C., Pacorus, fils d'Orodes, pénétra dans la Syrie et vint assiéger Antioche ; mais Cassius, qui défendait cette place, le repoussa avec perte et s'étant mis à sa poursuite, remporta sur lui différents avantages.

Les guerres civiles qu’occasionna la mésintelligence de César et de Pompée laissèrent respirer les Parthes pendant quelques années. Enfin Ventidius, l’un des lieutenants d'Antoine, lava la tache, que la défaite de Crassus avait imprimée au nom romain ; il remporta sur les Parthes (l'an 39 avant J.-C.) une victoire signalée près de l'Euphrate. Pacorus fut trouvé percé de coups sur le champ de bataille ; et Orodes fut si affligé de la mort d'un prince recommandable par les plus brillantes qualités, que l’on crut qu'il en perdrait la raison. Déjà vieux et malade, il voulut abdiquer ; mais il était embarrassé pour désigner son successeur parmi trente enfants qu'il avait de différentes femmes. Il choisit Phrahate, l'aîné, et le plus vicieux de tous. Celui-ci, pour s'assurer la possession paisible du trône, fit massacrer ses frères ; et, craignant les reproches d'Orodes, il tenta de l'empoisonner en lui faisant avaler de l'aconit. Ce poison ayant guéri Orodes d'une hydropisie, Phrahate le fit assassiner l'an 37 avant J.-C. Telle fut la fin d'un prince ambitieux et cruel, mais qui avait quelques-unes des qualités qui font les grands rois.

PACORUS

, fils aîné d'Orodes, roi des Parthes, s'est rendu célèbre par les expéditions qu'il fit en Syrie après la défaite de Crassus. Dès sa plus tendre jeunesse, associé au trône par son père, il se montra digne de cette préférence par ses belles qualités. Quoiqu'il soit mort avant son père, et qu'à proprement parler, il n'ait jamais régné, il n'en est pas moins appelé roi des Parthes par beaucoup d'écrivains.

La mort de Crassus et la destruction complète de l'armée qu'il avait conduite contre les Parthes avaient répandu dans l'Orient une terreur universelle. Les princes de l'Asie étaient fatigués du joug et de l'alliance de Rome ; les peuples de la Syrie, nouvellement réduite en province, regrettaient les rois séleucides, injustement dépouillés par Pompée ; tous n'attendaient qu'un moment favorable pour se délivrer des Romains. Au moment où Crassus et ses légions succombaient dans les plaines de la Mésopotamie, sous les armes du vieux Surena, connétable de l'empire parthe, le roi Orodes était en Arménie à la tête d'une puissante armée ; il y cimentait son alliance avec le roi Artavasde, fils de. Tigrane, par le mariage de son fils bien-aimé avec la sœur de ce prince, et il mettait fin aux longues dissensions qui avaient divisé les deux branches de la famille arsacide.

Les troupes arméniennes, jointes aux armées d'Orodes, devaient passer avec elles l'Euphrate pour expulser les Romains de l'Asie. Les deux rois résolurent, sans perdre de temps, de profiter des faveurs de la fortune et d'empêcher les Romains de se relever, après un revers si éclatant. Ils firent donc d'immenses préparatifs pour pousser la guerre avec vigueur au printemps suivant (51 av. J.-C.). Le jeune Pacorus, à peine âgé de quinze ans, mais déjà décoré du titre de roi, devait, avec l'armée victorieuse, passer l'Euphrate et entrer en Syrie tandis que le roi d'Arménie ferait en personne une irruption dans la Cappadoce. Le moment était favorable : ce pays était agité de troubles, le roi Ariobarzane II avait été assassiné, et la reine Athénaïs, sa veuve, redoutait plus les Parthes qu'elle n'aimait les Romains, qui venaient de reconnaître pour roi Ariobarzane, l'aîné de ses fils, qu'elle détestait. Les circonstances n'étaient pas meilleures pour les Romains du côté de la Syrie.

C'était avec 500 chevaux, échappés à la défaite de Carrhes, et avec de faibles garnisons, que Cassius cherchait à défendre cette province, laissée sans secours par la mort de Crassus. Jamblique, roi d'Emesse, et les autres princes arabes tributaires, attendaient les événements pour se décider, et refusaient des troupes. Pacorus arriva à la tête d'une puissante armée, accompagné du vieux Osaces, chargé de guider son inexpérience. Le passage de l'Euphrate s'effectua sans résistance, vers les lieux où le désert d'Arabie vient atteindre les frontières de la Syrie. Toutes les tribus arabes se joignirent aux Parthes, et Pacorus vint camper à Tybæ, dans la Palmyrène. Ses troupes se répandirent dans la Cyrrhestique envahirent la vallée de l'Oronte, et assiégèrent Cassius dans Antioche. Le général romain se défendit avec courage. En même temps, 12.000 hommes d'infanterie et 2.500 de cavalerie furent donnés à Cicéron pour défendre son gouvernement contre les attaques de Pacorus.

Tous les rois et dynastes de l'Asie furent sommés de lui fournir des troupes auxiliaires. Pour déconcerter les projets du roi d'Arménie, Cicéron prit son chemin par la Cappadoce, en faisant reconnaître roi Ariobarzane, nommé par le sénat, et en rappelant les ministres Métras et Athénée, exilés par les intrigues de la reine Athénaïs, qui voulait placer sur le trône Ariarathe, son autre fils, grand prêtre de Bellone à Comane. Tranquille sur ce point, Cicéron prit des mesures pour défendre la Cappadoce contre les attaques des Parthes, qui pouvaient entrer par les défilés conduisant dans la Commagène, dont le roi était peu sûr ; il y fut joint dans son camp de Cybistra par Déjotarus, roi de Galatie.

Avant de le quitter, Cicéron fut assez heureux pour apaiser les troubles en Cappadoce ; et bientôt il se dirigea vers la Cilicie, où les Parthes venaient de pénétrer et où ils avaient beaucoup de partisans ; il y reçut le contingent de Tarcondimotus, roi de la Cilicie-Trachée, et marcha contre les ennemis, qui s'étaient déjà avancés jusqu'à Épiphanée, où ils furent repoussés avec perte. Cicéron, sans délai, résolut de les rejeter au delà de l'Amanus ; Erana, Sepyra et Canoris, forteresses situées au milieu des montagnes, sont enlevées de vive force, et les Parthes sont défaits dans le lieu même où jadis Alexandre avait vaincu Darius. Ce succès enhardit Cassius, qui sortit d'Antioche et vint attaquer les Parthes devant Antigonia, qu'il n'avait pu prendre ; ils y furent battus dans un combat acharné, et leur général Osaces y trouva la mort.

Malgré cette victoire, les Parthes n'abandonnèrent pas la Syrie ; Cassius était trop faible pour profiter de cet avantage ; les ennemis conservèrent donc toutes leurs positions, et passèrent l'hiver dans la Cyrrhestique, attendant l'arrivée de leur roi Orodes. Cicéron avait à peine délivré sa province, qu'il tourna ses armes contre les Tibaréniens et les autres Éleuthéro-Ciliciens, alliés des Parthes. Après cinquante-sept jours de siège, il se rendit maître de Pindenissus, leur capitale, et mit son gouvernement hors de toute atteinte. Cependant Cassius avait été rappelé par le sénat, et Bibulus était arrivé pour prendre le commandement de la Syrie.

Ce proconsul était loin de posséder les talents militaires de son prédécesseur. Au retour du printemps, les Parthes se mirent en campagne et reparurent sous les murs d'Antioche sans que Bibulus, qui avait à sa disposition plus de forces que n'en avait eu Cassius, osât sortir pour arrêter Pacorus. Toute la Syrie fut livrée sans défense aux ravages des ennemis. Les lieutenants de Bibulus, indignés de la lâcheté de leur chef, implorèrent le secours de Cicéron, qui ne pouvait que défendre sa province. Il semblait que les Parthes dussent rester les maîtres de la Syrie, quand les intrigues de Bibulus parvinrent à gagner un puissant seigneur parthe, appelé Ordonopante, qui excita une révolte dans l'intérieur du royaume, de sorte qu'Orodes fut obligé de rappeler son fils, et la Syrie repassa ans combat, sous l’empire des Romains.

Il paraît que ces troubles furent d'assez longue durée, puisque ce ne fut que plusieurs années après que les armées parthiques reparurent en. Syrie. Pacorus y revint l'an 45 avant J.-C. Pressé par les sollicitations du préteur Cécilius.Bassus, qui avait tué le gouverneur Sextus Julius, parent de Jules César, et qui cherchait à se rendre indépendant dans cette province, le prince parthe passa l'Euphrate. Il ne fit rien de bien remarquable dans cette expédition, et au retour de l'hiver, il rentra dans ses États. La mort du dictateur délivra Bassus de toute inquiétude ; soutenu, d'ailleurs par tous les phylarques arabes, de la Syrie et de la Mésopotamie, il crut, au milieu des guerres civiles qui déchiraient la république, n'avoir aucun besoin du secours des Parthes, dont il redoutait les projets d'envahissement.

Bientôt cependant Cassius, qui avait conservé une grande réputation en Syrie, à cause de la belle conduite qu'il avait tenue après les revers de Crassus, vint dans cette province pour punir le rebelle, qui fit une longue résistance sans invoquer le secours des Parthes. Assiégé dans Apamée., sa place d'armes, Bassus s'y défendit longtemps, et ne se rendit à Cassius qu'à des conditions très honorables pour lui : Après la défaite et la mort des assassins de César, le roi des Parthes qui s'était montré favorable à leur parti, résolut d'entreprendre une nouvelle expédition contre les Romains ; et il en confia encore, le soin à son fils Pacorus. Un grand nombre de Romains fugitifs qui, avaient trouvé un asile dans ses États grossirent ses armées et facilitèrent ses succès.

La Syrie était au nombre des provinces tombées en partage à Antoine. Les vexations dont celui-ci l'accabla, pour le punir d'avoir suivi le parti contraire aux triumvirs, y causèrent un soulèvement universel. Les Parthes en profitèrent, et bientôt Pacorus et Labienus passèrent l'Euphrate, avec des forces considérables. Antiochus, roi de ' Commagène, et les autres princes tributaires se joignirent ouvertement à eux. Décidius Saxa, lieutenant d'Antoine, fit de vains efforts pour les arrêter. La plupart de ses soldats, qui avaient servis sous Pompée et Cassius, s'empressèrent de se réunir, à Labienus. Celui-ci se hâta de livrer bataille à Saxa. La valeur de Pacorus et la cavalerie parthique décidèrent bientôt la victoire ; Aparnée et. Antioche ouvrirent leurs portes au vainqueur, et' Saxa fut obligé de se retirer, dans la Cilicie. Pendant qu'il soumettait l'Asie Mineure, Pacorus n'obtenait pas de moindres avantages en Syrie ; il entra dans,la Phénicie tandis que le général Barzaphrane (que les Arméniens qualifient de prince du pays des Rheschdouniens) se rendait maître de l'intérieur du pays.

Toute la Phénicie se soumit à Pacorus ; Tyr seule lui résista. ; Sidon et Ptolémaïs le reçurent avec empressement et il s'avança jusqu'aux frontières de l'Égypte. Les Parthes ne tardèrent pas à entrer dans la Judée ; Antigone, qui en disputait depuis longtemps la souveraineté à son oncle Hircan et à Phazaël, vint trouver Barzaphrane et promit de donner à son maître mille talents et cinq cents femmes s'il le plaçait sur le trône. Ces offres sont acceptées, et bientôt Antigone est seul souverain de la Judée. Hircan son oncle lui est livré avec son général Phazaël, tandis que Hérode, frère de ce dernier, s'enfuit chez les Arabes pour éviter un pareil sort. Hircan, privé de la vue, fut emmené captif au delà de l'Euphrate, et Phazaël se donna la mort.

Pendant que Pacorus achevait la conquête de Syrie, Labienus éprouvait dans l'Asie Mineure un destin contraire. Antoine, réconcilié alors avec Octave, se préparait à recouvrer l'Asie, où son lieutenant P. Ventidius l'avait précédé. Labienus n'avait auprès de lui, dans ce moment, que de nouvelles levées ; les Parthes étaient loin ; il ne put résister au premier choc, il fut vaincu, et fit en toute hâte sa retraite vers la Syrie, poursuivi par Ventidius à la tête de ses troupes légères. Arrivés au passage du mont Taurus, les deux généraux s'arrêtèrent, Labienus pour attendre les Parthes et Ventidius ses légions.

Les renforts arrivèrent bientôt Ventidius, qui redoutait la formidable cavalerie des Parthes, resta sur les hauteurs ; mais ceux-ci, fiers de leur nombre et des. Victoires qu'ils avaient remportées marchèrent aux ennemis sans attendre Labienus. Leur nombre et leur valeur furent inutiles ; l’avantage de la position assura la victoire aux Romains ; les Parthes regagnèrent, promptement la Cilicie, abandonnant Labienus, qui fut aussi obligé de prendre la fuite. Peu après, il fut arrêté et livré aux Romains par Démétrius ; gouverneur de l'île de Chypre.

Les Parthes ne cherchèrent point à défendre la Cilicie. Popedius Silo passa, derrière eux, les défilés du mont Amanus avec la cavalerie romaine. Pharnapates, lieutenant de Pacorus, l'attendait à Trapezus, sur les bords du fleuve OEnoparas, au nord d’Antioche avec des forces considérables, et l'arrêta dans sa marche ; bientôt on en vint aux mains et la victoire se déclarait pour les Parthes (quand Ventidius arriva subitement avec toute son armée. Ce secours ranima les Romains ; les Parthes succombèrent, et leur général trouva la mort en combattant vaillamment. Cette victoire fut décisive, tous les rois tributaires s’empressèrent d'implorer la clémence des Romains, et Pacorus fut contraint d'évacuer la Syrie.

Il ne perdit pas toutefois l'espoir de la reconquérir ; et, au commencement de l'année 38 avant J.-C., il se préparait à repasser l'Euphrate : les Romains, encore dans leurs quartiers d'hiver et dispersés dans des cantonnements fort éloignés, n'étaient pas en mesure de repousser cette nouvelle invasion. Ventidius sentant tout le désavantage de sa position, et connaissant d'ailleurs l’amour des Syriens pour Pacorus, eut recours à la ruse. Il feignit de confier ses craintes à un dynaste de la Cyrrhestique, qu'il savait être secrètement attaché aux Parthes, disant qu'il appréhendait que Pacorus ne traversât pas, comme à l'ordinaire, l'Euphrate à Zeugma, mais qu'il effectuât son passage beaucoup plus bas, dans des lieux où la proximité du désert lui donnerait les moyens de déployer sa cavalerie.

Comme Ventidius le prévoyait, Pacorus fut bientôt informé de ces prétendues craintes ; et, pour empêcher les Romains de se réunir, il se mit en marche avec une partie de ses forces, et se hâta de passer le fleuve à Zeugma, d'où il entra dans la Cyrrhestique, région montagneuse et fort désavantageuse pour lui. Il attaqua aussitôt les Romains, campés dans une position favorable ; et fut repoussé avec perte. Pressé par les frondeurs ennemis, il ne put se servir de sa cavalerie après s'être défendu vaillamment, il fut accablé par le nombre, et succomba. Plusieurs de ses compagnons d'armes se firent tuer sur son corps ; cependant, à la fin, il fallut que les Parthes abandonnassent le champ de bataille.

Les uns repassèrent l'Euphrate tandis que les autres se réfugièrent auprès de leur allié Antiochus de Commagène. La vue de la tête de Pacorus, que Ventidius fit porter dans toutes les villes de la Syrie, ramena dans le devoir les peuples prêts à se révolter. Si l'on s'en rapporte au témoignage d'Eutrope, Pacorus fut tué le jour même où Crassus avait été vaincu à Carrhes, quinze ans auparavant. Ventidius ne poursuivit pas ses avantages ; il s'arrêta sur les rives de l'Euphrate, où il remit son armée à Antoine, qui entra dans la Commagène et alla mettre le siège devant Samosate. Ventidius se rendit à Rome, et il fut le premier Romain qui triompha des Parthes.

La nouvelle de la mort de Pacorus causa une désolation générale en Asie ; sa valeur, ses belles et excellentes qualités, lui avaient concilié l'amour de la nation. Orodes en fut inconsolable. Livré longtemps à une douleur insensée, il redemandait sans cesse son fils, l'appui et la gloire de l'empire. Il ne lui survécut pas longtemps. Accablé de vieillesse et de chagrin, son fils Phrahates, indigne frère de Pacorus, hâta par le poison un trépas trop lent à son gré, et occupa par un parricide, en l'an 37 avant J.-C., le trône que son père avait déjà consenti à partager avec lui.

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