1881. Tous droits réservés.
Par M. Gustave NADAUD.
PARIS, TRESSE Éditeur, GALERIE DU THÉÂTRE-FRANÇAIS, PALAIS ROYAL.
F. Aureau, Imprimerie de Lagny.
Texte établi par Paul FIEVRE, février 2023.
publié par Paul FIEVRE, mars 2023.
© Théâtre classique - Version du texte du 30/11/2023 à 19:21:56.
LE PERSONNAGE
UNE JEUNE FILLE.
Paru dans SAYNÈTES ET MONOLOGUES, PREMIÈRE PARTIE, pp. 35-158
LE CONTE DU GARDE
À C. Coquelin.
En Bretagne, et peut-être ailleurs, on se délasse
À faire la veillée après un jour de chasse.
Tous les gens sont rangés à distance du feu ;
Le chef de la maison est assis au milieu.
5 | Allons, André, remue un peu ta vieille jambe ; |
Apporte-nous du bois et faisons feu qui flambe !
Nous avons du pommier : c'est le sarment breton,
Qui fait aussi du vin, et vaut l'autre, dit-on.
Maintenant, Margaret, souffle sur cette braise,
10 | Causons, sans nous presser et contons à notre aise. |
Qui parlera premier ? Hé ! Garde, mon ami,
À quoi penses-tu donc ? - Trois kilos et demi,
En pays bretonnant, c'est beau poids pour un lièvre.
- Ah ! Monsieur, celui-là n'est pas mort de la fièvre ;
15 | Je passais avec Tom, le long du saut de loup ; |
Je le vois, je l'ajuste, et je l'étends du coup
Raide !... Il n'eut que le temps de dire six paroles.
- Bon ! Voilà Mathurin dans ses visions folles.
Faire parler un lièvre ! Oh ! Oh ! Mon compagnon !
20 | Si c'était un poulain, je ne dirais pas non, |
Mais un lièvre, jamais ! - Mes enfants, dit le garde,
J'ai vécu plus que vous, et ceci me regarde.
- Eh bien s'il a parlé, sachons ce qu'il a dit.
- C'est cela, c'est cela. - Mathurin répondit :
25 | Les anciens du pays ont pu garder mémoire |
D'un homme nommé Krick, ferré sur le grimoire,
Natif de Normandie, habitant Quimperlé,
Huissier de son état, huissier ensorcelé,
Huissier jusqu'à la moelle, ardent, hargneux et rogue,
30 | Mordant comme un mâtin et tenant comme un dogue. |
On n'a connu jamais un huissier plus huissier.
Mon grand-père Thomas était riche fermier,
Mais, comme un paysan, amoureux de la terre ;
Il voulut à son tour être propriétaire,
35 | Gérer son propre fonds. Il fallut emprunter, |
Payer l'argent plus cher qu'il ne peut rapporter.
Il eut des Saint-Médard, il eut des lunes rousses,
Bref, un mauvais prêteur lâcha Krick à ses trousses.
Mieux valait une meute. Alors, tout fut perdu ;
40 | Grain par grain, sou par sou notre bien fut vendu. |
Il ne nous resta rien, terre, maison ni chose,
Pas un fétu de paille ! Et c'est pour cette cause
Que mon père fut garde et que garde je suis.
- Holà, hé ! Mathurin, vois où tu nous conduis !
45 | Quel rapport monsieur Krick a-t-il avec ton lièvre ? |
- Attendez ; l'esprit va plus vite que la lèvre.
Quoique devenu pauvre et ras comme un carlin,
Le grand-père Thomas était un fier malin.
L'argent n'est pas toujours marque d'intelligence,
50 | Soit dit sans offenser notre voisin Fulgence. |
Le vieux était instruit comme pas un savant ;
Il faisait souvent rire et réfléchir souvent.
Il m'apprit l'écriture ordinaire et gothique,
La charge en douze temps, un peu d'arithmétique,
55 | Le piquet, le billard, tous les arts d'aujourd'hui ; |
Bref, tout l'esprit que j'ai, je ne l'ai que par lui.
Il m'enseignait aussi les lois de la nature,
Ce que sera pour nous l'existence future.
Il disait : Mes enfants, quand vous serez dehors,
60 | Votre âme deviendra l'âme d'un autre corps. |
Vous changerez d'état, d'instincts et de costumes,
Vous serez animaux avant d'être légumes.
Ainsi toujours mourant, ressuscitant toujours,
Vous serez des oiseaux, des insectes, des ours,
65 | Mais dans cette autre vie, animaux, mes chers frères, |
Vous aurez des vertus et des vices contraires
À ceux que vous aviez avant conversion.
C'est ce qu'il appelait la compensation.
Ainsi les cerveaux creux seront cervelles pleines ;
70 | Les beaux garçons, Joseph, seront bêtes vilaines ; |
Les plus laids, entends-tu ; Jean ? Seront les plus beaux ;
Les lourds seront chevreuils, et les légers, crapauds :
Les gens d'esprit seront les dindons et les oies ;
Les élégants seront tout habillés de soies...
75 | Vous comprenez... Les vifs deviendront hannetons ; |
Les moutons seront loups, les loups seront moutons.
Entendez-moi, Jenny, les femmes et les filles
Coquettes de leurs corps tourneront en chenilles ;
Les orgueilleux seront insectes aplatis ;
80 | Les rois et les héros, pucerons tout petits ; |
Les gourmandes, Marton, seront mules frugales ;
Les avares d'ici seront là-bas cigales,
Et les dissipateurs deviendront des fourmis.
Ainsi choisissez tous votre lot, mes amis.
85 | Ici se récria l'auditoire champêtre : |
Ô mon brave Mathurin, quel rapport peut-il être
Entre le vieux Thomas, le lièvre et monsieur Krick ?
Achève ton récit, voyons!
- Voici le hic.
Si les humbles de coeur, si les doux caractères
90 | Deviennent les vautours, les loups et les panthères, |
Quel peut-être le sort des pervers, des méchants
Qui dans leur vie humaine ont tourmenté les gens ?
À coup sûr, ils seront bêtes infortunées,
Au fusil, au bâton justement condamnées.
95 | Plus ils auront commis de délits compliqués, |
Plus ils seront punis, et traqués et croqués.
Or, voulez-vous savoir quelle est la créature
La plus vouée au mal dans toute la nature ?
Le lièvre, direz-vous ? Oui, le lièvre, en effet.
100 | Quand j'en aperçois un, je me dis Qu'a-t-il fait ? |
Il faut avoir commis une bien grave offense
Pour rester à ce point sans force et sans défense.
Les autres ont la dent, la corne, le terrier
lis peuvent se venger ou se réfugier.
105 | Le blaireau fait son trou, la perdrix a son aile : |
Adieu le nez des chiens et la piste nouvelle.
Le chevreuil a pour lui l'immensité des bois ;
Puis on chasse le gros tous les trente du mois ;
Le lièvre, tous les jours, le lièvre, tout le monde.
110 | Il a peur du soleil et de la nuit profonde. |
Échappe-t-il aux coups du chasseur régulier,
Il va se faire prendre au fil du braconnier ;
Entend-il une voix, un souffle dans la plaine,
Il n'a qu'une ressource, imprudente, incertaine ;
115 | Il court, il court, il court... Mais il laisse après lui |
Le fumet qui demeure alors qu'il s'est enfui.
Lièvre, c'est un renard qui te suit à la trace ;
Le renard se fatigue un autre le remplace
Ou c'est l'oiseau de proie aux sanglants appétits
120 | Qui veut briser le crâne à tes pauvres petits ; |
Car tu ne trouves pas, ô lièvre misérable !
Un être qui te soit utile ou secourable,
Depuis le fier faucon jusqu'à l'humble fourmi :
Le lapin, le lapin.même est ton ennemi.
125 | Et l'homme! Voici l'homme armé de son tonnerre. |
Tu ne peux t'envoler ni t'enfouir sous terre.
Voici les chiens courants, voici les chiens d'arrêt :
Il faut lutter de ruse et jouer du jarret.
Cours au bois ! Un chasseur est là dans la clairière.
130 | Reviens de bois à plaine et de lande à bruyère ; |
Mais le nez te dépiste et le pied te poursuit.
Un fusil se rabat ; il éclate quel bruit !
Non, tu n'es ni tué, ni blessé quelle chance !
Un autre coup !... Non rien.... Allons, prends de l'avance,
135 | Cours donc !... Mais on se tasse à la fin de courir ; |
La griffe se raidit, et, mourir pour mourir,
Autant vaut retourner au gîte que l'on aime.
Un troisième coup part !... Tu roules sur toi-même...
Victoire ! Le voici. Regardez ces yeux morts :
140 | Une âme de coquin existait dans ce corps. |
C'était un vrai sorcier, c'était un mauvais diable ;
Pour mon pauvre grand-père il fut impitoyable.
Croyez-vous maintenant que le lièvre ait parlé ?
Il a dit : « Je suis Krick, l'huissier de Quimperlé. »
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