LE VEUF

COMÉDIE.

TRENTE DEUXIÈME PROVERBE.

M. DCC. LXXXIII. Avec approbation et privilège du Roi

de CARMONTELLE.

À VERSAILLES, chez POINÇOT, libraire rue Dauphine, et à Paris Chez MERIGOT Jeune, quai des Augustins, NYON Jeune, Quai des quatre Nations, LA PORTE, rue des Noyers, BELI, rue Saint-Jacques, DE SAINE, au Palais-Royal,Libraires.


Texte établi par Paul FIEVRE avril 2021

Publié par Paul FIEVRE mai 2021.

© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:24.


PERSONNAGES

MONSIEUR D'ORBEL, habit de velours bleu, brodé.

MONSIEUR D'ERVIÈRE, habit rouge, galonné d'or.

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ, veuf. En grand deuil, avec des pleureuses.

La Scène est chez Monsieur d'Ervière.

Extrait de PROVERBES DRAMATIQUES DE CARMONTELLE (...), chez Poinçot libraire, Tome Second, Versailles, 1783. pp. 319-338.


LE VEUF

SCÈNE PREMIÈRE.
Monsieur d'Ervière, Monsieur d'Orbel.

MONSIEUR D'ERVIÈRE entre tristement, un billet à la main.

Il s'assied et soupire.

Ah !

MONSIEUR D'ORBEL.

Pourquoi donc ne m'as tu pas attendu ? Je t'aurais ramené.

MONSIEUR D'ERVIÈRE.

Je croyais que tu restais encore, ou que tu irais au Bal de l'Opéra, avec ces Dames.

MONSIEUR D'ORBEL.

Qu'est-ce que c'est donc que cette tristesse-là ? T'est-il arrivé quelque malheur ?

MONSIEUR D'ERVIÈRE.

Non, pas à moi ; mais c'est à ce pauvre Grand-Pré.

MONSIEUR D'ORBEL.

Comment ?

MONSIEUR D'ERVIÈRE.

Tu sais bien qu'il a perdu sa femme ?

MONSIEUR D'ORBEL.

Oui.

MONSIEUR D'ERVIÈRE.

Il est inconsolable.

MONSIEUR D'ORBEL.

Inconsolable ! Qui ? Grand-Pré ?

MONSIEUR D'ERVIÈRE.

Oui, Grand-Pré.

MONSIEUR D'ORBEL.

Tu te moques de moi ; nous avons dîné ensemble ; et nous avons ri comme des fous.

MONSIEUR D'ERVIÈRE.

Oui, ri ! Il est comme cela devant le monde ; mais dans le particulier...

MONSIEUR D'ORBEL.

Dans le particulier, il sera de même.

MONSIEUR D'ERVIÈRE.

Vous autres agréables, vous ne croyez pas qu'on puisse regretter une femme sincèrement ?

MONSIEUR D'ORBEL.

Si. Quand on en était aimé, il est douloureux de la perdre ; mais on ne pleure pas toujours ; et il y a plus de quinze jours que Madame de Grand-Pré est morte.

MONSIEUR D'ERVIÈRE.

C'est donc bien long, quinze jours ?

MONSIEUR D'ORBEL.

Oui, pour de la douleur.

MONSIEUR D'ERVIÈRE.

Hé bien, ce pauvre Grand-Pré pleurera longtemps, lui.

MONSIEUR D'ORBEL.

Tu la pleureras peut-être plus longtemps, toi.

MONSIEUR D'ERVIÈRE.

Moi, je l'aimais beaucoup.

MONSIEUR D'ORBEL, en souriant.

Je le sais bien ; voilà pourquoi tu as la complaisance de la pleurer avec lui ; mais il faut que tout cela finisse.

MONSIEUR D'ERVIÈRE.

Tu ne crois donc pas qu'il la regrette sincèrement ?

MONSIEUR D'ORBEL.

Je ne sais pas ce que je crois là-dessus.

MONSIEUR D'ERVIÈRE.

Tiens, lis le billet qu'il m'écrit.

MONSIEUR D'ORBEL, lisant.

Ah ! Il va venir ici ?

MONSIEUR D'ERVIÈRE.

Oui, je l'attends.

MONSIEUR D'ORBEL.

Hé bien, veux-tu parier que je le fais rire ?

MONSIEUR D'ERVIÈRE.

Je ne crois pas celui-là.

MONSIEUR D'ORBEL.

Tu le verras ; je veux t'en donner le plaisir.

MONSIEUR D'ERVIÈRE.

Paix donc, j'entends quelqu'un.

MONSIEUR D'ORBEL.

C'est peut-être lui. Justement ; tu vas voir.

SCÈNE II.
Monsieur d'Ervière, Monsieur d'Orbel, Monsieur de Grand-Pré, en habit noir et en pleureuses, avec un mouchoir.

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ, s'arrête en entrant et tient son mouchoir sur ses yeux.

Ah, mon ami !

MONSIEUR D'ORBEL.

Mon cher Grand-Pré, votre douleur est juste ; et je viens aussi pleurer avec vous.

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ, se jetant dans un fauteuil.

Mes amis, j'ai tout perdu !

MONSIEUR D'ORBEL.

Il est vrai qu'il n'y a pas une autre femme comme celle-là.

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

D Ervière le sait bien ; il la connaissait comme moi ; il passait sa vie avec elle. Mon ami, nous ne la verrons plus !

Il pleure.

MONSIEUR D'ERVIÈRE.

Que de grâces ! Que d'esprit ! Que de gaieté !

MONSIEUR D'ORBEL.

Et elle était vraie sa gaieté ; elle riait de l'âme ; ce n'était pas une grimace ; ce n'était pas que le rire lui seyait bien.

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

Oh ! Elle n'y pensait seulement pas.

MONSIEUR D'ORBEL.

Je me souviendrai toute ma vie de l'histoire de cet abbé.

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

À Vincennes ?

MONSIEUR D'ORBEL, riant.

Oui.

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

D Ervière y était ; il doit s'en souvenir.

MONSIEUR D'ERVIÈRE.

Si je m'en souviens ! Je ne l'oublierai jamais.

MONSIEUR D'ORBEL, riant.

Quand je pense encore, comme l'Abbé donna dans le panneau. Ah, ah, ah ! Comme il croyait... Ah, ah, ah ! Je n'ai rien vu de si plaisant. Ah, ah, ah !

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

Comme elle l'avait amené par degrés à croire que...

MONSIEUR D'ORBEL.

À croire. Ah, ah, ah !

MONSIEUR D'ERVIÈRE.

Oui, à croire ; c'est vrai cela. Ah, ah, ah !

ENSEMBLE, riant tous trois à l'excès.

Ah, ah, ah, ah, etc.

MONSIEUR D'ORBEL.

Ah ! Je n'en puis plus !

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ, finissant de rire.

Ah, ah, ah !

MONSIEUR D'ORBEL.

Mon ami, tu as fait là une perte irréparable.

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ, pleurant.

Ah, je le sais bien !

Retombant dans son fauteuil.

MONSIEUR D'ORBEL.

Tu ne dois jamais t'en consoler.

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

Moi, moi, m'en consoler ! Je me regarderais comme un lâche, si j'en avais la pensée ; d Ervière le sait bien ; oui, mon cher d Ervière, je veux que nous la pleurions toujours ensemble ; il n'y a plus d'autre douceur pour moi. Me le promets-tu ?

Il pleure.

MONSIEUR D'ERVIÈRE.

Ah, si je te le promets ! Assurément.

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

Je ne te quitterai plus.

MONSIEUR D'ERVIÈRE.

Ah, tant que tu voudras !

MONSIEUR D'ORBEL.

Tout ce que je me rappelle d'elle, augmente mes regrets. Que de talents !

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

Ah, qui en pourrait avoir davantage !

Pleurant.

MONSIEUR D'ERVIÈRE.

Comme elle peignait !

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

Comme elle jouit la Comédie !

MONSIEUR D'ORBEL.

Comme elle chantait dans les Opéra-Comiques !

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

Le Français, l'Italien !

MONSIEUR D'ERVIÈRE.

Les Duo, les Duo !

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

Tout ce qu'elle voulait.

MONSIEUR D'ORBEL.

Dans Ninette à la Cour, cet air que j'aimais tant !

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

Lequel ?

MONSIEUR D'ORBEL.

Hé, mon Dieu ! Tu fais bien ce que je veux dire, toi, d Ervière ?

MONSIEUR D'ERVIÈRE.

Lequel donc ?

MONSIEUR D'ORBEL.

Et celui qu'il chantait aussi Grand-Pré ; où il la contrefaisait si bien, que nous croyions que c'était elle.

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

Ah ! Viens, espoir enchanteur ?

MONSIEUR D'ORBEL.

Oui, c'est cela.

MONSIEUR D'ERVIÈRE.

Je m'en souviens.

MONSIEUR D'ORBEL.

Comment donc est cet air-là ? Ah ! Je crois que le voici.

Il chante faux.

Viens, espoir enchanteur,

Viens consoler mon coeur.

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

Ah, mon Dieu ! Qu'elle ne chantait pas comme cela ; je m'en vais vous dire. Cet air-là m'a toujours tourné la tête, chanté par elle ; voilà pourquoi je l'ai appris.

Il chante en femme.

Viens, espoir enchanteur,

Viens consoler mon coeur.

5   D'un sort plein de douceur,

Peins moi l'image.

MONSIEUR D'ORBEL.

Il y avait une tenue, il y avait une tenue.

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

La voici.

Viens...

MONSIEUR D'ORBEL.

C'est cela même.

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

Viens consoler mon coeur,

Viens consoler mon coeur ;

10   Promets-moi le bonheur

D'enchaîner mon vainqueur,

De fixer son ardeur

Trop volage.

MONSIEUR D'ORBEL.

Le volage est plus long que cela.

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

Attends donc.

Trop vola...ge,

15   Trop volage,

Viens...

Viens me tracer l'image

Du plus fidèle hommage...

MONSIEUR D'ERVIÈRE.

C'est comme si on l'entendait.

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

Promets-moi l'avantage,

20   Promets-moi l'avantage,

De fixer un vola....ge.

MONSIEUR D'ORBEL.

Plus long encore.

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ, faisant signe de la main de se taire.

De fixer un vola....ge.

MONSIEUR D'ORBEL.

Fort bien, fort bien !

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

Et puis :

Espoir flatteur,

Viens consoler mon coeur.

Espoir flatteur,

25   Viens consoler mon coeur.

MONSIEUR D'ORBEL.

Bravo, bravo !

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

Paix donc.

Viens consoler... mon coeur.

MONSIEUR D'ORBEL.

Il n'y a rien, rien au monde, qui puisse tenir lieu d'une femme comme celle-là.

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ, retombant dans le fauteuil.

Non, non, mes amis, il n'y a rien, rien. Ah !

MONSIEUR D'ORBEL.

Allons, allons, mon cher Grand-Pré, il faut se faire une raison.

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

Hé ! Je serais trop heureux de l'avoir perdu la raison.

MONSIEUR D'ORBEL.

Mais si elle en avait aimé un autre que toi ; ne serais-tu pas encore plus à plaindre ?

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

Un autre que moi ! Un autre ! Ah, d Ervière le sait bien, si elle en a aimé un autre ; il est là pour le dire. Hélas, la pauvre femme !

MONSIEUR D'ERVIÈRE.

Allons, allons, ne parlons pas de cela.

MONSIEUR D'ORBEL.

Mais pourquoi ? Tout ce qui occupe la douleur, la console.

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

La console ! Est-ce moi que l'on croit qui peut se consoler ?

MONSIEUR D'ERVIÈRE.

Non, mon ami, non, non, nous ne le croyons pas.

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

Et pourquoi donc le dire ?

MONSIEUR D'ORBEL.

Je disais qu'en la rappelant, ainsi que ses talents, c'est occuper la douleur...

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

Ah ! Avec ses talents, il y en aura pour longtemps.

MONSIEUR D'ORBEL.

Un de ses talents supérieurs, c'était celui de contrefaire tout le monde.

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

Comme si on le voyait, tout le monde.

MONSIEUR D'ORBEL.

Il n'y avait personne dont elle n'imitât la danse, par exemple.

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

Personne, non, personne !

MONSIEUR D'ORBEL.

Dans les Allemandes, surtout, Madame de Mirecourt. D Ervière, donne-moi la main.

Ils dansent.

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

Non, non, ce n'est pas comme cela.

MONSIEUR D'ORBEL.

Je te dis que si, la tête penchée, la ceinture en avant.

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

Non, te dis-je ; ôtes-toi. Viens, d Ervière ; d Orbel, je vas te montrer.

Ils dansent et chantent.

MONSIEUR D'ORBEL.

Oui, c'est vrai ; c'est comme cela ; mais quand elle dansait avec toi, Grand-Pré ?

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

Ah, tu vas voir.

Il chante et il danse très vivement avec Monsieur_d_Ervière.

MONSIEUR D'ORBEL.

Ah, mon ami, tu as raison ; tu dois pleurer cette femme-là toute la vie.

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ, se remettant dans le fauteuil et pleurant.

Je n'ai pas d'autre projet, mes amis ; je puis bien vous en assurer. Ce que j'ai perdu ne se retrouve pas une seconde fois. Ah !

MONSIEUR D'ORBEL.

C'était par amour que tu l'avAis épousée, je crois.

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

Oui, par amour ; mais c'est la première fois qu'on avait vu l'amour et la raison d'accord à ce point là.

MONSIEUR D'ORBEL.

C'est au spectacle que tu en devins amoureux, je crois ?

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

À l'Opéra.

MONSIEUR D'ORBEL.

À l'Opéra ?

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

Hélas, oui.

MONSIEUR D'ORBEL.

C'est une chose cruelle, que le grand deuil empêche d'aller au spectacle.

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

Pourquoi cela ? Il ne peut plus m'intéresser.

MONSIEUR D'ORBEL.

Sans doute ; mais revoir des lieux chéris, par ce qu'on a autant aimé.

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

Il est vrai que c'est une douceur de moins ; mais le spectacle ne me fera plus rien.

MONSIEUR D'ORBEL.

Je le crois bien. Cependant, pensant comme toi, j'aimerais à revoir sa petite loge, à m'asseoir à la place qu'elle occupait.

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

Sûrement, ce serait une sorte de consolation ; mais cela n'est pas possible !

MONSIEUR D'ORBEL.

Je ne sais pas.

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

Que dirait-on de moi ?

MONSIEUR D'ERVIÈRE.

Quelle idée ! En vérité, d Orbel, pourquoi lui donner de nouveaux regrets ?

MONSIEUR D'ORBEL.

Au contraire, et il me vient une idée...

MONSIEUR D'ERVIÈRE.

Comment ?

MONSIEUR D'ORBEL.

Oui, il faut absolument l'exécuter tout-à-l heure.

MONSIEUR D'ERVIÈRE.

Qu'est-ce que c'est ?

MONSIEUR D'ORBEL.

Allons, Grand-Pré, viens avec nous.

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

Où cela ?

MONSIEUR D'ORBEL.

Au Bal de l Opéra ; personne n'en saura rien ; je vais te donner un Domino ; nous nous masquerons tous les trois ; et nous n'emmènerons pas nos gens.

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

Mais...

MONSIEUR D'ORBEL.

Point de résistance. Le faisant lever. Le motif est louable.

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

En vérité...

MONSIEUR D'ORBEL.

Il n'y a pas à délibérer.

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

Vous êtes mes amis...

MONSIEUR D'ORBEL.

Sans doute, partons.

MONSIEUR DE GRAND-PRÉ.

Allons, puisque vous le voulez ; mais vous me répondez du plus grand secret ?

MONSIEUR D'ORBEL.

Oui, oui.

Monsieur d'Orbel et Monsieur d'Ervière l'emmènent en le faisant marcher devant eux, et en riant derrière lui.

Explication du Proverbe : 32. Il n'y a point d'éternelles douleurs.

 



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