LE CAMBRIOLEUR

SAYNÈTE

Saynète jouée par M. Lucien Guitry, le 2 décembre 1897, à la SALLE DES FÊTES DU JOURNAL.

1900.

de Tristan Bernard.

PARIS, LIBRAIRIE THÉÂTRALE, 30 RUE DE GRAMMOND, 30

Imprimerie Générale de Chatillon-sur-Seine. - A. PICHAT


Texte établi par Paul FIEVRE août 2021

© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:26.


PERSONNAGES

LA FRAPPE.

UN COMMISSAIRE DE POLICE.

UN GENDARME.

UN AGENT.

UN VIEILLARD.


LE CAMBRIOLAGE

Une porte au fond. - Deux portes à droite.- Une fenêtre à gauche.- Un bahut au fond à droite. - Il fait nuit. La scène est faiblement éclairée par une lumière qui vient du dehors par la fenêtre de gauche.

SCÈNE I.

LAFRAPPE, entrant par la porte du fond.

Sacrée saleté de pince-monseigneur de les deux oreilles ! Je me suis arraché la peau du pouce.

C'est bien comme l'a dit le petit marchand d'oiseaux. Il ne s'était trompé dans aucun détail. La murette basse sur les champs, l'allée de gravier, le porte de derrière. Me voilà dans la salle à manger. C'est là que se trouvent l'argenterie et les titres au porteur. La vieux singe doit dormir en haut. Qu'il repose en paix.

Il allume un bout de bougie qu'il a tiré de sa poche et qu'il pose sur la cheminée.

Ah ! Tout irait bien sans mon rhumatisme. Chaque fois que j'allonge le genou droit, c'est à crier. Je ne suis plus fichu d'escalader un mur de trois mètres... Aie, aie, aie, aie, aie. Je vais prendre un cachet.

Il prend un verre et une carafe d'eau sur le bahut.

Passer par le devant de la maison, il ne fallait pas y songer. La rue des Ormeaux est très passagère, même à ces heures-ci... Il n'est guère que onze heures d'ailleurs... Comme mon train est demain matin à sept heures quarante, je n'ai pas besoin de me presser... J'ai toute ma nuit... J'aime autant rester tranquillement ici, où il fait chaud, que d'aller poser dans une salle d'attente... Non ! Ces rhumatismes !... C'est de la guigne ! C'est de la guigne ! Je n'avais rien senti depuis huit jours et justement aujourd'hui... où il faut que je travaille !... Et je ne pouvais pas remettre la chose...

Gravement.

D'abord parce qu'il ne faut jamais rien remettre au lendemain.

Remuant la cuiller dans le verre.

Et puis le petit marchand d'oiseaux qui m'a donné le tuyau aujourd'hui pouvait très bien le donner à un autre demains...

Après réflexion.

Quoiqu'il soit honnête.

Il remue la cuiller dans le verre.

C'est long à fondre, ce machin-là... Heureusement que je ne suis pas pressé...

Après un silence.

Ah ! Oui, alors... Un affaire comme celle d'aujourd'hui, il faut en profiter. Les clients se font terriblement rares. On ne saurait croire combine les journaux avancés nous font du tort en prêchant le mépris des lois. Les clients se disent que nous n'avons plus peur des lois, que le police est impuissante à les défendre, et que dans ces conditions là, il vaut mieux qu'ils se gardent eux-même.

Il boit et fait la grimace.

Ce n'est pas bon cette affaire là.

Il examine sa cuiller, puis la met dans sa poche.

Ce qui fait que le métier est plus dur qu'il n'a jamais été. Il y a trente ans, à ce que des anciens m'ont dit, un bon cambrioleur se faisait ses trois cents francs par moi... Aujourd'hui, quand j'ai fait cinq cent francs dans ma saison d'été, je m'estime heureux. C'est égal, ce n'est pas payé.

Après un silence.

Ce qu'il y a de terrible, c'est que je deviens taffeur, moi qui n'avais jamais peur de rien... C'est que voilà bientôt que je n'ai pas été à la grosse malle, et ça me dégoûterait d'y retourner.

Attendri.

Et puis ça me ferait du mal de ne plus revoir ma gosse... Ma petite brunette...

Gaiment.

Si je ramasse un peu de pognon aujourd'hui, je vais chercher la gosse à Versailles et je vais me coucher pendant huit jours. C'est la seule façon d'en finir avec mon rhumatisme. Moi, je ne vole pas pour aller au café. L'alcool me fait mal à l'estomac. Je ne bois que de l'eau d'Evian à mes repas. Je vole pour pouvoir rester coucher à me faire dorloter par ma petite môme. Quand ce n'est pas pour celle d'aujourd'hui, c'est pas une autre. J'en change tous les trois ou quatre ans. Je les prends à seize ans, et je les garde jusqu'à vingt ans.

Sévèrement.

Quand elles commencent à raisonner, à discuter, à faire leur madame, je les saque, et je les remplace.

Il ôte sa veste.

C'est pour avoir ma liberté que je n'ai pas voulu me flanque dans une bande. C'est pourtant un travail plus régulier, on a un petit fixe par mois. On est assuré contre les accidents. Mais c'est dangereux parce qu'on n'est jamais sûr l'un de l'autre, et qu'il y a des faux frères ! J'aime mieux travailler individuellement et choisir ma spécialité : les villas inhabitées. Aujourd'hui j'ai accepté de venir ici, parce que c'est kif-kif : il n'y a personne dans le tôle. Il n'y a qu'un vieux au premier.

Posant sa veste sur un meuble.

Allons, il ne faut pas s'éterniser ici... Je me reposerai à Versailles. Je vais lire un peu pendant ces huit jours. Je suis du moment en train de lire l'Histoire de la Restauration de Vaulabelle. Quand, j'ai mal aux yeux, c'est la gosse qui me lit, comme elle sait lire, en louchant à toutes les phrases et en estropiant les noms propres. Ah ! C'est quelque chose d'amusant à voir ! Le soir je fais des réussites, puis on se couche à dix heures.

Il tire une pince-monseigneur de sa poche.

Quel sale outil tout de même. Qu'est ce que vous voulez foute avec ça ? Il faut voir les outils anglais, les pinces-monseigneur nickelés qu'on fabrique à Sheffield. Ça peut s'appeler des outils, ça. D'abord, c'est fait avec des aciers que nous n'avons pas, que nous pouvons avoir en France. Et puis, c'est une fabrication sérieuse. Quand une machine a estampé cent mille pièces, on la met au rancart, et on la vend à la ferraille. Aussi ce sont des bijoux de précisions. D'abord ça n'a plus l'aspect de ces grands machines d'un autre âge. Avec un outil grand comme le doigt, on soulève une porte-cochère. Et puis les gars qui les manient savent un peu ce que c'est que le travail.

D'un air d'admiration.

Ah ! Les Anglais ! Il faut les voir à la besogne. C'est merveilleux. Ils n'ont qu'un défaut. Ils se cuitent. Surtout en France où il y a du champagne. Mais si ces gens ne se cuitaient pas, ah ! Messieurs ! Qu'est ce que nous ferions ! Nous n'aurions plus qu'à rester chez nous.

Il faut pourtant que je m'occupe. L'argenterie est là dans le bahut. Un beau bahut. Je vais encore l'abîmer. Je me dégoûte d'abîme pour abîmer. Je vais esquinter un bahut de cent cinquante louis, pour chauffer peut-être trois cents francs d'argenterie ! Et puis après, il va falloir l'emporter... C'est curieux, il y en a un à peu près pareil au château de Luidan, où j'ai travaillé l'année dernière. Et où ai-je donc vu des ferrures comme ça ?... Ah ! Chez Bruninger, le banquier de Rueil. Ben voilà : j'aurais un outil anglais pour ouvrir ça, ça tournerait comme dans du beurre ; au lieu qu'avec ce sale outil-là, c'est un vrai moulin à café !

Tout en travaillant.

C'est ma faute, aussi ; je me promets chaque semaine d'écrire à Sheffield pour avoir des outils un peu propres, et je n'y pense jamais.

Entre les dents.

Tous les plaisirs ne sont que tromperie...

Oh ! Il n'y a pas de danger : le vieux est sourd.

Tous les plaisirs ne sont que tromperie,

Que triste leurre et folle vanité ?

Le travail seul embellit notre vie,

5   C'est la travail qui donne le gaité,

Oui, le travail nous donne la gaité !

Ça vient... Ça vient... C'est ouvert... Voilà la boite à argenterie.

Examinant le contenu.

Ah ! Ils ne se sont pas fichus de moi.... Ah ! Ben, ce n'est pas de la camelote.

Il pose la boite sur la table, la met dans un toilette dont il noue les quatre coins.

À présent, nous allons faire un petit baluchon... bien gentiment.

Puis chantonnant.

Nouez, Fanchon, joyeuse lavandière, nouez, Fanchon, votr' petit baluchon. Là... Voilà... Le meuble n'est pas trop esquinté. Parfait !... Maintenant, qu'est ce que c'est que ça ?

Il souffle la bougie.

Voilà le vieux qui vient dans le couloir... Il n'était donc pas en haut.

Sévèrement.

Oh ! Je n'aime pas ça... Il a tort de me déranger, ce vieux. Il a tort !...

Il va s'installer derrière le bahut avec sa canne d'entraînement

Quelle déveine !... Tout allais si bien. Il va falloir intervenir... Ça m'embête d'être obligé d'en venir à ces extrémités. D'autant plus que c'est cher, quand on est pris. Le vol qualifié, c'est moins grave. On vous recherche moins... Ah ! C'est bien ma veine ! Le voilà qui vient... je ne peux pas sauter par la fenêtre. Il y a du monde dans la rue... Juste de bec de gaz, en face. Et ces abrutis-là ne peuvent pas laisser travailler le monde tranquille !... C'est vrai, ça... S'ils veulent qu'on ne les dérange pas, ils n'ont qu'à pas garder l'argent chez eux ! Il y a des coffres-forts dans les grands établissement de crédit. Attention.

Le vieillard entre par la porte de droite, deuxième pan ; il est vêtu d'un pantalon et d'une chemise, il tient à la main une carabine. Pendant ce qui suit, il va lentement de la porte de droite à la fenêtre de gauche.

LAFRAPPE, entre ses dents.

Ah ! Diable ! C'est un vieux de bonne famille !... Il coûtera cher, s'il faut payer... Allons, allons ! Je vais être obligé de l'attaquer par derrière, avec un moulinet sans élégance.

Il donne un coup de sa canne d'entrainement sur la tête du vieillard qui tombe par la fenêtre la tête en avant.

Comme ceci, c'est gagné.

Prenant sa veste sous son bras.

Éloignons nous discrètement de ce lieu de carnage.

Bruits, clameurs, derrière la porte du fond.

Ah ! Bougre !

Allant à la porte de droite ; premier plan.

Je ne sais pas où ça.

Il disparaît par cette porte.

SCÈNE II.
Le commissaire, Un agent et un gendarme, portent des lumières.

UN AGENT, entrant avec une lumière.

Où est-il ? Où est-il ? Ah ! Il est épatant ! Avez-vous vu comme il a tapé !

UN GENDARME, entrant avec une autre lumière.

Où est-il ? Où est-il ? Ah ! Ah ! C'est un gaillard ! Il a mouché du premier coup !

LE COMMISSAIRE, entrant.

Où est-il ? Croyez-vous qu'il l'a bien touché !

L'AGENT.

Je ne sais pas. Il a dû passer par là.

LE COMMISSAIRE.

Mais dites-lui donc qu'il vienne ici. Je tiens absolument à le voir. Pourquoi se cache-t-il ? Le nigaud !

L'agent sort par la droite, second plan.

LE COMMISSAIRE, au gendarme.

Gendarme, vous allez partir à franc étrier jusqu'à la préfecture, et vous direz qu'un courageux citoyen vient d'abattre d'un coup de canne... C'était bien un coup de canne ?

LE GENDARME.

Oui, oui, sûrement. Je l'ai bien vu d'en bas...

LE COMMISSAIRE.

Quel magnifique coup de canne !... Vous direz donc qu'un héroïque citoyen vient d'abattre d'un coup de canne le vieux fou furieux qui, depuis ce matin, terrorisait le quartier avec sa carabine, et qui avait déjà blessé trois personnes... Allez !

Exit le gendarme.

C'était le seul moyen de le toucher ! Par derrière, avec un coup de canne. Mais c'est égal ! Il ne fallait par avoir la venette !   [ 1 Venette : Terme bas et populaire. Peur, inquiétude, alarme.]

SCÈNE III.
La Commissaire, L'Agent, puis Lafrappe

L'AGENT, rentrant par la porte du second plan à droite.

Il n'est pas par là.

Ouvrant la porte du premier plan.

Il est peut-être là... Oui, il est là.

À Lafrappe.

Arrivez donc.

LAFRAPPE, sortant, tout penaud, à lui-même.

Allons ! Ça y est ! Je suis fait ! Je suis pincé.

LE COMMISSAIRE, allant à Lafrappe et lui serrant la main.

Ah ! Permettez-moi de vous féliciter !... Et bien chaudement, vous savez ! Et de tout coeur !... Tout le monde en est émerveillé... Tenez, l'agent en est tout ému.

L'AGENT.

C'est magnifique.

Il prend la main de Lafrappe et la secoue avec énergie.

LE COMMISSAIRE, s'asseyant à la table.

Vous allez me donner votre nom... Comment vous appelez-vous ?

LAFRAPPE, ahuri.

Dorival !

LE COMMISSAIRE.

Plaît-il ?

LAFRAPPE, de même.

Doriveau.

LE COMMISSAIRE.

Ça s'écrit ?

LAFRAPPE, de même.

D O Du R A ri V U veau.

LE COMMISSAIRE.

Votre adresse ?

LAFRAPPE.

De passage.

LE COMMISSAIRE.

Vous pouvez aller vous coucher. Vous devez avoir besoin de repos... Mais venez demain au commissariat, vers dix heures.

LAFRAPPE, ahuri.

Ah ! Il faut que je vienne... demain...

LE COMMISSAIRE.

Oui, pour la médaille... car vous aurez certainement une médaille d'or... Allons ! Allez vous reposer... Vous n'avez pas perdu cette journée.

LAFRAPPE.

Au revoir, messieurs.

L'AGENT, lui tendant un paquet d'argenterie.

Vous oubliez votre paquet.

LAFRAPPE.

Merci, merci, monsieur...

Il va vers le fond. Au moment de sortir, il regarde encore le commissaire et l'argent. À lui-même :

Où allons-nous !

 



Warning: Invalid argument supplied for foreach() in /htdocs/pages/programmes/edition.php on line 594

 

Notes

[1] Venette : Terme bas et populaire. Peur, inquiétude, alarme.

 [PDF]  [TXT]  [XML] 

 

 Edition

 Répliques par acte

 Caractères par acte

 Présence par scène

 Caractères par acte

 Taille des scènes

 Répliques par scène

 Primo-locuteur

 

 Vocabulaire par acte

 Vocabulaire par perso.

 Long. mots par acte

 Long. mots par perso.

 

 Didascalies


Licence Creative Commons