LA GIFLE

COMÉDIE EN UN ACTE

1878. Tous droits réservés.

PAR M. ABRAHAM DREYFUS

PARIS, PAUL OLLENDORF, ÉDITEUR, 28 bis, RUE DE RICHELIEU.

ÉVREUX, IMPRIMERIE DE CHALRES HÉRISSEY.


Texte établi par Paul FIEVRE, février 2023.

Publié par Paul FIEVRE, mars 2023.

© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:34.


On conte que Dumas aurait dit un jour : Je rêve une première scène où un homme en aborderait un autre :

- C'est vous qui vous nommez un tel ?

- Oui, Monsieur

Et v'lan ! Un gifle !

FRANCISQUE SARCEY


PERSONNAGES

TOURIMEL.

CHAMBERLOT.

UN HUISSIER.

Extrait de "Théâtre de campagne, troisième série (...)" par Abraham Dreyfus, Deuxième édition. Paris : Calmann Lévy, 1887. pp. 1-38.


LA GIFLE

Un salon-antichambre. Porte d'entrée au fond. Autres portes à droite et à gauche. Cheminée à droite. Table à gauche. Banquette de chaque côté de la porte d'entrée. Chaises, fauteuils, etc.

SCÈNE PREMIÈRE.
Un Huissier, puis Blanc-Misseron.

Au lever du rideau, l'huissier est assoupi sur l'une des banquettes du fond.- Pendant un instant, on n'entend que le bruit de sa respiration, auquel succède bientôt une rumeur confuse grossissant jusqu'à l'altercation suivante :

UNE VOIX, au dehors.

Voyons, Messieurs...

VOIX DE CHAMBERLOT.

Vous n'en avez pas le droit !

VOIX DE BLANC-MISSERON.

Par exemple !

VOIX DE CHAMBERLOT.

Vous n'êtes qu'un manant !

VOIX DE BLANC-MISSERON.

Et vous un polisson !

Bruit de soufflet suivi de rumeurs. - C'est le bruit du soufflet qui réveille l'huissier. Il se relève brusquement et reste un instant abasourdi pendant que le bruit continue au dehors et qu'on entend les mots suivants :

- Misérable ! - Emmenez-le ! - C'est un scandale ! Ne me touchez pas !..

L'HUISSIER.

Mais on se bat, là !

Il court à la porte ; au même moment Blanc-Misseron fait son entrée, se frottant la joue de la main gauche et tenant une carte de la main droite. L'huissier s'incline respectueusement. Blanc-Misseron, qui allait s'adresser au public, l'aperçoit et baisse vivement sa main gauche.

BLANC-MISSERON.

Hein ?... Ah ! C'est vous, Louis... Vous voulez me parler ?

L'HUISSIER.

Non, Monsieur, j'avais cru entendre...

BLANC-MISSERON, vivement.

Une altercation ?... C'est là... dans l'antichambre... un individu qui faisait du tapage... On l'a mis à la porte.

L'HUISSIER, le regardant.

Ah ! C'est qu'il m'avait semblé...

BLANC-MISSERON.

Quoi ?

L'HUISSIER, embarrassé.

Qu'on se battait.

Changeant de ton.

Monsieur n'a besoin de rien ?

BLANC-MISSERON.

Non !...

Se ravisant.

Ou plutôt, si !... Donnez-moi donc un verre d'eau.

L'HUISSIER, à part.

Ah ! Je savais bien !

BLANC-MISSERON, vivement.

Qu'est-ce que vous dites ?

L'HUISSIER, avec grâce, en s'inclinant.

Je vais vous le chercher.

Il sort.

SCÈNE II.

BLANC-MISSERON, seul.

Ça se voit-il, oui ou non ?

Il va à la glace et regarde sa joue gauche.

Non ! Ça ne se voit plus...

Descendant.

Ça ne s'est vu que dans l'antichambre... au moment où les huissiers se sont précipités sur mon agresseur... Et ils ont bien fait de se précipiter... car sans cela...

Il lève la main comme pour donner un soufflet. - S'arrêtant.

J'allais me commettre avec un individu que je ne connais pas, un drôle, un misérable à qui je ne disais pas un mot, et qui est venu m'apostropher de la façon la plus grossière. Heureusement qu'on l'a emmené !... Il réfléchira au poste sur les dangers auxquels on s'expose en s'attaquant à un député ami du ministère. Il ne sait pas ce que peut un ami du ministère !...

Agitant sa main droite d'un air menaçant.

Eh bien, qu'il y vienne maintenant ! Qu'il y vienne !...

En faisant ce mouvement, il aperçoit la carte qu'il a gardée machinalement dans sa main. - Changeant de ton.

Qu'est-ce que c'est que ça ?

Examinant la carte.

« Jules Chamberlot. » C'est une carte, ça ! - Ainsi, il m'a donné sa carte !... Quelle audace !... Et il s'attendait peut-être à recevoir la mienne ?... Ma parole, il y a des gens qui ne doutent de rien... Me voyez-vous, moi, Monsieur Blanc-Misseron, député de Sarthe-et-Loire, me battant avec un...

Regardant la carte.

avec un Jules Chamberlot... - sans adresse.

Au public.

Il n'y a pas d'adresse.

Railleur.

C'est très commode. On a beau jeu à venir jeter sa carte à la tête des gens, quand on sait que ces gens ne pourront pas vous retrouver !

Avec mépris.

Fanfaron, va !

Il jette la carte à terre. - Bruit au dehors. - La porte s'ouvre et l'on entrevoit l'huissier qui parlemente avec quelqu'un.

L'HUISSIER, parlant au dehors.

Non, Monsieur... non ! C'est impossible...

Il entre et referme la porte.

SCÈNE III.
Blanc-Misseron, L'Huissier.

BLANC-MISSERON.

Qu'est-ce que c'est ?

L'HUISSIER, apportant un verre d'eau qu'il va poser sur la table.

Oh !... Rien... Un individu qui veut entrer quand même.

BLANC-MISSERON.

Comment ! C'est encore lui...

L'HUISSIER.

Qui donc ?

BLANC-MISSERON.

Celui qui m'a gif...

5e reprenant.

celui qu'on a renvoyé tout à l'heure.

L'HUISSIER.

Je ne sais pas. Il est furieux... Il provoque tout le monde.

BLANC-MISSERON.

Et on le laisse faire !... Il n'y a donc pas de gardes, ici ?

L'HUISSIER.

Si, Monsieur... On est allé les chercher...

BLANC-MISSERON.

Ce n'est pas malheureux !

Il va à la table pour boire son verre d'eau. Bruit au dehors.

L'HUISSIER.

Tenez, Monsieur, entendez-vous ?

Il entr'ouvre la porte du fond.

VOIX DE CHAMBERLOT, très animée.

Chacun à son tour ! C'est moi qui vous le dis, moi, Jules Chamberlot, ex-adjudant au 4ème chasseurs à pied... trois campagnes... huit blessures.

BLANC-MISSERON, à l'huissier.

Qu'est-ce qu'il dit ?

L'HUISSIER.

Huit blessures.

Regardant au dehors.

Il s'en va... Faut-il le rappeler ?

BLANC-MISSERON, vivement.

Non ! Non !... C'est inutile.

L'HUISSIER.

Parce que si monsieur avait à se plaindre...

BLANC-MISSERON.

Pas le moins du monde ! Qu'il aille se faire pendre ! Il y a eu assez de bruit comme cela !

En aparté, pendant que l'huissier est occupé au fond.

Et je n'aime pas le bruit, moi ! - Je ne le supporte qu'à la Chambre ! Hors de la Chambre, je ne me fais jamais remarquer. - Que les provocateurs se le tiennent pour dit !... S'il fallait répondre à tous les gens qui vous attaquent, on aurait trop à faire ! Il sera bien avancé, ce monsieur, quand je lui aurai rendu sa gifle. Nous nous battrons... Soit. - Et puis après ?... J'estime que le dédain est une arme plus sûre... C'est l'arme des vrais politiques, de ceux qui se doivent à leur pays et qui ne s'exposent pas à verser un sang précieux pour flatter l'amour-propre d'un inconnu... Parbleu ! Je vois bien où il veut en venir, Monsieur Jules Chamberlot. Il serait enchanté de pouvoir faire insérer dans les journaux une note ainsi conçue : « Hier, une rencontre a eu lieu, sur la lisière de la forêt de Saint-Germain, entre M. J. C., ex-adjudant au 4ème chasseurs, et M. B.-M., l'éminent député de Sarthe-et-Loire. » De la réclame, tout cela, de la pure réclame !

L'HUISSIER, descendant.

Est-ce que je dois annoncer Monsieur ?

BLANC-MISSERON.

Non !... Je suis encore sous le coup de cette scène tumultueuse... Il faut que je rassemble mes idées... Je reviendrai tout à l heure.

Il sort.

L'HUISSIER, le reconduisant.

Bien, Monsieur.

SCÈNE IV.
L'Huissier, puis Chamberlot.

L'HUISSIER, seul, riant.

C'est égal ! Il l'a reçue ! Il ne veut pas en convenir, mais il l'a reçue...

La porte de gauche s'ouvre, et Chamberlot entre précipitamment.

L'HUISSIER, effrayé.

Ah !

CHAMBERLOT, vivement, avec autorité.

Chut !

L'HUISSIER, s'approchant, et le reconnaissant.

Comment ! C'est encore vous ?

CHAMBERLOT.

Oui... pas un mot !

L'HUISSIER.

Mais, Monsieur, on n'entre pas par là !...

CHAMBERLOT.

Je le sais bien !...

Mouvement de l'huissier.

Quand j'ai vu qu'on ne voulait pas me laisser entrer de ce côté, j'ai fait le tour par les bureaux.

L'HUISSIER.

Mais c'est défendu !

CHAMBERLOT.

Justement. Si la porte n'était pas défendue, on la garderait, et je n'aurais pas pu passer.

L'HUISSIER.

Il faut vous en retourner.

CHAMBERLOT.

Par le même chemin ? Il me serait impossible de le retrouver.

Il s'assied.

L'HUISSIER, le regardant, stupéfait.

Oh !!..

CHAMBERLOT.

Je suis sûr que vous ne le retrouvez pas vous-même. Des couloirs, des bureaux, et puis d'autres couloirs, d'autres bureaux... C'est à se perdre vingt fois ; j'y renonce.

L'HUISSIER.

Mais, Monsieur, vous ne pouvez pas rester ici !

CHAMBERLOT.

Allons donc !

L'HUISSIER.

Il n'y a pas de « Allons donc ! » J'ai ma consigne, moi !

CHAMBERLOT, d'un air entendu.

Parfaitement.

L'HUISSIER, interloqué.

Mais oui, Monsieur !... J'ai ma consigne !

CHAMBERLOT, froidement.

J'ai compris, vous dis-je.

Il se lève, prend un cigare dans sa poche et le glisse entre les mains de l'huissier, en affectant de ne pas le regarder.

Tenez !

L'HUISSIER, prenant le cigare machinalement.

Hein ?

CHAMBERLOT.

Gardez ! Gardez !

Fredonnant d'un air dégagé.

Pum ! Pum ! Pum ! Pum ! Pum ! Pum !

Il va se rasseoir comme un homme satisfait de son expédition.

L'HUISSIER, qui a suivi ce jeu de scène.

Alors, vous me donnez un cigare pour...

Éclatant de rire.

Eh bien, elle est bonne, celle-là !

CHAMBERLOT, surpris.

Qu'est-ce qui vous prend ?

L'HUISSIER, riant toujours.

Il me donne un cigare !... Un cigare !!

CHAMBERLOT, naïvement.

Vous ne fumez pas ?

L'HUISSIER, riant de plus en plus fort.

Si !... Si! je fume... Soyez tranquille, je fume!

CHAMBERLOT.

Il est gai, cet homme-là. Vous êtes gai, mon ami ?

L'HUISSIER, même jeu.

Oui, j'ai mes jours... J'ai mes jours où je fume... Quand on me donne un cig... Ah ! ah ! ah ! Quand on me donne un cigare...

N'en pouvant plus de rire, il tombe sur une chaise qui fait pendant à celle sur laquelle est assis Chamberlot.

CHAMBERLOT, le regardant.

Mais il va se faire du mal.

L'HUISSIER, respirant bruyamment.

Ah ! Ça va mieux !

CHAMBERLOT.

Soufflez ! Soufflez !

L'HUISSIER, riant de nouveau, vivement.

Non ! non ! Ne parlez pas... Ça me reprendrait.

CHAMBERLOT, à part.

Quel drôle d'huissier...

Se levant.

Eh bien, voyons, est-ce qu'on peut entrer, maintenant ?

L'HUISSIER, riant.

Chez le ministre ?... Vous voulez entrer chez le ministre ?

CHAMBERLOT.

Est-ce qu'il n'y est pas ?

L'HUISSIER.

Non !

CHAMBERLOT.

Où est-il ?

L'HUISSIER, réprimant un nouvel accès de rire.

Il est aux bains.

CHAMBERLOT, furieux.

À cette heure-ci ?

L'HUISSIER.

Ah ! Vous savez ? Les ministres ont le droit de se baigner à n'importe quelle heure.

CHAMBERLOT.

Alors on prévient ! On ne fait pas droguer les gens comme ça ! Je suis là depuis dix heures du matin, moi, et il est deux heures! Et je n'ai pas déjeuné, sacrebleu !

L'HUISSIER, riant.

Il fallait le dire !

CHAMBERLOT, avec conviction.

Je l'ai dit ! Je l'ai dit à ce gros bonhomme qui est entré tout à l'heure.

L'HUISSIER.

Ah ! Oui... Celui à qui vous avez flanqué...

CHAMBERLOT.

Dame... Écoutez donc ! Il arrive après moi et il veut passer avant. Je lui dis : « Ce n'est pas juste ! » je suis pour la justice, moi ! Chacun à son tour... C'est la justice! »

L'HUISSIER.

Et qu'est-ce qu'il vous a répondu ?

CHAMBERLOT.

Il m'a appelé polisson... Polisson ! Moi, Jules Chamberlot... Un ancien soldat d'Afrique... Trois campagnes, huit blessures... C'est ce que je lui ai dit : - En avez-vous autant ? Montrez-les, si vous en avez autant !

L'HUISSIER.

Il ne vous les a pas montrées ?

CHAMBERLOT.

Non !... Il a mieux aimé s'esquiver tandis qu'on m'emmenait. Lâche, va ! Appeler la garde à son secours... au lieu de venir sur le terrain.

L'HUISSIER.

Ah ! Vous vouliez...

CHAMBERLOT.

Parfaitement. Je lui ai donné une gifle : il ne me l'a pas rendue, nous devons nous battre, c'est simple comme bonjour.

L'HUISSIER.

On voit bien que vous ne connaissez pas votre adversaire.

CHAMBERLOT.

Il est fort ?... Raison de plus. Je n'ai jamais reculé devant un homme fort... Nous nous battrons.

L'HUISSIER, riant.

Vous allez vite, vous ?

CHAMBERLOT.

Toujours ! Je ne suis pas comme votre ministre... Quatre heures dans l'eau !... Il ne se dépêche guère !...

L'HUISSIER.

Vous voulez l'attendre ?

CHAMBERLOT.

De pied ferme.

L'HUISSIER.

Eh bien, écoutez... Là... Sérieusement, vous perdez votre temps. On n'est pas reçu ici sans lettre d'audience... Est-ce qu'on ne vous l'a pas dit ?

CHAMBERLOT.

On ne m'a rien dit du tout. Je suis entré, j'ai vu du monde qui attendait, et je me suis mis à la file pour passer à mon tour.

L'HUISSIER.

Eh bien, vous voyez que ça ne suffit pas. Il faut solliciter une audience par lettre, en spécifiant l'objet de votre demande.

CHAMBERLOT.

Ça ne va pas être long !

Il va s'asseoir devant la table.

L'HUISSIER.

Qu'est-ce que vous faites ?

CHAMBERLOT.

J'écris ma lettre... Est-ce que je ne peux pas l'écrire là ?

L'HUISSIER.

Si ! si ! Dépêchez-vous.

Riant, à part.

Je ne veux pas le garder toute la journée.

CHAMBERLOT, écrivant.

« Monsieur le Ministre... Le soussigné a l'honneur de vous exposer qu'il n'a pas encore reçu la croix de la Légion d 'honneur à laquelle il a droit depuis dix ans. Il faut croire qu'elle se sera égarée dans les bureaux. »

L'HUISSIER, scandalisé.

Oh !

CHAMBERLOT.

Ce n'est pas comme cela ?

L'HUISSIER, riant.

Si ! si !

CHAMBERLOT.

Ah ! C'est que j'en ai écrit des lettres au régiment ! Mâtin ! Si j'avais autant de mille livres de rentes que j'ai tiré de carottes pour l'un ou pour l'autre...

L'HUISSIER.

Vous seriez riche ?

CHAMBERLOT.

Ah ! Mais oui ! -

Écrivant.

« Il faut croire qu'elle se sera égarée dans les bureaux ; c'est ce que j'espère vous prouver, Monsieur le Ministre, si vous m'accordez l'audience que je sollicite par la présente, en vous priant d'agréer les respects de votre tout dévoué subordonné.., etc., etc. » C'est tapé, hein ?

Il plie la lettre.

L'HUISSIER.

Alors, vous demandez la croix ?

CHAMBERLOT.

J'en ai le droit ! J'étais le premier inscrit au tableau... et on en a décoré trois autres qui étaient portés après moi.

L'HUISSIER.

Comment cela se fait-il ?

CHAMBERLOT.

Il y a eu une erreur, parbleu !... Un des employés aura laissé glisser ma nomination sous son tiroir. Je connais ça, voyez-vous ! Votre tiroir est plein, vous l'ouvrez, et en l'ouvrant vous déplacez une feuille qui va se nicher au fond du meuble où elle est retrouvée trente ans après par un marchand de bric-à-brac. C'est clair comme le jour.

L'HUISSIER, riant.

Il n'y a pas de tiroirs, ici ; il n'y a que des cartons !

CHAMBERLOT.

Alors on a décoré un autre Chamberlot ; ce n'est pas possible autrement ; vous comprenez que je ne réclamerais pas ma croix si elle ne m'était pas due.

L'HUISSIER.

Et vous avez attendu dix ans pour faire cette réclamation ?

CHAMBERLOT.

J'aurais bien attendu davantage, mais j'ai été tourmenté par mon beau-père.

L'HUISSIER.

Ah ! Voilà... Vous êtes marié ?

CHAMBERLOT.

Malheureusement. J'ai épousé la fille d'un marchand de vin qui est très mal vu dans le pays. C'est un vieux gredin. Alors il tient à ce que je sois décoré pour se relever un peu dans l'estime publique...

L'HUISSIER.

C'est tout naturel.

CHAMBERLOT.

Sa fille et lui m'ont tellement ennuyé que j'ai juré de revenir avec la croix.

L'HUISSIER.

Diable !

CHAMBERLOT.

Et quand j'ai juré quelque chose, c'est sacré. Vous comprenez qu'il faut que je voie le ministre.

L'HUISSIER, à part.

Pauvre homme! Il devient intéressant.

Haut.

Eh bien, écoutez, je vais vous donner un bon conseil : si vous voulez obtenir une audience, il faut faire apostiller votre demande.

CHAMBERLOT.

Par qui ?

L'HUISSIER.

Par un personnage quelconque, un sénateur, un député...

CHAMBERLOT.

Un député ? Je connais le mien !

L'HUISSIER.

Eh bien, alors ?

CHAMBERLOT.

Quand je dis que je le connais, c'est une façon de parler. Je ne l'ai jamais vu. Mais il me connaît, lui ! Je suis son locataire. Je lui donne huit cents francs par an pour une sacrée bicoque qui n'en vaut pas quatre.

L'HUISSIER.

Il a intérêt à vous ménager?

CHAMBERLOT.

Parbleu ! Demandez plutôt à son notaire. Personne ne paie plus religieusement que moi... Le 15, à midi... C'est réglé comme un papier de musique.

L'HUISSIER.

Et vous croyez qu'il vous recommandera ?

CHAMBERLOT.

Si je le crois ?...

S'asseyant à la table.

Ça ne va pas traîner, allez !

Écrivant.

« Monsieur le député, j'ai l'honneur de vous communiquer ci-joint une demande que j'adresse au Ministre. Si vous pouvez l'appuyer de votre signature, vous ferez grand plaisir à votre tout dévoué et respectueux serviteur.

Jules CHAMBERLOT. »

C'est tapé, hein ?

Il met les deux lettres sous enveloppe.

L'adresse maintenant... « À Monsieur... Monsieur Blanc-Misseron... »

L'HUISSIER.

Comment! C'est à Monsieur Blanc-Misseron... le député de Sarthe-et-Loire...

CHAMBERLOT, écrivant.

« De Sarthe-et-Loire ... » C'est bien cela.

L'HUISSIER.

Ah ! Monsieur Blanc-Misseron est votre député ?... Eh bien, vous avez de la chance !

CHAMBERLOT.

Il est influent ?

L'HUISSIER.

Très influent... Il vient ici tous les jours.

CHAMBERLOT.

Alors, je suis bien tombé ?

L'HUISSIER.

Ah ! Oui !... Joliment !

CHAMBERLOT.

Je tombe toujours comme ça ! - Voici ma lettre... Vous la lui remettrez quand il- viendra.

L'HUISSIER, embarrassé.

Ah ! C'est que...

CHAMBERLOT.

Quoi ?... Ça vous dérange ?... Je peux la lui remettre moi-même.

L'HUISSIER, vivement.

Non ! Non ! Je ne vous y engage pas... Ce n'est pas le moment.

VOIX DE BLANC-MISSERON, au dehors.

Le ministre ! Où est le ministre ?

L'HUISSIER, sautant.

Sapristi ! C'est lui !

CHAMBERLOT.

Mon député ?

Il va pour se précipiter au-devant de lui.

L'HUISSIER, l'arrêtant.

Attendez donc ! Il ne faut pas qu'il vous voie !

CHAMBERLOT.

Pourtant, si l'occasion se présente...

L'HUISSIER, le poussant vers la porte de gauche.

Entrez là.

CHAMBERLOT.

Mais je ne m'explique pas...

L'HUISSIER, refermant la porte sur lui.

Laissez-moi faire !

CHAMBERLOT, rouvrant la porte.

Un mot seulement...

L'HUISSIER, exaspéré.

Oh !

CHAMBERLOT.

Je ne veux lui dire qu'un mot...

L'HUISSIER, repoussant la porte.

Mais taisez-vous donc!

Il referme la porte sur Chamberlot. Blanc-Misseron entre au même instant.

L'HUISSIER, à part.

Il était temps !

SCÈNE V.
L'Huissier, Blanc-Misseron.

BLANC-MISSERON entre avec un portefeuille sous le bras et un journal à la main. Il est très agité.

Est-ce que le ministre est là ?

L'HUISSIER.

Oui, Monsieur.

BLANC-MISSERON.

Voyez donc s'il peut me recevoir... Affaire très urgente.

Il dépose son portefeuille sur la table. - L'huissier sort par la droite.

BLANC-MISSERON, seul.

Il faut mettre un terme à ces attaques continuelles !... Si vous voulez saper le pouvoir, sapez-le ! Mais ne laissez pas imprimer des choses comme celles-ci : - « On a discuté hier à la Chambre le nouveau projet de loi sur le duel. On s'attendait à un discours de Monsieur Blanc-Misseron, mais l'honorable député, fidèle à ses principes, a préféré s'abstenir. » - Sentez-vous l'allusion ? Eh bien, voilà comment on sape le pouvoir, en incriminant les actes passifs des hommes qui veulent sauvegarder en leur personne les intérêts de trente mille électeurs. Voilà ! Voilà ce que l'on imprime et ce que je suis obligé de supporter sans rien dire... Oh ! Si je pouvais leur imposer silence...

L'HUISSIER, rentrant.

Monsieur le ministre n'est plus là, monsieur ; on vient de lui apporter une dépêche et il est sorti par la porte de ses appartements.

BLANC-MISSERON.

Et son secrétaire ?

L'HUISSIER.

Monsieur le secrétaire est sorti aussi, Monsieur...

BLANC-MISSERON.

Tiens !... C'est curieux... - Enfin, je reviendrai...

Il va pour reprendre son portefeuille et aperçoit la lettre de Chamberlot que l'huissier a laissée sur la table.

Une lettre pour moi ?...

Il la prend.

L'HUISSIER, à part.

Aïe !

BLANC-MISSERON, décachetant la lettre.

« Jules Chamberlot! »

À l'huissier.

Il est revenu ?

L'HUISSIER, balbutiant.

Je ne sais pas, Monsieur... C'est une lettre que... que j'ai trouvée là... On l'aura apportée en mon absence.

BLANC-MISSERON, se contenant.

Apparemment...

A part.

Une provocation, sans doute... Ne faiblissons pas devant cet homme...

Lisant la lettre.

« Monsieur le député, j'ai l'honneur de vous communiquer une demande...

Il achève sa lecture en silence et, à mesure qu'il lit, sa physionomie prend une expression joyeuse.

... et bien respectueux serviteur. » Mais c'est une lettre d'excuses, ça !..Voyons la demande...

Il la parcourt.

Justement, il a besoin de moi ! Comme ça se trouve !... Voilà un homme à qui j'ai le droit de demander une réparation, un homme qui peut me tenir au bout de son épée, comme je le tiens au bout de la mienne, et cet homme est obligé de respecter ma vie !... S'il me blesse seulement, s'il fait couler une goutte de mon sang, rien qu'une goutte, il perd son protecteur, il brise sa carrière...

Avec force.

Et on croit que je ne me battrai pas ?... Allons donc !

À l'huissier.

Dites à Monsieur Chamberlot que je veux le voir tout de suite.

L'HUISSIER.

Mais, Monsieur, je ne le connais pas !

BLANC-MISSERON.

Et cette lettre qu'il vous a confiée ?

L'HUISSIER.

Cette lettre ?

BLANC-MISSERON.

Oui... Comment serait-elle là, si vous ne vous étiez pas chargé de la remettre ?

L'HUISSIER.

Monsieur... Je vous jure...

BLANC-MISSERON.

Chansons ! Je suis fin, moi, mon ami, entendez-vous ? Je suis très fin.

L'HUISSIER, à part.

C'est vrai ! Il a l'air très fin aujourd'hui.

BLANC-MISSERON, avec bonhomie.

Allons, avouez qu'on vous a corrompu...

L'HUISSIER.

Oh ! Monsieur... Si l'on peut dire !

Riant.

J'ai reçu un cigare...

BLANC-MISSERON.

Un cigare ?... Je vous en donnerai cent, si vous m'amenez tout de suite Monsieur Chamberlot.

L'HUISSIER.

Je vais tâcher de le retrouver.

BLANC-MISSERON.

À la bonne heure !

L'HUISSIER, à part.

Ah ! Ça, qu'est-ce qui se passe ?... Je ne l'ai jamais vu dans cet état-là !

Il sort par la gauche.

SCÈNE VI.
Blanc-Misseron, puis Chamberlot.

BLANC-MISSERON.

Enfin, je vais donc pouvoir faire taire les rieurs... Ah ! Messieurs... Vous voulez un duel ?... Eh bien, le voilà, votre duel !... Et un duel sérieux, un duel avec un adjudant...

Se reprenant.

Un lieutenant au 4e chasseurs... Un officier décoré !... - Il va l'être - un homme qui tire l'épée comme le chevalier de Saint-Georges... Si, après cela, on dit que je n'ai pas fait mes preuves...

CHAMBERLOT, paraissant à la porte de gauche et parlant à la cantonade.

Oui... oui... C'est bien... Soyez tranquille...

Il referme la porte et descend.

BLANC-MISSERON, à part.

Le voilà !...

Il prend une pose.

CHAMBERLOT, à part.

J'ai promis d'être gentil... Soyons gentil...

Haut, s'inclinant.

Monsieur...

BLANC-MISSERON, après un léger salut, - calme et digne.

Monsieur Chamberlot, sans doute ?

CHAMBERLOT.

Oui, monsieur... Jules Chamberlot... pour vous servir...

BLANC-MISSERON, même jeu, avec une ironie voilée.

Pour me servir... d'une étrange façon ! - Vous me reconnaissez ?

CHAMBERLOT, embarrassé, tournant son chapeau.

Oui, Monsieur... On vient de me dire... Mais croyez bien que j'ignorais... Sans cela... certainement...

BLANC-MISSERON.

Oh ! Ne vous excusez pas, monsieur...

CHAMBERLOT, vivement.

Je ne m'excuse pas...

Se contenant et reprenant son attitude soumise.

Seulement... Je regrette que... qu'un mouvement regrettable...

BLANC-MISSERON, à part, souriant.

Il cane !...

Haut.

Cela suffit, Monsieur... Je vous dispense d'autres explications... Il n'en est pas besoin pour une affaire aussi simple... Vous m'avez offensé... J'ai le droit de vous demander une réparation... Je vous la demande...

CHAMBERLOT, étonné.

Comment ?

BLANC-MISSERON.

J'espère que vous ne refuserez pas de vous battre.

CHAMBERLOT, bondissant.

Moi !... Refuser de me battre !..

Avec force.

Je ne refuse jamais.

BLANC-MISSERON.

À la bonne heure !

CHAMBERLOT, changeant de ton.

Mais cette fois, par exception...

BLANC-MISSERON.

Hein ?

CHAMBERLOT.

Je suis bien forcé de reconnaître que ce duel est impossible.

BLANC-MISSERON.

Impossible ?... Ce duel ?

CHAMBERLOT.

Vous êtes plus âgé que moi.

BLANC-MISSERON.

Mais je vous demande pardon !

CHAMBERLOT.

Père de famille, sans doute...

BLANC-MISSERON.

Il n'est pas question...

CHAMBERLOT, continuant.

De plus, député et propriétaire. Je ne suis qu'un de vos électeurs... Un modeste électeur.

BLANC-MISSERON, solennel.

Je le sais, monsieur ; mais, comme fils de 89, j'estime que le principe d'égalité doit être respecté par ceux-là mêmes qui en sont la négation la plus évidente... Pour moi, vous êtes un homme et vous valez un homme... - plus peut-être !

CHAMBERLOT, s'inclinant.

Je vous remercie, mais...

BLANC-MISSERON.

Ne parlons donc plus de ma supériorité ; je ne peux pas la nier, puisqu'elle existe ; mais je l'oublie pour vous demander réparation de l'insulte que j'ai reçue...

CHAMBERLOT, à part.

Qu'est-ce qu'il disait donc, l'huissier ?... Il est parfait cet homme-là !...

Haut.

Écoutez, mon cher député... - Vous me permettez de vous appeler mon cher député ?

BLANC-MISSERON, toujours digne.

C'est votre droit.

CHAMBERLOT.

Eh bien, mon cher député, ce que vous dites-là me prouve que vous êtes un homme de coeur... et un honnête homme.

BLANC-MISSERON, à part.

Il me flatte...

CHAMBERLOT.

Un homme devant lequel tout le monde doit s'incliner.

BLANC-MISSERON, à part.

Oui... oui... va ! Aplatis-toi.

CHAMBERLOT.

Aussi, je fais comme tout le monde ; et moi qui n'ai jamais fait d'excuses à personne, entendez-vous ? À personne... Eh bien, je vous en fais !

BLANC-MISSERON.

Vous me faites des excuses ?

CHAMBERLOT.

Complètes.

BLANC-MISSERON.

Je ne les reçois pas.

CHAMBERLOT, stupéfait.

Oh !

BLANC-MISSERON, appuyant.

Je ne les-re-çois-pas...

Mouvement de Chamberlot.

Ah ! Ça vous étonne ?... On vous a dit, sans doute, que j'étais un homme tranquille, patient, résigné ; que j'avais pour principe de ménager en ma personne le sang de trente mille électeurs ?... Eh bien, Monsieur, vous saurez qu'il y a des moments où ce sang bout malgré moi, et que, dans ces moments-là, je ne connais plus qu'un devoir : celui de la vengeance ; et une arme : l'épée !

CHAMBERLOT, à part.

Mais c'est un lion !

BLANC-MISSERON.

Demain matin, mes témoins auront l'honneur de se présenter chez vous.

CHAMBERLOT, avec bonhomie.

Parfaitement. C'est entendu. Je leur raconterai ce qui s'est passé ; j'avouerai mes torts; je dirai que vous avez été aussi brave que généreux, et, dans ces conditions, le duel n'aura plus aucune raison d'être...

BLANC-MISSERON, à part.

Ah ça ! Mais il recule !... Mon duel va m'échapper...

Haut.

Dites donc ! Vous reculez !...

CHAMBERLOT, tressaillant.

Moi !

BLANC-MISSERON.

Mais ça ne m'irait pas du tout, vous savez ? Nous devons nous battre, battons-nous !

CHAMBERLOT, à part.

Il est enragé...

Haut.

Voyons, ce n'est pas sérieux...

BLANC-MISSERON, avec colère.

Pas sérieux !

CHAMBERLOT.

Écoutez-moi, mon cher député...

BLANC-MISSERON.

Je n'écoute rien.

CHAMBERLOT.

Puisque je vous tends la main.

BLANC-MISSERON.

Je la repousse...

CHAMBERLOT, avec un air de doux reproche.

Oh !

BLANC-MISSERON.

Je ne touche pas la main d'un lâche !

CHAMBERLOT, bondissant.

Moi !!! Un lâche !..

BLANC-MISSERON, à part.

Ah !... Il y vient !

CHAMBERLOT, éclatant de rire, - très calme.

Non... C'est trop drôle... Voyez-vous... J'aime mieux rire...

BLANC-MISSERON.

Comment ?...

CHAMBERLOT, riant.

Vous pouvez m'appeler lâche tant que vous voudrez, allez ! Cela ne me fera rien du tout...

À part.

Pourvu que j'aie ma croix.

BLANC-MISSERON, à part, exaspéré.

Ah ça !... Mais il ne se battra jamais, cet animal-là !... Comment l'obliger?..

Haut.

Vous ne voulez pas vous battre ?

CHAMBERLOT.

Non !

BLANC-MISSERON, s'approchant de lui.

Une... deux... trois... Vous ne voulez pas vous battre ?

CHAMBERLOT.

Non !

BLANC-MISSERON.

Eh bien, tenez !..

Il lui donne un soufflet.

CHAMBERLOT, d'une voix formidable.

Tonnerre !!! Un soufflet... À moi !... Jules Chamberlot !...

Il va pour se précipiter sur Blanc-Misseron. S'arrêtant brusquement et changeant de ton.

- Nous sommes quittes !

BLANC-MISSERON, stupéfait.

Hein ?

CHAMBERLOT, d'une voix contenue.

Avec tout autre, les choses ne se passeraient pas de cette façon-là... Mais j'ai fait un serment, et il faut que je le tienne.

BLANC-MISSERON, ahuri.

Qu'est-ce qu'il dit ?

CHAMBERLOT.

Je vous ai donné une gifle... Vous me l'avez rendue... Rien ne s'oppose plus maintenant à ce que vous appuyiez ma demande auprès du ministre.

Il salue et sort.

SCÈNE VII.

BLANC-MISSERON, resté seul, suffoqué.

Comment il s'en va ?... Il est parti ?...

Courant à la porte.

Eh bien ! Et mon duel ?..

Redescendant - Abattu.

Ah ! Ces choses-là n'arrivent qu'à moi !... Après avoir vainement cherché une affaire, je finis par en trouver une... une affaire excellente, exceptionnelle, présentant toutes les garanties possibles... Et elle m'échappe !... Et je perds mon adversaire !... Un adversaire sûr... Un homme qui se serait conduit sur le terrain comme personne n'a jamais eu le courage de se conduire !... Ce n'est pas de chance, vraiment ! Était-il assez plat, ce Chamberlot !... S'est-il assez roulé, hein ?... Si on l'avait vu, encore !... Mais personne ne l'a vu... Il a eu bien soin de ne pas appeler de témoins... Lâche ! Oh ! Mais tu me paieras cela, va !... Tu vas voir ce que je vais en faire de ta demande, de ta honteuse demande... Réclamer la croix de la Légion d 'honneur ! Un homme qui tremble devant une épée !... Fouinard, va !

SCÈNE VIII.
Blanc-Misseron, Chamberlot.

Chamberlot rentre par la porte du fond, il a l'air très sombre.

BLANC-MISSERON.

Ah ! C'est vous, Monsieur ?

CHAMBERLOT.

Oui.

BLANC-MISSERON, avec défi.

Vous osez donc revenir ?

CHAMBERLOT, sèchement.

Vous le voyez.

BLANC-MISSERON, railleur.

Vous vous êtes dit sans doute que votre sortie avait été un peu précipitée...

CHAMBERLOT, avec une colère concentrée.

En effet, j'ai réfléchi...

BLANC-MISSERON.

Et le résultat de ces réflexions ?...

CHAMBERLOT, éclatant.

C'est que nous nous battrons.

BLANC-MISSERON, joyeux.

Vraiment ?... Vous consentez ?

CHAMBERLOT.

Il demande si je consens ! !

BLANC-MISSERON.

Eh bien, à la bonne heure ! Je vous retrouve !

CHAMBERLOT.

Et moi, donc !

BLANC-MISSERON.

J'étais surpris de voir caner un homme comme vous...

Riant.

Car, enfin, il n'y a pas à dire, vous caniez.

CHAMBERLOT, sourdement.

Oui... Oui... Je canais.   [ 1 Caner : Faire la cane, reculer, fuir. [L]]

BLANC-MISSERON.

Dire que vous n'avez pas bronché quand je vous ai donné un soufflet !...

CHAMBERLOT, même jeu.

Assez !...

BLANC-MISSERON, riant.

Et un fameux soufflet, hein ?...

CHAMBERLOT, terrible.

Oh ! Oui... Un soufflet qui se paiera cher!..

BLANC-MISSERON, à part, le regardant.

Ses yeux s'allument... Il est superbe !...

CHAMBERLOT, s'animant.

Et très cher, encore !

BLANC-MISSERON, à part.

Quel malheur qu'on ne le voie pas !

CHAMBERLOT.

Si cher que je me consolerai de ne pas avoir rapporté autre chose...

BLANC-MISSERON.

Quelle chose ?

CHAMBERLOT.

Vous savez bien.

BLANC-MISSERON.

Mais non ! Je ne sais pas...

CHAMBERLOT.

La décoration que vous deviez me faire obtenir ?

BLANC-MISSERON.

Oui... Eh bien?

CHAMBERLOT.

Cette décoration pour laquelle je vous ménageais, au point de...

Fermant les yeux à la pensée qu'il évoque. - Avec force.

Oh ! Mais... Je n'ai plus à vous ménager, maintenant.

BLANC-MISSERON, inquiet.

Comment ? Vous n'avez plus à me ménager...

CHAMBERLOT.

Pas le moins du monde... Ce n'était pas l'homme que je respectais en vous, ce n'était même pas le propriétaire, c'était le député influent.

BLANC-MISSERON.

Eh bien ?

CHAMBERLOT.

Vous n'êtes plus influent : le ministère est changé.

BLANC-MISSERON.

Qu'est-ce que vous dites là ?

CHAMBERLOT.

La vérité !... C'est la nouvelle qui court déjà dans tout Paris. Je viens de l'apprendre à l'instant.

BLANC-MISSERON, attéré.

Oh ! Mais vous me renversez...

CHAMBERLOT.

Comme le ministère !...

BLANC-MISSERON, amèrement.

Triste jeu de mots, Monsieur.

CHAMBERLOT.

Ça m'est égal... Nous le réglerons en même temps que les gifles.

BLANC-MISSERON.

Les gifles ?

CHAMBERLOT.

Oui... Celle que je vous ai donnée et celle que j'ai reçue...

BLANC-MISSERON, essayant de sourire.

Eh bien... nous sommes quittes !

CHAMBERLOT.

Vous trouvez, vous ?

BLANC-MISSERON, interloqué.

C'est vous même qui me disiez...

CHAMBERLOT.

Tout à l'heure... Oui... mais plus maintenant !...

BLANC-MISSERON.

Permettez !...

CHAMBERLOT.

Maintenant, les paroles doivent faire place aux actes... Sortons, Monsieur !

BLANC-MISSERON.

Comment ? Sortons !...

CHAMBERLOT.

Ou attendons à demain... J'aime autant cela... Le temps est au sec... Le terrain sera meilleur...

BLANC-MISSERON.

Mais il ne s'agit plus...

CHAMBERLOT.

Il s'agit de se battre et de se battre à mort.

BLANC-MISSERON.

À mort !

CHAMBERLOT.

Ou au premier sang, ça m'est égal... comme je suis sûr de mon coup...

BLANC-MISSERON, pâlissant.

Quelle plaisanterie !...

CHAMBERLOT, avec éclat.

Une plaisanterie ! Je ne plaisante pas, Monsieur !... Je ne plaisante jamais avec l'honneur !

BLANC-MISSERON.

Oh ! Si vous faites intervenir l'honneur dans ces questions-là...

CHAMBERLOT.

Tout le temps, Monsieur ! Je le fais intervenir tout le temps.

BLANC-MISSERON, à part.

Quel homme !

Haut.

Voyons, mon cher Monsieur Chamberlot...

CHAMBERLOT, avec force.

Ne m'appelez pas Chamberlot !

BLANC-MISSERON, surpris.

Comment voulez-vous que je dise ?

CHAMBERLOT.

Appelez-moi votre adversaire.

BLANC-MISSERON.

Eh bien... mon cher adversaire...

CHAMBERLOT.

Votre adversaire attend vos témoins.

BLANC-MISSERON.

Je n'en ai pas.

CHAMBERLOT.

Trouvez-en.

BLANC-MISSERON.

C'est impossible. Je ne trouverai pas de témoins pour une affaire pareille... C'est ridicule.

CHAMBERLOT, bondissant.

Ridicule !

BLANC-MISSERON, vivement.

Je veux dire insignifiant... Le motif est si léger !... Il n'y a pas de quoi fouetter un chat...

CHAMBERLOT.

Pour un soufflet !!!

BLANC-MISSERON.

Eh bien, quoi ?... On en reçoit tous les jours, des soufflets.

CHAMBERLOT.

Je n'en reçois pas, moi, monsieur... Je n'en reçois pas sans les laver dans le sang...

BLANC-MISSERON.

Ne parlez donc pas de ça.

CHAMBERLOT.

Si, monsieur, j'en parlerai... J'en parlerai jusqu'à ce que j'aie vu couler votre sang.

BLANC-MISSERON, à part.

Il est effrayant, ma parole d'honneur.

Haut.

Brisons-là ! - Vous voulez des excuses ?

CHAMBERLOT.

Non !... Je veux du sang.

BLANC-MISSERON.

Est-il ennuyeux avec son sang !

Criant.

Mais puisque nous sommes quittes !

CHAMBERLOT.

Nous ne le sommes plus...

BLANC-MISSERON, à part.

Je n'en viendrai pas à bout... Quel homme ! Quand je veux me battre, il ne le veut pas ; quand je ne le veux plus, il le veut.

Se prenant la tête dans les mains.

Ah ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! Faut-il avoir du guignon pour tomber toujours sur des affaires pareilles.

CHAMBERLOT.

Dites donc, quand vous aurez fini... Je vous attends, moi ! -

BLANC-MISSERON.

Il m'attend ! - Voyons... soyons pratiques... Vous trouvez que le soufflet que vous m'avez donné ne compense pas celui que vous avez reçu ?

CHAMBERLOT.

Non !

BLANC-MISSERON.

Eh bien... Donnez m'en un autre !

CHAMBERLOT.

Mais, Monsieur.

BLANC-MISSERON, tendant sa joue.

Je vous en prie.

CHAMBERLOT.

Vous le voulez ?...

Le giflant.

Vlan !...

SCÈNE IX.
Les mêmes, L'Huissier.

L'HUISSIER, entrant au moment du soufflet.

Oh !

BLANC-MISSERON.

Quelqu'un !...

À part, exaspéré.

C'est toujours comme ça !... Quand je tiens à être vu, on ne me voit pas ; quand je ne veux pas être vu, on me voit.

L'HUISSIER, à Blanc-Misseron.

Monsieur, je venais vous dire...

BLANC-MISSERON, avec humeur.

Eh bien... Quoi ?... Parlez !

L'HUISSIER.

Que Monsieur le ministre est dans son cabinet.

BLANC-MISSERON.

Le nouveau Ministre ?

L'HUISSIER.

Pardon !... Vous dites ?

BLANC-MISSERON.

Je dis : c'est le nouveau ministre... celui d'aujourd'hui ?

L'HUISSIER.

Mais non !.. Monsieur... C'est l'ancien !.. Celui d'il y a quinze jours !

BLANC-MISSERON, à Chamberlot.

Qu'est-ce que vous disiez donc ?

L'HUISSIER, comprenant.

Ah ! Monsieur a cru ?... C'est une fausse nouvelle...

BLANC-MISSERON.

Mais alors, je suis toujours influent, moi !..

À Chamberlot.

Et ce deuxième soufflet...

CHAMBERLOT, très humble.

Croyez, monsieur, que je regrette...

BLANC-MISSERON, vivement, bas.

Non ! Non !.. Cette fois-ci, je ne vous lâche plus.

Haut.

Vous m'avez donné un soufflet, Monsieur... Sachez que je n'en reçois jamais !... Et quand je les reçois, je les lave dans le sang.

L'HUISSIER, ébloui.

Oh !

BLANC-MISSERON, avec hauteur.

Vous m'avez compris ?

CHAMBERLOT, bas.

Pas trop !...

BLANC-MISSERON, bas.

Je vais me faire comprendre. Nous irons sur le terrain ; vous me tendrez votre bras, je le piquerai ; vous tomberez par terre ; puis nous déjeunerons et nous rédigerons un petit procès-verbal pour les journaux.

CHAMBERLOT.

Permettez !...

BLANC-MISSERON.

Et ce procès-verbal sera mis sous les yeux du ministre avec votre demande apostillée par un généreux adversaire.

CHAMBERLOT.

Ah ! Très bien !

Il lui serre la main.

BLANC-MISSERON, haut, avec noblesse.

Et maintenant... J'attends les rieurs !

La toile tombe.

 



Warning: Invalid argument supplied for foreach() in /htdocs/pages/programmes/edition.php on line 594

 

Notes

[1] Caner : Faire la cane, reculer, fuir. [L]

 [PDF]  [TXT]  [XML] 

 

 Edition

 Répliques par acte

 Caractères par acte

 Présence par scène

 Caractères par acte

 Taille des scènes

 Répliques par scène

 Vers par acte

 Vers par scène

 Primo-locuteur

 

 Vocabulaire par acte

 Vocabulaire par perso.

 Long. mots par acte

 Long. mots par perso.

 

 Didascalies


Licence Creative Commons