LE BON PÈRE

DRAME EN UN ACTE.

SEIZIÈME PROVERBE.

M. DCC. LXXXV.

Par MONSIEUR G***.

À LIÈGE, Chez F.J. DESOER, Imprimeur-Libraire, sur le Pontd'Isle, à la Croix d'Or.


Texte établi par Paul FIEVRE décembre 2018

Publié par Paul FIEVRE décembre 2018

© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:32.


PERSONNAGES

MADAME MONVAL.

LE PÈRE THOMAS, vieillard, père de Madame Monval.

MONSIEUR MONDOR, riche Négociant.

MONSIEUR MONDOR DE FERVAL père, sous le nom d'ANTOINE.

MONSIEUR DE FERVAL fils., gouvernante d'enfant de Madame Monval

JULIEN, domestique

La Scènt ejl chez Monsieur Mondor.

Le texte est issu de "Nouveaux proverbes dramatiques ou recueil de comédies de société pour servir de suite aux Théâtres de Société et d'Éducation" par Monsieur G[arnier], 1785. pp. 343-366.


LE BON PÈRE

Le Théâtre représente un appartement de Monsieur Mondor.

SCÈNE I.

MONSIEUR DE FERVAL père, sous le nom d'ANTOINE.

Il est seul, assis devant une petite table, occupé à plier une lettre.

Ce Drame est imite d'une nouvelle de M. B**, insérée dans la Mercure.

Quel rôle je joue !... Combien il me coûte !... Sans compter la fatigue continuelle de me contraindre, de m'observer à chaque instant devant une troupe de gens, qui, parce que je suis nouveau venu, ont les yeux ouverts sur toutes mes démarches, épient toutes mes actions. Mon extérieur équivoque, les égards et la politesse de mon frère, qui n'a jamais su en avoir pour personne, à plus sorte raison pour ses domestiques... Tout cela les dépayse, et fixe d'autant plus leur attention. - Mais, que ces peines me paraîtront légères ; que je me croirai heureux, si elles peuvent me conduire sûrement. À mon but !... Enfants, enfants ! Si vous saviez combien vos désordres, vos imprudences mêmes déchirent cruellement l'âme d'un père sensible, pourriez-vous vous y livrer aussi légèrement, sans être des monstres, dont l'existence déshonore l'humanité.... - C'est aujourd'hui, que nous allons frapper le grand coup... Je veux que ce soit le sentiment qui ramène mon sils... Ah ! Si j'avais pu présider moi-même à son éducation... Ce sont des manières rudes de son oncle, qui ont occasionné sa perte ; des leçons aussi grossièrement données l'ont étourdi, plutôt que de le faire réfléchir... Mais le fonds de son caractère est excellent ; c'est là dessus que je fonde mes espérances...

Il appelle.

Julien... Julien...

JULIEN, du dedans.

Plait-il ? Est-ce vous, Monsieur Antoine ?

ANTOINE.

Oui, c'est moi ; allons, dépêchez-vous.

JULIEN, sans paraître.

Tout à l'heure, je suis à vous ; un peu de patience...

ANTOINE.

Il faut effetivement que je m'en munisse d'une bonne provision ; mais taisons-nous : mon extérieur ne lui dait voir en moi qu'un égal ; le moindre mot pourrait me déceler. Voici pourtant mon homme.

SCÈNE II.
Antoine, Julien.

JULIEN.

Quel diable vous tourmente donc si matin, monsieur Antoine ?

ANTOINE.

Comment, si matin ? Il est à l'instant neuf heures ; n'êtes-vous pas honteux d'être encore au lit.

JULIEN.

Ça vous est bien aisé à dire ; si vous vous étiez couché, comme moi, au jour, pour attendre mon dou de maître, qui n'est pas seulement encore rentré...

Il baille.

Peste de maison , on ne peut pas dormir son saoul. Eh bien, voyons : qu'est-ce que vous me voulez ?

ANTOINE.

Monsieur Mondor est-il levé ?

JULIEN, se frottant les yeux.

Je crois bien qu'oui ; mais il est surement enfermé dans son cabinet, comme à son ordinaire.

ANTOINE.

Portez-lui cette lettre : dites-lui de jeter les yeux dessus , et lorsqu'il sera débarrassé, je l'entretiendrai sur ce qu'elle contient.

JULIEN.

Êtes-vous son maître Antoine ; mais, tenez, me faire lever pour cela : vous ne pouviez pas faire votre commission vous-même.

ANTOINE.

Il ne faut pas vous fâcher : laissez là cette lettre, j'instruirai Monsieur Mondor de vos refus.

JULIEN, prenant la lettre avec humeur.

C'est que c'est vrai ça : vous vous faites mieux servir que les maîtres, voyez-vous, et cela me déplait à moi.

SCÈNE III.
Monsieur Mondor, Antoine, Julien.

MONSIEUR MONDOR.

Bonjour, papa Antoine, comment vous en va ? Mais, qu'est-ce ? Vous parliez un peu haut à ce coquin-là : est-ce qu'il vous aurait manqué en quelque chose ?

ANTOINE.

Non pas, monsieur ; mais comme j'attends ici l'arrivée de Monsieur de Ferval, je le priais de vous porter cette lettre, et il y était peu disposé, parce que je n'ai point d'ordres à lui donner : cependant, lorsque j'ai dit que c'était de convention avec vous.

MONSIEUR MONDOR.

De convention, ou non, morbleu, j'entends que l'on vous obéisse, comme à moi-même : qu'on vous respecte.

ANTOINE.

Oh ! Voilà qui est trop fort, par exemple, Monsieur : vos bontés vous font oublier en quelle qualité je suis ici.

MONSIEUR MONDOR.

Si fait, si fait, je m'en souviens à merveille ; mais j'entends qu'on vous distingue, encore une fois, qu'on vous obéisse ; je le prétends : je suis le maître chez moi, morbleu, je fais ce qu'il me plait, et personne n'en doit tirer des conséquences.

ANTOINE, bas à Monsieur Mondor.

Taisez-vous donc, et renvoyez ce domestique.

MONSIEUR MONDOR, à demi-bas à Antoine.

Laissez, il est bon de lui faire sa leçon.

Haut à Julien.

Va-t-en, et souviens-toi bien de ce que je t'ai dit ; si tu manques à Monsieur Antoine, vingt coups de bâton ; et ton congé ne te manqueront pas. Entends-tu bien.

JULIEN.

Oui, monsieur.

À part.

Quel homme que ce Monsieur Antoine ; il y a quelque chose là qui n'est pas naturel.

SCÈNE III.
Monsieur Mondor, Antoine.

ANTOINE.

Vous êtes, en vérité, bien inconsidéré ; il ne tient pas à vous que ce domestique ne soit absolument dans votre secret : il est heureusement un peu borné, car j'en connais mille, que vos brusques imprudences auraient mis depuis longtemps au fait.

MONSIEUR MONDOR.

Comment, je souffrirais qu'un coquin de domestique vous manquât impunément, à vous, mon frère ; non morbleu /

ANTOINE.

Eh, mon Dieu, que vous êtes vif ! J'aimerais mieux qu'ils me manquassent mille lois, que de se douter de ma véritable qualité. Mais venons à quelque chose de plus important ; la lettre est prête, je l'ai écrite moi-même, pour tromper d'autant mieux Ferval ; il ne pourra méconnaître l'écriture, il a si souvent reçu mes lettres de l'Amérique. Voici comme elle est conçue.

Il lit.

« Mon très cher frère, c'est du lit de la mort que je vous écris ; quand vous recevrez la présente, je ne serai plus : tous les malheurs de l'humanité sont venus fondre ensemble sur ma tête. Une fortune considérable, que j'apportais avec moi dans ma patrie, vient d'être ensevelie sous les eaux : On m'a sauvé, lorsque je périssais avec elle ; mais ce n'est que pour mourir plus cruellement. La quantité d'eau que j'ai bue, une plaie considérable que l'on m'a faite en me tirant du fond de la mer, le défaut de soin, la mauvaise nourriture, suite nécessaire de mon indigence, et plus encore, mes inquiétudes sur le sort de ma famille, et le violent chagrin que me causent le dérangement et les débauches d'un fils, tout cela, mon cher frère, ne me permet pas d'espérer encore plus de deux heures de vie : Je les emploie, ces derniers instants, à vous manifester des volontés que votre amitié pour moi vous fera regarder comme sacrées ; je donne ma malédiction à un fils indigne, qui s'est fait une risée de mes remontrances, un jeu de mes peines, et qui n'a payé vos bienfaits que de la plus noire ingratitude ; abandonnez-le à son mauvais sort : qu'il y trouve la peine de son dérèglement, et de la dépravation de son coeur. C'est pour ma fille seule que j'implore vos bontés, ou, pour mieux dire, votre amour fraternel : vous la retirerez du couvent, vous la recevrez chez vous, vous lui donnerez dans votre coeur la place dont mon malheureux fils s'est rendu indigne. C'est la dernière faveur qu'attend de vous un frère qui fait beaucoup de fonds sur votre tendresse ; c'est l'espérance de l'obtenir, cette faveur, qui peut seule mêler quelques tempéraments à l'horreur de ma situation.

Je suis, etc.

Votre frère DE FERVAL.

De l'Hôpital de Nantes, etc.

MONSIEUR MONDOR.

C'est bien, morbleu, c'est bien : mais à votre place j'aurais, ma foi, pris un parti plus court et moins gênant ; car, entre nous, vous jouez un fatigant personnage.

ANTOINE.

Je vous en réponds... - Mais laissons cela.

MONSIEUR MONDOR.

Désagréable, assommant... Où donc avez-vous été chercher cette idée-là ?

ANTOINE.

C'est un parti pris et exécuté ; nous sommes convenus que vous ne m'en parleriez plus.

MONSIEUR MONDOR.

C'est vrai, pardon : mais je ne sais si, à votre place, je n'aurais pas fait enfermer mon drôle à Saint-Lazare.

ANTOINE.

Vous voilà avec vos partis violents. Malheur aux hommes qu'on ne peut ramener que par de pareils moyens ! On ne leur apprend qu'à masquer leurs vices ; vous voulez des honnêtes gens, et vous ne faites que des hypocrites.

MONSIEUR MONDOR.

Enfin, vous êtes le maître ; mais au vrai, quel est votre but ; quelle fin attendez-vous de cette lettre ?

ANTOINE.

Je vous l'ai dit cent fois, ramener mon fils par le sentiment, le faire rentrer en lui-même; examiner comment il supportera sa mauvaise fortune, de quel oeil il verra le désastre de son père, sa fin malheureuse ; comment il soutiendra l'idée d'avoir été lui-même l'auteur de ses maux, de lui avoir porté le coup de la mort ; comment il sera affecté de l'expression d'une indignation aussi justement méritée ; sonder là-dessus le plus intime de son coeur. Si des secousses aussi terribles ne l'émeuvent pas, c'est le dernier des hommes, un malheureux que je renonce pour mon fils ; je me sauve au fond de l'Amérique avec ma fille et mes richesses, vous priant très fort de ne le point détromper, et de ne me jamais parler de lui...

Ses yeux se couvrent de larmes.

que... pour me faire savoir sa mort... qui sera pour lors la seule intéressante, la seule bonne nouvelle que vous puissiez m'apprendre.

Il pleure.

MONSIEUR MONDOR, attendri.

Eh, finissez vous m'attendrissez aussi, moi ; fi donc : à nos âges, pleurer comme des enfants, on se moquerait de nous. Allez, allez ; ayez bonne espérance, vous ne serez pas réduit ù cette extrémité-là.

ANTOINE.

Je l'espère bien aussi. Mais, mon fils va rentrer, modérez-vous avec lui, je vous en prie : vous lui parlez d'un ton, qui, bien loin de le ramener, ne fait que l'aigrir : vous l'avez toujours traité très durement ; il n'a vu en vous, depuis son enfance, qu'un maître inflexible, un tyran impérieux, chez qui les plus petites fautes étaient punies avec une rigueur qui ne pouvait augmenter pour les plus grandes ; il s'est accoutumé à vous craindre et à vous détester : Devenu plus grand, il a secoué cette timidité, et de jour en jour, il vous hait plus, et vous redoute moins... franchement, je crois que cela n'a pas peu contribué à le plonger dans le désordre.

MONSIEUR MONDOR.

Ah, parbleu, vous m'entreprenez actuelle ment, moi ; ceci n'est pas mauvais... Mais, j'entends du bruit, je gage que c'est votre coquin de fils ; il rentre à une jolie heure.

ANTOINE.

Au nom de Dieu, contraignez-vous : vous me l'avez promis.

MONSIEUR MONDOR.

Soyez tranquille.

SCÈNE V.
Monsieur Mondor, Antoine, Monsieur de Ferval fils, Julien.

Monsieur de Ferval entre brusquement, il est en désordre, comme un homme qui a passé la nuit au bal ; Julien le suit portant un domino

MONSIEUR DE FERVAL, recule de surprise en apercevant son oncle.

Oh ! Mon oncle !

Bas à Julien.

Bourreau ! Pourquoi ne m'as-tu pas dit que mon oncle était ici ?

JULIEN, hésitant.

Monsieur... C'est que...

MONSIEUR MONDOR.

D'où venez-vous, Monsieur, où avez-vous passé la nuit ?...

MONSIEUR DE FERVAL, légèrement.

Ma foi, mon cher oncle, c'est un de mes amis qui m'a donné le soupé le plus élégant : Nous avions grande chère, de bon vin, de jolies femmes : ne suis-je pas excusable de m'être un peu oublié ?

MONSIEUR MONDOR, avec colère.

Comment, Monsieur le libertin.

Antoine le tire par son habit.

Je vous ai déjà averti que ce train de vie ne me plaisait point ; je mène une vie réglée, et j'entends que tout le soit chez moi.

Pendant tout le temps que Monsieur Mondor gronde, Monsieur de Ferval est distrait et parle par intervalles à Julien à l'oreille.

MONSIEUR DE FERVAL.

Oui, mon oncle.

MONSIEUR MONDOR, s'échauffant par dégrés.

Oui, monsieur mon neveu, oui, j'entends que cela soit ; vous ne ferez, parbleu, pas la loi dans ma maison.

MONSIEUR DE FERVAL.

Ce n'est pas non plus mon intention, mon oncle.

MONSIEUR MONDOR.

Qui ne le croirait, pourtant, à la manière dont vous vous comportez : dans une auberge, corbleu, dans une auberge, on aurait plus d'égards...

Avec emportement.

Mais m'écouterez-vous ?

Antoine le tire encore. Il reprend un ton modéré.

Il faudra nous séparer, Monsieur mon neveu, il faudra nous séparer ; j'attends pour cela des nouvelles de votre père.

MONSIEUR DE FERVAL.

Quand il vous plaira, mon oncle.

MONSIEUR MONDOR, à demi-voix.

Trop tôt peut-être pour toi.

MONSIEUR DE FERVAL.

Dès aujourd'hui, si vous le voulez.

MONSIEUR MONDOR.

Nous... nous verrons...

À part.

Je suffoque, sortons.

Il sort.

SCÈNE VI.
Monsieur de Ferval, Antoine, Julien.

MONSIEUR DE FERVAL, avec humeur, à Julien.

Comment, tu n'as pas encore serré ce domino ! Voilà la troislème fois que je te le dis.   [ 1 Serrer : mettre de côté.]

JULIEN.

Eh, Monsieur, est-ce que je pouvais entendre ? Monsieur votre oncle faisait un tel vacarme !...

MONSIEUR DE FERVAL.

Eh bien ! Vas-y donc.

Julien sort.

SCÈNE VII.
Monsieur de Ferval, Antoine.

MONSIEUR DE FERVAL, se jetant et s'étendant sur un canapé.

Avoue donc, mon pauvre Antoine, que je suis à plaindre d'avoir affaire à un homme aussi brusque que mon oncle.

ANTOINE.

Mais, Monsieur, à mon avis, il ne vous dit rien que de juste ; vous devez sentir vous-même...

MONSIEUR DE FERVAL.

Non, en vérité, je ne sens rien ; quand il me parle, il m'étourdit et puis c'est tout.

ANTOINE.

Il est vrai qu'il a le ton un peu haut.

MONSIEUR DE FERVAL.

Que dis-tu ? Haut ! Il l'a brutal, insoutenable.

ANTOINE.

C'est un oncle qui vous aime, il est au désespoir de voir que vous vous perdez.

MONSIEUR DE FERVAL, riant.

Je me perds ! Tu parles comme lui, voudrais-tu faire sa parodie ?

ANTOINE, vivement.

Oui, vous vous perdez ; car enfin la vie que vous menez n'est-elle pas condamnable ?

MONSIEUR DE FERVAL.

Mais, c'est la vie de tous les jeunes gens d'aujourd'hui.

ANTOINE, plus vivement.

Dites de tous les libertins, de cette espèce d'hommes la plus méprisable de toutes. Si vous vouliez jeter un coup d'oeil sur vous-même, vous en sentiriez la honte...

MONSIEUR DE FERVAL.

Sais-tu bien que tu es le seul qui puisse me dire de ces choses-là ?

Il s'assied sur le canapé.

Tiens, je veux bien t'ouvrir mon coeur : la vie que je mène ne laisse pas de m'être à charge ; ce n'est pas d'aujourd'hui que je sens combien une vie douce et une grille lui est préférable ; mais que veux-tu, mon cher, il faut suivre le torrent : Irai-je, à mon âge, afficher la sagesse et le ridicule ? Car ils vont de pair. D'ailleurs, riche comme je le suis et avec les plus grandes espérances, ne me trouvé-je pas dans la nécessité de me faire honneur de mon bien ?

ANTOINE.

Ah, Monsieur, qu'il vous est possible de vous faire honneur de vos richesses d'une autre manière ! Et au fond, pensez-vous être bien honoré en vous ruinant pour un tas de jeunes débauchés qui se moquent de vous et vous grugent impitoyablement sans vous en avoir la moindre obligation ?

MONSIEUR DE FERVAL.

Je m'embarrasse peu de leur reconnaissance. Crois-tu que ce soit pour eux que je m'épuise en dépense ? Non, mon cher ; c'est pour moi seul que j'agis ainsi ; j'en tire seul le véritable profit. Ils sont très contents de soutenir à mes frais une noblesse indigente ; et moi, fils d'un simple négociant, très satisfait à ce prix de marcher leur égal. J'ai le bonheur de jouir en leur compagnie d'une considération qu'on n'accorde qu'au sang le plus illustre... Mon cher Antoine, un pareil honneur peut-il se payer ? Non, toute ma fortune.

ANTOINE, l'Interrompant avec grande vivacité.

Bon Dieu ! Quelle folie ! Quelles chimères ! Comment pouvez-vous pousser l'extravagance.

MONSIEUR DE FERVAL, avec fierté.

Monsieur Antoine, monsieur Antoine, doucement, s'il vous plait ; vous abusez un peu de mes égards pour vous.

ANTOINE.

Non, Monsieur, c'est par affection que je vous sers, je ne souffrirai jamais que vous courriez ainsi à votre perte.

MONSIEUR DE FERVAL.

Mais, Monsieur Antoine.

ANTOINE, très vivement.

Vous pouvez me renvoyer, Monsieur ; payer par un trait de reconnaissance si digne de vous, le zèle qui m'anime ; mais vous ne pourrez jamais me faire trahir mon devoir, approuver lâchement vos extravagances, ni encenser vos défauts.

MONSIEUR DE FERVAL.

Antoine, je respecte votre âge, je pardonne à votre zèle ; mais...

ANTOINE, d'un ton pénétré et s'approchant affectueusement de Monsieur de Ferval.

Mon cher maître, rentrez en vous-même, vous avez une âme honnête et faite pour le bien : est-il possible que l'orgueil vous aveugle assez pour empêcher de voir toute l'indignité et la bassesse... Oui, la bassesse du personnage que vous jouez ; avec de l'esprit et du bon sens, il vous rend la dupe d'une troupe de jeunes insensés. Pensez à un père qui vous aime, qui vous idolâtre songez quel serait son chagrin s'il apprenait que vous menez une vie aussi méprisable. Ah ! Je le connais, il en mourrait.

MONSIEUR DE FERVAL, vivement.

Mon cher Antoine ! Tu connais mon père, où l'as-tu vu ? Y a-t-il longtemps ? Pense-t-il à... sa famille ?

ANTOINE, froidement.

Je l'ai vu à la Guadeloupe, où j'ai demeuré plus de quinze ans : il n'est occupé que de vous.

SCÈNE VIII.
Monsieur de Ferval, Antoine, Julien.

JULIEN.

Monsieur Mondor, monsieur, vous demande ; il a quelque chose de pressé à vous dire.

ANTOINE.

Est-ce à moi ?

JULIEN.

À vous ? Parbleu non, on et dit Monsieur ?

MONSIEUR DE FERVAL.

Sais-tu ce qu'il me veut ?

JULIEN.

Non, Monsieur.

MONSIEUR DE FERVAL.

Quel homme ! Il va encore m'assommer de nouveaux reproches ; j'ai envie de n'y point aller :

À Julien.

Dis-lui que je suis sorti.

ANTOINE.

Ne vous avisez pas de cela ; ce sont peut-être des nouvelles importantes... de votre père ; que sais-je moi ?

MONSIEUR DE FERVAL.

Vous avez raison, allons.

Il sort avec Julien.

SCÈNE IX.

ANTOINE, seul.

Il se promène à grands pas et d'un air pensif. Il dit ceci par intervalles, et très lentement.

Voilà le coup de partie. - Je vais voir un homme bien consterné. - N'y a-t-il pas de la barbarie à le déchirer aussi impitoyablement car enfin je suis sûr de l'excellence de son coeur - de sa tendresse pour moi. - Non... Il ne faut rien moins que des coups aussi violents pour le tirer de son dérèglement... L'état cruel où il saura que sa mauvaise conduite a réduit un père qui l'aime si tendrement, peut seul lui ouvrir les yeux... J'entends du bruit ; le voici sûrement.

Il va s'asseoir d'un air rêveur.

SCÈNE X.
Monsieur de Serval, Antoine, Julien.

MONSIEUR DE FERVAL, entre d'un air sombre.

Il paraît plongé dans le chagrin le plus profond.

Prépare mes chevaux, Julien, dans un quart-d'heure je décampe.

ANTOINE.

Peut-on vous demander où vous allez, Monsieur ?

Julien sort.

SCÈNE XI et dernière.
Monsieur de Serval, Antoine.

MONSIEUR DE FERVAL, jette un coup d'oeil pour voir si Julien est parti ; il embrasse ensuite tendrement Antoine.

Ah, mon cher Antoine ! Mon vrai, mon unique ami, je perds le meilleur de tous les pères. - Que dis-je, malheureux ; c'est moi qui lui ai porté le poignard dans le sein.

Il se renverse sur un fauteuil dans l'attitude d'un homme désolé.

ANTOINE.

Remettez-vous, Monsieur ; pour vous consoler, allons, racontez-moi la cause de vos chagrins.

MONSIEUR DE FERVAL, lui serrant la main.

Que je te les raconte ! J'expirerais avant d'avoir fini ce triste récit. Ah, mon pauvre père ! Monstre que je suis ! - Adieu, mon cher Antoine, adieu, homme digne et vraiment respectable ; souvenez-vous quelque fois d'un ami qui sut plus imprudent que criminel.

ANTOINE.

Mais je ne vous quitte pas ; où voulez-vous aller ? Quel est votre dessein ?

MONSIEUR DE FERVAL.

Non, Antoine, vous ne me suivrez point. Abandonnez à son mauvais sort un malheureux qui l'est du Ciel et de la Terre, qui a mérité la malédiction de son père, qui lui a porté le coup de la mort. Ah, quel pays, quel désert pourra cacher mes remords et mon ignominie !

À Antoine, qui veut parler.

Cessez de me presser ; tous les malheurs sont à ma suite ; ma fortune s'est évanouie, à peine me reste-t-il le plus étroit nécessaire.

ANTOINE.

Eh bien, Monsieur, j'ai un petit bien fort honnête, suffisant pour nous faire vivre à l'aise l'un l'autre, nous le partagerons.

MONSIEUR DE FERVAL.

Que ce trait-là est admirable ! Mais il ne me surprend point.

Affectueusement.

Oui, mon digne ami, j'accepte vos offres ; que deviendrai-je sans vous ? J'ai perdu le meilleur des pères, vous m'en tiendrez lieu ; vous le remplacerez auprès de moi : Qu'il me sera doux de vous donner ce titre !

ANTOINE.

Monsieur, vous oubliez ce que je suis.

MONSIEUR DE FERVAL.

Je me souviens de votre vertu. Non, si mon malheureux père vivait, il ne penserait, il n'agirait pas autrement ; je ne sentirais pas pour lui plus d'attachement, plus de vénération.

ANTOINE, se jetant au col de Monsieur de Ferval.

Mon fils, mon cher fils, embrassez-moi. Vos sentiments répondent à mes espérances ; je m'aperçois que la réduction des mauvaises compagnies, l'étourderie de votre âge, et peut-être la dureté de votre oncle, ont été les seules causes d'un dérangement qui vous est sûrement actuellement en horreur. Ne pleurez plus un père qui vit encore et qui ne vit que pour vous aimer.

MONSIEUR DE FERVAL, se jetant aux pieds de son père.

Ah ! Vous êtes mon père !... Comment ai-je pu vous méconnaître ! - Mais dans quel état !... Ah ! Mon père !...

MONSIEUR DE FERVAL père.

Pardonnez-moi cette supercherie ; mon fils, il m'importait de sonder votre coeur ; si le dérèglement de votre conduite l'eut gâté, ah, mon fils ! Quel chagrin pour moi, je n'y aurais pas survécu. Vous pardonnerez aussi à votre oncle d'avoir donné les mains à mon projet. La lettre, le naufrage, le congé ; tout cela était concerté entre nous. Tout a réussi heureusement au gré de nos désirs. Entrons auprès de votre oncle, vous y trouverez une soeur digne de vous : je coulerai dans les embrassements d'enfants aussi bien nés, des jours que pourraient envier les plus heureux mortels. Votre oncle sentira combien la manière dure et impérieuse avec laquelle il vous a toujours traités, est dangereuse ; elle est capable de vicier les plus heureux caractères : il reconnaîtra la vérité du proverbe.

 



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Notes

[1] Serrer : mettre de côté.

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