LA TENDRESSE MATERNELLE

COMÉDIE EN UN ACTE

M. DCC. LXXXI. Avec Approbation et Privilège du Roi.

Par Madame de GENLIS.

À Paris, Chez M. LAMBERT et F. J. BAUDOUIN, Imprimeurs- Libraires, rue de la Harpe, près Saint Côme.

Représenté pour le première fois en 1737 en société à Bagatelle chez la Marquise de Mauconseil.


Texte établi par Ernest FIEVRE novembre 2019

Publié par Paul FIEVRE décembre 2019

© Théâtre classique - Version du texte du 03/04/2024 à 07:07:45.


PERSONNAGES

LA MARQUISE DE ROXANNE.

LE COMMANDEUR DE ROXANNE, Beau-frère de la Marquise.

LA VICOMTESSE DE BLEMONT, Cousine de la Marquise.

L'ABBÉ DURAND, Précepteur du Comte de Roxanne, fils de la Marquise.

VICTOIRE, Femme de chambre de la Marquise.

MARGUERITE, vieille femme, pauvre.

La Scène est à Paris, chez la Marquise.


LA TENDRESSE MATERNELLE.

SCÈNE I.
L'Abbé Durand, Victoire.

L'ABBÉ.

Madame la Marquise est sortie !...

VICTOIRE.

Mon Dieu, oui, pour la troisième fois du jour.

L'ABBÉ.

La troisième fois, il n'est pas midi !...

VICTOIRE.

La pauvre femme, peut-elle tenir en place depuis le départ de Monsieur le Comte... Ah ! C'est une mère celle-là...

L'ABBÉ.

Son inquiétude est naturelle... À la veille d'une bataille, qui peut-être va lui ravir un fils unique, le meilleur sujet... le mieux né... ce n'est pas parce qu'il est mon élève, mis il est certain que je ne vois point de jeunes gens qu'on lui puisse comparer... À quinze ans il savait le latin comme moi.

VICTOIRE.

Et puis il aime Madame... Ah, mon Dieu, que leurs adieux furent touchants... Monsieur le Comte, qui n'avait jamais vu la guerre, était bien aise d'y aller... Mais il quittait Madame pour la première fois de sa vie, et, malgré la gloire, il avait le coeur bien gros. Madame, de son côté, voulait ne pas pleurer, mais on voyait qu'elle étouffait... aussi, après qu'il fût sorti de sa chambre, elle pensa mourir.

L'ABBÉ.

Cependant je l'ai vue pendant la paix désirer vivement la guerre, afin que Monsieur le Comte de Rozanne pût avoir des occasions de se distinguer... Elle paraissait alors aimer tant la gloire...

VICTOIRE.

Oui, mais de loin seulement... car de près je vous assure qu'elle la trouve beaucoup moins belle.

L'ABBÉ.

Elle n'est pas la première de cet avis.

VICTOIRE.

Ce n'est pourtant pas qu'elle manque de courage ; je vous assure que si elle avait pu suivre Monsieur le Comte, et partager tous les périls qu'elle redoute pour lui, elle se serait trouvée bien heureuse...

L'ABBÉ.

Dites-moi donc, Mademoiselle Victoire, où est-elle à présent ?...

VICTOIRE.

Chez son amie Madame la Maréchale, pour savoir s'il n'y a pas quelques nouvelles. Leurs deux enfants sont à l'armée, ils sont amis l'un et l'autre, voilà ce qui fait cette grande liaison...

L'ABBÉ.

Et puis Madame la Maréchale est plus à portée qu'une autre de savoir des nouvelles, elle est soeur du Ministre...

VICTOIRE.

Il courait hier un bruit sourd que la bataille était donnée... mais cela ne s'est pas confirmé... Ah, si cette incertitude dure encore quelque jour, je crains que Madame n'y succombe à la fin... L'inquiétude et la douleur la tuent...

L'ABBÉ.

Il est vrai qu'elle est bien changée.

VICTOIRE.

Son caractère est encore plus changé que sa figure ; elle qui est naturellement si douce, si égale, je ne la reconnais plus depuis que Monsieur le Comte est parti... un rien l'aigrit, la met en colère... et puis elle a toutes sortes de faiblesses qu'elle méprisait elle-même avant ce moment... Elle croit aux songes, quand elle a fait un mauvais rêve, la voilà de mauvaise humeur pour toute la journée. Hier matin j'ai cassé son miroir, elle en a presque pleuré. Monsieur l'Abbé, vous qui êtes savant, expliquez cela si vous pouvez.

L'ABBÉ.

Cela est tout simple, Madame la Marquise, comme toutes les femmes, n'a jamais fait d'études, elle est ignorante et crédule, et ces deux choses conduisent à la superstition.

VICTOIRE.

Mais je la sers depuis quinze ans, et je l'ai toujours vue, jusqu'à cet instant, à mille lieux de toutes ces misères ; elle s'en moquait même, et m'en a corrigée, moi qui vous parle. Dans le temps de sa grande maladie, quel courage n'a-t-elle pas montré !... Elle regrettait son mari et son fils ; car feu Monsieur vivait encore... Mais elle disait : je laisse à mon fils un bon père, je meurs tranquille ; vous en souvenez-vous ?

L'ABBÉ.

Oh, comme d'hier.

VICTOIRE.

Eh bien, elle n'avait pourtant pas fait plus d'études alors qu'à présent, et elle était ce que vous appelez Philosophe, et de plus, jeune et jolie ; comment arrangez-vous cela ?

L'ABBÉ.

Il y a longtemps qu'un Sage a dit, que l'histoire du coeur humain est inexplicable et incompréhensible, et cette sentence regarde particulièrement les femmes.

VICTOIRE.

Je ne me soucie guère de votre Sage, puisqu'il est aussi ignorant que moi.

L'ABBÉ.

Mon enfant tout le fruit de la science, c'est le doute ou l'incertitude.

VICTOIRE.

Pourquoi donc se tant fatiguer sur des livres, puisqu'un Docteur ou moi c'est la même chose... Mais quelqu'un vient...

L'ABBÉ.

C'est peut-être Madame.

VICTOIRE.

Oh, non, c'est sa cousine la Vicomtesse de Blémont.

L'ABBÉ.

Oh ! Je m'en vais, elle est trop bruyante pour moi. C'est une étourdie... une coquette...

VICTOIRE, en riant.

Vous lui en voulez de plus loin... Elle s'entend à tourner les têtes. Monsieur le Comte de Rozanne pourrait en dire des nouvelles...

L'ABBÉ.

C'est une pernicieuse femme ! Heureusement que l'empire, usurpé par toutes celles qui lui ressemblent, n'est jamais de longue durée...

VICTOIRE.

Paix donc, la voilà...

L'Abbé sort.

SCÈNE II.
Victoire, La Vicomtesse.

LA VICOMTESSE, parlant de la porte.

Allons, je vais l'attendre ici... Victoire, je vous en prie, donnez-moi un fauteuil, je suis lasse à mourir.

VICTOIRE.

Madame ne tardera pas...

LA VICOMTESSE.

Je suis venue hier, mais on me dit qu'elle était malade, et ne voyait personne...

VICTOIRE.

Mon Dieu oui, et pour un sujet qu'on ne devinerait jamais, parce qu'elle avait entendu tirer le canon des Invalides ; car le Roi est venu hier à Paris...

LA VICOMTESSE.

Eh bien ! Après...

VICTOIRE.

Eh bien Madame, j'étais seule avec elle dans sa chambre ; elle paraissait assez tranquille, lorsque tout-à coup, en entendant ce maudit canon, elle a tressailli, et s'est écriée ; Qu'est-ce que c'est que cela ?... C'est le Roi qui passe, Madame... Ah ! Quel affreux bruit, a-t-elle répondu !... Et puis elle s'est mise à fondre en larmes, ce qui a duré jusqu'au soir.

LA VICOMTESSE.

Ah ! J'en suis charmée ; je ne suis donc pas la seule personne à qui le canon fasse une impression aussi forte ! Depuis la guerre je ne puis l'entendre sans éprouver des frémissements intérieurs... des agacements de nerfs... une certaine oppression !... On ne peut définir cela... Enfin, je suis bien aise que Madame de Roxanne soit comme moi, cela prouve que je ne suis pas folle... Comment se porte-t-elle aujourd'hui ?

VICTOIRE.

Oh ! Toujours de même ; elle ne dort point.

LA VICOMTESSE.

Qu'est-ce qui dort pendant la guerre ? On est si agitée... Savez-vous, Victoire, si Madame de Roxanne a sa loge aujourd'hui ?

VICTOIRE.

Je l'ignore ; ... car depuis la déclaration de la guerre, Madame n'a pas mis le pied aux Spectacles.

LA VICOMTESSE.

Quelle folie !... Mais cela se dissipe... Moi, sans la Comédie je serais morte... Plus on est sensible, plus on a besoin de distraction... Je me laisse traîner au Bal, à l'Opéra : assurément ce n'est pas mon goût qui m'y conduit, mais c'est la raison.

VICTOIRE.

Sans doute. À quoi bon tomber malade.

LA VICOMTESSE.

Victoire, comment trouvez-vous ma robe ?

VICTOIRE.

Charmante ; mais Madame est habillée de bien bonne heure.

LA VICOMTESSE.

Oh ! C'est que je ne dois pas rentrer chez moi de la journée... Je hais ma maison...

VICTOIRE.

Depuis l'absence de Monsieur le Vicomte de Blémont ?

LA VICOMTESSE.

Elle me paraît un tombeau... C'est une cruelle chose que la guerre... Craindre pour un mari, des frères, des parents, des amis...

VICTOIRE, à part.

Et même un amant...

LA VICOMTESSE.

Victoire, il y a bien longtemps que vous êtes à Madame de Rozanne ?

VICTOIRE.

Oui, Madame, sept ou huit ans avant votre mariage, à peu près.

LA VICOMTESSE.

C'est une bonne femme que Madame de Rozanne ; elle a été belle, à ce que l'on dit.

VICTOIRE.

Elle l'est bien encore...

LA VICOMTESSE.

On prétend qu'elle se peint les sourcils... mais je n'en crois rien.

VICTOIRE.

Si cela est, je ne suis point dans la confidence ; mais ce qu'il y a de certain, c'est que la chose qui l'occupe le moins, c'est la figure ; et dans aucun temps elle n'a paru s'en soucier, pas même du vivant de Monsieur...

LA VICOMTESSE, riant.

Du vivant de Monsieur... Vous croyez donc qu'une veuve doit renoncer à plaire ?... Et qu'on ne peut avoir cette prétention que pour un mari ?... Du vivant de Monsieur est charmant, je m'en souviendrai... Quel âge avez-vous Victoire ?

VICTOIRE.

Trente et un ans, Madame.

LA VICOMTESSE.

Trente et un ans ?... Vous avez beaucoup d'innocence pour votre âge... Mon Dieu, mon enfant donnez-moi ce tabouret, car j'ai les pieds si enflés... Ce maudit Bal d'hier...

VICTOIRE.

Madame a dansé cette nuit ?...

LA VICOMTESSE.

Eh mon Dieu oui... On dit que la danse est un exercice si sain... Il est bien vrai qu'à moi elle m'est nécessaire. Il me faut du mouvement, de l'action... sans cela je tombe dans des vapeurs si noires...

VICTOIRE.

Oserai-je demander à Madame le nom de son Médecin ?...

LA VICOMTESSE.

Pourquoi ?

VICTOIRE.

C'est que je voudrais le prendre ; car il me semble que ses remèdes ne sont pas fâcheux... Et le régime qu'il prescrit à Madame, lui réussit si bien ; elle est si fraîche...

LA VICOMTESSE.

Je suis bien maigre pourtant... Et puis j'ai la manie de ne point mettre de rouge le matin, et je suis pâle comme la mort.

VICTOIRE.

Réellement, Madame, vous n'avez point de rouge ?

LA VICOMTESSE.

Pas l'apparence.

VICTOIRE.

Assurément on ne l'imaginerait pas.

À part.

Aussi je n'en crois rien.

LA VICOMTESSE.

Mais Madame de Rozanne ne vient point.

VICTOIRE.

En effet, cela est singulier... Mais apparemment qu'en sortant de chez Madame la Maréchale, elle aura été à la Conciergerie ou aux Enfants-Trouvés.

LA VICOMTESSE.

Comment ! Qu'est-ce que c'est que cela ?

VICTOIRE.

Oh ! C'est que Madame va de temps en temps délivrer des Prisonniers, et porter de l'argent aux Enfants-Trouvés, et puis quelquefois la pitié la saisit au point pour quelqu'un de ces petits infortunés, qu'elle s'en charge tout-à-fait. Et à ma connaissance j'en sais quatre qu'elle fait élever ; elle est bien charitable.

LA VICOMTESSE.

J'aime cela... J'aime la bienfaisance... Victoire, voyez si mes gens sont là, je vous en prie ; car il faut que je m'en aille. Vous direz à Madame de Rozanne que je suis au désespoir de n'avoir pu l'attendre plus longtemps ; mais je reviendrai ce soir. A-t-elle eu des nouvelles de son fils lundi dernier ?

VICTOIRE.

Oui, Madame, mais point depuis.

LA VICOMTESSE.

Je partage bien toutes ses inquiétudes assurément, je l'aime de toute mon âme, et son fils aussi...

VICTOIRE.

Madame, en effet, doit un peu d'amitié à Monsieur le Comte.

LA VICOMTESSE.

Parce qu'il est mon cousin, n'est-ce pas Victoire ?...

VICTOIRE.

Enfin, Madame, je m'entends.

LA VICOMTESSE.

Monsieur de Rozanne m'intéresse beaucoup... Il n'est pas mon ami, mais je sens qu'il le sera. Présentement il est trop jeune encore...

VICTOIRE.

Mais, Madame, il a vingt-deux ans.

LA VICOMTESSE.

Mais savez-vous, Victoire, que suis très vieille, moi, j'ai un an de plus que lui.

VICTOIRE, à part.

Bon, elle se rajeunit de quatre ans ?

Haut.

En vérité, Madame, vous n'en paraissez pas avoir plus de vingt.

LA VICOMTESSE.

Il est vrai que je pourrais facilement cacher mon âge ; mais je le dis bonnement. Adieu donc, ma chère Victoire... À propos, n'oubliez pas de demander sa loge à la Comédie Française, si elle n'en a pas disposé.

VICTOIRE.

Oui, Madame.

LA VICOMTESSE.

Vous m'enverrez le billet, je vais laisser ici un de mes gens pour l'attendre.

VICTOIRE.

Je vais appeler les gens de Madame.

LA VICOMTESSE.

Non, non, cela n'est pas nécessaire ; mais seulement ressouvenez-vous de la loge...

VICTOIRE.

Vos ordres seront exécutés, Madame.

LA VICOMTESSE.

Adieu, Victoire ; en vérité, vous êtes fort aimable : mais envoyez-moi mon billet, et faites-le écrire devant vous ; car quelquefois Madame de Rozanne est si légère, qu'elle pourrait fort bien l'oublier. Mon Dieu, je me sauve, il est midi trois quarts.

Elle sort.

SCÈNE III.

VICTOIRE, seule.

Voilà une bonne tête... Elle est jolie... mais bien folle... Grand Dieu quel chagrin elle a pensé à donner à Madame... J'ai vu le moment où Monsieur le Comte, séduit par ses coquetteries, allait s'y attacher tout de bon... Heureusement que cela n'a pas duré. Mais j'entends un carrosse... Oh, pour le coup, c'est sûrement Madame.

SCÈNE IV.
Victoire, l'Abbé, [la Marquise].

VICTOIRE.

Eh bien, Monsieur l'Abbé, est-ce Madame ?...

L'ABBÉ.

Oui la voilà.

La Marquise arrive.

VICTOIRE.

Elle a l'air encore plus triste qu'à son ordinaire.

LA MARQUISE.

Mon Beau-frère est-il venu ?

VICTOIRE.

Monsieur le Commandeur ?... Non, Madame.

L'ABBÉ.

Eh bien, Madame, point de nouvelles ?...

LA MARQUISE.

Non. La Maréchale a fait partir ce matin un de ses gens pour Versailles, il n'est pas encore revenu... Aussitôt qu'il le sera elle m'enverra la réponse de son frère. J'ai laissé chez elle Lapierre pour l'attendre...

VICTOIRE.

À quelle heure Madame veut-elle dîner ?

LA MARQUISE.

Je pense que Lapierre est une bête... J'aime mieux charger Saint-Jean de cette commission.

L'ABBÉ.

Mais, Madame, il ne faut pas beaucoup d'esprit pour apporter une lettre.

LA MARQUISE.

Enfin, je veux que Saint-Jean y aille, Victoire courez le lui dire... Écoutez donc : qu'il fasse seller un cheval, afin de pouvoir revenir plus vite.

VICTOIRE.

Seller un cheval ; Madame la Maréchale demeure à deux pas d'ici.

LA MARQUISE.

Ce ne sont pas des conseils que je vous demande... Faites ce que je vous dis, sans tant raisonner.

VICTOIRE, à part.

Seller un cheval, pour aller au bout de la rue... Allons...

Elle veut sortir.

LA MARQUISE, la rappelant.

Mademoiselle, vous direz qu'on n'ôte pas mes chevaux, parce que je peux sortir d'un moment à l'autre.

VICTOIRE.

Oui, Madame.

Elle sort.

LA MARQUISE.

L'Abbé, je vous prie de demander ma liste, j'en veux rayer quelques personnes, qui sûrement ne me donneraient pas de nouvelles.

L'ABBÉ.

Je vais vous la chercher.

Il sort.

LA MARQUISE, seule.

Ô mon fils !... Mon fils !... Quelle situation que la mienne.... Tout ce qui m'entoure me devient odieux. Hélas ! Il semble que personne ne sente comme moi, excepté la Maréchale cependant : aussi comme je l'aime !... Combien elle m'est devenue chère !...

Elle s'assied.

Je suis aujourd'hui d'un accablement.... Je ne puis me souvenir.... Je ne sais ce que j'ai.... Cela n'est pas naturel... Mon Dieu, si c'était un pressentiment... Ah, mon fils...

Elle tombe la tête appuyée sur ses mains.

SCÈNE V.
La Marquise, l'Abbé, (tenant la liste.
)

LA MARQUISE.

Eh bien ! L'Abbé, Saint-Jean est-il parti ?

L'ABBÉ.

Oui, Madame, il monte à cheval...

Il lui donne la liste.

Voilà la liste que vous avez demandée.

LA MARQUISE.

Voyons, lisez.

L'ABBÉ, lisant.

Monsieur le Président d'Arcy...

LA MARQUISE.

Ah ! Rayez celui-là... J'ai pris tous les gens de robe en aversion... Ils sont trop heureux pour moi.

L'ABBÉ.

Mais Monsieur le Président est votre oncle.

LA MARQUISE.

Et que m'importe !...

L'ABBÉ.

Je cherche mon crayon... Ah le voici.

Il efface... Il lit.

Hom... Monsieur votre beau-frère, cela va sans dire... Passons.

Il lit.

Monsieur le Baron d'Erville...

LA MARQUISE.

Ah ! Laissez celui-là, le pauvre homme est aussi affligé que moi ; son neveu, comme mon fils, fait sa première campagne...

L'ABBÉ.

Le baron d'Erville... C'est lui qui est si vieux, si sourd ?... Vous avez bien changé pour lui ; car je me souviens qu'autrefois il vous ennuyait cruellement.

LA MARQUISE.

Après.

L'ABBÉ.

Madame la Duchesse de Ponteuil.

LA MARQUISE.

Effacez-la.

L'ABBÉ.

Mais, Madame, elle était votre amie.

LA MARQUISE.

Mon amie... Une femme en procès avec ses enfants... Une femme qui les a vu partir l'un et l'autre avec une indifférence, une dureté...

L'ABBÉ.

De tout temps l'intérêt a divisé les hommes. Quand on a un peu lu, on fait...

LA MARQUISE.

Ah ! Faites-moi grâce de vos citations, Monsieur l'Abbé, je vous en prie.

L'ABBÉ, à part.

Quelle humeur !

Haut, il lit.

Madame de Senantes.

LA MARQUISE.

Effacez, effacez... Elle est veuve ; elle n'a ni enfants ni frères, elle ne prend d'intérêt à rien.

L'ABBÉ, lit.

Madame la Vicomtesse de Blémont.

LA MARQUISE.

Laissez celle-là... Quoiqu'il y ait quinze jours que je n'en aie entendu parler.

L'ABBÉ.

Par exemple, celui-là m'étonne. Une coquette qui vous a donné tant de chagrin, qui est cause que Monsieur le Comte a refusé l'établissement le plus avantageux : une évaporée que je vous ai vu craindre, et même haïr...

LA MARQUISE.

Tout cela n'existe plus... Au fond, elle n'a pas un mauvais coeur... Elle aimait mon fils...

L'ABBÉ.

Elle l'aimait... Elle l'aimait, et c'est là le titre...

LA MARQUISE.

Mon Dieu ! L'Abbé, il y a des faiblesses qu'il faut condamner, mais qu'on doit plaindre... D'ailleurs vous savez comme moi, qu'il n'y a eu que de l'étourderie dans sa conduite. La Vicomtesse est légère, mais elle est honnête ; ... et si elle a eu le malheur d'être sensible... Puis-je lui refuser la consolation de venir s'attendrir avec moi... Qu'elle vienne, qu'elle vienne ici, elle y sera bien reçue.

L'ABBÉ.

En vérité, Madame, vous à qui j'ai toujours reconnu des principes si purs et si délicats, je l'avoue, vous me surprenez infiniment.

LA MARQUISE.

Je vous surprends... Ah ! Cela doit être... Il faudrait avoir un coeur semblable au mien pour me comprendre, mais achevez.

L'ABBÉ.

Voilà tout...

LA MARQUISE.

On vient... Mon Dieu ! C'est peut-être Saint-Jean... Voyez... Non, j'y vais.

Elle se lève.

SCÈNE VI.
La Marquise, l'Abbé, Le Commandeur.

LE COMMANDEUR.

Bonjour, ma soeur... Vous paraissez bien agitée...

LA MARQUISE.

Eh ! Puis-je être autrement ? Mon frère, ne savez-vous rien de nouveau ?

LE COMMANDEUR.

Non. Je sors de chez le Marquis de Blézac, qui doit être instruit, comme vous savez...

LA MARQUISE.

Eh bien !

LE COMMANDEUR.

Je dis qu'il doit être instruit, puisque son neveu commande l'armée.

LA MARQUISE.

Eh bien, l'avez-vous vu ?

LE COMMANDEUR.

Il est dans la bouteille à l'encre celui-là.

LA MARQUISE.

Que vous a-t-il dit ?

LE COMMANDEUR.

J'ai donc été chez lui ; je comptais le trouver, parce qu'il a la goutte ; et point du tout, il venait de partir pour Versailles.

LA MARQUISE.

Partir pour Versailles... malgré la goutte... Cela veut dire quelque chose... mon frère...

LE COMMANDEUR.

Eh bien après...

LA MARQUISE.

L'Abbé, envoyez encore chez la Maréchale... Non, envoyons plutôt à Versailles... Mon frère...

LE COMMANDEUR.

Mais tout cela est inutile... Calmez-vous...

L'ABBÉ.

Madame la Maréchale vous a promis...

LA MARQUISE.

L'Abbé, mon cher Abbé... De grâce, allez chez elle...

LE COMMANDEUR.

Mais quelle folie !...

LA MARQUISE.

J'ai envie d'y retourner...

LE COMMANDEUR.

Parbleu, écoutez-moi donc... J'ai mon Valet de chambre à Versailles, moi... Il est établi chez Blézac, avec ordre exprès, de ma part, de revenir sur le champ s'il apprend quelque chose de nouveau. C'est Dumont, vous le connaissez, vous savez s'il est intelligent et expéditif...

LA MARQUISE.

Mais s'il revient, il ira chez vous...

LE COMMANDEUR.

Eh, non, comme je ne compte pas vous quitter, je lui ai dit de revenir ici, parce qu'il est plus vraisemblable qu'il m'y trouvera, que chez moi.

LA MARQUISE.

Vous ne me quitterez pas ?... Mon frère, qu'est-ce que cela signifie... Mon Dieu ! Sauriez-vous ?... Mon frère, vous me cachez peut-être...

LE COMMANDEUR.

À qui diable en avez-vous ?...

LA MARQUISE.

Vous ne savez rien...

LE COMMANDEUR.

Mais quoi ?...

LA MARQUISE.

De la bataille... Vous ne répondez pas ?... Elle est donnée... Mon fils...

Elle tombe dans un fauteuil.

LE COMMANDEUR.

Ma soeur, ma soeur... Vous me feriez devenir fou ; je ne sais rien de nouveau, je vous le répète, je vous le jure... Parbleu, vous avez une rude tête.

LA MARQUISE.

Ah ! Je respire... Ah ! Mon frère, pardonnez-moi... Hélas ! Qui m'excusera, si ce n'est vous ?

LE COMMANDEUR.

Non, je ne vous excuse pas, vous êtes trop extravagante aussi. Que diable, votre fils est mon neveu, il est le dernier de notre nom ; croyez-vous qu'il ne me soit pas aussi cher qu'à vous ?...

LA MARQUISE.

Ah ! Ne nous comparons point.

LE COMMANDEUR.

Que diantre je ne vous reconnais plus... Souvenez-vous donc combien de fois, vous avez, avec moi, souhaité la guerre...

LA MARQUISE.

Ce souhait était inhumain, insensé : le Ciel, en l'exauçant, me punis assez cruellement d'avoir pu le former...

LE COMMANDEUR.

Ah parbleu, je crois que si vous pouviez trouver un moyen de faire revenir votre fils, vous l'emploieriez bien vite, et...

LA MARQUISE.

Ô Ciel ! Qu'osez-vous penser !... Ah que vous me connaissez mal !... Soyez bien sûr que sa gloire m'est encore plus cher que sa vie...

LE COMMANDEUR.

Ah ! Voilà comme une Française doit parler...

L'ABBÉ.

Il est deux heures... Madame ne songe pas à dîner.

LE COMMANDEUR.

Allons, allons, venez vous mettre à table, ma soeur.

LA MARQUISE.

Non, je ne dînerai pas aujourd'hui.

LE COMMANDEUR.

Je ne souffrirai pas cela... Voulez-vous vous tuer ?...

LA MARQUISE.

Non, mon frère... Mais en vérité c'est que j'ai trop souper hier... Allez, de grâce, laissez-moi, je vous en conjure...

LE COMMANDEUR.

Allons, venez l'Abbé ; il n'y a que nous deux de raisonnables dans la maison.

Ils sortent.

LA MARQUISE, seule.

Mon fils, le dernier de son nom, voilà ce qui le frappe... Ah, Dieu, comment cette idée peut-elle occuper ?... Que l'orgueil est vil et méprisable, il détruit tout autre sentiment... Je ne suis bien que seule... Qu'entièrement livrée à moi-même... On contraint ma douleur, mais on ne peut m'en distraire un moment... Je ne vis pas... non... chaque matin je voudrais être à la fin de la journée... L'incertitude, l'attente... L'espoir me font compter tous les instants. Insensée que je suis, peut-être... Oui, peut-être que la situation cruelle où je me trouve est heureuse en comparaison de celle qui m'attend !... Quelle réflexion désespérante ! Hélas, je demande des nouvelles, et c'est peut-être l'arrêt de ma mort que je désire... Si je suis réservée au plus affreux des malheurs, c'est du moins une consolation que la certitude de n'y pouvoir survivre... Moi, vivre alors... et comment, et pour qui ?... Ô, mon fils !... Je n'existe que pour toi... Ta destinée fera la mienne.

Elle tombe le visage caché par ses mains et par son mouchoir, et les coudes appuyés sur une table qui doit être à côté d'elle.

SCÈNE VII.
La Marquise, Victoire.

LA MARQUISE, se levant précipitamment, quand elle entend venir Victoire.

Qui vient ? Que me veut-on ?

VICTOIRE.

Ce n'est rien, Madame ; ... c'est Marguerite, cette vieille femme, que vous avez tirée de la misère, qui vient pour vous remercier.

LA MARQUISE.

Quelle importunité, dans l'état où je suis... que ne l'avez-vous renvoyée.

VICTOIRE.

Je voulais prendre les ordres de Madame.

LA MARQUISE.

Et bien dites-lui que je ne puis voir personne...

VICTOIRE.

Cette pauvre femme est bien dans la peine aussi...

LA MARQUISE.

Si elle a encore besoin d'argent qu'on lui en donne...

VICTOIRE.

Oh, ce n'est pas cela. Mon Dieu, grâce à Madame, elle se trouve assez riche à présent ; mais c'est qu'elle a un fils...

LA MARQUISE.

Elle a un fils !...

VICTOIRE.

Oui ; elle a un fils soldat, et...

LA MARQUISE.

Elle a un fils soldat !... Ah, la pauvre femme, que je la plains... Qu'on ne la renvoie pas, Victoire, je veux la voir...

VICTOIRE.

Son fils, justement, est soldat dans le régiment de Monsieru le Comte...

LA MARQUISE.

Qu'elle vienne, qu'elle vienne...

VICTOIRE.

Je vais la chercher... Elle sera bien contente...

Elle sort.

LA MARQUISE, seule.

Il me sera doux de voir cette pauvre femme, de l'entendre, de pleurer avec elle... Mais la voici...

Victoire revient avec Marguerite ; la Marquise se levant et allant au devant d'elle.

Approchez, approchez : Victoire, laissez-nous.

Victoire sort.

MARGUERITE.

Pardon, Madame...

LA MARQUISE.

Venez...

MARGUERITE.

Ah, Madame, vous m'avez sauvé la vie, par vos généreux secours... Pardonnez-moi, Madame, si je ne parais pas contente à vos yeux... et si, malgré moi...

LA MARQUISE.

Vous pleurez, pauvre femme !... Qu'elle m'attendrit !...

MARGUERITE.

Hélas ! Madame, c'est que j'ai un fils...

LA MARQUISE.

Oui, je le sais... Comment s'appelle-t-il ?

MARGUERITE.

La Tulipe, Madame, c'est son nom de guerre ; il est dans le régiment de Monsieur le Comte.

LA MARQUISE.

Quel âge a-t-il ?...

MARGUERITE.

Vingt ans, Madame ; c'était toute ma consolation... Jusqu'au jour de la guerre, j'étais si heureuse, Madame... Je me portais bien, je pouvais travailler, j'avais de quoi vivre.

LA MARQUISE.

Ma chère bonne-femme, soyez tranquille, vous ne manquerez plus de rien.

MARGUERITE.

Oh, Madame, vous m'avez donné bien au-delà de mes besoins... Mais mon fils... hélas, Madame, s'il périt, tout ce que vous avez fait pour moi me sera peut-être inutile... Je crois bien que le chagrin...

LA MARQUISE.

Non, non, ma chère amie, le Ciel aura pitié de vous, de moi... Il daignera nous rendre nos enfants.

MARGUERITE.

Ah ! Je le prie pour le vôtre comme pour le mien.

LA MARQUISE.

Vous priez Dieu pour mon fils !...

MARGUERITE.

Ah ! Oui, Madame, tous les jours ; j'ai même commencé une neuvaine.   [ 1 Neuvaine : L'espace de neuf jours consécutifs, pendant lesquels on fait quelque acte de dévotion. [L]]

LA MARQUISE, tirant sa bourse et lui donnant de l'argent.

Tenez, mon enfant...

MARGUERITE.

Madame... En vérité... Je n'étais pas venu pour cela...

LA MARQUISE.

Prenez, prenez... gardez cet argent pour votre fils, vous le lui donnerez à son retour...

MARGUERITE, s'essuyant les yeux.

Oh, mon pauvre la Tulipe !... Excusez, Madame... Vous savez ce que c'est que d'être mère...

LA MARQUISE.

Écoutez-moi... J'écrirai à mon fils pour lui recommander le vôtre, et pour qu'il m'en donne des nouvelles... Je lui écrirai dès ce soir...

MARGUERITE.

Ah ! Madame, que vous me soulagez ; car si mon fils est blessé, qui est-ce qui en prendrait soin ?

LA MARQUISE.

Ah Dieu ! Quelles funestes idées... Et si le mien lui-même !...

MARGUERITE.

Pourvu qu'il ne soit que blessé encore !... Car hélas ! Quand on va à la guerre, il n'y a que Dieu qui sache si l'on en reviendra... Et par malheur c'est le plus brave qui y trouve le plus de dangers... Et mon garçon est si hardi, si entreprenant !...

LA MARQUISE.

Allez mon enfant, allez... Restez dans ma maison, je vous logerai, je prends soin de vous, je vous garderai toujours chez moi... Vous reviendrez me voir ; mais dans ce moment, allez... J'ai besoin d'être seule.

MARGUERITE.

Dieu vous bénira... Oui, Madame... Vous reverrez votre fils, vous le reverrez bientôt en bonne santé... Mon coeur me le dit...

LA MARQUISE.

Ah ! Pauvre femme... Vous me ranimez ; voilà le premier moment de consolation que je goûte... Embrassez-moi...

MARGUERITE.

Eh ! Madame, Madame.

LA MARQUISE.

Ma chère amie, quand mon fils reviendra, je lui demanderai le congé du tien ; je l'établirai, je le marierai, je te le promets.

MARGUERITE, se jetant à ses pieds.

Est-il possible, Madame ?

SCÈNE VIII.
La Marquise, Marguerite, le Commandeur.

LE COMMANDEUR.

Ma foi j'ai bien dîné... Mais en voici bien d'un autre... Que diable fait-là ma soeur ?...

LA MARQUISE, relevant Marguerite.

Allez, ma chère Marguerite, ce n'est pas la dernière fois du jour que nous nous verrons ; allez.

MARGUERITE, en s'en allant, à part.

Ô mon Dieu ! Vous êtes juste, sauvez son fils...

Elle sort.

LE COMMANDEUR.

Eh bien, ma soeur, vous voilà toute en larmes. Sur mon honneur, vous devenez tout-à-fait folle.

LA MARQUISE.

Que voulez-vous mon frère, je ne puis me changer.

LE COMMANDEUR.

Parbleu, l'Abbé vient de me conter un trait de vous, qui m'enchante.

LA MARQUISE.

Quoi donc ?

LE COMMANDEUR.

Vous rayez tout le monde de votre liste, et vous y laissez Madame la Vicomtesse de Blémont, et cela à cause des jolis desseins qu'elle a eu sur votre fils... Quand je me rappelle toutes les jérémiades que vous m'avez faites sur elle, vos craintes... vos gémissements, vos sanglots. Ah ! Morbleu, je regretterai toute ma vie, et ma sotte pitié, et tant de nuits passées à vous remettre la tête. Madame la Vicomtesse de Blémont, une folle... décriée... perdue, une impertinente, dont j'ai, moi personnellement, toutes les raisons de me plaindre...

LA MARQUISE.

Avez-vous tout dit ?

LE COMMANDEUR.

Non, non, vous m'entendrez jusqu'au bout. Ah ça, ma soeur, je vous passe votre motif ; mais s'il était aussi fondé qu'il est extravagant, qu'auriez-vous à répondre ?

LA MARQUISE.

Comment ?

LE COMMANDEUR.

Oui, la Vicomtesse n'a ses entrées ici, que parce que vous supposez qu'elle aime encore mon neveu, n'est-ce pas ?

LA MARQUISE.

Eh bien, après ?

LE COMMANDEUR.

Eh bien, moi je vous dis qu'elle ne songe non plus à lui qu'au grand Turc.

LA MARQUISE.

En vérité, mon frère, je puis penser sans aveuglement qu'il est possible d'aimer mon fils : il est certain qu'elle a eu du penchant pour lui ; et la situation où il est, son danger, doivent ranimer des sentiments qui n'ont jamais été parfaitement détruits.

LE COMMANDEUR.

Des sentiments !... Vous me faites rire... Oui, la Vicomtesse est bien une femme à sentiments... Votre fils est jeune, joli, bien tourné ; je crois sans peine qu'elle a eu pour lui une fantaisie assez vive...

LA MARQUISE.

Quelles idées... Et quelles expressions !

LE COMMANDEUR.

Ne vous en choquez-vous pas ? Ah ! Je vous conseille de faire la prude... le jour même où vous voulez recevoir à bras ouverts une femme qui... Ne me faites pas parler... Mais venons au fait. Eh bien, Madame la Marquise, je vous soutiens donc, moi, que votre Vicomtesse de Blémont n'a nul besoin de venir s'attendrir avec vous.

LA MARQUISE.

Vous ne me ferez pas changer d'opinion.

LE COMMANDEUR.

Si fait parbleu, je vous en ferai changer. Écoutez-moi...

LA MARQUISE.

Mon Dieu, mon frère, laissons ce discours.

LE COMMANDEUR.

Je n'ai plus qu'un mot à dire. Elle est venue ce matin vous voir, la Vicomtesse.

LA MARQUISE.

Ah ! Elle est venue, on ne me l'a pas dit.

LE COMMANDEUR.

Eh bien elle est venue.

LA MARQUISE.

Eh bien ! Vous voyez que je n'en suis pas oubliée.

LE COMMANDEUR.

Mais savez-vous pourquoi ?... Devinez... Allons, allons, je m'en vais vous le dire : elle est venue pour vous demander votre loge... Ah ! Qu'en pensez-vous de celui-là ? Et puis historiquement elle a conté à Victoire qu'elle était lasse à mourir, parce qu'elle a dansé toute la nuit... Hem ?... Vous ne dites mot. Voilà cette femme affligée, cette femme victime d'un sentiment qui n'a jamais été détruit... Que diable, ma soeur, connaissez donc mieux vos gens ; il n'est pas permis à trente-huit ans d'être de la crédulité dont vous êtes...

LA MARQUISE.

Ah ! Mon frère, j'entends bien du bruit là-dedans... Ce sont sûrement des nouvelles.

LE COMMANDEUR.

C'est peut-être Dumont.

LA MARQUISE.

Voyez... Voyez... Ah ! Mon frère !...

SCÈNE IX.
La Marquise, le Commandeur, Victoire, l'Abbé.

VICTOIRE, accourant.

Madame, voilà une lettre...

LA MARQUISE.

Une lettre... Et de qui ?...

VICTOIRE.

De Madame la Maréchale.

LA MARQUISE.

Ah, donnez...

Elle tombe dans son fauteuil.

L'ABBÉ, bas, au Commandeur.

Nous avons gagné la bataille, je ne sais pas d'autres détails.

LE COMMANDEUR.

Ô Ciel !... Mais paix...

LA MARQUISE, lisant, après avoir décacheté la lettre, ce qui a été un peu long à cause de son saisissement.

Hélas ! Madame, je suis au désespoir.

Elle s'interrompt.

Ah ! Mon fils... Je me meurs...

Elle tombe évanouie.

LE COMMANDEUR.

Ah, grand Dieu ! Ma soeur...

VICTOIRE, lui prenant le bras.

Elle est sans connaissance.

L'ABBÉ.

Il faut la secourir.

LE COMMANDEUR.

De l'eau, de l'eau... Défaites son collier... L'Abbé, appelez ses gens...

L'Abbé amène plusieurs domestiques qui s'empressent.

VICTOIRE.

Hélas ! Elle est comme morte...

LE COMMANDEUR, à Victoire.

La tenez-vous bien ?...

VICTOIRE.

Oui, Monsieur.

LE COMMANDEUR.

Voyons donc cette funeste lettre... et s'il est bien vrai... Pendant qu'on secoure la Marquise, il prend la lettre, et lit tout bas : après avoir lu il s'écrie : L'Abbé, l'Abbé, mon neveu se porte bien, il a fait des merveilles, et il n'a pas reçu la moindre blessure.

L'ABBÉ.

Ô Ciel !...

VICTOIRE.

Ah ! Monsieur le Commandeur, venez donc rendre Madame à la vie...

LE COMMANDEUR.

Elle n'avait lu que les premiers mots de la lettre... Diable soit des femmes, qui commencent toujours par s'évanouir... Elle m'a bouleversé moi... Je n'en puis plus...

VICTOIRE.

Je crois qu'elle revient un peu.

L'ABBÉ.

Un moment, je fais une réflexion. Si, quand elle aura repris connaissance, nous allons lui dire la vérité, c'est risquer de lui causer la plus funeste révolution. Il y a beaucoup d'exemples de femmes mortes de joie, témoin cette célèbre Lacédémonienne...

LE COMMANDEUR.

Que diable, l'Abbé, il s'agit bien ici de Lacédémone.

VICTOIRE.

Monsieur le Commandeur, je crois que Monsieur l'Abbé a raison... Il faudrait absolument préparer un peu Madame.

LE COMMANDEUR.

À la bonne heure ; ... mais vous la préparerez donc, vous autres, car moi je n'entends rien à cela...

L'ABBÉ.

Oui ; oui, laissez-moi faire... et ne parlez que lorsque je vous ferai signe.

LE COMMANDEUR.

Oui, mais que cela ne soit pas long...

VICTOIRE.

Sa pâleur se dissipe un peu...

L'ABBÉ.

Elle revient... elle revient... Monsieur le Commandeur, mettez-vous là, un peu derrière elle ; car si elle voit votre visage, tout est dit...

LE COMMANDEUR.

Allons, allons ; mais dépêchez.

LA MARQUISE, ouvrant les yeux.

Mon fils... Mon fils...

L'ABBÉ.

Madame, rappelez votre courage.

LA MARQUISE.

Mon fils... Qu'on me laisse... Qu'on me laisse mourir...

L'ABBÉ.

Mais, Madame, cette lettre, vous ne l'avez pas achevée, et nous l'avons lue... Il vous reste quelque espoir...

LA MARQUISE.

Il vit encore ?...

LE COMMANDEUR.

Oui, oui, il vit...

LA MARQUISE.

Ah ! Mon frère, mon cher frère... mais il est blessé mortellement ?...

LE COMMANDEUR.

Non, non...

LA MARQUISE, se jetant à genoux.

Ô mon Dieu !... Mon Dieu, je voulais mourir, pardonnez-moi... Mon Dieu, sauvez mon fils...

LE COMMANDEUR.

C'est assez préparé... l'Abbé.

L'ABBÉ.

Encore un moment...

LA MARQUISE.

Mon frère... mes amis... mon fils n'est pas mortellement blessé... Ne me trompez-vous pas ?...

LE COMMANDEUR.

Eh ! Ma soeur...

L'ABBÉ.

Calmez-vous, Madame, et remerciez le Ciel...

LA MARQUISE.

Je dois le remercier... Ah Dieu ! Ô mon Dieu ! Je vous consacre ma vie si mon fils m'est rendu.

LE COMMANDEUR.

Que diable, l'Abbé, si vous ne finissez, elle va faire le voeu de renoncer au monde ; encore une préparation, et la voilà Carmélite. Ma soeur, écoutez-moi donc : séchez vos larmes, vous n'en devez répandre que de joie. M'entendez-vous ?...

LA MARQUISE.

De joie... Mais mon fils est blessé...

LE COMMANDEUR.

Et non, vous dis-je, il ne l'est pas...

LA MARQUISE, se levant, et se jetant au col de son frère.

Qu'entends-je ! Ah mon frère ! Se peut-il...

LE COMMANDEUR.

Il se porte mieux que vous et moi.

LA MARQUISE, embrassant son frère.

Ô Ciel !... Mon frère...

L'ABBÉ.

Oui, Madame.

VICTOIRE.

Ma chère Maîtresse, rien n'est plus vrai...

LA MARQUISE.

Mais cette lettre...

LE COMMANDEUR.

La Maréchale vous mande qu'elle est au désespoir, parce que son fils est blessé, mais légèrement ; il lui a même écrit pour lui donner de ses nouvelles et de celles de mon neveu, qui, dit-il, s'est distingué de la manière la plus brillante.

LA MARQUISE.

Il s'est distingué... Ah ! Je n'en doutais pas ; ... mais il vit, ... et il n'est point blessé...

LE COMMANDEUR.

Et la bataille est gagnée... et elle est décisive, et la paix en sera le fruit...

LA MARQUISE.

La paix, ... la paix... Mais qu'ai-je fait pour mériter tant de bonheur ? Mon fils ! Je te reverrai après tant de tourments et de pleurs. Tu vas m'être rendu... Mon frère, embrassez-moi donc, et vous aussi, mon cher Abbé, ... Et toi, ma pauvre Victoire... Félicitez donc la plus heureuse des mères.

Le Commandeur, l'Abbé, l'embrassent ; Victoire lui baise les mains.

LA MARQUISE.

Ma lettre... Où est-elle, que je la lise...

LE COMMANDEUR.

La voilà.

Elle la prend.

Quel jour que celui d'une bataille gagnée... Cela fait regretter d'avoir quitté le service,... et de n'avoir pas tenu bon, malgré l'âge, la goutte, et les passe-droits.

LA MARQUISE, après l'avoir lu.

Ah ! Mon fils, mon cher fils !... Quelle félicité est égale à la mienne !... Mais cette pauvre Maréchal... Allons, mon frère, la consoler, et nous enfermer avec elle.

LE COMMANDEUR.

Son fils lui écrit lui-même que sa blessure n'est rien.

LA MARQUISE.

Ah ! Je sais si le coeur d'une mère est difficile à rassurer. Venez, mon cher frère, ne me quittez pas, et surtout modérons devant elle l'excès d'une joie qui peut-être aigrirait sa peine.

Ils sortent.

 



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Notes

[1] Neuvaine : L'espace de neuf jours consécutifs, pendant lesquels on fait quelque acte de dévotion. [L]

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