******************************************************** DC.Title = L'ÉCOLE TRAGIQUE, OU CADET ROUSSEL MAITRE DE DÉCLAMATION COMÉDIE DC.Author = AUDE, Joseph DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 08:17:38. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/AUDE_ECOLETRAGIQUE.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** L'ÉCOLE TRAGIQUE OU CADET ROUSSEL MAITRE DE DÉCLAMATION COMÉDIE OU NON EN UN ACTE mêlée de quelques scènes de la Princesse de Poitou, tragédie. Représentée sur le théâtre Montansier Variétés le 10 fructidor, an 6. AN X. Par AUDE, auteur de Cadet Roussel À PARIS, Cher Barba, Libraire, Plais du Tribunat, galerie derrière la théâtre Français de la République n°51. PERSONNAGES DU PROLOGUE. LINVAL. Crétu. HUMORIN. Perlet. GERMON. Amiel. PREMIER HABITUÉ. Gailbois. SECOND HABITUÉ. Alexandre. PERSONNAGES. ACTEURS. CADET ROUSSEL. Brunet. BLANCHET, père. Perlet. BLANCHET, fils. Drouville. MARIANNE GRUGEOT, sa fille. Buisson. LA MÈRE CLOUTIER. Mme Caumont. MANON, ou ROUSSEL BRU. Mlle Drouville. MADAME GRUGEOT. Amiel. BEUGLAN, poète. Vénier. GRIGNARDET. Alexandre. JOBAR. Hugot. LA MÈRE ROUSSEL. Mlle Bonioli. LE PETIT ROUSSEL. Aude, neveu. L'AMOUR. Dufresnoy. MUSICIENS. ÉLÈVES MUETS. ASSISTANTS. La scène se passe dans l'intérieur du ménage de Cadet-Roussel, où un petit théâtre est élevé. LE CAFÉ, PROLOGUE. SCÈNE PREMIÈRE. HUMORIN. Encor Cadet Roussel, quel est son nouveau rôle,Son emploi, professeur de déclamation !ö farce misérable ! Oeuvre absurde et frivole !Je ne puis retenir mon indignation. LINVAL. Courage. Des grands mots, des phrases, des murmures, Sans connaître l'ouvrage, insulte à son auteur.Si l'on y rit, mon cher, je suis sûr que son coeurTe pardonneras tes injures. HUMORIN. Peut-être il y rira, comme il rit au barbier.Quel succès ! c'est cueillir dans la fange un laurier, Ravaler ses talenTs et dégrader la scène. LINVAL. Nous sommes au café ; le public nous entend.Quitte ce ton d'énergumène ;On va croire, Humorin, qu'un sujet importantAllume contre moi ta haine ; Je veux avec l'auteur te réconcilier. HUMORIN. Jamais. D'un art sublime, il fait un sot métier. LINVAL. Tu sais qu'il a fait quelques drames.Apprends, mon cher, qu'en ces moments,Il met en action le plus beau des romans. Il va dans quatre jours faire courir les femmes,Des spectres, des combats, des poignards, des tombeaux ;Voilà ses instruments et ses matériaux. HUMORIN. Déraisonne, plaisante, au lieu de ma répondre. LINVAL. Je ne plaisante pas ; il a reçu de Londres Un ouvrage étonnant, sombre création,Fruit bilieux et noir de la consomption.Tiens, deux traits, seulement : une femme perfide,A, de milord Ousei, trompé le chaste amour.Milord attend son homme à la chute du jour : Tu vois, dit-il, l'époux d'une femme coupable ;Il l'étrangle et s'enfuit : il va se mettre à table,Soupe auprès de sa femme, et sous un front serein;Lui cache le vautour qui dévore son sein :Il lui parle, au dessert, du mépris de la vie : Elle y tenait beaucoup, car elle était jolie.Eh bien ! Madame, eh bien ! Vivez... une heure encor ;La seconde est pour vous, le signal de la mort.Elle, pleure, elle crie, et ce monstre farouche,La main sur un poignard, et l'autre sur sa bouche, Fait conduire à l'instant, Jenni (tel est son nom)Dans le plus noir caveau de a vaste maison ;On place auprès d'un puits, la victime tremblante,Le jaloux va frapper, lèvre sa main sanglante,Lorsqu'un cri qu'elle pousse auprès de son bourreau, Fait sortir deux voleurs cachés sous un tonneau.Milord frémit, décampe à cet aspect funeste. HUMORIN. Et la femme... LINVAL. Demain, je te dirai le reste.C'est un tissu parfait d'incidents désastreux...Suicide, combat... oh ! c'est miraculeux ; On croit être mon cher, au fond des noirs abîmes.Le roman produira des écrits merveilleux ;J'en vois sortir au moins, vingt drames pantomimes. HUMORIN, riant, pour avoir l'air de n'être pas dupe. Fort bien, mauvais railleur, achève ton sermon,J'en saisis l'ironie, et comprends ton jargon : Je n'en serai pas moins impartial et ferme,Puisqu'aux méchants écrits, tu voudrais mettre un terme ;Je pense que je t'imite, et que je hais, surtoutCes spectacles brillants ou a main d'oeuvre est tout : Oui j'en hais, comme toi, la misérable pompe. Mais ne crois point qu'ici ton adresse ma trompe ;En blâmant comme toit, son succès éphémère,Tu ne me feras point aimer l'excès contraire,Si ton sale barbier, ni ton déclamateur,Ni la halle, servant de temple à ton auteur. PREMIER HABITUÉ. Le journal de Paris citoyen, je vous prie,Je vous l'ai demandé. DEUXIÈME HABITUÉ. Ma lecture est finie. LINVAL. Que l'auteur soit sans gloire, oh ! Linval y consent ;Qu'il doive à l'indigence un succès d'un moment ;Je sais qu'à d'autres voeux il n'ose pas prétendre : Mais parlons sans emportement.C'est le genre et non lui ; C'est Vadé, c'est CalotQui peignirent la Halle, et la gloire et leur lot.Leurs tableaux sont toujours à ma pensée ;Je me souviens encore de la Pipe cassée. Et des lieux où Ténière a montré si souventLes richesses de l'art dans un cadre indigent. HUMORIN. C'est ainsi qu'on bavard veut prouver qu'on raisonne. LINVAL. Humorin, doucement, je n'offense personne. HUMORIN. Sois piqué si tu veux, je n'en démordrai pas. LINVAL. Finissons. HUMORIN. Eh ! Pourquoi ? SCÈNE II. Les Précédents, Germon. GERMON. Comment donc, quels éclats ? LINVAL et HUMORIN. Écoutez, écoutez. GERMON. Parlez l'un après l'autre. HUMORIN. De l'illustre Roussel, voilà le digne apôtre. LINVAL. Le grand genre à ses yeux plaît exclusivement ;C'est outrager les moeurs, être indigne, indécent, Que d'oser, observant le peuple et ses nuances,D'un tableau jovial garder les convenances. GERMON, riant. Je conçois... deux amis ont un débat mortel,Et pourquoi ? HUMORIN. C'est pour rien, c'est pour Cadet Roussel. GERMON. Je le sais, j'entendais vos mots depuis une heure. HUMORIN. Hem, tu l'entends. LINVAL, sortant. Bonsoir. GERMON. Non, mon ami, demeure ;On m'a choisi pour juge, et je dois prononcer. HUMORIN. Prononce, et ne crains pas, mon cher, que j'en rappelle. LINVAL. Voyons si vous pourrez terminer la querelle. GERMON. Mais, je veux du silence... HUMORIN. Oh ! je vous le promets. LINVAL. Pas un mot. GERMON. Vous perdez tous deux votre procès.L'un fait tort à l'auteur en vengeant ses ouvrages,L'autre lui fait ici de trop sanglants outrages.Écoutez, mes amis, je ne suis pas suspect :Voyons tout sous un simple et véritable aspect. Croyez-vous que l'auteur de cette oeuvre frivoleAu fond d'un cabinet, l'ait placée en idole,Et qu'il soit à genoux, Narcisse déhonté,Devant une grotesque et bizarre gaîté ?Plus que vous ne pensez, lui-même il se condamne, C'est lui qui vous répond ici par mon organe.Oh ! qu'il est malheureux, me disait-il hier,De ne peindre jamais qu'un phosphore, un éclair.De porter aux abus, dont le bon goût s'offense,Un trait plus prompt, plus sûr avec l'extravagance : Et le but proposé, je vous en sais l'aveu,Même à mon tribunal, le justifie un peu.Dans mes premiers Roussel, j'attaquai les barbares,Ces êtres si communs qui s'estiment si rares ;Assimilons enfin, tous ces dégradateurs Qui volent à l'état leurs soins et leurs labeurs ;Composons, disait-il, cette bande grotesqueA la horde roulante, absurde, gigantesque,Qui va sur les tréteaux que la honte éleva,Insulter aux beaux vers que Corneille enfanta. HUMORIN. Oh ! n'allez pas chercher ici de subterfuge. GERMON. Il n'est pas temps encor, doucement, je suis juge.C'est ainsi qu'il parlait. Que l'ouvrage soit nul,Mais le but est louable, et voici mon calcul :Si son nouveau Roussel a quelque réussite, Il ne peut y trouver ni gloire, ni mérite ;C'est au public, sans doute, aux efforts de l'acteur,Que d'oser reparaître, il devra la faveur ;Et s'il tombe, sa chute est ignominieuse. HUMORIN. Elle est certaine. LINVAL. Elle est, du moins, encor douteuse. GERMON. Je ne dois ni parler, ni présager son sort ;Le parterre attentif juge en dernier ressort. HUMORIN. Où diable trouvez-vous un but assez louablePour faire supporter cette oeuvre détestable ? GERMON. Je n'ajoute qu'un mot, trop sévère Humorin : A la gaîté, toujours le Français fut enclin ;Ce peuple, qui voit l'ordre établir son empire,Après un deuil si long, a tant besoin de rire ? HUMORIN. [Note : Néricault Destouches, Philippe (1680-1754) : Ambassadeur, auteur dramatique et académicien français. ][Note : Régnard, Jean-François (1657-1709) : auteur de comédie dont Le Joueur, Le Distrait, La Légatiare, Le Divorce.]Qu'il rie en admirant Détouches et Regnard. LINVAL. Il n'a pas attendu vos avis aussi tard Pour consacrer leur gloire : et vos voeux sont les nôtres.On les relit chez soi, chacun les sait par coeur. GERMON. Il me faut du nouveau, dit l'administrateur ;Leurs chef-d'oeuvres connus... LINVAL. Et qu'on en fasse d'autre. GERMON. Air : Il a voulu, etc. On le voudrait, C'est un secret, Il échappe à la foule : L'un est comique en larmoyant, L'autre est tragique en effrayant : Du sentiment, De l'enjouement, On a brisé le moule. PREMIER HABITUÉ. On va lever la toile, arrivez, il est temps. GERMON. Vite, allons voir Cadet, à l'école tragique. HUMORIN, raillant. Allez voir des tableaux charmants. Ils sont fous... Il est de la clique.Allez vite assister à ses nobles leçons,Il va peindre à grands traits. GERMON. Nous verrons, nous verrons ;Pourquoi ne pas vouloir qu'on peigne Les abus qu'on voit dans Paris ?Ici, comme ailleurs, plus d'un savant enseigneCe qu'il n'a pas encore appris. CADET ROUSSEL MAITRE DE DÉCLAMATION SCÈNE PREMIÈRE. Blanchet, père, la Mère Cloutier. BLANCHET PÈRE. Je vous l'ont dit, mère Cloutier, je vous le répétons ; il ne sera pas dit que mon fils s'incorpore dans un état ou's qu'il n'entend rien. LA MÈRE CLOUTIER. Mais, citoyen, vous ne savez pas ce que votre enfant peut devenir dans les mains de mon gendre ; Cadet l'aime comme ses yeux. BLANCHET PÈRE. Diable ! C'est donc ben changé ; ce n'était pas d'même quand ils poursuiviont le même objet pour le mariage, et que Blanchet était son rival. LA MÈRE CLOUTIER. Sans doute, il faut une finition z'à tout ; Cadet a-t-eu la préférence, le voilà z'établi. Blanchet s'est fai-z'une raison ; les voilà bons amis : il prend des leçons depuis un mois, mon fils veut en faire un sujet, c'est le premier de ses élèves. BLANCHET PÈRE. Je n'entendons rien à tout ça ; mais ce que je savons très ben, c'est qu'il veut quitter sa place de la marée pour se fourrer dans les comédies, et jarni, ça ne sera pas. LA MÈRE CLOUTIER. J'étais dans l'aveuglement comme vous sur cet artique, je ne voulais pas de Cadet : savez-vous ben ce que c'est que d'être un artiss' ? BLANCHET PÈRE. Oui, morgué, je le sais, et il y en a très ben qui escamotont ce nom-là dans Paris, qui n'en connaissont pas pus que moi, et qui feriont ben mieux d'aller piler du poivre cheu l'épicier, ou de peser du foin à la diligence. LA MÈRE CLOUTIER. Je ne dis pas non ; mais fiez-vous à nous, père Blanchet, votre fils a des dispositions superbes ; puisque Cadet l'a commencé, laissez-le finir. BLANCHET PÈRE. [Note : Montreuil : Commune à l'est de Paris entre Vincennes au sud et Les Lilas au nord.]Non, de par tous les diables ; il reviendra cheu nous, à Montreuil ; ou ben il travaillera comme un brave garçon, à son bureau de la halle. LA MÈRE CLOUTIER. Il faut pousser ses enfants, les mettre plus haut que soi ; le vôtre vous fera t'honneur. BLANCHET PÈRE. Oui, l'honneur d'être plus bête que son père, et de se rendre ridicule sans profit. LA MÈRE CLOUTIER. Sans profit ! Que dites-vous donc ? Il peut se mettre en troupe dans six mois ; on a déjà voulu l'enrôler de société, dans la rue des Boucheries, pour jouer le grand turc à Chartres, en Beauce, dans les pièces de comédie, pour les rôles de tyran. Vous n'avez donc pas entendu son genre de déclamation, pour un commençant tout nouveau ? BLANCHET PÈRE. Tenez v'là trop de paroles, je sis son père, c'est un fait ; mais pas d'aveuglement pour ça, je sais ce qu'il tient, et mon jugement en vaut bien un autre : Blanchet déclamateur ! Artiss't, allez donc, est-ce que c'est possible ? Je ne sis qu'un paysan, mais je les ons vus les comédies et les comédiens, et depuis trente-cinq ans que j'amenons du bois à Paris, je savons distinguer un homme d'un fagot, dans s'tétat de la parole ; chacun s'en mêle, il y en a des nichées aujourd'hui, et morgué, je ne voulons pas qu'il augmente la fourmilière. LA MÈRE CLOUTIER. [Note : Corporence : corporance. Variante désuète de corpulence.]Mais les bons, les bons, c'est une différence : avec la corporence de votre fils et l'encolure de son maintien, il peut faire un chemin magnifique. BLANCHET PÈRE. Il fera le chemin d'ici à Montreuil, drès demain, pour y labourer comme moi ; s'il s'obstine à perdre son temps et à fâcher ses protecteurs. Comment ! V'là six jours que je sommes ici, et je l'ons vu deux fois ! Il ne paraît pas à son bureau de la halle, ou, crac, il disparaît après l'heure du poisson. Il est ici les trois-quarts de la journée, hier encore on me l'a caché, je ne sauriont le trouver. Avisez-le aujourd'hui, s'il vient encore déclamer, s'haurir et lever les bras, que j'y rabattrai ses gess' avec ce gourdin-là. LA MÈRE CLOUTIER. Au bout du compte, qu'est-ce-que ça nous fait ? Pour six blancs par cachet qu'il donne, c'est trop d'embarras pour mon gendre. BLANCHET PÈRE. Et ben, qu'il se l'épargne c't'embarras, ou jarni... LA MÈRE CLOUTIER. Pas de ton comme ça, je vous prie, dans une maison comme celle-ci. BLANCHET PÈRE. Je n'avons jamais manqué à personne ; je vous demandons not' fieu. LA MÈRE CLOUTIER. Il n'est pas dans la salle d'étude, on vous l'a dit, on l'avertira s'il vien z'à la répétition. BLANCHET PÈRE. Vous y rendrez service, ainsi qu'à vote fils, à vot'école et à moi ; je ne vous dis que ça. Adieu, citoyenne. Il sort. SCÈNE II. LA MÈRE CLOUTIER, seule. Bonjour. Tiens, Jacquot l'éveillé ! Au diable des pratiques comme ça. Queu désagrément pour un écolier de plus ! SCÈNE III. La mère Cloutier, Manon. MANON. Ma mère, madame Grugeot vient de me payer les quinze jours de déclamation de sa fille, avec z'une oie qu'elle nous fait présent ; restez à dîner avec nous. LA MÈRE CLOUTIER. Oui, et le marché, ma place, qui la gardera ? Ton père est à la Chapelle. MANON. Eh ben, et les voisines... LA MÈRE CLOUTIER. Il n'y a pas de voisine, il faut avoir l'oeil à ses affaires ; d'ailleurs, reste ici qui voudra ? Elle me plante-là pendant z'une heure pour avoir des raisons. MANON. De quoi donc ? LA MÈRE CLOUTIER. Eh ! Le père à Blanchet... MANON. Je l'ai vu venir ; son fils s'est caché ; c'est un des élèves qui paie le mieux. LA MÈRE CLOUTIER. Et moi j'ai supporté sa mauvaise himeur. MANON. Toi tout d'même hier, qu'il voulait aller se plaindre cheu le commissaire qui demeure au premier, dans s'te maison. LA MÈRE CLOUTIER. Il y est ben allé, à ce qu'il m'a dit. MANON. Oui, mais Cadet est sûr que les commissaires ne peuvent pas empêcher la déclamation. N'y a pas de patente pour les artiss'. LA MÈRE CLOUTIER. Qu'il s'arrange comme il voudra. Donne-moi les serviettes de s'te vente, que je m'en aille. MANON. Où est-ce que vous avez donc les yeux ? Vous ne les voyez pas sur ce buffet. LA MÈRE CLOUTIER. T'aurais dû t'arranger de ça pour ton ménage ; c'est du solide et pas cher. MANON. Et de l'argent ? LA MÈRE CLOUTIER. Pardine, il n'en faut pas des sacs. Ton homme est donc bien à court ? ta fortune devait être faite avec lui. MANON. Jolie fortune ! On n'est pas sorcier, plus d'apparence que d'effet ; il ne me gagne pas mon savon à la halle et les cachets de déclamations paient à peine le local. LA MÈRE CLOUTIER. Tu l'as voulu, ce gain de la loterie m'a fait succomber au goût de ton inclination. MANON. Je lui croyais beaucoup plus d'avance, et le caractère moins taquin. LA MÈRE CLOUTIER. Vous avez déjà eu du bruit, je le sais, à cause de Blanchet qui apprend l'état malgré son père. MANON. Il est jaloux de son ombre, et ce garçon que j'ai méprisé rapport z'à lui et qui m'offrait tout, n'aurait pas agi comme ça, si j'avais pu avoir celui de correspondre à sa passion. LA MÈRE CLOUTIER. Allons vela que ça commence ; j'ai tout prophétisé pour ton bien, ma pauvre Manon ; prends ton mari du bon côté et tâche de vivre en travaillant ; car, comme dit le proverbe, vois-tu, quand il n'y a pas de foin au ratelier... SCÈNE IV. Manon, la mère Cloutier, Blanchet fils. BLANCHET fils, passant mystérieusement sa tête par la porte entr'ouverte et ayant une brochure en ses mains. Citoyenne Roussel, est il parti ? LA MÈRE CLOUTIER. Vela Blanchet. BLANCHET FILS. Est il parti ? MANON. Tiens il y a pus d'une heure. BLANCHET FILS. Qu'es qu'il a dit ? LA MÈRE CLOUTIER. Il a dit qu'il irait plutôt en justice pour t'empêcher d'être de l'état. BLANCHET FILS. Et laissez donc ; laissez donc, ès-ce que la justice peut z'empêcher l'avancement d'un jeune homme ? Suis-je t'y un enfant de quatre jours, pour être mené z'à la baguette ? Faut'y que je sois borné z'à la halle, pour plaire à mes parents ? Ce que j'ai ramassé z'est à moi, et je peu-t'en faire usage pour mes talents, sans que personne y trouve à redire. LA MÈRE CLOUTIER. On vous dit ce qu'il a dit, et c'est à vous à faire... BLANCHET FILS. Oui, c'est à moi z'à faire ce qui me convient et j'ai six bonnes raisons pour ça. MANON. Ça vous regarde ; et faut les faire valoir. BLANCHET FILS. Oui plus de six raisons : la première que j'y trouve mon plaisir, la seconde que c'est mon goût, la troisième que ça me plaît, la quatrième que ça m'amuse, la cinquième que j'aime ça... LA MÈRE CLOUTIER. Et la sixième ? BLANCHET FILS. Oh ! La sixième, bernic, je la garde pour moi, dans mon coeur. LA MÈRE CLOUTIER. Garde-là tant que tu voudras ; ce sont tes affaires : mais qu'es donc que je fais ici ? Je n'ai pas encore étalé et vela l'heure du marché. Blanchet étudie et gesticule.Ton père est allé pour du charbon : je n'ai pûs d'aide : pûs personne, il faut que tout roule sur moi. Adieu, mes enfants. Apercevant Blanchet.Tiens de quoi z'il a l'air, on dirait qu'il va nous avaler. MANON. Ma mère, renvoyez-moi mon homme, s'il a fini ses barbes ; tous les écoliers sont venus, ils étudient dans la cuisine, on n'attend put que Grignardet. LA MÈRE CLOUTIER. J'y dirais adieu ; je reviendrai ce soir. Elle sort. MANON. De bonne heure, ma mère, vous verrez déclamer la tragédie. SCÈNE V. Manon, Blanchet, fils. BLANCHET fils, déclamant le livre en main. Je vous traîne à l'autel aux yeux de mon rival,Et ma main sur sa main à votre main donnée, Trempera dans le feu le flambeau d'hyménée. MANON. Ne criez donc pas si fort, vous me fendez la tête. BLANCHET FILS. Il faut ça pour le genre terrible, hem ! Queu position de tyran !... MANON. Vous seriez assez bon pour effrayer le monde ; mais vous ne pouvez pas continuer, puisque votre père n'entend pas vos raisons. BLANCHET FILS. Je vous ai pas dit la sixième, citoyenne Manon, mais vous la comprenez bien, je ne veut plus vous appeler Roussel, ça raugmente mon désespoir. Roussel, est-ce le nom que vous devez porter ? MANON. Ah ça, si vous allez recommencer vous bêtise, je file... BLANCHET FILS. N'ayez crainte, citoyenne ; votre mariage est consumé, n'y a plus de remède pour moi ; je suis t'une bête, un enfant, je le sais ; vous voyez mes pleurs de mes yeux, laissez-les couler, c'est un moribond qui se plaint. MANON. Je vous dit que ça m'endort ; je n'ai déjà pas trop de repos dans mon ménage ; je m'en vas, si vous continuez. Vous m'avez déjà fait battre deux fois, j'en supporterai pas davantage. BLANCHET FILS. Il vous a battu rappor z'à moi ! Ah ! Voilà la condamnation de mon arrêt ; j'ai mis, comme un désespéré, des centimes dans du vinaigre, j'avale à ce soir le paquet. MANON, à part. Il le ferait comme il le dit. Haut.Je vas tous dire d'abord, si c'est comme ça ; je ne serai pas cause d'un massacre ; vous me faites peur comme tout. BLANCHET FILS. Rassurez-vous, objet respectueux, je ne veux plus jamais mourir à cause de vous ; j'ai un petit brin d'espérance, oui j'attends. Je suis sûr que Cadet vous battra z'encor plus, et vous en viendrez au divorce. MANON. Voulez vous finir ces manières ; levez-vous, ou sinon... BLANCHET FILS. Manon, Manon, pardonnez-moi. MANON. Vela mon mari, vela mon mari. SCÈNE VI. Les Précédents, Cadet-Roussel, le petit Roussel, la Mère Roussel. Cadet aura un plat à barbe en main, le petit portera le peignoir et la mère aura des hardes sous le bras. CADET, surprenant Blanchet à genoux. Ah ! Ah ! BLANCHET, donnant son rôle à Manon, feignant de déclamer et braillant les vers suivants. Non, je reste à vos pieds, princesse incomparable,J'avais sur l'estomac un poids insupportable,[Note : Comparable au vers 268 d'Antiochus de Nadal : Écoutez sans courroux l'aveu de mon amour.]Vous avez entendu l'aveu de mon amour. MANON. C'est bien, vous n'avez pas manqué une parole, mais, tenez, voilà mon homme, répétez avec lui, j'ai affaire. CADET. Tais-toi donc, laisse-le finir puisqu'il a commencé ; cette exclamation n'est pas mauvaise, ne lui coupe pas le mouvement. BLANCHET FILS. Je sais tout mon rôle par coeur, dans la tragédie du citoyen Beuglan. CADET. [Note : Phanor est une personnage de Voltaire : Le Fanatisme : Tanis et Zélide. ]Continue. Mon frère fera Phanor, et moi l'époux de la princesse : dit le dernier vers. BLANCHET FILS. Vous avez entendu l'aveu de mon amour. CADET. Fort bien, Garganiga, faites-lui votre cour, Blanchet prend du tabac dans sa tabatière. CADET, avec humeur. Ne prends donc point du tabac dans une trageudie ; le fais-tu exprès ! Prendre du tabac ! Si tu venais à éternuer, ton interlocuteur serait obligé de te dire, dieu vous bénisse. BLANCHET. Eh ben ! V'là ben du bruit pour une prise de tabac... CADET, toujours de même. Ah ! Ça, veux-tu jouer la trageudie, oui ou non ! C'est que si tu veux jouer des farces, y faut pas venir dans mon école. BLANCHET. Eh ben ! C'est bon, v'la qu'est fini. CADET. À la bonne heure. Il reprend son couplet.Fort bien, Garganiga, faites-lui votre cour,C'est pour trouver l'abîme où votre erreur la plonge,Qu'elle a depuis trois mois déserté la Saintonge ;C'est pour vos passe-temps que je la garde ici. BLANCHET FILS. Cet ironique ton cause peu mon souci,Je peux dans tout les lieux idolâtrer ses charmes. LE PETIT ROUSSEL. Voyez, voyez ses yeux, ils ont versé des larmes : CADET. Allons, v'là l'autre, y dit ça comme en r'venant de Pontoise. BLANCHET FILS. Oui, je pleure la nuit, oui je pleure le jour :Je pleure en la quittant, je pleure à mon retour ; Je pleure : et ce qui peut adoucir mon martyre,C'est l'espoir consolant d'un gracieux sourire. CADET. [Note : Machelier : Qualifie les dents qui servent à broyer les aliments, notamment chez les herbivores. Dent machelière i.e. molaire.]Ce n'est pas ça, ce n'est pas ça ; change de ton avec le sourire, et puis, ces bras pendant ça ne vaut rien ; au mot de sourire un demi-contour de bouche entr'ouverte, la dent machelière en avant. Tiens, regarde-moi.Je pleure, et ce qui peut adoucir mon martyre,C'est l'espoir consolant d'un gracieux sourire.Vois-tu le sourire qui vient se fondre sur mon visage ! BLANCHET FILS. Bon, bon, je retiendrai ça. CADET, une main dans sa poche. À la réponse du mari, attention, c'est moi qui parle.Rival audacieux, parle, ne sais-tu pas ?Que je suis au sérail maître de ses appas ?J'ai pu sacrifier, ma fortune, mon être,Pour entendre et pour voir... regarde la fenêtre.C'est sensé qu'il y a là une fenêtre.C'est assez, tu m'entends ; et vous, madame, et vous Redoutez mes transports : j'aime, je suis jaloux.Je n'aurai pas toujours cette main dans la poche ;J'en atteste les dieux, ta première bambocheEst en arrêt de mort pour toi, pour moi, pour nous,Et ces lambris fumants nous engloutissent tous. C'est chaud, ça. Allons à toi. BLANCHET FILS. Que ce palais sanglant, ou s'écroule, ou s'embrase.Je t'aimerai toujours, ou le diable m'écrase. MANON, à Blanchet qui lui a adressé les derniers mots, avec intention. Taisez-vous. BLANCHET FILS. C'est le naturel de ma passion. LA MÈRE ROUSSEL. C'est superbe. BLANCHET FILS. Es-tu content ? CADET. Pas assez de force. Continuons, c'est Phanor. LE PETIT ROUSSEL. Eh ! Quoi ! Vous l'entendez, seigneur, et votre boucheReste immobile auprès de ce monstre farouche !Elle nourrit sa flamme, oui, j'en suis convaincu, Vous êtes, vous serez, ou vous fûtes... CADET. Veux-tuQu'au quartier sans pudeur offrant un grand scandale,Sur un premier soupçon ma fierté se ravale.C'est quand tu me verras assuré de l'affront... LE PETIT ROUSSEL. Sans cesse vous portez la main sur votre front, Et votre orgueil blessé s'arrête à la menace !... SCÈNE VII. Les Mêmes, Beuglan. BEUGLAN. Mon ami, mon ami, ce n'est pas là mon intention. CADET. N'interrompez donc pas, que trouvez-vous de mauvais ? BEUGLAN. Les gestes. CADET. Laissez donc les gess'de côté, j'aime mieux qu'ils n'en fassent pas, que de s'accoutumer aux mauvais ; j'ai inventé une mécanique que vous allez voir tout-à-l'heure, pour les dresser sur cet artique. À la dernière tirade, Blanchet. BLANCHET FILS. Mon père à mon bonheur oserait mettre obstacle ! Blanchet père entre et écoute. SCÈNE VIII. Les Mêmes, Blanchet père. BLANCHET FILS. Mon père qui, dans moi, vit toujours un oracle,Sans égard pour ma gloire et mon nom triomphant,Lèverait aujourd'hui la main sur son enfant !... BLANCHET PÈRE. Ah ! Je n'oserais pas, coquin. Il lui lance un coup, et fait tomber son chapeau. BLANCHET FILS. Laissez donc, laissez donc. TOUS. Qu'est-ce que c'est ? CADET. Comment, citoyen, dans mon école ? BEUGLAN. C'est un scandale. BLANCHET PÈRE. T'y prends de belles leçons, scélérat, tu traitais joliment ton père. BLANCHET FILS. Est-ce que c'est de vous que je parlais ? CADET. Mais vous êtes donc borné, c'est moulé dans les livres, ce qu'il disait, puisqu'il fait l'emploi des tyrans. BLANCHET PÈRE. À ton poisson, libertin, à ton poisson, ou à la charrue. CADET. Chez moi, citoyen, chez moi ; ma mère, appelez du monde. LA MÈRE ROUSSEL. Jobar ! Grignardet ! BLANCHET FILS. Est-il possible ? SCÈNE IX. Les Mêmes, Jobar, Grignardet. CADET. On manque à votre professeur. BLANCHET PÈRE. [Note : Déclamance : déclamation.]Oui, appelle du monde pour défendre un garnement, contre son père ; va-t-en écouter les voisins. Ce n'est pas l'histoire de la déclamance qui attire ici ce débauché, c'est ton divorce qu'il voudrait, tout le quartier m'en a instruit. CADET, à Manon. Mame Roussel ! BLANCHET FILS. Ne croyez donc pas ça. BLANCHET PÈRE. Un démenti à ton père, coquin. Il lui lance un soufflet.Marche, marche. Les deux Blanchet sortent. SCÈNE X. Les Mêmes, excepté les Blanchet. CADET. Voilà une jolie scène, la répétition ne pourra pas avoir lieu à présent. MANON. Faut-il avertir les élèves ? CADET. Il ne faut rien, allez à votre cuisine ; vous avez entendu les propos ? MANON. En suis-je ti cause, moi, donc ? BEUGLAN. Vous voyez que c'est la médisance. CADET. Je ne dis pas qu'elle m'ait manqué, mais j'y trouve trop d'hardiesse dans la conduite. MANON. Queu conduite ? Allez-vous recommencer ; je n'ai pas fait une fin avec vous, pour me mettre dans un enfer ; ma mère le saura, cette fois ici. CADET. Retirez-vous. L'honneur parle, il suffit ; le reste est arbitraire. SCÈNE XI. Les Mêmes, excepté Manon. LA MÈRE ROUSSEL. Cette femme n'a pas de torts. CADET. Soutenez-la, soutenez-la ; mêlez-vous de tout dans mon ménage. LA MÈRE ROUSSEL. Il sera gentil ton ménage, avez s'te humeur-là, ça sera un plaisir. CADET. Est-ce que vous croyez que c'est pour le plaisir que je me suis marié, c'est pour le solide ; pour ne pas laisser finir la perpétuité de ma famille, pour me voir renaître en moi-même et avoir des prédécesseurs. BEUGLAN. Allons, mon ami, dépêchons-nous. CADET. Tenez, la velà les bras croisés. Les costumes, le manteau de vert cramoisi à longues manches. Allons, mon habit de professeur. LA MÈRE ROUSSEL. Est-ce que je peux m'y reconnaître, t'as tout renfermé dans la suspente avant-z'hier. CADET. J'y vas voir moi-même, en ce cas. Toi, mon frère, fais préparer la mécanique. LE PETIT ROUSSEL. J'y cours. Il sort. CADET. Avons-nous tous nos artiss' ? GRIGNARDET. Tous, excepté la citoyenne Grugeot. BEUGLAN. Voici sa mère. SCÈNE XII. Les Précédents, la citoyenne Grugeot. CADET. Et ben, votre fille, mâme Grugeot ? MADAME GRUGEOT. [Note : Montagne Sainte Geneviève : une colline de Paris de la rive gauche. Elle est au cours du quartier latin, et accueille la Sorbonne, La Panthéon et les lycée Henri IV et Louis le Grand. ]Elle vient z'après moi ; elle est dans l'allée avec sa cousine Picard, qu'elle a rencontrée, qu'est donneuse de cachets au bal de la montagne Sainte-Geneviève. CADET. Allons, bon, nous velà tous ; assisez-vous, je reviens. À Grignardet.Toi, viens avec l'auteur, pour t'emparer des costumes. Ma mère, faites les honneurs. Il sort. SCÈNE XIII. Madame Grugeot, la mère Roussel, Grignardet. LA MÈRE ROUSSEL. Mâme Grugeot, donnez-vous la peine de vous asseoir. MADAME GRUGEOT. Je ne suis pas straordinairement fatiguée ; je viens du théâtre des petits enfans, ousque je compte placer mon filleul pour la pantomime. LA MÈRE ROUSSEL, à Grignardet. Allez étudier avec les autres. GRIGNARDET, en s'en allant. Vous faites devant vous reculer la nature. SCÈNE XIV. La mère Roussel, Madame Grugeot. MADAME GRUGEOT. Pas mal ; il a la poitrine assez forte. LA MÈRE ROUSSEL. C'est Grignardet. MADAME GRUGEOT. Je le sais, de l'Estrapade, il a du talent. LA MÈRE ROUSSEL. C'est de l'ouvrage de mon fils. Ah ça, vous parlez de votre filleul, j'espère que ça nous fera un écolier de plus. MADAME GRUGEOT. Il n'aura pas d'autre maître que Cadet ; il le commencera en rachevant ma fille. LA MÈRE ROUSSEL. Elle va bon train dans l'état. MADAME GRUGEOT. Et rien que trois mois de leçons : hardie comme un page, une mémoire de possédé, un gosier superbe dans les exclamations ; d'une couleur manifique sur scène, quand elle a du rouge avec ce turban espagnol, ous-qu'il y a des paillettes d'argent, avec de belles plumes d'oiseau. LA MÈRE ROUSSEL. Je l'ai vue. MADAME GRUGEOT. Ce n'est pas pour dire, mais c'est un phénix pour le prématuré de son âge, elle n'a que trente-deux ans. Je n'y plains ni mon argent, ni mes soins, ça va faire un fier chemin, grâce à votre fils ; c'est ma joie, ma consolation : que voulez- vous ? Je n'ai qu'elle ; je travaille pour son éducation ; quand la providence m'en séparera, si la pauvre enfant n'est pas riche, j'y laisserai du moins de quoi z'en amasser ; avec de l'argent, on se tire de partout. LA MÈRE ROUSSEL. Elle tarde ben à monter. MADAME GRUGEOT. Oh ! Ça ne tarit jamais dans le discours ; c'est une voracité de paroles qui ne finit pas ; c'téait juss'ce qu'il fallait pour une déclamatrice, elle a une langue d'enragé. LA MÈRE ROUSSEL. Oui, elle a une belle organe. MADAME GRUGEOT. Quoique ça dans le doux, pour le sentiment, un son flûté, comme un violon, dans les réponses d'amour ; elle tient de son père qu'était chantre à Saint-Leu, pour la musique. C'est pas comme moi, j'ai la voix un peu rembrunie, sans quoi je me serais peut-être mis dans la danse, dans les ballets. Quoi ! J'ai aimé ça de jeunesse ; sitôt que je pouvais m'échapper, crac, ous qu'on me trouvait ? Aux parades : c'est qu'il n'y a pas de ressource sans l'instruction ; j'en suis folle, mâme Roussel, je ne vivrais que de ça : mon mari, que j'aime comme mes yeux, monsieur Grugeot, n'est pus rien pour moi, quand je tiens un morceau de comédie. LA MÈRE ROUSSEL. Oh ! C'est sûr ; il n'y a rien de si farce que les choses qui font rire. MADAME GRUGEOT. [Note : >Rue Guerin-Boisseau : Rue de Paris du 2nd arrondissement situé entre le rue Palestri et la rue Saint-Denis.]Preuve de ça ; quoi, j'oubliais de vous conter... Tenez, quintidi dernier, au théâtre du Mont-Parnasse, plus haut que l'allée des Invalides, l'extravagance ou moi, c'était la même chose : ma fille a manqué me faire mourir de joie. Elle a été couronnée d'une couronne de laurier : tous les voisins y étaient, la rue Guerin-Boisseau ; mademoiselle Grugeot s'est surpassée ; si jamais mère a reçu des glorifications, je peux ben dire que c'est moi. LA MÈRE ROUSSEL. Oui, je sais qu'elle s'en est bien sortie ; mais dans queu pièce que c'était ? MADAME GRUGEOT. [Note : Molière n'a pas écrit de tragédie.]Dans une tragédie de Molière, que Cadet y a montré les gess'pendant quinze jours. LA MÈRE ROUSSEL. Ous-que l'autre s'empoisonne, à cause d'elle. MADAME GRUGEOT. Non, c'est pas ça, je m'en souviens à présent, ils sont six : je m'en vas vous faire voir ça, comme si vous y étiez ! Y en a d'abord deux qui se parlent pour le complot, il en vient un autre en épée, de la part du maître de ce pays-là, et puis, quand la victime sort de la prison, c'était ma fille, l'autre qui est en robe cramoisie vient pour y parler ; son camarade s'en va sur un monticule ; on vient annoncer que l'autre est parti, et puis ma fille se jette dans le feu. LA MÈRE ROUSSEL. [Note : Il n'existe pas de comédie qui se nomme Didon.]Ah ! Oui, c'est la comédie de Didon. MADAME GRUGEOT. Elle s'est précipitée sur le bûcher, c'est-à-dire, sur des paillaises par derrière, ous qu'elle est restée plaquée, afin que le monde crût qu'elle était consommée par les flammes, et c'était dans ce qu'il y avait de plus beau ; et puis ce n'est pas pour me flatter, c'est un beau corps de femme pour le grand genre. LA MÈRE ROUSSEL. Mon fils était ben fâché de n'avoir pas pu... Tenez, la voilà, la voilà, mademoiselle Grugeot. SCÈNE XV. Les Précédents, Mademoiselle Grugeot. MADEMOISELLE GRUGEOT, mangeant. Maman, va-t-on t'y commencer ? Dites-donc, j'étais t'avec ma cousine. MADAME GRUGEOT. Fort bien, mais, pourquoi se faire attendre ? MADEMOISELLE GRUGEOT. [Note : Acque : acte.]Que ça fait-il ? Je ne suis que de la dernière acque. MADAME GRUGEOT. Eh bien, vous ne voyez pas la mère de votre maître. MADEMOISELLE GRUGEOT. J'ai bien celui de vous saluer, mâme Roussel. LA MÈRE ROUSSEL. C'est ben de l'honneur pour moi, je vas aller avertir mon fils. MADEMOISELLE GRUGEOT, ayant mangé une flûte. Donne-moi l'autre, maman, j'ai fini... MADAME GRUGEOT. Vous faites donc deux déjeuners, aujourd'hui ? MADEMOISELLE GRUGEOT. Je n'ai commencé qu'en sortant de cheu nous, peur de faire attendre les camarades. LA MÈRE ROUSSEL. Voulez-vous prendre quelque chose ? Un verre de vin, une croûte ? MADAME GRUGEOT, tirant de son sac à ouvrage une flûte. [Note : Flûte : Sorte de petit pain long. [L]]Non, j'ai ce qu'il lui faut : elle aime à croustiller ; quatre ou cinq flûtes, voilà son repas du matin. SCÈNE XVI. Les Précédents, Cadet, en habit noir. CADET, à sa mère. Et bien, c'est toujours la même chose, mademoiselle Grugeot est ici, et vous ne le dites pas. LA MÈRE ROUSSEL. Elle ne fait que de venir. CADET. Taisez-vous donc, c'est des bêtises. Vous n'êtes pas faite pour être à la tête d'une école de déclamation. MADAME GRUGEOT. Sa cousine l'a retenue. MADEMOISELLE GRUGEOT. On pouvait toujours débiter le commencement sans moi. CADET. Non, mamzelle, il faut voir l'ensembe ; puisque l'auteur est ici, il veut voir comme tout ça se confond. LA MÈRE ROUSSEL. Mais puisque... CADET. Mais puisque... Vous n'avez que faire de vous mêler de ça. MADAME GRUGEOT. Trop de vivacité, Monsieur Cadet ; à la fin du compte, elle est votre mère. CADET. Je le sais : je ne vas pas à l'encontre de ça ; mais vous conviendrez qu'un jeune homme qui a un corps-de-logis sur les bras, une mère qui ne fait rien, une femme qui pleure toujours, un frère à pousser dans l'état, et deux petits garçons mâles en nourrice, a quelque raison de se regimber. Ni aide, ni soutien de personne ; la maison ne vit que par moi ; on ne mangerait pas sans mes barbes, et on serait rasé sans mes leçons. LA MÈRE ROUSSEL. Tant mieux pour toi, si t'a de l'esprit. CADET. [Note : Doliman : Nom d'un habit turc, sorte de longue robe de dessus, avec des manches étroites, boutonnées au poignet. [L]]Finissons ces raisons ; allons, mamzelle, allez mettre votre doliman ; tout le monde est déjà sur le costume. MADEMOISELLE GRUGEOT. Maman, donnez-moi le paquet. MADAME GRUGEOT. Viens-nous-en ; je vais te costumer en deux minutes. Ous-qu'elle va s'habiller, Monsieur Cadet ? CADET. Vous savez ben ; les hommes sont-là ; elle est la confidente, dans le cabinet du petit, à côté de la suspente. À sa mère.Allez donc leus-y montrer. Je ne sais quoi qui vous abasourdit aujourd'hui. Le coche de Melun va plus vite que vous. LA MÈRE ROUSSEL. Eh ! Ne fais pas tant tes embarras. MADAME GRUGEOT. Pas de cirimonies, je vous en prie ; venez, mamzelle Grugeot. Elles sortent. SCÈNE XVII. CADET, seul. Queu métier que celui de la gloire, quand il fait chaud ! On se sacrifie, pour l'histoire de la réputation, et l'on n'a pas tant de profit qu'un bal champêtre. SCÈNE XVIII. Cadet, Blanchet fils. BLANCHET FILS. Me v'là, Cadet, me v'là z'encore ; a-t-on commencé la tragédie ? CADET. Qu'est-ce que vous venez faire chez moi ? BLANCHET FILS. Quoi donc ? Tu croirais les propos de menterie qu'on tient ! Je serais capable de susplanter un ami ! Voilà pour trois mois d'avance de cachets nouveaux ; onze francs, vingt-cinq centimes : avance-moi dans l'état, j'aurai celui de le reconnaître. CADET. Je veux ben croire à tout ça, mais ton père ?... BLANCHET FILS. [Note : Rue du Bouloi est une rue de Paris dans le 1er arrondissement, située le quartier des Halles entre la rue Croix-des-Petits-Champs et la rue Coquillière. La rue Jean-Jacques Rousseau est au nord de la rue Coquillière.]C'est fini ; il part demain pour Montreuil, et je l'ai t'esquivé aujourd'hui. Il voulait me ramener cheu nous, j'ai fais mine d'y consentir ; nous v'là bons amis : il a affaire dans la rue Jacques-Rousseau, à la maison de la Post', pour y tirer de l'argent. Nous y vons ; il me charge de ça, parce que je connais les chiffres. Tu sais que cette maison de la Post'traperse de l'autre côté ; crac, me v'là dans la rue du Bouloy, je li plante à l'aut'porte ; je cours ici, et me v'là. CADET. Il peut venir révolter la maison. Je ne veux pas d'attroupement chez moi ; v'là ton argent, sort d'ici. BLANCHET FILS. Mais, mon Dieu ! Queu simplicité ! On le lairra pas entrer, j'ai prévenu pour ça. Comment, c'est-y le soupçon de la méchanceté des mauvaises langues qui vous fait z'agir comm'çà. La mère Cloutier et Manon entrent et écoutent. SCÈNE XIX. Les Mêmes. La mère Cloutier, Manon. LA MÈRE CLOUTIER. Encore des mots, des bavardages, des jalousies ; inculper ce garçon pour des riens ; chasser tes écoliers, perdre ton état ; faire sécher ma fille sur pied... jour de Dieu ! Que ça finisse, Monsieur Roussel, vous me connaissez. CADET. Et ben, c'est bon, tout est finit ; que Blanchet vienne s'habiller. MANON. Oui, mais quand vous n'y êtes pas. CADET, allant près de Manon. À ce soir, à ce soir. MANON. Ma mère, il me menace pour ce soir. LA MÈRE CLOUTIER. Attends, c'est devant tout le monde que j'y veux donner ma leçon. Manon veut suivre sa mère, et Blanchet la retient. SCÈNE XX. Blanchet, Manon. BLANCHET FILS. Citoyenne Manon. MANON. Vous m'ahurissez ; c'est vous qui m'occasionnez tout ça. BLANCHET FILS. Je ne vous demande qu'une raison. MANON. Vous ne voyez pas qu'on vient ; voulez-vous faire mon malheur ? BLANCHET FILS. Plutôt la mort cent fois, je vous respecte trop, je ne vous dis qu'une parole qui ne compromet z'en rien votre honneur. Il n'y a pas un quart-d'heure que je me suis cru z'éloigné de vous pour la vie ; un père me violentait. J'ai trouvé le moment de vous écrire dans mon désespoir, la façon de penser d'un coeur sensible qui ne vous manquera jamais ; prenez-en lecture, c'est pour not'bonheur, à tous deux ; la voilà. MANON. Gardez votre papier, et allez-vous-en avec les autres. Ne restez pas seule avec moi. BLANCHET FILS. Prenez la lettre, je vous en prie. MANON. Je n'en veux pas, j'entends du monde, on vient, vous me perdez. BLANCHET, mettant la lettre par terre. La vela, la vela z'à vos pieds. SCÈNE XXI. MANON, seule. Vela qu'on vient, que je le cache au moins : je l'ai voulu, queu vie ! Quel enfer ? Après ça, mariez-vous par faiblesse d'inclination ; comme on dit, qui choisit prend le pire ; nos père et mère en savent plus que nous sur ça. SCÈNE XXII. Cadet, Manon. CADET, en casque et en doliman. [Note : Doliman : Nom d'un habit turc, sorte de longue robe de dessus, avec des manches étroites, boutonnées au poignet. [L]]Vous venez de me faire avoir une jolie scène avec votre mère. MANON. Qui-ès qui a cherché tout ça ? CADET. Paix, allex mettre votre doliman et ne resoufflez pas le désordre, quand tout est raccommodé. SCÈNE XXIII. Cadet, Madame Grugeot, Mademoiselle Grugeot. MADAME GRUGEOT. Ferme dans la démarche, mamzelle Grugeot, la tête droite ; est-ce t'y ça, Monsieur Cadet ? CADET. Bien, c'est ça, la drapure est manifique. MADAME GRUGEOT. Comme elle fait la soeur du grand turc, j'y ai mis le doliman du côté gauche, c'est le véritable costume espagnol. MADEMOISELLE GRUGEOT. Allons, mes enfants, commençons. CADET. Comment ! Vous aussi, madame Grugeot, vous en êtes ? MADAME GRUGEOT. L'auteur m'en a priée ; je fais une comparse en place de la citoyenne Moutié, n'y a pas grand chose à dire, et puis, quand on est estilée à la chose, on ne peut pas se tromper le papier à la main. MADEMOISELLE GRUGEOT. Nous attachez-vous t'y les bras encore aujourd'hui ? CADET. Sans doute, j'enseigne par principe ou pas du tout ; quand je vous lairrai prendre de mauvaises habitudes et que vous n'aurez pas de direction dans les membres, ques qu'on dira de moi z'est de vous : il y a quatre sort de gess', les moyens, les forts, les terribles et les sensuels ; quand vous les aurez dans la mémoire, par le moyen que je vous y accoutume, je vous laisserai les bras libres dans le mouvement des passions. Ah ! Voici tout notre monde. SCÈNE XXIV. Les Mêmes, Beuglan, Jobar, Grignardet, La mère Cloutier, La mère Roussel, Musiciens, Assistans. CADET. Silence, placons-nous ; levez le rideau, un coup d'archet pour l'ouverture. BEUGLAN. Les timbales, c'est l'acte de l'incendie que nous répétons. CADET. Paix ! Paix ! Pas de confusion, je vous prie, qui ès qui souffle ? BEUGLAN. Moi, je verrai mieux les positions. CADET. La musique funèbre ; détachez-moi-ça. On exécute une grotesque et discordante ouverture, pendant que le tableau se forme ; dans le cours de cette ouverture, Cadet attache les cordes aux bras de Blanchet, de la princesse et de Jobar. Grignardet, comme premier acteur, est libre, ainsi que Madame Grugeot, la mère Cloutier et la mère Roussel sont assises au nombre des spectateurs. Cadet est sensé, par le moyen de son invention, faire mouvoir chaque personnage à son tour, en tenant un bout de corde. Il faut observer, qu'en lâchant les cordes, ils vont et viennent à volonté. CADET. Hors du théâtre tout ce qui n'est pas de la première acque ; non, de la première scène, je me trompais. BEUGLAN. Y sommes-nous ? CADET. Allons, Grignardet ; c'est à toi. Ah ! Voici le titre de la pièce pour ceux qui n'ont pas vu la répétition des premiers acques : La princesse de Poitou, au sérail de Constantinople. La scène se passe à Alger, dans les prisons de Tunis. Allons, commence. GRIGNARDET. Amour, cruel amour ! Que ta force est terrible ! CADET. Ah ! Que c'est job ! Tout homme est insensé, s'il n'est pas insensible. BEUGLAN. Ce n'est pas ça : ce dernier vers n'est pas assez senti. CADET, montant sur le petit théâtre. Il a raison ; c'est une maxime qui annonce la perdition de l'amour : il faut découpler ce beau vers-là ; et puis ces bras, ces gess' ramollis, qu'es que-ça veut dire ? Il a l'air du télégraphe de Montmartre. Du détail et du mouvement ; je ne reconnais pas Grignardet. GRIGNARDET. C'est la première fois qu'on répète cet acque ; m'avez-vous montré les gess'pour ce morceau ? CADET. Est-ce que tous les rôles ne sont pas du même calibre ? Quand on est déjà foncé dans l'état ? voyons, je vas te faire faire les gess'et tâche de les retenir. Voyons : tes bras pendants. Il se place derrière lui. BEUGLAN. C'est ça. GRIGNARDET. Faut-il recommencer ? CADET. Les derniers vers seulement, allons, en avant, marche. GRIGNARDET. Amour, cruel amour ! que ta force est terrible ! Tout homme est insensé, s'il n'est pas insensible. MADAME GRUGEOT. Bien, bien, la velà rendu cette fois-là. CADET. Bien, c'est ça, seulement un p'tit brin plus de complainte dans la voix. Voici le récit ; attention, c'est le plus beau morceau de la pièce. BEUGLAN. Continuons. CADET. Oui, c'est un superbe moment. GRIGNARDET. Beuglan, je te le dis, c'est ton chef-d'oeuvre. BEUGLAN. C'est l'exposition de la pièce. CADET. Quel coup de maître de l'avoir placé à la fin de l'ouvrage, afin que le public s'en souvienne mieux en sortant. Grignardet, écoute, comme je vas débiter ce morceau, et tâche de le retenir. Je n'ai que toi, Phanor, dans ce désert sauvage,Voici comment l'hasard m'a fait voir ce rivage ;Je naquis, je vivais dans les remparts de Tours,À l'ombre des pruniers j'y voyais... BEUGLAN. Des pruneaux, des pruneaux. CADET. Des pruniers, est-ce que les pruneaux donnent de l'ombre.C'est ainsi que je peux appeler Marianne,Celle que le sultan voudrait faire sultane.La Touraine, pour nous, était un paradis ;Un jour, c'était le temps de la chasse aux perdrix,Marianne pleurait de joie et de tristesse ; Un char brillant s'arrête auprès de ma maîtresse ;Un homme à longue barbe, un turc, un arménien,Descend, et dès l'abord, entame l'entretien :Jeune homme, me dit-il, je connais l'oncle infâme.Qui voudrait séparer deux coeurs qu'amour enflamme ; En effet, cher Phanor, mon oncle le doreur,S'opposait à nos noeuds et faisait mon malheur.Venez, poursuit le turc, au sein de la fortune,Il portait sur son front la moitié de la Lune ;Des perles, des rubis tremblants au premier choc ; [Note : Marolles : Il existe plusieurs Marolles. Il doit s'agir de Marolles-en- Brie qui est la plus proche de Paris, proche de Boissy-Saint-léger.]Nous croyons voir tous deux l'Empereur de Marolles. BEUGLAN. De Maroc. CADET. C'est vrai, que je suis bête... De Maroc.Marianne obéit, elle monte en voiture,Je la suis ! ô douleur ! ô forfait ! ô nature !C'était un commerçant qui nous mettait à prix ;Nous le sûmes trop tard, de mes pleurs, de mes cris Je remplissais, hélas ! la Méditerranée,Il fallut avancer, suivre sa destinée,Et nous voilà tous deux battus par l'ouragan ;Du séjour des pruneaux au sérail du Soudan. MADAME GRUGEOT, LA MÈRE ROUSSEL, BEUGLAN. Superbe, superbe. CADET. Oui, c'est détaillé, c'est fini ; diction, épanchements, chaleur ; c'est consommé ! Retiens ces attitudes, si tu peux. GRIGNARDET. Je n'en perdrai rien. CADET, après avoir bu un verre d'eau et de sucre. Poursuivons : dis le reste, c'est pus facile. GRIGNARDET. Faut-il fuir ou chercher à la revoir encore ? Attendrai-je la nuit ; attendrai-je l'aurore ?Si l'on ne m'entend pas, mes cris sont superflus ;Si je pars pour toujours, je ne reviendrai plus. LE PETIT ROUSSEL. Vous la verrez, Fanfan ; c'est moi qui vous l'assure. GRIGNARDET. Plus d'espoir, mon ami, CADET. Le bras droit, Grignardet ; si ton confident avait été plus grand, tu lui aurais donné une gifle. LE PETIT ROUSSEL. Ma valeur vous le jure. Vous aurez ce bonheur. GRIGNARDET. Comment ? Par qui ? Par où ? CADET. Eh ! Mon Dieu : ce n'est pas ça : comment ? Par qui ? Par où ? Détaille ça, détaille. GRIGNARDET. Ils garderont ma femme, et j'aurai le Poitou. CADET. Ça, c'est tout-à-fait mauvais.Ils garderont ma femme, et j'aurai le Poitou.Ma femme et le Poitou, ça fait deux. Ici, de la chaleur, du mouvement, la surprise, la joie, l'apparition dans le souterrain. JOBAR. Fanfan, tu vas la voir ; la voici qui s'avance. GRIGNARDET. Qu'ai-je entendu ? Grands dieux ! CADET. Rapidement. MADEMOISELLE GRUGEOT. Dans tes bras je m'élance. GRIGNARDET. Marianne ! MADEMOISELLE GRUGEOT. Fanfan ! CADET. Chaud, chaud. GRIGNARDET. Comment ? Par quel destin ?... MADEMOISELLE GRUGEOT. J'ai sautée pour te voir, du deuxième au jardin. GRIGNARDET. Se peut-il ? Que d'amour, d'infortune, de transe !Qu'avez vous ? MADEMOISELLE GRUGEOT. Le genouil ; ce n'est rien. CADET. Bravo, bravo, c'est ça. Seulement une observation ; que la princesse boite un peu, pour mieux faire sentir la chute. BEUGLAN. Je suis fort content du tableau. Vite, à la femme du sérail. MADAME GRUGEOT. C'est moi qui la fais. Elle monte sur le petit théâtre.Vous ici, juste ciel, dieux vengeurs ! quel audace ? Qui venez-vous chercher ? Qui ? MADEMOISELLE GRUGEOT. Fanfan. LE PETIT ROUSSEL. Bramar passe. MADAME GRUGEOT. Vous venez de signer l'arrêt de son trépas ;Si vous restez encore, il périt ; MADEMOISELLE GRUGEOT. Je m'en vas. BLANCHET FILS. Arrête malheureuse et reconnais ton crime ;Tu seras drès ce soir ma femme ou ma victime. Garganida vaincu ne peut plus rien sur toi :Choisis entre nous deux, il ne reste que moi. CADET. Grignardet, ne regarde pas de ce côté ici, elle est sortie, tu es censé ne pas la voir ; c'est une double scène qui sera d'un grand effet. BEUGLAN. Allons, vite, l'invocation à l'amour ; descendez l'amour. L'invocation ; est-elle sublime ? MADAME GRUGEOT. Cupidon, Cupidon toi pour qui je succombe,Oses-tu déchirer le coeur d'une colombe !Viens, et fléchis l'amant que dévorent mes yeux. L'AMOUR, descendant dans des nuages. Ce personnage doit être représenté par l'acteur le plus épais et le plus robuste.Élève tes regards sur la voûte des cieux. CADET. Le voilà, le voilà ; lâchez les cordes, en douceur, ô le tableau superbe ! Du silence. L'amour tombe.Voilà tout au diable ! Quels acteurs ! Quel machiniss' ! L'AMOUR, n'ayant plus qu'une aile. Est-ce que c'est ma faute, à moi ? CADET. Tiens, une aile de sautée, à présent. L'AMOUR. Il n'est pas si difficile d'en faire faire une autre. CADET. Oui, où est-ce que je trouverai des plumes de dindon aussi grandes que ça ? Allons, disparais. L'Amour sort. À Beuglan.Ce qu'il y a de désagréable là-dedans, c'est que ça ne va plus aller que d'une aile. Allons, Blanchet, va ton train, c'est à toi. LA MÈRE CLOUTIER. Écoute donc, Cadet. CADET. Je n'ai pas le temps ; n'interrompez donc pas. LA MÈRE CLOUTIER. C'est quelqu'un qui veut te parler. CADET. Qui donc ? Personne n'entre. LA MÈRE CLOUTIER. [Note : Rue Jean-Robert : Rue de Paris du IVème arrondissement qui était située entre la rue Beaubourg et la rue Saint-Martin dans le quartier du Marais. ]L'épicier de la rue Jean-Robert. CADET. [Note : Bernic : interjection qui signifie un refus.]Bernic. C'est comme hier, une leçon de plus pour rien. Il n'entrera pas qu'il paie ; dites-y, quinze jours de barbe, et un mois de déclamation. BEUGLAN. Allons, ne refroidissons pas. CADET. C'est moi qui arrive avec l'homme de loi de Constantinople ; où est-il donc celui qui remplit le rôle ? MADEMOISELLE GRUGEOT. Il n'est pas venu. CADET. Voyez le désagrément ; manquer à une répétition générale. MADEMOISELLE GRUGEOT. Passons son rôle. CADET. Il le faut bien. C'est à moi ; je les surprends tous les quatre.Ô toi de qui l'audace en ces lieux pénétra ;Toi, toi qui dans l'abîme entraînes cet esclave ;Tu verras de quel bois je chauffe qui me brave.Qu'on prépare un bûcher... GRIGNARDET. Des torches, des flambeaux... CADET. Allons, à l'autre ; il demande des torches et des flambeaux ; et c'est lui qui va-t-être le rôti : c'est à moi à dire ça.Des torches, des flambeaux... JOBAR, au loin. Ce mot d'écrit, Seigneur trouvé sous les berceaux... CADET. Approche donc, tu as l'air d'une éclipse. JOBAR, approchant. Ce mot d'écrit, Seigneur, trouvé sous les berceaux... CADET. Eh bien ! Il faut une lettre. JOBAR. On ne m'en a pas donné. CADET. Mon Dieu ! Que c'est embêtant. Allons donc, Madame Cloutier, un billet, une lettre, un papier... LA MÈRE CLOUTIER. La clef de la commode. CADET. C'est Manon qu'il l'a ; voyons, le premier papier venu. Cherchez. LA MÈRE CLOUTIER, cherche partout, et finit par trouver la lettre que Manon a cachée. Ah ! Ma foi, voilà une lettre. CADET, la prenant. Allons, tiens, recommence ton entrée. JOBAR. Ce mot d'écrit, Seigneur, trouvé sous les berceaux... CADET. Serait-ce le complot ? Donne-moi cette lettre.Tu me l'as donné trop tôt.Ouvrons. BLANCHET FILS. Tiens, c'est la mienne ; queu coup de possédé ! Cadet, donne-moi la lettre. CADET. Et laisse donc ; c'est le sultan qui doit la lire en premier. BLANCHET FILS. Ah ! C'est fini, c'est fini ; queu traîtrise. CADET. Qu'est-ce qu'il a donc ? BLANCHET FILS. Détache-moi, je veux m'en aller. CADET. Laisse donc finir la fin. BEUGLAN. Pas d'interruption. CADET. C'est ce bavard. Ouvrant l'écrit. Après avoir lu.C'est y possible ! C'est y possible ! Ah ! Scélérat. Belle mère, où avez-vous pris cette lettre ? LA MÈRE CLOUTIER. Dans la corbeille de ta femme. CADET. Venez, venez écouter ça ; venez prendre encore son parti, me dire que j'ai tort, que je suis un jaloux, un brutal. MADAME GRUGEOT. Es-que c'est dans la pièce ça, Monsieur Cadet ? CADET. [Note : Frime : Terme populaire. Semblant, feinte. Ce n'est que pour la frime. [L]]Non, non, ce n'est pas dans la pièce ; ça n'est pas une tragédie pour la frime, celle-là, c'en sera z'une tout de bon. LA MÈRE CLOUTIER. Quoi donc ? Qu'es que c'est ? Es qu'il est fou ? Tout le monde descend du petit théâtre hors Blanchet qui demeure attaché par les bras. CADET. Écoutez ; c'est monsieur En montrant Blanchetqui écrit. BLANCHET FILS. Grignardet, ôte-moi les cordes. CADET. Non, non ; qu'on ne détache pas ce malheureux. LA MÈRE ROUSSEL. Voyons : lis donc ça. CADET, lisant la lettre. Je sais, citoyenne Manon, que vous avez de la passion pour moi ; vous avez beau me le cacher par honnêteté, je le vois ben dans vos yeux. Vous m'avez dit que votre mari vous battait pour la moindre chose ; je suis fils unique, j'ai la succession de ma tante Gamelin, et l'héritage de mon père cheu nous. Répondez-moi, du oui z'ou du non ; je tâcherai d'engourdir mon père à Montreuil, avec lequel j'ai l'honneur d'être votre concitoyen, François Blanchet. TOUS. [Note : Coquin : terme injurieux qu'on dit à toutes sortes de petites gens qui mènent une vie libertine, friponne, fainéante qui n'ont aucun sentiment d'honnêteté. [F]]Le coquin ! LA MÈRE CLOUTIER. Ah ! Scélérat ! C'est toi qui fait soupçonner ma fille. CADET. Que j'y casse un membre, mame Cloutier ; que je le tue : vous voyez un homme aux abois. BLANCHET FILS. Décrochez-moi, je veux m'en aller. CADET. Je suis perdu, je suis trahi : je veux ma fin. La velà la tragédie. BEUGLAN. Mon ami, écoutez la raison ; vous n'êtes pas le seul qu'on soupçonne injustement. CADET. Je ne peux plus reparaître à la fontaine. LA MÈRE CLOUTIER. Mon gendre ! LA MÈRE ROUSSEL. Mon fils ! MADAME GRUGEOT. Mon cher Cadet. CADET. Laissez-moi mourir. MADAME GRUGEOT. Au contraire ; je vas vous ressusciter d'un seul coup. BLANCHET FILS. Détachez-moi, ou je casse la mécanique. MADAME GRUGEOT. La lettre n'était pas décachetée ; votre femme la méprisée. CADET. C'est vrai ; elle n'était pas ouverte. LA MÈRE CLOUTIER. Tu vois donc, mon ami, l'innocence de mon enfant. La voilà ; j'en suis sûre. SCÈNE XXV. Les Mêmes, Manon. MANON. Quoi ! Cette lettre... CADET. Manon, vous creusez le tombeau d'un époux. MANON. C'est pour cette lettre ; je l'aurais laissée par terre ; j'ai été forcée de la ramasser pour la brûler, seule à ce soir, en défendant la porte à Blanchet. CADET. C'est y vrai ? MANON. Peux-tu z'en douter. CADET. Viens, Manon, reviens dans mes bras. LA MÈRE CLOUTIER. Queu tintamarre as'te porte, et mon Dieu... CADET. C'est le père à Blanchet, tant mieux, tant mieux, ouvrez, ouvrez, belle mère. SCENE XXVI. Les Mêmes, Blanchet père. BLANCHET PÈRE. Où est-il ? Où est-il ? CADET. Le voilà, le voilà, le coquin, il voulait me chiper ma femme. BLANCHET PÈRE. Ah ! Misérable, tu vas tout me payer aujourd'hui. BLANCHET FILS. Laissez donc, laissez donc, j'irai à Montreuil. Ils sortent tous les deux. SCÈNE XXVII. Les Mêmes, excepté les deux Blanchet. CADET. Et mon casque, mon doliman, courez après lui. BEUGLAN. [Note : Croc : Pendu au croc, qu'on ne poursuit plus. [F]]Voilà ma tragédie au croc à présent, comment voulez-vous qu'elle aille à présent, décadi prochain. CADET. Elle ira tout de même, soyez tranquille. À Manon.Je t'ai soupçonnée comme dans la pièce de Zaïre, mais je ne t'ai pas immolée ; me pardonnes-tu ? [Note : Les deux vers sont imités des vers 1777 et 1178 de Zaïre de Voltaire.]Voilà le seul chagrin, que jamais en ta vie : Le ciel aura voulu que ta tendresse essuie. BEUGLAN. Si nous répétions seulement les combats ; avons-nous les tambours. GRIGNARDET. Les tambours. On entend un roulement. CADET. Taisez-vous donc, vous allez faire monter les voisins. MADAME GRUGEOT. On répétera donc demain. CADET. Oui, si nous avons du monde, et si la première séance n'a pas fatigué l'auditeur. VAUDEVILLE. Air : Du petit Matelot. CADET. Ne voyez plus le personnage,Et daignez écouter l'acteur !L'extravagance de l'ouvrageDoit, sans doute, alarmer l'auteur ; Mais son excuse, est dans mon rôle,Il en veut à ces novateursQui devraient aller à l'école,Et qui parlent en professeurs. (bis.) BEUGLAN. Dans la triste caricature Dont l'auteur me charge à mon tour,Je sens que je suis la peintureDe quelques écrivains du jour.Des combats, des tombeaux, un spectre,Voilà le tragique du temps. On fuit Zaïre, on quitte Électre,Pour des pétards et des romans. Bis. MADAME GRUGEOT. [Note : Thalie : Une des neuf muses, présidait à la comédie et à l'épigramme. Thalie est aussi l'une des trois grâces. [B]]Dans l'antichambre de Thalie,[Note : Vadé, Marie François Rose : comédienne de la Comédie Française soeur le nom de Mademoiselle Vadé entre 1776 et 1777.]Vadé cueillit quelques lauriers ;L'humble auteur de cette folie Se tient au bas des escaliers.Pour mettre Thalie à l'épreuve,Il craint trop son juste courroux ;Il dit que c'est la seule veuveQui pleure encore son époux. (bis.) ==================================================