******************************************************** DC.Title = ALBERT DURER, PIÈCE EN UN ACTE DC.Author = AUDIFFRET, L.D.L. DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Pièce DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 12/03/2021 à 13:30:12. DC.Coverage = Allemagne DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/AUDIFFRET_ALBERTDURER.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3045711f?rk=85837;2 DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** ALBERT DURER PIÈCE EN UN ACTE. 1861. L.D.L. AUDIFFRET PERSONNAGES MAXIMILIEN Ier, empereur d'Allemagne. LE DUC DE RANZAN. LE COMTE DE STEINBERG. MICHEL WOLFMUTH. ALBERT DURER. UN LAQUAIS. La scène se passe a Nuremberg, dans le palais de l'empereur. Extrait de "Entre deux paravents, Théâtre des salons de famille Seconde partie, pièces pour hommes seulement", L.D.L. Audiffret, Janvier 1889, pp. 347-370. Cote BnF [YF-8106] ALBERT DURER. Le théâtre représente un salon servant d'antichambre et ayant deux portes d'entrée. Celle qui est à la droite des spectateurs est censée communiquer avec les appartements du palais; celle qui est à la gauche est censée conduire au dehors. Sur le mur latéral qui est à gauche, et à une certaine hauteur, se trouve peint à fresque un tableau représentant trois portraits. SCÈNE PREMIÈRE. LE COMTE. Maudite nuit ! Jeu infernal ! Toujours des pertes !... Pour combler l'abîme, il me faudrait vendre plus des deux tiers de mon patrimoine. Allons, Comte de Steinberg ! Aux grands maux les grands remèdes ! AIR.On a vu des joueurs se pendreParce qu'ils étaient malheureux :Moi je suis sage, et je vais prendreUn parti qui vaut beaucoup Inieux.Sans plus tarder , je me marie ; Mais, je prétends, bien entendu ,Gagner à cette loterieTout ce qu'à l'autre j'ai perdu.J'irai demander au Duc de Ranzan la main de sa fille, la belle Augusta, et d'un seul coup de dé... Je veux dire d'un seul trait de plume, je rétablirai mes affaires. SCÈNE II. Le Duc, entrant par la gauche, Le Comte. LE COMTE. Je me proposais de me rendre chez vous, Duc de Ranzan. J'ai à vous demander une grâce d'où dépend le bonheur de ma vie. LE DUC. Cela étant, je suis bien aise de vous rencontrer. Vous pouvez parler, Comte de Steinberg. LE COMTE. Mais ici, dans le palais de l'empereur ? LE DUC. Pourquoi pas ? Nous ne sommes point attachés à la Cour en qualité de muets, et je pense que nous n'allons pas conspirer. LE COMTE. Vous le voulez : je m'explique... Mon esprit lancé dans l'idéal rêvait, depuis quelque temps, une femme, un être parfait, comme les poètes en inventent quelquefois. LE DUC. Les rêves trop séduisants sont dangereux, je vous en avertis. À force de tenir ses regards levés vers le ciel, on ne recueille qu'amertume et dégoûts quand il faut les reporter vers la terre. LE COMTE. Eh bien ! Il m'est arrivé précisément le contraire. Au dernier bal de l'empereur, j'ai trouvé mieux que je n'avais rêvé : des grâces à défier la lyre des poètes, de l'esprit à l'emporter sur les anges. LE DUC. Ce portrait est trop beau pour être ressemblant. La nature n'enfante pas de tels prodiges. LE COMTE. Il n'appartient qu'à vous d'en douter... Vous conduisiez pour la première fois votre fille à la Cour. LE DUC. Ma fille ! Vous badinez... De la fraîcheur et de la gaîté comme en ont toutes les personnes de son âge, mais voilà tout. LE COMTE. Vous ne lui rendez pas justice. Tous les regards s'attachaient sur elle avec avidité ; on lui prodiguait des louanges que sa modestie n'entendait pas : c'était l'astre de la soirée. LE DUC. Comte, ne parlez plus des poètes. Vous l'êtes. LE COMTE. En sortant de ce bal, j'emportai son image gravée dans mon coeur : elle n'en sortira jamais. LE DUC, riant. Ah ! ah ! ah !... Heureusement c'est moi, son père, qui reçois la déclaration. LE COMTE. Depuis, ma liberté m'est devenue odieuse : elle me pèse comme ses chaînes à un captif. LE DUC. Parlez-vous sérieusement ? LE COMTE, prenant un ton piqué. Est-ce bien sérieusement aussi que vous m'adressez cette question ? LE DUC. Vous vous fâchez ! AIR.Gardez-vous de vous offenserDu doute que je manifeste. Moi, j'aurais voulu vous blesser ?Cela n'est point, je vous l'atteste ;Mais à la cour lorsque l'on vit,Par habitude ou par prudence ,Pense-t-on bien tout ce qu'on dit Et dit-on bien tout ce qu'on pense ? LE COMTE. Jugez de ma sincérité. Je vous demande la main de votre fille. LE DUC. Assurément, tout cela est très flatteur pour Augusta. LE COMTE. Je ne flatte pas ; j'exprime ce que je sens et je vous conjure de prononcer mon arrêt. LE DUC. Il faut donc, Monsieur le Comte, que je vous apprenne ce que vous avez encore le droit d'ignorer. Dans une affaire de cette importance, une réponse ne peut être, de la part d'un père, que le résultat des plus mûres réflexions, car il est responsable envers lui-même, envers sa famille et envers la société du dépôt que Dieu lui a confié. Quels que soient le nom que vous portez et la haute position que vous occupez auprès de l'empereur, ne trouvez pas mauvais que j'accomplisse mes devoirs dans toute leur étendue. LE COMTE. Mais... c'est juste ! LE DUC. D'ailleurs, ma fille est bien jeune. À peine a-t-elle achevé son éducation ; et s'il faut ne vous le point cacher, je m'étais promis de ne pas me séparer d'elle avant d'avoir reçu, pendant quelque temps encore, les soins de sa tendresse. LE COMTE. Qu'à cela ne tienne ! Nous ne vous quitterons pas. LE DUC. Mais, elle se partagerait entre nous deux, et je suis égoïste. LE COMTE. Non, vous ne l'êtes pas. Non, vous ne sauriez l'être quand il s'agit de votre enfant, de son avenir. Consultez-la, je vous en supplie, et permettez-moi d'espérer... LE DUC. Permettre d'espérer, ce serait presque prendre un engagement, et je viens de vous dire que je devais réfléchir. LE COMTE. Soit. J'attendrai vos résolutions... Je ne puis ajouter patiemment, vous ne me croiriez pas. Il salue profondément le duc et se dirige vers la porte à gauche. LE DUC. Et Où allez-vous donc ? Votre service vous retient pour toute la journée auprès de Sa Majesté. LE COMTE. Je reviendrai bientôt : elle n'aura pas le temps de s'apercevoir de mon absence. À part.Quand on ne peut payer ses dettes de jeu dans les vingt-quatre heures, faut-il bien au moins qu'on demande du temps à ses créanciers ! Il sort par la gauche. SCÈNE III. LE DUC. Le Comte de Steinberg pour gendre !... Il est jeune, riche, bien posé à la Cour... et cependant cette idée ne me sourit point... Nous verrons. SCÈNE IV. L'Empereur, Le Duc. L'EMPEREUR, entrant par la droite. Vous voici, Duc ! J'en suis enchanté. Vous aimez la peinture. Vous êtes connaisseur, grand connaisseur même, et votre collection de tableaux est une des plus belles de mon empire. Les artistes trouvent en VOus un protecteur, et vous croyez, comme moi, que le ciel, en donnant des ailes au génie a voulu l'élever au niveau des plus hauts rangs et des plus grandes fortunes. Soyez donc le bienvenu. Je désirais vous voir. Il s'agit d'une question d'art. LE DUC. Je suis aux ordres de Votre Majesté. L'EMPEREUR. Vous m'avez dit vingt fois qu'à l'aspect de cette fresque admirable où une main aujourd'hui inconnue a groupé les portraits de mes trois derniers aïeux, vous éprouviez un mal affreux. Vous placer en face de la figure du grand Barberousse mutilée par un regrettable accident, c'est vous mettre à la question. LE DUC. Je ne m'en cache pas. L'EMPEREUR. Vous n'ignorez pas que je me suis associé à votre supplice et que si cette figure n'est point encore restaurée, l'obstacle n'est venu que de la difficulté de trouver un peintre à qui l'on pût, sans crainte, confier un tel soin. AIR.Comment livrer cette oeuvre de génieÀ la merci d'artistes inconnus ?Plus d'un défaut l'aurait ternieSous leurs pinceaux de talents dépourvus. Oui, le contact de quelque main grossièreEût amené ce dénouement fâcheux...Et puis-je voir, en aucune manière,Maltraiter mes aïeux ? LE DUC. Que Votre Majesté s'affranchisse désormais de cette sollicitude !... Jusqu'à ce jour, nous avons demandé à l'étranger les toiles qui ornent nos demeures. L'école allemande n'existe point encore ; mais Martin Schon , Mecken, Michel Wolfmuth et quelques autres sont en train de la créer. Vous pourriez choisir parmi ces artistes. L'EMPEREUR. C'est ce que je me suis enfin décidé à faire. J'ai mandé auprès de moi Michel Wolfmuth, et il est averti qu'il doit apporter sa palette et ses pinceaux... Causons, en l'attendant, d'un sujet qui vous touche. Votre fille a obtenu un magnifique succès à mon dernier bal. LE DUC. Ah ! Sire, puisque vous daignez vous souvenir de ma fille, voudriez-vous me permettre de vous faire une double confidence ? L'EMPEREUR. Je vous aime et je vous estime trop, Duc de Ranzan, pour refuser de vous entendre. LE DUC. Le Comte de Steinberg vient de me demander la main d'Augusta. L'EMPEREUR. Le Comte de Steinberg ? Avez-vous promis ? LE DUC. Non, sire. L'EMPEREUR. Vous ne promettrez pas ! Livrer un pareil trésor aux mains de cet homme ! Mais vous ne tarderiez pas à en mourir de douleur. LE DUC. Vous m'effrayez ! L'EMPEREUR. Des bruits qui couraient sur sa conduite m'avaient donné quelques soupçons et je tremblais de les éclaircir, en songeant aux services que mon père avait reçus du sien, lors des entreprises de Mathias Corvin. Mais, ce matin même, un rapport inattendu a déchiré le voile. Le jeu et la débauche ont dévoré la plus grande partie de sa fortune. Cette nuit encore, on l'a vu sortir tout agité d'un ignoble tripot. LE DUC. Quel service me rend Votre Majesté ! L'EMPEREUR. Il suffit. Je respecterai votre secret, et vous respecterez le mien... J'attends votre seconde confidence. LE DUC. Vous la trouverez étrange. Un jeune homme de basse condition, si j'en juge par ses vêtements, ne cesse, depuis plusieurs mois, de suivre les pas de ma fille. Je n'ai pas tardé à m'en apercevoir, mais la prudence m'a imposé silence jusqu'à ce jour. L'EMPEREUR. Je vous délivrerai de cet insolent. Augusta doit être indignée.... LE DUC. Elle l'a été tout d'abord... Maintenant elle ne parle plus de lui... et quand elle le rencontre... Elle rougit. L'EMPEREUR. C'est assez ! Connaissez-vous le nom de ce jeune homme, sa demeure ? LE DUC. Non, sire. L'EMPEREUR. Je saurai cela , moi... À quels traits peut-on le reconnaître ? LE DUC. Il y a dans sa physionomie un inexprimable mélange de douceur et de fierté. À sa démarche aisée, on le prendrait pour le plus distingué de vos gentilshommes caché sous un déguisement, et... L'EMPEREUR. C'est bon ! Nous en reparlerons demain à mon lever. Vous vous y trouverez, Duc de Ranzan. SCÈNE V. L'Empereur, le Duc, Wolfmuth, Un Laquais. LE LAQUAIS, annonçant. Maître Michel Wolfmuth ! Il sort. WOLFMUTH. Je me rends aux ordres de Votre Majesté. L'EMPEREUR. Qu'avez-Vous donc ? Ce bras en écharpe... WOLFMUTH. Sire, bénéfice du métier ! J'étais occupé à peindre une coupole ; je suis tombé d'un échafaudage, et je me félicite d'en être quitte pour un bras cassé. L'EMPEREUR. Combien je le regrette ! D'abord pour vous et puis pour moi. Cette fresque avait besoin de vos pinceaux. WOLFMUTH, regardant la fresque. Des portraits ! Mais, c'est beau ! Je reconnais Frédéric III, votre père ; Frédéric II, votre aïeul... Quant au troisième, que s'est-il donc passé? L'EMPEREUR. C'était la figure de Barberousse, de ce chevaleresque empereur qui ne crut point s'abaisser en s'inclinant devant Guillaume de Tyr. La réputation dont vous jouissez m'a décidé à vous charger du soin de sa restauration. Par malheur, j'ai mal choisi mon temps. WOLFMUTH. Permettez, sire, que j'examine de plus près... Je ne crois point me tromper. Il serait dangereux de vouloir refaire la figure. Quelques coups de pinceau peuvent suffire pour rétablir l'harmonie dans cette oeuvre magnifique... Seulement, il faut qu'ils soient donnés par une main habile. L'EMPEREUR. En est-il une digne de suppléer la vôtre. WOLFMUTH. Bien certainement, et la fresque y gagnerait. C'est celle d'un de mes élèves, Albert Durer. L'EMPEREUR. Un de vos élèves ! Vous n'y songez pas ? WOLFMUTH. Cet élève sera bientôt le chef de notre école. Léonard-de Vinci semble lui avoir légué le sentiment du beau qui constitue l'art ; Le Pérugin, cette grâce des mouvements, cet éclat des couleurs qui trompent le regard, en le mettant en présence de la nature même. Il n'a que vingt-quatre ans ; mais, à dix-sept, Andréa Mantegua de Padoue, avait déjà exposé un chef-d'oeuvre. L'EMPEREUR. Maître Wolfmuth , je ne sais si je me trompe ; il me semble que ce nom d'Albert Durer ne m'est pas précisément inconnu. LE DUC. Effectivement, on l'a prononcé l'an dernier à l'occasion de l'incendie qui dévora une maison voisine de ce palais. Un vieillard était sur le point d'être enveloppé par les flammes ; un jeune homme s'élança et l'arracha à une mort certaine. WOLFMUTH. C'était Albert Durer, mon élève. L'EMPEREUR. Il me semble qu'on l'a prononcé encore au sujet d'une aventure qui a couru toute la Bavière. On prétend qu'un jeune homme du peuple heurta involontairement un grand seigneur dans un passage étroit. Le grand seigneur tira son épée. Le jeune homme s'en saisit, la brisa, remit la pointe au grand seigneur et, armé de l'autre tronçon , s'écria : « En garde ! » On ajoute que le grand seigneur se sauva à toutes jambes et son nom est resté ignoré. Quant au jeune homme... WOLFMUTH. Toujours mon élève, Albert Durer ! L'EMPEREUR. Votre élève n'est donc pas seulement un homme de talent, c'est aussi un homme de coeur... Je lui livre cette fresque. WOLFMUTH. Sire, en sortant de chez moi, je lui ai donné ordre, à tout événement, de venir me rejoindre ici avec sa palette et ses pinceaux. L'EMPEREUR. C'est bien ! Maître Michel Wolfmuth ; je vous remercie. Vous lui ferez connaître ce que je de mande de lui. Suivez-moi, Duc de Ranzan. Sortie par la droite. SCÈNE VI. WOLFMUTH. Durer perce.... Il perce de toutes les manières, et Sa Majesté ne manquera certainement pas de le prendre sous sa protection... AIR.Le voilà qui déjà s'élève ! Rien ne peut plus le retenir.C'est maintenant sur cet élèveQue je fonde mon avenir.Douce espérance ! Un jour, peut-être,Grâce à son nom partout cité, On pourra voir celui du maîtrePasser à la postérité. SCÈNE VII. Wolfmuth, Durer, entrant par la gauche et portant une boîte et une palette. DURER. En vérité, maître, il n'a pas été facile de pénétrer jusqu'à vous. Que de cérémonies pour introduire un pauvre écolier dans le palais d'un empereur ! Si je n'avais pas été porteur de cet attirail, je serais, à coup sûr, resté à la porte. WOLFMUTH. Je croyais que tu arriverais plus tôt. Je parie qu'avant de te mettre en chemin, tu as donné le dernier coup de pinceau à cette tête de jeune fille.... DURER. Vous avez raison... Je me suis dit que la foudre pouvait tomber à chaque instant et m'écraser, et je n'ai pas voulu risquer de laisser inachevé le portrait de la personne que j'aime le mieux en ce monde, après ma mère. WOLFMUTH. Tu es fou, mon ami ! Cette personne est une des plus riches héritières de l'Allemagne ; son père est le favori de l'empereur. Que peux-tu espérer ? DURER. Rien, et pourtant je ne voudrais pas guérir de ma blessure. WOLFMUTH. Je te plains !... Mais occupons-nous d'autre chose... Dans cette fresque remarquable, tu vois une figure mutilée. L'empereur te charge de la restaurer. C'est celle de Barberousse. DURER. J'ai vu quelque part un portrait de ce prince que l'on dit très ressemblant. Ses traits ne sont point sortis de ma mémoire, et il me semble que je pourrais les reproduire avec fidélité. Laissez-moi examiner la fresque. Il se rapproche de la fresque et monte sur une chaise pour la considérer de plus près.Maître, en y regardant attentivement, on distingue encore les lignes principales, les couleurs... La restauration de cette figure ne sera qu'un jeu d'enfant. WOLFMUTH. Tu crois !... À l'ouvrage donc, Albert ! DURER. Oui, à l'ouvrage ! Et dans un moment, il ne tiendra qu'à l'empereur de contempler les traits du plus illustre de ses aïeux. SCÈNE VIII. Le Comte, entrant par la gauche, Wolfmuth, Durer, sur la chaise. LE COMTE. Il aperçoit Durer, reste immobile sur le seuil de la porte et chante à part. AIR.Quel objet a frappé ma vue ? DURER, à part, en reconnaissant le Comte. Oui, c'est bien lui, j'en suis certain ! LE COMTE, à part. Quelle circonstance imprévue Le jette ainsi sur mon chemin ?...Allons, que mon trouble s'apaise ! DURER. Il éprouve de l'embarras. Les regards attachés sur le Comte qui traverse la scène.Et moi, je puis, tout à mon aise,Le regarder de haut en bas. SCÈNE IX. Wolfmuth, Durer. WOLFMUTH, qui a observé avec étonnement ce qui s'est passé dans la scène précédente. Qu'est-ce donc que ceci, Albert ? DURER, descendant de la chaise. Le jeune seigneur que vous venez de voir et qui s'est éloigné, honteux... WOLFMUTH. Je l'ai reconnu. C'est le Comte de Steinberg. DURER. Le Comte de Steinberg est un lâche. La pointe de son épée à la main, il ne se bat pas contre ceux qui n'en ont que la poignée. WOLFMUTH. Quoi ! Ce serait là ?... DURER. Oui, j'en suis certain. WOLFMUTH. Un tel homme dans le palais de l'Empereur ! DURER. Heureusement que Barberousse n'est ici qu'en peinture. WOLFMUTH. Calmons-nous. L'Empereur peut revenir. Qu'il te trouve à l'ouvrage ! DURER. Une échelle, Maître, une échelle ! WOLFMUTH, prenant une échelle dans la coulisse et la plaçant sous la fresque. En voici une. C'est sans doute à notre intention qu'elle a été apportée ici... Maintenant je te laisse. Fausse sortie.Un mot encore !... Tu sais que le Duc de Ranzan est attaché à la personne de l'empereur. DURER. Je le sais. WOLFMUTH. Il peut se faire qu'il entre dans ce salon. Dans ce cas, que la fermeté de ta main ne soit point trahie par ton émotion. DURER. J'y tâcherai. WOLFMUTH. Je vais donner quelques Ordres dans mon atelier : à tantôt ! À part.Je rapporterai la poignée de l'épée de ce grand seigneur. Qui sait si l'occasion de la lui rendre ne se présentera pas ! Haut. AIR.Ami, fais-toi connaîtreDans ce noble séjour :Il faut un coup de maîtrePour étonner la cour. ENSEMBLE. Reprise de l'air. WOLFMUTH. Ami, fais-toi connaître Dans ce noble séjour :Il faut un coup de maîtrePour étonner la cour. DURER. Je me ferai connaîtreDans ce noble séjour : Mais plus que moi, mon maîtreÉtonnerait la cour. SCÈNE X. DURER. Il ouvre la boîte et prend sa palette et ses pinceaux.Quelle journée ! Le Duc de Ranzan, le Comte de Steinberg et moi, moi le pauvre Albert Durer, réunis dans le palais de l'Empereur !... Ah ! Devant cette fresque, il est prudent de chasser une pareille idée. SCÈNE XI. Le Duc, Durer. LE DUC. Le jeune artiste est, dit-on, arrivé... Je veux avoir un tableau de lui. . DURER. Ah ! Saluant profondément.Monseigneur le Duc de Ranzan ! LE DUC. Comment !... Est-ce bien vous qu'on nomme Albert Durer ? DURER. Moi-même. LE DUC. Ce n'est pas dans le palais de l'Empereur que je croyais vous rencontrer. Mais, puisqu'il en est ainsi, ne craignez-vous pas que je vous adresse les reproches que vous méritez ? DURER. Quoi que vous puissiez dire, Monseigneur, je suis prêt à m'incliner respectueusement devant vous. LE DUC. Depuis six mois, il ne m'est plus possible de me montrer avec ma fille dans les rues de Nuremberg que je ne vous trouve sur mon passage. Vos regards audacieux s'attachent sur mon enfant. Je me suis tû par des considérations dont je n'ai point à vous rendre compte. Mais, faut-il bien enfin que je mette un terme à votre conduite sans excuse ! DURER, quittant la palette et les pinceaux. Sans excuse ! Vous vous trompez, Monseigneur. J'avais résolu de faire un tableau où la figure de Rebecca occuperait la première place. Mon imagination était impuissante à me fournir un modèle tel que je le désirais, et je me décidai à le chercher parmi les jeunes filles de Nuremberg. J'allais, je parcourais la ville en tous sens, au hasard, mais vainement ; et je commençais à me lasser, lorsqu'un jour, à quelque pas de votre demeure, je vous rencOntrai. Votre fille était à vos côtés, et j'avais découvert mon modèle. LE DUC. Que dites-vous là ? DURER. Ma Rebecca fut belle dès les premiers traits que je jetai sur la toile. Mais ce n'était point assez. Chaque fois que je m'étais trouvé sur votre passage, je rentrais dans l'atelier de Maître Wolfmuth et j'ajoutais à mon oeuvre quelques-unes de ces grâces que j'avais surprises au modèle et que nul artiste n'aurait pu deviner. LE DUC, avec un ton d'humeur très prononcé. Il me semble que cette oeuvre devrait être terminée depuis longtemps. DURER. Il y a deux semaines, j'ai cru qu'elle l'était, et j'en ai fait une copie, mais, hier, à la dernière heure du jour, sur les bords de la Pegnitz, je me suis dit que je n'avais point encore atteint la réalité. LE DUC. Jeune homme, je vous défends de continuer à vous attacher aux pas de ma fille ! Je vous le défends ! DURER. Vous me le défendez ! Et s'il me plaît de retoucher de nouveau mon tableau ! Non, non, je ne vous obéirai pas tant que je serai libre de parcourir les rues de Nuremberg et les bords de la Pegnitz. LE DUC, après un moment de silence, se calmant et se rapprochant de Durer. Durer, on dit que vous avez du talent, et divers traits que l'on raconte de vous attestent que vous avez plus encore : la noblesse du coeur. Je veux vous donner une preuve d'estime. Ce que j'ai le droit d'exiger, ce que j'ai le pouvoir de vous imposer... je vous le demande comme une grâce. DURER. Comme un grâce ! Vous, le Duc de Ranzan, demander une grâce au pauvre Albert Durer ! Ah ! Que vous êtes puissant à cette heure, Monseigneur ! Je vous ai dit que je ne vous obéirais pas tant que je serais libre de parcourir les rues de Nuremberg et les bords de la Pegnitz. Eh bien ! Je quitte l'Allemagne ; je vais mettre entre votre fille et moi l'espace de plusieurs royaumes. Vous ne me rencontrerez plus sur votre chemin. LE DUC. Durer, je suis ému... vivement ému de votre généreuse résolution, et je vous en remercie. Des motifs impérieux m'empêchent de la combattre... et je suis même forcé de me montrer plus exigeant encore. J'avais devancé l'empereur pour vous prier de me vendre un de vos meilleurs tableaux : maintenant je veux en avoir deux : cédez-moi l'original et la copie de votre Rebecca. Je souscris d'avance au prix que vous fixerez, et songez bien qu'ils ont pour moi une grande valeur. DURER, avec fierté. Monseigneur, dès ce soir, on portera chez vous la copie, à la condition expresse que vous l'accepterez comme un don. Quant à l'original, je l'emporte avec moi. LE DUC. Non, Durer, vous n'agirez point ainsi. AIR.Il me faut ces deux tableaux,Pour des motifs qui sont graves.L'art réserve à vos pinceaux Des figures plus suaves. DURER. Je résiste : en pareil cas,On peut se montrer tenace. Se jetant aux pieds du duc en pleurant.Mais, ne les demandez pasComme une nouvelle grâce. LE DUC, le relevant. Relevez-vous, mon ami ! DURER. Tout ce que le ciel m'a donné d'âme et d'intelligence, je l'ai mis dans ces tableaux ; me les arracher l'un et l'autre, ce serait m'arracher la vie. LE DUC. Arrêtez... Votre imagination... DURER. Si j'étais noble et riche, comme vous l'êtes, Monseigneur, je vous les céderais pour le seul prix qu'il vous fût possible d'en donner, et je ne m'éloignerais pas de Nuremberg. LE DUC, à part. Pauvre jeune homme ! Haut. Finissons cette conversation. J'accepte la copie. Je l'accepte comme un présent. Mais quand vous serez loin de l'Allemagne, quelle que soit votre position, n'oubliez pas que vous avez laissé ici un véritable ami... Pour ce qui est de l'original de votre tableau, emportez-le... Si jamais quelqu'un reconnaît ma fille dans votre Rebecca, vous répondrez à celui qui vous interrogera, que l'artiste a le droit de choisir ses modèles partout où il les trouve, et que Raphaël a peint ses vierges d'après nature. Il sort par la droite. SCÈNE XII. DURER. Il parcourt un moment la scène en silence et comme absorbé dans ses réflexions, Puis, il s'écrie tout-à-coup.Allons ! Avant de quitter Nuremberg, rendons la vie au grand Barberousse Il reprend sa palette, ses pinceaux et monte vivement sur l'échelle. SCÈNE XIII. Wolfmuth, Durer travaillant. WOLFMUTH. Eh bien ! Où en sommes-nous ? DURER. Je commence seulement, maître ; mais, je l'avais prévu, ma tâche sera facile. WOLFMUTH. Je ne dirai pas tant mieux, car je sais combien les difficultés t'effraient peu... À quoi as-tu employé ton temps depuis que je t'ai quitté ? DURER. J'ai vu le Duc de Ranzan. .. WOLFMUTH. Cela ne m'étonne pas. Je t'avais bien dit... DURER. Je lui ai promis la copie de mon tableau de Rebecca. WOLFMUTH. Cela m'étonne davantage... Raconte moi ce qui s'est passé entre vous deux. DURER. Plus tard , maître, si vous le voulez bien. Maintenant, souffrez que je sois tout entier à Barberousse. WOLFMUTH. Tu as raison. Il va s'asseoir de l'autre côté de la scène. AIR.Du temple de la renommée,Enfant tu vas franchir le seuil ;Ton Allemagne bienaiméeEn tressaille déjà d'orgueil.La noble Italie où rayonne L'art, en prodiges si fécond,Détachera de sa couronneUn laurier pour orner ton front. Après un moment de réflexion.Mais, pourquoi ces êtres marqués du sceau du génie, ne sont-ils pas exempts des faiblesses de l'humanité ?... Qui sait l'abîme où une passion insensée conduira mon Albert ? Il se lève et s'approche de Durer.Courage, mon ami ! DURER. Quelques moments encore, et j'aurai achevé ma besogne. WOLFMUTH, examinant la fresque. Parfait ! On entend un bruit dans la coulisse.On vient. Continue. Tu sais que tu es tout entier à Barberousse : ne te dérange donc pas, fût-ce pour l'Empereur lui-même. SCÈNE XIV. L'Empereur, Le Duc, Le Comte, Wolfmuth, Durer sur l'échelle et continuant à travailler. L'EMPEREUR, au Comte. N'insistez pas davantage, Comte de Steinberg. Je ne puis vous autoriser à vous éloigner de moi. Il faut que j'aie une conversation particulière avec vous. LE COMTE, à part. Que me veut-il ? WOLFMUTH. Sire, il ne manque plus que quelques traits à la figure de votre aïeul. Mon élève est inspiré. Un seul mouvement pour s'incliner devant Votre Majesté, pourrait tout compromettre... Je lui ai commandé de continuer quand même vous viendriez à paraître ici. L'EMPEREUR. Vous avez bien fait, Maître Wolfmuth ; c'est ainsi que je comprends les artistes. Il regarde travailler Durer. LE DUC, regardant aussi travailler Durer. Voilà qui tient du merveilleux ! En si peu de temps ! L'EMPEREUR, au Duc. Ne le troublons pas. Admirons en silence. Durer fait un mouvement comme si l'échelle vacillait et l'Empereur continue avec effroi.Mais, qu'ai-je vu ? L'échelle n'a-t-elle pas vacillé ?... Steinberg, retenez-là !... LE COMTE, sans bouger de place. Moi, sire !... Maître Wolfmuth, rendez ce service à votre élève. L'EMPEREUR, repoussant Wolfmuth qui s'élance et allant lui-même retenir l'échelle. Ce sera moi ! WOLFMUTH, regardant l'Empereur. Les sujets d'un prince qui veille ainsi sur un pauvre artiste ne sauraient être malheureux ! DURER, sautant à bas de l'échelle. C'est fait ! Il s'incline devant l'Empereur.Sire !... L'EMPEREUR. Durer, vous avez justifié les éloges que Maître Wolfmuth vous a donnés. Votre pinceau était digne de s'associer à celui qui créa ce chef-d'oeuvre. Vous serez une des gloires de l'Allemagne, et si le Comte de Steinberg a refusé de vous secourir dans le danger, nous voulons qu'aucun seigneur de notre empire ne se puisse croire en droit de vous dédaigner. Nous vous anoblissons. Nous vous donnons pour armoiries trois écussons d'argent, deux en chef et un en pointe sur un champ d'azur. Comte de Steinberg, honorez l'élève de Maître Michel Wolfmuth. Sachez que s'il nous est possible de faire d'un simple artiste un gentilhomme, nous ne pourrions jamais, avec toute notre puissance, faire d'un gentilhomme un artiste comme Albert Durer. LE DUC. Sire, la noblesse que vous venez de donner à ce jeune homme supprime la distance qui existait entre lui et moi. Votre Majesté daignera-t-elle me permettre d'unir son blason au mien, en lui accordant la main de ma fille ? L'EMPEREUR. Je devine. Nous avons déjà parlé de lui... Albert Durer, soyez l'époux d'Augusta. DURER. Est-il possible ? LE COMTE, au Duc. Monsieur le Duc de Ranzan a donc oublié que, ce matin même, je lui ai demandé la faveur de devenir son gendre. Me fera-t-il la grâce de m'expliquer la préférence ?... WOLFMUTH. Pardon, Monseigneur, si je vous interromps : mais je craindrais que ce qui se passe ne finît par me faire oublier que mon élève vous doit une restitution. Il tire de dessous ses vêtements la poignée d'une épée et la présente au Comte.Voici la poignée de votre épée que vous avez laissée, il y a quelque temps, entre ses mains. L'EMPEREUR, vivement. Comment ! Le Comte de Steinberg ?... WOLFMUTH. Sire, Votre Majesté reconnaîtra les armoiries qui en décorent le pommeau. L'EMPEREUR. Il prend la poignée, l'examine et dit au Comte. Ce sont les vôtres. LE COMTE, à part. Je suis perdu ! L'EMPEREUR. Nous défendons, par égard pour la mémoire de votre père, qu'on parle autour de nous de cette aventure, surtout en y mêlant votre nom. Mais comme nous admettons Albert Durer à nous faire sa cour, nous pensons, Comte de Steinberg, qu'il vous serait pénible de vous trouver ici face à face avec lui. Nous vous engageons donc à vous rendre dans votre terre la plus rapprochée des frontières de nos états. Vous y resterez jusqu'à ce qu'il nous plaise de vous rappeler. Allez ! Le comte sort par la gauche. SCÈNE XV ET DERNIÈRE. L'Empereur, Le Duc, Durer, Wolfmuth. L'EMPEREUR. Et vous, Maître Wolfmuth, nous ne saurions vous oublier. Nous vous nommons notre premier peintre et nous vous confions la direction de notre galerie de tableaux... à condition que vos oeuvres et celles de votre élève y occuperont la première place. TOUS. AIR.Enfin, chez nous la peinture,S'illustre par ses travaux ! On croirait voir la nature,Artistes, sous vos pinceaux.Bientôt de l'Europe entièreVous fixerez les regards.Que l'Allemagne soit fière ! Et disons : « Gloire aux beaux arts ! » ==================================================