******************************************************** DC.Title = LES DEUX PIGEONNES, COMÉDIE DC.Author = BEISSIER, Fernand DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Saynète DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 08:07:43. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/BEISSIER_DEUXPIGEONNES.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k743564 DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LES DEUX PIGEONNES SAYNÈTE EN UN ACTE. 1888. Droits de reproduction, de traduction et de représentation réservés. FERNAND BESSIER. Imprimerie Générale de Chatillon-sur-Seine. - A. PICHAT PERSONNAGES JEANNETTE. UNE INCONNUE (THÉRÈSE). La scène dans une auberge, à l'entrée d'un petit village. Extrait de "Saynètes pour jeunes filles", Fernand Bessier, Paris, Librairie Théâtrale, 1888. pp 131-159. LES DEUX PIGEONNES Une salle d'auberge. Au fond, la porte d'entrée. - À droite, une cheminée ; à gauche,une table ; - à droite, un bahut. Au lever du rideau, Jeannette souffle le feu. SCÈNE PREMIÈRE. JEANNETTE, seule. Là... Voilà que ça flambe ! Elle se relève.C'est bon le feu ; surtout quand il fait froid dehors et que le vent souffle ! Il n'y a pas à dire c'est l'hiver. Les hirondelles ont toutes quitté leurs nids ; les dernières s'en sont allées hier, au coucher du soleil ; elles ont longuement battu des ailes comme pour nous dire adieu ; puis elles ont pris leur vol ! Elles ne reviendront qu'avec les aubépines blanches ! Elle va à la salle à gauche et prend un ouvrage de tapisserie.Si je travaillais un peu, avant le dîner : il est à peine cinq heures, j'ai du temps devant moi... Claude ne rentrera pas avant huit heures. Voyons ! Elle travaille.Je ne peux pas rester inoccupée. Silence.C'est surtout quand l'hiver arrive que le souvenir de Thérèse me revient. Pauvre petite cousine ! Qu'est elle devenue ? Depuis dix ans je n'en ai plus eu de nouvelles. Et nous nous aimions tant, Thérèse et moi ; orphelines toutes les deux, recueillies par notre tante, le malheur qui nous avait réunies n'avait fait que lier davantage nos coeurs. Si longtemps nous avions vécu ensemble, partageant nos douleurs et nos joies ; et si souvent nous nous étions juré de ne pas nous quitter ! Ne pars pas, lui disais-je ; mais elle n'entendait rien ; elle m'embrassait,assurant que c'était pour son bonheur qu'elle s'en allait, qu'elle reviendrait riche et qu'elle me ferait heureuse. Et puis je crois aussi que le désir de voir et d'apprendre l'entraînait. Ce n'était pas qu'elle eût méchant coeur ; au contraire. - Mais la tête était folle.J'eus beau dire, j'eus beau faire, elle partit. Une année durant je reçus de ses nouvelles, en cachette ; car ma tante ne voulait même pas qu'on prononçât son nom. Puis un jour les lettres s'arrêtèrent ; j'écrivis, rien. Et dix ans ont passé depuis. Qu'est elle devenue ? Elle a peut-être oublié ses premières amitiés comme elle a oublié son premier nid. Les hirondelles quittent aussi leur nid, mais elles y reviennent chaque année. Pourquoi n'a-t-elle pas fait comme elles ! Pauvre Thérèse ! Pourvu qu'elle soit heureuse ! On entend frapper et la porte. - Se levant.Tiens, on dirait qu'on frappe. Serait-ce déjà mon mari ? On frappe de nouveau.Non. Quelque voyageur sans doute. Elle va ouvrir et recule étonnée.Une femme ! SCÈNE II. Jeannette, L'Inconnue. Une femme s'est arrêtée sur le seuil ; elle est pauvrement mise et porte une guitare sous te bras ; - elle semble très lasse et très honteuse. JEANNETTE. Que demandez-vous, Madame ? L'INCONNUE. Un coin, pour reposer ma tête ; puis à manger, si cela est possible. JEANNETTE. Entrez ! - Rien n'est plus facile. L'INCONNUE, hésitant. C'est que ma bourse est petite, pauvre même, devrais-je dire et je ne sais... JEANNETTE. Entrez d'abord. Nous compterons après ; nous serons toujours d'accord, croyez-le bien. L'INCONNUE, timidement. Merci. JEANNETTE, souriant. D'ailleurs, vous avez dû lire l'enseigne de l'auberge : « Au bon Samaritain ! » Titre oblige, et ce n'est pas nous qui le ferons mentir. - Mais asseyez-vous ; vous me semblez bien lasse. L'INCONNUE, s'asseyant. C'est que je marche depuis ce matin. JEANNETTE. Je comprends alors. Allant à elle.Approchez-vous du feu... Plus près encore. Souriant.Le feu ne coûte rien : il est à tous. L'INCONNUE. Vous êtes bien bonne ! JEANNETTE, s'approchant. Il fait froid, n'est-ce pas ? L'INCONNUE. Oh ! Oui. Le vent est glacé ; j'étais obligée par instant de m'arrêter pour souffler dans mes doigts ; j'avais besoin de les réchauffer. JEANNETTE. Ah ! Dame ! C'est le vent froid d'automne ! C'est le commencement de l'hiver. Sous les toits, tous les nids d'hirondelles sont vides ; et il ne reste pas une feuille verte sur les arbres. L'INCONNUE, comme à elle-même. Et c'est triste l'hiver !... JEANNETTE. N'est-ce pas? Et d'où venez-vous ? L'INCONNUE. Oh ! De bien loin ! JEANNETTE. Et où allez-vous ? S'arrêtant.Oh ! Pardon, je suis peut-être indiscrète ? L'INCONNUE. [Note : Bellefontaine : commune du Jura.]Non. - Je me rends à Bellefontaine. JEANNETTE. Tiens ! L'INCONNUE. Ce n'est pas loin d'ici, n'est-ce pas ? JEANNETTE. Non ! - Deux heures pourtant. On n'a qu'à suivre la grande route. Vous y arrivez tout droit. L'INCONNUE. Vous connaissez le village ? JEANNETTE. Je crois bien : j'y suis née. L'INCONNUE, réprimant un mouvement. Ah ! JEANNETTE. Je ne l'ai quitté que pour me marier, voilà tantôt deux ans et venir habiter avec mon mari cette auberge du bon Samaritain. Souriant.Une auberge ou sauf les jours de marché, les voyageurs sont rares. Se levant.Mais pardon, je bavarde là, et j'oublie que si vous aviez froid, vous aviez faim aussi. Je m'en vais vous préparer à manger là sur le coin de la table ; puis si vous êtes par trop lasse, je vous montrerai votre chambre et vous y pourrez dormir tout a votre aise. Le coq ne vous réveillera pas ; nous l'ayons mangé, l'autre jour ! Tout en parlant, elle met le couvert sur un coin de la table, à gauche. L'INCONNUE, à part. Je n'ose plus maintenant interroger cette femme ; peut-être m'a-t-elle connue autrefois ! Et je ne veux être reconnue par personne avant d'avoir retrouvé celle que je cherche, si toutefois elle est encore là ! JEANNETTE, continuant. Et vous connaissez du monde à Bellefontaine ? L'INCONNUE, vivement. Non ! Mais on m'a dit que demain avait lieu la grande Kermesse annuelle. Souriant tristement.Et je vais tâcher d'y gagner un peu d'argent. JEANNETTE. Ah ! L'INCONNUE, montrant sa guitare qu'elle a déposée sur la table avant de s'asseoir. Avec ceci. JEANNETTE. Vous chantez ? L'INCONNUE, se levant. Il faut bien vivre ! JEANNETTE. Oh ! Il n'y a pas de sot métier, pourvu qu'on pratique honnêtement celui qu'on a choisi. Quoique, soit dit sans vous blesser, celui-ci ne soit peut-être pas des plus agréables et des plus lucratifs. L'INCONNUE, tristement. Oh non ! Allez ! J'en ai connu des heures tristes, et des jours sans pain. JEANNETTE, à part. Pauvre femme ! Haut.Mais pourquoi n'en changez-vous pas ! L'INCONNUE, secouant la tête. Je n'en connais pas d'autres. JEANNETTE, approchant une chaise de la table. Et maintenant mangez sans crainte, à votre faim. L'INCONNUE, s'asseyant. Oh ! Ça n'est pas de refus ; la marche creuse ! JEANNETTE, à part, la regardant. Et elle m'a l'air de s'être couchée plus d'une fois l'estomac vide, la pauvre chanteuse ! Haut.Et il y a longtemps, dites-moi, que vous faites ce métier de cigale ? L'INCONNUE. Oh ! Oui, bien longtemps déjà ! Mais pas plus que la cigale je n'ai pu amasser du grain pour l'hiver. JEANNETTE. C'est pourtant là qu'est la sagesse !... L'INCONNUE. Oui, vous avez raison. Mais que voulez-vous, j'avais la tête folle ; je ne pensais jamais au lendemain. Et pourvu que l'heure présente fût douce et heureuse, j'étais contente. Je marchais toujours droit devant moi, sans réfléchir que le temps marchait aussi,que les années venaient, et que, comme la cigale encore je pouvais me trouver un jour d'hiver sans feu ni lieu. JEANNETTE. Vous n'avez donc plus ni parents, ni amis ? L'INCONNUE. Non. Les amis que j'avais m'ont sans doute oubliée. L'absence est le plus dur des maux ; on s'éloigne du coeur, en s'éloignant des yeux. JEANNETTE. Pas toujours. L'INCONNUE, comme à elle-même. Et pourtant j'ai connu des heures heureuses ; mais elles ont peu duré et aujourd'hui je me demande si ce fugitif bonheur-là peut compenser celui que j'ai perdu par ma faute. JEANNETTE, à part. La pauvre femme m'intéresse et m'émeut !... L'INCONNUE, continuant. Car, voyez-vous ! S'il y a une chose triste et dure ici-bas, c'est la solitude ; ce n'est pas gai de vivre seule,de ne sentir près de soi aucun coeur qui batte avec le vôtre, qui partage vos joies, et vous console de vos peines. Quand on est jeune, on rit de cela, et point on ne s'en soucie ; on no pense qu'au bonheur qui vous attend, à la liberté qu'on aura, au rêve que l'on fait !... C'est en riant qu'on brise tous les doux liens qui vous attachent, c'est le coeur content, qu'on desserre les mains qui vous pressent, et l'on prend son vol avide du nouveau, oubliant déjà tout ce qu'on a laissé. Mais le réveil vient un jour ; les illusions se sont envolées elles aussi ; et sur le chemin désert, on s'arrête un jour, pensant au foyer vide. Alors des larmes coulent de vos yeux et vous entendez pleurer et se plaindre votre coeur. Vous regrettez alors les mains qui pressaient les vôtres, les amitiés qui mieux que toutes choses font la vie douce et heureuse ; et vous n'avez pas même pour vous consoler les oiseaux des bois ; car, moins fous que vous, c'est à deux qu'ils ont bâti le nid dans lequel ils s'enferment. On est seule, en face de la grande route blanche, qui semble s'étendre devant vous sans fin ; et lasse, traînant de l'aile, on se remet en marche, regardant tristement la plus pauvre chaumière, où sonnent des rires, où l'on a chaud, et où l'on s'aime ! S'arrêtant.Mais je vous demande pardon, Madame. Je ne sais à quoi je pense ni pourquoi je vous dis tout cela ; ce n'est guère intéressant pour les autres. JEANNETTE, à part. Comme elle a dû souffrir ! Les fatigues et les douleurs ont, plus que l'âge, vieilli son visage. Haut.Bah ! Il faut toujours espérer, ici-bas. Peut-être que l'heure est proche où vous vous reposerez et où vous pourrez être heureuse. L'INCONNUE, comme se parlant à elle-même. Hélas ! Elle est bien fragile mon espérance ! C'est une faible branche que le moindre souffle du vent a peut-être déjà brisée. JEANNETTE, continuant. En ce monde, voyez-vous, chacun reçoit le lot qui lui est échu. Et je me figure qu'il a dû, en toute justice, échoir à chacun une même part de joie et de peine. L'INCONNUE, tristement. Oui, mais les uns conservent sagement cette part de joie ; d'autres la laissent : et plus jamais ils ne la retrouvent, lorsqu'ils la veulent encore. JEANNETTE, souriant. C'est l'hiver qui vous fait ainsi voir les choses tristes. Tenez, moi qui vous parle, j'ai eu aussi mes heures noires. Mais tout cela a passé. Avec quelques écus que nous avions de côté, mon mari et moi, nous avons acheté cette petite auberge ; et travaillant avec courage, contents de nous-mêmes comme de notre sort, nous vivons heureux, pas riches, c'est vrai ; mais la richesse ne fait pas tout le bonheur et pourvu que la table soit mise, qu'on ait un coin pour s'abriter, et la conscience pure, on va de l'avant, le coeur joyeux, courageux à l'ouvrage, et heureux de vivre. L'INCONNUE, à part. Voilà ce que j'aurais pu être si je l'avais voulu ! - Voilà le bonheur tranquille qui m'attendait ! Elle se lève. JEANNETTE, se levant aussi. Et maintenant, si vous le permettez, je m'en vais vous laisser seule un instant. Je vais vous préparer votre chambre ; et vous pourrez l'occuper quand il vous plaira. L'INCONNUE, l'arrêtant. Mais j'ai besoin de peu de chose, et je ne voudrais pas... JEANNETTE, souriant. Laissez donc. Vous craignez la dépense? Je vous ai déjà dit que nous nous arrangerons toujours. Il faut s'entraider ici-bas, et nous avons l'habitude ici de soigner aussi bien le voyageur pauvre que le voyageur riche. Ce n'est pas une raison parce que la bourse est plus petite, pour que le lit soit plus dur et le pain plus noir. Et rassurez-vous, ma bonne femme : mon mari là-dessus raisonne comme moi. Lui faisant signe de la main.Attendez-moi là, je reviens ! Elle sort SCÈNE III. L'INCONNUE, la regardant s'en aller. Les braves gens ! L'excellent coeur ! J'aurais dû l'interroger : par elle j'aurais pu savoir ce qu'étaient devenus ceux que j'ai abandonnés ; je n'ai pas osé, j'ai eu honte. Ma pauvre chère Jeannette ! Je te revois encore me passant les bras autour du cou, pleurant et me disant : « Ne pars pas ; reste avec nous ! Reste auprès de ceux qui t'aiment. Qui sait ce qui t'attend là-bas ! » - Et je suis partie, je n'ai écouté ni ses conseils, ni ses prières ! C'était elle pourtant qui avait raison ! La première année ce ne furent que joies et fêtes. Ma protectrice m'emmenait partout avec elle ; et chaque jour je voyais grandir son affection pour moi ; elle me promettait le plus brillant avenir. Et moi je la croyais - et - Baissant la tête.Je l'avoue, un an après, j'avais oublié mon village et Jeannette. Je pensais bien à elle quelquefois ; mais pas comme je l'aurais dû. - Hélas ! Elle aussi a dû m'oublier ! N'ai-je pas été ingrate ? Ai-je tenu la promesse faite d'écrire souvent et de revenir bientôt ? Les plaisirs, les richesses qui m'entouraient, m'étourdissaient. Hélas ! Il a été court le rêve, et la désillusion est vite venue ! J'aurais voulu alors revenir au village, mais je n'osai pas... L'orgueil me retint. Je l'ai chèrement expié. Et ma vie ne fut plus alors qu'une vie de hasard ; de larmes souvent ; pleine de jours sans pain, et d'heures noires... Elles années passèrent... Mais un jour, malgré moi, comme poussée par un besoin du coeur, je me suis trouvée sur la route du pays natal ; un désir violent me venait de revoir la maison où j'étais née, de savoir ce qu'étaient devenus ceux que j'aimais. Hélas ! Dix ans, c'est bien long ! Elle va au bahut et machinalement elle a pris un livre placé sur l'étagère. Elle l'ouvre, puis surprise, elle le regarde.Ah ! Mon Dieu ! Mais je reconnais ce livre : un livre de fables. Il m'a appartenu ! Là, sur la première page, je suis sûre que je vais retrouver mon nom, écrit de ma propre main. Non - je rêve - ce n'est pas possible. - Comment ce livre se trouverait-il là ! - Et voilà que j'hésite maintenant à l'ouvrir ici. Pourtant je ne me trompe pas ; les choses vous parlent aussi, et ce livre est bien à moi. Elle regarde la première page.Oui, c'est bien lui. Elle lit.« Donné par Thérèse à sa cousine Jeanne ! » Elle ferme le livre.C'est vrai - je l'ai donné moi-même à Jeannette, deux jours avant mon départ. Nous l'avions lu souvent ensemble ; et je me souviens même que la veille de mon départ, alors que toutes deux nous étions enfermées dans cette petite chambre, que je ne devais plus revoir, elle m'embrassait en pleurant et me tendant le livre : « Lis ceci, me disait-elle, et prends bien garde, c'est peut-être ton histoire et la mienne qui y sont contées. » Je me suis bien souvent rappelée comment commençait ce récit, dont je riais alors ! Elle rouvre le livre et le feuillette.Le voici : RECIT. Elle lit.Deux pigeons s'aimaient d'amour tendre.L'un d'eux, s'ennuyant au logis,Fut assez fou pour entreprendreUn voyage au lointain pays.L'autre lui dit : « Qu'allez-vous faire ? Voulez-vous quitter votre frère ?L'absence est le plus dur des maux !Non pas pour vous, cruel, à moins que les travaux.Les dangers, les soins du voyageChangent un peu votre courage. Encor si la saison s'avançait davantage.Attendez les zéphirs. Qui vous presse ? Un corbeauTout à l'heure annonçait malheur à quelque oiseau :Je ne songerai plus que rencontre funeste,Que faucons, que réseaux. Hélas ! dirai-je, il pleut, Mon frère a-t-il tout ce qu'il veut,Bon souper, bon gîte et le reste...C'est mon histoire. Oh ! Il faut que je sache.. Elle s'arrête, s'assit, et laisse tomber le livre. SCÈNE IV. Jeannette, L'Inconnue. JEANNETTE, entrant et s'arêtant étonnée à la vue de l'Inconnue. Vous voilà prête ? Tiens ! Que vous arrive-t-il donc ? Vous me semblez tout émue ! L'INCONNUE, vivement sa lève et va h elle. Dites-moi ! - Ce livre ? JEANNETTE, étonnée. Ce livre de fables ? L'INCONNUE. Oui. D'où le tenez-vous ?... Oh ! Je vous en prie, répondez-moi ! Ce n'est pas par simple curiosité que je vous demande cela... Mais dites-moi comment ce livre se trouve entre vos mains... JEANNETTE, id. Mais, ce livre m'appartient ; et je ne comprends pas... L'INCONNUE. Il vous appartient ?... - Mais alors... Elle recule, la considérant avec stupeur. JEANNETTE, continuant. Et j'y tiens, allez ; car ce livre est un souvenir, le seul que je possède. Il m'a été donné par quelqu'un que j'aimais bien. L'INCONNUE. Et que vous n'aimez plus, peut-être ? JEANNETTE. Au contraire ! Je l'aime davantage, car elle souffre peut-être et je ne peux rien que l'aimer et prier pour elle. Pauvre petite cousine ! Elle était si gentille et si bonne ! Et puis, il faut l'avouer, nous n'étions pas toujours heureuses auprès de la vieille tante qui nous avait recueillies l'une et l'autre. Moi je ne disais rien ; mais Thérèse n'acceptait pas les reproches aussi facilement que moi. L'INCONNUE, à part. C'est elle, c'est Jeannette. Haut.Et pourquoi vous quitta-t-elle? JEANNETTE. Oh ! C'est toute une histoire. Elle avait une jolie voix. Un jour passa dans le pays une grande dame, une cantatrice célèbre, disait-on. On lui parla de Thérèse. Elle voulut la voir et l'entendre et ce fut en revenant de chez elle qu'elle nous annonça son départ. La grande dame lui avait proposé de l'emmener avec elle ; elle se chargeait de son éducation et promettait de la faire avant peu aussi riche et aussi heureuse qu'elle. Il n'en fallait pas tant, hélas ! pour monter l'imagination de ma pauvre petite Thérèse. La tête, voyez-vous, travaillait trop chez elle ! L'INCONNUE, à part. Hélas ! JEANNETTE. Ma tante manqua se trouver mal quand elle lui fit part de sa décision, et elle se signa comme pour exorciser le diable. Thérèse partit ! - Ce livre est donc tout ce qui me reste d'elle. Prenant le livre et rouvrant.Et tenez, elle écrivit elle-même de sa main ceci sur la première page : donné par Thérèse à sa cousine Jeanne. L'INCONNUE, tremblante. Et jamais plus vous n'avez entendu parler d'elle ? JEANNETTE. Jamais. L'INCONNUE, id. Peut être a-t-elle cru que vous l'aviez oubliée ? JEANNETTE. Oh ! Non, cela n'est pas possible. Elle sait trop bien qu'elle n'aurait qu'à frapper à cette porte, et qu'aussitôt mes bras s'ouvriraient pour la recevoir !... L'INCONNUE, tendant les bras. Alors, ouvre-les bien grands, ma Jeannette ! J'ai tant besoin de t'embrasser ! JEANNETTE, éperdue. Que dites-vous ? Elle la considère.Vous... Tu serais ? L'INCONNUE. Thérèse, la folle qui vous abandonna tous, et qui revient repentante et malheureuse au logis qu'elle n'aurait jamais dû quitter. JEANNETTE, avec un cri. Thérèse ! L'INCONNUE, se précipitant dans ses bras. Jeannette ! JEANNETTE. Laisse-moi t'embrasser encore ! THÉRÈSE. Tu ne me repousses donc pas ? JEANNETTE. Te repousser, méchante, moi qui t'attendais depuis si longtemps ? Tu doutais donc de moi ? THÉRÈSE. Non, mais j'ai été si malheureuse ! JEANNETTE. Toi? La regardant.C'est vrai, pourtant. THÉRÈSE, tristement. Tu me regardes et tu devines ! Oh ! L'histoire n'est pas longue, va, mais elle est bien triste ! Un an après que je vous eus quittés, celle qui m'avait emmenée se lassa de moi ; ce n'était pas moi qu'elle aimait. Son amitié n'était qu'un caprice ; elle brisait sans regret le hochet qui ne l'amusait plus. Un jour, après qu'elle m'eut fait entendre à ses amis, de beaux messieurs et de belles dames qu'elle avait réunis tout exprès dans son salon, elle comprit peut-être qu'elle s'était trompée à l'égard du talent que je pouvais avoir. Chez elle aussi l'imagination avait trop parlé. Je ne fus plus pour elle qu'une petite paysanne fort encombrante, dont la présence ne la distrayait plus. Du salon je descendis à l'office et bientôt je dus moi-même lui demander de me rendre ma liberté. Ah ! C'est alors, vois-tu, que j'aurais dû retourner auprès de vous ! Je n'osai pas, et dès ce jour commença pour moi une vie vagabonde, pleine de tristesse et de larmes ! Secouant la tête.Tu vois où elle m'a conduite !... JEANNETTE. Ma pauvre chère Thérèse, comme tu as dû souffrir ? THÉRÈSE. Oh ! oui. JEANNETTE, l'embrassant. Embrasse-moi encore ! THÉRÈSE. Que c'est bon de se sentir aimée ! Il y avait si longtemps que je ne savais plus ce que c'était !... JEANNETTE. Par ta faute, méchante ! THÉRÈSE, tristement. Oui, par ma faute. JEANNETTE. Et dire que je ne t'ai pas reconnue ! THÉRÈSE. Les chagrins vieillissent plus encore que les années. JEANNETTE. Mais te voilà, tout est oublié ! Les heures heureuses vont revenir maintenant et pour toujours. D'ailleurs tu es ici chez toi. THÉRÈSE. Chez moi ? JEANNETTE. Oui, chez toi. Quand je me suis mariée cette auberge était à vendre, justement dans le pays de mon mari. Notre pauvre tante en mourant... Thérèse baisse la tête.Hélas ! Oui, la pauvre chère femme n'est plus là pour pouvoir te pardonner !... THÉRÈSE. Elle a dû me maudire ? JEANNETTE. Non ! Elle ne demandait qu'à t'embrasser, lorsqu'elle est morte ! Il y avait longtemps qu'elle avait oublié sa colère pour ne se souvenir que de ton affection et de ton bon coeur ! THÉRÈSE,secouant la tète. Mon bon coeur ?... JEANNETTE. Oui, ton bon coeur ! C'est ta tête qui fit tout le mal ; tu n'as qu'à ne l'écouter plus jamais, voilà tout. Reprenant.Ma tante m'avait donc laissé une petite somme. Cette somme nous servit à mon mari et à moi à acheter cette auberge. Et comme je ne perdais jamais l'espérance de te revoir, je pensais : quand elle reviendra je lui montrerai la maison et je lui dirai : voici ta part, que j'ai conservée et fait valoir de mon mieux, prends-la et ne nous quitte plus. THÉRèSE, embrassant Jeannette. Brave coeur ! Et tu as pu penser un instant que j'accepterai ton sacrifice ! Non ; tout ceci est à toi, et bien à toi. JEANNETTE, allant au bahut où elle prend un papier. D'ailleurs voici le testament de la pauvre tante, mon mari et moi l'avons pieusement gardé, car vois-tu, je lui disais si souvent que tu nous reviendrais, qu'il croyait à ton retour autant que moi-même. Thérèse, prend le testament que Jeannette lui tend et le déchire. JEANNETTE. Que fais-tu ? THÉRÈSE. Mon devoir. Je ne suis pas venue ici pour te dépouiller, ma Jeannette... JEANNETTE. Mais je n'accepte pas... THÉRÈSE. Tu accepteras ou je reprends ma route... JEANNETTE. Oh ! Non! Ne pars plus. THÉRÈSE. Je ne demande qu'un coin pour me reposer et vous aimer, comme vous le méritez l'un et l'autre ! JEANNETTE. Et tu ne partiras plus ? THÉRÈSE. Je te le jure. L'expérience a été dure, mais elle m'aura profité. JEANNETTE. Et maintenant,viens ; allons au devant de mon mari ; je veux être la première à lui annoncer l'heureux retour de celle que j'ai tant pleurée... THÉRÈSE. Et qui te revient comme le pigeon de la fable que nous avons lue si souvent toutes deux. - Car c'est grâce à ce cher petit livre. Elle prend te livre et l'embrasse.... que je t'ai retrouvée. JEANNETTE. Nous le mettrons, dans la maison, à la place d'honneur. THÉRÈSE. Et souvent ensemble nous la relirons cette histoire, qui fut la mienne, du pigeon qui laissa son ami, et qui fut bien heureux de retrouver le premier nid, que l'ingrat avait abandonné, et où fidèle à sa première amitié, l'autre l'attendait toujours, les ailes grandes ouvertes, pour réchauffer le pauvre voyageur et lui faire revivre ses premières et ses seules véritables joies ! ==================================================