******************************************************** DC.Title = LE DÉSERTEUR, COMÉDIE. DC.Author = BERQUIN, Arnaud DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 08:08:17. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/BERQUIN_DESERTEUR.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5619184j DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LE DÉSERTEUR 1873. TOUS DROITS RÉSERVÉS. tirés de BERQUIN PARIS. - TYPOGRAPHIE DE CH. LAHURE ET Cie, rue des Flaurs, 9 et de l'Ouest 21. PERSONNAGES. MARCEL. GENEVIÈVE. GEORGES, leur fils. THOMAS, frère de Marcel. LE BAILLI. LE COLONEL. LE CAPITAINE. LE FOURRIER. LE SERGENT. LE PRÉVÔT. FLUET, cadet. LA TERREUR, soldat. BRAS-CROISÉS, soldat. . Texte extrait de "Choix de petits drames et de contes tirés de Berquin, illustrée de 36 vignettes" par Foulquié et Forest, Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1861. pp 168-241. ACTE I Le théâtre représente l'intérieur d'une chaumière de paysan. Tout y annonce la plus extrême indigence. Geneviève est assise filant au rouet. SCÈNE PREMIÈRE. Geneviève, Marcel. MARCEL, en entrant. Femme, voici des soldats qui nous viennent. GENEVIÈVE, laissant tomber son fuseau. Eh ! Mon Dieu ! Comment faire ? Nous n'avons plus nous mêmes de quoi vivre ; et voilà encore dès soldats à nourrir ! MARCEL. Nous n'avons rien, ma femme : ainsi rien à donner. GENEVIÈVE. Mais voudront-ils nous en croire ? Il y a tant de richards qui se font pauvres par avarice ! Les soldats le savent. Comment vont-ils nous traiter ? MARCEL. Lorsqu'ils nous verront, il faudra bien qu'ils croient à notre misère. Je parie qu'ils auront plus de pitié de notre état que ceux qui pourraient l'adoucir. GENEVIÈVE. Dieu le veuille, mon cher homme ! La douleur et la faim nous ont tant affaiblis ! De mauvais traitements nous auraient bientôt achevés. MARCEL. Va, les soldats ne sont pas aussi méchants qu'on se le figure. Ils ont plus de conscience et d'humanité qu'un bailli, qui frappe sur le pauvre comme sur une gerbe. Celui-ci s'endurcit au mal, à force d'en faire ; mais un soldat pense à une autre vie, parce qu'il est tous les jours face à face de la mort. SCÈNE II. Marcel, Geneviève, La Terreur, Fluet, avec leurs armes et leur bagage. LA TERREUR. Salut et santé. La bonne mère, je vous amène des hôtes. Voici l'ordre. Trois hommes. MARCEL. Femme, prends le billet. Geneviève met le billet sur le dessus de la porte.Messieurs, nous partagerions de bon coeur avec vous, si nous avions quelque chose ; mais nous sommes de pauvres gens. Voici toute notre habitation ; cette grande chambre, et une autre petite pour faire notre cuisine et pour coucher. LA TERREUR. C'en est assez, vieux père. Il pose sur la table son sabre et son havre-sac.Allons, Monsieur le cadet, mettez-vous à votre aise. FLUET, d'un ton pleureur. Hu ! Hu ! Je suis trempé de la tête aux pieds, et j'ai froid à ne plus y tenir. Hu ! hu ! hu ! Il pose son bagage en grelottant. LA TERREUR. Bon ! Ce n'est rien encore. Lorsque vous aurez un glaçon pendu à chacun de vos cheveux, c'est alors que vous pourrez vous plaindre du froid. FLUET. Je n'y tiens, plus. Je suis cadet ; je n'irai pas sacrifier ma vie à traverser des marais à pied comme un soldat. Si nous marchons après demain et qu'il fasse le même temps, je prendrai pour mon argent un chariot, et je me ferai voiturer. LA TERREUR. Oui bien ! On vous laissera faire. Croyez-vous être le seul qui ait de l'argent ? Il y en a tant d'autres qui se feraient traîner, si cela était permis ! Il ferait beau voir la moitié de l'armée empaquetée dans des chariots ! Comment vous trouverez-vous donc, lorsque, tout mouillé comme vous l'êtes, il vous faudra encore monter la garde ? Le tour revient souvent, quand on est en quartier. FLUET, pleurant encore en se regardant. Hu ! hu ! Je n'ai pas un fil sur moi qui ne soit trempé. LA TERREUR. Fi donc, pleurer ! Un soldat doit rire encore, tant qu'il n'a que la moitié de sa tête à bas. FLUET. [Note : Frisure: Chevelure frisée. [L]]Toute ma frisure qui est défaite ! Hu ! hu ! hu ! LA TERREUR. Ah ! Voilà qui s'appelle un malheur. FLUET. Il fait encore plus froid ici que dans les champs. D'un ton dur, à Marcel.Allons, vieux coquin, fais du feu. LA TERREUR. C'est un brave homme, monsieur le cadet. Il a plus de soin de votre santé que vous ne pensez. Si la chaleur vous prenait tout de suite, vous attraperiez un catarrhe. FLUET. Je crois que vous voulez me faire crever. Je ne suis pas d'une race si dure que la vôtre. Vous êtes fils de roturiers, et il y a dix-huit mois que nous sommes nobles de père en fils. À Marcel.Feras-tu du feu, maudit paysan ? LA TERREUR. Allons, bon papa, allons, faites du feu ; autrement le roi va perdre un soldat. MARCEL. Messieurs, ce serait de bon coeur. Je meurs de froid comme vous, mais je n'ai pas un morceau de bois. GENEVIÈVE. Écoute, mon homme ; notre compère Thomas pourrait nous prêter quelques fagots pour l'amour de ces honnêtes gens. Va le prier de nous rendre ce service. En montrant Fluet.Ce jeune monsieur me fait peine au coeur. Dieu de bonté ! Il n'est pas encore accoutumé à souffrir. Va, mon ami, il ne nous refusera pas. MARCEL. Eh bien ! Oui, j'y vais. SCÈNE III. Geneviève, La Terreur, Fluet. LA TERREUR. Maintenant, la bonne mère, songeons au dîner. Que nous donnerez-vous ? GENEVIÈVE. Hélas ! Mes bons messieurs, il y a huit jours que nous ne vivons que de pain et d'eau ; et du pain même, Avec un profond soupir.Bientôt nous n'en aurons plus. La mauvaise récolte de cette année nous a entièrement ruinés. Il nous a fallu vendre tout ce que nous avions pour avoir du pain. Et maintenant que nous n'avons plus rien à vendre pour en avoir, quand nous aurons mangé le peu qui nous eu reste, de quoi vivrons-nous ? Il n'y a que le bon Dieu qui le sait. N'allez pas croire au moins que je vous dise un mensonge. Venez, je vais vous conduire dans toute ma chaumière, vous n'y trouverez que de la pauvreté. Je donne du fond de mon coeur autant que je puis; mais aujourd'hui, où en trouver pour moi-même ? Ah ! Croyez m'en : je ne prendrais pas sur moi la honte de recevoir des aumônes, si j'avais le nécessaire. LA TERREUR. Tranquillisez-vous, la bonne mère, tranquillisez-vous : je vous en crois. On voit bien à la mine des gens lorsqu'ils disent la vérité. GENEVIÈVE. Moi qui craignais tant de vous voir entrer chez nous ! Soyez les bienvenus. Ah ! Marcel avait bien raison. C'est chez les soldats qu'on trouve les meilleurs chrétiens. Ils font ce que les autres se contentent de prêcher. LA TERREUR. Il faut tout dire. Il y a parmi nous des diables incarnés, qui épuisent toute leur bravoure dans les chaumières des paysans, et qui ne s'en trouvent plus ensuite en face de l'ennemi. GENEVIÈVE. Oh ! Vous n'êtes pas comme cela, vous, j'en suis sûre. Quel bonheur c'est encore pour moi de n'avoir que de bons soldats à loger, lorsque je suis dans la peine ! LA TERREUR. Allons, monsieur le cadet, faites sauter quelque monnaie de votre bourse pour avoir de la viande, et nous en régaler avec ces braves gens, puisqu'ils n'ont que du pain. FLUET. Oui-da ! Est-ce que je suis venu ici pour festoyer ces misérables ? Je suis bien plus à plaindre. Ils sont nés pour souffrir, et non pas moi. LA TERREUR, bas à Geneviève. Voyez-vous ? C'est un de ces braves dont je vous parlais tout à l'heure. À Fluet.Croyez-vous donc que ce soit leur faute, si vous n'avez pas trouvé ici un bon feu ? FLUET. Et faut-il que je souffre parce qu'ils sont dans la misère ? LA TERREUR. Il fallait faire vos conventions en entrant au service, qu'on vous préparerait dans tous vos logements un bon lit de plume, un bon feu, une robe de chambre et des pantoufles. FLUET. Laissez là vos sornettes, ou je m'en plaindrai au capitaine. LA TERREUR. [Note : Sarrau : Espèce de souquenille à l'usage des paysans, des rouliers, etc. ; il faisait autrefois partie de l'équipement des soldats. [L]]Vraiment, vous le connaissez bien, si vous croyez qu'on lui porte des plaintes comme à un maître d'école ! Allez lui parler. Il vous apprendra mieux que moi à vivre en soldat. Celui qui veut réussir parmi nous doit, avant tout, avoir un bon coeur. Qui aura de la compassion pour vous, si vous n'en avez pas pour les autres ? Mais voilà comme ils sont, tous ces nobles de deux jours : ils laissent la pitié dans les sarraus de toile dont ils se dépouillent pour prendre des habits cousus d'or. Ils croiraient se dégrader de regarder les pauvres. N'avez-vous pas été bien aise que je me sois chargé de vos armes pendant toute la marche ? Fort bien. Vous n'avez qu'à les traîner vous-même une autre fois ; je ne m'en soucierai guère. Vous pourrez aussi nettoyer votre fusil. Je ne sais pas pourquoi je travaillerais pour vous. FLUET, en rechignant. Ne me l'avez-vous pas promis ? LA TERREUR. Je croyais que vous le méritiez. Il y aura aussi une garde à monter dans trois heures. Nous verrons comment vous vous en tirerez par le temps qu'il fait. FLUET. Je n'y tiendrai jamais. LA TERREUR. [Note : Escarcelle : Grande bourse à l'antique, qui se portait suspendue à la ceinture. Mettre la main, fouiller à l'escarcelle. [L]]Fouillez donc à l'escarcelle. FLUET. Et combien faut-il ? LA TERREUR. Un écu, pas un sou de moins. FLUET. C'est bien cher. Il lui donne l'argent avec un air de regret. LA TERREUR. Je le croyais dans vos entrailles plutôt que dans votre bourse, tant vous avez eu de peine à le tirer. À Geneviève.Tenez, la bonne mère, ayez-nous de la viande et quelques légumes. Votre mari sera du repas. GENEVIÈVE. Ah ! Vous êtes trop bon. Le jeune monsieur voudra-t-il aussi manger avec nous ? S'il vous fréquente pendant quelque temps, il deviendra aussi un brave homme, j'en réponds. Elle sort. SCÈNE IV. La Terreur, Fluet. LA TERREUR. Voyez-vous, si vous aviez fait les choses de bonne grâce, il ne vous en aurait coûté que la moitié. Voilà ce que l'on gagne à marchander avec le pauvre, tandis qu'à moitié prix, on aurait pu encore avoir par-dessus le marché la bénédiction du Seigneur. Il prend les armes de Fluet, et s'occupe de les nettoyer. FLUET. Mais je n'ai pas mon argent pour les autres ; mon papa entend que je le ménage. LA TERREUR. Il vous a donc défendu de donner quelques secours aux malheureux ? FLUET. « Rien pour rien, m'a-t-il dit en partant. Ne paye que ce que l'on fera pour ton service, et tâche d'avoir toujours bon marché. » LA TERREUR. Vous lui obéissez à merveille, à ce qu'il paraît. Pour moi, je n'aurais pu trouver de goût à rien aujourd'hui, si j'avais vu ces pauvres gens endurer la faim. FLUET. On voit bien que vous n'avez jamais été riche. Il faut aller dans les grandes maisons pourvoir comment on doit se comporter envers les pauvres. Quand vous verrez faire l'aumône, regardez si ce ne sont pas des gens du peuple plutôt que des seigneurs. Il nous conviendrait bien de nous arrêter devant la canaille couverte de haillons ! Si elle devenait un jour à son aise, qui trouverait-on pour nous servir ? LA TERREUR. Est-ce que c'est mon devoir de nettoyer vos armes ? FLUET. Puisque je vous paye. Si vous ne le faites pas, j'en trouverai mille à votre place. LA TERREUR. Cela n'est pas sûr. Pensez-vous qu'un brave soldat veuille être, pour quelques sous, le valet de gens de votre espèce ? Nous avons de l'honneur dans l'âme, et nous savons nous contenter, au besoin, du pain de munition. Avec cela, on se moque des riches et de leur argent. Si j'avais encore le vôtre, vous verriez. Mais patience ! Je parlerai à mes camarades, et je vous attends à la première garde. FLUET. Oh ! Je ne la monterai pas longtemps. Mon papa va bientôt m'acheter une. enseigne. LA TERREUR. [Note : Femmelette : Fig. Homme qui a des manières féminines. [L]]Ce ne sera pas au moins dans notre régiment. Nous avons un brave colonel, qui ne prend ses officiers que parmi les vrais soldats, et non parmi des femmelettes comme vous. FLUET. Eh bien ! J'irai dans un autre. LA TERREUR. À la bonne heure. Mais croyez-moi, retournez plutôt auprès de votre maman ; ou, si vous pouvez tout acheter, faites une bonne emplette de courage. C'est la chose la plus nécessaire dans notre métier. FLUET. Moi, je n'ai pas de courage ? J'ai appris un an à faire des armes. LA TERREUR, branlant la tête. Contre les lièvres peut-être, mais non contre l'ennemi. Il faut là une bonne conscience que vous n'avez pas, puisque vous traitez les pauvres comme des chiens. Vous ne ferez pas mieux que tous ceux de votre trempe, qui viennent passer un an au service, et puis se retirent dans leurs terres pour raconter leurs prouesses, quoiqu'ils se soient toujours tenus cachés derrière le bagage. SCÈNE V. La Terreur, Fluet, Geneviève. GENEVIÈVE, à La Terreur. Tenez, mon cher Monsieur, voici de la viande. Voilà encore des légumes que le jardinier du château m'a donnés. Je suis bien aise d'avoir quelque chose à vous rendre. À qui faut-il le remettre ? LA TERREUR. Gardez-le, ma bonne mère, ce sera pour boire. Est-ce que vous ne prenez pas de vin ? GENEVIÈVE. Il y a dix ans que je n'en ai bu, hélas ! Depuis que mon fils est parti. LA TERREUR. Eh bien ! Cela vous donnera des forces. GENEVIÈVE. Mon fils est soldat comme vous. LA TERREUR. Soldat ? Et dans quel régiment? GENEVIÈVE. Bourbonnais. LA TERREUR, avec vivacité. Et comment s'appelle-t-il ? GENEVIÈVE. Georges Marcel. Dieu sait s'il vit encore. Il y a quatre ans que nous n'avons reçu de ses nouvelles. LA TERREUR. Tranquillisez-vous, bonne femme, il est encore vivant. GENEVIÈVE. Est-ce que vous le connaissez, mon cher Monsieur ? LA TERREUR, embarrassé. Je ne sais guère ; mais il doit être plein de vie, puisqu'il a de si honnêtes parents. GENEVIÈVE. Ah ! Ce n'est pas une raison. Les braves gens sont ceux que le bon Dieu éprouve les premiers. Et cependant, notre fils est le seul bien que nous eussions au monde. FLUET. Oui vraiment, un soldat vous servirait de beaucoup ! LA TERREUR. Et qu'en savez-vous, pour le dire ? Vous ignorez tout ce qu'un homme peut faire avec un bon coeur. Allez, bonne mère, posez tout cela. Quand votre mari apportera du bois, nous mettrons le pot-au-feu. Bas à Geneviève.Le troisième soldat que nous attendons est un peu dur. Si on le faisait attendre, il pourrait nous quereller. GENEVIÈVE. Mon cher Monsieur, je ne puis rien faire que mon homme ne soit de retour. Je me repose sur vous. Vous trouverez de bonnes paroles pour nous excuser. LA TERREUR. Oh ! Il ne se laisse pas mener par des paroles. Et puis il est caporal : c'est mon supérieur. Je ne lui parle pas comme je voudrais. SCÈNE VI. La Terreur, Fluet, Marcel, Geneviève. MARCEL, jetant une charge de bois à terre. Allons, voici des fagots. Je vais vous allumer du feu. GENEVIÈVE. Oui, mon homme, dépêchons-nous. Il doit nous venir un officier ; et il n'est pas commode, à ce que dit monsieur. MARCEL. Comment ! Un officier chez nous ? LA TERREUR. Quand je dis officier, il lui faut encore un grade ; mais il y montera. Il a quelques ordres à donner dans la compagnie, sans quoi il serait déjà ici. Allez, allez échauffer le foyer. FLUET, poussant Geneviève. Parbleu ! Il est bien temps ! Hâtez-vous donc, vous dis-je. GENEVIÈVE. J'y vais, j'y vais. Elle est près de sortir. SCÈNE VII. La Terreur, Fluet, Marcel, Geneviève, Georges. GEORGES, en entrant. Allons, allons, vite à dîner. MARCEL. Hélas ! Monsieur, nous n'avons rien de prêt encore. GEORGES. À quoi diantre vous amusez-vous ? GENEVIÈVE, bas à La Terreur. Mon cher Monsieur, parlez-lui, je vous en prie, pour qu'il ne se fâche pas. MARCEL, à Georges. Ce n'est pas notre faute, je vous en assure. Demandez à votre camarade. LA TERREUR, bas à Georges. Finis ce badinage, et tire-les de peine. Haut à Geneviève.Bonne mère, regardez-le bien. GEORGES. Est-ce que vous ne me reconnaissez pas ? Marcel et Geneviève le considèrent attentivement. MARCEL. Ma femme, ne sens-tu rien dans ton coeur ? GENEVIÈVE, dans une incertitude où perce la joie, regarde tantôt Marcel, tantôt Georges. Ô mon Dieu ! Serait-ce lui ? GEORGES. Oui, c'est moi, c'est moi, ma mère. Quel plaisir de vous revoir, mes chers parents ! MARCEL. Est-il possible ? Mon fils ! Oh ! Sois le bienvenu mille fois ! GENEVIÈVE, l'embrassant. Je te revois donc avant de mourir. La joie ne me laisse pas respirer. MARCEL. Comment as-tu donc fait pour vivre encore ? Mon cher fils, il y en a tant qui sont morts ! Et toi tu es échappé. GEORGES. On ne m'a pourtant jamais vu en arrière de mon devoir. C'est à vos prières sans doute que je suis redevable d'avoir été épargné par la mort. Mais comment avez-vous vécu, mes chers parents ? Je suis chez vous en quartier. Vous n'êtes pas fâchés de ce logement, peut-être ? MARCEL. Peux-tu nous le demander ? Depuis que tu nous as quittés, mon cher fils, nous n'avons jamais eu tant de joie. GENEVIÈVE, à La Terreur. Vous m'aviez dit que c'était un caporal que vous attendiez. LA TERREUR. Et c'est bien vrai aussi. MARCEL. Juste ciel! tu l'es avancé ? Comment cela s'est-il fait ? Tu ne savais pas lire. GEORGES. Mon capitaine me l'a fait apprendre. MARCEL. Ô ma femme, quel honnête homme cela doit être ! GENEVIÈVE. Qu'on vienne nous dire ensuite que les gens de guerre ne sont pas de braves gens ! LA TERREUR. Il n'en restera pas là, je vous en réponds. À Georges.Mais pourquoi ne m'as-tu pas dit que nous coucherions aujourd'hui dans ton village ? GEORGES. Camarade, j'étais si plein de ma joie, que je ne pouvais parler. GENEVIÈVE. Combien resteras-tu avec nous ? GEORGES. Trois jours, ma mère. Nous faisons halte ici. MARCEL. Oh ! C'est bon, mon cher fils. Nous aurons le temps de nous dire bien des choses. FLUET. Au diable ! Personne ne veut donc allumer de feu ? Je pense qu'il en serait temps, depuis une heure. GENEVIÈVE. Dans un moment, Monsieur. LA TERREUR, à Geneviève. [Note : Briquet: Petite pièce d'acier dont on se sert pour tirer du feu d'un caillou. Battre le briquet. [L]]Restez auprès de votre fils, la bonne mère. Je vais, battre le briquet, et faire la cuisine. À Fluet. Quand vous seriez à demi-gelé, la joie de cette famille devrait vous réchauffer. Mais vous, n'êtes pas capable de la sentir. Venez avec moi ; je vais vous conduire dans quelque maison du voisinage, jusqu'à ce que la chambre soit plus chaude. Sinon, prenez votre parti de vous-même. GENEVIÈVE. Oui, je vous en prie, mon cher monsieur. Notre voisin à ma droite a une grande cheminée où l'on peut se dégourdir à son aise. FLUET. Vraiment oui, j'irai encore m'exposer à l'air, pour arriver là plus transi ! LA TERREUR. Il n'y aura pas ici de chaleur d'une bonne heure, et vous achèveriez de geler. Venez, venez. FLUET, en pleurant. Je crois qu'on a fait exprès de me donner le plus mauvais logement du village. LA TERREUR. Oui, pour ceux qui sont toujours restés assis dans leur fauteuil, les pieds sur la cendre. Ils sortent. SCÈNE VIII. Marcel, Geneviève, Georges. GEORGES. Ce garçon-là s'imagine qu'il en est dans le monde comme dans sa maison, où sa maman ordonnait aux valets de suivre tous ses caprices. GENEVIÈVE. Y a-t-il longtemps qu'il est soldat ? GEORGES. Trois semaines. C'est sa première marche. Mais asseyons-nous, mes chers parents. Racontez-moi quelque chose de notre village. Que fait ma chère Madeleine ? GENEVIÈVE. Elle a déjà quatre enfants. GEORGES. Que me dites-vous ! MARCEL. Tu ignores peut-être qu'elle a épousé le jardinier Thomas ? GEORGES. Elle n'a donc pas voulu m'attendre ? GENEVIÈVE. Il y a dix ans que tu es parti ; elle en a passé quatre à te pleurer. GEORGES. Mais comment est-elle ? Vit-elle au moins heureuse ? GENEVIÈVE. Elle est encore plus misérable que nous, et ses enfants ne pourront, de quelques années, gagner leur vie. GEORGES. Vous n'êtes donc pas à votre aise, vous autres ? GENEVIÈVE. Hélas ! Mon cher fils, nous ne savons jamais la veille où nous prendrons le pain du lendemain. GEORGES. Juste ciel ! Que m'apprenez-vous ? Les deux vieillards se mettent à pleurer sans répondre.Parlez donc. Comment cela est-il possible ? MARCEL. Tu as raison de t'en étonner. Tu sais que nous avons toujours été laborieux, et que nous ne faisions pas comme les trois quarts de ceux du village, qui ne savent pas ramasser pour l'hiver. Nous nous étions toujours si bien conduits, lorsque tu étais encore avec nous, que personne n'avait un sou de dette à nous demander. Notre ferme était pourvue de bétail et nous avions toujours quelques deniers en réserve pour les besoins inattendus. Mais, mon cher fils, tout cela ne tarda guère à changer après ton départ. Nous avions beau travailler, nous vîmes bientôt qu'il nous manquait deux bras diligents. J'étais obligé d'épuiser mes forces pour tenir nos terres en bon état. La faiblesse vint avec l'âge. Dans le temps où nous aurions dû nous réjouir d'avoir élevé notre fils, nous fûmes obligés de prendre un valet de charrue pour payer nos charges et nous soutenir. Il vint de mauvaises années, nous fîmes des dettes, et depuis cinq ans nous avons tout fondu. GENEVIÈVE. Nous sommes encore en arrière de trente écus envers le seigneur. Il nous est impossible de les payer, et chaque jour nous attendons qu'on nous chasse de notre chaumière pour nous envoyer mendier notre pain. MARCEL. Dieu sait pourtant si c'est notre faute ! Nous avons sûrement assez travaillé toute notre vie pour avoir du pain dans la vieillesse, et nous en aurions en abondance, si des méchants n'avaient mis leur plaisir à nous rendre malheureux. GEORGES. Juste ciel ! Devais-je craindre de vous trouver dans une pareille situation ? Mais qui sont les méchants hommes dont vous vous plaignez ? MARCEL. Le bailli seul, mon fils. C'est lui qui fait toute notre misère. C'est sur lui que nous pouvons crier vengeance du fond de notre coeur. S'il ne t'avait fait soldat, nous n'aurions pas ainsi perdu notre bien, qui nous avait coûté tant de sueurs et de peines. GEORGES. Il faut que la terre fournisse des hommes à l'État, et ce n'est pas la faute du bailli si le sort m'est tombé. GENEVIÈVE. Tu le crois, mon fils ? Apprends que c'était une tromperie de sa part. Tu sais qu'il a toujours été notre ennemi. Cependant de toute notre vie nous ne lui avons fait de mal. MARCEL. C'est qu'il m'en voulait de n'avoir pu lui prêter de l'argent, lorsqu'il n'était encore que simple clerc de greffier, et qu'il n'avait pas un habit entier sur le corps. Je me suis bien aperçu que sa haine venait de ce moment. GENEVIÈVE, à Georges. C'était au fils aîné d'Antoine de marcher à ta place. Son père, à prix d'or, gagna le sergent de milice et le bailli. Il l'a déclaré en mourant, et on l'a vérifié sur le registre de l'inspecteur. Le bailli aurait été démis, si ton père n'avait intercédé pour lui. À Marcel.Il fallait le laisser punir. Il n'aurait eu que ce qu'il méritait. Nous ne serions peut-être pas aujourd'hui si malheureux. MARCEL. Eh ! Ma femme ! Qu'y aurions-nous gagné, quand il aurait payé l'amende ? Notre fils serait resté soldat, et le bailli aurait été encore plus acharné contre nous. On empire son mal à se plaindre de la justice : elle trouve toujours à se venger. Les choses se seraient arrangées de manière que nous aurions eu tout le tort sur nous, et qu'on nous aurait fermé la bouche pour jamais. GENEVIÈVE. Sa punition ne restera pas en arrière. Il faudrait qu'il n'y eût pas un Dieu dans le ciel ; et nous pouvons mourir tranquilles là-dessus. Avec un profond soupir. Seulement, si nous n'avions pas de dettes ! SCÈNE IX. Marcel, Geneviève, Georges, La Terreur. LA TERREUR. Bon ! Je viens de pourvoir au cadet. La mère, montrez-moi un peu où je ferai la cuisine. Vous pourrez après cela rester auprès de votre fils ; j'aurai soin de tout. GENEVIÈVE. Grand merci, mon cher Monsieur, je vais vous aider. LA TERREUR. Non, non, je m'en charge tout seul ; vous ne sauriez pas faire cuire comme il faut pour des soldats. GENEVIÈVE, près de sortir. Oui, mon fils, voilà ce qui nous est arrivé de t'avoir perdu : nous n'avons plus d'autre espérance que l'aumône. Je frissonne d'y penser. Vivre d'un morceau de pain qu'on mendie ! Elle sort en pleurant avec La Terreur. SCÈNE X. Marcel, Georges. GEORGES, troublé. N'est-il pas vrai, mon père ? Ma mère dit les choses pires qu'elles ne sont, comme font toujours les femmes. MARCEL. Non, mon fils, elle n'a pas dit un mot hors de la vérité. Il ne nous est pas seulement resté de la dernière récolte de quoi semer notre petit champ. Il a fallu tout vendre pour vivre. Nous devons des droits au seigneur, qui veut absolument être payé, à ce que dit le bailli ; mais où le prendre ? Notre chaumière va être vendue. Mon cher fils, tu n'hériteras pas un tuyau de paille de ton père. GEORGES. Oh ! Si vous aviez seulement de quoi subsister, je ne m'embarrasserais guère de ce qui me regarde. Quand je ne pourrai plus servir, le roi me nourrira jusqu'à la mort. J'ai donné, l'année dernière, de mon pain à des paysans que la faim chassait dans la ville ; j'ai pensé mille fois à vous, mais je ne croyais pas que vous fussiez aussi à plaindre, je me réjouissais tant de vous voir ! Et aujourd'hui que je vous vois, c'est dans la plus affreuse misère. Je n'ose lever les yeux sur vous. Marcel lui tend les bras et ils s'embrassent en pleurant amèrement. Après une courte pause.Si encore je pouvais faire quelque chose pour vous soulager ! Voici tout ce que je possède. Je vous le donne avec des larmes, parce que je n'ai rien de plus à vous donner. MARCEL. Que Dieu te le rende au centuple, mon cher fils ! Nous avons là de quoi vivre deux jours ! GEORGES. Rien que deux jours ! Mais comment le seigneur peut-il être si impitoyable de vous faire vendre votre chaumière et de vous rendre mendiants pour trente écus ? Ne pourrait-il pas prendre patience ? Que gagne-t-il à perdre ses vassaux ? Je ne crois pas qu'il en trouve de plus honnêtes que vous. MARCEL. Voilà ce qui arrive lorsque les seigneurs ne viennent pas sur leurs terres. Nous n'avons pas vu Monsieur le Comte depuis que son père est mort. Il reste à la ville et laisse faire au bailli, qui ne fait que des mendiants. Il sentira trop tard qu'il aurait mieux valu pour lui venir voir de ses yeux si tout va comme on lUI en fait le récit. Les autres seigneurs du voisinage vinrent l'année dernière dans leurs châteaux ; ils virent la misère des paysans et les prirent dans leurs bras ; mais le nôtre ne se met pas en peine de nous. Dieu me le pardonne ! Il faut encore prier pour lui lorsqu'il nous écorche jusque par-dessus les oreilles. Le dernier terme est à demain : tu entendras comme le bailli sait crier ; il doit venir aujourd'hui. GEORGES. C'est bon ; je lui parlerai. Je lui dirai à l'oreille deux mots qui le rendront peut-être plus traitable. On assure que le roi doit passer ici. S'il y vient, il faut que vous alliez lui parler vous-même et que vous lui représentiez votre état. MARCEL. Moi, dis-tu, parler au roi ? Je ne pourrais jamais lui lâcher un mot. Je serais comme une pierre en sa présence. GEORGES. Ne craignez pas, il vous rendra bientôt la parole. J'étais une fois en sentinelle près de lui ; il vint des paysans qui voulaient lui parler. Ils se regardaient les uns les autres et ne pouvaient ouvrir la bouche. « Que voulez-vous, mes enfants ? » leur dit-il avec amitié. Ils lui donnèrent un écrit qu'il se mit à lire, et lorsqu'il l'eut achevé, il les questionna de manière à les mettre à leur aise. Ils commencèrent aussitôt à jaser avec autant de confiance que s'ils avaient parlé à leurs femmes. Il ne les quitta pas qu'ils n'eussent tout dit. Vous n'avez jamais vu son pareil de votre vie. Il y aurait de quoi s'épuiser à dire sa louange. MARCEL. Que me dis-tu ? GEORGES. Croyez-moi. J'aimerais mieux avoir à lui parler qu'à plusieurs de nos sous-lieutenants. MARCEL. Voilà ce qui s'appelle un roi. GEORGES. [Note : Fourrier : Aujourd'hui, sous-officier chargé de pourvoir au logement des soldats, de répartir les vivres, etc. Le fourrier de la compagnie. [L]]Il ne peut pas y en avoir de meilleur. Savez-vous ce que je ferai, mon père ? Je veux aller prier notre fourrier qu'il nous dresse un mémoire, et, quand vous devriez l'aller présenter à six lieues, ne vous laissez pas manquer cette consolation. Pourvu qu'il vienne seulement ! MARCEL. Et quelle serait ta pensée, mon fils ! GEORGES. Nous verrons demain ; mais j'ai toujours ouï dire qu'il valait mieux avoir affaire aux grands qu'aux petits. Allons faire un tour dans le village. Il prend Marcel par la main et sort avec lui. ACTE II SCÈNE PREMIÈRE. Georges met le couvert, Marcel avance des sièges, Geneviève essuie des assiettes de bois, Fluet, et ensuite La Terreur. GENEVIÈVE. Nous n'avons que trois assiettes. GEORGES. Cela ne fait rien pour manger. FLUET, tirant un couteau à gaine. Mais il faut que j'aie une assiette, moi. GEORGES. Rien de plus juste. Vous en aurez une aussi. FLUET, d'un air mécontent. Oui, de bois ! LA TERREUR, portant un plat de soupe. Si vous avez tant soit peu d'appétit, vous la trouverez excellente. Quand ceci sera gobé, j'ai encore autre chose à vous servir. Il sort. MARCEL. Ce bon monsieur se donne bien de la peine. GEORGES. Vous ne le connaissez pas, mon père ; après le plaisir de se battre, il n'en a pas de plus grand que celui de faire la cuisine. LA TERREUR, revient avec une terrine pleine de viande et de légumes. Allons, asseyons-nous. On s'assied.Cela doit être exquis. Eh bien ! Est-ce qu'on n'ose pas y toucher ? Il n'est point de bonne soupe sans cuiller, ai-je toujours entendu dire. Voici la mienne. Il tire une cuiller et un couteau. MARCEL. Ah ! Je suis bien aise ; car nous n'en avions que pour trois. LA TERREUR, à Fluet. Eh bien ! Monsieur le cadet, comment vous trouvez-vous à présent ? Vous êtes servi comme un prince, au moins. FLUET, d'un air dédaigneux. Oh ! Oui. Ils mangent. GENEVIÈVE, à Marcel. Voilà une excellente soupe, mon ami. MARCEL. Il y a longtemps que nous n'avons rien mangé de si bon. GEORGES. Tâchez de vous en bien régaler. LA TERREUR. Ne vous contraignez pas, Monsieur le cadet ; léchez-vous-en les doigts. FLUET. Si vous aviez ici des oeufs frais ? LA TERREUR. Les poules n'ont pas pondu d'aujourd'hui dans le village, et la soupe saura bien descendre sans qu'on vous graisse le gosier. GEORGES. Il faut vous accoutumer à cette cuisine. Vous en trouverez rarement de plus friande dans les marches. GENEVIÈVE. Nous ne souhaiterions, rien de meilleur pour toute notre vie ; encore n'en demanderais-je pas tous les jours : seulement les dimanches. GEORGES, desservant le plat à soupe. Maintenant, passons au ragoût. LA TERREUR, à Marcel. Vous n'avez pas d'assiette, bon père ? GENEVIÈVE. Oh ! Ne vous inquiétez pas, nous mangerons dans la même. LA TERREUR. Tenez, voici la mienne. MARCEL. Non, non ; que faites-vous ? Et où mangeriez-vous donc ? LA TERREUR. Oh! je saurai bien m'en faire une. Il coupe un long morceau de pain, le retourne et met la viande, dessus.Voyez-vous ? GEORGES en fait de même. S'il nous fallait attendre des assiettes pour nos repas.... LA TERREUR, à Fluet qui le considère avec surprise. Cela vous étonne ? Vous verrez bien autre chose. Il faut voir un soldat dormir sur une pierre, les poings fermés. GEORGES. Pourquoi ne mangez-vous pas, mon père ? MARCEL. Ah ! LA TERREUR. Qu'avez-vous donc à soupirer ? MARCEL. C'est que ce serait à moi de régaler mon fils ; et je n'ai pas même un morceau de pain à lui offrir. Il faut que je le nourrisse aux dépens d'un autre. Cela me fait de la peine. LA TERREUR. Bon ! Il n'y faut pas penser. GENEVIÈVE. Lorsque les enfants retournent chez leurs pères, c'est pour en recevoir des bienfaits ; et toi, quand tu viens nous retrouver après dix ans, c'est pour nous voir à ta charge et à celle de tes amis. GEORGES. Ma mère, ne vous faites pas ces reproches, ou je ne pourrai plus rien manger. LA TERREUR. Attends, camarade, j'y sais un remède. Il prend une tasse et boit ; il la remplit de nouveau et la présente à Marcel.[Note : Goberger : Prendre ses aises. [L]][Note : Lamper : Terme populaire. Boire à grandes gorgées. En un instant il eut lampé cinq ou six verres de vin. [L]]Vous pouvez en boire en sûreté. Allons, bon papa ; ensuite vous, la mère, et puis votre fils. Ne pensez plus au chagrin ; ne songeons qu'à nous goberger. Eh bien donc ! Lampez-moi ce nectar. Je souhaite que vous le trouviez aussi bon que moi. MARCEL. Ma femme, joins ton coeur au mien. Que Dieu donne mille joies à notre bienfaiteur ! Il boit. GENEVIÈVE. Et qu'il donne à notre fils, dans sa vieillesse, des jours plus heureux que les nôtres ! Elle laisse tomber quelques larmes. LA TERREUR, lui versant à boire. Que signifie cela de pleurer ? Vous allez gâter tout notre régal. GENEVIÈVE, après avoir bu, donne la tasse à Georges. Tiens, mon fils. À la Terreur. Que Dieu vous paye ce vin ! Il m'a tout réjoui le coeur. LA TERREUR. Bon ! J'en suis bien aise. Mangez encore un morceau, vous le trouverez cent fois meilleur après. Il verse à boire à Georges. GEORGES, à la Terreur. Camarade, jusqu'à ma revanche. En attendant, je te remercie de tout le bien que tu fais aujourd'hui à mes parents. LA TERREUR. Palsambleu ! Vous m'allez donner de l'orgueil. Vous buvez tous à moi comme si j'avais gagné une bataille. MARCEL. Vous le méritez bien aussi. Vous n'avez rien de trop, et, par amitié pour mon fils, vous nous servez un si bon repas ! GENEVIÈVE. Un hypocrite ne peut faire moins que de remercier de la bouche ; mais nous, c'est du fond du coeur, aussi vrai qu'il n'y a qu'un Dieu et que nous sommes pauvres. LA TERREUR. Oh ! Je le crois, je le crois. Mais qu'ai-je donc fait de si merveilleux ? Ah ! Si je pouvais vous tirer entièrement de peine, voilà ce qui me rendrait fier ; mais, pour cette bagatelle, qu'il n'en soit plus question, je vous prie. Il verse à boire à Fluet.Tenez, je gage que vous n'avez jamais trouvé le vin si bon de toute votre vie. FLUET, après avoir bu. Oui, pas mauvais. LA TERREUR. Vous en parlez bien froidement, Monsieur le cadet. Que direz-vous, après cela, de ma casserole ? Il m'a semblé voir cependant que vous y avez fait honneur. FLUET. Je n'imaginais pas y trouver tant de goût. LA TERREUR. J'en étais sûr. Nous verrons, quand ce sera votre tour, si vous saurez vous en tirer aussi bien. FLUET. Oui-da ! Vous pensez que j'irai vous faire la cuisine ? LA TERREUR. Pourquoi non ? Je la fais bien, moi. Je vous prendrai à mon école. FLUET. Est-ce que c'est du métier d'un soldat ? LA TERREUR. Comme s'il était rien qui n'en fût ! Il faut qu'un soldat soit tout au monde, cuisinier, tailleur, médecin, forgeron, tout enfin. On entend frapper à la porte. GENEVIÈVE. Ô mon Dieu ! Qui est-ce donc qui nous arrive encore ? GEORGES. Ne craignez rien, ma mère, c'est qu'on vient faire la visite. SCÈNE II. Marcel, Geneviève, Georges, Fluet, La Terreur, un Capitaine, un Fourrier. LE FOURRIER, avec des tablettes à la main. Combien êtes-vous ici ? GEORGES, en se levant. Trois. Tout le monde se lève. LE CAPITAINE. C'est bon, restez assis, enfants, restez assis. Et vous aussi, bonnes gens, remettez-vous ; point de cérémonies. Je suis charmé du calme et de la cordialité qui règnent dans votre maison. Avez-vous des plaintes à faire contre vos soldats ? MARCEL. Oh ! Non, Monsieur, pourvu qu'ils n'en aient pas contre nous. LE CAPITAINE, à Georges. Êtes-vous content de vos hôtes ? GEORGES. Mon capitaine, je suis chez mon père ; c'est à mes camarades de répondre. LA TERREUR. Nous avons tout ce qu'il nous faut. LE CAPITAINE, se tournant vers Marcel. Quoi ! C'est votre fils ? Vous avez là un si bon sujet que vous devez être aussi un honnête homme. MARCEL. Hélas ! Monsieur, c'est toute ma richesse. LE CAPITAINE. N'avez-vous pas de la satisfaction de votre fils ? MARCEL. Oh ! Si ses supérieurs pouvaient eu être aussi contents ! GENEVIÈVE. Il a toujours été près de nous un brave garçon. Il nous a obéi au moindre signe ; et celui qui est soumis à ses parents doit l'être aussi à ses supérieurs. LE CAPITAINE. Je puis vous le dire, il est aimé de tout le régiment. Ses officiers l'estiment et ses camarades donneraient leur vie pour lui. C'est la première fois qu'il entend son éloge de ma bouche ; mais je ne puis le taire dans une pareille occasion. Le bon témoignage qu'on rend d'un enfant est la plus grande récompense des pères, et la joie des pères est pour les enfants l'encouragement le plus fort à persister dans le bien. Il regarde autour de lui.Je crois que votre situation n'est pas des plus heureuses ; mais vous êtes riches dans votre fils. Il fait honte à ceux dont l'éducation a ruiné leurs familles. Vous n'avez pas encore goûté toute la joie qu'il peut vous donner. Si vous vivez de longues années, il sera le soutien de votre vieillesse. GEORGES. Je vous remercie, mon capitaine, de m'avoir réservé cette louange pour l'oreille de mes parents. Je me comporterai de manière qu'ils n'auront jamais rien à perdre de la joie que vous leur causez. LE CAPITAINE. VOUS n'avez qu'à vous conduire comme vous avez fait jusqu'à ce jour. MARCEL. Oh ! Monsieur, le coeur me fond de plaisir. GENEVIÈVE. Je serais encore bien plus heureuse si vous le laissiez auprès de nous. Ne pourriez-vous pas arranger cela, Monsieur le capitaine? MARCEL. Que demandes-tu là, ma femme ? Veux-tu qu'il meure de faim à notre côté ? En montrant La Terreur au capitaine.C'est monsieur qui a bien voulu payer ce repas ; autrement nous n'aurions rien trouvé sur notre table. La mauvaise récolte nous a entièrement ruinés ; et puis Monseigneur le Comte.... LE CAPITAINE. C'est un homme sans coeur ; je le connais. Il se livre aux plus affreuses débauches dans la capitale, et il laisse ses vassaux mourir de faim. Je n'ai trouvé nulle part tant de misère que dans ses terres. Les gens les plus riches (et c'est beaucoup dire) blâment son insensibilité. Consolez-vous, bon vieillard, vous trouverez bientôt des ressources,et l'on vous estimera plus que lui. Tenez, voici quelques légers secours. Il jette une pièce d'or sur la table.Plût à Dieu que j'eusse tout l'argent qu'il prodigue à ses vices ! Je ferais mon bonheur de vous enrichir. Mais je ne vis que de ma paye, et je ne puis rien faire de mieux pour vous. Georges, voilà ce que tu as mérité à tes parents par ta bonne conduite. Retenez bien cela, Monsieur le Cadet. C'est le plus beau compliment qu'on puisse faire à un homme. GEORGES. Ah ! Mon capitaine, si vous saviez de quel prix ce présent est pour nous dans ce moment ! Non, de toute ma vie je ne pourrai m'acquitter envers vous. MARCEL. Il n'est que Dieu qui puisse vous en payer. GENEVIÈVE. Qu'il vous accorde une longue vie ! Quand j'aurais dix enfants, je vous les donnerais tous avec joie. LE CAPITAINE. Bonne femme ! Vous me rendez bien largement ce que je fais pour vous. Un enfant est d'un prix inestimable aux yeux de sa mère, et vous m'en donneriez dix ! Si votre indigne seigneur pouvait connaître la volupté de la bienfaisance, combien il pourrait rendre ses plaisirs dignes d'envie ! Mais j'interromps votre dîner. Continuez, je vous prie. Adieu ; je vous verrai encore avant de partir. Il sort. LE FOURRIER, à Fluet. La garde va bientôt se relever ; tenez-vous prêt. Il sort. SCÈNE III. Marcel, Geneviève, Georges, Fluet, La Terreur. Tous demeurent pendant quelque temps pensifs et immobiles, excepté Fluet, qui continue de manger. LA TERREUR, se versant à boire. Vive ! Vive notre capitaine ! GEORGES. Oh ! Oui, qu'il vive ! C'est lui qui nous sauve de la mort. MARCEL, joignant les mains et les laissant tomber de surprise. Il ne m'avait jamais vu, et il me donne la première fois une pièce d'or ! Qui aurait attendu cela d'un étranger, quand ceux qui nous connaissent sont si impitoyables ? GENEVIÈVE. On dirait d'un prince. Elle regarde la pièce d'or qui est sur la table.Combien cela peut-il valoir, mon ami ? Il faut qu'il y en ait pour bien de l'argent ! MARCEL, en la serrant dans ses mains. Bon Dieu ! Aurais-je pu croire que je me serais jamais vu tant de bien dans une seule pièce ? T'y connais-tu, mon fils ? GEORGES. Non ; elle est trop grande pour que j'en sache la valeur. LA TERREUR. Elle doit valoir plus d'un louis ; mais je ne sais pas au juste. FLUET, au premier coup d'oeil qu'il jette. C'est un louis-double. Le peuple ne connaît pas cela. LA TERREUR. Nous ne sommes pas nés au milieu de l'or comme vous. Cela vaut donc seize-écus. GENEVIÈVE. Seize écus ! Ô mon cher homme ! La moitié de notre dette ! Pourvu que le bailli s'en contente en attendant ! MARCEL. J'espère qu'avec cet acompte il nous donnera du répit. GENEVIÈVE. Crois-tu ? Ô mon Dieu ! Je serais bien contente de ne manger que du pain jusqu'à la moisson, si nous pouvions garder nôtre cabane. GEORGES. Ne vous embarrassez pas, ma mère, j'y pourvoirai. MARCEL. Nous craignions tant un logement de soldats ! Et ce sont des soldats qui sont nos anges ! Que Dieu soit loué pour ce repas, et pour les secours qu'il nous a envoyés ! Tous se lèvent. FLUET. Il faut que j'aille à la garde maintenant. LA TERREUR. Tenez, voilà vos armes.[Note : Giberne : Anciennement, nom d'une espèce de sac, dans lequel les grenadiers portaient des grenades. [L]] Il lui décroche sa giberne et le charge de son bagage. Fluet sort.À présent, je vais remettre les choses comme je les ai trouvées. Il veut desservir la table. GENEVIÈVE, lui retenant le bras. Oui, ce serait bien à moi de vous laisser faire ! Reposez-vous, je vais tout arranger. N'est-ce pas assez que vous ayez fait la cuisine ? LA TERREUR. Non, non, c'est encore de mon emploi. Je veux que vous parliez toute votre vie du jour où j'ai été en quartier chez vous. MARCEL, à La Terreur. Mon cher Monsieur, que je boive encore une fois. Je trouverai le vin meilleur que tout à l'heure, à présent que j'ai de l'or dans ma poche. LA TERREUR. Buvez, buvez, bonhomme. Il n'y a jamais rien à laisser dans une bouteille... En frappant sur son ventre.Ceci est notre meilleur buffet. Il faut suivre le commandement qui dit de ne pas s'inquiéter du lendemain. Georges pousse la table. La Terreur lève la nappe et emporte les plats et les assiettes dans l'autre chambre. GENEVIÈVE. Je ne suis plus étonnée que les femmes aiment tant les soldats. Il n'y a point de meilleurs maris ; ils font toute la besogne. Il faut que je le suive, autrement il se mettrait à laveries assiettes. Prête à sortir, elle se retourne au bruit que fait Thomas en entrant.Ah ! Voici notre frère. Voyons s'il reconnaîtra son neveu. SCÈNE IV. Marcel, Geneviève, Georges, Thomas. GENEVIÈVE, à Thomas. Tiens, regarde ce joli garçon. Ne va pas le prendre pour un simple soldat, au moins. À Georges.Et toi, le reconnais-tu ? C'est ton oncle Thomas. GEORGES, s'avançant vers lui. Que je vous embrasse, mon cher oncle. THOMAS, étonné. Moi, ton oncle ? Mais... mais... : mais oui, c'est lui-même. Eh ! Sois le bienvenu, mon neveu. Il l'embrasse.On n'a pas besoin de te demander comment tu te portes. GEORGES. Je souhaite que vous vous portiez aussi bien que moi. GENEVIÈVE. Et si tu savais tout ce qu'en dit son capitaine ! Pourquoi ne puis-je rester ici pour te conter tout cela ? Mais il faut que j'aille de l'autre côté, car notre cuisinier m'arrangerait toute la maison. SCÈNE V. Marcel, Thomas, Georges. THOMAS. Mon cher neveu, je me réjouis de tout mon coeur de te voir. Cependant tu ne pouvais venir dans un temps plus malheureux. Nous sommes aussi pauvres que si le pays avait été mis au pillage. MARCEL. Et notre méchant bailli qui achève encore de nous sucer le peu de sang qui nous reste ! GEORGES. Il n'a plus de mal à vous faire. Vous pouvez lui payer la moitié de votre dette, et il faudra bien qu'il attende pour le reste. N'y pensons plus, je vous prie. MARCEL, montrant le double-louis à Thomas. Tiens, mon frère, vois ce que mon fils m'a procuré. THOMAS, à Marcel. Que dis-tu ? À Georges.Est-ce de tes épargnes, ou de quelque butin ? GEORGES. De l'un ni de l'autre. Mon capitaine en a fait présent à mon père. MARCEL. C'est toujours à mon fils que j'en ai l'obligation. Le capitaine ne me l'a donné qu'à cause de sa bonne conduite. THOMAS. Je m'en réjouis d'autant plus : car, pour épargner, on doit se refuser bien des choses ; et pour ce qui est du butin, nommez-le comme vous voudrez, messieurs les soldats, c'est toujours de vilain argent qui ne doit jamais profiter. GEORGES. J'ai toujours pensé de même. Je n'ai jamais rapporté rien d'une campagne ; mais ceux qui ont commis pillage sur pillage n'en ont pas conservé plus que moi. Encore ont-ils passé la moitié de leur temps en prison, pour avoir fait la débauche, au lieu qu'il n'y a jamais eu de plainte sur mon compte. THOMAS. Je le crois, mon ami. Ta famille est pleine d'honnêtes gens ; tu ne voudrais pas être tout seul un vaurien. Si nous sommes pauvres, nous avons la paix de Dieu, qui vaut toutes les richesses. MARCEL. Aussi ne demanderais-je plus rien au Seigneur, si le bailli.... THOMAS. Doucement. Le voici qui vient. SCÈNE VI. Marcel, Thomas, Georges, Le Bailli. LE BAILLI. Eh bien ! Marcel, c'est demain le dernier jour de grâce. Songe à me payer, ou ta cabane est vendue. J'ai déjà trouvé des acheteurs. MARCEL. Mon cher Monsieur, je ne puis vous en payer que la moitié. Encore n'aurais-je pu le faire, si le capitaine de mon fils n'était venu à mon secours. Ayez la bonté d'attendre pour le reste jusqu'à la moisson. Si nous avons une bonne récolte, vous savez que je ne serai pas content que je n'aie satisfait à ce que je vous dois. Prenez un peu de patience. Si ce n'est pas pour moi, que ce soit en considération de mon fils. Il sert son prince, et il ne peut m'aider dans mon travail. Voulez-vous qu'il ne trouve pas une seule pierre de l'héritage de son père, lorsqu'il ne sera plus soldat ? Considérez que cela crie vengeance au ciel, de prendre les pauvres gens par la misère pour achever leur ruine. LE BAILLI. Ce n'est pas la faute de monseigneur si vous êtes misérables. MARCEL. Il est vrai ; mais est-ce la nôtre ? Est-ce pour avoir été paresseux ou débauchés ? Qui peut se défendre de la rigueur du temps ? Mille autres ne sont-ils pas comme nous ? S'il y avait de ma négligence, je n'oserais dire un seul mot. Mais tout cela vient de l'ordre du ciel. Un homme ne mérite-t-il donc aucune pitié ? LE BAILLI. Bon, voilà comme vous êtes ; plus on fait pour vous, et plus vous demandez. Monsieur le Comte ne vous a-t-il pas accordé toute une année ? Ne vous a-t-il pas généreusement prêté les semailles ? Vous n'auriez pu mettre un grain dans la terre sans lui : et maintenant il est impitoyable de vous demander ses avances ? Est-il obligé de vous faire des présents ? MARCEL. Ce n'est pas ce que nous demandons. Qu'il ait seulement la bonté d'attendre que nous puissions le payer. Recevez toujours ceci à compté, et parlez pour nous à son coeur. Vous attirerez sur lui et sur vous les récompenses d'un Dieu de miséricorde. LE BAILLI. Oui, je n'ai qu'à lui représenter de se laisser encore conduire par le nez une autre année. C'est de quoi je ne m'aviserai point. Il faut que j'aie toute ma somme, ou je vous fais déguerpir. GEORGES. Un peu de commisération, Monsieur le Bailli, je vous en conjure. Pensez que d'une seule parole vous pouvez faire le bonheur de mon père ou le rendre tout à fait malheureux. Si rien ne reste impuni dans ce monde, ce n'est pas une petite chose de réduire un honnête homme à la mendicité. LE BAILLI. Occupez-vous de votre mousquet, et non pas de ce que j'ai à faire. GEORGES. Mon mousquet appartient au roi, et j'en aurai soin sans votre leçon. Quand le roi serait devant nous, il ne trouverait pas mauvais que je parlasse pour mes parents ; et cependant, de vous à lui, il y a, je crois, une différence. LE BAILLI. Monsieur le soldat, vous pouvez avoir fait des campagnes, mais souvenez-vous que vous ne parlez pas ici à un bailli de terre conquise. GEORGES. Je n'ai parlé à aucun comme je vous parlerais, connaissant votre naturel, si je vous trouvais en pays ennemi. LE BAILLI. Vous n'aurez pas cette satisfaction. THOMAS. Monsieur le Bailli, excusez la brusquerie d'un soldat. LE BAILLI. Je saurai lui répondre. Taisez-vous seulement. Vous n'êtes pas trop bien vous-même sur mes papiers. GEORGES. Je le crois : tous les honnêtes gens sont dans le même cas auprès de vous. SCÈNE VII. Marcel, Geneviève, Thomas, Georges, Le Bailli. LE BAILLI. Qu'entendez-vous par là ? MARCEL. Je vous en prie au nom de Dieu, Monsieur le Bailli. GENEVIÈVE. Prenez en attendant tout ce que nous pouvons vous donner. Nous vendrions notre sang pour vous payer la somme entière. LE BAILLI. Je le crois bien, si vous aimez votre cabane ; car dès demain vous pourrez aller voyager. GENEVIÈVE. Non, vous n'aurez point cette barbarie. Épargnez notre misère, je vous en conjure à genoux. LE BAILLI. Toutes vos prières sont inutiles. GENEVIÈVE. N'avez-vous donc pas une goutte de sang humain dans les veines ? Nous avons travaillé avec honneur pendant une longue vie, et, sur nos vieux jours, vous nous rendez mendiants ! MARCEL. Nous ne sommes pas loin de la moisson, et ma cabane ne dépérira pas jusqu'à ce temps-là. LE BAILLI. Qu'en savez-vous ? Elle peut brûler dans l'intervalle. MARCEL. Mais j'aurais toujours payé la moitié. LE BAILLI. Il n'est pas en mon pouvoir de mieux faire. Il faut que j'exécute les ordres de monseigneur. GEORGES. Monseigneur ne vous a pas ordonné de ruiner, pour quatorze misérables écus, une famille de ses vassaux. Il vous paye pour faire prospérer ses affaires, et en cela vous ne gagnez pas vos gages. Vous chassez les honnêtes gens pour recevoir des vagabonds. Lorsque la terre ne porte pas de fruits, le seigneur ne peut exiger aucune redevance, et il est de son devoir, au contraire, de soutenir ses pauvres paysans. Faites-y bien réflexion, vous verrez qu'il ne dépend que de vous d'accommoder les choses. Remplissez, pour la première fois, votre devoir, et parlez en faveur de ceux qui vous font vivre. Il n'est qu'une manière de présenter notre situation, et monseigneur donnera son consentement atout ce que vous ferez d'après votre conscience. LE BAILLI. Vous ne m'apprendrez pas mon devoir. Je n'ai que faire de vos conseils, je vous en préviens. GEORGES. Et vous, ne soyez pas si grossier envers moi, je vous en avertis. LE BAILLI. Vous ignorez ce qui peut vous en arriver. Je saurai bien vous apprendre à vivre. GEORGES. C'est vous qui en avez besoin, non pas moi. LE BAILLI. Où prenez-vous la hardiesse de me parler de la sorte ? LA TERREUR, qui est rentré dans le cours de la scène. Mettez-vous à sa place. Faut-il qu'il reste muet devant vous ? Il est soldat; un soldat sait toujours ce qu'il doit dire, et mille fois mieux qu'un bailli. Vous osez, à sa barbe, vilipender son père, et vous voulez qu'il soit là debout comme une vieille femme qui n'a plus de souffle ? Qui ne s'emporterait pas devoir ruiner sa famille par la méchanceté d'un homme de votre robe ? On sait qu'un bailli ne demande qu'à faire vendre pour gagner ses frais. Il vous a parlé d'abord avec douceur, vous avez fait la sourde oreille. Il n'a plus qu'à vous dire vos vérités. LE BAILLI. C'en est trop. À Marcel, d'un air furieux.Voulez-vous me payer ou non ? Je vous le demande pour la dernière fois. MARCEL. Je vous ai déjà dit que je ne le pouvais pas en entier. GENEVIÈVE. Nous vous avons offert tout ce que nous possédons. LE BAILLI. Tout ou rien. Vous entendrez parler de moi. Il veut sortir. GEORGES, le retenant. Faites-y bien attention encore. Il vous en coûterait cher. Je puis donner un placet au roi. Je lui parlerai de la situation de mon père et de voire dureté. Il a ses droits sur les vassaux avant le seigneur, et il ne permettra pas qu'ils soient maltraités injustement. LE BAILLI. Le roi n'a rien à voir dans nos affaires. Votre père doit à monseigneur, et monseigneur veut être payé. GEORGES. Que dites-vous ? Le roi n'est-il pas le maître ? Et monseigneur n'est-il pas son sujet ? Sachez que mon père vaut mieux que lui à ses yeux. Il travaille, et votre comte ne fait rien. Le roi ne peut souffrir les gens oisifs, parce qu'il sait s'occuper lui-même. Il saura mettre un frein aux méchants. LE BAILLI. C'est ce que nous verrons ; mais, en attendant, je fais vendre la cabane et la terre. Vous me connaissez bien, pour m'effrayer de vos folles menaces ! Oui, le roi va s'amuser à écouter un homme comme vous ! GEORGES. Pourquoi non ? Il écoute tout le monde, et, si nous étions tous deux en sa présence, je suis sûr qu'il m'entendrait le premier. LE BAILLI. Il vous sied vraiment de me comparer à un drôle de votre espèce ! GEORGES, lui donnant un soufflet. Vous avez dit cela à un soldat, et non à un paysan. Sors d'ici, vieux scélérat. J'ai regret à toutes les paroles que j'ai pu te dire. Il fallait commencer par où j'ai fini. Il le pousse avec violence hors de la cabane. LE BAILLI, en sortant. Oh ! Mille vengeances ! SCÈNE VIII. Marcel, Geneviève, Thomas, Georges, La Terreur. GENEVIÈVE. Mon fils, mon cher fils, qu'as-tu fait ? MARCEL. Nous sommes perdus. GEORGES. Ne vous inquiétez pas ; vos affaires n'en sont pas empirées d'un fétu. Quand nous l'aurions prié tout un siècle avec des ruisseaux de larmes, il n'aurait pas démordu de son opiniâtreté. Il a l'âme d'un démon dans le corps. C'est la première fois que j'ai frappé un homme ; mais jamais homme ne m'avait donné le nom d'un drôle. Serais-je un soldat si je l'avais souffert? LA TERREUR. Si tu ne lui avais pas donné ce soufflet, tu en allais recevoir un de moi. MARCEL. Qui sait ce qu'il va nous en coûter ? GEORGES. Quoi ! Pour m'être vengé d'une insulte ? GENEVIÈVE. Sûrement, mon fils ; avec tout cela, c'est un bailli. LA TERREUR. Bah ! Ce n'est pas le premier bailli souffleté par des soldats. Je crois que c'est un effet de sympathie, qu'un soldat ne peut voir un fripon sans lui donner sur les oreilles. GENEVIÈVE. Je ne puis croire qu'il ne se fût laissé à la fin attendrir. GEORGES. Non, ma mère, jamais. GENEVIÈVE, à Marcel. Qu'en penses-tu, mon ami ? Ne faudrait-il pas le suivre ? GEORGES. Ce serait inutile, j'en suis sûr. Vous allez vous exposer encore à des duretés. MARCEL. Cela peut être ; mais au moins je ne veux pas avoir de reproches à me faire. Viens, ma femme. GEORGES. Restez ici, je vous en conjure. Vous perdriez vos pas et vos paroles. GENEVIÈVE. Non, mon fils, laisse-nous aller ; cela ne gâtera rien. GEORGES. Eh bien ! Faites comme vous l'entendez. Si vous reveniez contents, j'irais baiser ses pieds ; mais vous allez voir. Combien je voudrais m'être trompé ! MARCEL. Viens, ma femme, essayons ce dernier moyen. S'il ne réussit pas, que la volonté de Dieu s'accomplisse ! GENEVIÈVE. Puisque Dieu nous laisse la vie, il ne nous laissera pas mourir de faim. Elle sort avec Marcel. LA TERREUR. Ta mère est une femme qui a ses consolations toutes prêtes. Je vais voir, de mon côté, ce qu'il y a à faire avec nos camarades. Il sort. SCÈNE IX. Thomas, Georges. GEORGES. Ô Dieu ! N'aurais-je fait qu'enfoncer mes parents plus avant dans la peine ? Si je pouvais, au prix de mon sang, les secourir ! THOMAS. C'est de l'argent qu'il leur faudrait, et tu n'en as pas à leur donner, ni moi non plus. Il ne tenait cependant qu'à eux d'en avoir la semaine dernière ; mais ils n'en ont pas voulu, et ils ont bien fait. C'est une chose affreuse de tremper ses mains dans le sang de son semblable ! GEORGES. Et comment donc, mon oncle ? THOMAS. Ils trouvèrent un déserteur couché sur le ventre dans un fossé. Ils firent semblant de ne pas le voir. Ils auraient pourtant gagné vingt écus à l'aller dénoncer au bailli. GEORGES. Que dites-vous ? THOMAS. Le forgeron du village ne fut pas si scrupuleux, et il gagna la récompense. GEORGES, avec un mouvement de joie. Ô mon oncle ! Je puis sauver mon père ; mais il me faut votre secours. Puis-je compter sur vous ? THOMAS. En tout, mon ami. Que faut-il faire ? GEORGES. Agir, et garder un secret. Me le promettez-vous ? THOMAS. Cela n'est pas difficile. GEORGES. Mais savez-vous tenir votre parole ? THOMAS. Comme tu me parles ! GEORGES. Quelque chose qui puisse en arriver ? THOMAS. Pourvu qu'il n'y ait pas de mal, s'entend. GEORGES. Personne n'aura à s'en plaindre ! THOMAS. Eh bien ! Tu n'as qu'à parler. GEORGES. Écoutez-moi donc... Mais si vous alliez me trahir ? THOMAS. Il faut que ce soit une chose bien extraordinaire. GEORGES. Cela peut être ; mais il n'y a rien de mal pour vous. THOMAS. Qu'est-ce donc enfin ? GEORGES. Je déserte ce soir ; vous irez me déclarer : il vous en reviendra vingt écus; et je paye la dette de mon père. THOMAS. Et il n'y a pas de mal, me disais-tu ? Fou que tu es ! J'irai te conduire au gibet, moi, ton oncle ! GEORGES. Que parlez-vous de gibet ? Un soldat n'est jamais puni de mort la première fois qu'il déserte, à moins qu'il n'ait quitté son poste ou fait un complot. THOMAS. Oui, mais il passe par les verges jusqu'à rester sur la place. GEORGES. Je n'ai pas à le craindre. Je suis aimé dans le régiment : mes camarades sauront me ménager. THOMAS. Non, mon ami, cela ne peut pas être. Ne tromperions-nous pas le Roi ? GEORGES, en pleurant. Le roi ? Ah ! Il ne saurait m'en vouloir. S'il connaissait ma situation, il viendrait m'apporter l'argent lui-même. THOMAS. Mais si ton père le savait ?... GEORGES. D'où le saurait-il, si nous gardons notre secret à nous deux ? Je ne mourrai pas pour cela. J'ai si souvent hasardé ma vie pour le Roi ! Je puis bien la hasarder pour mon père qui me l'a donnée. Songez qu'il est votre frère et que nous le sauvons de la mendicité, peut-être de la mort. THOMAS. C'est le diable qui m'a retenu ici ; je ne sais quel parti prendre. GEORGES. Vous m'avez donné votre parole ; voulez-vous la fausser ? Je déserterai toujours dans mon désespoir, et mon père n'y gagnera rien. Ne me refusez pas, ou vous n'avez jamais aimé votre famille. THOMAS. Tu me tiens le couteau sur la gorge comme un assassin. Il reste en suspens. GEORGES. Décidez-vous tout de suite ; le temps presse. THOMAS. Mais si tu me trompais ! Si tu allais mourir ! GEORGES. Il n'y a pas à le craindre. Je sais souffrir. À chaque coup, je penserai à mon père, et je supporterai la douleur. THOMAS. Eh bien ! Je fais ce que tu veux. Mais s'il en arrive autrement.... GEORGES. Que voulez-vous qu'il en arrive ? Embrassons-nous, et gardez-moi le secret. On fera l'appel ce soir, à six heures ; si je ne m'y trouve pas, je serai tenu pour déserteur. Vous me conduirez alors au colonel, et vous direz que vous m'avez surpris fuyant dans la forêt. THOMAS. C'est la première tromperie que j'aurai faite de ma vie. GEORGES. Ne vous la reprochez pas, mon oncle ; elle nous vaudra à tous deux des bénédictions. Embrassons-nous encore, et allons rejoindre mon père. Mais, je vous en conjure, ne laissez rien remarquer. S'il peut y avoir quelque mal, Dieu me le pardonnera sans doute. Que ne doit pas supporter un bon fils pour sauver ses parents ? Ils sortent. ACTE III La scène se passe dans la prison du château. SCÈNE PREMIÈRE. Bras-croisés, soldat, et le Prévôt du régiment. On entend dans le lointain un bruit de musique militaire. BRAS-CROISÉS, se réveillant. [Note : Aubade : Concert donné en plein air, le plus souvent vers l'aube du jour, à la porte ou sous les fenêtres de la personne à qui on veut faire honneur. Le régiment a donné une aubade à son colonel. [L]]Que le diable emporte ces maudits tambours ! Je me suis fait mettre au cachot pour dormir à mon aise, et voilà une aubade qui vient me réveiller. Il prête l'oreille. Mais quoi ! N'est-ce pas une exécution ? LE PRÉVÔT. Tu ne sais donc pas le malheur du pauvre Georges? BRAS-CROISÉS. De Georges, dis-tu ? Cela n'est pas possible. LE PRÉVÔT. Cela n'est pourtant que trop vrai. Il a déserté hier au soir. BRAS-CROISÉS. Lui ? Le plus brave soldat de la compagnie ! Il y a longtemps que je ne fais que passer et repasser le guichet, je ne l'ai jamais vu une seule fois en prison. LE PRÉVÔT. Il n'est personne qui ne soit étonné de cette aventure. Quand on l'a rapportée au colonel, il n'a jamais voulu le croire. Tout le régiment en est resté confondu. Les grenadiers sont allés demander sa grâce au conseil de guerre ; mais il l'a refusée pour l'exemple. On n'a pu obtenir qu'une modération de la peine, et il en sera quitte pour faire un tour par les verges. Cela doit être fini à présent. On frappe à la porte. LE PRÉVÔT. Qui est là? LA TERREUR, au dehors. Ami ! La Terreur. Le prévôt ouvre la porte. La Terreur entre en sanglotant. SCÈNE II. Le Prévôt, Bras-croisés, La Terreur. LA TERREUR. Ô bonté divine ! Mon pauvre Georges ! LE PRÉVÔT. Eh bien ! Comment se trouve-t-il ? LA TERREUR. Il a supporté ses souffrances en héros. Il ne lui est pas échappé un seul cri, une seule plainte. Ah ! Si j'avais pu lui sauver la moitié du supplice ! Sur ma vie, je l'aurais fait d'un grand coeur. Le voici qui vient. SCÈNE III. Le Prévôt, Bras-croisés, La Terreur, Georges, un sergent qui le conduit. GEORGES, sur le seuil de la porte, levant les yeux et les mains vers le ciel. Dieu soit loué ! Tout est fini, et mon père est sauvé. LE SERGENT, à part, dans la surprise où le jettent ces paroles. Que veut-il dire par là ? LA TERREUR, se précipitant au cou de Georges et le baignant de ses larmes. Ô mon ami ! Que je le plains! GEORGES. Ne pleure pas, camarade ; je suis plus heureux que tu ne penses. LE SERGENT. Voulez-vous un chirurgien ? GEORGES. Non, mon sergent, cela n'est pas nécessaire. LE SERGENT, à part, en branlant la tête. Il faut que j'aille instruire de tout ceci mon capitaine. Il sort. LA TERREUR, présentant à Georges un verre d'eau-de-vie. Tiens, camarade, voilà pour te restaurer. GEORGES, en lui serrant la main. Je te remercie. Il boit. LA TERREUR. Mais dis-moi donc, quelle folie t'a passé par la tête ? GEORGES. J'ai du regret de te le cacher ; mais je ne puis te le dire. Il faut que mon secret meure dans mon coeur. SCÈNE IV. Le Prévôt, Bras-croisés, La Terreur, Georges, Thomas. THOMAS, à Georges. Te voilà bien satisfait, n'est-il pas vrai, de la vilaine action que tu m'as fait commettre ? Georges, c'est indigne à toi. LA TERREUR. Doucement, doucement, ne le tourmentez pas ; il a besoin de repos. Un homme n'est pas toujours le même ! THOMAS. Je ne le sais que trop. Je ne conçois plus rien à lui ni à moi. GEORGES. Mon oncle, modérez-vous, je vous prie. Bas.Vous allez détruire tout notre ouvrage. THOMAS. Oh ! Il n'en faut plus parler. Tout est perdu. GEORGES, étonné. Comment donc ? Aux soldats.Éloignez-vous un peu, mes amis, je vous en conjure. THOMAS. Ton père ne veut plus me voir, pour t'avoir dénoncé et en avoir reçu de l'argent. Quand j'ai voulu le forcer de le prendre, il l'a rejeté avec horreur, en s'écriant : « Que Dieu m'en préserve ! À chaque denier je vois pendre une goutte du sang de mon fils. » Que veux-tu maintenant que je fasse ? Je suis furieux contre toi. Tout le village va me détester ; on croira que c'est le démon de l'avarice qui me possède. Il n'y aura pas d'enfant qui ne me jette la pierre. GEORGES. Soyez tranquille, mon oncle, tout s'arrangera : le plus difficile est passé. Faites seulement que mon père vienne me voir. THOMAS. Comment veux-tu que je l'aborde à présent ? Mais quoi ! Le voici qui vient avec ta mère. SCÈNE V. Le Prévôt, Bras-croisés, La Terreur, Georges, Thomas, Marcel, Geneviève. GENEVIÈVE, aux soldats. Où est-il, Messieurs ? Je veux voir mon fils. LA TERREUR. Passez, bonne mère, passez. GENEVIÈVE, courant à Georges. Ô mon cher fils, qu'as-tu fait ? Comment as-tu pu nous donner cette douleur ? MARCEL, d'un air sévère. Te voilà, malheureux !Toute la joie que tu m'avais donnée, tu la tournes toi-même en amertume. Tu faisais la gloire de tes parents ; tu en fais la honte aujourd'hui. Je suis venu le voir pour la dernière fois. GEORGES. Mon père, pardonnez-moi, je vous prie. J'ai subi ma peine. MARCEL. Tu l'as subie pour ta trahison envers ton Roi, mais non pour ton crime envers nous, que tu déshonores dans notre vieillesse. Après soixante années de probité, je croyais mourir dans l'honneur, et c'est toi qui me couvres d'infamies. Mais non, nous ne tenons plus l'un à l'autre : je te renonce pour mon fils. GEORGES. Mon père, vous êtes trop cruel envers moi. Je ne mérite pas votre malédiction. Dieu m'en est témoin, je ne suis pas indigne de vous. THOMAS, à part. Quel martyre de ne pouvoir parler ! Marcel s'éloigne. GEORGES, le suivant. Mon père, vous me quittez sans que je vous embrasse ! Oh ! Restez encore un moment ! À Geneviève.Et vous, ma mère, serez-vous aussi dure envers moi ? GENEVIÈVE. Ô mon fils ! Que puis-je faire ? MARCEL. Ne le nomme pas ton fils, il ne l'est plus. GENEVIÈVE. Mon homme, pardonnez-lui ; c'est toujours notre enfant. THOMAS. Oui, mon frère, laisse-toi toucher par son désespoir. MARCEL. Tais-toi ; tu ne vaux pas mieux que lui, toi qui vends à prix d'or le sang de ta famille. Ne me nomme pas plus ton frère que lui son père : je ne vous suis plus rien. GENEVIÈVE, qui, pendant cet intervalle, s'est entretenue avec Georges. Mon homme, il me fait de bonnes promesses ; ne nous arrache pas le coeur à tous deux. Mon enfant est la seule chose qui me reste, et je ne pourrais pas l'aimer ! Je ne pourrais plus te parler de lui ! Veux-tu que je meure à tes yeux ? MARCEL. Tais-toi, femme, et suis-moi. Il veut sortir. LA TERREUR, le retenant. Bonhomme, c'en est assez. Vous avez bien t'ait de décharger votre colère ; mais, puisque le roi le reprend, ne le reprendrez-vous pas aussi ? Donnez, donnez-lui votre main. Croyez-vous que je lui resterais attaché s'il ne le méritait pas ? LE PRÉVÔT. Vieillard, vous êtes un brave homme. Si tous les hommes tenaient ainsi leurs enfants en respect, je n'aurais pas tant de besogne. Mais souffrez que je vous prie aussi pour votre fils. GENEVIÈVE. Vois-tu, mon ami ? Comme ces messieurs disent, ils ne lui resteraient pas attachés, s'il ne le méritait. Ne sois pas plus impitoyable envers lui que des étrangers. Geneviève et La Terreur prennent Marcel par la main et veulent l'entraîner vers son fils. SCÈNE VI. Le Prévot, Bras-Croisés, La Terreur, Georges, Marcel, Geneviève, Thomas, Le Capitaine, Le Sergent, Fluet. MARCEL. Attendez, je veux d'abord parler à son capitaine. Au capitaine.Ah ! Monsieur ! N'avez vous pas de regret d'avoir hier donné tant de louanges à mon vaurien de fils ? Il me porte sous terre par ce coup-là. LE CAPITAINE. Il avait mérité ce que je lui disais de flatteur. Véritablement je n'aurais pas imaginé que mes éloges eussent produit un si mauvais effet. À Georges.Mais, dis-moi, qui t'a porté à cette action ? Tu dois avoir eu quelque motif extraordinaire. Ouvre-moi ton coeur, quelque chose qu'il en soit. Tu as subi ta peine, et il ne t'en arrivera rien de plus fâcheux. GEORGES. Mon capitaine, ne me relirez pas vos bontés, je vous prie. Je chercherai à m'en rendre plus digne. LE CAPITAINE. À condition que tu me dises la vérité ; car, que tu aies déserté par la crainte des suites de ton affaire avec le bailli, ni moi ni personne nous ne pouvons le croire. GEORGES. Il n'y a pourtant pas d'autre raison, mon capitaine. Vous savez que je n'ai jamais eu de querelle et la moindre faute paraît toujours énorme, lorsqu'on n'a pas l'habitude d'en commettre. J'en étais si troublé, que j'ai perdu toute réflexion. Et puis la situation déplorable de mon père achevait d'égarer mes esprits. LE CAPITAINE. Que signifiaient donc ces paroles : « Dieu soit loué, tout est fini, et mon père est sauvé ! » Georges paraît saisi d'étonnement, ainsi que Marcel et Geneviève. MARCEL. Est-ce qu'il disait cela ? Dieu me le pardonne, le diable aura tourné sa tête. GEORGES, en soupirant. Je ne me souviens pas de l'avoir dit. LE SERGENT. Moi, je me souviens de vous l'avoir entendu dire en entrant ici. GEORGES. Cela peut m'être échappé dans la douleur, sans savoir ce que je pensais. LE CAPITAINE. Il faut pourtant que ces paroles aient eu quelque signification. GEORGES, dans un plus grand embarras. Je ne sais que vous dire. LE CAPITAINE, lui prenant la main d'un air d'amitié. Georges, ne cherche pas à m'en imposer ; cette désertion a une autre cause que ta querelle. Je suis offensé de ta dissimulation, et tu perds toute ma confiance. N'est-il pas vrai, c'est pour ton père... GEORGES, avec vivacité. Que dites-vous, Monsieur ? Ah ! Gardez-vous de croire.... LE CAPITAINE. Tu ne vaux pas la peine que je m'inquiète de ton sort. Je ne veux pas en savoir davantage. Tu m'es plus indifférent que le dernier des hommes. Tu ne sais peut-être pas ce que tu perds à me taire la vérité. THOMAS. Il faut que je la dise, moi. GEORGES, l'interrompant. Mon oncle, qu'allez-vous faire ? Voulez-vous nous rendre encore plus malheureux ? THOMAS, au capitaine. Je vais vous expliquer la chose ; mais je crains que le mal n'en devienne plus grand. LE CAPITAINE. Je t'en donne ma promesse, tu n'as rien à craindre. THOMAS. Eh bien ! C'est à cause de ses parents qu'il a déserté. Il a su m'engager, par de belles paroles, à l'aller dénoncer et recevoir vingt-quatre écus, pour que son père les employât à payer ses dettes. Mais celui-ci ne veut entendre parler ni de l'argent ni de son fils. Débarrassez-moi, Monsieur, de cet argent, que je ne puis garder, et tâchez que mon frère profite au moins de ce que ce brave enfant a voulu faire pour lui. La chose s'est passée comme je la raconte. Tout le monde paraît frappé de surprise. LE CAPITAINE. Eh bien, Georges ! GEORGES, versant un torrent de larmes. Vous savez tout, mon capitaine. Croyez pourtant qu'il n'y a que le salut de mon père qui ait pu me faire résoudre à passer pour un mauvais sujet. J'ai méprisé la douleur, parce que j'espérais le sauver. Mais à présent que tout est découvert et que mon espérance est perdue, je souffre bien plus cruellement. MARCEL, se jetant au cou de Georges. Quoi, mon fils ! Voilà ce que tu faisais pour moi ! GENEVIÈVE, se précipitant dans ses bras. Oui, nous pouvons maintenant l'embrasser, nous pouvons le presser sur notre sein. Mon coeur me le disait bien, qu'il était innocent. LE CAPITAINE, lui prenant la main. Ô mon ami ! Quelle tendresse et quelle fermeté ! Tu es à mes yeux un grand homme. Cependant ton amour pour ton père t'a emporté trop loin : c'est toujours un artifice blâmable. MARCEL. Sûrement, sûrement. Dieu me préserve d'en toucher seulement un denier ! GEORGES, à Thomas. Voyez-vous, mon oncle, avec votre bavardage ! Que me revient-il maintenant de ce que j'ai fait ? THOMAS. Oui, voilà ! C'est moi qui suis maintenant le coupable. En montrant le capitaine.Mais monsieur ne sera pas un menteur. Vous avez entendu qu'il m'a promis... LE CAPITAINE, à Thomas. Donne l'argent à ton frère. À Marcel.Prends-le, mon ami : ton fils l'a bien mérité. J'aurai soin que tu n'aies pas à le rendre. Une faute extraordinaire demande un traitement hors des règles communes. MARCEL. Moi, Monsieur ? Je ne le prendrai jamais. LE CAPITAINE. Je le veux : il le faut. On entend des cris au dehors.Mais qu'est-ce donc ? FLUET. J'entends crier : « Le Roi ! Le Roi ! » LE CAPITAINE. Il vient ! Dieu soit béni ! Réjouissez-vous. Je vais, s'il est possible, faire parvenir l'aventure à son oreille. À Georges.Tu as manqué à ton devoir comme soldat ; mais tu l'as trop bien rempli comme fils pour qu'il n'en soit pas touché. Il le sera certainement. Je sors. Attendez-moi. SCÈNE VII. Le Prévôt, Bras-croisés, La Terreur, Georges, Marcel, Geneviève, Thomas, Fluet. MARCEL. Vois-tu ? Le Roi est si bon, et j'aiderais à le tromper ! Non, jamais. GEORGES. Mon père, accordez-moi cette grâce, que j'aie réussi à finir vos malheurs. Vous n'avez plus à vous inquiéter de rien. LA TERREUR. Oui, bonhomme, faites ce que dit votre fils. Il peut bien vous demander quelque chose à son tour. Il en guérira plus vite de vous savoir à votre aise. Vous devez aussi penser qu'après votre mort votre cabane doit lui revenir. MARCEL. Eh bien ! Je la conserverai pour pouvoir la lui laisser en mourant. Viens, mon fils, pardonne-moi de t'avoir maltraité. Dieu m'est témoin combien je souffrais de te voir un mauvais sujet. Et c'est lorsque je t'accusais, que tu remplissais au delà de tes devoirs envers moi ! Comment pourrai-je te récompenser de ton amour dans le peu de temps qui me reste à vivre ? GEORGES. Aimez-moi toujours comme vous l'avez fait. GENEVIÈVE. Oh ! Mille fois plus, mon ami. À chaque morceau que nous mangerons, nous nous dirons l'un à l'autre : « C'est notre fils qui nous le donne. » GEORGES. Me voilà satisfait. À Thomas.Je vous remercie, mon oncle, de m'avoir si bien servi. THOMAS. Oui, tu me remercies ? Il est heureux que les choses aient tourné de cette manière. Mais reviens-y une autre fois. À Marcel.Est-ce que tu m'en voudrais encore, mon frère ? Si je ne t'avais Pas tant aimé, je ne me serais pas chargé de la manigance. Puisque tu pardonnes à ton fils, tu peux bien me pardonner. MARCEL. Rien ne saurait excuser ce que tu as fait. Je peux bien prendre sur moi de mettre ma main sur un brasier ; mais attiser le feu sous un autre, il y a de la cruauté à cela. Cependant, je ne veux pas te haïr. THOMAS. Va, j'ai bien souffert pour mon compte. Ils se donnent la main. LA TERREUR, à Georges. Camarade, j'avais de l'amitié pour toi ; c'est aujourd'hui du respect que je sens. Tu es à mes yeux aussi grand qu'un général. On ne trouvera jamais d'enfant comme toi. Embrasse-moi, et sois toujours mon ami. Il lui tombe de grosses larmes des yeux. GEORGES. Camarade, je n'ai pas oublié la journée d'hier. FLUET. Fi donc ! La Terreur ! Vous êtes soldat, et vous pleurez ? LA TERREUR. Et pourquoi donc un soldat ne pleurerait-il pas ? Les larmes ne sont pas déshonorantes lorsqu'elles viennent du coeur. On ne m'a jamais vu fuir ni trembler ; mais je mourrais de honte d'être insensible à une bonne action. LE PRÉVÔT. Georges, il y a quatorze ans bientôt que je suis dans le régiment ; mais, je dois le dire à la gloire, il ne s'y est jamais rien passé qui approche de ce que tu fais aujourd'hui. Cela, te vaudra de l'honneur et du bonheur; c'est moi qui te l'annonce. SCÈNE VIII. Le Prévôt, Bras-croisés, La Terreur, Georges, Marcel, Geneviève, Thomas, Fluet, Le Bailli. LE BAILLI. Avec votre permission... LE PRÉVÔT. Que voulez-vous ? LE BAILLI. Je suis bailli au château, je veux voir ce qui se passe ici. À Marcel et à Geneviève.Ha, ha ! Vous êtes venus voir votre fils ; c'est fort tendre de votre part. Eh bien ! Qu'en pensez-vous ? Avez-vous autant de satisfaction de lui que vous en aviez hier ? Vous imaginiez, parce qu'il était soldat, qu'il pouvait se jouer de tout le monde. Monsieur le militaire, on paye chèrement un soufflet. Cette leçon vous rendra une autre fois plus respectueux envers des gens comme moi. LA TERREUR. Allez-vous-en, Monsieur, ou bien nous reprendrons les choses au point où Georges les a laissées hier. Qu'avez-vous à chercher ici ? LE BAILLI. Je suis dans le château de Monseigneur ; je pense que personne n'a le droit de m'empêcher d'y faire l'inspection. LA TERREUR. Faites-y l'inspection, mais non des moqueries. En le prenant par le bras.Sortez, ou je vous montre le chemin. GEORGES. Un moment, camarade. À Marcel.Mon père ; achevez de lui payer votre dette, pour qu'il vous laisse en repos. THOMAS. Oui, finissons avec lui ; qu'il n'en soit plus question. MARCEL. Voilà votre argent. Il lui compte quatorze écus.Vous n'aurez pas la peine de vendre notre chaumière. GENEVIÈVE. Nous aurons soin, à l'avenir, de n'être jamais en arrière envers monseigneur, du moins aussi longtemps que vous serez son bailli. C'est trop affreux de vouloir gagner sur le pauvre. Acheter à vil prix tout le grain de la contrée, lorsque la moisson est abondante ; en faire des amas dans ses greniers, pour le vendre ensuite trois fois plus cher dans le temps de la disette ; prêter à plus forte usure qu'un juif : cela est-il donc d'un chrétien, ou même d'un homme ? Voilà pourtant ce que vous avez fait, et ce qui nous a ruinés. MARCEL. Tais-toi donc, femme. GENEVIÈVE. Non ; il faut lui apprendre qu'on n'est pas des buses, et qu'on voit tout son manège. MARCEL, au bailli. Eh bien ! Cela fait-il votre compte ? LE BAILLI, à part. Que trop. Haut et froidement.Oui, cela complète bien les trente écus ; Mais d'où diantre avez-vous eu cet argent ? MARCEL. Que vous importe ? Vous êtes payé. GENEVIÈVE. Nous n'avons pas de compte à vous rendre. LE BAILLI. Voyez comme ils font les fiers ! GENEVIÈVE. Nous voilà quittes. Nous nous serions trouvés heureux de pouvoir vous souhaiter mille bénédictions, si vous vous étiez comporté plus humainement envers nous. Mais vous ne le méritez pas. Il nous eût mieux valu avoir affaire à un Turc. LE BAILLI. Prenez garde à ce que vous dites, vieille radoteuse. Vous êtes encore sous ma juridiction. GEORGES. Point d'injures, Monsieur, mon père ne les souffrira plus. Il sait à qui porter ses plaintes. THOMAS. Vous ne nous tenez plus les mains garrottées: nous pouvons nous faire rendre justice. Nous remplirons nos devoirs envers monseigneur ; mais si vous croyez nous mener de force comme auparavant, vous vous trompez. LE BAILLI. De quel ton me parlez-vous ? En montrant Georges.Je crois que cet audacieux vous a tous endiablés. Ne me poussez pas à bout, ou je vous montrerai qui je suis. LE PRÉVÔT. Un mot encore, et je te fais sauter les yeux de la tête. LA TERREUR, le poussant par le bras. Allons, sortez. LE BAILLI, se retournant. Si vous me faites lâcher un décret..... LE PRÉVÔT. Voulez-vous me jeter ce drôle à la porte ! Je t'apprendrai à nous braver ainsi. Les soldats le saisissent et veulent le mettre dehors. Le colonel paraît, suivi du capitaine et du sergent. SCÈNE IX. Le Prévôt, Bras-croisés, La Terreur, Georges, Marcel, Geneviève, Thomas, Fluet, Le Bailli, Le Colonel, Le Capitaine, Le Sergent. LE COLONEL. Que signifie tout ce vacarme ? LE PRÉVÔT. C'est le bailli qui vient ici vomir des grossièretés contre ces honnêtes paysans. LE COLONEL, au bailli. Êtes-vous ce méchant homme ? Restez. J'aurai deux mots à vous dire. Au capitaine. Lequel des deux est le père ? En montrant du doigt Marcel et Thomas. LE CAPITAINE, lui présentant Marcel. Le voici, mon colonel. LE COLONEL. Je vous félicite, mon ami. Vous pouvez sentir de l'orgueil d'avoir un tel fils. Il s'avance vers Georges.Permettez que je vous souhaite toute sortes de prospérités. En l'embrassant.Monsieur, vous êtes mon égal. Je donnerais toutes les actions de ma vie pour celle que vous avez faite aujourd'hui. Au prévôt.Il est libre. Prenant une épée des mains du sergent.Vous êtes capitaine... Le roi, qui vient d'apprendre avec transport votre dévouement généreux, vous élève tout d'un coup à ce grade, sur les bons témoignages que le régiment entier, a rendus de vous. En lui présentant une bourse.Recevez ceci de sa part, pour servir à voTre équipage. Vous serez admis ce soir même à faire votre cour à Sa Majesté. Georges veut lui baiser la main. LE COLONEL. Que faites-vous ? Non, Monsieur. Souffrez plutôt que je vous embrasse. LE CAPITAINE, l'embrassant aussi. Vous savez, mon camarade, quelle part je prends à votre avancement. Je suis fier de vous avoir eu dans ma compagnie. MARCEL et GENEVIÈVE, tombant aux genoux du colonel. Ô monseigneur, que Dieu vous récompense ! LE COLONEL, en les relevant. Ce n'est pas à moi, chers enfants, c'est au Roi, c'est à votre fils que vous devez tout. Georges se jette dans les bras de ses parents et les embrasse tour à tour ; puis s'interrompant tout à coup.Je vous demande pardon, mon colonel. LE COLONEL. Que dites-vous, monsieur ? Ah ! Vous méritez bien de goûter les plus doux plaisirs de la nature ; vous en remplissez si héroïquement les devoirs ! THOMAS. Qui m'aurait dit pourtant que je me verrais en passe de faire un capitaine ? Car c'est moi qui ai arrangé tout cela. Au bailli.Je crois à présent, Monsieur le bailli, que vous ne serez pas déshonoré de prendre mon neveu sous votre protection. Le bailli lui lance un regard furieux et veut sortir. LE COLONEL, l'arrêtant. Un instant, s'il vous plaît. Le roi est instruit de votre barbarie. Il fera rechercher avec soin si vous n'avez pas abusé de votre pouvoir ; et malheur à vous si vous êtes coupable ! Sortez maintenant. LA TERREUR, à Georges. Monsieur le capitaine.... GEORGES, l'embrassant. Ne m'appelle que ton ami. Il l'embrasse encore. Je veux l'être toujours. LE COLONEL, à Georges. Voulez-vous permettre, Monsieur, que j'aille vous présenter au régiment ? Il vous attend sous les armes. Il lui offre la main ; Georges la prend et tend l'autre au capitaine. Il marche entre eux, les regarde tour à tour les yeux baignés de larmes. Marcel et Geneviève baisent les habits du colonel et lèvent leurs regards vers les deux. GENEVIÈVE. Ô Dieu de justice, rends à notre bon Roi les honneurs qu'il accorde à mon fils ! MARCEL. Et faites-lui connaître toutes les bonnes actions, pour lui donner le plaisir de les récompenser. ==================================================