******************************************************** DC.Title = MOLIÈRE À AUTEUIL, COMÉDIE EN UN ACTE ET EN VERS DC.Author = BLÉMOND, Émile DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 08:08:18. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/BLEMOND_MOLIEREAUTEUIL.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9736782g DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** MOLIÈRE EN BONNE FORTUNE COMÉDIE EN UN ACTE EN VERS Représentée pour la première fois à Paris, sur le théâtre national de l'Odéon, le 15 janvier 1876. M DCCC XCVIII EN COLLABORATION AVEC LÉON VALADE. PARIS, ALPHONSE LEMERRE, 6 rue des Bergers à Paris. Représentée pour la première fois à Paris, sur le théâtre national de l'Odéon, le 15 janvier 1876. PERSONNAGES ACTEURS qui ont créé les rôles.. MOLIÈRE, quarante cinq ans. M. Porel. CHAPELLE, quarante ans. M. François. ARMAND. AMAURY. MAROTTE BEAUPRÉ. Mme Léonide Leblanc. LAFOREST, servante de Molière.... Mme Crosnier. Le jardin de Molière à Auteuil, devant la maison. Tonnelle, table et chaises. Sur la table, des livres, des cahiers, une tasse de lait. Extraite de "Théâtre Molièresque et Cornélien", Jules CLARETIE ,Paris, Alphonse Lemerre Editeur, 1897, pp.182-236 MOLIÈRE À AUTEUIL SCÈNE PREMIÈRE. Molière, Laforest. LAFOREST, paraissant sur le pas de la porte de la maison. Monsieur Molière! MOLIÈRE, assis et travaillant. Eh bien ! Qu'est-ce encor, Laforest ?Qu'arrive-t-il ? LAFOREST. Monsieur, c'est quelqu'un qui voudraitVous parler, un jeune homme. Il insiste. MOLIÈRE. N'importe !Ne t'avais-je pas dit de défendre ma porte ? LAFOREST. C'est vrai. MOLIÈRE. N'avais-je pas demandé, par deux fois, Que l'on me laissât seul ? Je travaille, tu vois ;Et là-bas, au théâtre, on attend notre ouvrage. LAFOREST. Bah ! MOLIÈRE. Ces comédiens, un rien les décourage.Depuis que Scaramouche, avec son perroquet,[Note : Roquet : Sorte de petit chien à oreilles droites. [L]]Sa guitare, son chat, son singe, son roquet, Est revenu montrer son nez blanc de farine,Toute ma compagnie a peur de la ruine.Ils jettent les hauts cris, il leur faut du nouveau ;Il faut que je me creuse en hâte le cerveauEt que je trouve, encor malade et d'humeur triste, De quoi faire oublier le bouffon guitariste.- Dis que je n'y suis pas. Il a mal pris son jour. LAFOREST. Il a l'air bien honnête. MOLIÈRE. Il t'a donc fait la cour ?Ah ! Tu te laisses prendre aux gens de belle mine. LAFOREST. Dame ! S'il vient des gens, moi, je les examine. MOLIÈRE. Examine-les, soit ! Pour moi... LAFOREST. Si j'avais su ! MOLIÈRE. M'aurais-tu dérangé, s'il eût été bossu ? LAFOREST. Il vous aurait fait rire. Ils sont rares, en somme,Les jours où vous riez ! MOLIÈRE. Fais entrer ce jeune homme ;Mais une autre fois... LAFOREST. Bien. J'y vais. SCÈNE II. Molière, Marotte, Laforest. MAROTTE. Bonjour. C'est moi. Quel est donc ce monsieur, très timide, ma foi ?Je l'ai vu quelque part. Tant pis ! il peut attendre. MOLIÈRE. Oui ! Quoique à son égard Laforest soit fort tendre. LAFOREST. Oh, ne l'écoutez pas ! MAROTTE, à Laforest. Ton goût n'est pas mauvais. LAFOREST. Vous raillez ? Trouvez donc des amoureux mieux faits. MAROTTE. Ils sont trouvés. Je n'ai qu'à choisir. MOLIÈRE. Reste sage. LAFOREST. Épousent-ils ? MAROTTE. Peut-être. LAFOREST. À quand le mariage ? MAROTTE. À quand ? Il se pourrait qu'il eût lieu bien plus tôtQue vous ne le pensez. MOLIÈRE. Ah ! LAFOREST. Le pauvre homme ! MOLIÈRE. Il fautNous raconter cela. Parle vite, Marotte. LAFOREST. Est-il brun, est-il blond, est-il rouge-carotte ? MOLIÈRE. Quel est l'heureux mortel digne d'être honoréDu vertueux amour de Marotte Beaupré ? LAFOREST. Il est peut-être chauve ? MAROTTE. À peine ! MOLIÈRE, à Laforest. Elle plaisante. MAROTTE. Croyez-vous le théâtre une chose amusante ? MOLIÈRE. Oui, pour les spectateurs, certains soirs. MAROTTE. Et pour moi ? MOLIÈRE. Pour toi ! Je n'en sais rien. Je ne vois pas en quoiLe théâtre te nuit. MAROTTE. Et moi, je viens vous direQue j'en ai mon content, et que je m'en retire. MOLIÈRE. Mais que t'avons-nous fait ? MAROTTE. Oh ! Rien. Que de bon temps ! Quel agréable emploi de mes pauvres vingt ans !Tout le jour on répète et tout le soir on joue ;La fièvre allume l'oeil, le fard fleurit la joue ;On a de beaux galants, de grands biens au soleil ;Et pour couronner tout, le respect non pareil Des femmes de la cour et des bourgeoises prudes.Mais c'est assez railler. Vos plaisirs sont trop rudes.Me rendez-vous justice au moins ? J'ai sur les brasLes rôles effacés et les rôles ingrats.A peine ai-je à lancer parfois quelques mots drôles ; Et d'autres ont toujours les longs et les beaux rôles,D'autres dont on pourrait, sans trop de vanité,Égaler le bien dire et même la beauté. MOLIÈRE. Jalouse ! MAROTTE. Je le suis et j'ai sujet de l'être. MOLIÈRE. Ainsi, c'est sérieux. MAROTTE. Très sérieux, mon maître. MOLIÈRE. Je tremble, Laforest. Marotte, le sais-tu,Est un vrai spadassin. Cet ange s'est battuà l'épée, en duel. Elle a tiré flambergeComme un vieux capitan. LAFOREST. Contre qui, Sainte Vierge ! MOLIÈRE. Contre la des Urlis, sa rivale. Tu ris ? LAFOREST. Quoi ! Deux femmes ?... MOLIÈRE. Valant deux mousquetaires gris. LAFOREST. Mais comment le combat ?... MOLIÈRE. Oh ! Sois tranquille. En somme,Tout cela, tu comprends, a fini sans mort d'homme. MAROTTE. Moquez-vous, c'est aisé ; mais pouvais-je gaîmentMe laisser affubler d'un niais pour amant Par une sotte ? non ! Si j'eusse été de cellesDont le coeur flambe et saute aux moindres étincelles,Quelque beau ferrailleur pour moi se fût battu,Et m'eût sauvé l'honneur, m'ayant pris la vertu.Elle avait dix vengeurs, moi pas un. Avec elle, Seule à seule, j'ai dû vider cette querelle,Loyalement d'ailleurs et sans autre desseinQue de lui balafrer le visage ou le seinEt de montrer à tous comment à coups d'aiguillePeut se faire au besoin respecter une fille. MOLIÈRE. Qui viens-tu provoquer en duel aujourd'hui,Marotte ? MAROTTE. Moquez-vous ! MOLIÈRE. Tu m'en veux beaucoup ? MAROTTE. Oui. MOLIÈRE. Et la chaude rougeur des roses te colore. LAFOREST. Gare aux épines ! MAROTTE. C'est... MOLIÈRE. [Note : Aglaure : personnage de la soeur de Psyché dans PSYCHÉ.]C'est le rôle d'AglaureQui te met en courroux ? MAROTTE. Juste ! MOLIÈRE. J'en suis fâché. MAROTTE. Non, je ne jouerai pas Aglaure dans Psyché. MOLIÈRE. Tu ne pourrais jouer l'Amour, enfant terrible. MAROTTE. Je veux jouer Vénus. LAFOREST, riant. Vénus ! MAROTTE. C'est donc risible ? MOLIÈRE. Mais le rôle est donné. MAROTTE. Vous le reprendrez bien. MOLIÈRE. Oh ! Je ne puis. MAROTTE. [Note : Catherine Leclerc du Rosé (1630-1706), dite Mademoiselle De Brie comédienne de la troue de Molière, spécialisée dans les rôles d'ingénue. Elle créa Agnés dans L'École des Femmes.]Pourquoi ? De Brie a-t-elle rien De ce qu'il faut pour faire une Vénus complète ?Elle a la grâce maigre et sèche d'un squelette. MOLIÈRE. Sois raisonnable. MAROTTE. Et vous, soyez juste. MOLIÈRE. D'honneur,Je te promets, Marotte, un rôle plus flatteurDans la prochaine pièce. Allons, point de chicane ! MAROTTE. Plus flatteur que celui de Vénus ? MOLIÈRE. Oui, Diane. MAROTTE. C'est Vénus que je veux. MOLIÈRE. Non pas ! MAROTTE. C'était fatal.Je sais fort bien pourquoi vous êtes partial ;Faites-la donc briller, votre déesse étique !Je m'en vais du théâtre. LAFOREST. Ô la bonne pratique ! Et quel rôle aurez-vous dans le monde ? MAROTTE. Lequel ?Eh bien ! Je me marie. LAFOREST. Ouf ! Encore un duel ! MOLIÈRE. Tu penses tout de bon à te marier ? MAROTTE. Certes,Tout de bon. LAFOREST. Qui donc aime ainsi les pommes vertes ? MAROTTE. Trop vertes pour beaucoup de galants, Laforest ! LAFOREST. Le mariage est-il d'amour ou d'intérêt ? MAROTTE. Les deux y sont. LAFOREST. L'époux est-il homme d'épée,Homme de robe ? MAROTTE. Il est de famille huppée. LAFOREST. C'est un financier ? MAROTTE. Oui. MOLIÈRE. Qui donc ? Suis-je indiscret ? MAROTTE. Mais non. Dorénavant, à quoi bon le secret ? C'est simplement Monsieur de la Dodelinière. MOLIÈRE. Mon voisin d'Auteuil ? MAROTTE. Lui. MOLIÈRE. Tu peux en être fière.C'est un homme agréable. LAFOREST. Et très mûr ! MAROTTE. Moins que vous ! LAFOREST. A-t-il fait long séjour à l'hôpital des fous ? MAROTTE. Autant que toi, tout juste, à l'hôpital des folles. MOLIÈRE. Trêve de compliments et de douces paroles ! LAFOREST. Il vous adore donc ? MAROTTE. Si Molière voulait !... MOLIÈRE. N'en parlons plus. MAROTTE. Alors, c'est fini. Tiens !... du lait !Je meurs de soif. Je bois. Apporte une autre tasse, LAFOREST. LAFOREST. Fi ! Le chat ! Mais, mon Dieu ! Le temps passe, Et ce pauvre jeune homme attend toujours là-bas. MAROTTE. Dis-lui donc de venir. Laforest sort. À Molière.Je ne vous gêne pas ? MOLIÈRE. Non. MAROTTE. Je reste un instant. Je connais la figureDe votre visiteur. MOLIÈRE. Ah ! vraiment ? MAROTTE. Je suis sûre... MOLIÈRE. Chut ! Il vient. SCÈNE III. Molière, Armand, Marotte, Laforest. ARMAND, à part, apercevant Marotte. Elle est là ! LAFOREST. Qu'est-ce ? Vous pâlissez ! ARMAND. Moi ? Non, non, ce n'est rien. LAFOREST. Avez-vous peur ? ChassezCette crainte bien vite. Allez, c'est un bon homme,Encore qu'en tous lieux, monsieur, on le renomme,Et qu'il soit plus connu qu'aucun auteur ancien.Il ne me fait pas peur à moi, vous voyez bien. ARMAND, à part. C'est elle. Du courage ! LAFOREST, à part. Oui-da ! Mais suis-je sotte ?On dirait qu'il en veut à la belle Marotte.Ah bah ! tant pis pour lui !... Quel singulier émoi ! Laforest sort en observant le manège du jeune homme. MAROTTE, à Armand. J'ai pris le pas sur vous, monsieur ; excusez-moi.J'ai terminé, je pars. Mais je crois vous connaître. Où vous ai-je pu voir ? ARMAND. Au théâtre, peut-être. MAROTTE. C'est probable. ARMAND. J'y vais souvent. MAROTTE, buvant à l'improviste la tasse de lait que rapporte Laforest. Molière, il estBien meilleur que celui de Paris, votre lait. Elle s'enfuit en riant, suivie de Laforest qui hausse les épaules. SCÈNE 1V. Molière, Armand. ARMAND, embarrassé. Monsieur... MOLIÈRE. Remettez-vous. Marotte est une folleQui vient faire la nique à son maître d'école. ARMAND, présentant une lettre. Cette lettre... MOLIÈRE, prenant et ouvrant la lettre. Voyons. C'est un mot de Fourcroy...Il est votre parent, vous recommande à moiChaudement, mais sans rien qui soit bien expliciteSur le motif que peut avoir votre visite. ARMAND. Je vous ai dérangé ?... MOLIÈRE. Non pas. Je suis jaloux, Monsieur, de vous servir. Que puis-je donc pour vous ? ARMAND. M'ouvrir votre théâtre. MOLIÈRE. Ah ! Vous êtes poète ? ARMAND. Non, je... Mais ma prière est sans doute indiscrète. MOLIÈRE. Je n'en crois rien, monsieur ; parlez sans crainte. ARMAND. Eh bien,Je voudrais... je voudrais... être comédien ! MOLIÈRE. Vous !... Où donc avez-vous joué la comédie ? ARMAND. Je n'ai pas débuté. MOLIÈRE. La démarche est hardie. ARMAND. Je le sais. MOLIÈRE. Savez-vous le sort qui vous attend ? ARMAND. Qui voit dans l'avenir ? MOLIÈRE. Ô jeunesse !... ARMAND. Pourtant... MOLIÈRE. Ah ! Si vous connaissiez ce qui vous fait envie ! Mais il faut avant tout me dire votre vie,Votre état, vos parents ?... Je vous suis tout acquis :Vous n'êtes pas traitant, médecin, ni marquis ? ARMAND. Mon père est avocat au Parlement. MOLIÈRE. Je gageQu'il ne soupçonne pas votre petit voyage Du Palais de Justice à mon jardin d'Auteuil. ARMAND. De sa profession, oui, mon père a l'orgueil.Il veut... Mais c'est plus fort que ma volonté même !Et tout en respectant mon père autant qu'il m'aime,Je sens que le barreau n'est pas mon fait ; je sens Que je saurais très mal changer en innocentsLes gens dont la vertu me paraîtrait flétrie.Puis j'aime le théâtre avec idolâtrie. MOLIÈRE. Ah ! ARMAND. Tout enfant, souvent je récitais des vers ;On m'admirait. Plus tard on a dit : « Quel travers ! » Mais j'ai continué, quoi que l'on ait pu dire.Plus on me trouvait fou, plus j'aimais mon délire.Avec quelques amis je m'échappe souventEt nous jouons devant les badauds, en plein vent,Non sans succès. Je puis vous déclamer, du reste, Pour ne pas vous sembler trop fier ni trop modeste,Des vers, à votre choix nobles ou familiers ? MOLIÈRE. Je refuse. ARMAND. Pourquoi ? MOLIÈRE. De peur que vous n'alliezVous méprendre, et confondre un conseil nécessaireAvec l'arrêt poli d'un juge trop sincère. ARMAND. Ainsi vous me jugez sans m'avoir entendu ? MOLIÈRE. Mon Dieu ! je sais le goût qu'a le fruit défendu ;Je veux vous épargner sa fatale amertume,S'il en est temps encor. ARMAND. Ce n'est pas ma coutumeDe reculer devant la peine et le danger. J'aurais peur, quand les grands savent envisagerLa guerre et ses périls sans alarme vulgaire ! MOLIÈRE. Faites-vous donc soldat... ARMAND. Triste métier, la guerre ! MOLIÈRE. Mais comédien, non, Monsieur ! ARMAND. Et pourquoi non ?Les sifflets sont-ils plus méchants que le canon ? On en revient. MOLIÈRE. Qui sait ? ARMAND. Le péril même invite. MOLIÈRE. Mais la décision que vous prenez si vite,En avez-vous prévu les conséquences ? ARMAND. Oui.Oh ! je n'y songe pas seulement d'aujourd'hui. MOLIÈRE. D'abord, vous vous brouillez net avec votre père. ARMAND. D'abord, il se plaindra ; mais pas longtemps, j'espère. MOLIÈRE. Vous m'avez dit qu'il a l'orgueil de son métier. ARMAND. Mais il est bon, malgré son caractère altier. MOLIÈRE. Vous ruinez d'un coup sa plus chère espérance. ARMAND. Faut-il sacrifier la mienne ? MOLIÈRE. Sa souffrance Se mêlera de honte ; et s'il n'est esprit fort,Il rougira de vous. ARMAND. N'aura-t-il pas grand tort ? MOLIÈRE. Oui, mais ses préjugés sont ceux de tout le monde,Et la racine en est dans les coeurs trop profondePour qu'on en ait, hélas ! de très longtemps raison. Il pourra, pensez-y, vous fermer sa maison ;Et si, vieillissant vite, avant l'heure il succombe,Vous aurez des remords, peut-être, sur sa tombe. ARMAND. Ce que vous avez fait, cependant, montre assez... MOLIÈRE. L'aurais-je fait, sachant ce qu'aujourd'hui je sais ? ARMAND. Le succès, j'en suis sûr, désarmera mon père. MOLIÈRE. À moins qu'il n'en gémisse et ne s'en exaspère. ARMAND. Non, cela ne se peut ; non, je réussirai ;S'il me voit applaudi, s'il me voit admiré,Il me pardonnera. Puis ma mère est si bonne ! Pour elle, il faudra bien qu'un jour il me pardonne.Si vous la connaissiez ! MOLIÈRE. Je n'avais pas dix ans,Quand je perdis la mienne. ARMAND. Ah ! MOLIÈRE. Ses yeux caressantsM'auraient peut-être bien retenu... Moins amèreEût été l'existence, alors ! Mais votre mère, Dites, n'a-t-elle pas l'esprit religieux ? ARMAND. Oh, si ! MOLIÈRE. Pensez aux pleurs qui mouilleront ses yeux. ARMAND. Que vous êtes cruel ! MOLIÈRE. Moins cruel que la vie !Allez ! l'illusion trop souvent est suivieD'incurables chagrins et d'éternels regrets. Êtes-vous fils unique ? ARMAND. Oui. MOLIÈRE. Restez donc auprèsDe vos parents ! Ils ont l'estime de la ville ;Le bonheur avec eux est certain et facile.D'eux et de vous pourquoi vous faire le bourreau ?Travaillez, devenez éloquent. Le barreau A ses succès, qui sont plus prisés que les nôtres.Vivez pour vous, au lieu de vivre pour les autres ;Et puisque vous avez bons parents et du bien,N'allez pas, mon ami, faire comme le chienDe ce cher La Fontaine, un chien fou qui se noie, En lâchant, pour courir après l'ombre, la proie. ARMAND. Au lieu du Médecin, voulez-vous aujourd'huiImproviser en moi l'Avocat malgré lui. MOLIÈRE. Vous avez trop d'esprit pour ne pas me comprendre. ARMAND. Je vous comprends fort bien, mais je ne puis me rendre. Ai-je pour la chicane une vocation ?Non, plaider ne sera jamais ma passion ;Et vraiment les plaideurs ne sont bons, quoi qu'on die,Que si monsieur Racine en fait la comédie.Entrer dans votre troupe est-il si hasardeux ? J'avais une famille ; eh bien, j'en aurai deux ! MOLIÈRE. Vous n'en aurez pas deux ; vous n'en aurez aucune.Ceux qui vous entouraient vous garderont rancune,Et les gens qui prendront leur place autour de vous,Seront peu complaisants, surtout s'ils sont jaloux. Vous êtes jeune encore, et la Fortune blondeVous a toujours souri dans tous les yeux du monde ;Sauf quelques mots surpris et quelques livres lus,Vous ignorez la vie et la scène encor plus ;Et vous ne savez pas vers quels naufrages roule Qui s'expose en aveugle au grand flux de la foule. ARMAND. Ah !... MOLIÈRE. [Note : Forban : Corsaire, pirate. [L]]Je suis devant vous, là, comme un vieux forbanQui sur toutes les mers a tâté l'ouragan,Et refuse d'admettre en son rude équipageUn citadin naïf et joli comme un page. Il lui dit : « C'est terrible ! » Et le page répondQu'il a souvent vu l'eau... qui coule sous le pont,Qu'il connaît l'océan... d'après une peinture,Et n'a pas mal au coeur... quand il monte en voiture. ARMAND. Mais tel bon matelot put choir au premier pas ; Les marins nés sur mer sont rares, n'est-ce pas ? MOLIÈRE, souriant. Il faut discrètement user des métaphores.Laissons-les aux pédants, à ces rhéteurs sonoresDont je me suis moqué. Parlons plus simplement.Je vous veux exposer sans le moindre ornement, Toute nue, au grand jour, la vérité, la vraie,Celle qui rit afin d'en oublier sa plaie. ARMAND. Le théâtre est-il donc un enfer ? MOLIÈRE. Oh ! je disTout bonnement qu'il est loin d'être un paradis.Ce n'est qu'un vain décor, des voix et des costumes, Le tout entremêlé de rimes et de plumes,[Note : Lumignon : Bout de la mèche d'une bougie, d'une chandelle ou d'une lampe allumée. [L]]Ayant un lumignon pour astre, ayant pour fleurLa rhétorique, et pour providence un souffleur.Le reste est dans l'esprit du parterre et des loges ;Et marquis à rubans, écoliers de Limoges, Gens des halles, bourgeois des quais ou du Pont-Neuf,Campagnards au cerveau lourd et lent comme un boeuf,Pour peu que ces gens-là soient sots ou soient fantasques,Ont le droit de chuter et de huer les masques !Pour leur argent, il faut les servir vite et bien. Êtes-vous las ? Tant pis ! cela ne leur fait rien :Vous devez être agile. Avez-vous la migraine ?Il faut être pour eux bien portant sur la scène.Avez-vous la douleur et le deuil dans le coeur ?Qu'importe ? Allons, prenez un petit air moqueur, Et riez franchement, et faites-les tous rire !Sinon clameurs, sifflets, peut-être un destin pire.Parfois, si c'est écrit dans le rôle du soir,C'est son propre chagrin, son propre désespoirQu'il faut rendre grotesque aux yeux de l'assistance. On le sait dans la salle, on en sourit d'avance ;La gazette en médit, et pour les courtisansLes beaux esprits en font de petits vers plaisants. ARMAND. Je... MOLIÈRE. Vous doutez, Monsieur ? C'est en vainqueur, en maître,Que le comédien a dû vous apparaître ; Mais il laisse son rôle en sortant du décorEt revient chaque soir plus las, plus triste encor. ARMAND. Quoi ! Si triste et si las ? MOLIÈRE. C'est ainsi que nous sommes.Rien au fond n'est moins gai que d'égayer les hommes.[Note : Dominico Guiseppe Biancolelli (1636-1688), dit Dominqiue comédien ayant joué le rôle d'Arlequin dans la Commedia del Arte.]Dominique, ce fou, cet Arlequin vanté, Il a l'esprit si noir qu'il en perd la santé.L'autre jour, il consulte un moderne Esculape.On le tâte, on le tourne, on le palpe, on le tape,On regarde sa langue. - « Oh ! oh ! dit le docteur,C'est de l'hypocondrie, un mal persécuteur. Il est à votre cas un remède, l'unique :Allez voir Arlequin. - Alors, fit Dominique,Je suis mort. Arlequin, c'est moi. » ARMAND. Pauvre Arlequin !Mais s'il est bilieux, on peut être sanguin ;Et tout comédien n'est pas aussi funèbre. MOLIÈRE. Celui dont je vous parle, entre tous est célèbre. ARMAND. Mais vous cependant, vous !... MOLIÈRE. Vous êtes un enfant.Ah ! vous parlez de moi ! j'ai donc l'air triomphant ? ARMAND. Du bien qu'on sait de vous, que sert de vous défendre ?C'est vous surtout, c'est vous qui m'avez fait comprendre La force et la grandeur de cet art souverain,Dont vous me détournez avec tant de dédain.Je vous vis sur la scène, et crois vous voir encore.Vous arrivez, front haut, regard clair, voix sonore ;Tout se tait. Du parterre aux dernières hauteurs, La salle est devant vous pleine de spectateurs ;Seul, vous êtes debout. Vous parlez : c'est Alceste !Et tandis que les mots s'envolent, votre geste,Ample et puissant, paraît, sur le peuple assemblé,Éparpiller le vrai, comme un semeur le blé. MOLIÈRE. Oh ! de grâce, monsieur, cessez la flatterie. ARMAND. Mais je ne flatte point ! MOLIÈRE. Cessez, je vous en prie.C'est que, pardonnez-moi, j'ai peur des compliments :Ce sont lettres de change en mots des plus charmants ;Et j'en accepte peu, de crainte que je n'aie Rien pour les rembourser que mauvaise monnaie.Vous me nommez Alceste aussi ; tant pis pour vous ! ARMAND. Alceste aux gens de coeur préfère-t-il les loups ?Tout au théâtre est-il décor vain, masque vide ?Non, non ; la Vérité rayonnante et lucide Y couronne de fleurs son miroir enchanté,Et le bon sens y rit d'embrasser la beauté. MOLIÈRE. Mais le comédien, qu'est-ce ? Un bouffon qu'on siffle,Un esclave à tout faire, une figure à gifle,A coups de pied, que sais-je ? Un bandit, un glouton. Un jour j'étais mourant. « Il a bu ! » cria-t-on. ARMAND. Ah ! Quelle indignité ! MOLIÈRE. Vous en verriez bien d'autres,Si vous deviez jamais, monsieur, être des nôtres. ARMAND. Mais pour vous, l'amitié des grands... MOLIÈRE. Belle amitié,Qui vous prendra la vie ou l'honneur sans pitié ! ARMAND. L'honneur ! MOLIÈRE. Ah ! Songez-y, c'est surtout quand on aime,Que le bonheur chez nous est un triste problème.Oui, vous profiterez de plus d'un fol amour,Sans doute ! Entendez-moi : purs caprices d'un jour !Non pas vous, je dis mal, mais votre personnage. Puis, quand vous serez las de ce libertinage,Quelle est la chaste fille aux yeux profonds et douxQue ses parents voudront marier avec vous ?Mais ce sera bien pis, si votre coeur maladeS'éprend, sans y songer, de quelque camarade. Une comédienne !... Ah ! Gardez-vous-en bien !Car c'est vraiment l'enfer, alors, qu'un tel lien.Coquette par métier, vaniteuse, frivole,Elle n'est pas plus tôt à vous, qu'on vous la vole ;Et près du couple heureux, raffinement exquis, Vous jouerez le... Dandin ! Puis viendront les marquis,Ricanant : « Le bon tour ! La femme à Sganarelle !... »Ne vous hasardez pas à leur chercher querelle,On vous rirait au nez ! ARMAND. Ai-je bien entendu ?Je crois rêver. MOLIÈRE. Enfant ! Vous semblez confondu. Pensez-vous par hasard, dites, que j'exagère ? ARMAND. Je ne sais... MOLIÈRE. Gardez-vous d'agir à la légère. ARMAND. Faut-il que je renonce au théâtre ? SCÈNE V. Molière, Chapelle, Armand, Laforest. CHAPELLE, entrant malgré Laforest. Grand Dieu !Renoncer au théâtre ! Attendez donc un peu. LAFOREST. Vous ne passerez pas. CHAPELLE. Que si ! LAFOREST. Monsieur Chapelle, Vous êtes ivre. CHAPELLE. Moi ? LAFOREST. Certes ! CHAPELLE. Oh ! Si peu, ma belle. MOLIÈRE, à Laforest. Va, tu ne pourrais plus le renvoyer. Laforest sort en menaçant Chapelle. CHAPELLE. Qui ? moi !Moi qui viens de tant boire à la santé du roi,Moi qui, dans la maison du Misanthrope, apporteLa gaîté, le printemps, le soleil, - que j'en sorte ! MOLIÈRE. C'est l'automne plutôt que vous nous apportez,L'automne et la vendange ! CHAPELLE. Oui, j'ai bu vingt santés ;Aussi je suis allègre et j'ai dans la cervelleDe quoi conter fleurette à la muse nouvelle.J'entends chanter en moi de petits vers pimpants. Tiens, à boire !... Du lait ! breuvage de serpents ! À Armand.C'est de vin vieux, monsieur, que je suis idolâtre.Mais pardon. Vous disiez : Je renonce au théâtre.Et pourquoi ? ARMAND. Je voulais être comédien ;J'en parlais à Monsieur Molière. CHAPELLE. C'est fort bien. Pourquoi pas ? ARMAND. Il m'en a détourné. CHAPELLE. Pas possible ! MOLIÈRE. Ne vous tairez-vous point, buveur incorrigible ? CHAPELLE, riant. Ah ! ah ! ah ! ARMAND, prêt à partir. Permettez, Monsieur... CHAPELLE, le retenant. Quoi ! vous partez !Et que vous a-t-il dit, voyons ? MOLIÈRE. Des vérités. CHAPELLE, à Molière. Vous êtes gris. MOLIÈRE. Mais... CHAPELLE. Chut ! À Armand.Votre cas m'intéresse. Oui, monsieur, j'ai pour vous presque de la tendresse,Et votre air tout d'abord m'a plu. Récitez-moiQuelque chose, Tartuffe ou l'Étourdi, ma foi ! ARMAND. Il n'est plus question... CHAPELLE. C'est moi qui vous en prie. MOLIÈRE. À quoi bon ?... CHAPELLE. Taisez-vous. Pas de coquetterie ! À Armand.Allons, Monsieur. ARMAND. Je crains... CHAPELLE. Voyons, que direz-vous ?Des vers d'amant heureux ou des vers de jaloux ? ARMAND. Vous n'y pensez pas. CHAPELLE. Si ! cherchons un peu. Mais, baste !Prenons le Misanthrope et la scène d'AcasteAvec Clitandre, alors que ces deux éventés Font assaut de grands airs et de fatuités.Vous devez posséder le rôle à fond ?... ARMAND. Sans doute ! Regardant Molière avec hésitation.Mon Dieu !... MOLIÈRE, avec un geste d'acquiescement résigné. Si vous voûtez !... ARMAND. Excusez-moi ! CHAPELLE. J'écoute...Me faut-il vous donner la réplique, Marquis ? ARMAND. C'est inutile. CHAPELLE. Eh bien, commencez ! Je languis. ARMAND, récitant. « Parbleu, je ne vois pas, lorsque je m'examine,Où prendre aucun sujet d'avoir l'âme chagrine.J'ai du bien, je suis jeune, et sors d'une maisonQui peut se dire noble avec quelque raison,Et je crois, par le rang que me donne ma race, Qu'il est fort peu d'emplois dont je ne sois en passe.Pour le coeur, dont surtout nous devons faire cas,On sait, sans vanité, que je n'en manque pas ;Et l'on m'a vu pousser dans le monde une affaireD'une assez vigoureuse et gaillarde manière. Pour de l'esprit, j'en ai sans doute, et du bon goûtÀ juger sans étude et raisonner de tout,À faire aux nouveautés dont je suis idolâtreFigure de savant sur les bancs du théâtre,Y décider en chef, et faire du fracas À tous les bons endroits qui méritent des has !Je suis assez adroit ; j'ai bon air, bonne mine,Les dents belles surtout, et la taille fort fine.Quant à me mettre bien, je crois, sans me flatter,Qu'on serait mal venu de me le disputer. Je me vois dans l'estime autant qu'on y puisse être,Fort aimé du beau sexe et bien auprès du maître.Je crois qu'avec cela, mon cher marquis, je croisQu'on peut par tout pays être content de soi... » CHAPELLE. Bravo ! Je suis ravi. À Molière.Vous haussez les épaules. Je vous dis qu'il jouerait mieux que vous certains rôles. ARMAND. Vous allez, ce disant, me causer grand regret. CHAPELLE, montrant Molière. C'est qu'il est irritant, c'est qu'il me damneraitAvec son ton de glace et sa mélancolie.Qu'on soit fou, mais au moins d'une aimable folie ! MOLIÈRE. Comme vous. CHAPELLE. Comme moi, pardieu ! Si vous voulez.Jeune homme, vous irez jusqu'aux cieux étoilés.Quand débuterez-vous ? Il faut débuter vite. ARMAND. Je ne débute point. CHAPELLE. Vous plaisantez. ARMAND. J'hésite. CHAPELLE. Vous hésitez. Pourquoi ? MOLIÈRE. Pour de bonnes raisons. CHAPELLE. Il vous a dit du mal du théâtre ? Chansons !Les hommes y sont faux, et les femmes coquettes...Surtout quand les marquis garnissent les banquettes.Et caetera. Voyons, n'est-ce pas bien cela ? ARMAND. Vous voulez rire. CHAPELLE. Un peu. MOLIÈRE. Le beau fou que voilà. CHAPELLE. Demandez donc, monsieur, à cet austère Alceste,Pourquoi, si c'est l'enfer, à son âge il y reste. MOLIÈRE. Pourquoi ! Vous le savez, Chapelle ; si je pars,Ma troupe est ruinée et réduite aux hasards.Ce serait le malheur de plus de vingt familles. Les nourririez-vous ? CHAPELLE. Non. MOLIÈRE. C'est certain. CHAPELLE. Bah ! Les filles[Note : Matassins : Nom qu'on donnait autrefois à certains danseurs, qui portaient des corselets, des morions dorés, des sonnettes aux jambes et l'épée à la main avec un bouclier. Une entrée de matassins. [L]]S'en tireraient toujours ; et quant aux matassins,Ils se feraient tout droit valets de médecins.Ce n'est pas pour cela, monsieur, qu'il y demeure. MOLIÈRE. Vous allez le savoir mieux que moi tout à l'heure. CHAPELLE, à Armand. Plus sage, il eût déjà quitté les planches, lui.Boileau le lui disait. À Molière.Il vous le disait, oui ! À Armand.S'il s'obstine à jouer, c'est un vrai suicide ;Et pour sa troupe alors que reste-il ? Le vide.Vingt familles d'un coup sont en proie aux hasards. Les nourrirai-je ? Non : ces gens sont trop bavards.Tandis que s'il voulait quitter un temps ses rôles,Passer sa lourde charge à plus fortes épaules,Apprendre ce qu'il sait à des gens studieuxComme vous, tout irait plus loin, peut-être mieux. Mais c'est plus fort que lui, rien ne lui fait : il reste,Et c'est par pur amour pour son enfer, sa peste ! MOLIÈRE, à Armand. Le fou dans ce qu'il dit n'a pas tort tout à fait,Et je songe parfois que peut-être, en effet,Je devrais renoncer à paraître en spectacle. Mais il est trop tard ; oui, c'est là le grand obstacle.Une fois qu'on a mis les pieds sur les tréteaux,Il semble qu'ils y soient fixés par des étaux.On tient à cette vie enivrante et factice,Comme un méchant au mal, un vicieux au vice, Comme Chapelle au vin. Nul ne s'en veut guérir.Martine est en péril, gardez-vous d'accourir :« Il me plaît, dira-t-elle, à moi, d'être battue ! »Don Juan vainement lutte avec la Statue ;Quoi que notre festin puisse avoir de splendeur, N'y venez pas souper ; c'est chez le Commandeur ! CHAPELLE. Le Commandeur ! Ah, bah ! un spectre de commande !Qui donc fit-il jamais trembler, je le demande,Ce funèbre Pierrot sur un tombeau planté ? À Armand.Tous les métiers, Monsieur, ont leur mauvais côté. D'ailleurs que feriez-vous, renonçant à la scène ? ARMAND. Je plaiderais ; je suis avocat. CHAPELLE. C'est obscène !C'est des métiers le pire et le moins délicat ;Quittez ce métier vite : on n'est pas avocat.Moi, mon père voulait que je fusse d'Église. J'ai balancé trois mois entiers, sans vantardise ;Mais s'il avait voulu me faire chicanier,Je me serais du coup sauvé dans un grenier.Quand on est avocat, on cesse d'être un homme ;On n'est plus désormais qu'une bête de somme, Oui, qu'un âne bâté, qui brait dès le matinEt qui brait jusqu'au soir en très mauvais latin,[Note : Longe : Corde, ou forte lanière de cuir plus ou moins longue, destinée à attacher les animaux à l'écurie, au poteau, ou à les guider dans les premières opérations du dressage. [L]]Qui s'offre à tout venant, qui se mène à la longe,Portant le vrai d'un bord, de l'autre le mensonge.Avocat ! vous, monsieur, que déjà j'estimais ! Avocat ! ne soyez pas avocat, jamais !Oh ! je sais, on vous dit, la phrase n'est pas neuve :« Vous avez mission de défendre la veuveEt le mur mitoyen... non, pardon ! l'orphelin. »Et là-dessus l'on va, l'on va comme un moulin. Eh bien ! c'est faux, monsieur. L'orphelin et la veuveNe font jamais plaider. L'on ne trouve à l'épreuveQue des clients qui sont presque tous des coquins,Et qui ne payent pas ou se montrent mesquins.Quand on a par hasard une honorable cause, On la perd ; car, monsieur, vous savez, je suppose,Que les honnêtes gens connaissent peu la loi.Tartuffe aurait gagné son procès, sans le roi.La Chicane est, monsieur, une atroce marâtre ;Sortez de sa caverne, et venez au théâtre. Là, tout est joyeux, chante, étincelle, fleurit :Des femmes tout amour, des hommes tout esprit !Vous vous amuserez là, je vous certifie,Plus en un jour, qu'ailleurs en toute votre vie.Molière s'est trompé. Depuis qu'il vit de lait, Il enlaidit et voit tout l'univers en laid. MOLIÈRE. Vous n'aurez donc jamais la force et le courageDe résister, Chapelle, à cette étrange rageQui vous tient de parler sans peser vos discours ?Vous sacrifierez donc tout au monde toujours Pour le plaisir de faire une plaisanterie ? CHAPELLE. Tout au monde est maussade, il faut bien qu'on en rie. MOLIÈRE. Vous devriez dormir après boire. CHAPELLE. Jasez ! MOLIÈRE, à Armand. Chapelle a l'art de dire avec les airs sensésD'un almanach, marquant la lune et l'équinoxe, Le plus drôle et le plus monstrueux paradoxe.Quand il parle à des gens pris de vin comme lui,C'est dangereux. Je n'ai pas grand'peur aujourd'hui.Admirez son entrain, tandis qu'il est en joie ;Mais gare à ses discours ! on s'y perd, on s'y noie. CHAPELLE. Ah ! je vous vois venir, Alceste. MOLIÈRE, à Armand. Croiriez-vousQu'un jour, ici, chez moi, cet homme à l'air si doux,Ayant après souper gagné quelque migraine,Fit si bien, qu'entraînant Mignard et La Fontaine,A Boileau, Boileau même, il sut persuader, Mon vin d'Auteuil aidant, de se suicider.Ils avaient tous déjà pris en horreur la vieEt couraient se livrer à leur funèbre envie ;Laforest me prévint par bonheur. Je voulusPartager leur destin, les voyant résolus ; Mais je leur demandai, comme il faisait nuit noire,De se noyer au jour, pour avoir plus de gloire,Et pour qu'un tel exploit se perpétrât du moinsAvec solennité, devant nombreux témoins.Là-dessus on dormit. Chapelle vit encore. CHAPELLE. Et s'il m'a préservé de cette eau que j'abhorre,Ce dont je lui sais gré de tout mon coeur, ? pourquoi ?C'est qu'il est bien meilleur comédien que moi !Donc, vive le théâtre ! Ayez l'âme hardie,Poussez ferme, monsieur, jouez la comédie ; Vous pourrez être utile à des extravagants.Avocat, vous seriez utile à des brigands,Tout au plus à des gens de petite figure.Regardez donc Molière ! il rit comme un augure.Ah ! ah ! ARMAND. Faut-il, monsieur Molière, l'écouter ? CHAPELLE, riant. Ah ! ah ! ah ! MOLIÈRE. Sa folie aurait pu vous tenter ! ARMAND. Je ne sais vraiment plus, le cas est discutable,À quel saint me vouer... CHAPELLE. Vouez-vous donc au diable ! SCÈNE VI. Molière, Chapelle, Armand, Marotte. MAROTTE. C'est moi, c'est encor moi. Voilà. Tout est conclu.Il m'a dit : « Voulez-vous m'épouser ? » J'ai voulu. ARMAND. Quoi ! Vous vous mariez ? MAROTTE. Mon Dieu, c'est le plus sage.Chapelle, tenez-vous contre le mariage ? CHAPELLE. C'est selon. MAROTTE. Selon quoi ? CHAPELLE. [Note : Acabit : Qualité bonne ou mauvaise des choses. [L]]C'est selon l'acabit :Tous les dos ne vont pas, Marotte, au même habit. MAROTTE. Vous, parbleu ! Vous seriez... CHAPELLE. Vous êtes familière ! MAROTTE. Je renonce à Satan, à Chapelle, à Molière. CHAPELLE. Je renonce à Marotte, à ses pompes, à ses... MAROTTE. Renoncez donc d'abord, ivrogne, à vos excès ! CHAPELLE. Je suis fidèle. MAROTTE. Vous ! Chapelle pirouette[Note : Girouette : Feuille de tôle taillée ordinairement en forme de banderole, et mobile sur un pivot, qu'on place sur le haut des maisons pour indiquer la direction du vent. [L]]À tous les vins, Messieurs, comme une girouette À tous les vents. MOLIÈRE. Parfait ! CHAPELLE. Raillez mes passions !Vaudrait-il mieux tourner à tous les cotillons ? MAROTTE. Certainement. CHAPELLE. Non pas. MAROTTE. Viendrez-vous à ma noce ? CHAPELLE. Quand vous couronne-t-on ? MAROTTE. J'aurai laquais, carrosseEt quelques millions dans un mois, mes amis. ARMAND, s'avançant tristement vers Marotte. C'est donc vrai ! MAROTTE. Qu'avez-vous ? Quel crime ai-je commis ? ARMAND. Quoi ! Vous abandonnez le théâtre ? MAROTTE. Sur l'heure.C'est fini. ARMAND. Sans regret ? MAROTTE. Sans qu'un regret m'effleure ! ARMAND. L'art, le succès, l'espoir, vous abandonnez tout ? MAROTTE. Y voyez-vous du mal ? On a si mauvais goût À Paris, aujourd'hui ! Le grand nombre préfèreDes tours de chiens savants aux pièces de Molière.Bah ! j'ai rêvé la gloire aussi, moi ! MaintenantJe ne me repais plus de ce mot bien sonnant.Qu'ai-je gagné ? l'injure avec la calomnie. Notre vertu, monsieur, on s'en moque, on la nie ;Et l'on ne reconnaît jamais notre talentS'il n'est pas soutenu d'un cortège galant.La folle que je fus quand je tirai l'épéePour mon honneur ! C'était une sotte équipée, Il faut en convenir. On ne m'y prendra plus ; oJ'ai perdu deux printemps tristement révolus.Les planches, mauvais sol ! les vers, mauvaise graine !J'étais esclave hier ; demain je serai reine.A quoi sert la jeunesse, à quoi sert la beauté, Même avec le plus pur trésor de chasteté,Quand on n'a pas, avec un époux authentique,Honorable douaire et nombreux domestique ?Sans mari, sans argent, tout est misère, affronts :J'épouse et m'enrichis. Ensuite nous verrons Si l'on peut s'amuser. CHAPELLE. Nous en verrons de belles ! MOLIÈRE. [Note : Ribambelle : Terme familier et péjoratif. Longue suite. [L]]Les Ris et les Amours viendront par ribambellesAssiéger le palais du financier. ARMAND. Quoi ! C'est... MAROTTE. Oui, c'est un financier. Le public m'agaçait,Et je veux l'agacer, Monsieur. ARMAND, à part, s'écartant. Adieu, mon rêve ! CHAPELLE. Vous ne jouerez plus rien ? MOLIÈRE. Rien que le rôle d'Ève. MAROTTE. Je vous prie à ma noce ; oui, tous. À Armand.Vous aussi. ARMAND. Moi ! MAROTTE. J'invite le théâtre entier. Hein ! quel émoi !Et je vais inviter Laforest, par vengeance.Molière, à vous revoir. Adieu, vilaine engeance ; Adieu, Chapelle impur, dont Bacchus est le dieu ! CHAPELLE. Adieu, Mars en cornette ; adieu, Bellone ; adieu,Riche Marotte ! Ayez des marauds, qui, j'espère,Ne ressembleront pas de trop près à leur père. MAROTTE. Dieu fasse que surtout ils ne ressemblent pas A cette trogne rouge aux bourgeonnants appas !J'ai tout Paris à voir, et je me congédie.Adieu, la compagnie ; adieu, la comédie !Plus de Marotte ! SCÈNE VII. MOLIÈRE, CHAPELLE, ARMAND. CHAPELLE. Vrai ! ce sera curieux,Sa noce. Nous irons. Quels regards furieux On y verra ! combien de fines infamiesY diront les amis et les bonnes amies ! À Armand.Je vous y mènerai, monsieur, bon gré mal gré ;Et quant à son seigneur, je vous le griseraiSi bien, que si Marotte a pour vous quelque zèle, Vous pourrez rire un brin avec mademoiselleSon épouse. ARMAND. Mon Dieu, non ! Vous m'excuserez. CHAPELLE. Qu'est-ce à dire, jeune homme ? Il faut... Vous y viendrez. ARMAND. Je ne saurais, Monsieur... CHAPELLE. Qu'avez-vous ? Quelle moucheVous a soudain piqué ? Vous voilà tout farouche. ARMAND. J'ai depuis un instant bien réfléchi. CHAPELLE. Vraiment !Vous aussi, feriez-vous votre renoncement ? MOLIÈRE, à Armand. Vous aurais-je blessé ? ARMAND. Non, non, bien au contraire !Vous m'avez détourné d'un projet téméraire ;Vous me faites quitter un chemin séduisant, Mais mauvais. Je vous en serai reconnaissantToujours, du fond du coeur. CHAPELLE. Jeune homme, qu'est-ce à dire ? ARMAND. Je m'étais abusé. CHAPELLE. Non pas ! ARMAND. Je me retire ;Veuillez me pardonner mon importunité. MOLIÈRE. J'ai regret... Je ne puis vous dire, en vérité, Quel vif désir j'aurais de vous être agréable, ARMAND. Votre humble serviteur, messieurs. SCÈNE VIII. Molière, Chapelle, puis Laforest. CHAPELLE. Qu'il aille au diable ! MOLIÈRE. Mais non, il n'y va pas justement ; et j'en suisÉtonné ! CHAPELLE, maugréant. Tirez donc la vérité du puits ! MOLIÈRE, pensif. Pourtant, comme une femme, il mordait à la pomme. LAFOREST, entrant. Marotte se marie ? CHAPELLE. Oui. LAFOREST. Qu'en dit le jeune homme ? MOLIÈRE. Que veux-tu qu'il en dise ? CHAPELLE. Il vient de s'en aller. LAFOREST. Ah, tant pis ! je comptais un instant lui parler. CHAPELLE. Pourquoi faire ? LAFOREST. Pour voir. CHAPELLE. Pour quoi voir ? LAFOREST. Sa figure. MOLIÈRE. Elle t'intéressait ? LAFOREST. Beaucoup, je vous assure. Quoi ! vous n'avez pas vu qu'il l'aime sottement ? CHAPELLE. Qui ? LAFOREST. Marotte, parbleu ? MOLIÈRE. Lui, Marotte ! Comment ? LAFOREST. Eh bien, il l'aime, quoi ! C'était pourtant visible.Il a rougi, pâli, bredouillé. CHAPELLE. Pas possible !Et moi qui croyais tant à sa vocation ! MOLIÈRE. Et moi qui le prêchais avec conviction ! LAFOREST. Et moi qui leur apprends leur métier, bonnes âmes ! MOLIÈRE. Connaîtrons-nous jamais les hommes ? CHAPELLE. Et les femmes ! ==================================================