******************************************************** DC.Title = LA PETITE ROSANGE, COMÉDIE DC.Author = BLÉMOND, Émile DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Poème DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 08:08:18. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/BLEMONT_PETITEROSANGE.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9736782g DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LA PETITE ROSANGE COMÉDIE EN UN ACTE EN VERS M DCCC XCVIII EN COLLABORATION AVEC LÉON VALADE. PARIS, ALPHONSE LEMERRE, EDITEUR, 23-31 PASSAGE CHOISEUL, 23-31. PERSONNAGES. CORNEILLE. VOITURE. NOËL LEBRETON, sieur de HAUTEROCHE, souffleur. D'ORGEMONT, Comédien de l'Hôtel de Bourgogne. FLORIDOR, Comédien de l'Hôtel de Bourgogne. DE VILLIERS, Comédien de l'Hôtel de Bourgogne. DES URLIS, Comédien de l'Hôtel de Bourgogne. BRÉCOURT, Comédien de l'Hôtel de Bourgogne. BEAUVAL, Comédien de l'Hôtel de Bourgogne. MADEMOISELLE DU CLOS, Comédienne de l'Hôtel de Bourgogne. MADEMOISELLE AUBRY, Comédienne de l'Hôtel de Bourgogne. ROSANGE, nièce de Mlle Du Clos. La scène est à Paris, au Théâtre de l'Hôtel de Bourgogne. 1643. Extrait de "Théâtre Molièresque et Cornélien (...)", Paris, Alphonse Lemerre, éditeur, 1898. pp 263-304 LA PETITE ROSANGE SCÈNE I. Corneille, Hauteroche. HAUTEROCHE. Monsieur Corneille, on va répéter. À part.Le distrait !Il hésite, il s'arrête, il repart comme un trait;Et j'ai beau me pencher à l'une ou l'autre oreille,Il ne m'entend pas plus qu'un sourd ! Élevant la voix.Monsieur Corneille ! CORNEILLE, sortant de sa rêverie. Ah ! C'est vous, Hauteroche. Excusez ! HAUTEROCHE. Quel souci Vous trouble la cervelle et vous absorbe ainsi ?Vous êtes le mortel le plus heureux de France :Tout vous sourit, succès, bonheur, gloire, espérance ;Vous venez d'épouser l'objet de votre amour ;On vous vante à la ville, on vous prise à la cour ; Et bientôt Polyeucte, ici, sur cette scène,Fera de tout Paris, Monsieur, votre Mécène.Que vous faut-il de plus ? CORNEILLE. Cette fois, je crains fortDe lasser la Fortune et de sombrer au port.L'Hôtel de Rambouillet... HAUTEROCHE. Eh bien ? CORNEILLE. Je viens de lire Polyeucte là-bas. HAUTEROCHE. Alors, double martyre :Martyre de l'auteur, martyre du héros !Que, diantre ! Espériez-vous de ces nobles bourreaux ? CORNEILLE. Noël, vous savez bien quelle est leur influence. HAUTEROCHE. Je le sais ; c'est pourquoi j'enrage, quand j'y pense. Ils ont dû vous berner de toutes les façons. CORNEILLE. Ils ont été polis, mais froids. De vrais glaçons !J'ai lu... HAUTEROCHE. Vous voulez donc toujours lire vous-même !Ah ! Pour faire valoir un damnable poème,Je connais des diseurs vraiment miraculeux ; Mais, lu par vous, le Cid même a l'air nébuleux !Vous ressemblez, avec votre voix de fantôme,À quelque huguenot nasillant un vieux psaume,Et débitez vos vers comme on abat des noix.Pardon ! Je vois les gens si faux et si sournois, Qu'il me prend des accès farouches de franchise. CORNEILLE. Dites ! Ne craignez pas que je me scandalise !Chez un homme de coeur, j'admets toujours l'esprit,Noël. Mais un chagrin personnel vous aigrit,Ou je me trompe fort. Tout en vous me révèle Que vous avez du noir aussi dans la cervelle ;Et même, vous devez en avoir plus que moi. HAUTEROCHE. La belle occasion de vous mettre en émoi !Vous faites trop d'honneur à mon humble mérite. CORNEILLE. Si l'injuste destin vous raille et vous irrite, Vous n'en avez pas moins de sens et de valeur.Vous rêviez d'être prince et vous voilà souffleur !Certes, ce n'est pas gai. Mais toute épreuve austèreA pour les coeurs vaillants un côté salutaire.Quand, à l'âge où fleurit la fraîche illusion, Hanté par une belle et chère vision,Fier, imberbe, naïf, épris de ce qui brille,Vous avez laissé là, Noël, votre famillePour conquérir un nom glorieux, dans les rangsDe je ne sais plus quels comédiens errants, Vous ne connaissiez rien du monde et de la vie,Hors le mirage doux à votre âme ravie.Vous marchiez au hasard, crédule, insoucieux,Sans rien voir. Aujourd'hui vous avez de bons yeux ;Sachez vous en servir ! HAUTEROCHE. Oui, fol enfant prodigue, J'ai cru pouvoir d'emblée aborder les Rodrigue ;Et le public, qui fait au théâtre la loi,M'a trouvé peu doué pour ce galant emploi.Alors, j'ai voulu prendre un rôle secondaire ;Mais rien n'a désarmé l'irascible parterre. Je ne puis même pas, malgré mon zèle ardent,Jouer dans votre pièce un mince confident ;Car vos vers, vos beaux vers que je sens à merveille,Je les dis aussi mal que vous, Monsieur Corneille. CORNEILLE. Écrivez donc, alors, au lieu de déclamer ! Vous savez dénouer une intrigue, et rimer ;Vous avez la science et vous avez la flamme.On vous force à penser. Eh bien ! Soyez une âme,Et laissez le cothurne aux beaux parleurs ! HAUTEROCHE. Vingt foisJe me suis gourmande, moi-même, à haute voix ; Peine perdue ! Hélas ! je souffrirais en brave,Si mon coeur n'avait pas une atteinte plus grave.J'étais à moitié fou, je le suis tout à fait.Je suis amoureux ! Oui, j'aime ! Et l'unique effetDe mon absurde amour, c'est de me rendre encore Plus ridicule, aux yeux de celle que j'adore. CORNEILLE. Et qui donc aimez-vous de cet amour transi ? HAUTEROCHE. Vous êtes seul peut-être à l'ignorer ici.À tant de curieux comment donner le change ?Chacun raille mon trouble. Elle surtout !... Rosange ! CORNEILLE. La petite Rosange ? HAUTEROCHE. Hélas ! Oui, cette enfantQui rit toujours, tandis que je m'en vais rêvant.Elle a vingt ans, je crois, et n'en paraît pas seize. CORNEILLE. Le rire est de son âge, elle est jeune et Française ! HAUTEROCHE. Tant de gaîté m'attriste. CORNEILLE. Ami, vous avez tort. Ouvrez-lui votre coeur. HAUTEROCHE. Elle en rirait plus fort. CORNEILLE. Qui sait ? HAUTEROCHE. J'ai peur. Je fuis quand je la trouve seule. CORNEILLE. Consultez la Du Clos dont elle est la filleule,Et qui, lorsque mourut sa mère, voulut bienL'adopter, l'héritage étant réduit à rien. Mais j'y pense, Noël ! Je puis vous être utile :Rosange, qui n'a point un esprit si futile,Réclamait l'autre jour, pour ses prochains débuts,Un beau rôle tout neuf, plein d'effets imprévus.Hier, après avoir habillé sa marraine, Elle m'a pris à part, la petite sirène,Et m'a dit doucement : « Monsieur, c'est entendu,Vous travaillez pour moi. » HAUTEROCHE. Qu'avez-vous répondu ? CORNEILLE. Pouvais-je refuser ? Elle était si câline !Sa marraine, d'ailleurs, doit jouer ma Pauline. Mais justement, voici venir notre beauté. HAUTEROCHE. Je me sauve. CORNEILLE. Non pas ! Restez à mon côté. SCÈNE II. Les mêmes, Rosange. CORNEILLE. Salut, ma chère enfant ! Votre joli visageMe réjouit toujours comme un heureux présage. ROSANGE. Avant de répéter, ma marraine voudrait Vous dire un mot, Monsieur. CORNEILLE. Bien ! ROSANGE. C'est dans l'intérêtDe la pièce, d'après ce que j'ai cru comprendre.Ici même, Monsieur, voudriez-vous l'attendre ? CORNEILLE. Certes ! ROSANGE. Je vous préviens que c'est très sérieux. HAUTEROCHE. N'a-t-elle plus la foi ? Son rôle est merveilleux. ROSANGE. Ah ! Si monsieur Noël en avait un semblable ! HAUTEROCHE. Monsieur Noël pourrait s'y montrer exécrable,Sans que le rôle en fût moins bon. ROSANGE. Monsieur NoëlEst très galant, très docte et très spirituel. CORNEILLE. Il a du moins l'esprit de vous aimer, méchante, Et devrait vous trouver un peu plus indulgente. ROSANGE. Cet esprit-là, monsieur, d'autres peuvent l'avoir. CORNEILLE. Mais pas autant que lui ! ROSANGE. Bah ! CORNEILLE. C'est facile à voir. ROSANGE. Qu'il m'inspire celui d'y devenir sensible ! CORNEILLE. Vous y prêteriez-vous, cruelle ? ROSANGE. C'est possible, S'il écarte avec soin la tristesse et l'ennui.Franchement, je n'ai pas d'aversion pour lui ;Mais c'est tout ! Je vous laisse avec monsieur Voiture,Qui vient vers vous, plus grave et plus fier que nature. Elle part en riant. HAUTEROCHE. Voyez l'enfant terrible avec ses rires fous ! Il va s'asseoir au fond de la scène, dans un coin où il se tient à part silencieusement, observant tout avec attention pendant les scènes suivantes. SCÈNE III. Corneille, Voiture, Hauteroche. CORNEILLE. Quel bonheur de vous voir ici ! VOITURE. J'y viens pour vous. CORNEILLE. Je suis vraiment confus que... VOITURE. Les esprits d'élite,Devant lesquels l'auteur du Cid et de MéliteA daigné lire hier son ouvrage nouveau,M'ont chargé, bien que tout leur en semble fort beau,De vous communiquer les scrupules, peut-être Exagérés, qu'en eux Polyeucte a fait naître. CORNEILLE. Je vous écoute avec tout le recueillementQue doit ma modestie à leur discernement ;Ils ne pouvaient choisir un meilleur interprète. VOITURE. Polyeucte, à mon sens, est digne du poète Dont la verve féconde et forte nous donnaLes imprécations de Camille et Cinna ;Mais on croit... CORNEILLE. Que croit-on ? VOITURE. J'hésite. Je me trouveImpropre à formuler ce qu'en rien je n'éprouve.Si j'ai voulu venir, c'est pour vous ménager ; Et maintenant, je crains de vous désobliger. CORNEILLE. De grâce, parlez franc ! VOITURE. Puisqu'il faut tout vous dire,On voit avec regret la palme du martyreDérobée aux tombeaux des apôtres chrétiensPour servir d'accessoire à des comédiens. CORNEILLE. Je pensais... VOITURE. Ce n'est point mon avis que j'exprime. CORNEILLE. Pourtant... VOITURE. Moi, je suis loin de vous en faire un crime !Pour mon malheur, Monsieur, je joue en ce moment[Note : Truchement : Celui qui explique à des personnes qui parlent des langues différentes, ce qu'elles se disent l'une à l'autre. [L]]Le rôle ingrat d'un simple et passif truchement. CORNEILLE. C'est juste. Poursuivez. VOITURE. Je ne crois pas utile, Présentement, d'entrer dans les détails. Le style,Certes, est disparate et marche par cahots,Rendant fort bien parfois des sentiments très hauts,Et parfois s'abaissant aux tons les plus vulgaires. CORNEILLE. Il faut... VOITURE. C'était fatal ; et l'on ne mêle guères, Sans choir dans le bizarre et l'artificiel,Les choses de la terre aux mystères du ciel.Manquiez-vous, par hasard, de héros et de traîtres ?Que n'avez-vous suivi l'exemple des bons maîtres,[Note : Robert Garnier (1545?-1590), Alexandre Hardy (1570?-1632?), Jean Rotrou (1609-1650) sont trois poètes dramatiques.]Garnier, Hardy, Rotrou, qui dans la fable ont pris Tant de nobles sujets pour divertir Paris ! CORNEILLE. Mais bon nombre de ceux qu'à bon droit l'on admire... VOITURE. D'accord ! J'ai dit aux gens ce que vous voulez dire.Il n'en reste pas moins fort clair à tous les yeuxQu'un pareil genre est faux. S'il n'était ennuyeux, Cela pourrait passer encore. Oh ! Je m'empresseDe déclarer combien, pour moi, je m'intéresseAux sublimes transports du saint que vous chantez.Mais, si hautes que soient de semblables beautés,Donne-t-on son argent, fait-on toilette fraîche, Pour entendre un acteur débiter un long prêche ?Chaque chose a son temps, son public et son lieu ;On se rend à l'église afin d'honorer Dieu,Mais l'on entre au théâtre afin de se distraire.Nous ne sommes pas tous des anges : au contraire ! Et le bon spectateur aime, avant tout, se voirDans le comédien comme dans un miroir. CORNEILLE. Voulez-vous donc, Monsieur, que la Muse héroïqueFlatte les instincts bas et l'esprit prosaïque ? VOITURE. Qui ? Moi ! Si je le veux ? Monsieur, je ne veux rien Que vous servir. CORNEILLE. C'est vrai. Vous parlez pour mon bien.J'oublie, hélas ! malgré vos phrases explicites,Que ce que vous pensez n'est pas ce que vous dites.Pardon ! VOITURE. Monsieur Godeau qui, sans trouver mauvaisQue vous reproduisiez ses vers les plus parfaits... CORNEILLE. Quels vers ? VOITURE. N'est-ce donc là qu'une coïncidence ?Quoi ! Vous ne saviez pas que l'évêque de VenceAvait écrit, dans l'Ode adressée au feu roi,Le fragment reproduit par vous ? CORNEILLE. Dites-le-moi. VOITURE, déclamant. « Mais leur gloire tombe par terre, Et comme elle a l'éclat du verre,Elle en a la fragilité... » CORNEILLE. Vous êtes sûr qu'on lit ce fragment dans son ode ? VOITURE. Oh ! CORNEILLE. Vous en êtes sûr ? VOITURE. Pensez-vous que je... brode,Ou que Monsieur Godeau ?... CORNEILLE. J'en reste stupéfait. VOITURE. La rencontre est, Monsieur, surprenante, en effet ;Mais elle est, après tout, sans importance aucune,Et l'évêque ne peut vous en garder rancune.Non ! S'il a critiqué Polyeucte, il avaitDe plus graves raisons que ce petit méfait ; Il pensait à l'Église et non pas à lui-même. CORNEILLE. Ai-je offensé l'Église en rien dans mon poème ?Je croyais, au contraire, avoir bien méritéDe la religion et de la piété. VOITURE. Votre Sévère dit : « Ces croyances publiques Ne sont qu'inventions de sages politiques,Pour contenir un peuple ou bien pour l'émouvoir,Et dessus sa faiblesse affermir leur pouvoir. » CORNEILLE. Son rôle... VOITURE. Assurément, l'intention est bonne ;Mais sans être chanoine ou docteur en Sorbonne, On peut trouver dans l'oeuvre un côté dangereux.Polyeucte est, d'ailleurs, un héros généreux..Qu'il est simple, pourtant ! Avec sa foi faroucheEt les grands mots qu'il a sans cesse dans la bouche,Est-il de notre siècle ? Est-ce, on en peut douter, Un exemple qu'on doive en tous points imiter ?Il agit en aveugle, et, pour des bagatelles,Compromet gravement la cause des fidèles. CORNEILLE. Vous êtes dur pour lui. VOITURE. Non ; j'atténue, hélas !C'est l'avis de messieurs Cottin et Vaugelas, Que monsieur Colletet partage. La marquiseNe trouve pas non plus ce beau zèle à sa guise ;Et votre illuminé lui semble, c'est son mot,À moitié janséniste, à moitié huguenot.De tels emportements, si bizarrement chastes, Ne peuvent stimuler que les iconoclastes.J'aurais voulu, Monsieur, que, caché quelque part,Vous entendissiez tout ce qu'à monsieur ConrartDisait l'Abbé Testu. Sans compter la tiradeQue l'Abbé d' Aubignac lançait à Bensérade ! Et le bon Chapelain, et l'avocat PatruQui, debout dans son coin, discourait haut et dru,Entre Monsieur Ménage et l'Abbé de Marolles,Que n'avez-vous aussi recueilli leurs paroles ! CORNEILLE. Monsieur, je vous écoute et c'est très suffisant. VOITURE. Dois-je m'arrêter ? CORNEILLE. Non, le mot n'est pas blessant ;J'estime que par vous revivent à merveilleTous les discours auxquels vous prêtâtes l'oreille. VOITURE. C'était Monsieur Godeau qu'on entourait surtout.Comme il sait allier l'onction au bon goût ! « Gardons-nous de porter le dogme sur la scène !Disait-il. L'entreprise est trompeuse, malsaine ;Et bien loin d'augmenter la gloire de Sion,Cela sent quelque peu la profanation.L'Église a, dès longtemps, banni de ses enceintes L'art qui travestissait les Écritures Saintes ;Et plus tard, et non pas sans raison, par édit,Le Parlement, à tous, en tous lieux, défenditQu'on ne se fît un jeu de nos divins mystères.Pour célébrer le ciel et ses douceurs austères, Dieu veut des fronts sans tache et des coeurs innocents.C'est dans l'or le plus pur que doit brûler l'encens.À quoi bon vos arceaux, sublimes cathédrales,Vos imposantes nefs, vos chaires magistrales,Vos reposoirs de lis, vos cantiques fervents Et les hautes vertus de vos bons desservants,Si le premier venu peut à votre évangilePrêter sa voix indigne et mêler son argile,Et si notre Seigneur, sa croix, sa passion,Sont livrés sans scrupule à l'exploitation De ces comédiens, troupe folle et taréeQu'on n'ensevelit pas en terre consacrée ! » CORNEILLE. Ce sont pourtant, Monsieur, de fort honnêtes gens. VOITURE. Oui, peut-être, pour nous qui sommes indulgents. CORNEILLE. L'art qu'ils exercent, fut, par royale ordonnance, Déclaré libre et noble. VOITURE. Oui, j'en ai souvenance ;Mais vous savez qu'ils sont tous excommuniés. CORNEILLE. Vous nous condamnez donc ? VOITURE. Vous me calomniez.J'ai soutenu vos droits, et j'ai défendu mêmeTout l'Hôtel de Bourgogne avec votre poème. Mais je me trouvais seul à combattre pour vous ;Et véritablement, Monsieur, seul contre tous,Que vouliez-vous que fît l'ami le plus sincère ?Qu'il mourût ? CORNEILLE. Non, cela n'était pas nécessaire.C'est bon pour Polyeucte et pour Horace... Moi, Me voilà fort perplexe et dans un grand émoi. VOITURE. Si je pouvais prêter, sans disgrâce infinie,Mon humble jugement à votre haut génie,Je vous rappellerais le destin alarmantDe cette Sainte Agnès qu'on joua récemment. [Note : Cilice : Ceinture de crin qu'on porte sur la peau par mortification. Porter le cilice. Affliger son corps de cilices et de jeûnes. [L]][Note : Haire : Petite chemise de crin ou de poil de chèvre portée sur la peau par esprit de mortification et de pénitence. [L]]La Muse, portant mal le cilice et la haire,Se plaît sur le Parnasse et non sur le Calvaire ;Polyeucte pourra choquer les coeurs pieux,Sans beaucoup divertir les autres. CORNEILLE. À vos yeux,La partie est, pour moi, gravement compromise. VOITURE. J'ai peur surtout de voir rejaillir sur l'ÉgliseUn insuccès possible, et probable en ce cas.Ne le doit-on pas craindre ? CORNEILLE. Oh ! Je n'y songeais pas.Vous m'accablez, Monsieur ; je ne sais plus que faire. VOITURE. Réfléchissez ! CORNEILLE. Je crois qu'on est un peu sévère. Que me conseillez-vous ? VOITURE. Vous pourriez simplementPublier Polyeucte en brochure. CORNEILLE. Comment !Il faudrait retirer la pièce du théâtre ? VOITURE. J'oubliais qu'un rimeur est homme opiniâtre ;Mais je vous. parle au nom des gens les plus sensés. CORNEILLE. Ce serait trop cruel, Monsieur. VOITURE. Réfléchissez ! SCÈNE IV. Les mêmes, D'Orgemont, Floridor, De Villiers, Des Urlis, Brécourt, Beauval. Les comédiens, arrivant successivement, forment des groupes, causent, vont et viennent, sortent et rentrent. D'ORGEMONT, en costume de Polyeucte, à Corneille, qui est tout absorbé par ses préoccupations. Toujours le front penché, toujours l'ame inquiète ! À Voiture, Corneille restant absorbé sans l'entendre.Quel étrange animal, monsieur, qu'un grand poète ! VOITURE, d'un ton sceptique. Un grand, poète ? FLORIDOR, en costume de Sévère, très élégant, une fleur à la main. Eh bien ! L'Hôtel de RambouilletEst resté froid, dit-on. VOITURE. Corneille s'embrouillait, Et la pièce, elle-même, a semblé ridicule. D'ORGEMONT. Parbleu ! Allant à Corneille.Monsieur Corneille, écoutez. Je calculeQue le héros chrétien qui parle par ma voix,Saint Polyeucte, porte une trop lourde croix.Comme pour le ciel seul il jette feux et flammes, Il aura contre lui, d'abord, toutes les femmes. CORNEILLE. Non, puisque lui, c'est vous. D'ORGEMONT, après un grand salut ironique à Corneille. Ce nouveau mariéA, tout le temps, un rôle assez peu varié,Celui de s'abstenir. Mais quel trait m'illumine !S'il se convertissait par amour pour Pauline, Et non par amitié pour Néarque ? Ce disant, il désigne des Urlis qui arrive en costume de Néarque, un petit chien sur un bras et un bilboquet à la main. DES URLIS, eu costume de Néarque. Il faudraitMe supprimer alors, tout entier, d'un seul trait.Dès l'acte trois, déjà, Félix tranche ma vie ;Pourquoi considérer avec un oeil d'envieLes deux pauvres petits bouts de scène que j'ai ? CORNEILLE. Votre rôle... DES URLIS. Doit être, au contraire, allongé. À Voiture.N'est-il pas vrai, monsieur ? Vous regardez ma bête.Il a, ce petit chien, plus d'esprit qu'un poète. VOITURE. Ah ! DES URLIS. Il sait lire, écrire et compter. VOITURE. Rime-t-il ? DES URLIS. Pas encore. Il apprend. VOITURE. C'est un chien fort subtil. DES URLIS. Il sait la danse grave et la danse légère :Courante, menuet, volte. Je n'exagèreEn rien. Je lui fais faire un habit fort coquet. VOITURE. S'il savait, comme vous, jouer du bilboquet,Il ne laisserait rien à désirer. DES URLIS. Peut-être Apprendra-t-il ce jeu. Moi, j'y suis passé maître.Voyez ! Il joue. VOITURE. Quel beau talent vous avez là ! DES URLIS. DepuisQue je meurs en la fleur de mon printemps, je puisM'exercer à loisir, hélas ! Je me surpasse. À Corneille.Il faut, mon cher auteur, différer ma mort. Grâce ! CORNEILLE. Non pas ! DES URLIS. Faites donc mieux ! CORNEILLE. Comment ? DES URLIS. Pour le bouquet,Ressuscitez-moi ! CORNEILLE. Vous ? VOITURE. Avec le bilboquet ? DES URLIS. Avec le bilboquet, parbleu ! Ce serait drôle. Il s'éloigne en jouant. CORNEILLE, à Floridor. Ah ! Monsieur Floridor, comme il traite son rôle ! FLORIDOR. Il s'abuse. CORNEILLE. L'intrigue est donc de votre goût... FLORIDOR. Tout dépend des acteurs, mon cher. CORNEILLE. Tout ! C'est beaucoup. FLORIDOR. Je parle du succès, car, en littérature,Je ne me suis jamais donné de tablaturePour éplucher les mots et distinguer les cas.C'est bon pour les auteurs et pour les avocats, Mon pauvre ami. Je fais une simple critique.La pièce n'a vraiment qu'un rôle sympathique :Le mien, Sévère. CORNEILLE. Mais... FLORIDOR. Nul doute ! Alors, pourquoiPauline reste-t-elle aussi froide avec moi ? CORNEILLE. Froide ? Non, permettez ! Elle vous aime encore. FLORIDOR. Oh, pas assez ! Il faut que l'amour la dévore.Un amour vrai, qui soit du feu, non du sirop ! CORNEILLE. Tout le monde prétend qu'elle vous aime trop. FLORIDOR. Oui, suivant la raison ; non, selon la nature !C'est une impersonnelle et veule créature, Qui ne satisfera, malgré ses traits exquis,Ni les collets-montés ni les petits marquis.Son mari n'a pas l'air, d'ailleurs, fort épris d'elle.Ah ! Comme on la voudrait plus tendre et moins fidèle ! CORNEILLE. Vous raillez. FLORIDOR. Voyez donc le monde comme il est ! CORNEILLE. Tel que vous le montrez, il est beaucoup trop laid ;J'aime mieux le rêver, monsieur, tel qu'il doit être. FLORIDOR. Vous ne ferez jamais fortune, mon bon maître. DE VILLIERS, en costume de Félix, s'approchant de Corneille. Aristote... D'ORGEMONT. Il invoque Aristote, ô mon Dieu !Sauvons-nous ! DE VILLIERS. Il s'agit de l'unité de lieu. C'est extrêmement grave. Écoutez ! Aristote... D'ORGEMONT. Quand il a deux mille ans, un écrivain radote. DES URLIS, interrompant. À quoi peut bien rimer Polyeucte ? D'ORGEMONT. Ma foi,Cela ne rime à rien que je sache. DES URLIS. Pourquoi ? DE VILLIERS. La belle question ! Tu veux te moquer. DES URLIS. Baste ! C'est pour mieux faire voir combien notre homme est chaste. Rires des comédiens. BRÉCOURT, en costume d'Albin, venant à Corneille. Monsieur, j'ai fait la guerre au service du Roi.J'ai vu le grand Gustave, et j'étais à Rocroy ;J'y fus blessé, j'en porte encor la cicatrice.Donc, en l'art des combats je ne suis pas novice ; C'est pourquoi je prendrai l'extrême libertéDe trouver sec, obscur et par trop écourtéLe récit que je fais des exploits de Sévère. CORNEILLE. La haute stratégie est-elle mon affaire ? BRÉCOURT. Que le récit du Cid est autrement narré ! CORNEILLE. Albin n'est pas le Cid. BRÉCOURT. Qu'importe ? CORNEILLE. Je verrai.Vous ne dites rien, vous, Beauval ? BEAUVAL. Je vous admire.J'aime les traits d'esprit, monsieur, et l'on peut direQue votre pièce en a de fort éblouissants :[Note : Vers 930 et 931 de Polyeucte de Pierre COrneille.]« Choisis de leur donner ton sang ou de l'encens !... Ô devoir qui me perd et qui me désespère ! »Ces deux vers sont charmants. VOITURE. Charmants ! BEAUVAL. Ils font la paire ;Et je donnerais, moi, tout un acte pour eux. VOITURE. C'est élégant, concis, délicat, chaleureux. CORNEILLE. Je voulais justement, la rencontre est étrange, Changer ces deux vers-là. VOITURE. Vous perdriez au change. SCÈNE V. Les mêmes, Mademoiselle du Clos, Mademoiselle Aubry, Rosange. VOITURE, apercevant Mademoiselle Du Clos, qui entre accompagnée par Mademoiselle_Aubry et Rosange. Voici votre Pauline. Elle est, rare défaut,Trop belle pour avoir un mari si dévot. MADEMOISELLE DU CLOS. Monsieur Voiture ici ! quelle surprise aimable ! VOITURE. Polyeucte avec vous devient invraisemblable. Je suis, vous le savez, votre humble adorateur. MADEMOISELLE DU CLOS. Rosange, va chercher mon flacon de senteur. À Voiture qui, en se retirant, regarde Rosange s'éloigner.Vous la reconnaissez, c'est ma petite nièce. À Corneille, qu'elle prend à part.Mon ami, tenez-vous beaucoup à votre pièce ? CORNEILLE. Que veut dire cela ? MADEMOISELLE DU CLOS. Que je vous aime fort, Que j'ai grand'peur pour vous et que je n'ai pas tort.Vous baissez, mon ami, c'est votre mariage !Pourquoi vous marier ? CORNEILLE. Pour... MADEMOISELLE DU CLOS. Quel enfantillage !On peut rester garçon sans être un Don Juan.Et pourquoi vous cacher dix-huit mois à Rouen ? CORNEILLE. Pour travailler ! Ici, le loisir est si mince !... MADEMOISELLE DU CLOS. On travaille assez mal pour Paris en province.Soyez-y bon bourgeois, bon père, bon époux :À merveille, Monsieur ! Mais chez nous, voyez-vous,Cela ne suffit pas. Votre coucou retarde ; Vous devenez par trop vertueux, prenez garde ! CORNEILLE. Faut-il être un coquin pour avoir du succès ? MADEMOISELLE DU CLOS. Il faut de la vertu, mon cher, mais sans excès.Mademoiselle Aubry m'approuve, j'en suis sûre. MADEMOISELLE AUBRY, qui s'est approchée d'eux. Vous parlez d'or. MADEMOISELLE DU CLOS. Et puis, sans qu'on vous fasse injure, On peut trouver en vous un parfait avocat,Un rimeur excellent, un mari délicat,Mais vous ne savez pas ce que c'est qu'une femme.Vous riez, ô rêveur ! cependant, sur mon âme,C'est absolument vrai : Mademoiselle Aubry Vous le garantira. CORNEILLE. Pardonnez si j'ai ri. MADEMOISELLE DU CLOS. Qui donc votre Pauline aime-t-elle ? Personne.L'esprit raisonne-t-il quand le coeur déraisonne ?Or, tout son rôle n'est qu'un froid raisonnement.Dire à son jeune époux que l'on eut un amant, Cela ne se fait pas, même quand, d'aventure,L'amoureuse est restée admirablement pure.En ce cas l'on se tait, ou bien l'on ment un peu.Votre femme n'a pu vous faire un tel aveu ! Mademoiselle Aubry rit aux éclats. CORNEILLE, très sérieux. Non ! Mais j'eusse approuvé sa franchise stoïque ? MADEMOISELLE DU CLOS. Vous ne serez jamais qu'un bourgeois héroïque. BEAUVAL, au fond. Pauline et Stratonice, allons, c'est votre tour ! MADEMOISELLE DU CLOS. Il faut donc répéter la pièce encore un jour ? CORNEILLE. Laissez-moi réfléchir un peu, mademoiselle. À part.Son babil m'étourdit comme un bruit de crécelle. MADEMOISELLE DU CLOS, s'éloignant avec mademoiselle Aubry. Évitez un échec ! SCÈNE VI. Corneille, Hauteroche. CORNEILLE. Dois-je désespérer ?Quoiqu'il m'en coûte, hélas ! je vais la retirer,Cette malencontreuse et triste tragédie. HAUTEROCHE, quittant le coin d'où il a tout observé en silence pendant les scènes précédentes. Par le ciel ! est-ce vous qu'ainsi l'on congédie ?Quoi, vous vous laissez battre à coups d'épingle, vous ! CORNEILLE. Ils ont l'air tellement convaincus ! HAUTEROCHE. Ils sont fous !S'ils vous veulent du bien, leur erreur est profonde. CORNEILLE. Contre moi, vous voyez, Noël, j'ai tout le monde.Monsieur Godeau... HAUTEROCHE. Ses vers sont traduits du latin ;Libre à vous de traduire aussi ! CORNEILLE. L'Abbé Cottin... HAUTEROCHE. Vous avez eu raison du Cardinal lui-même ;Vous pouvez aujourd'hui braver sans crainte extrêmeLes abbés, les marquis, les sots et les pédants. CORNEILLE. Voiture n'est point sot. À ces mots Voiture, qui vient de rentrer en scène, au fond, dresse l'oreille, sourit et avance doucement. HAUTEROCHE, sans apercevoir Voiture. Il a de belles dents,Il sourit bien. Charmant Apollon de ruelles !Ses petits vers jamais n'ont trouvé de cruelles. Croyez-vous, toutefois, qu'un homme si légerSoit apte à vous comprendre et fait pour vous juger ? Voiture s'éloigne vivement et se heurte, en sortant, à Floridor et à des Urlis qui rentrent au fond. CORNEILLE. Mais les comédiens ont quelque expérience. Floridor et des Urlis s'approchent avec curiosité. HAUTEROCHE, sans voir Floridor ni des Urlis. Ils en ont trop ! Cela me met en défiance.Voyant tout de trop près, ils restent sans émoi ; Et, comme à saint Thomas, il leur manque la foi. Floridor et des Urlis sortent en haussant les épaules.Le public est naïf au fond, n'ergote guère,Mais comprend la grandeur bien qu'il soit le vulgaire,Se livre volontiers, s'amuse comme il peut,Et ne boude jamais contre ce qui l'émeut. N'estimez ni trop haut ni trop bas la scienceDes donneurs de conseils ! Ayez la patienceDe les écouter ! Oui ; mais un peu de vigueur !Vous les dépassez tous de la tête et du coeur ;Et ce n'est pas pour rien qu'on appelle sans cesse Votre Monsieur Godeau « le nain de la princesse ». CORNEILLE. Qui consulter, alors ? HAUTEROCHE. Des esprits moins faussés !Tout est perdu, Monsieur, si vous vous trahissez.Leurs observations sont-elles sans réplique ? CORNEILLE. Mon héros n'est-il pas un peu trop angélique ? HAUTEROCHE. Ce qu'est votre héros, doit-il l'être à moitié ?Quel pur transport en nous se mêle à la pitié,Quand déborde son coeur plein de divine extase ! CORNEILLE. Mais Pauline ? Les gens m'ont dit, sans périphrase, Qu'elle était tiède, fade, et que l'on n'en voudraitNi pour femme, ni pour maîtresse. HAUTEROCHE. Le beau trait !Je souhaite aux galants qui se sont raillés d'elle,Aussi noble maîtresse ou femme aussi fidèle,Car on ne peut unir en notre humanité Plus de raison à plus de générosité. CORNEILLE. Merci, mon cher Noël ! vous me rendez courage.Mais, hélas ! L'horizon est encor gros d'orage :Polyeucte n'aura qu'un bien précaire appui,S'il a l'Église, avec les femmes, contre lui. HAUTEROCHE. Oh ! Tout d'abord, Monsieur, n'ayez point peur des femmes !Ce sont les meilleurs coeurs et les plus belles âmes.Est-ce qu'on a jamais les femmes contre soi,Lorsque l'on a l'amour, la grandeur et la foi ? CORNEILLE. Mais les dévots ?... Si l'on sifflait !... HAUTEROCHE. Les choses saintes Planent infiniment trop haut, pour être atteintesPar le stupide assaut de quelque esprit rampantQui, gonflé de venin, siffle comme un serpent. CORNEILLE. Ils se trompent donc tous ? HAUTEROCHE. Oui, certes ; et pour cause !Ne leur concédez rien, rien !... De leur sotte prose Défendez, sans fléchir, votre vers éclatant.Le soleil et la lune ont des taches ; pourtant,L'Hôtel de Rambouillet et l'Hôtel de BourgogneOseraient-ils jamais demander sans vergogneQue, vu tous les points noirs de ce double appareil, Le bon Dieu supprimât la lune et le soleil ? SCÈNE VII. Les mêmes, Rosange. ROSANGE. Je vous dérange ? CORNEILLE. Non. ROSANGE. C'est encor ma marraineQui voudrait vous parler un instant sur la scène. CORNEILLE. Pourquoi ? ROSANGE. Pour retrancher ou changer, s'il vous plaît,Deux vers, rien que deux vers, au milieu d'un couplet. CORNEILLE. Ma chère enfant, j'en suis fâché, c'est impossible. HAUTEROCHE. Bravo ! Tenez-lui tête et restez inflexible ! ROSANGE. Vous devriez venir tout de même. CORNEILLE. Je viens. ROSANGE. Ils ne répètent pas, monsieur, en bons chrétiens ;Ils n'ont pas confiance. CORNEILLE. Et vous ? ROSANGE. Je me récuse. CORNEILLE. Vous avez pourtant l'air d'une petite muse. ROSANGE. Votre gloire m'est chère, et du fond de mon coeurJe souhaite ardemment que vous soyez vainqueur ;Mais les méchants propos enfin m'ont assombrie.Daignez être prudent, monsieur, je vous en prie ! CORNEILLE. Fort bien ! Quoi qu'il en soit, je tenterai le sort. HAUTEROCHE. Il a vingt fois raison ; tous les autres ont tort. ROSANGE, à Hauteroche. Je ne vous parlais pas. Quelle galanterie ! HAUTEROCHE. Jasez ! Mais Polyeucte aura, je vous parieTout ce que vous voudrez, un énorme succès. ROSANGE. Vous êtes toujours fier ou timide à l'excès. HAUTEROCHE. Timide pour ma part, fier pour monsieur Corneille. ROSANGE. Tout à l'heure, quelqu'un me disait à l'oreille :« Si cela réussit, je veux être pendu ! »Voulez-vous l'être, en cas d'échec ? HAUTEROCHE. C'est entendu : En ce cas je me pends. Nulle miséricorde !Et dans mon testament je vous lègue ma corde.Mais consentiriez-vous, le contraire arrivant,À m'accorder la main que voici, belle enfant ? ROSANGE. Soyez donc sérieux ! HAUTEROCHE. Je suis, je vous le jure, Très sérieux. Je suis... ROSANGE. Singulière gageure !On ne saurait ainsi s'exposer sans raison ;Un mari tel que vous, c'est pis que pendaison ! HAUTEROCHE. Ah ! Ah ! Vous hésitez, je crois, mademoiselle.Pourquoi donc, à l'instant, mettiez-vous tant de zèle À détourner monsieur de se faire jouer,Quand monsieur, selon vous, peut ne pas échouer ?Fi ! C'est vilain. ROSANGE. Ma foi, j'accepte. Je m'en moque.Je tiens votre pari. À Corneille.C'est lui qui me provoque !Excusez-moi, monsieur, si je vous ai blessé. CORNEILLE. Je suis tout simplement ravi. ROSANGE. C'est insensé. À Hauteroche.En tout cas, attendez mon ordre pour vous pendre !Je puis vous gracier. HAUTEROCHE. Je ne veux rien attendre ;Je me pendrai tout seul, si je perds le pari.Si je gagne, tant pis ! je suis votre mari. Pas de grâce ! SCÈNE VII. Les mêmes, Mademoiselle du Clos, Mademoiselle Aubry, Voiture, D'Orgemont, Floridor, De Villiers, DES Urlis, Brécourt, Beauval. MADEMOISELLE DU CLOS. Fort bien ! Causez, restez à rire,Quand nous vous implorons, là-bas, en plein martyre !Oui, pour continuer la répétition,Il faut que nous venions, tous, en procession,Chercher jusqu'en ces lieux le poète rebelle. CORNEILLE. Je me mets à vos pieds ; pardon, ma toute belle ! HAUTEROCHE, avec un salut cérémonieux. Entre temps, s'il vous plaît, Mademoiselle, un mot. MADEMOISELLE DU CLOS. Quelle solennité ! HAUTEROCHE. Ce n'est pas un grimaud,C'est le très noble sieur Noël de Hauteroche,Qui vient vous demander, sans peur et sans reproche, La main de votre nièce et filleule... MADEMOISELLE DU CLOS. D'accord !Mais pour être poli, vous auriez dû d'abordMe demander ma main. Je l'aurais refusée.Puis Rosange... Voyez la petite rusée !Elle n'en avait pas soufflé mot. C'est charmant. ROSANGE. Oh ! Marraine, écoutez ! Je n'ai réellementRien accepté que si, par extraordinaire,Polyeucte, martyr, soulève un tel tonnerreDe bravos, du parterre au cintre, à tous moments,Que la salle s'écroule en applaudissements. Rire général. MADEMOISELLE DU CLOS. Le bon billet qu'il a, ce pauvre Hauteroche !Mais votre coeur, mignonne, est donc un coeur de roche ?[Note : Moutonnier : Fig. Qui fait ce qu'il voit faire. [L]]Moi qui le supposais si doux, si moutonnier ! HAUTEROCHE. Moquez-vous ! Rira bien, qui rira le dernier !J'invite tout le monde aux noces, qu'ici même Je prétends célébrer. VOITURE. Pourquoi pas au baptême ? ROSANGE, légèrement inquiète. Il ne doute de rien. HAUTEROCHE. Mes bons amis, pour moiVous direz, n'est-ce pas, Polyeucte avec foi.Jurez-le ! TOUS LES COMÉDIENS. Nous jurons ! MADEMOISELLE DU CLOS. Pour vous et pour Rosange,Je tâcherai, Noël, d'être vraiment un ange. HAUTEROCHE, lui baisant la main. J'y compte. ROSANGE. Trahison ! VOITURE, avec conviction. Rassurez-vous ! ROSANGE. Pourtant,Si Polyeucte avait le succès qu'il prétend !Devant un tel aplomb j'ai l'esprit moins paisible ;J'ai peur. VOITURE. Quelle folie ! ROSANGE, éclatant de rire. Oh ! Non, c'est impossible ! ==================================================