******************************************************** DC.Title = LE MONDE RENVERSÉ, COMÉDIE DC.Author = BORNIER, Henri de DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 08:08:18. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/BORNIER_MONDERENVERSE.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5662215v DC.Source.cote = BnF LLA 8-YF-24 (1) DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LE MONDE RENVERSÉ COMÉDIE EN UN ACTE ET EN VERS 1876 PAR HENRI DE BORNIER PARIS, IMPRIMERIE JULES LE CLERE et Cie, RUE CASSETTE, 29. PERSONNAGES ERNEST. THÉRÈSE. Un salon dans un château. - Table de jeu. - Photographies dans leurs petits cadres sur la cheminée. LE MONDE RENVERSÉ SCÈNE PREMIÈRE. ERNEST, regardant par la fenêtre. Il pleut... et je suis seul. S'approchant de la cheminée.Regardons à notre aise,Loin des regards moqueurs, ma cousine Thérèse :Même en photographie elle est charmante, hélas !Peut-être si j'osais... Mais je n'oserais pas ! Il s'assied et regarde la photographie. SCÈNE II. Ernest, Thérèse. THÉRÈSE. Tiens ! C'est vous, mon cousin ? ERNEST, se levant. Quoi ! c'est vous, ma cousine ? Mais vous arrivez donc... THÉRÈSE. De la gare voisine,Ce matin j'ai quitté Paris, et me voici.Je voulais vous surprendre et j'ai bien réussi.- Et votre mère, Ernest, ma tante, est là sans doute ? ERNEST. Eh bien non, vous venez de vous croiser en route ; Mais elle reviendra ce soir même. THÉRÈSE. Très bien. ERNEST. Et vous nous resterez longtemps ? THÉRÈSE. Ne craignez rien :Huit jours, au plus ! ERNEST. Huit jours seulement ! Ah ! Thérèse,Si vous saviez combien de vous voir je suis aise ! THÉRÈSE. Et moi, mon bon Ernest ! ERNEST. Oh ! Vous... je le crains fort, Paris aura raison, la campagne aura tort ! THÉRÈSE. Mais du tout, l'aspect seul de ces champs m'a ravie ;Tout est plein de parfum, de lumière, de vie ;J'adore ce vallon, votre petit châteauDominant le village, assis à mi-coteau, Les grands bois, le moulin babillard, les prairiesQui font au promeneur mille coquetteries,Ces agneaux qu'on voudrait tenir sur ses genoux,Tout est charmant ici. Nous amuserons-nous ! ERNEST. Bah ! Je ne croirai pas, si je n'en ai la preuve, Que de pareils plaisirs puissent THÉRÈSE. Quand on est veuve ! ERNEST, gaiement. Oui, veuve !... Et votre deuil vient de finir, voilà THÉRÈSE. Vous vous frottez les mains en me disant cela ? ERNEST. Si je suis égoïste, au moins je suis sincère :En quoi votre mari m'était-il nécessaire ? Il me gênait plutôt ! THÉRÈSE. Il vous gênait... Pourquoi ? ERNEST. Oui, ne vous fâchez pas ! THÉRÈSE. Qu'est-ce que je prévois ?.., ERNEST. Il faut donc vous le dire THÉRÈSE. Oh ! non, car je devine :Vous, me faire la cour, à moi ! Bonté divine !Çà, voyons, depuis quand cela vous a-t-il pris ? ERNEST. Je ne m'attendais pas à de pareils mépris;Je ne répondrai pas, je ne veux pas vous direQue depuis bien longtemps... THÉRÈSE. Eh bien, quoi ? ERNEST. Je soupire. THÉRÈSE. Il soupire ! Vraiment ? Mais vous m'avertirez,Car je tiens à vous voir quand vous soupirerez ; Soupirez donc... voyons ! ERNEST. Alors, daignez m'entendre. THÉRÈSE. Au fait, je veux savoir quel air vous allez prendre.J'en connais tant, mais tant, qui se ressemblent tous,Que si vous n'êtes pas plus neuf, tremblez pour vous ! ERNEST, à part. Je crois que je ferais mieux de prendre la fuite. THÉRÈSE. Allons ! ERNEST. Thérèse, eh bien, oui, je vous aime ! THÉRÈSE. Ensuite ERNEST. Je vous adore. THÉRÈSE. Bien ! Bien ! Mais changez un peu :On n'est pas bon acteur sans varier son jeu. ERNEST. Mon amour durera... THÉRÈSE. Que votre tête est dure !Faites donc feu qui flambe et non pas feu qui dure ! ERNEST. Je me contenterais, Thérèse, de si peu !Je ne demande pas que vous m'aimiez, mon Dieu ! THÉRÈSE. Gare ! Le sentiment se met de la partie ! ERNEST. D'ici, de ce château, quand vous êtes partie,Vous étiez moins cruelle. Hélas ! J'avais vingt ans, C'était le dernier jour de notre beau printemps,Vous en souvenez-vous de ces fraîches années ?Reste-t-il un parfum aux couronnes fanées ?Oui, sans doute ! Et pour moi, je crois vous voir souventCourir là, dans le parc, vos longs cheveux au vent ; J'entends le timbre d'or de votre voix exquise;Petite, vous aviez de grands airs de marquise ;Je n'en avais point peur, mais je vous admirais ;Je vous aimais, la preuve est que je l'ignorais !Oh ! La douce jeunesse et l'heureuse folie ! Que vous étiez charmante et mignonne et jolie,Lorsque vous me disiez au moins vingt fois par jour :« Mon bon petit cousin, viens me faire la cour ! » THÉRÈSE. Ernest, voyons ! Ernest, songez ! Quelle folie !Cela vous rend si laid de me trouver jolie ! Je ne veux plus railler, mais soyez juste aussi :J'étais toute joyeuse en approchant d'ici ;Je me disais : Adieu Paris ! Adieu les fêtes !Salut les bois charmants ! Les églogues sont prêtes !J'arrive, et sur-le-champ vous me parlez d'amour... Mon bon petit cousin, ne me fais pas la courJe vous tutoie encor : vous voyez, je suis bonne !L'amour n'est qu'un journal, et l'on se désabonne ;Mais l'amitié, du moins comme je la conçois,C'est le livre qu'on aime et qu'on relit cent fois ; Que vous faut-il de plus ? N'êtes-vous pas mon frère ?Ne forçons point nos coeurs ; c'est toujours téméraire.Gardons les sentiments que le temps nous donna,L'amour qu'on veut avoir gâte celui qu'on a !Donc, vous m'obéirez ? ERNEST. Non certes; je vous aime. Et rien... THÉRÈSE. Et moi, monsieur, je pars à l'instant même,Je retourne à Paris. ERNEST. Impossible ! THÉRÈSE. Pourtant... ERNEST. Le dernier convoi vient de passer à l'instant ;Vous êtes prisonnière ici. THÉRÈSE. Je vous déteste,Et je vais vous haïr, puisqu'il faut que je reste. ERNEST. Thérèse... THÉRÈSE. Laissez-moi ! ERNEST. Mais... THÉRÈSE. Ainsi, je vous sersDe victime, monsieur ! Laissez-moi ! J'ai mes nerfs ! Se laissant tomber dans un fauteuil. ERNEST. Ma vie est à vos pieds, Thérèse ; il faut m'entendre ;Croyez-moi, je serais le mari le plus tendre. THÉRÈSE, se levant d'un bond. Mon mari ?... Taisez-vous ! Vous me faites des peurs ! ERNEST. Par grâce ! THÉRÈSE, se promenant tragiquement. Laissez-moi, Monsieur ; j'ai mes vapeurs ! ERNEST. Thérèse... THÉRÈSE. Laissez-moi, fuyez ! Je vous l'ordonne ! ERNEST. Du moins, pardonnez-moi... THÉRÈSE. Non, folle qui pardonne !Fuyez ! Fuyez ! Fuyez ! ERNEST. Maladroit que je suis ! THÉRÈSE. Eh bien ?... ERNEST, sortant lentement à reculons, en la regardant. Mon Dieu, je fuis ! vous le voyez, je fuis ! SCÈNE III. THÉRÈSE, seule. Affreux Ernest ! Mais non, j'ai ri : je suis contente ! S'approchant de la cheminée.Ah ! des portraits nouveaux ?... Le portrait de ma tante,Le mien, celui d'Ernest. Ernest... en vérité.Photographe cruel ! il ne l'a point flatté. SCÈNE IV. Thérèse, Ernest. THÉRÈSE. Ernest ?... ERNEST. Chut ! Chut ! Ceci, c'est de la tragédie ! D'ordinaire, je pars quand on me congédie.Je partais donc, soumis à vos ordres ; les dieuxAbrègent toutefois cet exil odieux :Comme je m'éloignais, les yeux fixés à terre,Sombre, morne, muet, un merle solitaire, Que le bruit de mes pas sans doute réveillait,S'est envolé d'un arbre, il sifflait ! Il sifflait !Il a volé d'abord à gauche, et puis à droite,Il passait à travers le parc d'une aile adroite,Et quand il a senti l'horizon des grands bois, Je ne puis m'y tromper ! Il a sifflé trois fois !Je me suis rappelé mon histoire romaine,J'ai reculé soudain. C'est ce qui me ramène. THÉRÈSE. Mais je ne comprends pas... ERNEST. Oh ! moi, je comprends bienCe merle qui sifflait ne sifflait pas pour rien ! Ce sifflement moqueur disait : « Tu n'es qu'un lâche !.« Pour quelques mots d'amour ta cousine se fâche ?Elle te dit : Sortez ! Et tu sors ? malheureux !On n'obéit jamais quand on est amoureux !Rentre, fais-lui la cour, fais-la-lui de plus belle ; Sois certain qu'elle attend ton retour, la rebelle !Si tu tardes, c'est elle alors qui sifflera ! »Ainsi parlait, avec plusieurs et caetera,Le merle en question : j'ai compris son langage,Et je rentre, Thérèse ! THÉRÈSE. Et vous pensez, je gage, Que le conseil du merle attendrira mon coeur,Que vous triompherez avec ce ton moqueur ? ERNEST. Qui sait ? THÉRÈSE. Vous me feriez pleurer de guerre lasse !Ernest, Ernest... tenez... mettez-vous à ma place ! ERNEST. À votre place ? THÉRÈSE. Au fait, mais non, c'est insensé, Et ce serait vraiment le monde renversé ! ERNEST. À votre place ? THÉRÈSE. Oh ! Oui !... Si j'avais ce courage,Pour réduire au silence un amour, dont j'enrage,Je voudrais vous prouver, comme seul châtiment,Que rien n'est ennuyeux plus que le sentiment, Et que pour une pauvre et faible créature,Être adorée ainsi n'est plus qu'une torture ! ERNEST. Je n'en crois rien. THÉRÈSE. Rien ? Ah ! Alors, nous allons voir.Et je vais vous convaincre, Ernest ; c'est mon devoir.Nous allons à l'instant, monsieur, changer de rôle : C'est moi qui vous ferai la cour ! ERNEST. C'est assez drôle. THÉRÈSE. Vous croyez ? vous verrez ! Je vous ferai la courSans pitié, sans remords, jusqu'à la fin du jour ;En un mot, vous jouerez le rôle de la femme,Moi le rôle de l'homme. Et garde à vous, Madame ! ERNEST. Parfait ! THÉRÈSE. Oui, mais je veux gagner à ce traitéQuelque chose de mieux qu'un moment de gaîté.A l'heure du dîner, à six heures, je pense,Nous cesserons ce jeu qu'à l'instant je commence,Et jusqu'à mon départ, à dater de ce jour, Vous ne me direz pas le moindre mot d'amour. ERNEST. J'accepte. THÉRÈSE. Un mot encor : comme en cette entreprise,L'espoir de vous convaincre est ce qui m'autorise,Que vous abuseriez, en vous défendant mal,D'une position qui n'a rien de normal, Comme il vous serait trop commode de vous rendre,En femme vertueuse il faudra vous défendre ! ERNEST. Je le jure, THÉRÈSE. Si vous oubliez ce sermentVous en serez puni... ERNEST. Je demande comment. THÉRÈSE. Comment ?... Allant vers la table de jeu.J'aperçois là des jetons qui sans doute Vont nous servir. Prenez ces dix jetons. ERNEST. J'écoute. THÉRÈSE. Chacun de ces jetons représente un louisQue nous distribuerons aux pauvres du pays ;Chaque fois qu'oubliant votre rôle de femme,Monsieur, vous montrerez quelque faiblesse d'âme, Vous devrez me remettre un de ces jetons-là,Un louis par jeton. ERNEST. Oui, j'accepte cela ;Oui, mais je dois pourtant, dans le cas, je suppose,Où je ne perdrais rien, y gagner quelque chose ;S'il me reste plusieurs jetons, il faudra bien Que de me les payer vous trouviez un moyen; THÉRÈSE. C'est juste. Eh bien, monsieur, Cherchez dans votre têteLe prix qu'à vos jetons vous entendez qu'on mette. ERNEST, réfléchissant. Donc, pour chaque jeton, par exemple, un baiserQue je... que vous... THÉRÈSE. Non ! Non ! Non ! ERNEST. Pourquoi refuser ? THÉRÈSE. Parce que. ERNEST. Rien n'est dit alors, et je redoubleD'ardeur à vous parler d'amour. THÉRÈSE. Ceci me trouble.Et d'ailleurs, ces jetons, je les reprendrai tous ;Je peux compter sur moi d'abord, et puis sur vous,Sur mon habileté, sur votre étourderie... ERNEST. Sur vos charmes plutôt... THÉRÈSE. Un jeton, je vous prie :Vous venez de me faire un compliment ! ERNEST. Pardon !La lutte n'était pas ouverte. THÉRÈSE. Payez donc ! ERNEST. Non ! non ! THÉRÈSE. Au fait, pourquoi le dépouiller si vite ?Il est d'autres périls qu'il faudra qu'il évite ! Donc, les rôles étant convenus entre nous,Qu'on lève le rideau, je frappe les trois coups. Elle frappe du pied trois coups.Acteurs, beaucoup d'entrain et la mémoire exacte ! Saluant le public.LE MONDE RENVERSÉ, comédie en un acte. Ernest, après un silence, va s'asseoir ; Thérèse s'éloigne un peu et le regarde de côté. THÉRÈSE, à part. Réfléchissons d'abord. ERNEST, à part. Soyons grave ! Attendons. THÉRÈSE, à part. Il faut parler pourtant ! ERNEST, à part, apercevant et prenant une tapisserie sur la table. Soyons muet. Brodons !Brodons; c'est dans mon rôle. THÉRÈSE, à part. Il faut que je le mate,Et que ces dix jetons... ERNEST, à part. Soyons très diplomate ;Ma situation a du bon et du neuf. THÉRÈSE, à part. Dix jetons, dix baisers; c'est trop... au moins de neuf ! Commençons donc l'attaque : il faut que je l'ennuie,à le rendre avant peu triste comme la pluie !En avant ! Elle marche vers lui.Mon cousin, avez-vous de l'esprit ? ERNEST, brodant. Quand je n'ai rien de mieux. À part.Gare ! Elle me sourit. THÉRÈSE. Vous n'avez aujourd'hui rien de mieux, je suppose ? ERNEST, prêt de faire un compliment. J'ai... À part, en regardant les dix jetons.Mes jetons ! Faisons une petite pause. THÉRÈSE, tournant autour de lui. Eh bien, si vous avez de l'esprit, dites-moiPourquoi je suis heureuse en ce moment. ERNEST. Pourquoi ?Vrai ! J'ai beau me creuser la tête; plus je creuse... THÉRÈSE. Moins vous trouvez ! Eh bien, ce qui me rend heureuse, C'est de pouvoir vous dire, une fois par hasard,Ce que je trouve en vous de bien : - votre regard... ERNEST, à part. Elle me raille ! Mais j'entends la raillerie. THÉRÈSE. Cher cousin, relevez vos cheveux, je vous prie.Bien ! C'est bien cela ! Front large, sourcils arqués, Je ne les avais pas encor bien remarqués;Le nez.., droit ! Type grec ! ERNEST, à part. Des compliments, en somme ! THÉRÈSE. Je tiens beaucoup au nez... c'est tout le gentilhomme.Le menton très correct ! Le galbe également. ERNEST, à part. Mais ce qu'elle fait là, c'est mon signalement ! THÉRÈSE. Voyons donc votre main, mon ami. Sur mon âme !Je vous fais compliment : c'est une main de femme.Les doigts longs, effilés; des fossettes aussi... ERNEST, à part. Et dire que je suis femme en ce moment-ci ! THÉRÈSE, à part. Je ne réussis pas. Pourquoi donc ? Je l'ignore ; Il n'a pas du tout l'air de s'ennuyer encore. ERNEST, à part. Brodons, pour mieux fermer l'oreille à ces discours Haut avec un cri.Ah ! Je me suis piqué le doigt. THÉRÈSE. Brodez toujours. Apercevant des fleurs dans la jardinière.Ah ! Des fleurs... c'est cela ! Elle prend une rose et revient vers lui.Voyez ! Que cette roseEst fraîche ! De mes mains il faut que je la pose À votre boutonnière... Elle pose la rose.On dirait du carmin. Elle va chercher une branche de jasmin et revient vers lui.Pour corriger le rouge, une fleur de jasmin. Elle met le jasmin près de la rose.vous êtes ravissant ! c'est à rendre pensive. ERNEST, à part. Elle se rit de moi ! Reprenons l'offensive. Haut.Ah ! Mon Dieu ! THÉRÈSE. Qu'avez-vous ? ERNEST, laissant tomber la broderie. Je ne sais... je m'y perds. Je souffre... THÉRÈSE. Mais enfin qu'avez-vous ? ERNEST. J'ai mes nerfs ! THÉRÈSE, à part. Il se moque de moi ! ERNEST. De grâce, ma cousine...Un médecin... qu'on aille à la ville voisine ! THÉRÈSE. Bah ! cela va passer. ERNEST. Les dehors sont trompeurs,Car je souffre à présent bien plus : j'ai mes vapeurs ! THÉRÈSE, lui posant la main sur le front. Pauvre Ernest ! En effet, votre tête est brûlante ;Fièvre soudaine ! ERNEST. Non, c'est une fièvre lente ! THÉRÈSE. Ma main rafraîchira votre front, et je veuxQu'elle reste longtemps ainsi dans vos cheveux. ERNEST, lui écartant la main, d'un air pincé. Ce n'est pas convenable, et sans être trop prude... THÉRÈSE, à part. Tâchons de lui porter un autre coup plus rude :Pour une débutante, il se défend fort bien. Haut.Ernest, devinez-vous à quoi je songe ? ERNEST. À rien. THÉRÈSE, à part. L'impertinent !... Mais non, il reste dans son rôle,Il raille... il fait la femme. ERNEST, à part. En vérité, c'est drôle ! Moi qui tremblais de peur, je la raille à présent ;Ah ! le métier de femme est bien plus amusant ! THÉRÈSE. À quoi je songe, Ernest ? Au temps de notre enfance,Souvenirs qui toujours me trouvent sans défense.Ernest, ce temps passé, vous le rappelez-vous ? Que du ciel sur nos fronts le sourire était doux !Comme nous nous suivions en courant dans les herbes !Têtes blondes ! gaîtés folles ! rires superbes !Doux romans que le temps emporte dans son vol !Moi j'étais Virginie; Ernest, vous étiez Paul ! ERNEST, légèrement. Ah ! Oui, je me souviens ! Les romans, les églogues;Mais depuis, j'ai pris goût à d'autres dialogues !Je suis peu poétique à vos yeux, je le vois,Mais qu'y faire ? THÉRÈSE, à part. Il devient agaçant cette fois. Haut.Tenez, Ernest, mieux vaut nous arrêter... de grâce ! Ne poussons pas plus loin ce jeu qui m'embarrasse;Ce petit badinage a trop longtemps duréEt ne serait pas trop du goût de mon curé !Savez-vous en effet que c'est chose hardieA moi de me prêter à cette comédie ? Qu'on ne doit pas ainsi jouer avec l'amourEt que je pourrais bien m'en repentir un jour ? ERNEST. Thérèse... THÉRÈSE. Savez-vous qu'il n'est pas impossibleQu'à mon insu mon coeur cesse d'être insensible,Que je change pour vous, sans m'en apercevoir, Le rire du matin en sourire le soir ?Et déjà, si l'on peut vous l'avouer, je trembleDe l'étrange duo que nous chantons ensemble !Si moi-même en riant j'allais me désarmer ?J'y songe avec terreur : si j'allais vous aimer ? À part.Cette fois nous verrons ! ERNEST. Est-il vrai ? Quoi ! vous-même,Quoi ! vous pourriez m'aimer ? Oui, puisque je vous aime !Aimons-nous donc, Thérèse ! Heureux les coeurs aimés !Pour eux pas de chemins qui ne soient parfumés !Aimons-nous à jamais, et que Dieu nous envoie Pour chaque heure nouvelle une nouvelle joie !L'Amour, arbre vivace, a plus d'un rejeton:N'épargnons pas ses fleurs ! THÉRÈSE, éclatant de rire. Mon cousin, un jeton ! ERNEST, piqué. Un jeton... Il est vrai ! Mais, en toute franchise,Vous l'avez mal gagné, s'il faut que je le dise. À part.Vengeons-nous donc, un peu. THÉRÈSE. Comment, monsieur, comment ?Je ne viens pas de vous tromper ? ERNEST. Aucunement. THÉRÈSE. Quoi ! Vous n'avez pas cru tout à l'heure, à m'entendre,Que j'éprouvais pour vous un sentiment plus tendre ? ERNEST. Je n'ai pas cru cela. THÉRÈSE. Mais en me répondant, Monsieur, vous aviez l'air d'y croire cependant ? ERNEST. Sans doute. - Il fallait bien vous donner la réplique. THÉRÈSE. Expliquez-vous, monsieur ! je veux que l'on s'explique !Vous ne pensiez donc rien de ce que vous disiez ? ERNEST. Je parlais comme vous... pour rire. THÉRÈSE, furieuse. Et vous osiez ! Moi, j'étais dans mon droit. Et maintenant j'y songe,Ce matin, votre amour n'était donc qu'un mensonge,Puisque vous l'exprimiez de la même façon ? ERNEST. Pouvez-vous croire ? THÉRÈSE. C'est une bonne leçon !C'est ainsi qu'on nous trompe : oh ! les femmes sont folles ! C'était exactement même air, mêmes paroles,Mêmes regards levés tendrement vers le ciel;Non, ce n'était pas mieux quand c'était naturel !Tenez, je croyais presque à vos serments naguère,Mais quand on feint si bien l'amour, on n'aime guère ! Vous voilà démasqué. Plus tard nous réglerons.Ah ! vous ne m'aimez pas ? C'est ce que nous verrons !Vous ne répondez point ? Vous ne pouvez répondre ?Taisez-vous ! cette audace a de quoi me confondre;Je vous en dirais trop, je n'y saurais tenir, Et je vous quitte moi pour ne plus revenir ! Elle sort violemment. SCÈNE V. ERNEST, seul. Elle est vraiment fâchée, et même je soupçonneQu'une larme furtive... On entend le bruit d'une cloche au dehors. SCÈNE VI. Ernest, Thérèse. THÉRÈSE, riant. Ernest, le dîner sonne !De nos conventions il doit vous souvenir,Et quant à moi. j'y gagne assez pour y tenir : A l'heure du dîner, d'après votre promesse- Et la cloche a sonné, monsieur ! - notre jeu cesse,Et jusqu'à mon départ, à dater de ce jour,Vous ne me direz pas le moindre mot d'amour. ERNEST. Oui ! mais chaque jeton dont vous me laissez maître Représente un baiser. THÉRÈSE, froidement. Il faut bien me soumettre. ERNEST. Non, Thérèse ! Sans doute il est doux de poserSes lèvres sur un front qui se livre au baiser ;Il est doux le baiser qu'un doux regard invoque ;Mais lorsque la froideur parle sans équivoque, Tout le charme est détruit, et, vous le savez bien,L'émotion, c'est tout; le baiser, ce n'est rien ! THÉRÈSE. Pardon, monsieur, pardon ! Je conviens qu'il est tristeDe m'embrasser, mais j'ai mes raisons, et j'insiste :À ce prix je serai délivrée à jamais De votre amour, de vos soupirs, j'aurai la paix ;Pour perdre cette chance il faudrait être folle,Vous allez, s'il vous plaît, tenir votre parole,Car les traités sont faits même pour le vainqueur,Et vous m'embrasserez si vous avez du coeur ! ERNEST. Eh bien, j'obéirai, puisque l'honneur m'oblige... Il s'avance pour l'embrasser.Vous rougissez... THÉRÈSE. Non pas. ERNEST. Vous rougissez, vous dis-je. THÉRÈSE. Mais non, mais non, monsieur ! on est prête, on attend ! ERNEST. Eh bien... Il l'embrasse.C'est très cruel... Je m'y ferai pourtant !L'habitude fait tout. J'ai huit jetons encore, Huit baisers; c'est mon droit. THÉRÈSE. Oh ! non, je vous implore ! ERNEST. Huit baisers, s'il vous plaît ! THÉRÈSE. Tout à l'heure pourtant,Vous y teniez si peu ! ERNEST. Vous, vous y teniez tant ! THÉRÈSE. C'est que, depuis... Ernest, renoncez-y, de grâce ! ERNEST. Vous m'aimez donc ? THÉRÈSE. Oh ! non, mais ce qui m'embarrasse, Ce sont ces huit... jetons ! ERNEST. C'est fort simple en ce cas :On se marie, afin qu'on ne s'embrasse pas ! THÉRÈSE. Le singulier moyen ! ERNEST. Je n'en connais point d'autre,Et c'est bien le meilleur ! THÉRÈSE. Voyez le bon apôtre ! ERNEST. Décidez-vous, Thérèse. THÉRÈSE. Oh ! nous verrons... demain Ou plus tard... C'est à vous de demander ma main. ERNEST. Mais du tout ! Nous jouons, selon notre parole,Le Monde renversé; l'oeuvre est un peu frivole ;Cependant moi, je tiens le rôle dangereuxDe l'ingénue, et vous celui de l'amoureux ; Je dois agir en femme honnête, quoique tendre ;C'est à vous de parler, et c'est à moi d'attendre ! THÉRÈSE, solennellement. Monsieur, vous connaissant plus d'une qualité,Vous sachant jeune, bon, plein d'amabilité,Vif comme un épagneul, et doux comme un king-charles, Une amie à moi veut qu'en son nom je vous parle;Elle désire unir au vôtre son destin,Trouvant que l'existence est un triste festin,Et qu'il faut, si l'on veut le rendre confortable,Partager tous les mets et s'asseoir deux à table. Vous céderez sans doute à ces motifs puissants,Rougissez pour la forme, et dites... ERNEST, baissant les yeux. Je consens. THÉRÈSE. Allons ! Marions-nous, puisque l'on se marie,Puisqu'il faut que l'amour passe par la mairie,Et refermons sur nous, prisonniers mais contents, La porte du bonheur qui s'ouvre à deux battants !Je resterai docile, aimable, complaisante,Pour rendre à mon mari sa chaîne moins pesante ;Que lui reste amoureux comme par le passé...Et ce sera toujours le Monde renversé ! La toile tombe. ==================================================