******************************************************** DC.Title = L'AVEUGLE AVARE, PROVERBE DC.Author = CARMONTELLE, Louis de DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Proverbe DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 08:08:18. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/CARMONTELLE_AVEUGLEAVARE.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9808516t DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** L'AVEUGLE AVARE PROVERBE. QUATRE-VINGT-HUITIÈME PROVERBE. M. DCC. LXXXI. Avec approbation et privilège du Roi de CARMONTELLE. À AMSTERDAM, et se trouve à Paris, Chez ESPRIT, au Palais-Royal, et chez LAPORTE, Libraire, Rue des Noyers. PERSONNAGES MONSIEUR SAVONEAU, barbier. JANNETON, fille de M. Savoneau. TATONET, aveugle demandant l'aumône. La scène est dans la rue et dans la boutique de Monsieur Savoneau. Extrait de PROVERBES DRAMATIQUES DE CARMONTELLE (...), chez Poinçot libraire, Tome VII, Amesterdam, 1781. pp. 161-185. L'AVEUGLE AVARE. SCÈNE PREMIÈRE. MONSIEUR SAVONEAU, ouvrant sa boutique. Il ne fait pas vilain, ce matin. Eh bien, on disait hier au soir qu'il pleuvrait. Ah çà, voyons par où je commencerai : ah, par la perruque de notre voisin le Peintre des Boulevards. Où diable est-elle ? Il me semble que je l'avais mise à un clou. Bon, la voilà à terre ; pourvu que les rats n'en aient rien mangé. Mettons-la un peu sur la tête. Il la met sur une tête à perruque, et il l'examine.Ah ! Il n'y a guère que du toupet de dégarni ; il m'en coûtera seulement un peu plus de pommade. Il peigne la perruque.S'il avait fallu en donner une autre, j'aurais été bien embarrassé ; car je n'ai, ma foi, pas le sol. Il appelle.Janneton, Janneton ? Elle dort encore, au lieu de se lever. Janneton, Janneton ? Voyez si elle répondra. Janneton ? SCÈNE II. Monsieur Savoneau, Janneton, sans paraître. JANNETON. Mon père. MONSIEUR SAVONEAU. Eh bien, est-ce que tu n'es pas encore levée, vilaine paresseuse ? JANNETON. Tout-à-l heure. MONSIEUR SAVONEAU. Si je vas te chercher, je te donnerai un coup de peigne dont il te souviendra longtemps. JANNETON. Ah mon Dieu ! Il ne faut pas tant vous fâcher, il n'est pas encore si tard, et la foire n'est pas sur le pont, apparemment. MONSIEUR SAVONEAU. Ah ! Je te ferai raisonner, il y a une heure que tu devrais être levée ; puisqu'il va sonner cinq heures dans un moment. JANNETON. Eh bien, ce n'est pas tant que six. MONSIEUR SAVONEAU. Je sais bien pourquoi tu as tant d'envie de dormir, et que tu ne me réponds pas. MONSIEUR SAVONEAU. Puisque vous le savez, je n'ai que faire de vous l'apprendre. MONSIEUR SAVONEAU. Oui, oui, je le sais, je te le dirai ; mais je ne veux pas que tu dormes pendant ce temps-là. JANNETON. Mais qu'est-ce que cela vous fait que je dorme, ou non ? MONSIEUR SAVONEAU. Et si tu dors, qu'est-ce qui raccommodera ce linge à barbe, en cas qu'il me vienne des pratiques de bonne heure ? JANNETON. Ils n'auront qu'à vous prêter leur mouchoir. MONSIEUR SAVONEAU. Veux-tu bien finir, et te lever ? Je perds patience à la fin. JANNETON. Eh bien, nous la ferons afficher. MONSIEUR SAVONEAU. Je m'en vais monter là-haut, tu verras... JANNETON. Ah ! Mon Dieu ! Mon cher père, ne vous donnez pas cette peine là. MONSIEUR SAVONEAU. Parle moi par la fenêtre, je verrai bien si tu es levée. JANNETON, à la fenêtre, s'habillant. Me voilà, me voilà. Qu'avez-vous à me dire, voyons ? MONSIEUR SAVONEAU. Que la conduite me déplaît premièrement, et d'un. JANNETON. Et qu'est-ce que c'est donc que je fais ? MONSIEUR SAVONEAU. Je n'en sais rien ; mais... JANNETON. Est-ce que je ne suis pas une honnête fille ? MONSIEUR SAVONEAU. Une honnête fille n'a pas un amoureux sans le consentement de son père, et ne jase pas toute la nuit par la fenêtre avec un garçon. JANNETON. Eh ! Qui est-ce qui vous a dit cela ? MONSIEUR SAVONEAU. On n'a pas eu besoin de me le dire, je l'ai entendu, et j'ai bien reconnu sa voix, JANNETON. La voix de qui ? MONSIEUR SAVONEAU. De Pierre Dumoulin. JANNETON. Eh bien, puisque vous le savez, vous ne savez pas tout ; car je vous dirai que je n'en aurai jamais d'autre pour mari. MONSIEUR SAVONEAU. Cela est aisé à dire ; mais... JANNETON. Et pourquoi n'y consentiriez-vous pas ? Il a du bon bien. MONSIEUR SAVONEAU. C'est à cause de cela que je crois qu'il se moque de toi, puisque tu n'as rien. JANNETON. Quand on s'aime, on est toujours heureux. MONSIEUR SAVONEAU. Ah ! Oui, dis-moi cela à moi, qui avais enlevé ta mère à Vaugirard, et qui avons pensé mourir de faim à Meudon, parce que nous n'avions d'argent ni l'un ni l'autre. JANNETON. Mais vous convenez que Pierre Dumoulin en a ; il en aura pour nous deux. MONSIEUR SAVONEAU. Et si la Mère Dumoulin ne consent pas qu'il t'épouse, elle ne lui donnera pas le sol ; elle aime l'argent elle. JANNETON. Il dit que cela ne lui fait en rien. MONSIEUR SAVONEAU. Oui ; mais cela me fait à moi, et je ne veux pas vous voir dans la misère le lendemain de votre mariage. JANNETON. Mais, mon père... MONSIEUR SAVONEAU. Si tu veux épouser Pierre Dumoulin, attends que nous soyons assez riches pour que sa mère y consente. JANNETON. Allons, je vois bien que vous voulez que je sois malheureuse. MONSIEUR SAVONEAU. Ne pleure pas, habille-toi, et laisse-moi rêver à tout cela. À lui-même, bas.Je crains que ces enfants-là ne fassent quelque sottise ; comment faire ? Pauvreté n'est pas vice ; mais la Mère Dumoulin n'entendra rien à tout cela. Si j'avais quelque ami à qui je pusse emprunter... Oui, mais il faut rendre ; il n'y a que les mendiants à qui on prête tous les jours, et qui ne rendent jamais. Je crois que j'entends un aveugle : cet homme-là est assurément plus heureux que moi. SCÈNE III. Tatonet, Monsieur Savoneau. TATONET. Je pense que j'arrive bientôt à la place que j'envie depuis longtemps. Il tâte avec son bâton, Il s'assied sur une pierre.M'y voilà. Je ne crois pas que je la rende aisément. Mais je n'entends rien : est-ce qu'il ne ferait pas jour ? Écoutons, l'heure sonne : deux, trois, quatre. Il n'est que quatre heures ; je ne m'étonne pas, personne n'est levé ; en ce cas-là on ne me verra pas. J'ai envie de compter mon argent, et de le mettre, comme à l'ordinaire, dans la coiffe de mon chapeau. MONSIEUR SAVONEAU. Ah ! Ah ! Voyons un peu cela. TATONET. J'avais, hier au soir, cent bons louis d'or... Il compte.Dix, vingt, hum, hum ; les voilà bien tous. J'ai bien imaginé de les mettre dans mon chapeau ; parce que si l'on fouille dans ma poche, on n'y trouvera rien. Il met son chapeau sur sa tête. MONSIEUR SAVONEAU. Et ce coquin-là demande l'aumône avec tout cet argent-là ! Je veux au moins en avoir ma part ; je ne lui ferai aucun tort, puisqu'il ne s'en sert pas. SCÈNE IV. Tatonet, Janneton, Monsieur Savoneau. JANNETON. Mon père, me voilà. Où est ce linge à barbe ? MONSIEUR SAVONEAU. Écoute-moi, n'as-tu pas là un jupon de laine ? JANNETON. Oui, pourquoi faire ? MONSIEUR SAVONEAU. Donne-le moi. JANNETON. Il faut donc que je me déshabille. MONSIEUR SAVONEAU. Qu'est ce que cela fait ? Un jupon de plus ou de moins : il ne fait pas froid. JANNETON. Non. MONSIEUR SAVONEAU. Et puis, avec ton amour... JANNETON. Vous vous moquez de moi. Elle lui donne son jupon. MONSIEUR SAVONEAU. Tu verras, tu verras. Il passe ses bras dans les fentes des poches du jupon. JANNETON. Qu'est-ce que vous faites donc ? MONSIEUR SAVONEAU. Ne t'embarrasse pas. Donne-moi mon bâton d'épine. JANNETON. D'épine ? Le voilà. MONSIEUR SAVONEAU. Allons, regarde à présent. Il sort de sa boutique, et prend un grand tour, en tâtant le pavé avec son bâton. TATONET. J'entends quelqu'un : c'est un aveugle aussi ; s'il allait vouloir me disputer ma place. Nous verrons, nous verrons. MONSIEUR SAVONEAU. Il me semble qu'il y a plus loin aujourd'hui de chez nous à ma place, qu'à l'ordinaire. TATONET. Oui, oui, ta place. MONSIEUR SAVONEAU. Je sens que m'y voilà bientôt. Oui, c'est ici. Il s'assied sur Tatonet. Qu'est-ce que c'est donc que cela ? Un chien ? Allons, hou ; veux-tu bien t'en aller ? TATONET. Non, non, je ne suis pas un chien, et je ne m'en irai pas. MONSIEUR SAVONEAU. Tu ne t'en iras pas ? Et qui es-tu donc ? TATONET. Un aveugle comme toi. MONSIEUR SAVONEAU. Un aveugle comme moi ; je parie que non. TATONET. Je te dis que je suis aveugle ; et quand je ne le serais pas, je suis venu le premier, et la place est à moi. MONSIEUR SAVONEAU. C'est ce que nous allons voir. TATONET. Je te donnerai de mon bâton. MONSIEUR SAVONEAU. Et moi je te donnerai du mien partout où je pourrai, je t'en réponds. TATONET. Prends garde à toi, je te tiens. Voyons si tu pourras me donner de ton bâton. MONSIEUR SAVONEAU. Je te ferai bien me lâcher. Il jette son chapeau à terre, et Tatonet le lâche. TATONET. Qu'est-ce que c'est donc que cela ? Où est mon chapeau ? Il se baisse, et Savoneau lui donne un coup de bâton sur le dos. Tatonet s'écrie :Ah ! Coquin ! Il le frappe ou croit le frapper, et attrape le mur, qui lui fait tomber son bâton de la main. SAVONEAU, ramassant le bâton, crie : Ah je suis mort ! Et il rentre chez lui. TATONET. Diantre ! L'aurais-je tué ? Où fuir, et comment sans bâton ? Allons le long du mur. Je n'entends rien ; il ne peut être mort entièrement du coup, et je l'entendrais se plaindre : il s'en est allé assurément. Cherchons mon chapeau et mon bâton. Il cherche à quatre pattes. MONSIEUR SAVONEAU, bas à Janneton. Tu as bien entendu, fais ce que je t'ai dit. JANNETON. Oui, mon père. TATONET, trouvant le chapeau de Monsieur Savoneau. Ah ! Voilà mon chapeau. Il le met sur sa tête. Eh, mon Dieu, non ; je suis volé, ruiné. À genoux.Messieurs, Mesdames, n'y a-t-il personne de vous assez charitable pour rendre à un pauvre aveugle son chapeau et son bâton qu'il a perdus ? JANNETON. Qu'est-ce que c'est donc que vous demandez ? Vous avez votre chapeau sur votre tête. TATONET. Eh non, ma chère Demoiselle. JANNETON. Mais croyez-moi, je ne suis pas aveugle, je le vois bien. TATONET. Oui, Mademoiselle, j'ai un chapeau ; mais ce n'est pas le mien. JANNETON. Qu'est-ce que cela fait ? Il vaut peut-être le vôtre, et vous êtes sûr de ne pas aller nue tête. TATONET. Mais, Mademoiselle, c'est qu'il y avait de l'argent dans mon chapeau. JANNETON. Quelques liards, sans doute ? On vous en donnera d'autres. TATONET. Eh non, Mademoiselle. JANNETON. Quoi ! Il y avait de l'argent blanc ? TATONET. Non ; mais... JANNETON. Des pièces de deux sols, de six liards, apparemment. TATONET. Eh non, Mademoiselle ; c'étaient des louis d'or. JANNETON. Des louis d'or ! Allons, vous vous moquez de moi ; vous imaginez-vous que je croirai que vous aviez des louis dans votre chapeau, pour engager les gens qui passent à vous faire la charité. Ah ! Pardi, en voilà d'une bonne. TATONET. Mais on ne les voyait pas, ils étaient dans une petite poche qui est dans le chapeau. JANNETON. Attendez donc, combien y en avait-il ? TATONET. Cent. En auriez-vous connaissance ? JANNETON. Oui, vraiment. TATONET. Ah ! Ma chère Demoiselle, que je vous aurai d'obligation, si vous vouliez me les faire rendre ! JANNETON. Et que me donnerez-vous ? TATONET. Je dirai tous les jours une oraison pour vous. JANNETON. Cela ne suffit pas ; et si vous voulez me donner cinquante louis, je vous ferai rendre le reste. TATONET. Non, Mademoiselle, je veux tout avoir. JANNETON. Allons donc, un homme qui demande sa vie n'a pas besoin d'avoir tant d'argent ; c'est voler les pauvres. MONSIEUR SAVONEAU, dans sa boutique. Oh le vilain avare ! Ne lui faites rien rendre, Mademoiselle. TATONET. Ah ! Je vous y forcerai bien ; et je ne vous laisserai pas aller que je n'aie mes cent louis. JANNETON. Voulez-vous bien me laisser ; je vais crier au guet. TATONET. Je ne vous lâcherai point. JANNETON, criant. Au guet, au guet. MONSIEUR SAVONEAU, avec une petite voix. Ah ! Voilà Monsieur le Commissaire. Il sort de sa boutique. TATONET. Tant mieux. Je m'en vais lui faire ma plainte. MONSIEUR SAVONEAU, d'une voix de Commissaire. Qu'est-ce que c'est donc que tout ce bruit-là ? JANNETON. Monsieur le Commissaire, c'est ce vilain aveugle qui veut me retenir de force. MONSIEUR SAVONEAU. Comment, au milieu de la rue ! Allons, allons, je vais le faire mener en prison. TATONET. Mais, Monsieur le Commissaire, je vous prie de m'écouter. MONSIEUR SAVONEAU. Allons, commencez par lâcher cette fille. Il se retourne.Songez, vous autres, à préparer vos menottes. D'une autre voix. Oui, Monsieur le Commissaire. TATONET. Mais, Monsieur le Commissaire... MONSIEUR SAVONEAU. Qu'est-ce que vous avez à dire ? Est-ce qu'on prend comme cela quelqu'un de force ? TATONET. Mais, Monsieur, je suis volé. MONSIEUR SAVONEAU. Vous avez volé cet aveugle, Mademoiselle ? JANNETON. Non, Monsieur. Il le sait bien. TATONET. Je ne dis pas que ce soit elle qui m'ait volé, Monsieur le Commissaire ; mais elle sait qui a mon chapeau, que j'ai perdu. MONSIEUR SAVONEAU. Voilà bien du bruit pour un chapeau de perdu. TATONET. Il y avait cent louis dedans ; et elle dit qu'elle me les fera rendre, si je veux lui en donner cinquante pour elle. MONSIEUR SAVONEAU. Est-il vrai, Mademoiselle ? JANNETON. Oui, Monsieur, j'ai dit cela. MONSIEUR SAVONEAU. Et pourquoi voulez-vous avoir ces cinquante louis ? JANNETON. Pour me marier, Monsieur le Commissaire. Je ne lui ferai point de tort ; il n'en a pas besoin, puisqu'il demande l'aumône. TATONET. Monsieur le Commissaire, je l'épouserai, si elle veut me rendre le tout. MONSIEUR SAVONEAU. Qu'avez-vous à dire à cela, Mademoiselle ? JANNETON. [Note : Trucheur : Celui, celle qui truche, qui mendie. [L]]Que je ne veux pas épouser un vilain trucheur comme celui-là. MONSIEUR SAVONEAU. Si ce n'est que cela qui vous arrête, il ne demandera plus l'aumône. TATONET. Je ne demanderai plus l'aumône ? MONSIEUR SAVONEAU. Non sûrement. Il n'y a que ceux qui ont un véritable besoin, à qui il est permis de la demander. TATONET. Ah ! Monsieur le Commissaire, je vous demande bien pardon ; mais, au nom de votre bienheureux patron, ce grand ami de Dieu, ne me faites pas ôter la permission de demander l'aumône. MONSIEUR SAVONEAU. À quoi vous déterminez-vous ? TATONET. À faire tout ce que vous voudrez, pourvu qu'on me rende mon argent. MONSIEUR SAVONEAU. Allons, cela est bon ; mais voilà mon clerc. Qu'est-ce qu'il y a, Monsieur Pinçon ? D'une autre voix.Monsieur le Commissaire, c'est un aveugle qui a été assassiné par un de ses camarades, et qui a dit que ce chapeau appartenait à son assassin. TATONET, à part. Ah ! Mon Dieu ! Que je suis malheureux ! MONSIEUR SAVONEAU, de la voix du clerc. Et il y a cent louis dans ce chapeau. Reprenant la voix du Commissaire.Qu'est-ce que cela veut dire ? JANNETON. Monsieur le Commissaire, ce n'est pas moi qui vous ai dit qu'il l'avait tué. MONSIEUR SAVONEAU. Un moment, un moment ; ceci devient sérieux. À Tatonet.Comment vous appelez-vous, mon ami ? TATONET. George Tatonet, Monsieur. MONSIEUR SAVONEAU. Écrivez, mon clerc. Reconnaissez-vous ce chapeau-là pour avoir été à vous ? TATONET. Non, Monsieur. MONSIEUR SAVONEAU. Ces cent louis ne vous appartiennent donc pas ? TATONET. Pardonnez-moi, Monsieur. MONSIEUR SAVONEAU. Mais les cent louis ne vont point sans le chapeau ; et il faut que vous preniez le chapeau comme vous appartenant, si les cent louis sont à vous. TATONET. Eh bien, je prendrai aussi le chapeau, Monsieur le Commissaire. MONSIEUR SAVONEAU. Puisque vous reconnaissez que le chapeau et les cent louis vous appartiennent, vous voilà convaincu du crime d'avoir assassiné l'homme qui vient de mourir. TATONET. Mais, Monsieur, ce n'est pas ma faute s'il est mort d'un coup de bâton que j'ai donné en l'air. MONSIEUR SAVONEAU. Par le procès-verbal, il est dit que c'était pour avoir sa place dans cette rue. TATONET. Je ne savais pas que ce fût sa place. MONSIEUR SAVONEAU. Vous n'en serez pas moins pendu. TATONET, pleurant. Je serai pendu ! MONSIEUR SAVONEAU. Sûrement. TATONET, pleurant. Ah ! Monsieur le Commissaire, ne pourriez-vous pas empêcher que ce malheur-là ne m'arrive ? MONSIEUR SAVONEAU. Attendez. Éloignez-vous, vous autres. Écoutez-moi : l'autre aveugle est mort ; abandonnez le chapeau et les cent louis, et l'on écrira dans la déposition qu'ils n'étaient pas à vous. TATONET. Mais qui les aura ? MONSIEUR SAVONEAU. Cette fille, qui savait que vous aviez tué cet aveugle, et qui n'a pas déposé contre vous. TATONET. Est-ce que sur sa déposition je serais pendu ? MONSIEUR SAVONEAU. Assurément. TATONET. Mais si elle voulait se contenter de cinquante louis. MONSIEUR SAVONEAU. Elle ne pourrait pas se dispenser de dire que les cinquante autres et le chapeau sont à vous. TATONET. Elle ne le pourrait pas ? MONSIEUR SAVONEAU. Non vraiment. TATONET. Mademoiselle, rendez-moi ce service-là, je vous en prie. JANNETON. Je ne sais pas les affaires, et je ne peux faire que ce que Monsieur le Commissaire dira. TATONET. Je vous en donnerai soixante. MONSIEUR SAVONEAU. Cela ne suffit pas : il faut donner le tout. TATONET, pleurant. Le tout ! MONSIEUR SAVONEAU. Oui ; mais on vous rendra votre chapeau. JANNETON. Et même votre bâton. TATONET, pleurant. Mon chapeau et mon bâton ! MONSIEUR SAVONEAU. Oui. TATONET. C'est là tout ce que j'aurai ? MONSIEUR SAVONEAU. Non, vous aurez encore la permission de demander toujours l'aumône. TATONET. Allons, ce n'est pas tout perdre. MONSIEUR SAVONEAU. Vous donnez ces cent louis à Mademoiselle ? TATONET. Il le faut bien, puisque je ne peux pas les reprendre sans être pendu. JANNETON. Monsieur, je vous suis bien obligée. MONSIEUR SAVONEAU. Adieu, mon ami ; une autre fois soyez plus sage. TATONET. Ou moins malheureux. MONSIEUR SAVONEAU, à Janneton. Nous, allons chez la Mère Dumoulin ; je suis sûr à présent de son consentement pour que son fils t'épouse, en voyant quelle est ta dot. Ils s'en vont. TATONET. Maudite soit l'envie qui m'a pris d'avoir cette chienne de place ; je réponds bien de ne jamais passer par cette sorcière de rue tant que je vivrai. Explication du Proverbe : 88. On obtient par adresse ce qu'on ne peut obtenir par force. ==================================================