******************************************************** DC.Title = LE CHOIX D'UN MARI, COMÉDIE DC.Author = CARRANCE, Évariste DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 25/08/2023 à 20:35:38. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/CARRANCE_CHOIXDUNMARI.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k39249n DC.Source.cote = Collection numérique : Fonds régional : Aquitaine DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LE CHOIX D'UN MARI Comédie en trois actes et en prose. 1884 Évariste CARRANCE AGEN, V. LENTHERIC, Juin 1890. PERSONNAGES. MADAME DU FRESNEL. MADAME IRÈNE DE CHATEAUNEUF, sa fille. MONSIEUR LÉO DUVAL, auteur dramatique. MONSIEUR ARISTIDE DE CLAIRVAUX, notaire. MONSIEUR DUPLESSIS, boursier. MONSIEUR DUPUY. La scène se passe à Paris en 1874. Texte extrait de "Théâtre complet de Évariste Carrance".- Agen : Librairie du comité poétique et de la revue française. pp 3-76. ACTE PREMIER Un vaste salon bien décoré. Canapé, fauteuils, glaces, etc. Au premier plan, un guéridon et deux causeuses. Porte au fond à droite et à gauche. SCÈNE PREMIÈRE. Madame du.resnel, Irène. Toutes deux sont assises auprès d'un guéridon. -Irène travaille à une broderie. MADAME DU FRESNEL. Voulez-vous connaître toute ma pensée, ma fille ? IRÈNE. Je ne demande pas mieux, ma mère. MADAME DU FRESNEL. Eh bien ! Votre projet n'a pas l'ombre du bon sens, et je vous jure que cela ne s'est jamais vu, même au théâtre. IRÈNE. Il faut un commencement à tout. MADAME DU FRESNEL. Mais c'est de l'extravagance toute pure. IRÈNE. Elle pose sa broderie.Ce que vous appelez extravagance, en vous inspirant de je ne sais quel préjugé, ma mère, moi, je l'appelle raison. - J'ai vingt-six ans et je suis veuve. Mieux que personne vous savez combien mon mariage a été malheureux... je ne reprendrai pas le long thème des unions désassorties, dont la responsabilité remonte presque toujours aux grands parents ; j'ai perdu mon mari que les convenances m'ont fait pleurer, car les convenances rendent parfois hypocrite, ma mère... MADAME DU FRESNEL. Ma fille ! IRÈNE. Mais songez donc que je ne pouvais aimer un homme qui avait deux fois mon âge, que j'ai épousé par force, qui était injuste, égoïste, avare. MADAME DU FRESNEL. Et qui en mourant vous a laissé un million ! IRÈNE. En échange de mes rêves brisés, de mes illusions envolées, de mon coeur fermé à la jeunesse, à la vie, à l'espoir, à toutes les aspirations de la jeune fille, à toutes les croyances de la jeune mère. MADAME DU FRESNEL. Il est singulier, Irène, que vous ayez conservé encore ce caractère romanesque et anti-chrétien que vous avez puisé dans les livres que publie cette époque scandaleuse. IRÈNE. Vous vous trompez, ma mère; ce caractère romanesque dont vous voulez me faire un crime, j'ai dû le transformer dans les quatre années passées avec le Comte de Châteauneuf ; et aujourd'hui, c'est à ma seule raison que j'en appelle pour faire choix d'un mari : je le veux jeune, aimable, bon, et je ne sache pas de morale qui condamne ma résolution. MADAME DU FRESNEL. Je vous l'ai dit, Irène, elle est absolument insensée, et c'est l'avis de l'excellent Monsieur Dupuy. IRÈNE. L'honorable ami de la famille. MADAME DU FRESNEL. J'espère bien, ma fille, que vous ne trouverez rien à reprendre à la conduite de Monsieur Dupuy : c'est un homme d'une probité scrupuleuse, d'une honnêteté proverbiale, d'une piété évangélique et d'un désintéressement... IRÈNE. Qui s'intéresse un peu trop aux affaires des autres... Un domestique annonçant : Monsieur Dupuy.Je vous laisse, ma mère, mais je vous préviens que je ne me marierai qu'avec celui que je choisirai. Elle sort. SCÈNE II. Madame du Fresnel, Dupuy. MADAME DU FRESNEL, allant au-devant de Dupuy. Avoir élevé les enfants jusqu'à cet âge pour s'entendre dire de telles choses. Ah ! La société est vraiment bouleversée ! DUPUY. Bouleversée... c'est le mot ; pas de religion, pas de pitié, pas de coeur, oui, ma chère amie, pas de coeur. Cette société injuste vient d'insulter mes cheveux blancs... MADAME DU FRESNEL. Que dites-vous là, mon ami. DUPUY. La vérité. Il prend un siège.Figurez-vous qu'en traversant le boulevard, mon pied glisse, et que je m'étends sur le trottoir, rendu très dangereux par suite des dernières neiges... MADAME DU FRESNEL. Poursuivez ; vous ne vous êtes pas blessé, j'espère. DUPUY. Dieu m'a protégé. Je me suis relevé aussitôt (il se lève) et j'ai aperçu près de moi ce jeune écrivain, ce Monsieur Duval, que j'ai eu la douleur de rencontrer plusieurs fois dans vos salons. MADAME DU FRESNEL. Dans ceux de ma fille... DUPUY. Le monde dit, telle mère... MADAME DU FRESNEL. N'achevez pas, mon ami, vous savez bien que jusqu'à présent toutes mes raisons se brisent contre la volonté de Madame de Chateauneuf... Et ce Monsieur Duval, que je déteste autant que vous, a été peut-être inconvenant à votre égard ? DUPUY. Inconvenant! dites grossier, ma bonne amie ; il m'a demandé d'abord, en feignant l'intérêt, si je ne m'étais pas fait de mal... et sur ma réponse négative, il est parti en se tordant de rire... Oh ! Mais d'un rire ! Et le monde s'amassait... et si je ne m'étais promptement retiré, je servais de point de mire aux huées d'une centaine de badauds. MADAME DU FRESNEL. Mais j'y songe, cette chute pourrait avoir des conséquences sérieuses ; peut-être serait-il utile de vous faire donner quelques soins... Je vais sonner. DUPUY. N'en faites rien, je vous prie. Des intérêts plus importants doivent nous occuper... J'ai vu ce matin le digne Monsieur Duplessis, qui paraît impatient de terminer l'affaire que vous savez... Irène s'est-elle enfin décidée ? MADAME DU FRESNEL. Toutes mes raisons ont échoué devant son entêtement. DUPUY. C'est incroyable ! MADAME DU FRESNEL. Je lui ai parlé de vous, dont l'amitié pour notre famille ne s'est jamais démentie ; je lui ai dit que vous n'approuviez pas ses idées. DUPUY. Je ne voudrais pas vous blâmer, mon amie, mais peut-être avez-vous eu tort de parler de mon opinion à ce sujet. MADAME DU FRESNEL. Irène n'a-t-elle pas été habituée à vous considérer comme un second père ? DUPUY. Je voudrais causer un instant avec elle. MADAME DU FRESNEL. Je la crois fort mal disposée. DUPUY. Je saurai à quoi m'en tenir. Voyons, ne considérez, je vous prie, que le dévouement d'un vieil ami, et priez Madame de Châteauneuf de venir causer un instant avec moi. MADAME DU FRESNEL. Je vous obéis. Elle sort. SCÈNE III. DUPUY, seul. La petite sotte serait capable de faire manquer une affaire d'or... A-t-on jamais vu cela ? Et cette bonne Madame du Fresnel qui ne peut pas inspirer à sa fille une sage résolution ! Au milieu de quelle société étrange vivons-nous ! SCÈNE IV. Dupuy, Irène. IRÈNE. Vous avez demandé à me voir, Monsieur. DUPUY. Oui, mon enfant[.] S'asseyant.J'avais besoin de causer avec vous d'affaires graves, très graves peut-être. IRÈNE, elle prend un siège. Ce sont là des sujets de conversation qui ne sont pas de mon âge, Monsieur Dupuy ; je laisse la gravité aux vieillards. DUPUY. C'est un triste privilège que la jeunesse devrait par condescendance partager avec eux. Voyons, mon enfant, croyez-vous à l'amitié? IRÈNE. Cela dépend. Je suis devenue sceptique. DUPUY. Mais je crois que vous ne doutez pas de l'amitié, pleine de respect, que j'ai vouée à votre famille, Madame ; j'ai été jusqu'à sa mort l'ami de votre père. IRÈNE. Nous parlions de l'amitié en général. DUPUY. Accordez alors à la mienne le bénéfice des exceptions. Pour vous parler d'affaires très graves, j'ai besoin que vous ne doutiez pas de la noblesse de mes sentiments. IRÈNE. Vous me faites peur avec vos grands mots, Monsieur Dupuy, et j'hésite à vous écouter. Il y a quatre ans vous êtes venu comme aujourd'hui me parler d'affaires très graves ! Un mois après j'ai épousé Monsieur de Châteauneuf et j'ai été malheureuse avec lui. DUPUY. Votre famille a pu se tromper une fois, mon enfant, en croyant faire votre bonheur. IRÈNE. Ma mère, qui a pour vous une estime particulière, a reçu de vos mains l'époux que vous aviez choisi pour sa fille. DUPUY. Mais il y a erreur, mon enfant; je n'ai pas pu... Je n'avais pas le droit... Je n'aurais pas osé... IRÈNE. Et aujourd'hui, Monsieur Dupuy, vous venez me proposer un second vieillard... DUPUY. Un homme de quarante et quelques années... qui appartient au meilleur monde ; un esprit sérieux et posé, capable de rendre une femme heureuse... Voyons Irène, songez à votre mère qui désire cette union, et qui veut, avant de mourir, laisser sa fille à l'abri des méchantes insinuations dû monde. IRÈNE. Ah ! Le monde s'occupe de moi ? DUPUY. Vous le demandez ! Vous êtes jeune, riche et belle... Vos salons sont ouverts à une foule de jeunes gens dont la valeur est aussi discutable que la moralité... Vous recevez des peintres, des poètes, des journalistes ! IRÈNE. Je reçois qui je veux, Monsieur, et ces jeunes gens que vous traitez avec ce ton dédaigneux portent sur le front l'auréole de la jeunesse et du talent. DUPUY. Moi... Je les traite avec dédain ? C'est le monde, mon enfant ! Toujours le monde, avec lequel il faut compter. IRÈNE. Est-ce que je m'occupe de lui, moi ? DUPUY. Je ne proscris pas ces réunions de la jeunesse, je les encourage, au contraire... mais il faut avoir un mari... IRÈNE. Pour mieux dérober au monde les petites faiblesses du coeur ; est-ce bien ce que vous voulez dire ? DUPUY. Vous me comprenez mal, ou je ne me suis pas bien expliqué, mon enfant. Un domestique annonçant : Monsieur Léo Duval. Dupuy, se levant.Nous reprendrons plus tard cette conversation. IRÈNE. Ne l'avons-nous pas épuisée ? DUPUY. Je reste sur le champ de bataille. SCÈNE V. les mêmes, Léo. LÉO. Madame, je vous présente tous mes hommages. IRÈNE. Bonjour, Monsieur Léo, vous devenez rare. LÉO. Tiens, vous êtes ici, Monsieur Dupuy ; enchanté de vous rencontrer... et cette chute de ce matin ? IRÈNE. Comment, Monsieur Dupuy... LÉO. A voulu m'imiter, Madame. Les auteurs dramatiques font quelquefois des envieux. DUPUY. Monsieur, je crois que je suis tombé décemment. LÉO. Comment donc, Monsieur, la muse la plus pudique n'aurait pu se formaliser. DUPUY. D'ailleurs, je ne suis pas de ceux qui recherchent ces accidents, comme certains auteurs dramatiques... À part.Attrape. LÉO. Que vous connaissez, hein ? IRÈNE. Monsieur Léo, j'ai bien regretté l'accueil peu sympathique qui a été fait à votre dernière comédie. Le public a peut-être été injuste..... LÉO. Le public est notre maître, Madame, nous devons nous incliner devant ses arrêts. Ma pièce est tombée bravement sur le champ d'honneur, c'est à recommencer, voilà tout. Seulement, ce matin, en voyant ce bon, cet excellent Monsieur Dupuy étendu sur la neige, la pensée que tout le monde pouvait tomber m'est venue à l'esprit, et j'ai ri d'un coeur... DUPUY. Ce n'était pas si risible que cela. LÉO. Puisqu'il n'y avait rien de cassé, rien de démis. D'ailleurs, d'une chute... IRÈNE. On se relève n'est-ce pas ? LÉO. [Note : Coupon de loge : Terme de théâtre. Coupon de loge, le billet qui donne droit à une loge entière. [L]]Je l'espère, Madame... et je vous apportai un coupon de loge pour la représentation de lundi prochain. IRÈNE. Encore une comédie. DUPUY. Vous êtes peut-être imprudent ? LÉO. Bon, il n'y a que la première chute qui coûte. IRÈNE. Le nom de votre comédie ? LÉO. Un tout petit acte qui a pour titre : le Pays du Bonheur ; voudrez-vous assister à sa première représentation ? IRÈNE. Je vous le promets. LÉO. Je regrette de ne pouvoir vous offrir un billet, Monsieur Dupuy. DUPUY, sournoisement. Je vous sais gré de votre intention, Monsieur, mais je ne vais jamais au théâtre, je préfère aller entendre un grand orateur chrétien. IRÈNE. Il y a un temps pour tout. Le titre de votre pièce est fort joli, monsieur Léo... Le Pays du Bonheur ! Sur quelle carte du monde se trouve-t-il ? LÉO. C'est ce que se demande le principal personnage de ma bluette. DUPUY, à part. Il y a de l'amour là-dessous ; Haut.Je reviendrai. Il s'incline et sort. SCÈNE VI. Irène, Léo. IRÈNE, joyeusement. Ah ! Mon Dieu ! Il est parti. LÉO. Un triste ami que possède là madame votre mère ! IRÈNE. Je hais cet homme... Il ressemble à un oiseau de proie, et je vous jure que par instants il me fait peur. LÉO. Que ne le consignez-vous à la porte de votre hôtel ? IRÈNE. J'obéis à des considérations de famille ; cet homme a été l'ami de mon père. LÉO. Lui ? IRÈNE. Pourquoi cet étonnement ?... LÉO. Je songeais à une histoire que me racontait dernièrement Monsieur de Clairvaux. IRÈNE. Mon notaire ? LÉO. Précisément, madame. IRÈNE. Et cette histoire ? LÉO. Hélas ! Il ne m'est pas permis de la dévoiler. IRÈNE. Et à propos de l'ami de mon père ? LÉO. Monsieur Dupuy, Madame, n'a jamais été l'ami de personne. IRÈNE. Gardez vos secrets, Monsieur Léo, je ne vous les demande plus... mais serez-vous aussi mystérieux sur le sujet de la pièce que vous avez si heureusement appelée le Pays du Bonheur ? LÉO. Non, madame, mais le poème de ma bluette est tellement simple !... IRÈNE. Que vous redoutez le jugement d'une amie et que vous allez réclamer celui du public... Est-ce bien cela ? LÉO. Pas précisément, mais il y a dans ce petit acte des nuances qui m'échapperont peut-être. IRÈNE. Allons, monsieur Léo, je ne vous demande que le canevas de votre broderie. LÉO. Le théâtre représente un salon, comme celui-ci, par exemple. IRÈNE. Voilà pour le décor. LÉO. Au lever du rideau, une jeune veuve occupe la scène et raconte les amertumes de sa vie. Toute jeune elle a été sacrifiée à un vieillard égoïste et jaloux ; elle a dû renfermer en son sein tous les rêves de son âme ; elle a vu s'effeuiller lentement les plus suaves fleurs de sa jeunesse. Elle est encore jeune, elle est encore belle, mais la tristesse la domine et l'étreint de ses bras glacés. IRÈNE. Mais cette jeune femme n'a pas de mère... N'est-ce pas Monsieur Léo ? LÉO. Pardon, madame ; mais sa mère, en lui donnant un vieillard très riche pour époux, a cru faire son bonheur. Elle n'a pas songé qu'elle avait été jeune aussi. Elle a regardé la vie par le côté prosaïque et froid ; sa fille a été malheureuse. IRÈNE. Cela devait être. Ce début m'intéresse beaucoup. LÉO. Mais cette jeune femme, cloîtrée dans un vaste château, n'a pu perdre toutes ses illusions. Son coeur qu'elle croit mort n'a jamais battu. Certaines fleurs se ferment à l'approche de la nuit, comme si l'ombre les effrayait, et se rouvrent le lendemain, sous les tièdes caresses du soleil. IRÈNE. Que dit-il là, mon Dieu ! LÉO, continuant. Mon héroïne, vivant loin du monde, a conservé quelques relations avec lui ; un jeune touriste, frère d'une de ses amies du couvent, visite par hasard la châtelaine abandonnée. IRÈNE. C'est peut-être celui qui cherche le Pays du bonheur ? LÉO. Vous rendez ma tâche facile, Madame ; le nouveau personnage qui se présente ainsi est un admirateur de tout ce qui est grand et beau ; il est poète et cherche avec la croyance du poète un coeur dont l'image pourra l'occuper tout entier : c'est un Lamartine qui appelle une Graziella, un Pétrarque qui demande une Laure, un Dante qui cherche une Béatrix. IRÈNE. C'est donc une grande passion qu'il faut à ce coeur ? LÉO. C'est l'amour qui a manqué à cette jeune femme pour la faire heureuse et enviée de tous ; c'est le rayon qui n'a pas brillé sur cette fleur. IRÈNE. Vous avez raison, Monsieur Léo, l'amour véritable fait étinceler la vie ; mais l'amour véritable se rencontre-t-il sur notre terre ? LÉO. Vous en doutez, Madame, lorsque vous sentez en vous des trésors de tendresse et de dévouement ; lorsque votre jeunesse rêveuse sent frissonner en elle des aspirations fébriles vers un idéal qui est celui du coeur humain; lorsque autour de vous tout aime, tout espère, tout rayonne sous le souffle du Créateur ? Car toutes les oeuvres que nous contemplons dans cet univers harmonieux sont écloses sous le regard de l'amour ! Non ! Non ! Vous n'en doutez pas, Madame, j'en appelle à vos souvenirs, à vos rêves, à vos nuits sans sommeil... IRÈNE. Monsieur ! Monsieur ! LÉO, lui prenant la main. J'en appelle aussi à votre sincérité. SCÈNE VII. Les mêmes, Madame de Fresnel. MADAME DU FRESNEL. Eh bien ! Que faites-vous donc, ma fille ? Oubliez-vous que Monsieur Dupuy attend dans l'antichambre le moment où vous voudrez le recevoir ? IRÈNE. Monsieur Léo, ma mère, me racontait le sujet de sa nouvelle comédie. MADAME DU FRESNEL. Et vous formez des voeux pour le succès de Monsieur ? IRÈNE. Sans doute, ma mère. MADAME DU FRESNEL. Je m'associe à ces voeux, qui sont d'une bonne chrétienne, mon enfant, mais je prie Monsieur de ne pas s'opposer plus longtemps à l'accomplissement de vos devoirs... Léo salue et sort. SCÈNE VIII. IRÈNE. Mon Dieu ! Mon Dieu ! Quand serai-je donc maîtresse ? MADAME DU FRESNEL. Quand vous consentirez à épouser Monsieur Duplessis, ma fille. IRÈNE. Jamais, ma mère. ACTE II SCÈNE PREMIÈRE. Dupuy, Irène. Irène est assise sur le canapé. - Dupuy sur une causeuse en face d'elle. DUPUY. Consentez à recevoir Monsieur Duplessis, mon enfant ; c'est un homme du meilleur monde, et je suis persuadé que les préventions que vous avez contre lui s'effaceront complètement. IRÈNE. Je n'ai pas de préventions contre Monsieur Duplessis. DUPUY. Mais alors, votre refus persistant ?... IRÈNE. S'explique par un premier mariage qui a été malheureux. DUPUY. Mais enfin, vous ne prétendez pas, à votre âge, renoncer au mariage ? IRÈNE. Je veux un mari selon mon coeur ! L'union que vous me proposez serait scandaleuse ; je préfère ma liberté. DUPUY. Scandaleuse ! Oh ! Que ce mot est déplacé, mon enfant. IRÈNE, elle se lève et va vers Dupuy. Je ne trouve pas. Vous appartenez à ce monde positif qui marie un sac d'écus à un autre sac d'écus et qui ne s'inquiète pas d'autre chose. Eh bien ! j'ai vingt-six ans ; en secouant la volonté de ma mère, je retrouve ma volonté ; je ne veux pas une seconde édition de la vie de sacrifices que j'ai subie une première fois ; gardez votre vieillard, je le répète, je veux garder ma liberté. DUPUY. Vous croyez donc être malheureuse avec cet honnête homme ? IRÈNE, revenant lentement s'asseoir. Je ne veux pas tenter une seconde expérience, la première m'a meurtrie ! DUPUY (avec émotion ; il se lève) Tenez, mon enfant, je ne veux plus vous tourmenter. Dieu m'est témoin que je ne cherche que votre bonheur ! Je vous ai vue toute petite, alors vous aviez pour moi de l'affection ; en continuant auprès de vous la mission que votre père n'a pu achever, je croyais être mieux compris... La force humaine a des limites ; je me retire, je ne reparaîtrai plus devant vos yeux ; je tâcherai d'oublier le serment que je fis au lit de mort de votre père ! IRÈNE. Un serment ! DUPUY, avec mélancolie. Celui de veiller sur vous Il se dirige vers la porte. Un domestique lui remet un billet qu'il lit vivement. IRÈNE. Monsieur Dupuy. DUPUY. Monsieur Duplessis est dans l'antichambre... Il attend un mot de vous, pour vous présenter ses devoirs... Faut-il le congédier ? IRÈNE. Je suis pleine de respect pour la mémoire de mon père ; si je vous ai offensé , je le regrette de tout mon coeur, et s'il ne faut que recevoir Monsieur Duplessis pour vous prouver que je ne sais pas être ingrate... DUPUY, joyeux. Vous consentez ? IRÈNE. À le recevoir, rien de plus. DUPUY. Je vous remercie , mon enfant. Il sort. SCÈNE II. IRÈNE, seule. Mais d'où provient cette insistance incompréhensible ? Quelque chose me dit que cet homme est de mauvaise foi ; que sous cette enveloppe d'ami se dérobe une âme vénale, sous cette piété profonde un esprit hypocrite et corrompu. Ô mon Dieu ! Qui pourra éclairer ma marche à travers les obscurités et les mensonges qui entourent mon chemin ? Moi, épouser monsieur Duplessis ! Oh non ! Non ! Quelle différence entre lui et ce bon monsieur Léo. Quel esprit d'élite, quel coeur délicat... aussi n'a-t-il pas le don de plaire à Monsieur Dupuy ; tous mes amis sont les ennemis de cet homme. SCENE III. Irène, Duplessis. DUPLESSIS. Heureux qui peut vous voir, Madame ; je me suis présenté plusieurs fois chez vous , et j'ai eu la douleur de ne pouvoir vous saluer. IRÈNE. Monsieur, vous me pardonnerez si je vais droit au sujet qui vous amène chez moi ; je ne sais pas feindre. DUPLESSIS. On m'a averti, madame, de la droiture de votre esprit et de la franchise de votre caractère. IRÈNE. Alors, Monsieur, puisque vous me connaisse ? Un peu, vous ne serez pas surpris que je me permette de vous adresser une question ? Elle désigne un siège à Duplessis et en prend un elle-même. DUPLESSIS. Une question ? Mais comment donc ? Vous pouvez m'en adresser trente si vous le désirez, Madame, et rien ne vous donnera une idée du plaisir que j'éprouverai à vous répondre. IRÈNE. Je ne serai pas indiscrète et vous demanderai seulement, Monsieur, pourquoi vous désirez m'épouser ? DUPLESSIS. Pourquoi... Je désire... IRÈNE. M'épouser ! DUPLESSIS. Mais, Madame, la réponse que vous me demandez est facile... très facile à faire... IRÈNE. Je l'attends, Monsieur. DUPLESSIS. Je désire être uni à vous, madame, parce que... parce que je vous aime. IRÈNE. C'est une réponse en effet, Monsieur, mais oserai-je vous demander de quelle nature est le sentiment que vous dites éprouver pour moi... Il y a tant de genres d'amour... Vous avez deux fois mon âge, et... DUPLESSIS. N'achevez pas, madame, j'ai pour vous aimer un coeur de vingt ans. IRÈNE. Ne croyez pas que je veuille railler une situation qui me semble très grave, et répondez-moi : Croyez-vous que je puisse vous aimer à mon tour avec la même abnégation, je dirai avec le même courage ! DUPLESSIS. Pourquoi pas, Madame ; je ne vous demande aujourd'hui qu'un peu de sympathie... et j'espère que plus tard cette sympathie deviendra un sentiment plus doux. Irène reste silencieuse et pensive. Duplessis se lève et s'approche d'elle.Vous êtes toute songeuse ; croyez-vous qu'il ait neigé dans mon coeur comme il a neigé sur mon front? daignez me répondre, Madame. IRÈNE. Pardonnez-moi, Monsieur ; vos paroles viennent d'évoquer des souvenirs très douloureux, et je vous saurai gré de remettre à plus tard la suite de cet entretien. DUPLESSIS. Puis-je emporter en vous quittant, Madame,la pensée que je ne vous ai pas trop déplu ? Irène s'incline froidement. DUPLESSIS, insistant. Comment dois-je interpréter votre silence... qui ne dit mot... IRÈNE, vivement. Ne consent pas toujours, Monsieur. Duplessis sort. SCÈNE IV. IRÈNE, seule. Comme l'autre ! C'est absolument le langage de feu Monsieur de Châteauneuf. Oh ! Ma vie a été assez brisée, assez torturée une première fois., je braverai la volonté de ma mère, car j'ai acquis chèrement le droit de disposer de mon sort. SCÈNE V. Irène, De Clairvaux UN DOMESTIQUE, annonçant. Monsieur Aristide de Clairvaux. DE CLAIRVAUX. Madame, j'ai bien l'honneur de vous présenter mes hommages. IRÈNE, désignant un fauteuil. Monsieur. DE CLAIRVAUX. Voilà longtemps, Madame, que je n'ai eu l'avantage de vous voir. Il faut mettre cela sur le compte de mon étude, qui m'occupe beaucoup depuis quelques mois. IRÈNE. Je suis heureuse, Monsieur, que vos affaires grandissent ; je ne sais rien de plus digne que la récompense accordée au travail d'un honnête homme. DE CLAIRVAUX. Je vous remercie de ces paroles, Madame, et j'y puise un encouragement pour vous prier de m'accorder un instant toute votre indulgente attention. IRÈNE. S'agit-il de quelque chose de grave ? DE CLAIRVAUX. Je le crois. IRÈNE, souriante. Je vous écoute, monsieur. DE CLAIRVAUX. Vous souriez, madame. IRÈNE. Je vous en demande bien pardon, mais imaginez-vous que c'est la troisième fois aujourd'hui que l'on m'entretient d'affaires de cette nature. DE CLAIRVAUX. Dois-je hésiter ? IRÈNE. Pas le moins du monde ; je vous prête selon votre désir, toute mon attention, et je vous accorde toute mon indulgence. DE CLAIRVAUX. Madame, je suis le mandataire d'un ami, d'un poète plein d'esprit et de coeur qui, n'ayant plus de père, m'a chargé de le remplacer auprès de vous. IRÈNE. Ah ! Très bien. DE CLAIRVAUX. Qui dit poète, dit pauvre, n'est-ce pas, Madame ? Les muses sont ingrates pour leurs nourrissons ! Contrairement à ce principe, mon ami dispose d'une fortune assez grande et d'un coeur assez noble pour oser élever ses prétentions jusqu'à vous. IRÈNE. Puis-je savoir, Monsieur, le nom de la personne qui daigne s'occuper de moi ? DE CLAIRVAUX. Son nom, Madame, c'est celui qu'un monde chois[i] salue d'un regard d'estime ; c'est le nom d'un jeune écrivain qui deviendra peut-être célèbre si vous voulez accepter la moitié de sa vie... C'est Monsieur Léo Duval. Irène fait un mouvement. SCÈNE VI. Les mêmes, plus Madame du Fresnel. MADAME DU FRESNEL. J'étais dans ce cabinet, Monsieur, et j'ai tout entendu... Je suis Madame du Fresnel. DE CLAIRVAUX. Un beau titre que celui de mère, Madame, mais un titre qui impose de grands devoirs. MADAME DU FRESNEL. Prétendez-vous dire, Monsieur le notaire, que je ne remplis pas les miens ? DE CLAIRVAUX. Ce serait vous calomnier, Madame ; les devoirs de notre profession nous mettent parfois en face de ces mères égoïstes, qui sacrifient à leurs idées les enfants que Dieu leur a donné, mais vous n'êtes pas de ces mères-là, Madame. IRÈNE. Enfin, ma mère, puisque vous avez entendu ce que Monsieur de Clairvaux vient de me dire, je vous prie de me faire savoir si vous devez répondre pour moi. MADAME DU FRESNEL. Irène, vous me manquez de respect. Ah ! Monsieur Dupuy a bien raison !... Dieu du ciel ! C'est lui !... SCÈNE VII. Les mêmes, plus Dupuy. MADAME DU FRESNEL. Accourez vite, mon vieil ami, vous qui marchez si saintement au milieu de ce monde corrompu. DUPUY. Bien heureux si vous avez besoin de moi. DE CLAIRVAUX. Comment, c'est là monsieur Dupuy ! IRÈNE. Le connaîtriez-vous ? DE CLAIRVAUX. J'ai beaucoup entendu parler de ses oeuvres de charité ; Monsieur Dupuy est un philanthrope. MADAME DU FRESNEL, à Dupuy. Puisque monsieur vous connaît et vous rend la justice qui vous est due, il écoutera peut-être les conseils que vous allez lui donner. DE CLAIRVAUX. Ah ! Pardon, Madame, je rends hommage à ce brave monsieur Dupuy, mais j'ai la faiblesse de tenir à mes opinions. DUPUY. Mais enfin de quoi s'agit-il, voyons, nous allons concilier tout cela. MADAME DU FRESNEL. Monsieur vient de demander Madame de Châteauneuf en mariage pour un de ses amis, pour Monsieur Léo Duval. DUPUY. Ce n'est pas possible !... Il y a positivement erreur. MMADAME DU FRESNEL. Rien n'est plus vrai, et de plus, ce qui va vous paraître tout à fait inconcevable, il s'adresse à ma fille pour lui demander sa propre main. DUPUY. Oh ! Mais cela ne se fait pas... mais cela ne s'est jamais fait ! Il y a la mère, monsieur... Il y a la mère, qui compte pour quelque chose. DE CLAIRVAUX. J'ai voulu, avant de procéder à la demande officielle, m'enquérir des sentiments de Madame de Châteauneuf. DUPUY. Mais cela est immoral ! MADAME DU FRESNEL. Ce n'est pas moi qui le dis. DE CLAIRVAUX. Oh ! C'est absolument la même chose, Madame, puisque monsieur Dupuy se fait l'éloquent interprète de vos paroles ; j'accepte donc avec humilité le reproche que vous m'infligez... mais puisque la faute est commise. MADAME DU FRESNEL. Monsieur le notaire ! DE CLAIRVAUX. Puisque le mal est irréparable enfin... Permettez-moi de savoir de Madame de Châteauneuf si je puis demander sa main à Madame du Fresnel pour Monsieur Léo Duval, mon ami. MADAME DU FRESNEL. Monsieur, ma fille ne peut répondre que par son silence. Irène fait un mouvement. DUPUY, bas à madame du Fresnel. Quelle audace, un petit écrivain de rien du tout. IRÈNE. Vous vous trompez, ma mère, le silence serait une impolitesse envers Monsieur de Clairvaux, que j'estime, et envers Monsieur Léo Duval, qui est un homme de talent. DE CLAIRVAUX. Merci, Madame. MADAME DU FRESNEL. Un homme de talent, sifflé avec enthousiasme, ma fille. DUPUY. Calmez-vous, ma bonne amie, Madame de Châteauneuf sait ce qu'elle doit à sa famille. DE CLAIRVAUX, à Irène. Daignez me faire connaître votre réponse. IRÈNE. Eh bien ! Monsieur, je ne mets aucun empêchement à l'accomplissement de votre mission. MADAME DU FRESNEL, avec emportement. Ma fille est folle, Monsieur, je ne consentirai jamais. DUPUY. Jamais ! Jamais ! À part.Il me ferait manquer la plus belle affaire de ma vie, ce malheureux. DE CLAIRVAUX, à Madame du Fresnel. Madame, j'aurai l'honneur de me présenter demain chez vous. MADAME DU FRESNEL. Je vous dis que toute démarche sera inutile. DE CLAIRVAUX. Je connais les devoirs de ma profession ; Avec ironie.Je vous laisse avec ce bon Monsieur Dupuy et demain je viendrai vous offrir mes respects. Il s'incline et sort. SCÈNE VIII. Les mêmes, moins De Clairvaux. MADAME DU FRESNEL. L'insolent. Irène va reprendre sa broderie. DUPUY. Un petit notaire. MADAME DU FRESNEL. Cela ne s'est jamais vu. DUPUY. C'est le bouleversement du renversement... À part.Ah ! Le scélérat ! MADAME DU FRESNEL. Et vous, ma fille, je vous laisse à vos méditations ; je compte sur les sentiments sacrés de la famille pour vous faire prendre une décision conforme à votre dignité ; venez, mon ami. SCÈNE IX. IRÈNE, seule. Une décision conforme à ma dignité, voilà de grands mots... Allons, j'entrevois un rayon de soleil qui perce l'obscurité de mon existence. Léo m'aime ! Je m'en étais bien doutée un peu, et cependant je n'osais croire à l'étendue de mon bonheur. Oh ! Je sens bien que mon âme est à ce jeune poète ! Pourquoi ma mère s'oppose-t-elle à la réalisation de ce beau rêve ? Parce que Monsieur Dupuy est là qui la domine ! Mais quel rôle remplit donc cet homme, qui m'est odieux.Aimer., être aimée... C'est là le vrai pays du bonheur ; et je ne l'ai jamais connu. Faut-il que je renonce à ces espérances nouvelles qui font trembler mon être ? Faut-il que, fille obéissante et docile, je brise, de nouveau mon coeur, que je refuse l'amour qui vient s'offrir à moi, pauvre délaissée. Elle pleure. SCÈNE X. Irène, Léo. LÉO. Pardonnez-moi d'être venu... Il m'était impossible de ne pas vous voir... Il m'a semblé que vos paroles, que m'a répétées Monsieur de Clairvaux, contenaient pour moi un peu d'espérance, et j'ai vaincu votre domestique qui me refusait votre porte. IRÈNE. On ne voulait pas vous laisser entrer ? LÉO. Par ordre de Madame votre mère ! IRÈNE. Et ces choses se passent chez moi.Plus que jamais j'ai besoin d'un coeur aimant et dévoué. J'ai beaucoup souffert et beaucoup pleuré, Monsieur Léo. LÉO. Ainsi ce rêve que je caresse n'est pas une chimère qu'un souffle va faire évanouir. Irène... Madame... Vous consentez à m'aimer un peu pour toute l'adoration que je vous ai vouée. IRÈNE. Je vous estime et je vous aime, Léo, parce que vous êtes un homme d'honneur. ACTE III Madame du Fresnel est assise sur une causeuse. - Dupuy est en face d'elle. SCÈNE PREMIÈRE. Madame du Fresnel, Dupuy. DUPUY. Vous n'avez aucune fortune et ne possédez absolument que les douze mille francs de rente que vous accorde Madame de Châteauneuf, est-ce bien cela ? MADAME DU FRESNEL. Hélas ! DUPUY. Or, vous habitez l'hôtel de Madame de Châteauneuf, vous aidez cette dernière de votre expérience, vous commandez ici en maîtresse absolue, vous avez des équipages et des laquais, vous jouissez enfin de tous les privilèges attachés à la richesse ! MADAME DU FRESNEL. Vous avez toujours raison. DUPUY. Si Irène épouse Monsieur Duplessis vous conservez cette haute position sociale ; si elle devient la femme de cet artiste, que la pitié me défend de qualifier, vous êtes reléguée au deuxième rang, que dis-je, au troisième, au quatrième, vous êtes effacée, éclipsée, vous disparaissez !... Tout est là ! Vous comprenez, ma chère Madame du Fresnel, combien mes services sont désintéressés. J'accomplis une mission, moi, et voilà tout ! MADAME DU FRESNEL. Je le sais, mon vénérable ami, je le sais, et je vous en remercie du plus profond de mon coeur. DUPUY. Maintenant, mon rôle est fini. Le vôtre commence ; j'ai fait ce que j'ai pu, faites ce que vous devez. MADAME DU FRESNEL. J'ai supplié Irène de suivre les conseils que ma vieille expérience lui donnait, j'ai parlé en amie et j'ai parlé en mère; je crois avoir réussi. DUPUY. Ainsi vous croyez qu'elle ne songe pas à cet infime écrivain ? MADAME DU FRESNEL. Ma fille a été muette sur ce sujet, mais j'ai longuement plaidé la cause de Monsieur Duplessis, j'ai établi entre cet homme sérieux et ce pauvre poète une comparaison toute à l'avantage du premier. DUPUY. Et Irène ? MADAME DU FRESNEL. N'a pas soufflé mot. DUPUY. Commencerait-elle à être vaincue ? MADAME DU FRESNEL. J'en suis presque sûre. DUPUY. Si cela est, que le ciel en soit béni, mon amie, car le bonheur de votre fille dépend de sa docilité. MADAME DU FRESNEL. Si nous réussissons à la rendre.heureuse, vous aurez droit, mon vénérable ami, à toute notre reconnaissance. DUPUY, avec componction. J'aurais fait mon devoir, rien de plus, et la providence aura exaucé mon voeu le plus cher. UN DOMESTIQUE. Monsieur Duplessis, prie Madame de lui faire l'honneur de le recevoir. DUPUY. Faites entrer. SCÈNE II. Les mêmes, Duplessis. MADAME DU FRESNEL. Approchez donc, mon gendre... DUPLESSIS, s'inclinant. Il se pourrait ! MADAME DU FRESNEL. Je crois que nous avons gagné du terrain... maintenant le reste vous regarde un peu. DUPUY. Je ne dois pas donner de conseils à l'honorable Monsieur Duplessis, mais à sa place je battrai le fer tant qu'il est chaud. Madame de Châteauneuf est un esprit tout imprégné de romantisme ; je me sacrifierai jusqu'à jusqu'à devenir romantique... DUPLESSIS, gaiement. On tâchera. MADAME DU FRESNEL. Si vous saviez avec quelle grandeur d'âme le cher Monsieur Dupuy a plaidé votre cause. DUPUY. Madame du Fresnel aura pris la meilleure part au succès. DUPLESSIS. Je ne l'oublierai pas, mes amis, je vous jure que je ne l'oublierai pas. DUPLESSIS, bas à Madame du Fresnel. Et il est homme d'honneur. MADAME DU FRESNEL, même jeu. Je vais envoyer Irène. Elle s'incline devant Duplessis.À bientôt, Monsieur ; à bientôt, mon gendre. Elle sort. SCÈNE III. Dupuy, Duplessis. DUPUY. Madame de Châteauneuf va venir. Je disparais un instant ; à vous de vaincre les derniers scrupules, j'ai fait ce que j'ai pu. Il sort. SCÈNE IV. DUPLESSIS, seul. La chose me paraît assez avancée, et ce diable de Dupuy a vaincu toutes les résistances. C'est lui qui a tout fait. J'étais à cent mille lieues du mariage lorsqu'il a fait miroiter à mes yeux une dot princière ! un million ! Que d'opérations splendides on peut faire avec le prestige de ce mot : millionnaire ! Ajoutons que ma fortune n'est pas à dédaigner et qu'elle se chiffre par un total fort raisonnable ! Allons, avec l'aide de ce mariage nous pourrons devenir aussi un des Dieux de la finance moderne, un Rothschild peut-être ? .... SCÈNE V. Irène, Duplessis. DUPLESSIS. Madame, je vous présente tous mes voeux. IRÈNE. Pour la deuxième fois, Monsieur, je consens à vous accorder un moment d'entretien. DUPLESSIS. Cette froideur... IRÈNE. Vous la comprendrez tout à l'heure. Elle désigne un siège à Duplessis et en prend un elle-même. DUPLESSIS, à part. Que me disait donc ce brave Dupuy. IRÈNE. Monsieur, j'ai réfléchi à la demande que vous avez daigné faire à Madame du Fresnel, ma mère. DUPLESSIS. Je suspends les mouvements de mon coeur pour mieux vous écouter. IRÈNE. Et si vous éprouvez pour moi les sentiments que vous m'ayez découverts, je vais à coup sûr vous affliger. DUPLESSIS. Madame... IRÈNE. Je ne puis consentir, Monsieur, à devenir votre femme. DUPLESSIS. Que dites-vous, Madame ; vous déchirez sans pitié le coeur d'un honnête homme. IRÈNE. Pardonnez-moi, car à cet honnête-homme, j'ai besoin de demander un service... Monsieur, j'aime et je respecte ma mère, dont je redoute parfois le caractère impérieux... Je voudrais... DUPLESSIS. Vous voudriez... IRÈNE. Que le refus ne vînt pas de moi !... Le coeur d'une femme est parfois semé de mystères... qu'une mère ne comprend pas toujours... Vous me devinez peut-être ? DUPLESSIS. J'y mets tous mes efforts, madame ; qui n'a pas eu ses heures de mystère et de souffrance ? IRÈNE. Vous avez souffert, Monsieur ? DUPLESSIS. Un peu. IRÈNE. Alors vous me comprendrez... mon coeur ne m'appartient pas. DUPLESSIS. Un rêve semé d'étoiles d'or sur fond d'azur... Je connais cela. IRÈNE. Monsieur ! DUPLESSIS. Et je serai un mari indulgent, ne demandant pas à sa femme plus qu'elle ne peut lui donner, fermant les yeux sur le passé, c'est bien cela, n'est-ce pas ? IRÈNE. Oh ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! DUPLESSIS. Il est donc inutile de vous désoler pour si peu, Madame, ces choses-là sont aujourd'hui fort bien reçues... Ne connaissez-vous pas d'ailleurs ce proverbe exact : péché caché est à moitié pardonné. IRÈNE. Monsieur, vous insultez une femme sans défense. DUPLESSIS, étonné. Moi, vous insulter, Madame, mais je vous jure !... IRÈNE. Ne jurez pas, Monsieur, je ne crois plus en vôtre honneur ; vous m'inspiriez de l'estime... et vous méritez le mépris ! DUPLESSIS, à part. Elle devient folle. Haut.Je ne comprends rien à la situation qui m'est faite. IRÈNE. Et moi, Monsieur, je ne m'abaisserai pas jusqu'à vous pour l'expliquer. DUPLESSIS. Mais enfin, j'ai le droit d'obtenir une réponse. IRÈNE. A un honnête homme j'eusse dit: Monsieur, je n'ai jamais manqué à mes devoirs, et j'ai la conscience pure devant Dieu et devant les hommes, mais mon coeur s'est donné tout entier, sans faiblesse et sans défaillance ! DUPLESSIS. Et à moi, qui ne suis pas un honnête homme, c'est convenu ? IRÈNE. À vous, Monsieur, je vous dis seulement de sortir. DUPLESSIS. Vous me chassez... SCÈNE VI. Les mêmes, plus Dupuy. DUPUY, entrant brusquement. Tiens, cet excellent Monsieur Duplessis, comment vous portez-vous, cher ami ?... DUPLESSIS. Ah ! Vous me chassez ! DUPUY. On... vous... chasse... Allons donc, il y a erreur[.] À Irène.N'est-ce pas, mon enfant, qu'il y a erreur ! Irène s'incline et sort. SCÈNE VII. Duplessis, Dupuy. DUPLESSIS. Ah çà ! Mon cher Dupuy, parions raison... Cette femme est folle ! DUPUY. Oh ! Par exemple... Un peu d'excentricité dans le caractère... de romantisme dans l'esprit... un parti d'or, mon cher, un parti d'or. DUPLESSIS. Eh pardieu ! Je le sais bien... mais ceci n'excuse pas... DUPUY. Un mouvement de vivacité... DUPLESSIS. Ah bien oui!.., mes compliments à madame du Fresnel sur l'éducation qu'elle a fait donner à sa fille. DUPUY. Mais que s'est-il donc passé ? DUPLESSIS. Une extravagante qui m'avoue une foule de ces petites énormités dont la vie d'une femme est semée : je me montre complaisant et je passe l'éponge, sur ces coups de canifs anticipés... Je crois que l'on va me sauter au cou... Voyons, il me semble que je le méritais bien, allons donc ! C'est le contraire qui a lieu, je suis un être méprisable et méprisé, et vlan ! On me désigne la porte ! SCÈNE VIII. Les mêmes, plus Madame du Fresnel. MADAME DU FRESNEL. Je suis outrée de la conduite de ma fille, qu'elle-même vient de me faire connaître. Messieurs, cela ne se passera pas ainsi, je vous le jure. DUPUY. Sans doute, vous ferez voir jusqu'où peut aller l'autorité d'une mère qui place le bonheur de sa fille au-dessus de toutes les considérations humaines. MADAME DU FRESNEL. J'espère, Monsieur Duplessis, que vous ne retirez pas une parole donnée ? DUPLESSIS. Je vous appartiens, Madame. MADAME DU FRESNEL. Alors tout est sauvé. Je ne vous demande qu'un peu de patience... et je vous promets un résultat satisfaisant... Je vais annoncer à ma fille ma résolution de l'abandonner si elle résiste à mes ordres. Elle va pour sortir par la porte de gauche, et se trouve face à face avec Irène. SCÈNE IX. Les mêmes, plus Irène. MADAME DU FRESNEL. Vous, ma fille ! IRÈNE. Moi-même, informée de l'arrivée de mes amis, je viens les recevoir, comme vous recevez les vôtres, ma mère. UN DOMESTIQUE, annonçant. Monsieur Aristide de Clairvaux. - Monsieur Léo Duval DUPUY. Ça se complique beaucoup. SCÈNE X. Les mêmes, plus De Clairvaux et Léo Duval. Elle montre la porte. MADAME DU FRESNEL, à de Clairvaux. Il me semble, Monsieur, que je vous avais annoncé ma résolution ! DE CLAIRVAUX. Madame, j'ai l'honneur de vous demander pour mon ami, Monsieur Léo Duval, ici présent, la main de Madame Irène de Châteauneuf, née du Fresnel, votre fille. DUPUY. Monsieur, ce sont des paroles inutiles que vous prononcez. DE CLAIRVAUX. Qui le sait, Monsieur ? LÉO, à Madame du Fresnel. Oserai-je vous supplier, Madame, d'agréer favorablement les voeux que je forme ? MADAME DU FRESNEL. Monsieur Dupuy, le vieil ami de la famille, vient de résumer en peu de mots la situation : on prononce ici des paroles inutiles. DE CLAIRVAUX. Peut-être que le loyal, l'honnête Monsieur Dupuy préférerait entendre rapporter un des actes de sa haute philanthropie ! DUPUY. Monsieur, trêve de raillerie. DE CLAIRVAUX. [Note : Le prix Montyon : ensemble de prix décernés de 1832 à 1880 par l'Académie Française et l'Académie des Sciences pour des oeuvres aux qualités morales. Ont reçu ce prix, entre autres : Alexis de Toqueville, Fustel de Coulanges, Honoré de Blazac, Octave Mirbeau, Jules Verne.]Je vais vous raconter celui qui fait l'ornement de sa vaillante existence et pour lequel il n'a pourtant pas obtenu le prix Montyon. DUPUY. La patience humaine a des bornes ! DE CLAIRVAUX. Pas pour vous, mon cher Monsieur Dupuy, et saurai-je blesser cent fois plus votre modestie, je ne saurais me taire plus longtemps : les oeuvres que vous accomplissez dans l'ombre méritent d'être présentées au grand jour. MADAME DU FRESNEL. Nous connaissons assez Monsieur Dupuy pour vous dispenser de nous en faire l'éloge. DE CLAIRVAUX. Vous me pardonnerez si j'insiste, Madame ; je suis persuadé que vous ne connaissez pas toute la valeur de cette haute philanthropie. DUPUY, à part. Mais où veut-il en venir ? DE CLAIRVAUX, continuant. Ainsi, Madame, son dévouement à votre famille par exemple lui a fait choisir pour époux à votre fille un homme dont j'ai entendu faire l'éloge, l'honorable Monsieur Duplessis. DUPLESSIS. Monsieur ! DE CLAIRVAUX. Un vieillard qui n'a que le cruel défaut, le tort impardonnable d'avoir deux fois l'âge de Madame de Châteauneuf. MADAME DU FRESNEL. C'est intolérable ! DUPLESSIS. Monsieur, le bois sec brûle mieux que le bois vert. DE CLAIRVAUX. Je ne prétends pas le contraire... Mais il se consume si vite qu'il faut le renouveler trop souvent. MADAME DU FRESNEL. Je vous préviens, Monsieur, que si vous ne vous retirez pas de bonne volonté, j'appelle mes gens. IRÈNE. Vous oubliez, ma mère, que seule j'ai le droit de donner des ordres chez moi. MADAME DU FRESNEL. Irène ! Vous mériteriez... DE CLAIRVAUX. Achevons promptement la comédie qui se joue ici. Bas le masque, Dupuy... J'ai voulu vous épargner une humiliation cruelle, vous ne l'avez pas voulu, eh bien ! Soit, vous subirez la peine que vous méritez. DUPUY. Vous m'offensez. DE CLAIRVAUX. Est-ce qu'on peut offenser Monsieur Dupuy ? Allons donc ! Tenez, Madame, vous qui obéissez fatalement aux perfides insinuations de cet homme, demandez-lui à combien s'élève la somme qui doit lui être comptée si votre fille épouse Monsieur Duplessis ! DUPUY. Calomnie, mensonge ! DUPLESSIS, à part. Le bout de l'oreille ! MADAME DU FRESNEL. C'est odieux ! Je ne reste pas une minute de plus dans cette affreuse maison. DE CLAIRVAUX. Mensonge et calomnie, dites-vous... Regardez donc cet ami fidèle qui pâlit encore sous son teint de cadavre ! Ah ! Vous ne croyez pas à mes paroles et vous avez besoin de preuves irréfutables, eh bien ! Des preuves, Madame, en voilà. Il montre un papier qu'il vient de sortir de son portefeuille. IRÈNE. Oh ! Mes pressentiments ne me trompaient pas. DE CLAIRVAUX, lisant. « Je déclare avoir reçu de Monsieur Châteauneuf la somme de quarante mille francs. Cette somme m'a été attribuée en retour des peines et soins que j'ai pris relativement à son mariage avec Mademoiselle Irène du Fresnel.Paris, le 18 avril 1870.Signé : DUPUY. DUPUY. Monsieur, ce papier est faux, je proteste et... je jure ! MADAME DU FRESNEL. Je suis atterrée par cette lecture. IRÈNE. Et moi je me tais, ma mère ! DE CLAIRVAUX, présentant le papier. Oh ! Vous pouvez tous lire ce reçu... Il est parfaitement en règle. D'ailleurs si le moindre doute subsistait encore, j'ai d'autres preuves, des lettres de ce bon Monsieur Dupuy par exemple ! DUPUY. C'est infâme ! Infâme ! DE CLAIRVAUX, tirant un nouveau papier de son portefeuille. Tenez, voici la première, elle est adressée à Monsieur de Châteauneuf et porte le timbre de la poste, daignez m'écouter...« Cher Monsieur,J'ai vaincu toutes les résistances d'Irène. Le mariage aura lieu. Madame du Fresnel m'a puissamment secondée dans cette entreprise difficile, et j'ai dû lui promettre certains avantages...» IRÈNE. Monsieur de Clairvaux, vous êtes un galant homme ; je vous supplie de cesser cette lecture. DE CLAIRVAUX. Je vous obéis. DUPUY. Madame, il y a erreur, je vous assure qu'il y a erreur. DE CLAIRVAUX. Il remet les papiers dans son portefeuille.Monsieur de Châteauneuf était un homme prudent, et son notaire, dont je suis le successeur, possédait ces petits papiers dont l'existence est aujourd'hui si précieuse. MADAME DU FRESNEL, à Irène. Irène, je vous jure sur la mémoire de votre père que j'ai été indignement trompée par cet homme. Elle désigne Dupuy. DE CLAIRVAUX. Permettez-moi de renouveler la demande que j'ai eu l'honneur de vous adresser il y a un instant. MADAME DU FRESNEL. J'ai été une mère ambitieuse et j'ai beaucoup à me faire pardonner. Elle tend la main à Léo.Que Monsieur Léo Duval soit le bienvenu dans ma famille. IRÈNE. Je retrouve donc une mère. DUPLESSIS, à Dupuy. Nous n'avons plus rien à faire ici. DUPUY, à Madame du Fresnel. Madame, vous oubliez quarante années de dévouement. MADAME DU FRESNEL. Il serait trop pénible de s'en souvenir... Sortez, Monsieur DUPUY, prenant le bras de Duplessis. Travaillez donc au bonheur de l'humanité. 12-14 Janvier 1875. ==================================================