******************************************************** DC.Title = LA COMÉDIE DES THUILERIES, COMÉDIE DC.Author = LES CINQ AUTEURS DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 06/07/2022 à 08:10:13. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/CINQAUTEURS_COMEDIEDESTUILERIES.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k71841f.image DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LA COMÉDIE DES THUILERIES M. DC. XXXVIII. AVEC PRIVILÈGE DU ROI Par les cinq Auteurs À PARIS, Chez AUGUSTIN COURBÉ, Imprimeur et libraire de Monseigneur Frère du Roi, dans la petite Salle du Palais, à la PalmeAchevé d'imprimer pour le première fois le 19 juin 1638 Représenté pour la première fois en 1639 à l'Hôtel de Bourgogne. ACTEURS AGLANTE, gentilhomme français. ARBAZE, oncle d'Aglante. ASPHALTE, confident d'Aglante. NÉRICE, Mère de Cléonice. CLÉONICE, suivante, et maîtresse d'Aglante. MÉLINDE, Confidente de Cléonice. ORPHISE, voisine de Cléonice. FLORINE, voisine d'Arbaze. DEUX BRAVES. LE GARDEUR DE LIONS. JANOT, Jardinier. TOINET, jardinier. La scène est aux Tuileries. MONOLOGUE [VOIX DU MONOLOGUE]. Sacré père du jour, beau Soleil, sors de l'onde, Et viens voir avec moi le plus beau lieu de monde ; C'est du plus grand des Rois le superbe séjour, Et le vrai paradis des délices d'amour. C'est ici que la gloire établit son Empire, Que tout y meurt d'amour, ou que tout en soupire ; Et quiconque a pu voir un séjour si charmant, Ne veut plus avoir d'yeux que pour lui seulement. Parterres enrichis d'éternelle peinture, Où les grâces de l'Art ont fardé la Nature ; Que votre abord me plaît ! Que vos diversités, Me montrent à l'envi d'agréables beautés ! C'est avecque plaisir que le Ciel vous éclaire, Il semble que l'Hiver ait peur de vous déplaire ; L'Été n'ose ternir votre aimable verdeur, Et sa flamme pour vous n'a que de la splendeur. Vieux Chênes, vieux Sapins, dont les pointes chenues S'éloignent de la terre, et s'approchent des nues ; Bois, où l'Astre du jour confondant ses rayons,Fait naître cent Soleils, pour un que nous voyons. Beaux lieux, dont la tranquille, et plaisante demeure, Ne reçoit point d'ennui, qu'aussitôt il n'y meure ; Vous voir, vous posséder est mon bien le plus doux, N'est-ce pas vivre heureux, que de vivre chez vous ? Après avoir passé dans une grande allée, D'Aulnes et d'Ypreaux artistement voilée ; Le favorable sort qui me guide en ces lieux, M'a fait d'un Carré d'eau voir l'objet gracieux, Où le chant des oiseaux, et le bruit des Fontaines,Font un concert plus doux que celui des Sirènes. C'est un plaisir de voir la Nymphe de ces eaux, Couvrir sa nudité d'un crêpe de roseaux ; Friser l'azur flottant de ses tresses humides, Se couronner le front de ses Perles liquides, Ternir de son éclat les Nymphes d'alentour, Et paraître une Reine, au milieu de sa Cour. C'est un plaisir de voir l'ombre de ces feuillages, Émailler ce Cristal de leurs vertes Images ; Errer au gré du vent, aussi bien que ces flots, Et tous ces mouvements me donner du repos. Sur quelque Vérité que la Fable se fonde, Vénus ne prit jamais sa naissance de l'onde, Ou voyant un lit d'or sous ce flot de Cristal, J'ose bien assurer que c'est son lieu natal. Il semble que ces bords gardent encor ses traces, Que le teint de ces fleurs soit celui de ses Grâces, Que ce Dédale sombre, en ses confus détours, Serve encor de retraite à ses petits Amours, Et que l'air de ce lieu, qui termina leur course, Inspire des douceurs, dont ils furent la source. Mais pour joindre Amour avec l'honnêteté, Et montrer qu'en ces lieux règne la Chasteté ; Un Enfant qui sourit d'une admirable grâce, Est l'innocent conduit où cette belle eau passe ; Et pour plus d'Innocence, et plus de pureté, Je viens d'apercevoir que l'on avait ôté, Ce que l'art, qui se plaît d'imiter la Nature, Avait mis de honteux dans sa chaste figure. De là guidant mes pas dans un fonds découvert, J'ai vu les raretés d'un demi-cercle vert, Qui porte jusqu'au Ciel ses hautes palissades, Dont l'agréable sein s'ouvre à nos promenades. C'est là qu'on oit souvent, et des Luths, et des voix, Imposer le silence aux oiseaux de ces bois, Et rendre d'autant plus leur Musique parfaite, Qu'un Écho ravissant l'anime, et la répète. Vous diriez qu'en ce lieu cette Fille de l'air, Cette Nymphe, qui naît et meurt comme un éclair, Ne redouble l'accent de ses voix nonpareilles, Qu'afin d'y redoubler le plaisir des oreilles. Errant par les détours de ces plaisants vergers, Je me suis rencontrée en un bois d'Orangers, Où l'éclat d'un beau Vert, au Jaune d'or s'assemble, Où les fleurs et les fruits se nourrissent ensemble ; Symbole de l'Amour, dont le feu précieux, Flatte les jeunes gens, et rajeunit les vieux ; Chatouille leurs esprits d'une belle apparence, Entretient leur désir d'une vaine espérance ; Et d'un trait émoussé les venant assaillir, Leur présente des fruits, qu'ils ne sauraient cueillir. Alors pour satisfaire au désir qui me touche, J'en ai pris une feuille, et l'ai mise en ma bouche ;Mais comme sa couleur me l'a fait souhaiter, Son suc âpre et piquant me l'a fait rejeter ; Ce qui m'a fait penser, qu'Amour a de coutume D'assaisonner ses fruits de beaucoup d'amertume ; Et qu'ordinairement, lorsqu'on n'y songe pas, Il mêle du poison dans ses plus doux appas. Après on m'a montré dans un antre sauvage, Des bêtes dont les yeux ne flambent que de rage ; Des tigres, des lions, des ours, des léopards, Adoucir à l'envi leurs farouches regards ; Éteindre la fureur qui les rend redoutables,Fléchir dessous l'Amour, se rendre plus traitables ; Et dans les sentiments de leur brutalité, Adorer son pouvoir, et bénir sa bonté. De là gagnant le haut d'une longue Terrasse, Dont l'objet merveilleux tous les autres efface, J'ai pris à la main droite un petit escalier ; Et conduisant mes pas dans un long Espalier, [Note : Le Pavillon des Tuileries, où loge Mademoiselle.]J'ai vu d'un grand Palais le pompeux édifice, Superbe de matière, et riche d'artifice ; Approcher du Soleil ses sommets azurés, Éclater à l'envi de ses rayons dorés, Et montrer en son sein la voûte suspendue, D'un Escalier ouvert, et de vaste étendue, Les visions d'un songe, ou d'un enchantement, N'ont jamais su former un si beau bâtiment. J'ai su que l'amour même y fonde son Empire, Depuis qu'une Princesse avec lui s'y retire ; Nymphe toute adorable, illustre sang des Dieux, Merveille de la terre, et chef-d'oeuvre des Cieux, Dont la Beauté naissante, et la Vertu divine, Augmentent la splendeur de sa haute origine. Que de peuples un jour révéreront les Lois ! Elle sera l'objet des passions des Rois ; Et combien que les Dieux soient d'essence immortelle, Les Dieux assurément voudront mourir pour elle. Poursuivant mon chemin dans une oblique tour, Et côtoyant les Murs de ce plaisir séjour ; J'ai rencontré des Paons, dont les divers plumages, De la beauté des fleurs sont les vives images. Je les ai vus marcher en superbe appareil, Exposer leurs Miroirs aux rayons du Soleil, Comme s'ils eussent dit à leurs chastes femelles, Sommes-nous aussi beaux que vous nous semblez belles ? Et tant plus cet éclat les rendait orgueilleux, Plus ils me ravissaient d'un plaisir merveilleux. LA VOLIÈRE.J'ai vu d'autres oiseaux, de diverse peinture, Dont le vol est borné d'une riche clôture, Démentir par leur chant ceux qui contre raison, Soutiennent qu'il n'est point d'agréable prison. Dans le ressentiment de leur bonheur extrême, Leurs noeuds leur sont plus doux que la liberté même ; Et je crois en effet que ce lieu de plaisir, Ne les retient pas tant, que leur propre désir. Ces Sirènes des bois, ces volantes merveilles, Ces divertissements des yeux, et des oreilles, M'ont appris que l'Amour, ce doux charme des maux, Est, comme le plaisir, la fin des Animaux. Ce qui m'a plu surtout, ce sont deux Tourterelles Qui se faisaient caresse, et du bec, et des ailes ; Et de chastes baisers leurs flammes unissant, Goûtaient ce que l'Amour a de plus ravissant. Cependant mille oiseaux aux plumes émaillées, Chantaient de si doux airs, sous leurs vertes feuillées, Qu'à la fin j'ai pensé, que ces concerts charmants, Servaient d'Épithalame à ce couple d'Amants. Considérant toujours cette bande captive, J'ai vu des passereaux, de nature lascive, Éteindre la chaleur qui bouillait dans leur sein, Et sans honte accomplir leur amoureux dessein ; Déshonnêtes objets, dont la vue est blessée, Et dont j'ai détourné, mes yeux, et ma pensée. À même temps j'ai vu sur le bord d'un ruisseau, La Cane s'humecter de la bourbe de l'eau, D'une voix enrouée, et d'un battement d'aile, Animer le Canard, qui languit auprès d'elle, Pour apaiser le feu qu'ils sentent nuit et jour, Dans cette onde plus sale encor que leur amour. Lors j'ai dit en mon coeur ; si l'Amour ne sépare Ce qu'il a de commun, de ce qu'il a de rare, Le plaisir innocent d'avec l'impureté, L'esprit n'y trouve pas ce qu'il a souhaité. Mais comme un beau séjour d'autant plus nous contente, Qu'il nous montre d'objets qui passent notre attente, Poursuivant mon dessein, d'un regard curieux J'ai voulu visiter les restes de ces lieux ; J'ai traversé l'Ovale, où l'Écho qui résonne, Rend ces bois animés, plus que ceux de Dodone ; Là dans un Bastion peint de mille couleurs, J'ai vu de beaux jasmins, et d'autres belles fleurs, De qui l'aimable odeur, m'a bientôt fait connaître, Que des plus doux parfums Amour est le vrai maître. Tout ce qui m'a déplu, c'est que portant la main Sur l'une de ces fleurs, elle a pâli soudain ; Et cessant d'être belle, étant épanouie, Son éclat s'est terni, sa force évanouie : Si bien que retournant dessus mes premiers pas, J'ai vu sa feuille sèche, et son teint sans appas : Image des Beautés, dont le lustre visible Ne peut être estimé, s'il n'est inaccessible. Ce séjour haut et bas, dans ses diversités M'a fait voir de l'Amour les inégalités ; Et l'étroite union des plaisirs et des peines, Que nous donne son feu, dès qu'il glisse en nos veines. Du Tertre le plus haut de ce vaste séjour, Où le Soleil épand les derniers traits du jour, J'ai vu l'alignement d'une superbe Allée, LE COURS.Parmi son sable d'or de rubis étoilée, Couverte de rameaux, dont les feuillages verts, Conservent leur peinture, en dépit des hivers ; Recevoir en son sein nos Dieux, et nos Déesses, Dans leurs chars de triomphe, éclatant de richesses : Et leur fournir d'un Cours aussi délicieux, Que les Astres errants en trouvent dans les Cieux. Je crois que le Soleil, en faisant sa carrière, N'éclaire ce beau lieu du feu de sa lumière, Que pour nous faire voir dedans sa nouveauté, Son extrême longueur, ainsi que sa beauté ; Objet mystérieux, qui nous donne à connaître, Que depuis que l'Amour s'est rendu notre MaîtreEt que dans ses sentiers il engage nos pas, On y voit des longueurs, que l'on n'espérait pas ; Comme on y sent des maux, dont la suite infinie Nous fait incessamment blâmer sa tyrannie, Et publier partout, qu'on rencontre chez lui, Peu de contentement, avec beaucoup d'ennui. Après que ces Objets ont arrêté ma vue Dessus les raretés, dont leur grâce est pourvue, J'ai tout à coup ouï retentir dans les Airs Un mélange de voix, et d'instruments divers ; Dont l'aimable douceur tant de charme inspire, Que je les veux goûter, plutôt que de les dire. Esprits qui recherchez la Musique des Cieux, Vous la pouvez ouïr, sans sortir de ces lieux. ACTE I SCÈNE I. AGLANTE, seul. Reine des changements, innocente Déesse, Tes effets font bien voir notre extrême faiblesse ; Quel dessein est si juste, et si bien concerté, Qu'il ne dépende encor de ta légèreté ? On peut délibérer, mais seule tu disposes ; De ton désordre naît l'ordre de toutes choses : Tu règnes, sans égale, et ton aveuglement, Renverse les projets du plus clair Jugement. Je m'étais disposé pour un prompt Mariage ; Ce matin m'engageait, et ce soir me dégage. Ce qui m'était si doux, m'apporte de l'ennui ; Je souhaitais hier, et je crains aujourd'hui : La flamme du matin, le soir n'est plus que cendre ; Et je me trouve pris, au point que je veux prendre. Deux regards m'ont guéri ; mais un feu violent, A succédé bientôt à cet autre plus lent : Sur celui qui s'éteint, un bien plus grand s'allume ; Le premier m'échauffait, et l'autre me consume, Quels étaient ces regards, et quels plus doux vainqueurs, Peuvent charmer les yeux, et triompher des coeurs ? Ils ont pris ma Raison, et par une douce amorce ; Aucun amour naissant, n'eut jamais tant de force. Quel objet fut jamais, tant et sitôt aimé ? Que ferait son discours, si ses yeux m'ont charmé ? SCÈNE II. Aglante, Asphalte. ASPHALTE. Quoi, je vous trouve ici ? Quelle est mon aventure ; Mais que l'Art a bientôt ajusté la Nature !Qu'il a d'un Voyageur fait un beau Courtisan ! Et que l'Amour, Aglante, est un prompt Artisan ! AGLANTE. De quoi que parle Asphalte, il parle avec grâce, Mais surtout, à railler aucun ne le surpasse : Il fait, même en gaussant, aimer son entretien ; Aussi, cher Confident, quel esprit vaut le tien ? ASPHALTE. L'oeil ne peut démentir ce changement extrême ; Aglante ce matin, est autre que lui-même. Quoi ? D'hier seulement, vous êtes arrivé, Et depuis le Soleil à peine s'est levé, Et je vous puis trouver ajusté de la sorte, Les cheveux si poudrés, l'habit tel qu'on le porte ; Enfin aussi poli, que si toujours la Cour, Avait depuis dix ans, été votre séjour. Mais, que vous goûtez mal le bien qui vous arrive ! D'où naît mal à propos, cette humeur si pensive, En un jour que je vois si cher à vos amis, Où de si doux appas, à vos voeux sont promis ? De charmes infinis Cléonice est pourvue ; Et brûlante d'amour, elle attend votre vue ; Quel si secret ennui, vous peut affliger tant, En un si grand sujet de paraître content ? AGLANTE. Ce que tu tiens ami, pour mon bonheur extrême, Fait naître mon malheur, et c'est mon malheur même : Il faut ouvrir mon coeur à ta fidélité ; Mais Dieux ! Que diras-tu de ma légèreté ? ASPHALTE. L'amour veut-il ailleurs ranger votre franchise ? De quelque objet nouveau votre âme est-elle éprise ? Quel changement arrive en votre affection ?Ne vous défiez point de ma discrétion. AGLANTE. Elle m'est trop connue, il faut que je t'avoue, Comme de mes desseins la Fortune se joue ; L'espoir et le succès souvent sont différents, Je ne puis sans mourir, contenter mes parents. ASPHALTE. Ô Dieux, que dites-vous ! AGLANTE. Ce que je devrais taire ; Écoute toutefois, je te vais satisfaire ; J'aime les plus beaux yeux, qui puissent voir le jour : Mais apprends depuis quand, et quel est mon Amour. Il te souvient qu'hier, après mon arrivée, Après avoir soupé, la table étant levée, Mon Oncle trouva bon, que je fusse conduit, Au logis des Baigneurs, où j'ai passé la nuit. Au sortir de ce lieu, ma première pensée, Dans un Temple prochain, vers le Ciel s'est dressée ; Assez près du logis de la jeune Beauté, Avec qui mon Hymen devait être arrêté. Là je priais le Ciel, que rien n'y fut nuisible, Attendant le moment qu'elle serait visible ; Quand de soudains rayons ont ébloui mes yeux, Et diverti mon coeur de l'entretien des Dieux. Telle, ou plus belle encor, que ne paraît l'Aurore, Aux yeux de son Chasseur, sur le rivage More ; La plus rare Beauté, que le Ciel vit jamais, A dans ce sacré lieu fait briller ses attraits. Au point qu'elle est entrée, qu'un changement extrême, M'a fait en un instant différent de moi-même ; Et sans la voir encor, mon corps, et mes esprits, D'un prompt saisissement se sont trouvés surpris. Les charmes infinis, qui parent son visage, Des yeux, et de l'esprit m'ont suspendu l'usage ; Et confus que j'étais, je savais seulement, Que ce que je voyais, était rare, et charmant. Plus je la contemplais, plus j'accroissais mes peines ; Une extrême froideur s'est glissée en mes veines ; Mais j'ai senti bientôt un effet différent ; Ma froideur s'est changée en un feu dévorant Et sentant cette ardeur, en naissant être telle, Je me croyais frappé d'une fièvre mortelle ; Et que l'air corrompu, m'avait mis à ce point, Où mon mal toutefois ne me déplaisait point. Ce poison me venait d'une cause si belle, Que je tenais toujours l'oeil attaché sur elle : J'aimais à me blesser, et mon soulagement, Dépendait du moyen d'accroître mon tourment. Ha ! Que l'Amour en moi faisait d'effets contraires ! Ses coups surpassaient bien leurs forces ordinaires ; Je fus malade, sain, froid, chaud, vivant, et mort, Et tout par une cause, et par un même effort. Mais, pour te dire tout, cette Amour violente, Change jusqu'à mon Nom, je ne suis plus Aglante : On m'appelle Philène, et Mégate est le Nom, De l'adorable Objet, qui charme ma Raison. ASPHALTE. Cet Énigme est obscur, je ne le puis entendre. AGLANTE. Tu le sauras bientôt, je te le vais apprendre.Quand après son excès, ce transport véhément, M'a laissé recouvrer un peu de jugement ; Par mon instruction, mon homme avec adresse, De la Suivante a su le nom de la Maîtresse ; Et j'ai vu son Laquais, que je me doutais bien, S'approcher de mes gens, pour s'enquérir du mien. Dieux ! Par quel heur mon Âme toute égarée, Se vit-elle si tôt, et si bien inspirée ? Et comment, si troublé, me ressouvins-je alors, Que Philène est un Nom, qui marque mes transports ! Mon homme instruit par moi, me nomma de la sorte, Et non pas sans dessein, ce changement m'importe ; Mégate par le mien, peut-être m'eût connu, Elle eut su le sujet, pourquoi je suis venu ; Et pour quelle beauté, mon Oncle me destine, Et cette connaissance eût causé ma ruine. J'ai prévu ce danger, et le nom que j'ai pris, Convient à cette ardeur, dont je me sens épris. ASPHALTE. Dieux ! Qu'est-ce que j'entends ? AGLANTE. Il reste de te dire, Que j'attends en ce lieu l'Objet de mon martyre ; Car au sortir du Temple, et passant près de moi, Elle a dit assez haut (à dessein, je le crois, Parlant à sa compagne) allons aux Tuileries, Entretenir tantôt nos tristes rêveries : Au reste, si j'entends ce langage muet, Par qui l'oeil d'une Dame, exprime son secret ; Et si la vive ardeur, dont mon âme est pressée, Par trop de vanité ne flatte ma pensée ; J'ose vivre, attendant l'honneur de la revoir, Comme sans arrogance, aussi sans désespoir. Certains traits de ses yeux, à qui la modestie Laissait de leur douceur la meilleure partie, M'ont dit secrètement, que je ne déplais pas À cet Ange mortel, pourvu de tant d'appas. ASPHALTE. D'abord oyant parler d'une ardeur sitôt née, Elle blessait mon sens, et je l'ai condamnée. Mais ce récit entier, par un prompt changement, M'oblige à condamner mon premier sentiment.Votre Amour me ravit, plus qu'elle ne m'étonne, Suivez, sans autre avis, celui qu'elle vous donne. AGLANTE. Que c'est un doux plaisir à l'esprit d'un Amant, Que d'avoir un ami, qui flatte son tourment ! Puisque tous les moyens que la prudence essaie, Au lieu de le guérir, croisse plutôt sa plaie ; Toi, que j'ai vu toujours épouser mes désirs, Compagnon de mes soins, comme de mes plaisirs ; Et qui m'as si souvent, en de si longs voyages, De ton affection rendu des témoignages ; Par de nouveaux effets, prouve cette amitié, En cette occasion, si digne de pitié ; Et crois, que du succès qui suivra mon envie, Dépend absolument, ou ma mort, ou ma vie. ASPHALTE. Croyez que je prends part à tous vos intérêts, Et que tous vos désirs, me sont de doux arrêts. AGLANTE. Va donc chez mes parents, sous couleur de visite, Tâcher à différer, la Loi qui m'est prescrite : Retarde par tes soins, au moins d'un jour, ou deux, L'accord de cet Hymen, si contraire à mes voeux. Dis-leur, qu'avec plaisir j'attends ce Mariage ; Mais plaignant le travail, que m'a fait mon voyage, Dis que ce peu de temps, qu'ils me doivent laisser, Est pour me reconnaître, et pour me délasser. ASPHALTE. Adieu ; pour un effet d'une telle importance, Croyez que j'emploierai toute mon éloquence. AGLANTE. Fais donc tôt, je t'attends. ASPHALTE. Si mon effort est vain, Blâmez-en mon malheur, et non pas mon dessein. SCÈNE III. ASPHALTE, sortant, et voyant entrer Cléonice. Quelle rare merveille en ce lieu se présente ? Ô qu'Aglante est heureux, en son amour naissante ! Si c'est de cet Objet qu'il est adorateur, Et si de ces transports ce bel oeil est auteur. SCÈNE IV. Aglante, Cléonice, Mélinde. AGLANTE. Mais n'aperçois-je pas cet Objet sans exemple, Que mes yeux ce matin adoraient dans le Temple ? Dieux ! Que je suis heureux d'admirer de plus près, Ces doux Astres d'Amour, et ces charmants attraits ; Ô dieux ! Qu'a fait le Ciel, qui vous soit comparable ? CLÉONICE. On souffre, sans contrainte, une erreur favorable ; Mais je reçois, Monsieur, votre civilité, Si ce n'est sans plaisir, au moins sans vanité : Mais une affliction sensiblement me touche, Qui m'éloigne de vous, et me ferme la bouche. AGLANTE. Vous perdrai-je si tôt, et ne puis-je un moment, Posséder l'entretien d'un Objet si charmant ? CLÉONICE. Je viens passer une heure en ce lieu solitaire, Plus afin d'y rêver, qu'afin de me distraire ; Et ce beau lieu me plaît, parce qu'il entretient, Par un secret pouvoir, l'humeur où l'on y vient. Je le cherche à dessein, dans l'ennui qui me presse, Pour la vertu qu'il a de nourrir ma tristesse. AGLANTE. Pour rêver à souhait, et nourrir vos ennuis, Vous ne devez chercher que les lieux où je suis ; Puisqu'au point où m'a mis un déplaisir extrême, Je suis la rêverie, et la tristesse même. CLÉONICE. Quel est ce déplaisir ? Un ennui partagé À quelqu'un qui nous plaint, est beaucoup soulagé. AGLANTE. Un si triste discours, belle, et rare merveille, N'est pas un entretien digne de votre oreille : Vous voulez m'obliger à vous être ennuyeux, Et tout autre discours, vous divertira mieux. CLÉONICE. L'ennui, comme la joie, a quelquefois ses charmes : On voit de beaux tourments, et d'agréables larmes ; Pouvez-vous contenter ma curiosité ? Excusez toutefois mon importunité : On ne peut vous entendre, en l'endroit où nous sommes. AGLANTE. Je plains, et justement, celui de tous les hommes, Qui doit le plus se plaindre, et qui m'est le plus cher, Mais son malheur est tel, qu'il vous pourrait toucher : Épargnez-vous, Madame, une peine inutile. CLÉONICE. Dieux ! Déjà vos refus me rendent incivile, Et c'est trop vous presser. AGLANTE. Je ne vous tairai rien, Puisque vous agréez ce mauvais entretien : Cet homme, à qui le Ciel se montre si sévère, Me voit également sensible à sa misère : Nous avons mêmes biens, nous avons mêmes soins ; Et tous nos intérêts ont toujours été joints : Ses parents l'ont porté, par un aveugle zèle, Au parti d'une Fille, honnête, riche, et belle, Et lui, qui jusqu'alors vivait sans passion, Se laissait gouverner à leur discrétion : Mais par un changement, que l'Amour a fait naître, Ce jaloux Dieu des coeurs, s'est bien fait reconnaître : Il veut qu'un bel Hymen soit l'effet de ses traits : Il laisse disposer, mais il dispose après : Il fait, quand il lui plaît, ou rompt un Mariage : Il brûle, il refroidit, il délie, il engage ; Surprend notre raison, change nos volontés, Et des élections fait des nécessités. Celui que je vous dis éprouve à son dommage, Que les coeurs, tôt, ou tard, lui doivent rendre hommage : Car une heure, un instant, a changé son désir, Et l'Amour le contraint, en le laissant choisir. Au point que le Soleil commençait la journée, Qui devait arrêter son futur Hyménée, Faisant ses voeux au Temple, une jeune Beauté A ses yeux éblouis, et son coeur enchanté. Des attraits infinis ont sa raison surprise, Il s'est senti par eux arraché sa franchise : Vers cet unique Objet, ses voeux se sont tournés, Et ses premiers desseins ont été ruinés. Cet amour le possède, avec tant de puissance, Et cette Passion est telle en sa naissance, Qu'il craint, désire, espère, et tremble en même temps ; Dieux ! Que d'une Beauté les charmes sont puissants ! Il demeure interdit, en cette peine extrême, Et ne peut contenter ses parents, ni soi-même. CLÉONICE. Ô Caprice plaisant de l'Amour, et du Sort ! L'admirable rencontre, et l'extrême rapport ! Je songeais au malheur d'une de mes parentes, Qui passait en froideur les plus indifférentes ; Et qui depuis deux jours, ressent à même point : Les forces de ce Dieu, qu'elle ne craignait point, Ses parents d'un accord, se choisissaient un Gendre, Que son respect aveugle allait lui faire prendre, Quand l'Amour se servant de son autorité, A dessous d'autres lois rangé sa liberté : Elle aime un inconnu, telle est son aventure ; Et vous pouvez juger combien elle m'est dure ; Puisque de votre Ami vous sentez les ennuis, Et vous vous trouvez en la peine où je suis. SCÈNE V. Aglante, Cléonice, Mélinde, Orphise. ORPHISE, à Cléonice. J'arrive ici bien tard ; mais si je ne m'abuse, Cette faute vous plaît, il n'y faut point d'excuse ; Votre esprit trouve assez de quoi s'entretenir, Et je crois qu'un Hymen en peut beaucoup fournir.Mais dessus quel discours vous ai-je interrompue ?Quel est ce Cavalier, si charmant à ma vue ; Et qui paraît d'abord, pourvu de tant d'appas, Qu'on ne peut, le voyant, ne s'en enquérir pas. CLÉONICE. Me trouvant par hasard en cette solitude, Et croyant que j'étais en quelque inquiétude, Sans m'avoir jamais vue, il m'est venu parler, Ou pour me divertir, ou pour me consoler. Mais il souffre le plus, et me contait sa peine ; Si je me ressouviens, il s'appelle Philène : Mais que le Ciel m'oblige, en t'envoyant ici ! Que tu me peux tirer d'un extrême souci ! Exerce en ma faveur tes bontés ordinaires ; Vois chez nous en quel point sont toutes les affaires ;Où l'on croit que je sois, si l'on ne m'attend pas. ORPHISE. Vous serez satisfaite, et j'y vais de ce pas. SCÈNE VI. Aglante, Cléonice, Mélinde. CLÉONICE. Dieux ! Qu'elle me causait une peine indicible ! AGLANTE. Celle que je souffrais, était bien plus sensible ; Vu qu'outre le plaisir d'un entretien si doux, Que l'oreille, et les yeux goûtent avecque vous, Elle m'ôtait encor le moyen de m'instruire, Comment en ce malheur il me faudra conduire ; Puisque de ces Amants l'accident est pareil. J'implore là-dessus votre sage conseil : De quel heureux avis à la fin s'est servie, Celle qui vous est chère autant que votre vie ? CLÉONICE. Elle ne sait encor en cette Passion, Où trouver ni secours, ni résolution, Et pour ce que je tiens qu'étant ce que nous sommes, Il nous est bien séant de prendre avis des hommes ; Sachant votre vertu, j'ose vous consulter, Pour apprendre celui que je lui dois porter. Ne me refusez point cet avis salutaire, Que cet extrême ennui lui rend si nécessaire. AGLANTE. Ha ! Que n'est mon pouvoir égal à mon désir ! Que j'allégerais tôt leur commun déplaisir ! Mais, ô rare Beauté, puis-je, sans vous déplaire, Et sans que je paraisse insensé, téméraire, Oser vous enquérir, si vous savez chanter. CLÉONICE. Quoi, cette qualité vous peut-elle importer ? AGLANTE. Elle peut soulager notre commun martyre ; Mais je m'abuse hélas ! Et je croyais vous dire, Celui de nos amis. CLÉONICE. Mes parents autrefois, S'ils ne m'ont point flattée, ont estimé ma voix. AGLANTE. J'ose donc espérer une agréable issue, D'une Prédiction, qu'à Naples j'ai reçue ; Que j'avais oubliée, et dont mon souvenir, En cet heureux moment, vient de m'entretenir. Oyez ce qu'un Vieillard, un jour m'y fit entendre, Lorsque j'étais encor en mon âge plus tendre. Mon enfant, me dit-il, le plus beau de vos ans, Ne se passera pas, sans des soucis cuisants ; Un homme vous est cher à l'égal de vous-même, À qui le sort réserve une misère extrême : Vous prendrez telle part en son cruel ennui, Que vous le sentirez à même point que lui : Mais du chant d'une Fille, à qui toute autre cède, Rendu par un Écho, viendra votre remède. C'est ce qu'il me prédit, et pour notre repos, Vous voyez qu'un Écho s'offre à nous à propos. Servons leur passion, et tentons la Fortune, Pour le soulagement de leur peine commune, Faisons qu'Amour la traite avec moins de rigueur, Et par une Chanson, enchantez ce Vainqueur. On dit qu'il n'a point d'yeux, mais il a des oreilles ; C'est pour les malheureux, qu'il fait plus de merveilles, Répondant aux accents de votre belle voix, Écho nous instruira peut-être de ses lois. Obligez ces Amants, tentez la Prophétie, Celle qu'on méprisait, est parfois réussie. Mais il nous faut hâter, pour leur soulagement ; Qui peut obliger tôt, oblige doublement. CLÉONICE. S'il ne faut qu'obéir, je puis vous satisfaire ; Mais je n'ai pas de voix, capable de vous plaire : J'y tâcherai pourtant. AGLANTE. Puisque votre bonté Daigne les obliger de cette charité ; Si vous le permettez, j'irai vers la fontaine, Comprendre en quelques vers notre commune peine ; Et combien le malheur de ces jeunes Amants, Depuis leur Passion, nous coûtent de tourments. CLÉONICE. Et moi, pour vous laisser encor plus solitaire, J'irai jusqu'au logis, me montrer à ma Mère. Je ne tarderai point, c'est fort près de ce lieu ; Faites votre chanson. AGLANTE. Elle vaut faite. CLÉONICE. Adieu. ACTE II SCÈNE I. Cléonice, Mélinde. CLÉONICE. Que j'ai l'esprit confus ! Que je suis misérable ! Le trouble où je me vois, n'est-il pas déplorable ? Je ne sais que choisir, je ne sais que quitter ; Je reconnais mon mal, et ne puis l'éviter : Je reconnais mon bien, et ne saurais le suivre ; Je crains également, de mourir, et de vivre ; Et ce qui plus m'étonne, est qu'en moins d'un moment, J'ai perdu Liberté, Plaisir, et Jugement. MELINDE. Je ne vois rien en vous, qui me paraisse étrange : Vous changez, il est vrai ; mais tout le monde change : Hier, vous suiviez d'autrui l'aveugle passion, Aujourd'hui vous suivez votre inclination. Pour plaire à des Parents, hier vous aimiez Aglante ; Pour Philène aujourd'hui, votre amour est ardente. Aucun à mon avis, ne vous en peut blâmer, C'est ne haïr personne, et c'est toujours aimer. CLÉONICE. Moque-toi, si tu veux, de mon cruel martyre, Il n'importe, pourvu que Philène en soupire. MELINDE. Qui ne se rendrait pas à vos charmes si doux ? Peut-être que Philène est plus blessé que vous. CLÉONICE. Sans m'en apercevoir, aurais-je su le prendre ? Pourrait-il bien m'aimer ? MELINDE. Pourrait-il s'en défendre ? Sait-on pas que vos yeux, ont assez de pouvoir, Pour se faire adorer, si tôt qu'ils se font voir ? [Note : Guitterre : petit instrument à cordes proche de la guitare.]Et que de votre Voix, jointe à votre guitterre, Les traits pourraient dompter tous les Rois de la terre ? Qu'en fin. CLÉONICE. Tais-toi, Melinde, ou je vais te quitter, Car c'est presque tout un, que trahir, et flatter ; Si ta bouche disait ce que pense ton âme, Tu blâmerais l'ardeur de ma nouvelle flamme. MELINDE. Et pour quelle raison, vous en peut-on blâmer ? A-t-on fait quelque Loi, qui défende d'aimer ? CLÉONICE. Mais, aimer le premier que le Sort vous amène. MELINDE. Chacun a son Amant, et le vôtre est Philène : Mais qu'est-ce qui vous rend l'esprit tant agité ? Je vous vois regarder d'un et d'autre côté ; Vous changez à tous coups, de couleur et de place ; Vous paraissez de feu, vous paraissez de glace ; À peine pouvez-vous m'écouter un moment, Et votre trouble enfin, m'en donne infiniment. CLÉONICE. Las ! En me promenant dans ce lieu de délices, Qui n'est plus rien pour moi, qu'un Enfer de supplices ; Et brûlant d'y trouver cet aimable Vainqueur, Qui, sans m'ôter la vie, a su m'ôter le coeur, De quelles passions ne suis-je pas atteinte ? Je flotte entre l'Espoir, le Désir, et la Crainte ; En moi l'impatience allume tous ses feux ; Et je fais moins de pas, que je ne fais de voeux, Pour voir cet Inconnu, qui veut que je l'oblige, De consulter l'Écho, sur l'ennui qui l'afflige. Mais veut-il que j'en parle à l'Écho de ces lieux, Plutôt que consulter les hommes et les Dieux ? À quoi tend ce dessein ? Qu'est-ce qu'il en espère ? Consulter un Écho, n'est pas chose ordinaire ; Voudrait-il me charmer ? Est-il Magicien ? Quant à moi, je crains tout, et je n'espère rien ; J'obéis, et résiste à ce qu'il me commande, Et ma perplexité ne peut être plus grande. Si je savais pourtant, qu'il fût tel que je dis, Au moins pour m'en défendre, en ce beau Paradis J'invoquerais le Ciel, pour me donner des armes : Mais peut-on résister aux douceurs de ses charmes ? Je ne le voudrais pas, quand bien je le pourrais, Et ne le pourrais pas, quand bien je le voudrais. Ha ! Mon soupçon est faux, son port, sa bonne mine, Ses attraits, ses discours, dont la grâce divine ; Ses Vertus en un mot, sont les charmes puissants, Dont il sait enchanter mon esprit, et mes sens. Non, ma simplicité n'a jamais eu d'exemple ; Quand il serait sorcier, aurait-il, dans un Temple, Où je m'étais commise à la garde des Dieux, Eu pouvoir de charmer mon âme par les yeux ? Mais ma confusion s'augmente d'heure en heure ; Ils ont permis pourtant qu'en leur propre demeure, Où mon coeur adorait leur pouvoir immortel, Philène soit venu me charmer à l'Autel : Mais, ou quelque nuage enveloppe ma vue, Ou je vois cet Objet, que j'aime, et qui me tue, Le voici ? MELINDE. Qu'avez-vous ? CLÉONICE. Si tôt que je le vois, Je ne sais quel transport me ravit hors de moi,Qui me rend interdite, et fait que tout ensemble, Je rougis, je pâlis, je m'assure, et je tremble. MELINDE. Il n'est pas moins confus, en s'approchant de vous ; Il change de couleur, et chancelle à tous coups. SCÈNE II. Mégate, Cléonice, Philène, Mélinde. MEGATE. C'est venir un peu tard, accomplir sa promesse. PHILENE. Deux puissantes raisons excusent ma paresse ; Pour vous je travaillais, et j'étais avec vous. MELINDE. Mégate, assurément il se moque de nous. MEGATE. Vous étiez avec moi ! C'est chose peu croyable, L'excuse est obligeante, et non pas véritable : Nous n'étions pas ensemble, ou j'étais en deux lieux. PHILENE. J'étais avecque vous, vous occupiez mes yeux, Non pas ceux de mon corps, mais ceux de ma pensée, Qui de suivre vos pas, ne peut-être lassée. MEGATE. Il feint d'être amoureux, c'est un causeur de Cour, Qui se veut faire aimer, et n'avoir point d'amour, Hé bien votre Chanson ? PHILENE. À la fin je l'ai faite ; Mais le fâcheux métier, que celui d'un Poète ; Et qu'il faut bien avoir l'esprit fait de travers, Pour croire que sans peine, on fasse de beaux Vers ! Il faut pour les polir, donner cent coups de Lime, Et chercher cent raisons, pour trouver une rime. Ceux-ci m'ont bien coûté, quoiqu'ils vaillent bien peu ; Au plus frais de ce bois, j'avais la tête en feu ; Et craignant d'être vu, même au lieu le plus sombre, À tous coups en rêvant, j'avais peur de mon ombre. Enfin je les ai faits, pour ces pauvres amants, Dont il faut à l'Écho faire ouïr les tourments ; Pour savoir s'il voudra se rendre l'Interprète, D'une Prédiction, qu'à Naples on m'a faite ; Et si par sa réponse, ils pourront se tirer Du Dédale, où l'Amour les a fait égarer. MEGATE. Il était malaisé, sur un sujet semblable De faire une Chanson, qui fût plus agréable, Mais pour l'air, qui l'a fait ? PHILENE. C'est moi-même. MEGATE. Il est beau ; Et je n'y trouve rien, qui ne soit tout nouveau.Je ne chante pas bien, mais pourtant je me pique De savoir quelque chose, en l'art de la Musique. PHILENE. Philène va à l'Écho.Je vais marquer la place, où vous devez chanter. MEGATE. Mélinde, si mes yeux ne peuvent l'arrêter, Penses-tu que ma voix en puisse être capable, Quand bien elle serait cent fois plus agréable ? MELINDE. Je ne m'y connais point, ou le même tourment, Qui vous fait soupirer, le touche vivement ; Mais sa feinte, peut-être, est pareille à la vôtre ; Il se plaint comme vous, sous le nom de quelque autre ; Il dupe qui le dupe ; et j'ai quelque soupçon, Qu'il a fait pour vous deux cette chanson. Philène toussera à l'Écho, pour savoir s'il est bon, et puis il lui dira ce qui semble. PHILENE. Que je te parle. ÉCHO. Parle. PHILENE. Ô Dieux ! Qu'il me contente ! MELINDE. Je le trouve excellent : MEGATE. Ça que j'y chante. ÉCHO. Chante. CHANSON. Si l'objet le plus beau qui respire le jour, Brûle pour moi du feu d'amour ; Malgré tous les conseils de la Discrétion, Dois-je suivre sa Passion ? ÉCHO. Sa Passion. MEGATE. Suivant sa Passion, tu dis que je dois vivre ; Mais il faut la connaître, avant que de la suivre. PHILENE. Quel Ange chante dans les Cieux Mieux que cette beauté, qui fait tant de merveilles, Son visage a charmé mes yeux ; Et sa voix maintenant, enchante mes oreilles. Voudrais-je donc bien m'échapper, D'un servage si doux, et si digne d'envie ? Mêmes ciseaux doivent couper, La chaîne qui m'arrête, et le fil de ma vie. Second Couplet. MEGATE. Si l'Amour en tous lieux veut être en liberté ; Le tiendrai-je en captivité ? Que dois-je aimer, Écho, prononce cet Arrêt, Et j'aimerai ce qui te plaît : ÉCHO. Ce qui me plaît. MEGATE. Aimer ce qui me plaît ! Réponse favorable ! Et qui flatte l'ennui de mon mal incurable ; Pour la troisième fois, voyons ce qu'il dira :S'il parle encore ainsi, mon coeur l'adorera : Je suivrai ses conseils, malgré tous les obstacles, Et je l'estimerai le plus grand des Oracles. Troisième Couplet. MEGATE. Si quelqu'un veut savoir, quel est ce faible Esprit, Qu'en un moment l'Amour surprit ; Et que deux Passions rangent dessous leur Loi ; Divin Écho, dis que c'est toi. ÉCHO. C'est toi. MEGATE. C'est moi ! PHILENE. Non, non, il parle à moi sans doute. MEGATE. Il parle à qui lui parle. PHILENE. Il parle à qui l'écoute. MEGATE. Souvent il parle à deux. ÉCHO. À deux ? MEGATE. Assurément, C'est à vous deux qu'il parle, il le dit clairement : Mais si veux-je pourtant, m'en éclaircir encore, Avec cet Inconnu, que j'aime, et que j'adore. Ne m'apprenez-vous point, comment vous appelez Ce véritable ami, de qui vous me parlez ? PHILENE. L'excès de son amour, qui ne fait que de naître, Beaucoup mieux que son nom, vous le fera connaître. Mais vous importe-t-il de savoir quel il est ? MEGATE. Mais à me le celer avez-vous intérêt ? Connaissons les blessés, pour guérir leurs blessures, Et sachons-en les noms, comme les aventures. PHILENE. Nommez-moi donc aussi cette jeune Beauté, Qui se vit dans un Temple ôter la liberté ; A-t-elle autant que vous, de grâces et de charmes ?Et sans cesse à son mal donnerez-vous des larmes ? MEGATE. Nous partageons ensemble, et douleur, et plaisir : Nous n'avons qu'un espoir, nous n'avons qu'un désir ; Pareilles toutes deux, d'esprit, et de visage : Toujours même fortune, elle et moi nous courons, Toutes deux près du port, nous avons fait naufrage : Nous naquîmes ensemble, ensemble nous mourons. PHILENE. Ainsi ce jeune Amant, est un autre moi-même, Et son malheur me plonge, en un malheur extrême ; Nous partageons ensemble, et douleur, et plaisir : Nous n'avons qu'un espoir, nous n'avons qu'un désir ; Et nous sommes pareils d'esprit et de visage : Toujours même Fortune, ensemble nous courons, Tous deux proches du port, nous avons fait naufrage ; Nous naquîmes ensemble, ensemble nous mourons. MEGATE. Mais dites-moi son nom, m'ayant dit son Histoire, Qui me paraît étrange, et que j'ai peine à croire. PHILENE. L'Infortuné changea de nom, comme de coeur, Dès l'heure que l'Amour, ce superbe Vainqueur, Jusqu'aux pieds des Autels, vint troubler sa prière ; Et que lui qui peut tout, fit descendre des Cieux, Sous l'habit d'une fille, son Ange de lumière, Qui sut brûler son âme, en éclairant ses yeux. MEGATE. Hé Dieux ! Que dites-vous ? Croirai-je à mes oreilles, Et verra-t-on jamais des rencontres pareilles ? Cette Fille changea de nom, comme de coeur, Dès l'heure que l'Amour, ce superbe Vainqueur, Jusqu'aux pieds des Autels, vint troubler sa prière ; Et que lui, qui peut tout, fit descendre des Cieux, Dessous l'habit d'un homme, son Ange de lumière, Qui sut brûler son âme, en éclairant ses yeux. Mais parlons d'eux encor, avec plus de franchise ;Et disons leurs vrais noms à l'Oreille d'Orphise ; Elle arrive, et sans peur j'ai commis de tous temps, À sa discrétion, mes secrets importants. PHILENE. Je le veux, et je juge, en jetant l'oeil sur elle, Qu'elle est également, et prudente, et fidèle. SCÈNE III. Orphise, Mégate, Philène, Mélinde. MEGATE. Qu'est-ce que dit ma Mère ? Hé bien, en mourrons-nous ? Et faudra-t-il brûler au feu de son courroux ? ORPHISE. Votre esprit est troublé d'une crainte bien vaine : De votre éloignement elle n'est point en peine ; Et vous pouvez encor demeurer librement, À jouir des douceurs d'un séjour si charmant. MEGATE. Quelles grâces, bons Dieux, ne te dois-je bien rendre, Des soins que tous les jours pour moi tu daignes prendre ; Sans toi je n'aurais pas une heure de repos, Et pour nous obliger tu viens tout à propos, D'un semblable désir ayant l'âme saisie, Ce gentilhomme et moi, t'avons seule choisie, Pour te dire un secret, que nous tenons si cher, Qu'à tout autre qu'à toi, nous le voulons cacher. Tu connaîtras par là quelles sont nos pensées, Et si vers même but, elles sont adressées. ORPHISE. Vous me pouvez parler en toute liberté, Puisque rien n'est plus grand que ma Fidélité ; Quel est votre secret ? Philène dit ceci à demi haut à l'oreille d'Orphise ; et sont tous deux fort loin de Mégate, et de Mélinde. PHILENE. Le malheureux Philène Dessous le nom d'autrui, représente sa peine. ORPHISE. Orphise s'approche de Mégate, qui lui dit son secret à l'oreille ; de la même sorte que Philène lui a dit le sien. En faites-vous autant ? MEGATE. Tu me vois aujourd'hui : Représenter mon mal, dessous le nom d'autrui. ORPHISE. Je l'ai bien deviné : MEGATE. Que t'a-t-il dit, Orphise ? ORPHISE. Même chose que vous ; MEGATE. Dieux ! Que je suis surprise. PHILENE. Dites-moi son secret. ORPHISE. C'est le vôtre. PHILENE. Le mien ? La réponse est obscure, et je n'y comprends rien. ORPHISE. Songez à triompher, vous avez la victoire. PHILENE. La victoire ? Hé de quoi ? ORPHISE. D'un Coeur qui faisant gloire D'avoir toujours vaincu, sans avoir rien aimé, Est plus grand que le corps, qui le tient enfermé. PHILENE. Et de quel corps encore est ce Coeur invincible ? ORPHISE. De celui de Mégate. PHILENE. Ô Dieux ! Est-il possible ? ORPHISE. Elle vous aime. PHILENE. Moi ! ORPHISE. Vous-même, et dans un jour, Vous avez su dompter ce qui domptait l'Amour. MEGATE. Un mot, Orphise. ORPHISE. Hé bien. MEGATE. Qu'a-t-il tant à te dire ? ORPHISE. Rien, sinon qu'il languit sous l'amoureux Empire. MEGATE. Hé pour qui ? ORPHISE. Devinez. MEGATE. Je ne sais. ORPHISE. C'est pour vous ; Et vous en rougissez de honte, ou de courroux. MEGATE. Nullement, mais il faut que tu te persuades, Qu'en vain on sait l'Histoire et le nom des malades, Si l'on ne sait aussi quel remède excellent, Peut arrêter le cours de leur mal violent. Philène, cherchons donc une prompte assistance, Sans que sur un sujet d'une telle importance, On nous voie amuser à parler si souvent À l'Écho, qui n'est rien qu'un air frappé du vent ; Et qui s'enferme au creux d'une Roche voûtée, Dont la voix est reçue, et soudain rejetée. Qu'Orphise vous écoute une seconde fois, Sur les divers moyens, dont nous aurons fait choix, Pour guérir la douleur, dont votre âme soupire, Et que nous n'osons pas, l'un à l'autre nous dire ; Et pour mieux obliger son esprit si discret, À nous redire au vrai quel est notre secret ; Savez-vous là-dessus, ce que je me propose ?Sur ces arbres si beaux, écrivons quelque chose. PHILENE. Hé quoi ? MEGATE. Deux ou trois mots, de ce que vous et moi, Avons délibéré de commettre à sa foi. PHILENE. Ne me commandez point d'écrire sur ces arbres, Mais bien d'aller briser des Rochers, et des Marbres, Et forcer des Lions, à tomber sous mes coups, Si vous ne croyez pas que je puis tout pour vous. MEGATE. Ce propos ne saurait m'obliger davantage, Mais allons commercer à finir cet ouvrage ; Nous discourons sans cesse, et nous n'avançons rien. PHILENE. Mon vouloir est le vôtre. MEGATE. Et le vôtre est le mien. Ils vont chacun sur un arbre. MELINDE. Qu'il est aisé de voir que ces deux belles âmes, Ressentent vivement les amoureuses flammes ! ORPHISE. Dieux ! Que s'étant quittés, ils marchent lentement ! À peine peuvent-ils se laisser un moment : Leurs corps sont séparés, mais non pas leurs pensées, Qui sont de mêmes traits mortellement blessées : Voyez comme elle et lui, se conduisent des yeux. MELINDE. Je ne saurais juger lequel aime le mieux. SCÈNE IV. Asphalte, Orphise, Mélinde. ORPHISE. Venez vous divertir à voir ces deux personnes, Qui ne changeraient pas leurs fers à des Couronnes ; Et qui n'écrivent rien dans l'écorce des bois, Qui ne soit dans leurs coeurs, mieux écrit mille fois, Ils tâchent de cacher le feu qu'ils ont dans l'âme ; Mais par leurs actions, il fait luire sa flamme : Voyez, qu'écrivant ils ont certains transports, Qui troublant leurs esprits, font frissonner leurs corps. Amour conduis leur main, ou l'on ne pourra lire, Ce que sur ces deux troncs tu les forces d'écrire. ASPHALTE. Nous sommes vous et moi de même sentiment ; Et je crois que tous deux s'aiment parfaitement : Mais ce pauvre Amoureux est bien loin de son compte, Si l'Amour aujourd'hui le Devoir ne surmonte ; Et rien dans son malheur ne le peut secourir, Si ce n'est seulement, s'absenter, ou mourir. ORPHISE. Ensemble nous plaignons l'ennui qui les tourmente, Car vous plaignez l'Amant, et moi je plains l'Amante. Les parents l'ont promise au plus beau des humains, Et la doive tantôt remettre entre ses mains. MELINDE. Mais sans peur du péril, où leurs amours les portent, Des deux côtés du bois en même temps ils sortent. SCÈNE V. Mégate, Philène, [Orphise]. MEGATE. Nous voici de retour, afin de te montrer, Si dans même secret, on se peut rencontrer Écoute. Mégate dit tout bas à Orphise, ce qu'elle a écrit sur l'arbre. ORPHISE. Et vous Philène : ô merveille incroyable ! Vous m'avez dit tous deux une chose semblable. Philène lui dit de la même sorte, ce qu'il a écrit sur l'autre. PHILENE. Serait-il bien possible ? MEGATE. Allons voir. PHILENE. Je le veux, Le Ciel serait-il bien si propice à mes voeux ? ORPHISE. Si je ne vous dis vrai, j'ai perdu la mémoire. PHILENE. Qui ne voit le miracle, à peine le peut croire. Philène à l'arbre. Découvrir, et cacher son amour ; Quel miracle plus grand, parut jamais au jour ? Et quels sont les Destins, qui nos âmes assemblent ? Comme nos accidents, nos pensées se ressemblent. MEGATE. Mégate à l'arbre. Ouvrir, et fermer son coeur ; A-t-il lu dans le mien cet aimable Vainqueur ? De tout point sa pensée à la mienne est pareille ; Et je vois, sans la croire, une telle merveille. Ainsi même secret nos deux mains ont écrit. PHILENE. Ainsi dans nos deux corps, on n'a mis qu'un esprit. MEGATE. Ainsi nous désirons, et parler et nous taire. PHILENE. Ainsi même flambeau nous brûle, et nous éclaire. MEGATE. Ainsi même Nocher, sur les flots nous conduit. PHILENE. Ainsi même tempête, en même temps nous suit. MEGATE. Ainsi nous nous perdons en mêmes aventures. PHILENE. Ainsi nous découvrons, et cachons nos blessures ; Et tombés par miracle en de mêmes langueurs, Nous sommes tout ensemble, et vaincus, et vainqueurs, Mais cet Énigme obscur ne se fait pas comprendre ; Et pour moi, plus j'y rêve, et moins je puis l'entendre. Découvrir tout ensemble, et cacher son amour ! C'est vouloir qu'à même heure, il soit et nuit, et jour, Vouloir que l'Assurance accompagne la Crainte, Et que la Vérité marche avecque la feinte ? MEGATE. Mais qui pourrait jamais cet Oracle exprimer, Qui veut ouvrir un coeur, et qui veut le fermer ; Je ne sais pas pour moi, s'il se peut qu'en même heure, On sort libre, et captif, qu'on guérisse, et qu'on meure. ASPHALTE. Bons Dieux, avec quel trouble, et quel étonnement, Se promène à grand pas, ce malheureux Amant ! Comme il se mort les doigts, et se frotte la tête. Et comme à tous moments à cet Arbre il s'arrête ! ORPHISE. Nous ne devons pas moins cette Fille observer : Sans aucun mouvement, vous la voyez rêver, Et semble que ses yeux, au défaut de sa bouche, Sur cet Énigme obscur, consultent cette souche. Philène et Mégate sortent du bois, et Orphise leur parle. Hé bien ai-je rien dit contre la Vérité ? MEGATE. Tu nous dois pardonner notre incrédulité. PHILENE. Découvrir son amour ; ô merveille adorable ? Est-il commandement qui soit plus agréable ? J'exécute un arrêt si doux, En vous disant que je vous aime, Et que j'ai tant d'amour pour vous, Que je n'en ai plus pour moi-même. Cacher un amour le plus beau, Qui puisse aux coeurs faire la guerre ; N'est-ce pas cacher un flambeau, Qui doit luire à toute la terre ? Nous serions trop ingrats si nous cachions l'Amour, Qui seul nous avez fait voir la lumière du jour. Ce vainqueur des vainqueurs, et celui qui me dompte, Je trouve à l'avouer, plus d'honneur que de honte ; Une plaie honorable a toujours des appas ; On trahit son courage, en ne la montrant pas ; Et je veux publier, que la mienne est si belle, Qu'elle est à désirer, quoiqu'elle soit mortelle. MEGATE. Ouvrir en même temps, son coeur, et le fermer, Le Ciel m'en est témoin, sans jamais rien aimer : De tant d'objets si beaux, dont la Cour est féconde, J'ai fermé jusqu'ici, mon coeur à tout le monde ; Mais puisque sans l'ouvrir, je n'ai pu concevoir, Mon Amour si parfait, qu'il se doit faire voir ; N'est-ce pas la raison, qu'au moins j'ouvre la bouche, Pour le dire, et montrer à quel point il me touche. Oui, Philène, je me résous À confesser que je vous aime ; Et que j'ai tant d'amour pour vous, Que je n'en ai plus pour moi-même. PHILENE. Quel excès de bonheur m'arrive en un moment, Pour me combler de gloire, et de contentement ; Et me faire éprouver, que pour une Maîtresse, On peut mourir de joie, ainsi que de tristesse. MEGATE. Disposez de mon coeur, Philène, il est à vous, Et je l'ouvre à vous seul, quand je le ferme à tous. PHILENE. Le beau feu dont l'Amour rend notre âme allumée, Plus que les autres feux, est rempli de fumée ; Et nous étoufferait peut-être en un moment, Faute de lui donner, un peu d'air seulement. MEGATE. Il a su tout à coup me forcer à me rendre ; Il a fondu ma glace, il me réduit en cendre ; Et me faut avouer qu'un plus digne flambeau, Ne conduira jamais une Amante au tombeau. PHILENE. Est-il vrai que l'Amour, qui fait assez connaître, Qu'en moi, pour me tuer vos beaux yeux l'ont fait naître, Veuille que nous portions mêmes fers sous sa loi ; Et si je meurs pour vous, que vous mouriez pour moi ? Je ne mérite pas la moindre de vos larmes : Je suis une conquête indigne de vos armes ; Et la mort me doit être un juste châtiment, D'avoir osé sur vous, jeter l'oeil seulement. MEGATE. Ne blâmez point celui dont je fais tant d'estime, Mais que mon coeur pourtant ne peut aimer sans crime, Puisque j'ai des parents, qui veulent aujourd'hui, Par un hymen forcé, me séparer de lui. Il faut donc, pour chasser loin de nous cet orage, Changeant leur volonté, rompre ce mariage, Autrement. PHILENE. Ha ! Ce mot suffit pour me tuer. ASPHALTE. Dès le soir leur dessein se doit effectuer. PHILENE. Vous devez employer le Ciel et la Nature, Pour détourner le cours d'une telle aventure. Pour moi, chère beauté, quoi qu'il puisse advenir, Je vous promets la Foi, je vous la veux tenir ; Et plutôt qu'achever mon funeste Hyménée, De cent coups de poignard, finir ma destinée. Doncques, mon cher ami, qui prends part aux douleurs, Qui vont noyer ma vie au torrent de mes pleurs ; Si tu veux empêcher qu'aujourd'hui, je ne meure ; Va, comme je t'ai dit, où mon père demeure ; Et soit par tes discours, dont ses sens sont ravis, Ou soit par tes raisons, ou soit par tes avis ; Par amis, par faveur, de force, ou d'artifice, Fais tant, que ce dessein jamais ne s'accomplisse. ASPHALTE. J'en viens. PHILENE. Hé qu'as-tu fait ? ASPHALTE. Rien. PHILENE. Ô comble d'ennui ! ASPHALTE. Ne désespérez point, il n'était pas chez lui, J'y retourne. PHILENE. Va donc, et par quelque artifice, Fais tant, que ce dessein jamais ne s'accomplisse. ASPHALTE. Mais. PHILENE. Ne réplique point, je ne sais que trop bien, Que pour me secourir, tu n'épargneras rien. ASPHALTE. J'y vais donc. MEGATE. Chère Orphise hélas ! Si ton envie Est de vouloir aussi me conserver la vie, Épuise ton esprit, promets-lui des présents ; Achète le secours de quelques médisants ; Et brisant, s'il se peut, la chaîne qu'on m'a faite, Fais tant, que cet Hymen se rompe, ou se remette. ORPHISE. Pour gagner votre mère, il n'est invention, Dont je n'use, en faveur de votre affection : Mais rendez plus serein l'air de votre visage, Car si de nos desseins elle a le moindre ombrage, Tout est perdu, Mégate, il faudra, malgré vous, Que cet homme inconnu, soit tantôt votre époux. MEGATE. Pour suivre tes conseils, sage, et prudente Orphise, Je me vaincrai moi-même, en si juste entreprise. PHILENE. Moi, je suivrai mon père, ou si je vais chez lui, Je saurai, le voyant, déguiser mon ennui. Cependant, permettez que je vous jure encore, Par ce Dieu tout puissant, que dans vos yeux j'adore ; Qu'Espoir, Crainte, Parents, Menace, Affliction, Ne pourront jamais rien sur mon affection. MEGATE. Ma bouche étant muette, en si grande tristesse, Mes pleurs et mes soupirs, vous font même promesse. ACTE III SCÈNE I. ARBAZE. C'est doncques dans ces lieux qu'Aglante se promène, Asphalte me l'a dit, je n'en suis plus en peine ; Mais j'ai mal pénétré le sens de ses discours, Ou ce jeune Insolent a fait d'autres amours. Aglante pris ailleurs, rejette Cléonice, Le choix que j'en ai fait, lui tient lieu de supplice ; Un autre objet le charme, il me craint, il me fuit, Et se laisse emporter au feu qui le séduit : Mais j'en sais le remède, une jeune Voisine, Admirable en adresse, et belle autant que fine ; Que son père en mourant, laissa dessous ma loi, Dans ces beaux promenoirs se doit rendre après moi. Ses yeux vont faire essai de leur plus douce force, À lui jeter du change une insensible amorce ; Solliciter ses voeux, et partager son coeur, Avecque les attraits de ce premier Vainqueur ; Entre deux passions son âme balancée, Ne suivra plus ainsi son ardeur insensée ; Et la raison alors reprenant son pouvoir, Le rangera peut-être aux termes du devoir. Rends inutile, Aglante, un si long artifice ; Ne me résiste point, viens voir ta Cléonice : Tout est prêt chez sa Mère, et l'on attend que toi, Pour lui donner ta main, et recevoir sa foi. Songe avec quel amour, avec quelle tendresse, De tes plus jeunes ans, j'élevai la faiblesse. Verrai-je tant de soins, payés par un mépris, Et ta rébellion en devenir le prix ? Souffre que la Raison soit enfin la plus forte ; Tache de mériter l'amour que je te porte. Mais le voici qui vient, son visage étonné M'est un signe bien clair d'un esprit mutiné ; Et je n'apprends que trop d'une telle surprise, Qu'une ardeur aveuglée engage sa franchise. SCÈNE II. Arbaze, Aglante. ARBAZE. Aglante, quel dessein vous fait ainsi cacher ? Prenez-vous du plaisir à vous faire chercher ? D'où venez-vous enfin ? AGLANTE. De ce proche Ermitage. ARBAZE. Et qui vous y menait ? AGLANTE. Ce fatal Mariage. Prêt d'en subir le joug, sur la foi de vos yeux, J'ai voulu consulter ces truchements des Dieux : J'ai voulu m'informer de l'apprêt nécessaire, À finir dignement une si grande affaire, Me résoudre avec eux de la difficulté, Qui me tient, malgré moi, l'esprit inquiété, Et soutenant mes sens, contre votre puissance, Mêle un peu d'amertume à mon obéissance ; Promettre à Cléonice un amour éternel, Sous la sainte rigueur d'un serment solennel, Avant que la voir, avant que de connaître Si ses attraits auront de quoi la faire naître : Certes quoi qu'il m'en vienne, et de biens et d'honneur, C'est bien mettre au hasard, mon repos, et mon heur, ARBAZE. Quel avis sur ce point vous donnent vos Ermites ; AGLANTE. Un deux tout chargé d'ans, et comblé de mérites, (Plût aux Dieux, qu'avec moi, vous l'eussiez entendu) Sans doute à ses raisons vous vous seriez rendu, Mon enfant m'a-t-il dit, en l'état où vous êtes, Ne précipitez rien, voyez ce que vous faites : L'Hymen n'est pas un noeud, qui se rompe en un jour, C'est un lien sacré, mais un lien d'amour ; Et qu'est-ce que l'Amour, qu'une secrète flamme, Qui pénètre les sens, pour entrer dans une âme ? Nos sens ouvrent la porte à ce Maître des Dieux, Et cet aveugle Enfant a besoin de nos yeux. D'ailleurs, où prenez-vous l'indiscrète assurance, D'approcher ses Autels, avec irrévérence ? Sans qu'aucune étincelle ait pu vous enflammer, Sans savoir seulement, si vous pourrez aimer ? Faire de votre Foi les Dieux dépositaires, Est-ce avoir du respect pour leurs sacrés mystères ? Et n'est-ce pas assez, pour attirer sur vous L'implacable rigueur de leur juste courroux ? ARBAZE. Enfin vous en croyez ce vénérable père. AGLANTE. Je respecte les Dieux, et je crains leur colère. ARBAZE. Ô l'excellent prétexte ! Qu'il est merveilleux ! Au retour d'Italie être encor scrupuleux ! Les Dieux, s'ils n'étaient bons, puniraient cette feinte : C'est ne les craindre pas, qu'abuser de leur crainte : Offrez-leur seulement, avec un peu d'encens, Une âme pure et nette, et des voeux innocents ; Et de présumez pas, qu'aucun d'eux s'intéresse, Par quels yeux un Amant choisisse une Maîtresse. Ceux d'un autre vous-même, employez à ce choix, De votre vieil Rêveur ne faussent point les lois. Les vôtres, et les miens, ne sont que même chose ; Que sur mon amitié votre esprit se repose. Vous savez que mon coeur, est à vous tout entier, Que je vous tiens pour fils, et pour seul héritier ; Que pour vous assurer d'un amour plus sincère, Je quitte le nom d'Oncle, et prends celui de père ; Qu'en vos prospérités, j'arrête mes désirs, Qu'à vos contentements j'attache mes plaisirs ; Et que mon sort du vôtre étant inséparable, Je ne puis être heureux, et vous voir misérable. Puisque de vos malheurs je sentirais les coups, Craignez-vous que je fasse un mauvais choix pour vous. Celle à qui ma prudence aujourd'hui vous engage, Rangerait sous ses lois, l'homme le plus sauvage : Sa beauté ravissante, et son esprit charmant, Malgré vous, dès l'abord vous feront son Amant : Elle est sage, elle est riche. AGLANTE. Elle est inestimable : Mais donnez-moi loisir de la trouver aimable : Un regard y suffit, et rien ne fait aimer, Qu'un certain mouvement, qu'on ne peut exprimer. Un prompt saisissement, une atteinte impourvue, Qui nous blesse le coeur, en nous frappant la vue. Le coup en vient du Ciel, qui verse en nos esprits Les principes secrets de prendre, et d'être pris : Tel objet perce un coeur, qui ne touche pas l'autre ; Et mon oeil voit peut-être autrement que le vôtre. Encor si mon malheur vous pouvait rendre heureux, Je courrais au devant de mon sort rigoureux : Mais puisque mon Destin, du vôtre inséparable ; Vous ferait malheureux, si j'étais misérable ; Pour vous rendre content, souffrez que je le sois, Et que mes yeux au moins examinent le choix. ARBAZE. Pensez à l'accepter, sans me faire paraître, Que quand je suis content, vous avez peine à l'être ; Tandis entretenez cette jeune Beauté ; C'est un soin, que lui doit votre civilité : Nous sommes ses voisins. SCÈNE III. Arbaze, Florine, Aglante. FLORINE. Quoi, Monsieur, ma présence De l'oncle, et du neveu, trouble la conférence ? ARBAZE, en s'en allant. Avant que de vous voir, j'étais sur le départ, Et vous n'aimez pas tant l'entretien d'un vieillard. Je crois que mon adieu vous plaira davantage, Puisqu'il vous abandonne, un Galand de votre âge. FLORINE. Il a toujours le mot ; et sous ses cheveux gris, Sa belle humeur fait honte aux plus jeunes esprits. AGLANTE. Son bonheur à mon gré passe bien l'ordinaire, Puisque tout vieux qu'il est, il a de quoi vous plaire. FLORINE. À qui ne plairait pas un Vieillard si discret ? Je ne puis le celer, je n'en vois qu'à regret : J'aime bien leur adieu, mais non pas leur présence : Lui, qui s'en doute assez, me fuit par complaisance ;Et m'avoir en partant laissé votre entretien, C'est un nouveau sujet de lui vouloir du bien. AGLANTE. Son adieu va produire un effet tout contraire : J'ai l'esprit tout confus, pour ne vous pas déplaire : Et le pesant chagrin, qui m'accable aujourd'hui, Vous donnera sujet de vous plaindre de lui ; Dans le secret désordre, où mon âme est réduite, Mon humeur est sans grâce, et mes propos sans suite ; Je ne suis bon enfin, qu'à vous importuner. FLORINE. Bien moins que votre esprit ne veut s'imaginer, Mon naturel est vain, je me flatte moi-même : Quand on m'entretient mal, je présume qu'on m'aime. Je crois voir aussitôt, un effet de mes yeux, Et l'on me plairait moins, de m'entretenir mieux : Un discours ajusté, ne sent point l'âme atteinte ; Plus il a de conduite, et plus il a de feinte : Le désordre sied bien à celui d'un Amant, Quelque confus qu'il soit, il parle clairement ; Or moi qui ne suis pas de ces capricieuses, Qui donnent à l'Amour des lois injurieuses : En mettent le haut point à se taire, et souffrir, Et s'offensent des voeux qu'on ose leur offrir ; Orphise et Cléonice sortent, et écoutent leurs discours. Je vous estimerais envieux de ma gloire, Si vaincu par mes yeux, vous cachiez ma victoire. Parlez donc hardiment, du feu que vous sentez, Ne soyez point honteux des fers que vous portez. Sitôt qu'on est blessé, j'aime à voir qu'on se rende, Et mon coeur pour le moins vaut bien qu'on le demande. Je ne suis pas d'humeur à vous laisser périr ; Mais, sans savoir vos maux, les pourrais-je guérir ? Le silence en Amour est un lâche remède, Tâchant à vous aider, méritez qu'on vous aide : Laissez à votre bouche expliquer les discours, Que vos yeux languissants me font de vos amours. SCÈNE IV. Aglante, Cléonice, Orphise, Florine. CLÉONICE. Orphise, entendez-vous cette jeune éventée ? Orphise et Cléonice sont encore cachés, en sorte qu'on les voit. ORPHISE. Ne craignez rien, ma soeur, elle s'est mécomptée, Attaque qui voudra le coeur de votre Amant : Ce n'est pas un butin qu'on enlève aisément ; Oyez-le répartir à cette effronterie. FLORINE. Quoi ? Monsieur, vous voilà dedans la rêverie ? Vous consultez encor, et votre bouche a peur, De confirmer un don, que me fait votre coeur ? AGLANTE. Il serait trop heureux d'un si digne servage, S'il pouvait être à vous, sans devenir volage : Un autre objet possède et mes Voeux, et ma Foi ; Ne me demandez point, ce qui n'est plus à moi : Quand même je pourrais disposer de mon âme, Pourriez-vous accepter une si prompte flamme ? Pourriez-vous faire état d'un coeur si tôt en feu ? Prise-t-on un captif, quand il coûte si peu ? L'ennemi qui combat signale sa défaite, Et couronne bien mieux le Guerrier qui l'a faite ; Mais celui qui se rend, perd beaucoup de son prix, Et fait si peu d'honneur, qu'il reçoit du mépris : Vous triompheriez mieux si j'osais me défendre ; La Gloire est à forcer, et non pas à surprendre ? ORPHISE, à Cléonice. Après cette réponse, elle doit bien rougir. FLORINE. Je sais comme mes yeux ont coutume d'agir, Si vous êtes honteux d'une flamme si prompte, Il faut que mon exemple emporte cette honte. Il est vrai, je vous aime autant que vous m'aimez Un moment a nos coeurs l'un à l'autre enflammés ; Soyez vain comme moi, de ma flamme naissante : Plus un effet est prompt, plus sa cause est puissante. AGLANTE, apercevant Cléonice, et allant à elle. Il ne faut pas que Cléonice paraisse sur le Théâtre, en sorte qu'elle puisse être connue de Florine : elle doit être cachée à demi derrière un arbre, couvrant sa face de son mouchoir.Voici mon cher amour, adorable Beauté. FLORINE, l'interrompant. Cherchez-vous un Asile à votre liberté ? Vraiment vous choisissez un fort mauvais refuge ; Vous courez vers Orphise, et je la prends pour juge. Faites-moi la raison d'un voleur de mon bien ; Qu'il me rende mon coeur, ou me donne le sien. AGLANTE. Contez-lui vos raisons, je vous laisse avec elle. FLORINE. Quoi ? Vous continuez à faire le rebelle ? AGLANTE. Dérobons-nous, mon âme, à l'importunité, Dont nous menace encor son babil affété. CLÉONICE. Mon amour est ravi d'une telle retraite. SCÈNE V. Orphise, Florine. ORPHISE. Comment vous trouvez-vous d'avoir fait la coquette ? Vous avez tant de grâce à souffrir un refus, Que personne après vous, ne s'en mêlera plus. Les Filles donc ainsi perdent la retenue ? Et depuis quand la mode en est-elle venue ? Vous vous offrez vous-même ; ah ! J'en rougis pour vous. FLORINE. Mille s'offre à moi, que je dédaigne tous. Mais si je fuis tant d'Amants, dont je suis recherchée, J'en puis rechercher un, quand mon âme est touchée : Un peu d'amour sied bien, après tant de mépris. ORPHISE. Un coeur se défend mal, quand il est sitôt pris ; Et pour dire en un mot, tout ce que je soupçonne ; Qui peut en prier un, n'en refuse personne. FLORINE. Orphise, quelle humeur est la vôtre aujourd'hui, Que par vos sentiments, vous jugez ceux d'autrui ? ORPHISE. On vous connaît assez, et vous êtes de celles, Que mille fois le plâtre a fait passer pour belles ; Dont la vertu consiste en de vains ornements ; Qui changent tous les jours de rabats, et d'Amants : Leurs inclinations ne tendent qu'à la bourse ; C'est là de leurs désirs et le but et la source : Voyez-les dans un Temple, importuner les Dieux, Les prières en main, la modestie aux yeux : Il n'est trait de pudeur, qu'elles ne contrefassent ; Et Dieu sait comme alors les Dupes s'embarrassent. Elles savent souvent jeter mille hameçons, Et se rendre au besoin en diverses façons : Après tout je vous plains ; ce courage farouche Ne vous est échappé, qu'à faute d'une mouche, Encor en assassin, vous lui perciez le coeur ; Le fard déplaît sans doute à ce fâcheux vainqueur, Et rend votre beauté tellement éclatante, Que son esprit bizarre en a pris l'épouvante. FLORINE. Je ne connus jamais ce que vous m'imputez, Et ne veux point répondre à tant de faussetés : Ma vie est innocente, et ma beauté naïve Ne doit qu'à ses attraits les coeurs qu'elle captive. Si j'ai quelques défauts, ils ne sont point cachés, Sous le fard éclatant, que vous me reprochez ; Et quand bien le reproche en serait légitime, Orphise d'un nom d'Art feriez-vous un grand crime ? Jamais une Beauté ne se doit négliger ; Quand la Nature manque, il la faut corriger ; Est-ce honte d'aller par ces Métamorphoses À la perfection, où tendent toutes choses ? La Raison, la Nature, et l'Art en font leur but ; L'Amour, Roi de nos coeurs, veut ces soins pour tribut, Et tient pour bon sujet un esprit qui n'aspire, Qu'à trouver les moyens d'agrandir son Empire. C'est gloire de mourir pour ce Maître des Dieux, Qui s'exprime pour vous de l'usage des yeux. Si pour lui, se défaire est un vrai Sacrifice, Se refaire pour lui, le nommez-vous un vice ? Ce qu'on fait pour lui plaire, osez-vous le blâmer ? Orphise quand on aime, il se faut faire aimer, L'Amour seul, de l'Amour est le prix véritable ; Et pour se faire aimer, il faut se faire aimable. Cette Belle, en effet, de qui l'on parle tant, Tient du secours de l'Art ce qu'elle a d'éclatant ; Cependant sa beauté, pour être déguisée, A-t-elle moins d'amants ? Est-elle moins prisée ? ORPHISE. Celle qu'en ses discours vous venez d'attaquer, Quand elle l'aura su, pourra vous répliquer : Pour moi, sans intérêts, dedans cette mêlée, Je vais chercher Mégate, au bout de cette allée. FLORINE, seule. Arbaze, c'est pour toi que j'en ai tant souffert, Pour toi j'ai feint d'aimer, et mon coeur s'est offert :Pour t'avoir obéi, l'on m'a persécutée ; Aglante ne me prend que pour une affétée, Et consommé d'un feu contraire à son devoir, Néglige également ma feinte, et ton pouvoir. Orphise cependant, sans pénétrer mon âme, Juge par mes discours, de l'objet de ma flamme ; Simple, qui ne sait pas, que mon esprit discret, Rarement à ma bouche expose un tel secret ; Que jamais mon ardeur n'est aisément connue, Et que plus j'ai d'amour, plus j'ai de retenue. Aux Filles c'est Vertu de bien dissimuler : Plus nos coeurs sont blessés, moins il en faut parler : Si j'ose toutefois me le dire à moi-même, À travers ces rameaux j'aperçois ce que j'aime : C'est mon Asphalte, ô Dieux ! Il vient, dissimulons, Et ne découvrons rien du feu dont nous brûlons. SCÈNE VI. Asphalte, Florine. ASPHALTE. Trouver Florine seule, et dans les Tuileries, Sans avoir d'entretien que de ses rêveries ? Quoi ? Tant de solitude, auprès de tant d'appas, Certes c'est un bonheur que je n'attendais pas. Je n'osais espérer d'occasion si belle, À lui conter l'ardeur, qui me brûle pour elle. FLORINE. Que votre esprit est rare ! Et sait adroitement Faire une raillerie, avec un compliment ; Afin qu'à votre amour je sois plus obligée : Vous me traitée d'abord en fille négligée, Qui tient si peu de coeurs asservis sous sa loi, Que mêmes en ces lieux elle manque d'emploi. Est-ce ainsi qu'Amant cajole ce qu'il aime ? ASPHALTE. Ah ! Ne m'imputez pas cet indigne blasphème ; Je sais trop que vos yeux règnent en toutes parts, Et que chacun se rend à leurs moindres regards. FLORINE. Exceptez-en Aglante, il m'a bien fait paraître, Que Florine n'est pas ce qu'elle pensait être. ASPHALTE. Il est vrai qu'il adore un autre Objet que vous, Et votre esprit peut-être en est un peu jaloux : Mais si vous aviez vu l'excès de sa tristesse, Et combien de soupirs lui coûte sa Maîtresse, Vous seriez la première à plaindre ses malheurs. FLORINE. Quelque orgueilleux mépris fait naître ses douleurs. ASPHALTE. La Beauté dont Aglante idolâtre les charmes, D'un déluge de pleurs accompagne ses larmes ; Arbaze, unique auteur de tous leurs déplaisirs, Oppose sa puissance à leurs chastes désirs : Son esprit irrité court à la violence ; La prière l'aigrit, et la Raison l'offense : Il vient, la force en main, et l'ayant vu partir, J'ai cru de mon devoir, de les en avertir. Il faut toujours remarquer que Cléonice ne doit paraître le visage découvert devant Florine.Les voilà tout en pleurs FLORINE. Évitons leur présence : Mes larmes ne sauraient couler par complaisance : Mon humeur est trop gaie, et pour ne rien celer, J'aime mieux rire ailleurs, que de les consoler. SCÈNE VII. Cléonice, Aglante. CLÉONICE. Mon Philène, as-tu donc un père si barbare, Qu'il veuille séparer une amitié si rare ? AGLANTE. Vous l'avez entendu ; ce vieillard inhumain, Pour en rompre les noeuds, vient la force à la main, Et dès le soir me livre à cette autre Maîtresse, Résolu que ma Foi, dégage sa promesse. CLÉONICE. Ah dure Tyrannie ! Ah rigoureux Destin ! Donc un si triste soir suit un si beau matin ?Le même jour propice, et contraire à nos flammes, Va désunir deux corps, dont il unit les âmes ; Fait que nos biens et nos maux, et du matin au soir, Voit naître nos désirs, et mourir notre espoir. AGLANTE. L'Amour, ce doux vainqueur, ce père des délices, Ainsi n'a pour nous deux, que de cruels supplices ; Et ce Tyran fait naître, aux dépens de nos pleurs, D'un moment de plaisirs, un siècle de douleurs. CLÉONICE. Hélas ! Que de tourments accompagnent ses charmes ! Et qu'un peu de douceur nous va coûter de larmes ! Il me faut donc te perdre, et dans le même lieu, Où j'ai reçu ton coeur, recevoir ton Adieu ! Sanglots, qui de la voix me fermiez le passage, Jusques à cet adieu permettez m'en l'usage ; Et lors que le Soleil ayant fini son tour, Les flambeaux d'Hyménée éteindront ceux d'Amour, Étouffez, j'y consens, cet Objet déplorable, Des plus âpres rigueurs d'un sort impitoyable. Philène, ainsi ma mort dégagera ta foi, Ton coeur pourra brûler pour un autre que moi : Tu pourras obéir, sans me faire d'injure : J'aime sans inconstance, et change sans parjure. AGLANTE. Un père veut forcer un coeur à vous trahir, Et vous croyez ce coeur capable d'obéir ? Ah que vous jugez mal d'une amitié si forte ! Si notre espoir est mort, ma flamme n'est pas morte : La naissance n'a point d'assez puissantes lois ; Pour me faire manquer à ce que je vous dois : Recevez de nouveau la foi que je vous donne, D'être à jamais à vous, ou de n'être à personne. CLÉONICE. Hélas ! En quel état le malheur nous réduit ! Faut-il d'un tel amour n'espérer point de fruit ! AGLANTE. Aimons-nous, et souffrons ; aimé de ce qu'on aime, On trouve des plaisirs dans la souffrance même. CLÉONICE. Aimons-nous, et souffrons ; deux coeurs si bien d'accord, Trouveraient des plaisirs dans les coups de la mort. AGLANTE. Résolus à mourir, qu'avons-nous plus à craindre ? CLÉONICE. Mourant avec plaisir, qu'avons-nous plus à plaindre ? AGLANTE. Plaignons-nous, mais du Ciel, qui fait que le trépas, Au plus beau de notre âge, a pour nous tant d'appas. CLÉONICE. N'accuse point le Ciel de ce que fait son père. AGLANTE. Mon âme c'est de là que part notre misère ; C'est lui qui nous traverse ; et les Dieux sont jaloux, Qu'en leur Temple mes voeux ne s'adressaient qu'à vous ; Au pied de leurs Autels, j'adorais leur image ; Était-ce donc vous rendre un trop léger hommage ? Ô Dieux ! D'un feu si pur faites-vous un forfait ? Vous pouvais-je adorer en un plus beau portrait ? Que votre jalousie, ou votre haine éclate, Jusques dans le tombeau j'adorerai Mégate, Inventez des tourments à me priver du jour, Ma Vie est en vos mains, mais non pas mon Amour. CLÉONICE. N'irrite point les Dieux, et retiens ces blasphèmes ;Je te jure, mon Coeur, les Puissances suprêmes, Dont la seule bonté nous pourra secourir, Que si tu n'es à moi, je saurai bien mourir. AGLANTE. Parmi tant de malheurs, quel bonheur est le nôtre, Puisqu'en dépit du Sort, nous vivons l'un en l'autre ! Et s'il nous faut mourir, nous finirons ainsi. CLÉONICE. Adieu, ma chère vie, éloigne-toi d'ici ; Fuis ce fatal Hymen ; qu'un père te prépare. AGLANTE. Oui, je vais vous quitter, de peur qu'il nous sépare ;Mais avec un serment, que malgré son effort, Nous aurons pour nous joindre, ou l'Hymen, ou la Mort. ACTE IV SCÈNE I. ARBAZE, suivi de deux Braves. Quelle fatalité changeant l'esprit d'Aglante, Renverse nos desseins, et trompe notre attente : Il s'approchait d'Hymen, qui lui tendait les bras, Et ce Capricieux s'arrête au dernier pas. Il semblait souhaiter cette union sacrée, Il brûlait d'être au Temple, et demeure à l'entrée : Il promet, il s'engage, il veut précipiter, Et devient froid et lent, au point d'exécuter : Chacun de voeux communs bénit cette journée, Ses parents assemblés pressent cet Hyménée ; Il goûte moins son bien, quand chacun le ressent ; Il est seul nécessaire, et seul il est absent. Beaux lieux, plaisant séjour, ombres, arbres, fontaine, Découvrez-nous Aglante, épargnez notre peine ; Et pour prix de ce bien, puissent toujours vos bois Être les promenoirs les plus beaux de nos Rois. Vous, secondez ma peine, et que votre assistance, S'il ne me suit de gré, force sa résistance. Par force, ou par amour, tirons-le de ces lieux ; Quelle ombre, quels détours le cachent à nos yeux ? UN DES BRAVES. Modérez seulement un ennui si sensible ; Nous le rencontrerons, s'il est encor visible ; Et lors la violence, au défaut de l'Amour, Vous le rendra chez vous, devant la fin du jour. ARBAZE. Ne vois-je pas Nérice ? Ô Dieux ! Par quel langage, Lui puis-je déguiser ce que dit mon visage ? Venez-vous en ce lieu partager mes douleurs ? Et daignez-vous mêler vos soupirs à mes pleurs ? SCÈNE II. Nérice, Arbaze. NÉRICE. Ma seule peine hélas ! Est assez violente : Je cherche Cléonice. ARBAZE. Et moi je cherche Aglante. NÉRICE. Ma présence l'afflige. ARBAZE. Et la mienne lui nuit. NÉRICE. Elle craint ma rencontre. ARBAZE. Et le cruel me fuit. Quand je perds un Neveu, vous perdez une Fille, Et nous perdons tous deux l'heur de notre Famille. NÉRICE. Ainsi donc l'un et l'autre est contraire à nos voeux ! Je crains ce qui vous plaît, elle ce que je veux : Je doute quel sujet les porte à nous déplaire ; Mais j'en forme un soupçon, que je ne vous puis taire ; Je sais que de tout temps par mes affections, Cléonice a réglé ses inclinations ; Et que mon amitié lui fut toujours si chère, Que les voeux de la Fille étaient ceux de la mère : Mais alors que l'Amour surprend un jeune Coeur, De quelle passion ce Dieu n'est-il vainqueur. Quel respect de Parents retient sa violence ! Et jusque à quel excès ne va son insolence ? Ne viole-t-il pas, pour suivre ses desseins, Toutes divines lois, et tous respects humains ? C'est le juste respect, où ma crainte se fonde ; Car pouvant disposer des coeurs de tout le monde, Peut-être qu'il dispose absolument aussi De ceux de nos enfants, qu'il a surpris ici. ARBAZE. Asphalte que je vois, me tirera de peine, Hé bien, résoudras-tu ma créance incertaine ? SCÈNE III. Asphalte, Arbaze, Nérice. ASPHALTE, échauffé. Bons Dieux, que j'ai couru ! J'ai fait cent fois le tour, Du bois du Labyrinthe, et des lieux d'alentour. ARBAZE. Enfin, quelle nouvelle apportes-tu d'Aglante ? ASPHALTE. Que votre peine cesse, ou plutôt qu'elle augmente : Je l'ai trouvé pensif, et les larmes aux yeux, Avec mille soupirs, qu'il jetait vers les Cieux ; Si confus, si charmé d'un objet qu'il adore, Que je l'entretenais, sans qu'il me vit encore Dieux ! Aglante, ai-je dit, quel est ce changement ? L'Amour est-il auteur de ce dérèglement ? Lors surpris, et forçant sa triste rêverie ; Asphalte (m'a-t-il dit) laisse-moi je te prie, Ne viens point à mon mal opposer tes avis ; Il est doux à mon coeur, mes sens en sont ravis. Contre un si cher tourment, toute Prudence est vaine ; Et guérir mon amour, exciterait ma haine. Ô Dieux ! Ai-je ajouté, quel si charmant sujet, D'une si prompte ardeur est la cause et l'objet ? Un miracle d'Amour, ou plutôt l'Amour même, M'a réduit (disait-il) à ce transport extrême : J'ai vu sous cet ombrage, et senti ses appas, Adieu, ne m'enquiers plus, je ne la connais pas. Là j'ai sans l'épargner, condamné ce caprice, Si contraire à l'Amour, qu'il doit à Cléonice ; Et de tout mon pouvoir je l'ai sollicité, À respecter le joug de votre autorité. Mais chez lui mon conseil est passé pour outrage, Et je l'ai vu, brûlant de dépit, et de rage, D'un pas précipité se perdre dans le bois, Où l'Écho seulement répondait à ma voix. ARBAZE. Ô succès malheureux ! et conforme à ma crainte ! À quel sort, à quel Dieu s'adressera ma plainte ? SCÈNE IV. Arbaze, Nérice, Asphalte, Orphise. ORPHISE, et NERICE. Enfin j'ai tout appris, je l'ai trouvée. NÉRICE. Et bien ; Quel sujet la retient, ne me déguise rien. ORPHISE. Le dirai-je en un mot ? Cette rare constance, Ces Vertus, ces Respects, et cette résistance, Par qui de tant d'assauts son coeur fut triomphant, L'abandonnent enfin au pouvoir d'un Enfant. L'Amour fait vanité d'une Illustre Victoire, Dans les difficultés il trouve plus de gloire ; Et tel qui se munit d'une étroite Vertu, Est le plus en danger, et le plus combattu. Se faire des remparts, c'est lui donner des armes, C'est d'un oeil orgueilleux, qu'il estime les larmes, C'est d'un superbe Coeur qu'il aime les soupirs ; L'arrogance en un mot excite ses désirs. Cléonice à ses coups à la fin s'est rendue ; Sa force et sa froideur l'ont en vain défendue ; Et ce coeur si constant, si grand, si généreux, Est un humble sujet de l'Empire amoureux. NÉRICE. Ô triste et prompt effet d'un soupçon légitime, Combien cet accident va tacher son estime ! Sais-tu de quel Objet elle aime les appas ? ORPHISE. Elle-même l'ignore, et ne le connaît pas. Cet amour par les yeux s'est glissée en son âme, Et ce jour seulement a vu naître sa flamme. Ô Dieux ! Qu'ai-je entendu, quand elle a su par moi, Qu'Aglante absolument doit posséder sa foi, Et que vous désirez qu'elle lui soit donnée, Avant que le Soleil finisse la journée ! Ô mort (a-t-elle dit) que tarde ton secours ? Viens finir de mes ans le pitoyable cours. Ô sévère contrainte ! Ô rigueur inhumaine ! Quoi ! Ma mère et l'Amour tous deux causent ma peine ! L'un et l'autre à son gré veut gouverner mes voeux ? Là se frappant le sein, et rompant ses cheveux, D'une course légère, elle s'est retirée, Et dans le fond du bois enfin s'est égarée. NÉRICE. Ô Ciel ! Quelle misère égale mes ennuis ? Quel conseil dois-je suivre, en l'état où je suis ? ARBAZE. Détournons par des voeux ce malheur sans exemple ; C'est le meilleur remède, allons-nous-en au Temple, Tandis qu'à les chercher, et calmer leurs transports ; Ces généreux amis emploieront leurs efforts. NÉRICE. Nous ferez-vous encor cette faveur extrême ? ASPHALTE. N'épargnez point nos soins. ORPHISE. Allons de ce pas même. SCÈNE V. Cléonice en Jardinière d'un côté du Théâtre, suivie de Janot Jardinier. Aglante de l'autre ; suivi du Gardeur des Lions :ils sont surpris l'un et l'autre à cette rencontre. AGLANTE. Quelle est cette Beauté ? Que vois-je ? Ô Ciel ! Ô Dieux ! Veillai-je, ou si je dors ? Dois-je croire mes yeux ? Je vois le port, la taille, et le teint de Mégate ; Tel son oeil que j'adore, à mes regards éclate ; Tel est son front de Lys, tels sont ses beaux cheveux, Et tels ses doux attraits, objets de tous mes voeux, C'est ce rare abrégé des grâces de Nature ; Mais quel sont ses habits ? Quelle est cette aventure ? Beaux charmes de mes yeux, quel est ce changement ? Tirez-moi de souci, par un mot seulement. Quelle extrême tristesse, ou quel respect frivole, À cette belle bouche interdit la parole ? Par un même accident, avez-vous dans ce bois, Changé vos vêtements, et perdu votre voix ? JANOT, Jardinier. De sensibles ennuis la forcent de se taire ; Mais ne l'enquerrez plus, je vous vais satisfaire. CLÉONICE. Si tu veux m'obliger, tais ce signe imparfait, De mon affection, puisqu'il n'a point d'effet. AGLANTE. Souffrez cet entretien, agréable merveille, Qui me parlant de vous, charmera mon oreille. JANOT, continue. Dressant des Espaliers, proche du carré d'eau, (À quoi notre métier oblige au renouveau) Le bruit de la fontaine en un moment émue, Par la chute d'un corps, m'a fait tourner la vue : J'y suis couru soudain, mais j'ai vu seulement, Un cercle dessus l'eau d'un moindre se formant, Du second un plus grand, du tiers cent autres naître,Et tous réduits en un à la fin disparaîtreJe doutais quel fardeau sur ce moite Élément, Avait causé ce bruit, et fait ce mouvement ; Alors qu'une Beauté vêtue à l'avantage. AGLANTE. Ô d'une extrême Amour, extrême témoignage ! JANOT. A fait briller sur l'eau mille charmes divers, Que ce cristal mouvant a bientôt recouverts. Il l'a mille fois prise, et mille fois rendue : Mes yeux la recouvraient, après l'avoir perdue ; Et la compassion (au hasard d'y périr) En m'y jetant enfin, me l'a fait secourir. Je l'ai conduite au bord, avec beaucoup de peine ; Mais j'ai vu fort longtemps mon assistance vaine, Et j'ai vu que son corps, pâle, froid, et perclus, Semblait être sans vie, et ne respirait plus. Au bruit que je faisais, ma Femme est accourue ; Et tous deux à l'envie, nous l'avons secourue. Nous avons au logis, sentant battre sans coeur, Rétabli près du feu, sa première vigueur. Lors voulant m'enquérir du malheur de sa chute, Que ce malheur (dit-elle) à moi seule s'impute : Dans ce froid Élément je cherchais mon tombeau, Mais j'avais trop de feu, pour le trouver dans l'eau. L'Amour, qui me possède avec tant de puissance, N'a pas voulu mourir, au lieu de sa naissance. J'ai trop peu ressenti la rigueur de ses lois, Et je dois vivre encor, pour mourir mille fois ; Ne pouvant posséder le seul Objet que j'aime, Je m'étais résolue à me perdre moi-même. AGLANTE. Ô glorieux Aglante ! JANOT. Enfin heureusement, Ma Femme a sous sa main trouvé ce vêtement, Destiné pour ma Fille, en la proche journée, Qui va ranger ses jours sous la loi d'Hyménée ; AGLANTE. Et lâche je survis, après cette action ! LE GARDEUR DES LIONS. Dieux ! Quel effet d'Amour, et quelle passion ! Les yeux témoignent mal les mouvements de l'Âme, Où tous deux sont atteints d'une commune flamme. Avouez, puisqu'enfin le temps le fera voir, Que c'est là le sujet de votre désespoir. AGLANTE. À qui n'espère rien, il suffit qu'il endure : Plus il tait sa douleur, et moins sa peine est dure. LE GARDEUR DES LIONS, au Jardinier. J'ignore leurs tourments, le Ciel leur soit plus doux ; Mais un secret mystère est caché là-dessous. Ce malheureux Amant, porté de même envie, À semblable danger abandonnait sa vie. Mais un plus grand miracle a conservé ses jours, Dont si prodiguement il exposait le cours. CLÉONICE. S'il ne t'est ennuyeux, apprends-moi cette Histoire. LE GARDEUR DES LIONS. Certes, elle est étrange, et plus qu'on ne peut croire. S'étant enquis chez nous, s'il lui serait permis, De voir ces Animaux, en ma garde commis ; Et moi l'ayant conduit dedans la Galerie ; Fais-moi voir (m'a-t-il dit) les Lions je te prie ; Lors croyant contenter sa curiosité, J'ai vu qu'au milieu d'eux il s'est précipité. CLÉONICE. Mes sens à ce discours conservent leur usage. LE GARDEUR DES LIONS. Dieux, me suis-je écrié, quel transport ! quelle rage ! Mais cet étonnement s'est vu bientôt suivi, D'un effet merveilleux, et dont je suis ravi. Que ces animaux, si cruels de nature, N'eussent pris de ce jour aucune nourriture, Je les ai vus, forçant leur brutal mouvement, Caresser à l'envi ce glorieux Amant. Il veut contre soi-même exciter leur courage : Il tâche à les aigrir, mais pas un de l'outrage ; Ils perdent leur instinct, quand il suit son ennui, Il est plus Lion qu'eux, eux plus Hommes que lui. CLÉONICE. Ô juste soin des Dieux ! LE GARDEUR DES LIONS. Voyant cette aventure, J'ai dans leur chambre enfin descendu leur pâture, Ils rentrent, et d'abord s'y jettent affamés ; Et moi j'ai pris mon temps, et les ai renfermés : Après j'ai retiré de ce danger extrême Ce beau désespéré, si cruel à soi-même. J'ai vu qu'une manie altérait ses esprits : Mais Dieux qu'en l'abordant je me suis vu surpris ! Il est sorti posé, la vue et l'âme saine ; Et dans son propre mal, j'étais le plus en peine, CLÉONICE. Ô Ciel ! LE GARDEUR DES LIONS. N'achève point cet importun propos ? CLÉONICE. Prolonge-le plutôt. LE GARDEUR DES LIONS. Je l'achève en deux mots, L'ayant interrogé dessus son infortune, Je veux perdre (a-t-il dit) une vie importune, Moins pour me délivrer des cruautés du sort, Qui m'obligent assez à désirer la mort, Qu'afin que mon malheur n'empêche pas de vivre Une beauté que j'aime, et qu'on me verrait suivre, Si ses yeux que j'adore, avaient perdu le jour. CLÉONICE. Peut-on ne mourir pas ? JANOT. Ô rare effet d'Amour ! LE GARDEUR DES LIONS, parlant à Aglante, et à Cléonice. À bien considérer quelle est votre Fortune, Je crois non seulement qu'elle vous est commune, Mais que c'est de vous seuls que naît votre tourment, Et que chacun de vous le cause également. Tel est mon sentiment ; JANOT. Et c'est ce que je pense, Si pour nous ce secret n'est de trop d'importance, En faveur du secours que l'on vous a rendu, Ne déguisez rien. AGLANTE. Je n'ai pas entendu. Que voulez-vous savoir ? JANOT. Si vous et cette Belle, N'avez pas l'un pour l'autre une ardeur mutuelle, Et n'espérant plus rien, qui vous peut secourir, N'avez pas l'un pour l'autre aussi voulu mourir. AGLANTE. Pour ne pas l'avouer, j'en reçois trop de gloire. CLÉONICE. Et c'est me faire tort, que de ne le pas croire. JANOT. Pourquoi dessous les lois d'un Hymen bienheureux, Ne consommez-vous pas vos désirs amoureux ? Peut-on sans vous haïr, ou sans être Barbare, Empêcher les effets d'une amitié si rare ? CLÉONICE. Outre les droits d'Amour, une autre autorité Veut disposer encor de notre liberté, Celle de nos parents s'oppose à notre envie ; Et qui nous a donné, nous veut ôter la vie. SCÈNE VI. Asphalte, Orphise, Aglante, Cléonice, Le Gardeur des Lions. ASPHALTE. Orphise, je les vois ? Mais Dieux ! quel changement ? Et qui porte Mégate à ce déguisement ? ORPHISE. Reconnait maintenant, si ma croyance est vaine ; C'est d'eux qu'on nous parlait, n'en soyons plus en peine. ASPHALTE. Quel bruit en un moment s'est ici répandu ? Quel est cet accident ? L'avez-vous entendu ? Une jeune Beauté, qui s'est désespérée, Du carré d'Eau (dit-on) vient d'être retirée ; Et de même fureur un homme transporté, Au milieu des Lions, s'était précipité ; Seriez-vous bien l'objet d'un sort si déplorable ? CLÉONICE. Je suis la malheureuse. AGLANTE. Et moi le misérable. Mon esprit accablé sous des ennuis pressants, Ayant à la fureur abandonné mes sens, Il ne m'est plus resté qu'une ombre de mémoire, Qui m'a fait souvenir de cette vieille histoire, Qu'un Amant furieux, et maltraité d'Amour, À sa Dame insensible ayant ôté le jour, Condamné qu'il était par Arrêt légitime Aux Tigres, aux Lions pour peine de son crime ; À ces fiers Animaux fut à peine exposé, Qu'en cent morceaux divers son corps fut divisé. Il passa comme une Ombre à leur bouillante rage, Et l'on peut dire à peine, avoir vu ce carnage. Moi, par qui cet objet, pourvu de tant d'appas, Endure des tourments, pire que le trépas, À ce ressouvenir, j'ai vu qu'avec justice, Je pouvais m'ordonner un semblable supplice. Mais ces fiers Animaux, ô dure cruauté ! Pour m'être plus cruels, ne me l'ont point été : Les Dieux n'ont empêché qu'ils m'ayent fait outrage Que pour me réserver à souffrir davantage. Les Lions de mon corps refusent le repas Et ne me sont cruels, que pour ne l'être pas. CLÉONICE. Si les Dieux ont permis qu'ils aient ôté la vie À celui qui l'avait à sa Dame ravie, Les ont-ils pas aussi justement désarmés, Quand vous vouliez mourir, pour ce que vous m'aimez ? En ces deux actions leur justice est pareille, Et ce que vous croyez une rare merveille, N'est qu'un effet d'amour, qui fait plaindre nos maux Et révérer ses lois aux plus fiers Animaux. Le feu que les Lions craignent de leur nature, Pouvait bien vous servir en pareille aventure Et détourner de vous leur rage, et leur fureur, Puisqu'un feu si pressant vous consomme le coeur. AGLANTE. Dieux ! Encor à présent mon âme est égarée, Au penser du péril dont on vous a tirée ; Et je ne puis songer qu'avec confusion, Que vous l'ayez tenté, pour mon occasion : Ma raison toutefois reprenant son usage, S'il peut être un peu calme en un si grand orage, Je vois que ce beau corps ne pouvait s'outrager, Qu'au plus fort du danger, il était sans danger, Puisqu'étant aussi pur, qu'étaient ceux des Vestales, Au feu qu'elles gardaient ses flammes sont égales. Le feu de votre amour étant si précieux, Est, pour ne durer pas, trop estimé des Dieux. Au reste si le feu, qu'on nomme Élémentaire, Sans altération peut conserver sa Sphère, La justice des Dieux aurait permis à tort, Que par l'Eau Cléonice eût souffert quelque effort ; Puisque son coeur est plein d'une flamme si pure, Que le feu le peut être au lieu de sa nature ; Et que jamais encor on a vu de mortels, Pleins d'une ardeur si sainte, approcher des Autels. Si le pouvoir des Dieux, les auteurs de son être, Ne la fît immortelle, elle est digne de l'être. ORPHISE. Ô merveille incroyable ! Ô rare affection, Qui joint l'étonnement à la compassion ! Une si belle amour ne peut plus être vaine, Le plaisir doit enfin succéder à la peine, Vos parents céderont aux lois de notre sort, Il faut sur leurs esprits faire un dernier effort ; Agréez seulement, que cette compagnie Leur témoigne avec moi votre peine infinie, Et qu'ils sachent par nous, cet aveugle transport, Qui vous avait livrés au pouvoir de la mort. Si par notre rapport, une amitié si rare, Ne les peut émouvoir, l'un et l'autre est Barbare : Mais quel penser, Asphalte, occupe tes esprits ? ASPHALTE, en sursaut. Ô Dieux ! Je rêvais bien, et vous m'avez surpris. Il parle à Aglante, et à Cléonice.Ces violents transports, dont votre âme est pressée, Et ces grands accidents occupaient ma pensée ; Mais outre vos malheurs, un qui m'est survenu, M'a durant vos discours, longtemps entretenu ; Apprenez en deux mots, avant que je vous quitte, Ce malheur qui m'étonne, et sur quoi je médite. Tantôt un mal si grand, et si prompt m'a pressé, Que presque en un instant mes forces m'ont laissé ; Une glace en mon corps s'est partout étendue, Mon sang s'est retiré, ma couleur s'est perdue, Et j'ai vu que la Mort m'allait fermer les yeux, Et qu'un mal si soudain était contagieux. Je ne respirais plus, quand au besoin Florine, Par un contre-poison d'une vertu divine, Qu'en ce lieu par hasard elle avait apporté, A dissipé mon mal, et m'a ressuscité. Ainsi sa charité m'a conservé la vie, Mais en me la sauvant, elle me l'a ravie, Puisque je meurs d'amour, pour cet objet charmant, Et conserve le jour, pour l'aimer seulement. AGLANTE. Ton mérite est extrême, et ton choix légitime. ASPHALTE. Mes devoirs prouveront à quel point je l'estime : Mais il est déjà tard, allons le secourir. AGLANTE. Allez, faites-nous vivre, ou faites-nous mourir. ACTE V SCÈNE I. Arbaze, Asphalte, Toinet. ARBAZE. Cet étrange accident que vous me racontez, Étonne mes esprits, et les tient enchantés ; Mais connaîtrons-nous point cette Beauté charmante, Qui donne tant de peine à mon volage Aglante, Et qui troublant ses sens par une aveugle erreur, Le porte a tel excès de rage, et de fureur ? TOINET. On l'appelle Mégate. ASPHALTE. Elle est grande, elle est blonde, Belle, et modeste, autant qu'autre qui soit au monde, Touche bien la Quiterre, et sait chanter aussi ; Sans nommer Cléonice, on la désigne ainsi. ARBAZE. Peut-être que Nérice en saura davantage, Un même étonnement paraît sur son visage. SCÈNE II. Nérice, Arbaze, Janot, Toinet, Asphalte. NÉRICE. Admirez l'accident, qui nous est survenu, Par l'amour que ma Fille a pour un Inconnu, Qui se nomme Philène. ARBAZE. Ô quelle étrange Histoire ! Comme ce Jardinier le désigne, il faut croire, Qu'Aglante assurément, pour nous abuser tous, À ce mon emprunté. NÉRICE. Je le crois comme vous ; [ARBAZE.] Et par ce que cet homme ici me vient d'apprendre, Je juge, que troublés, faute de nous entendre, Une inutile peur travaille nos esprits ; Je jurerais qu'Aglante est seulement épris, De celle qui vous doit la beauté de son être, Et que nos deux Amants s'aiment, sans se connaître. NÉRICE. Pour en avoir le coeur tout à fait éclairci, Prions ces bonnes gens de les conduire ici ; Et nous verrons bientôt, si notre attente est vaine. JANOT. Allons. TOINET. Dans un moment vous serez hors de peine. ARBAZE. Ce pendant cachons-nous derrière ces buissons, Peut-être verrons-nous l'effet de nos soupçons. NÉRICE. Ô que si le Destin, à nos desseins propice, En ce lieu nous montrait Aglante, et Cléonice, Exprimant devant nous leurs transports amoureux ; Arbaze, en vérité nous serions trop heureux. ARBAZE. Je crois que le hasard déjà nous les présente ; Ils les ont rencontrés, je reconnais Aglante. NÉRICE. Arbaze, je connais ma Cléonice aussi ; En ce rustique habit, qui la déguise ainsi, J'ai peine à la connaître, il faut que je l'appelle ; Non, pour m'éclaircir mieux, je m'approcherai d'elle. SCÈNE III. Aglante, Cléonice, Nérice. AGLANTE. Ô Chef-d'oeuvre accompli de Nature, et d'Amour, Quand finirons mes maux ? Quand verrai-je le jour, Que ma fidèle ardeur aura sa récompense ? CLÉONICE. Fuis mon âme, je vois ma mère qui s'avance ; Mais si Mégate enfin ne te peut secourir, Comme elle sait aimer, crois qu'elle sait mourir. NÉRICE. Ma Fille, qu'est-ceci ? Quelle aventure étrange, Sous ce rustique habit, te déguise, et te change ? CLÉONICE. Vous le savez, Madame, et si j'en rends raison, Je sais que mon discours sera hors de saison. Vous avez tout appris de la bouche d'Orphise, Excusez-en ma faute, un Dieu qui l'autorise, Et qui laissant errer mon âme à l'abandon, Vient par ma bouche enfin vous demander pardon. J'ai manqué de respect, je confesse Madame, Quoiqu'un feu tout divin ait embraser mon âme, Et que le juste Ciel m'ait choisi mon Époux, Que ce choix est mal fait, puisqu'il est fait sans vous ! Mais las ! Si j'ai failli, j'en ai fait pénitence, J'ai voulu par ma mort expier mon offense ; Après avoir détruit votre contentement, Je n'ai pas voulu vivre une heure seulement. J'atteste le Soleil, qui malgré moi m'éclaire Que c'est avec regret, que j'ose vous déplaire Mais pensant au sujet qui me conduit ici, Je ne désire pas vous pouvoir plaire aussi. C'est du côté d'Amour qu'à la fin je me range, Aimant bien mieux mourir, que me résoudre au change. NÉRICE. Ne parlez pas ainsi, ma Fille, je ne veux Ni ne désire rien, que d'accomplir vos voeux. Cet objet agréable, où votre âme s'incline, Est l'Époux que le Ciel par mon choix vous destine. CLÉONICE. Las ! Ne me raillez point en l'état où je suis, Plaignez plutôt mon coeur, outré de mille ennuis. NÉRICE. Mais vous, plaignez plutôt votre erreur amoureuse. CLÉONICE. Pour un si grand succès, je suis trop malheureuse, Ma mère, au nom d'Amour, dont j'adore les lois, Dites si mon Philène est mien par votre choix, Si je l'ose espérer, si je m'y dois m'attendre. NÉRICE. Ma fille il est à vous. CLÉONICE. Je ne le puis comprendre, Éclaircissez, ma mère, un discours si charmant ; Et si sous un feint nom Aglante est mon Amant, Dites quel est le mot, qui nos voeux autorise, Et que nous avons pris ensemble pour Devise ; Que nous nommons tous deux la clef de nos secrets ; Et que nous ne fions qu'à ceux qui sont discrets. NÉRICE. Sans porter ton esprit à des choses frivoles, Ma Fille, tu dois croire à mes simples paroles. CLÉONICE. Connaissant qui je suis, et ce que je vous dois, Je sais qu'à vos discours je dois donner la foi ; Mais sans ce mot, ma mère, il ne m'est pas possible, Du secret de nos coeurs c'est la marque infaillible, Et si l'Amour manquait, lui-même en ce seul point, M'annonçant mon salut, je ne le croirais point. ASPHALTE. Je sais ce qu'elle veut. ARBAZE. Dis-le-moi je te prie. ASPHALTE. C'est aimer, et mourir, contentez son envie. ARBAZE, se montrant. Si ces mots sont si forts, qu'ils te puissent guérir, Je ne les tairai plus, c'est aimer, et mourir. CLÉONICE. Ô Dieux ! Qu'ai-je entendu ? Quelle voix nonpareille, Vient de frapper mon coeur, en frappant mon oreille ? NÉRICE. Ma Fille, on t'a dit vrai, je te jure ma foi, Que Philène est Aglante. CLÉONICE. À ce coup je le crois. NÉRICE. Puisqu'un meilleur destin t'oblige de le suivre, Quitte aimer, et mourir, prends posséder, et vivre. CLÉONICE. La preuve est infaillible, hélas ! C'est bien assez ; Je meurs d'aise et d'amour, mes voeux sont exaucés. Juste Dieu des Amants, je te dois ma victoire, Je m'abandonne toute à tes chastes plaisirs ; Et ne puis plus douter de l'heur et de la gloire, Dont tu couronnes mes désirs. Mais que dis-je ? L'objet dont mon coeur est charmé, Ne me laisse pas voir, qu'ayant trop tôt aimé, Du juste choix du Ciel, j'ai tenu peu de compte ; Et pour suivre la loi d'un injuste désir, Où je devrais mourir de regret, et de honte, Je dis que je meurs de plaisir. Aglante, cher Époux, que diras-tu de moi, Qui t'étais destinée, et t'ai manqué de foi ? Par l'amour que Philène en mon âme a fait naître, Notre aimer et mourir est digne de mon sort ; Car pour t'avoir aimé, devant que te connaître, Il faut me résoudre à la mort. Je me trouve inconstante, en n'aimant rien que toi ; Je te suis infidèle, en te gardant la foi : Je ne cours point au change, et si je suis volage ; Je m'accuse, et je suis coupable seulement, D'avoir mal assemblé le nom, et le visage. De mon cher et parfait Amant. Mais ce Roi de mon coeur ne m'excusera pas, J'ai trop légèrement adoré ses appas, Le voilà qui paraît, Dieu ! que j'en suis émue ! Il me va reprocher mes volages humeurs ; Je ne puis soutenir les foudres de sa vue, Je me pâme, hélas ! Je me meurs. NÉRICE. Ma Fille, d'où te viens cet étrange caprice ? Elle se pâme, Ô Dieux ! ARBAZE. Viens sauver Cléonice, Viens sauver ta Maîtresse, Aglante, la voici. AGLANTE. Ce nom me touche peu, fuyons plutôt d'ici. SCÈNE IV. Ici tous les Acteurs accourent à l'évanouissement de Cléonice. ARBAZE. Viens vite. AGLANTE. Hélas ! Mon feu tire son origine. D'un bien plus illustre ; et plus belle racine. MELINDE. Mégate est Cléonice, et ce nom qu'elle a pris, Ce matin dans le Temple, a trompé tes esprits. Mégate est un Château d'une maison illustre, Que son père Cléon, pour se donner du lustre, S'étant dans les partis, fait riche en peu de jours, Acquit avant sa mort. NÉRICE. Mes amis, au secours. MELINDE. Et quand je m'en souviens, pour contenter Nérice, Du nom de cet acquêt, je nomme Cléonice : Ainsi l'ai-je nommée au matin par hasard, Lorsque j'ai vu venir un homme de ta part. AGLANTE. Bon Dieu ! Quel changement ! ARBAZE. Ne crois pas qu'on te flatte, Non, non, n'en doute plus, Cléonice est Mégate. AGLANTE. Philène est donc Aglante, et le sera toujours. ARBAZE. L'état où tu la vois demande un prompt secours : Approche, et tu sauras qu'elle ne s'est pas pâmée, Que du regret qu'elle a d'avoir été charmée, De toi, sans te connaître. AGLANTE. Ô triste événement ! Donc, ô rare Beauté, que j'aime uniquement, La peur d'avoir failli dans ton amour extrême, Contre moi, t'aura fait défaillir à toi-même ! Et chacun me saura l'auteur de ton trépas ; J'aurai causé ta faute, et je n'en mourrai pas ? Puisque l'auteur d'un mal, tout seul est punissable, Pourquoi le recevant, t'estimes-tu coupable ? Et pourquoi, t'accusant, cruelle, offenses-tu, Et la même Innocence, et la même Vertu ? J'ai failli comme toi, car je t'ai fait paraître, Mon zèle et mon ardeur, avant que te connaître. J'ai souffert que Mégate occupât mes esprits, Qu'elle me fit avoir ton beau nom à mépris ; Et dans l'aveugle erreur de mon amour extrême, J'ai haï Cléonice, à cause d'elle-même. Mais ma plainte en ce point serait hors de saison ; Reprenant tes esprits, reprend donc ta raison ; Entends la triste voix d'Aglante qui t'adore, Secourez-la Madame, elle respire encore. NÉRICE. Ma fille. MELINDE. Ma maîtresse. AGLANTE. Ô chef-d'oeuvre des Cieux ! Divine Cléonice, hélas ! Ouvre les yeux ; Montre ces clairs Soleils, et me vois par mes plaintes, Rendre un dernier devoir à tes Reliques saintes : Regarde-moi, mon âme, et dans mes yeux connais, La passion que j'ai de mourir avec toi, Ne t'en va pas sitôt, attends que je te suive, Ou si tu veux encor, ordonne que je vive. CLÉONICE. Est-ce toi, mon Aglante, hélas ! Il faut mourir. AGLANTE. Cruelle à quel dessein ? NÉRICE. Laisse-toi secourir, Bannis de toi les maux, dont le Ciel te délivre, Pense, au lieu de mourir, à posséder, à vivre. AGLANTE. Oui, belle, et chère Cléonice, Possède ce coeur amoureux, Qui t'adore sans artifice, Et vivons à jamais heureux. CLÉONICE. Il faut que Cléonice soit relevée de terre en disant ces vers.Posséder, et qui ? Mon Aglante ; Celui dont je fuyais l'abord, Et qu'en ma haine violente, Je redoutais plus que la mort. AGLANTE. Celui plutôt que tu fais vivre, Avec plaisir dessous tes lois ; Et que même l'on t'a vu suivre, Au moment que tu le fuyais. CLÉONICE. Celui qui n'est devenu nôtre, Que par un hasard seulement ; Puisqu'il est certain qu'en m'aimant, Il croyait en aimer une autre. AGLANTE. Celui que par ta seule foi, Le Ciel a tellement fait naître, Qu'avant même que te connaître, Il te connût, pour être à toi. CLÉONICE. Celui dont mon âme est ravie, Et que le caprice du Sort, Quand je l'aimais plus que ma vie, M'a fait haïr plus que la Mort. AGLANTE. Celui que pleine de confiance, Tu ne pouvais jamais trahir : Puisque que c'est ta méconnaissance, Qui seule te fait haïr. CLÉONICE. Celui qui témoin de ma honte, Me croit volage, et sans pudeur, Puisqu'il me connût trop prompte, À lui témoigner mon ardeur. AGLANTE. Celui qui te croit admirable, En constance, comme en beauté ; Puisque ton âme toujours stable, N'a point changé de volonté. CLÉONICE. Celui qui m'a vu de ma mère. Contrarier les volontés ; Et qui dans cette humeur légère, Condamnera mes libertés. AGLANTE. Celui qui voit que de Nérice Tu secondes la volonté ; Et qui ne peut, sans injustice, T'accuser de légèreté. CLÉONICE. Celui qui me croit déréglée, Dedans mon amoureux transport ; M'ayant d'une course aveuglée, Vu précipiter à la mort., AGLANTE. Celui qui bénit ton courage ; Car sans ce dessein glorieux, Tu violais avec outrage Un amour ordonné des Cieux. Cléonice, crois-moi, tu n'as plus rien à craindre Et tu cherches en vain des sujets de te plaindre, N'ayant rien entrepris aujourd'hui dans ces lieux, Qui ne fut résolu par un décret des Dieux. Nous suivons nos Destins, et l'humaine prudence Ne saurait éviter leur fatale ordonnance, Qui de nos volontés dispose absolument. NÉRICE. Tu gênes en effet ton esprit vainement. CLÉONICE. Donc je n'ai point failli ? NÉRICE. Non, n'en crains aucun blâme. CLÉONICE. Le crois-tu, cher Amant ? AGLANTE. Si je le crois, mon âme ? Peux-tu douter encor ? Ah ! Si tu veux nourrir, Cette erreur plus longtemps, tu me feras mourir. CLÉONICE. Donc je puis contenter en ce bonheur extrême, Tout ensemble les Dieux, mes parents, et moi-même, Ô douceur infinie ! AGLANTE. Ô plaisir non pareil ! Qui sans nuage me fait voir mon Soleil. ARBAZE. Allons, pour couronner cette heureuse journée, De nos parfaits amants terminer l'Hyménée. NÉRICE. Allons, j'en suis contente. ASPHALTE. Ô bienheureux amants ! Que je prendrais de part à vos contentements, Si la Beauté, qu'Amour a rendu Souveraine, Dessus mes volontés prenait part à ma peine ! Si par un sentiment d'amour, et de pitié, Florine répondait à ma sainte amitié. FLORINE, tout bas. Ô Dieu ! Que ce discours sensiblement me touche. CLÉONICE. Florine, en vérité vous seriez trop farouche, Si vous ne secondiez les voeux d'un tel amant. AGLANTE. Je trouve le parti sortable extrêmement. ASPHALTE. C'est en vous après elle, Arbaze, que j'espère. ARBAZE. Je l'en conjurerais par le nom de son père, Qui mourant ordonna, qu'elle fut sous ma loi ; Accepte son amour, et lui donne ta foi. FLORINE. Certes, je frémis toute au nom du mariage, Car on m'a toujours dit, que c'est un grand passage ; J'ai peur d'être trop jeune encor pour y songer. ORPHISE. En effet, ce discours la doit bien affliger. ASPHALTE. Ô Reine de mon coeur, adorable Florine, Qui seule de mon mal portez la médecine, Flattez-le d'un discours un peu plus sérieux, Et ne vous raillez point d'un noeud mystérieux, Qui déjà dans le ciel nos deux âmes assemble, Et nous doit rendre heureux, s'il nous peut joindre ensemble. FLORINE, tout bas. Ma foi, j'en meurs d'envie, et beaucoup plus que lui, Asphalte, je dépens des volontés d'autrui. ARBAZE. S'il ne tient qu'à ma voix, elle vous est donnée ; Vous pouvez faire ensemble un second Hyménée. FLORINE. En ce cas j'y consens. ASPHALTE. Ô doux consentements, Qui me rendent heureux dessus tous les amants ! FLORINE. Je ne suis pas trop bien ma première entreprise, J'étais venue ici, pour prendre, et je suis prise, Amour, le joli jeu qu'en ces lieux on apprend, Où, dès le premier coup, qui veut prendre, se prend. ==================================================