******************************************************** DC.Title = SOLIMAN, TRAGI-COMÉDIE DC.Author = DALIBRAY, Charles Vion de DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragi-comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 13/07/2023 à 14:12:47. DC.Coverage = Syrie DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/DALIBRAY_SOLIMAN.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** SOLIMAN TRAGI-COMÉDIE. M. DC. XXXVII. AVEC LE PRIVILÈGE DU ROI. Par M. **** À PARIS, Chez Toussaint Quinet, au Palais, dans la Petite Salle, sous la montée de la Cour de Aides.Achevé d'imprimer le 30. Juin 1637 Représentée à Paris pour la première fois en 1637 au Jeu de Paume du Marais. AU LECTEUR Je n'ai pas voulu (LECTEUR) faire deux présents d'une même chose, ni redonner à un particulier ce que j'avais déjà donné au public: Les Anciens n'ont point affecté de dédier leurs Comédies à personne, et c'est sous l'autorité des Grands la liberté de nos sentiments, qui naturellement ne reconnaissent point d'autre juridiction que celle de la Raison ; Joint que cela me semble d'autant plus à éviter, qu'il peut être mal interprété, et qu'encore que d'ordinaire on n'ait dessein que de payer ce que l'on doit au mérite et à la vertu ; néanmoins par je ne sais quel malheur qui fait que l'on pense bassement des personnes moindres, on se figure toujours que celui qui donne à un plus grand que soi, a plus d'envie de demander que de rendre : Delà vient qu'en de pareilles rencontres, on ne feint point de comparer quelques poètes à cet Erisicthon dont il est parlé dans leurs Fables, qui vendait et revendait sa fille pour subvenir à sa nécessité ; et quoi que j'aie trop bonne opinion de ceux du métier pour en croire cette lâcheté, et que je n'ignore pas que Pégase est peint ailé, afin de nous apprendre qu'ils méprisent la terre, et qu'avec cela c'est un animal noble et fougueux qui ne souffre personne sur son dos ; j'ai pourtant trouvé plus à propos de ne prendre pour protecteur de cet ouvrage, que le même peuple que j'avais choisi pour en être le juge ; et certes avec raison, puisque comme il a les deux qualités nécessaires pour bien juger, qui sont de ne se servir point du jugement d'un seul, ni de n'être pas prévenu d'aucune affection ou connaissance en particulier, qui fasse qu'aimant comme sien ce qu'il voit, il se l'approche de trop près, et ne lui laisse pas la distance requise pour le discerner exactement ; aussi a-t-il d'autant plus de force en sa défense qu'elle n'est appuyé que sur sa justice et sur l'équité même. Mais tout ainsi qu'il ne suffit pas d'avoir ouï simplement un fait, pour prononcer dessus, et qu'il faut encore être instruit de toutes ses circonstances : De même je ne pense pas qu'on doive rien déterminer absolument touchant de cette tragi-comédie sans avoir été auparavant pleinement informé des raisons de chaque chose ; C'est à quoi j'ai dessein de travailler ici, tant pour fortifier l'avis de ceux qui l'ont approuvée, qu'afin de résoudre les doutes de ceux qui y auraient trouvé à redire. Que ces derniers seulement ne se rebutent pas de sa lecture, car outre que les fautes qui se comprennent simplement par notre entendement, comme alors qu'on lit, ne nous offensent pas tant à beaucoup prés, que celles qui tombent sous nos yeux, ainsi qu'il arrive dans une représentation ; la vue du corps étant en cela semblable à ces vapeurs épaisses qui font que les objets apparaissent plus grossiers, j'espère encore les satisfaire si bien, qu'ils reviendront de mon côté, et qu'ils avoueront qu'en ce qui regarde les jugements particuliers, la fortune règne quelquefois autant sur le succès des pièces de théâtre, que dans les événements mêmes qui nous y font représentés. Toutefois devant que commencer, je prierai ceux que sont généralement ennemis des préfaces, qui les croient toutes inutiles, et toujours la même chose, et seulement propres à renchérir les livres, de ne point passer plus outre en la lecture de celle-ci, car je ne doute point qu'elle ne leur fût ennuyeuse ; et quant aux autres, je les supplierai de m'accorder la patience qu'il faut pour m'ouïr rendre raison de mon travail, et examiner tant ce qui a été inventé que ce qui a été changé dans l'histoire par notre auteur et par moi et je leur promets de le faire le plus brièvement qu'il me sera possible. La première chose qui s'offre à considérer, c'est cette fiction qui fait Mustapha fils de Roxolane, (ainsi s'appelait la Sultane femme de Soliman) quoi que les histoires et le bruit commun l'aient dit fils de Circasse. Sur quoi l'on remarque, que pourvu que ces suppositions d'enfants et ces échanges soient vraisemblables et vraisemblablement introduits, le poète a satisfait à son devoir, et par conséquent les a rendus assez croyables, bien que l'histoire et le bruit commun en parlent autrement ; d'autant que le poète n'est point obligé de raconter les choses comme elles sont effectivement arrivées, mais comme elles ont peu arriver, ou qu'il a été vraisemblable ou absolument nécessaire, suivant les paroles d'Aristote ; Et notre auteur n'a pas manqué d'exemples pour l'induire à ceci, car il rapporte qu'Euripide dans ses Troades nommé Ganymede fils de Laomedon, quoi qu'Homere et Sophocle le nomment fils de Trous ; que Lycophron fait Iphigénie mère de Neoptelemus, quoi qu'il fût tenu de chacun pour fils de Deiopée ; qu'Hélène est ordinairement estimée fille de Leda, et qu'il y en a pourtant quelques-uns qui la disent fille de Nemesis : Enfin que c'est une chose si facile de s'abuser en ce point, que nous voyons tous les jours dans les causes civiles des avocats qui soutiennent hautement que tel n'est pas fils de celui qu'il prétend être son père ; de sorte que notre auteur a peu dire que Mustapha était fils de Roxolane, encore que quelques Historiens et la renommée l'aient dit fils de Circasse, et pourvu qu'il ait su feindre cela probablement, il aura avec raison obtenu d'être croyable, parce que ce qui rend une chose croyable, n'est pas de ce qu'elle est contenue dans les Histoires, puisque les Histoires même sont sujettes à mentir, ainsi que notre auteur le prouve ; mais de ce qu'il a été possible que la chose arrivât comme on la feint : En un mot le poète ne doit pas perdre à la vérité le croyable pour le merveilleux, mais aussi ne doit-il pas mépriser le merveilleux pour le croyable, d'autant que les deux joints ensemble, forment le sujet de la poésie, et que l'un ne peut être sans l'autre dans un bon poème. Il ne faudra donc point non plus condamner le personnage de Persine introduit par notre auteur, et qui est la seconde chose qu'il a principalement inventée et changée en la vérité du fait: tant pour les raisons que nous venons de dire, qu'à cause que sans doute il s'attache fort bien à l'histoire, et est un épisode conjoint à la Fable, de la même façon qu'Aristote nous enseigne que les épisodes doivent être : Il n'est pas tout à fait éloigné de l'Histoire, puis qu'on y lit que quelques lettres furent surprises par le Bacha d'Amasie, dans lesquelles il y avait je ne sais quoi d'un mariage entre Mustapha, et la fille du Roi de Perse, et que ces lettres étant présentées par Roxolane à Soliman, elles firent l'effet qu'elle désirait : et de ce peu de semence historique notre auteur a cru pouvoir avec raison faire élever cette plante fabuleuse pour ainsi parler, des amours et autres aventures de Persine, les entrant si bien sur le tronc du principal sujet, que le tout s'avance et finit en même temps. Pour ce qui est d'avoir fait arriver en un jour vraisemblablement ce que l'Histoire dit être arrivé en plusieurs mois et en plusieurs années, comme sont les mauvais offices de Roxolane et de Rustan contre Mustapha, et les soupçons que s'insinuèrent peu à peu dans l'esprit de Soliman ; Je dis que ça été un aussi grand coup de maître à notre auteur de l'avoir fait, comme il était nécessaire qu'il le fit : car pour y parvenir il a fallu qu'il se servit de bien nouvelles et de bien pressantes occasions, d'envie et de dépit dans Rustan, de haine et de crainte dans la Reine, et afin que l'un et l'autre travaillassent à la ruine de Mustapha avec plus d'effet, il lui a fallu faire naître dans l'âme de Soliman des horreurs subites et inconnues, faire parler le Devin en termes équivoques pour disposer davantage l'esprit du Roi à la croyance d'une chose controuvée ; il lui a fallu avoir recours à de fausses lettres, faire prendre prisonnière la fille du Roi de Perse ; découvrir les amours d'elle et de Mustapha pour convaincre entièrement Soliman, qui ne pouvait se résoudre à croire la félonie dont son fils était accusé : et notre auteur n'a pas jugé que ce raccourcissement de temps fut contre la vraisemblance, l'ayant vu pratiquer fort souvent par plusieurs grands personnages ; en témoignage de quoi il rapporte ce fameux exemple du fait d'Hercule avec les filles de Thespius : car Ephore dans ses histoires, et Homère dans sa poésie racontent que ce Héros fit en une seule nuit, ce que Pausanias et d'autres affirment qu'il ne fit qu'en cinquante. Quant à ce qui est de la scène, c'est à dire, le lieu où tout s'est fait, qui est la quatrième chose que notre auteur a changée, et qui selon la vérité de l'histoire fut une campagne, et que notre auteur feint avoir été la ville d'Alep ; quoi que pour défendre ceci, il suffit de se ressouvenir des raisons que nous avons déjà exposées, et qui peuvent servir en général pour chaque changement : néanmoins notre auteur en ajoute encore une nouvelle, avec un exemple. La raison qui l'a obligé d'en user ainsi, ça a été la bienséance et la commodité, parce que les actions qu'il avait à représenter devaient beaucoup mieux succéder dans une ville, que non pas dans une campagne, au milieu de mille pavillons, et parmi la confusion d'une armée, et du bruit des instruments de guerre. Pour exemple, il rapporte le lieu de la sépulture de Tisée, qu'Homère dit être en Syrie, Pindare entre Cumes et Sicile, et Virgile en Ischie. Ici je quitte Bonarelli, quoi que nous ayons tous deux à parler d'une semblable chose, et quelquefois avec les mêmes raisons, car où il est en peine de se défendre de la mort de Roxolane, il faut que je me justifie de celle de Rustan. Je dis donc que je ne pense pas qu'il importe beaucoup que l'histoire en parle, pourvu que la suite des autres choses la puisse rendre croyable, et que j'ai été obligé de le faire mourir tant pour ne pas laisser la faute impunie, ce qui me semblait un grand défaut, qu'afin que le changement de fortune de Mustapha en fut plus plein et plus admirable ; attendu que son bonheur dépendant de l'affection de son père, de la possession de Persine, et de la perte de ses ennemis, la félicité était accomplie, quand il obtiendrait ces trois points. Car de faire une réconciliation de Rustan avec Mustapha, cela est bon pour les comédies, où comme on n'y voit que des personnes de basse condition qui se mettent mal ensemble pour peu de chose, aussi est-il fort aisé de les réunir ; j'ai donc mieux aimé qu'il se tuât dans la rage ordinaire à ceux de son pays, voyant ses desseins avortez, et qu'il n'y avait plus de jour à son salut ; Et si sa mort n'a pas été telle que je la feins, je ne mérite pas pour cela de n'être pas cru, parce qu'on ne sait pas trop certainement comme il est mort ; Et puis je ne suis pas le premier qui ne m'accorde pas en de semblables rencontres avec ce que disent les Histoires et la renommée ; car Cicéron lui-même qui faisait profession d'être Orateur, et non pas poète, parlant de Coriolanus, veut qu'il se soit tué de sa main, et néanmoins tous les Historiens sont en ce point d'un avis contraire : de quoi s'apercevant bien, il ajoute après, qu'il est permis aux Orateurs de mentir, afin de pouvoir dire quelque chose de plus beau[208], à plus forte raison donc le doit-il être aux poètes, afin qu'ils puissent dire quelque chose de plus merveilleux et de plus capable d'exciter de l'horreur ou de la commisération. Nous avons encore pour nous l'exemple d'Hélène, qu'Homere dit être morte en Sparte de mort naturelle, et les autres comme particulièrement l'interprète d'Euripide avoir été lapidée par ceux de Rhodes ; Et de plus l'autorité des enfants de Médée, qu'on croit communément avoir été tés par leur mère, quoi que les autres veulent que ç'ait été par les Corinthiens. Les mêmes raisons que nous dirons ci-après pour défendre la vie de Mustapha pourront servir encore à défendre la mort de Rustan. Ce n'a pas été en ce point seulement que je n'ai pas suivi notre auteur, car outre que la nécessité de ma conclusion qui ne devait être funeste qu'à la méchanceté, m'a fait retrancher ces longues et malheureuses prédictions que menaçaient Roxolane et Soliman, pour ne toucher qu'à la mort de Rustan en passant, j'ai aussi remis au dernier Acte afin de faire triompher plus avantageusement l'innocence de Mustapha, l'éclaircissement de quelques trahisons, dont notre auteur informait les spectateurs à mesure qu'elles se tramaient, à dessein d'en rendre la mort de Mustapha plus pitoyable ; Et puisque j'ai résolu de te rendre raison de tout, je te dirai encore que j'ai changé la reconnaissance de Mustapha doublement, et en sa cause et en son effet : car au lieu que notre auteur la faisait venir de certaines femmes qui suivaient incessamment Mustapha sans qu'il sut pourquoi, j'ai cru qu'il était plus séant qu'Ormene que je feignais son père nourricier, et qui par cette considération pouvait ne l'abandonner jamais, se trouvât tout à propos pour donner jour à cette reconnaissance. Ce qui m'a paru d'autant mieux que par ce moyen on n'avait point recours au dehors, mais à un personnage qui faisait partie du sujet, et qui semblait ordonné à quelque autre fin ; conditions essentielles à une bonne reconnaissance : pour l'effet que j'ai voulu que cette reconnaissance produisit, qui est que Mustapha ne mourut pas ; quand même la tragi-comédie ne m'y aurait pas obligé, j'aurais toujours eu raison de le faire. Car j'ai leu dans un grand maître, que cette conclusion-là des tragédies est la plus approuvée, lors qu'un homme juste est amené jusques sur le bord du précipice, et qu'il en est retiré par quelque moyen : Et Aristote même trouve cette fin là plus recommandable, quand quelqu'un par ignorance est sur le point de commettre une chose où il n'y aurait plus de remède si elle était faite, et qu'il s'en empêche par quelque reconnaissance qui survient ; C'est à dire quand au lieu d'une tragédie pure, nous en faisons une mêlée, que nous nommons tragi-comédie, (car les anciens n'y mettaient point de différence) ainsi je l'ai pratiqué en ramenant par une heureuse reconnaissance, Mustapha presque de la mort à la vie. Et pourtant c'est ce que quelques uns peuvent moins souffrir, que j'aie fait en cela contre la vérité de l'Histoire. Tu me permettras, Lecteur, de m'étendre un peu sur ce point, qui embrasse lui seul la défense de tous les autres ; Car si je justifie ce changement contre l'histoire, à plus forte raison aurai-je justifié ceux qui ne sont qu'outre l'histoire. Il faut donc remarquer qu'il y a deux sortes d'histoires, les unes sont anciennes, et les autres modernes ; lesquelles ont doit considérer encore en deux façons, ou comme arrivées en un pays éloigné, ou comme arrivées en un pays proche ; Or est-il qu'il est bien plus permis au poète de changer les histoires anciennes, que les modernes, et bien plus celles qui sont arrivées en un pays étranger, que celles qui sont arrivées en quelque lieu voisin. Mais que le sujet de notre tragi-comédie soit tiré d'un pays reculé, on n'en doutera point si l'on pense que c'est d'une chose arrivée en Alep, ville éloignée de nous de beaucoup plus de journées que n'est pas Constantinople, et dont les nouvelles ne viennent pas si aisément jusques à nos oreilles ; de ceci nous assure ce que notre auteur remarque, que nous n'avons eu connaissance du fait de Mustapha que par une seule lettre, qui depuis a été insérée mot à mot dedans nos Histoires, si bien qu'outre la distance du pays, le deéfaut d'écrivains ne sert pas peu à notre défense. Maintenant il faut savoir quelles histoires ont droit de s'appeler anciennes ; pour moi j'estime qu'un siècle ou environ suffit à leur acquérir ce titre, principalement en un lieu éloigné d'où elles sont arrivées, et que c'est assez au poète de n'avoir point de témoins oculaires qui le démentent ; Car de cette sorte le fait se pouvant probablement ignorer, et l'autorité du poète étant presque aussi forte que celle des Historiens de son pays, cela lui donne le moyen d'introduire ses inventions propres, et de le rendre véritablement poète. Joint qu'afin de mieux exciter il n'est pas besoin qu'il attende trop longtemps, suivant l'avis de quelques uns qui veulent que l'aventure que l'on raconte ne soit pas si vieille, et qu'elle se passe comme devant nos yeux : néanmoins à le prendre au pis, quand mêmes on n'ajoutera point de foi à ce que l'on verra représenter, l'ouvrage n'en perdra rien de sa gloire. L'histoire, ainsi que nous avons déjà dit, est une narration selon la vérité, d'actions humaines mémorables et arrivées ; la poésie est une narration selon la vraisemblance d'actions humaines mémorables et qui pouvaient avenir ; la matière de l'une doit être pareille à celle de l'autre, je l'avoue, mais pareille et non pas la même ; tout le devoir d'un bon poète c'est d'imiter les accidents de la vie ; c'est d'imaginer un combat de la fortune contre nous :d'où vient qu'Aristote dit, qu'il ressemble davantage au Philosophe qu'à l'historien, parce qu'il s'attache plus à l'universel qu'au particulier : La poésie ne s'oblige donc à la foi de personne, il lui est permis de s'emporter et de vaguer où bon lui semble, pourvu qu'elle ne s'égare ni ne s'extravague pas ; qu'elle fasse des portraits faux tant qu'il lui plaira, pourvu seulement qu'elle ne nous donne point de chimères ; Les médiocres Peintres qui reconnaissent leur peu de suffisance, arrêtent nos yeux par la vérité de l'histoire, mais ceux qui sont excellents se contentent de peindre bien et naturellement ce qui leur vient en fantaisie : et toutefois il y a cette différence entre la poésie et la peinture, qu'une chose connue plait beaucoup moins décrite en vers que représentée en un tableau, et qu'aux ouvrages de celle-ci, la fiction n'est pas ce qu'on estime le plus : mais dans la poésie, elle est à si haut prix, qu'Aristote la préfère à toutes les autres parties : aussi qui a trouvé mauvais qu'Homère ait fait les Grecs victorieux de Troie, et la femme d'Ulisse si sage, quoi que Dion raconte le contraire ? Ou que Virgile nous ait feint Didon amoureuse et impudique, elle qui fut si chaste qu'elle se tua pour conserver son honneur, et pour garder la foi, même à son mari mort ? Tant il est vrai qu'il a toujours été permis aux poètes de contredire à l'histoire, dont ils n'empruntent bien souvent que ce qui leur en faut pour dorer leurs Fables, afin de les faire recevoir plus aisément à ceux, pour le plaisir ou pour l'utilité de qui ils les préparent ; Si bien que nous pouvons conclure que de changer la vérité des choses, ne fait pas perdre au poète la créance qui lui est nécessaire, pourvu qu'il observe les conditions que nous avons dites, qu'il ne prenne pas un sujet trop connu, ni d'un pays trop proche de celui des spectateurs, et qu'il attende quelque temps pour mentir plus impunément, puisque même les Historiens attendent bien quelquefois pour dire la vérité ; Que si l'histoire que j'ai changé n'était pas assez ancienne, et si en cela je n'ai pas bien imité Homère et Virgile, au moins est-ce une faute qui pourra s'amender avec l'age, de sorte que ce qui ôte le prix presque à toutes choses, accroîtra peu à peu celui de mon Soliman. Mais je n'en demeure pas là, et ne me contente pas d'avoir montré que les choses pour contredire à l'histoire, ne laissent pas d'être croyables, je prétends montrer encore que même étant connues fausses, elles ne laissent pas d'exciter toutes les fois qu'elles sont croyables. Mais comment le faux connu pour tel peut être croyable, c'est ce qui paraît avoir besoin d'une forte preuve ; néanmoins cette proposition est de celles qui d'abord font peur et semblent farouches, et qui se trouvent à les manier fort faciles et fort traitables. Et pour te le faire voir, je dis avec notre auteur que ce que chacun appelle croyable, est l'objet qui a du rapport avec notre croyance, et que cette croyance, comme aussi l'opinion et la science, ne sont rien autre chose qu'une certaine disposition ou habitude, pour parler ainsi, que nous acquérons à l'endroit de ce qui nous est proposé ; d'autant que, où les conclusions sont prouvées par des causes nécessaires, et lors s'engendrent la science, ou bien par des moyens qui ne sont pas démonstratifs, mais universels et probables seulement, et lors naît l'opinion ; ou elle sont fondées sur des raisons particulières capables de persuader, et lors se produit la croyance, qui a pour objet, comme nous avons dit, ce qui est croyable, lequel objet détermine et spécifie la rhétorique et la poésie, mais avec cette différence que la rhétorique regarde ce qui est croyable, entant que croyable seulement, et la poésie le considère entant que croyable et merveilleux, si bien que la fin de la rhétorique c'est de dire des choses propres à persuader, et le but de la poésie c'est d'en chercher qui puissent réveiller notre admiration. Concluons donc ainsi, s'il suffit au poète d'être croyable, si ce qui est croyable, est l'objet de notre créance, si notre créance procède de choses particulières capables de persuader ; tout autant de fois qu'on mettra en avant un fait capable de persuader, c'est à dire qu'il n'importe pas qu'il soit vrai ou non, nécessairement, il emportera notre créance et avec elle nos passions. Pour confirmation de quoi l'on ajoute, que l'émotion se peut considérer en deux façons, de l'une, elle est droite et absolue, et de l'autre, indirecte et dépendante ; la première, c'est quand nous nous sentons touchez d'une action que nous savons assurément être arrivée comme on nous la représente, si bien que par cette raison nous sommes autant émus pour celui à qui elle est advenue que pour l'amour de nous-mêmes, lors que nous pensons qu'une pareille chose nous pourrait arriver quelque jour ; La seconde sorte d'émotion que nous avons appelée indirecte, c'est quand le fait qui nous est représenté comme faux, nous touche seulement à l'égard de nous mêmes, ou de quelqu'un des nôtres, parce qu'encore que nous nous apercevions bien que l'action et les personnes qui passent devant nos yeux sont feintes ; néanmoins faisant une réflexion dans nous mêmes de cet accident, qui est si croyable, qu'il nous peut arriver, ou à quelqu'un de nos proches, nous nous en sentons extrêmement touchés. C'est pourquoi Aristote a dit dans sa rhétorique que la commisération était une douleur qui provenait de la vue d'un mal corrompant et sensiblement dommageable à quelqu'un qui en était indigne, et que nous croyions pouvoir aussi nous mêmes souffrir ou bien quelqu'un des nôtres, et le reste. Mais il semble nécessaire de considérer ici un point de très grande importance en l'affaire que nous traitons. C'est la différence qu'il y a de la façon d'exciter les passions qui appartient à la rhétorique, et celle dont a besoin la poésie, particulièrement celle du théâtre, parce que la rhétorique s'efforce le plus souvent de persuader quelque chose en faveur aussi d'une autre, ou d'une tierce personne qui n'est ni l'orateur, ni simplement ceux qui écoutent ; là où la poésie, et principalement celle de théâtre, a pour premier but de profiter toujours à ses auditeurs de sorte que toutes les fois que le poète composera son poème de telle façon, que par le moyen des mouvements indirects et réfléchis dont nous avons parlé, les spectateurs seront émeus à terreur et à compassion, il obtiendra entièrement sa fin, puisque procurant par là notre utilité propre, il a tout ce qu'un bon poète doit avoir. C'est pourquoi encore que le sujet de la tragédie, nommée la fleur d'Agathon, fut faux et reconnu pour tel, il ne laissait pas pourtant de toucher ; autrement il n'eut pas mérité d'être loué par Aristote : Et voilà que je crois, la vraie raison de l'expérience que nous faisons tous les jours en nous sentant émouvoir par tant de comédies, pastorales, tragédies, et autres poèmes, que nous n'ignorons pas avoir été faites à plaisir, et qui néanmoins réveillent en nous de véritables passions ou de tristesse, ou de joie, car notre raisonnement doit s'appliquer à l'un et à l'autre : et s'il n'était ainsi, je me serais bien abusé moi-même, puisque outre le dessein que j'avais, faisant une tragi-comédie du Soliman, c'est à dire, punissant le coupable et sauvant l'innocent, la perte duquel selon Aristote excite notre indignation contre le Ciel même, qui est une chose horrible, outre dis je le dessein que j'avais d'instruire aucunement à la vertu, et de retirer du vice par l'espoir de la récompense et par l'appréhension de la peine, les deux grands maîtres de notre vie ; j'ai cru encore qu'après qu'on se serait senti offensé des malices de Rustan, et affligé des misères de Mustapha, lors qu'on apprendrait la mort de l'un, et qu'on verroit le bon heur de l'autre, on en recevrait une joie d'autant plus pure (quoi que pour des sujets faux) que ce second mouvement nous était une nouvelle preuve, que nous sommes gens de bien et véritablement amateurs de la justice : cette même considération m'a fait ajouter aux autres félicités de Mustapha la possession de Persine ; qui ne pouvant pas être sans le consentement et contre le gré d'un père et d'un ennemi ; on ne doit pas trouver hors de propos ce me semble, que je fasse survenir l'ambassadeur du Roi de Perse, puis qu'il apporte la conclusion du mariage avec la fin de la guerre. Voilà (Lecteur) notre tragi-comédie examinée et défendue ; que si ce discours t'a paru ennuyeux, considère, je te prie, que la matière le demandait, et que je n'ai pas été long, mais que mon sujet était ample ; j'ai pourtant omis quelques autres raisons que tu pourras voir dans les deux lettres apologétiques que notre auteur adresse à Bruni, et dont je n'ai point fait de difficulté d'emprunter ce que j'ai trouvé de meilleur pour une seconde défense de son Soliman ; car puisque j'avais pris ses vers, il me devait bien être permis de me servir de sa prose ; maintenant il resterait qu'après t'avoir parlé de l'économie entière de la pièce, je t'entretinsse de l'embonpoint et de la beauté du teint de chaque partie, c'est à dire de la douceur et de la naïveté des pensées et des paroles ; Mais j'ai peur de les avoir tellement altérées, que tout ce que j'avancerais à la louange de Bonarelli ne retournât à ma confusion ; Et puis je me suis déjà tant de fois étendu en de pareilles rencontres, que si je ne répète les mêmes mots, au moins me sera-t-il malaisé d'éviter que je ne redis les mêmes choses ; Toutefois parce qu'il n'est que trop croyable que ce que j'en ai écrit n'aura pas mérité d'être vu de toi, et que d'ailleurs il importe de détromper quelques esprits qui ne font cas que d'un style enflé et corrompu, en faveur de celui de notre auteur, je veux bien, quoi qu'à ma honte et imparfaitement, mais toujours à propos de la tragédie, exposer encore ici mes sentiments sur cette matière. Je me suis cent fois étonné, Lecteur, de ce que dit Aristote touchant l'effet de la tragédie, que par l'horreur et par l'effroi elle nous purgeait de l'un et de l'autre, car il me semblait que sa principale fin était de nous en remplir ; néanmoins considérant la chose de plus prés, j'ai trouvé qu'il avait raison, puisqu'en effet la vue d'un acte terrible et épouvantable, tel qu'on les représente d'ordinaire dans les tragédies, en imprime dans nos coeurs une si forte aversion, qu'elle est capable d'étouffer tout ce que nous pourrions jamais concevoir de semblable : aussi, dit-il, que la tragédie est une invention de personnes graves ; comme s'il voulait nous faire entendre par là, qu'elle n'a été instituée que pour seconder la Philosophie à nous retirer du vice, et pour nous montrer au doigt ce que les méditations de l'autre nous enseigneraient peut-être inutilement ; de là vient qu'elle ne nous propose que de grands exemples, et le plus souvent de personnes meilleures que nous, afin de nous étonner davantage par cette comparaison. De là vient aussi que tant d'excellents hommes n'ont point estimé indigne d'eux, de nous laisser de gros volumes touchant ses règles, et bien souvent sans dire un seul mot de la comédie ; en considération de quoi tu me permettras de remarquer, qu'encore que la comédie soit appelée le miroir de la vie, néanmoins elle ne nous propose pas tant nos difformités, pour les corriger, que pour nous en faire rire ; au contraire cette vaine délectation qu'elle nous donne ne sert qu'à réveiller nos vices, de même que ces faibles médicaments qui émeuvent plutôt les mauvaises humeurs qu'ils ne les arrachent ; il n'en va pas ainsi de la tragédie ; elle n'a pas pour but le plaisir, mais le remède ; ce n'est pas un amusement inutile de la vue, mais une sévère reformation de nos moeurs ; elle attendrit nos coeurs et fait fondre nos yeux en larmes, et si elle nous monstre nos taches, elle nous fournit en même temps de quoi les laver. Supposé donc que la tragédie soit un instrument sérieux de la Philosophie, qui croira qu'il la faille manier en se jouant ? Qui croira que ces grands hommes qu'elle nous fait voir, ne soient pas plutôt introduits pour nous instruire qu'afin de nous chatouiller seulement les oreilles ? Ces afféteries de langage sont comme le fard d'une femme débauchée, laissons-les à la comédie ; La tragédie est belle et majestueuse de soi ; loin d'elle ces ornements étrangers, et ces légères subtilités entièrement ennemies du poids de ses événements. Qui ne sait aussi que les personnages que la tragédie nous représente étant tous occupez en de grandes passions, ne se possèdent pas assez eux-mêmes pour discourir avec tant de gentillesses ? Qui ne sait aussi que les personnages que la tragédie nous représente étant tous occupés en de grandes passions, ne se possèdent pas assez eux-même pour discourir avec tant de gentillesse ? Qui ne sait que La douleur qui s'exprime Avec tant soit peu d'art, perd son nom légitime, Déroge à sa naissance. Et que nous seulement la douleur, mais toute sorte de mouvements violents ne demandent point de paroles ambitieuses, mais véritables, n'en veulent point qui soient nées sur les lèvres, mais qui soient conçues dans le coeur ? Combien y a-t-il que ce judicieux précepteur de l'éloquence latine, nous a crié, que trop de diligence empirait bien souvent notre style, que les meilleures pensées étaient celles qui nous venaient le plus aisément, qui étaient les moins tirées de loin, qui approchaient le plus de la simplicité, et qui semblaient sortir de la chose même ? Que ces élocutions qui témoignaient trop de travail, et qui paraissaient composées avec artifice, n'avaient ni grâce, ni vertu pour persuader, parce qu'elles portaient ombre au sens, et lui nuisaient de la même façon que des herbes trop fortes étouffent les bonnes semences ; que par une certaine envie de parler nous allions à l'entour de ce qui se pouvait dire sans tant biaiser ; que nous répétions ce que nous avions déjà suffisamment touché ; que nous chargions de beaucoup de mots ce qu'un seul découvrait, et qu'enfin nous faisions plus de cas de signifier, que d'exprimer beaucoup de choses ? Par là tu vois comme la dignité des pensées doit être préférée à l'élégance des paroles, afin qu'on s'arrête plus à ce qui se dit, qu'à la façon dont on le dit : Aussi est il bien juste, que ce qui vaut mieux paroisse davantage et que l'éclat de la diction n'obscurcisse pas la lumière des sentiments, puisque l'une n'a été trouvée que pour servir à l'autre. Ce qu'il faut particulièrement observer dans les discours de théâtre qui passent vite, et qui, s'ils sont trop figurez, ne s'accommodent pas à l'intelligence de tous ceux qui écoutent. C'est pourquoi un grand maître ordonne, que le style du poète soit moins magnifique que celui de l'orateur, et qu'il parle plutôt en citoyen, que non pas en historien ; et le même remarque que les Anciens choisirent le vers iambique pour leurs tragédies, parce qu'il tombait sans y penser dans la bouche de ceux qui discouraient ensemble ; et non pas l'hexamètre, qui n'était pas si familier et qui s'élevait par trop ; Et quant à moi je crois qu'ils se seraient abstenus de toute sorte de vers, n'était qu'ils frappent plus agréablement l'oreille, et qu'ils servent aucunement à soulager la mémoire des acteurs : Joint que de prononcer de la prose au ton qu'il faut pour le théâtre, n'a pas si bonne grâce, et ressent sa personne furieuse, ou qui parle à des sourds ; là où le vers porte naturellement quant et soi ce renforcement et ce rehaussement de voix sans qu'on encoure pas un de ces inconvénients. Ils étaient donc bien loin de mêler dans leurs tragédies de ces poésies difficiles et coupées que nous appelons Stances, et qu'on a introduites pour faire des plaintes avec plus d'artifice : Sur quoi j'avertirai en passant, que si l'on s'en veut servir, au moins il faut qu'il paroisse que celui qui les prononce ait eu le temps de les méditer ; car toute grande passion pouvant rendre poète, et les Stances tenant lieu de vers parmi les autres, qui sont comme de la prose en comparaison, on les supportera beaucoup mieux de cette façon, que non pas si elles naissent à l'instant même, et de l'occasion qui se présente ; mais toujours doivent elles être extrêmement naïves, sans qu'il soit besoin d'y rechercher ces subtilités si fort étudiées, ni d'armer la fin de chaque dernier vers d'une pointe. En effet qu'elle apparence y a-t-il qu'un amant bien affligé trouvât les pensées qu'on lui met d'ordinaire en la bouche, c'est à dire, qu'un misérable se jouât ainsi de sa misère ? Serait-il possible que de l'esprit restât encore si vif, quand le coeur se meurt ? Que l'un fût en paix quand l'autre est dans le trouble, et que l'abondance des pleurs, ainsi qu'une forte pluie ne fût pas capable d'effacer ou de faire languir toutes ces belles fleurs de Rhétorique ? Aussi ne les rencontreras tu pas dans notre auteur, et quand je t'invite à la lecture du Soliman, ce n'est pas à un Jardin, mais à une scène tragique que je t'invite. Tu n'y trouveras point, pour ainsi parler, ces riches canaux de cristal et de marbre qui ravalent le prix et l'éclat des eaux qu'ils reçoivent, mais bien des pensées qui coulent d'une veine naturelle. Tu n'y verras point briller d'un côté et d'autre ces petites étincelles d'esprit qui donnent dans la vue ; mais tu y reconnaîtras par tout une grande splendeur et lumière de jugement ; En un mot tu y seras comme en un jour clair et serein, illuminé d'un seul Soleil, mais qui vaut mieux que cent mille étoiles. Car je ne crois pas (Lecteur) avoir été si malheureux que ma version ait fait perdre à Bonarelli tout son lustre ; Je me suis approché le plus près que j'ai pu de son style et de ses pensées tant pour les raisons que je viens de déclarer, que parce que j'estime qu'il faut être aussi religieux et fidèle à rendre l'auteur que nous traduisons, que les Peintres le sont à tirer les lineaments de notre visage ; Mais comme bien souvent ils font des portraits plus petits que le naturel, qui ne laissent pas toutefois d'être bons ; aussi je t'avoue franchement qu'encore que j'aie resserré beaucoup de choses en notre auteur, et que je sois demeuré partout au dessous de sa naïveté, néanmoins j'ai toujours imité sa façon, même quand je me suis écarté de lui, et qu'en fin il s'en faut peu que je ne te donne son entière ressemblance : De sorte que si tu méprises le Peintre et sa peinture, tu dois pour le moins faire cas du personnage qui t'est représenté. Et de fait c'est tout ce que j'espère, que Bonarelli en l'état même où je l'ai mis, retient encore de sa naissance assez de grâce et de majesté pour gagner ta bienveillance et ton respect, et pour lui et pour moi. Car pour ce qui est des couleurs et de l'étoffe dont je l'ai revêtu, je veux dire pour ce qui regarde les vers que je lui ai prêtés, j'ai déjà donné tant de preuves de mon peu de suffisance en ce métier, que ce serait un miracle si j'y avais bien réussi : Le feu qui fait le poète ressemble à ces herbes qui poussent d'elles même et de la seule vigueur du terroir, il ne vient point d'ailleurs ni par expérience, ni par habitude, il faut que la nature nous le donne ; Mais cependant sa vertu est telle que s'il ne nous échauffe, il nous éclaire, et que ceux mêmes qui n'ont point d'inclination ni d'ardeur à la poésie, ne sauraient s'empêcher d'avoir quelque amour et quelque lumière pour elle. C'est ce vin des Démons, comme l'appelle un père, qui est tout plein de tentations, et qui contraint les plus sages de suivre quelquefois ses semonces ; et à ce propos, si je ne craignais que cela ne fut pas assez sérieux, je te ferais part d'une pensée qui me vient de naître sur le champ ; c'est que je m'imagine que non seulement les grands hommes, comme on a fort bien remarqué, mais ceux aussi qui ne sont que médiocres, peuvent être sujets à de certains transports et des règlements, sans lesquels on a dit qu'on heurtait vainement à la porte des Muses, et dont on ne saurait pour l'ordinaire se bien guérir et remettre, que par l'exercice de la poésie ; de sorte que cet art serait à notre esprit ce que nous disions tantôt que la tragédie était à notre âme, l'un et l'autre en chassant ce que nous y avons de vicieux. C'est pourquoi Aristote a dit d'un certain Marcus, citoyen de Syracuse, que son jugement s'égarant il devenait excellent poète, et qu'après il était plus rassis, mais fort mauvais versificateur ; C'est pour cette raison là même que Platon, Cicéron et mille autres excellents personnages n'ont peu se retenir de vaquer quelquefois à la poésie ; et c'est pour cela encore que Socrate le plus sage de tous les hommes, un peu devant que de mourir, afin de purifier son âme, et de la rendre digne de la compagnie des Dieux, dit qu'il se sentait sollicité par son génie de composer des Vers, à laquelle voix il obéit. Faisant un peu de poésie D'un peu de fureur qu'il avait. Suivant cette doctrine, tout ainsi que je ne me dois non plus fâcher de n'être pas bon poète, que de n'être pas sujet à de fortes maladies : aussi me dois-tu pardonner, Lecteur, si je retombe souvent en cette faute de versifier, puisque tu vois qu'il n'est pas toujours absolument en notre pouvoir de nous en défendre ; Il suffit que je n'en fais pas profession, et que je prends seulement quelques heures de passe-temps avec la poésie, après avoir rendu mes soins et mes assiduités à quelque plus digne maîtresse : Car pour en parler sainement la première n'a rien de quoi remplir notre esprit, si elle ne l'emprunte d'ailleurs ; de soi, elle n'est qu'une chose vide, un son, une cadence ; tout son travail est en l'air, j'ai pensé dire semblable à celui d'un danseur de corde, puisqu'en l'un et en l'autre il faut toujours prendre garde aux pieds. Ce discours n'est pas d'un homme qui se sente bien avec elle ; aussi fais-je plus de cas de cette connaissance de moi-même où tant de personnes s'abusent, que de tous les lauriers du Parnasse ; Et quand je me suis diverti à la poésie, ce n'a pas été dans la créance ni dans l'espérance même de faire de beaux vers ; mon principal but a toujours été de profiter dans l'imitation des choses que je voyais, et de me former dans l'esprit une idée pareille à celle que je m'essayais de rendre ; Tu le peux reconnaître à ce que je ne me suis jamais proposé que les plus grands exemples, où comme on est obligé de s'attacher davantage à l'original à cause de son excellence, aussi est-il plus difficile de bien réussir dans le tour des vers qui demandent de marcher en pleine liberté. Mais y avait-il aucune considération de rythmes qui me put exempter avec raison de suivre pas à pas un Aminte, la première et la plus achevée des pastorales qui ait été composée d'une action entière, et avec toutes les parties requises à une pièce de théâtre ?Devais-je m'éloigner le moins du monde des pensées pompeuses d'une pompe funèbre qui ne dément point la réputation de son auteur, ce divin philosophe Caesar Cremonin ? Devais-je changer celle d'un Torrismon, dont Casoni le meilleur esprit de son temps a dit, qu'il relevait la langue Italienne à l'égal de la Grecque et de la Latine ? Enfin ne devais-je pas imiter le plus que je pouvais un Soliman, dont j'espère pourtant qu'un plus habile que moi, te fera mieux voir l'un de ces jours les mérites. Au moins entre beaucoup d'autres avantages, aura-t-il celui-ci, qu'il ne s'écartera point du dessein de Bonarelli, et n'ira point chercher ailleurs une conclusion nouvelle ; Ce que j'ai cru pouvoir faire, tant pour la raison du bon exemple que j'ai déjà dite, qu'à cause qu'il m'a semblé qu'après la condamnation de Mustapha et de Persine au supplice, il ne restait plus rien à souhaiter aux spectateurs qu'une catastrophe et révolution entière de fortune. Autrement il m'était aisé de mettre après la reconnaissance de Mustapha, qui selon notre auteur fut arrivée trop tard pour le sauver, le récit de la mort des deux Amants, avec les regrets et le désespoir de Roxolane et de Soliman sur la perte de leur fils innocent ; deux endroits ou notre Bonarelli triomphe ; Mais j'ai mieux aimé faire comme j'ai fait, appuyé des raisons que je t'ai exposées ; et au péril même que la fin de mon Soliman après que tu l'aurais vue ne te causât un déplaisir pareil à celui que l'on ressent de la fausseté d'un joyau que l'on croyait vrai, laisser l'autre conclusion à une personne qui deaoit faire éclater la pièce dans toutes ses beautés en des vers et plus doux et plus agréables. Il est bien vrai pourtant que ceux que je te donne eussent aucunement été plus accomplis, sans le malheur qui en a fait perdre l'exemplaire entre les mains de ceux qui l'avaient en garde ; On m'a voulu persuader que celui dont je viens de parler pouvait bien l'avait fait soustraire, et que j'avais dit de lui par un esprit de prophétie, que la plume de l'aigle dévorerait la mienne ; mais j'ai toujours répondu à cela, qu'il n'était pas croyable que cet aigle n'eut peu souffrir le petit éclat que mon Soliman a rendu, et qu'encore qu'il conversât depuis quelque temps avec les Turcs, néanmoins il était trop bien né pour imiter leur damnable coutume de faire mourir leurs frères afin de régner tout seuls ; quoi que c'en soit je désirerais que cet inconvénient qui m'a fait hâter l'impression de cette tragi-comédie servit en quelque façon d'excuse à mes fautes, si je n'avais déjà renoncé à la gloire de faire de beaux vers, et principalement dans une version et aux dépens d'autrui, où toute la louange qu'on puisse acquérir, quand on aurait le mieux réussi du monde, c'est celle qui se donne aux acteurs qui représentent bien une pièce qu'un autre aura inventée. Aussi, pour me flatter un peu moi-même, quand je voudrai affecter le nom de poète, je ne pense pas être si pauvre que je ne trouve encore devers moi quelques ouvrages de ma façon, qui me pourront légitimement faire prendre part à cet honneur ou à cette fumée ; Ce ne sont point des pièces de théâtre que j'entends par là ; Je confesse franchement que j'ai un trop petit fonds d'esprit pour fournir un si vaste champ ; et puis pour rendre ce témoignage à la vérité, nous sommes en un temps où ce qui a toujours dû faire peur à cause de l'éminence de l'art, doit épouvanter et sembler téméraire pour l'excellence de quelques uns qui s'en mêlent, dont les chef-d'oeuvres donnent bien de l'envie, mais désespèrent de les pouvoir imiter ; de sorte que ce qui reste maintenant de gloire à la plupart des autres ouvrages de ce genre, c'est seulement d'avoir vu le jour sous leur règne ; et c'est pour le respect qui leur est dû que je dis à mon Soliman, que tout grand Seigneur qu'il soit, il ne se monstre pas auprès d'eux, et moins encore auprès de ce dernier miracle, qui porte comme lui, mais à meilleur titre, le nom de Seigneur et de tragi-comédie, Sed longè qequere, Et vestigia pronus adora. Ce n'est donc point de ces longs et pénibles ouvrages de théâtre que je me vante, mais d'autres qui ne demandent point de si grands efforts d'esprit, et dont la petitesse ainsi que des moindres figures ne donne pas tant de lieu pour remarquer la faiblesse et les défauts de leur auteur, comme font les Sonnets, les Stances, et de semblables pièces lyriques. Il y a déjà longtemps que je t'en eusse donné une bonne partie, si tant que j'ai peu te faciliter la conversation de plus honnêtes gens que moi, je n'avais toujours beaucoup mieux aimé m'y employer ; De ceci font foi les versions que j'ai citées, et quelques unes encore d'une autre espèce, qui sont par aventure plutôt tombées entre tes mains, et que je passe sous silence, de crainte que si je publiais ici toutes mes fautes, tu ne crusses avec raison que j'aurais entrepris de faire une confession générale ; Mais maintenant que je ne connais plus de sujets de théâtre qui méritent la peine de les traduire, ou que si j'en connais ils ressemblent à ces arbres qui ne peuvent être transplantez, ils reviendraient fort mal à notre langue : et que d'ailleurs, il ne m'est pas permis de mettre au jour quelques versions en Prose, qui pour la gravité des matières ne seraient pas sans doute de peu d'utilité (quoi que d'aucuns estiment tout ce qui peut divertir assez profitable) ; J'espère qu'après tant de tragédies et de comédies qui ont cours maintenant, le mélange ou l'essai poétique que je te veux désormais préparer, aura de quoi contenter la curiosité des plus difficiles. Je te déclare néanmoins que ces vers étant les premiers, et peut-être les seuls que tu verras de mon invention, je n'ai pas envie de rien précipiter. Je tiens d'un grand maître que qui publie une chose qu'on ne lui demande pas, sans aucune nécessité, publie aussi la confiance qu'il a en son jugement, et en la bonté de ce qu'il donne, laquelle chose si elle se trouve mauvaise, l'Autheur ne saurait éviter d'être accusé de malice, ou d'impertinence, d'avoir voulu tromper autrui, ou de s'être laissé tromper soi-même ; de façon qu'il vaut mieux pour moi que j'accroisse un peu ton attente par mon retardement, que si par une vaine ambition je ne mettais au hasard de hâter ma propre honte. Je conclurai, Lecteur, ainsi que j'ai commencé, par une autorité des Anciens, lesquels représentaient une tortue aux pieds de l'image de Minerve, afin de nous apprendre, comme il est bien croyable, qu'en ce qui vient de notre tête, nous ne pouvions jamais aller trop lentement, et que pour une bonne production de l'esprit, aussi bien que pour un heureux enfantement du corps, la retenue et la maturité sont également nécessaires. Adieu. Fautes survenues en l'impression dans la préface. Touche seulement à l'égal de nous mêmes, lisez à l'égard. Page 87. Quel est cruel Destin aujourd'hui ton envie ? lisez. Quelle. Page 101. Que la Reine a formé par ce fils innocent. Lisez, pour ce fils. Page 105. Et seul à sa malice ai fourni de matière. Lisez, l'ai seul, etc? ACTEURS. SOLIMAN, Roi de Thrace. RUSTAN, Gendre de Soliman. ACMAT, Conseiller. OSMAN, Gentilhomme de Rustan. PERSINE, Fille du Roi de Perse déguisée en garçon, amoureuse de Mustapha. ALVANTE, Père Nourricier de Persine. LA REINE, Femme de Soliman. SELINE, Confidente de la Reine. MUSTAPHA, Fils de Soliman. SOLDATS De la garde de Soliman. ORMÈNE, père Nourricier de Mustapha. ADRASTE, Lieutenant de Mustapha. MESSAGER. LE DEVIN. GENTILHOMME DE SOLIMAN. L'AMBASSADEUR DE PERSE. La scène est en Alep, ville de Syrie. ACTE I SCÈNE I. Soliman, Acmat, Rustan. SOLIMAN. Moi qui me figurais que jusques dans Byzance, Ils viendraient à mes pieds implorer ma clémence : Me voici dans Alep, et ces fiers ennemis Ne se sont pas encore à mon pouvoir soumis !O Dieu quelle fureur ! Quel orgueil ! Quelle audace ! Les Perses résister au grand Seigneur de Thrace ! Ont-ils donc oublié que nos moindres efforts, Ont mille fois couvert leurs campagnes de morts ?Veulent-ils derechef tenter une fortune Qui leur prépare à tous une chute commune ? Car (assurez-vous-en) nos bras victorieux Perdront de ces mutins l'Empire glorieux : Le Ciel qui dès longtemps médite leur ruine, À si belle entreprise aujourd'hui me destine.Obéissons lui donc, et tous ayez pour moi Dans le coeur, le courage, et dans l'âme, la foi. ACMAT. Grand Roi, nous attendons la fin de cet ouvrage, Moins du Ciel, ou du Sort, que de votre courage : Et nous suivrons les pas de votre Majesté, Le coeur rempli d'ardeur et de fidélité. RUSTAN. Commandez seulement, et vous pourrez connaître De quel zèle Rustan est porté pour son maître : Au moindre signe d'oeil, j'irai, Sire, pour vousM'exposer hardiment à la fureur des coups.Ah que n'est la journée et l'heure déjà prête, Où nous devons avoir nos ennemis en tête !Car alors je mourrai d'un glorieux trépas, Ou vous apporterai la tête de Tamas. ACMAT. Que sert de faire au Roi cette offre téméraire ?Le propre d'un guerrier c'est d'agir et se taire. RUSTAN. Qu'infères-tu de là ? SOLIMAN. Silence, taisez-vous.Je connais le mérite et la valeur de tous.Mais allons, que du camp la place soit choisie, Attendant que mon fils arrive d'Amasie. RUSTAN. Que puisse-t-il plutôt être privé du jour, Seigneur, la Reine attend que je sois de retour, Je la vais retrouver si j'en obtiens licence. SOLIMAN. Allez. SCÈNE II. Soliman, Osman, Acmat. SOLIMAN. Je vois Osman qui devers moi s'avance, Il revient d'Amasie, et rapporte joyeux, Des nouvelles qu'on lit déjà dedans ses yeux. OSMAN. Invincible Seigneur, Roi le plus grand du monde, Qu'ainsi toujours le Sort à vos souhaits réponde : Ce fils de qui la gloire a l'univers ravi Le brave Mustapha, de cent princes suivi, [Note : Alep : Ville de Syrie où se déroule l'action.]Arrive dans Alep. ACMAT. Ô nouvelle agréable ! SOLIMAN. Et qui remplit mon coeur d'une joie incroyable.À ce compte ses soins furent bien diligents !Comment a-t-il sitôt ramassé tant de gens ? OSMAN. Le seul bruit de son nom et de sa renommée, Pourrait en moins de temps lever toute une armée, L'éclat de sa valeur sans exemple et sans pris Est l'attrait et l'aimant des coeurs et des esprits. ACMAT. Que j'aime ses vertus, et qu'on me parle d'elles ; Là se fonde l'espoir des Ministres fidèles !Mais, Sire nous devons quant et quant avouer, Que louer Mustapha c'est aussi vous louer : Un ruisseau clair et net nous fait voir en sa course, Qu'il a tiré son eau d'une plus vive source. SOLIMAN. Retournons sur nos pas, afin de recevoir Ce fils qui fait par tout éclater mon pouvoir. ACMAT. Sire, continuez votre premier voyage, Et recevez au camp ce fils plein de courage, Il l'a bien mérité, l'honneur qui semble dû Pousse à faire encor mieux alors qu'il est rendu.Puis vous savez qu'il vient accompagné de Princes, Qui ne sont point sujets aux lois de vos provinces, Si bien que vous pouvez sans vous faire aucun tort, Les accueillir au camp, dès leur premier abord.Rien ne peut dans la guerre exciter le courage, Comme un Prince qui monstre un gracieux visage, Et les moindres regards dont il flatte nos sens, Pour faire aimer la mort, ont des charmes puissants. SOLIMAN. Ce que tu dis, Acmat, ne souffre point de doute, C'est pourquoi poursuivons notre première route.Toi, vas dire à Rustan qu'il s'en vienne après moi Sitôt qu'il aura su ces nouvelles de toi : Cours et fais promptement ce que je te commande. OSMAN. Que ne fais-je aussi-bien ce que Rustan demande, Dont je viens d'observer, comme j'ai toujours fait, Les préceptes et l'art, peut-être avec effet ; Car quoi que le Roi feigne, on tient cette maxime, Qu'un vieux Roi, de son fils, hait la trop grande estime. SCÈNE III. Persine, Alvante. PERSINE. D'où l'as-tu donc appris ? ALVANTE. C'est le bruit de la Cour, Et puisque Soliman n'attend que son retour, Pour venir fondre en Perse et nous faire la guerre, Madame, trouvez bon de quitter cette terre.Retournons vers Tamas lui faire tout savoir, Afin qu'en diligents il y puisse pourvoir. PERSINE. Mais si, comme tu dis, dans peu le fils de Thrace, Doit faire voir ici ses gens et leur audace, Faut-il m'en retourner sans avoir aujourd'hui Jugé de la valeur de ses gens et de lui ?Faisant une action si fort déraisonnable, Je perds de mon dessein l'effet le plus louable, Et rends ma hardiesse et ce déguisement, Au lieu d'être loués, dignes de châtiment. ALVANTE. Les soldats que le Prince amène en cette ville, Si j'ai bien entendu, sont à peine dix mille : Dans un nombre de gens petit comme le leur, Que peut-on remarquer d'audace et de valeur ? Mais ce qui me fait peur, c'est la puissante armée, Et depuis si long-temps à vaincre accoutumée, Que suivant votre avis, j'épiais ce matin, Et qui va de la Perse achever le destin.Partons donc tout à l'heure, afin que votre père Ait le temps d'aviser à ce qu'il faudra faire. PERSINE. Alvante, attends encor. ALVANTE. Ce serait vous trahir : En toute autre sujet je suis prêt d'obéir : Quelle nécessité vous oblige à cette heure À vouloir faire ici de plus longue demeure ? Ah ! Retournons Persine, et si le Sort heureux A suivi jusqu'ici vos desseins généreux, Songez qu'il peut tourner ce visage agréable, Et que son naturel c'est d'être variable ; Car si l'on nous découvre, hé bon Dieu ! Quelle main Vous pourra retirer de ce peuple inhumain. PERSINE. Mais si je pars, je cours fortune de la vie. ALVANTE. Hé par qui, hors d'ici, peut-elle être ravie ?Dieu comme elle se trouble, ah ! Madame parlez, Et que je sache au vrai ce que vous me celez. PERSINE. Oui, la foi, qui depuis que m'éleva ta femme, S'est fait voir à mes yeux si pure dans ton âme, A bien, mon cher Alvante, aujourd'hui mérité, Que tu saches de moi toute la vérité ; Apprends que le sujet qui me tira d'Arsace, Ne fut pas d'épier les desseins de la Thrace : Mais qu'un beaucoup plus noble et plus fort mouvement M'a fait venir ici sous cet habillement ; Un mouvement d'amour, que tu croyais de haine. ALVANTE. Un mouvement d'amour, est celui qui vous mène Et pour qui ? PERSINE. Pour celui qu'on attend aujourd'hui. ALVANTE. Vous avez de l'amour pour Mustapha ? PERSINE. Pour lui. ALVANTE. Hélas ! qu'ai-je entendu, quelle est votre pensée ?Et depuis quand votre âme est elle ainsi blessée ? PERSINE. Le Soleil a déjà deux fois dedans les Cieux, Rallumé le courroux du Lion furieux, Depuis le jour fatal que l'amoureuse flamme Passa dedans mes yeux pour consommer mon âme.De te dire à présent d'où s'alluma ce feu, Ou comment je fus prise, il importe fort peu : Alvante sois content de savoir que je l'aime, Et que s'il l'en faut croire, il me chérit de même.Si bien que pour donner à ce coeur langoureux, Le doux soulagement d'un regard amoureux, Et sachant en ce lieu son heureuse venue, J'y vins avec toi seul, et sans être connue ; C'est donc lui que j'attends, lui dont je veux tirer, Les effets de la foi qu'il ma voulu jurer : Car mon tourment s'accroît plus l'hymen se diffère, Et plus l'hymen retarde, et plus j'en désespère. C'est Alvante en un mot ce que je me promets, Et voilà, tu connais mon secret désormais. ALVANTE. Ô fille sans esprit ! Pardonnez-moi Madame L'excès d'affection qui me transporte l'âme : Par qui vous êtes vous laissée ainsi charmer ? Quelle amour est-ce là ? Quelle façon d'aimer ?Pouvez vous voir ainsi votre gloire flétrie Et violer la foi due à votre patrie ?Suivez vous déguisée, avec tant de fureur, Un ennemi qui n'a pour vous que de l'horreur ? Savez vous pas qu'ils ont en ce pays infâme, Le serment dans la bouche et le parjure en l'âme ?Ainsi tout glorieux de vous manquer de foi, Il ira triomphant de la fille d'un Roi !Pouvez vous donc souffrir cette infamie extrême, D'aller de votre honneur lui faire offre vous même ?Vous même à votre honneur en vain et sans raison, Vous ferez sans rougir si lâche trahison ? PERSINE. Que cela désormais, ami, ne te soucie, Je reconnais ton zèle et je t'en remercie : J'approuve tes raisons, j'approuve ta bonté, Mais je ne saurais plus changer de volonté : L'Amour me le défend, et me donne assurance, Que ce Prince mieux né sera plein de constance : Car si des cavaliers gardent si bien leur foi, Que doit faire celui dont ils prennent la loi ? ALVANTE. Je veux qu'il soit fidèle, et plein de courtoisie.Aujourd'hui que son père avec toute l'Asie, Au milieu de la guerre est en sa Majesté, Et par tout l'Univers se voit si redouté, Sans craindre le succès de son outrecuidance, Osera-t-il traiter d'une telle alliance ?Non, ne le croyez pas : changez donc de dessein, Et voyez mes raisons d'un jugement plus sain : Car Madame, écoutez encore une parole, Si vous n'abandonnez cette entreprise folle, Ou ne la réservez à quelque temps meilleur, Puissé-je être trompé, je vous prédis malheur. PERSINE. Toutes sortes de maux me seront agréables, Et les tourments d'amour sont bien moins tolérables. ALVANTE. On vient. Fuyons ; le Ciel relève ta vertu ! PERSINE. Hélas de trop d'ennuis mon coeur est abattu. SCÈNE IV. La Reine, Seline. LA REINE. J'ignore en quel endroit mon pied douteux me guide, [Note : Penser : nom masculin au XVIIème pour « pensée ».]Au trouble des pensers qui me rendent timide. SELINE. Ceux qui renferment mieux leurs pensers au dedans, Sont Madame, à la Cour tenus les plus prudents : C'est pourquoi je voudrais ; qu'avecques plus d'adresse, Vous retinssiez couvert le tourment qui vous presse, Modérez votre plainte, usez d'un doux accueil, Envers cet ennemi, bouffi de tant d'orgueil : Enfin n'oubliez rien qui vous rende croyable, Alors qu'auprès du Roi vous le rendrez coupable. LA REINE. Hé comment recevoir avec un doux accueil, Un qui mettra mon fils, et moi-même au cercueil ?Comment ayant le coeur en guerre, et dans l'orage, Montrerai-je la paix, et le calme au visage ? SELINE. Mais votre inimitié du moins se doit cacher, Voyant que Soliman l'aime et le tient si cher ; Feignez de lui porter une amitié semblable, Vous en serez au Roi d'autant plus agréable, Et par là vos discours auront plus de crédit, Plus on aime quelqu'un, plus on croit ce qu'il dit. LA REINE. Ha ! Seline, un temps fut que je pouvais bien croire Que le Roi m'élevait à ce degré de gloire : Mais maintenant hélas ! Et c'est là mon tourment, Il n'est plus embrasé d'un feu si véhément. SELINE. Que dites-vous, Madame, et quel nouvel indice Témoigne qu'envers vous son feu se refroidisse ? LA REINE. Celui-ci justement qu'il m'en donne ce jour, Ayant pour Mustapha tant d'estime et d'amour ; Car il m'apprend assez qu'au Sceptre il le destine, De Seline, et de moi, méditant la ruine.Qu'en vain sur son amour je fondai mon espoir, Je commence, et trop tard, à m'en apercevoir : Son amour qui me fit, par un dessein contraire Garder ce second fils auprès du Roi son père, Au lieu de l'exposer, le sauvant de la mort, Ainsi que je fis l'autre, à la merci du sort.Je cru que Soliman épris de cette flamme Que Circasse étant morte, il eut pour moi dans l'âme, Me laissait de ses feux un témoignage entier, En choisissant ce fils pour unique héritier.Mais bien loin de régner, je connais à cette heure, Qu'il faudra qu'avec moi le misérable meure. SELINE. Oui, si vous n'essayez avec la mort d'autrui, De détourner ce mal, et de vous et de lui.Donc pour y parvenir, usez d'art et de ruse, Pour vivre, et pour régner, tout se fait, tout s'excuse. LA REINE. Je te croirai, Seline, et veux dès aujourd'hui, Commencer à le perdre, et me tirer d'ennui. ACTE II SCÈNE I. Soliman, Mustapha, Acmat, Rustan, Osman. SOLIMAN. Je vais prier les Cieux de nous être propices : Toi, vas à notre camp dessous de bons auspices, Et dessus tes Soldats prends l'absolu pouvoir, Qu'un Général d'armée y doit toujours avoir.Si le moindre repos à ta valeur fait peine, Dès la pointe du jour couvre toute la plaine, Commence de marcher contre les ennemis, Et conduis les Soldats qu'à tes soins j'ai commis : Je te suivrai de prés avec une autre armée, Et bientôt leurs projets s'en iront en fumée. MUSTAPHA. [Note : Derechef : Une seconde fois ; encore ; de nouveau. [F]]Derechef je rends grâce à votre Majesté D'un honneur que je sais n'avoir point mérité : Le pouvoir qui me vient de cette main auguste Ne souffrira jamais rien de lâche ou d'injuste : Mais dessous la faveur d'un Prince si guerrier, J'espère voir fleurir la Palme et le Laurier : Combattant pour un Roi rempli de tant de gloire Me pourrait-on ravir l'honneur de la victoire ?Plût aux Cieux seulement que votre Majesté Commit toute la guerre à ma fidélité, Et que se réservant au bien de cet Empire, Elle aimât le repos que son âge désire, Et non pas toutefois sans imiter le coeur, Qui ne bouge et partout épanche sa vigueur. SOLIMAN. Tu m'assures, mon fils, en tenant ce langage, De ton affection, et de ton grand courage : Mais je ne puis vouloir que ce que j'ai voulu, L'ordre qu'on doit tenir est déjà résolu, Et je ne trouve point d'entreprise honorable, Qu'alors qu'un Roi présent la rend plus vénérable, Et delà, les combats qui sont gagnez pour nous, Comme oeuvres de nos mains, nous en semblent plus doux.Va donc trouver l'armée, et fais ce que j'ordonne : Cependant que le Ciel de lauriers t'environne : Acmat, suivez-le au camp, et lui montrez ses gens, Et que pour le retour vos pas soient diligents. MUSTAPHA. Je prends congé, grand Prince, et cours avecque joie, Où le vouloir d'un père et le Destin m'envoie. SOLIMAN. Encore un coup, sois tu toujours victorieux !Je vais exprès au Temple en conjurer les Cieux. RUSTAN. Aille après qui voudra : demeure, Osman, demeure. SCÈNE II. Rustan, Osman. RUSTAN. Avant que je le souffre il faudra que je meure. OSMAN. Mon maître qu'avez-vous ? RUSTAN. Ah ! c'est trop ranimer Le feu dont contre lui je me sens enflammer.Qu'en dis-tu, cher Osman ? un nouveau venu prendre Le premier rang d'honneur où je devais prétendre ?Quelle présomption et sur quoi se fonder ?Quel mérite si grand le peut recommander ?Nous partageons l'honneur d'une même famille, Il est le fils du Roi, moi, l'époux de sa fille : Pourquoi donc s'usurper, et prendre insolemment Un pouvoir qui n'est dû qu'à Rustan seulement ?Mais non, n'en parlons plus, j'en aurai la vengeance : OSMAN. Votre colère est juste, et grande son offense, Et ceci peut encor aigrir votre douleur, Que vous avez vous-même ourdi votre malheur : D'avoir fait que chacun, comme j'ai fait moi-même, Vantât à Soliman son mérite suprême ; Sans doute ces discours, contre votre dessein, Ont jeté plus d'amour que d'envie, en son sein. RUSTAN. Ainsi le plus souvent la Fortune méprise, De faire réussir une sage entreprise : Mais je mépriserai moi-même ses mépris, Allons : que le conseil promptement en soit pris : Toi, vas voir prés du camp, comme tout s'y dispose, Là considère bien jusqu'à la moindre chose, Ce qu'on fait, ce qu'on dit, enfin rapporte moi Quelque apparent sujet de soupçonner sa foi.Vas, reviens bien instruit ; Mais j'aperçois la Reine. SCÈNE III. Seline, La Reine, Rustan. SELINE. Mais, Madame, c'est être à soi-même, inhumaine : LA REINE. Tais-toi, voici Rustan : je te trouve à propos Pour en parler ensemble, et me mettre en repos. RUSTAN. Madame, dans l'état que nous voyons l'affaire, Bien plus que le discours l'effet est nécessaire.Je m'en allais vers vous afin d'en conférer, Et résoudre sa mort ; mais sans plus différer. LA REINE. Et c'est là justement le point qui me tourmente ; Car sa mort d'une part le salut nous présente, D'autre part la pitié m'attendrit tellement, Que je ne saurais presque y penser seulement. RUSTAN. Dieu qu'est-ce ceci ? Qu'ai-je entendu Madame ?Un mouvement si faible ébranle une telle âme ?Le son de quelques mots agréables et doux, Vous a fait relâcher d'un si juste courroux ?Avez vous oublié que s'il ne perd la vie, La vie et la couronne à vous-même est ravie ? SELINE. Ah Madame ! Plutôt qu'il meure mille fois. LA REINE. Je vois bien ce danger, et je vous le disais, Que s'il vivait, la mort nous était assurée : Mais soit pour quelque temps sa perte différée. RUSTAN. Pour quelque temps, Madame ? Ah ! Seulement je crains Que déjà nos efforts ne soient faibles et vains : Hélas que pouvait-il nous arriver de pire ?Et que lui reste-t-il pour obtenir l'Empire, Et nous faire mourir d'une cruelle mort, Chef d'une telle armée, et se voyant si fort ? LA REINE. Las que me dites vous ? Chef ! et de quelle armée ? RUSTAN. Quoi vous n'en êtes pas encor mieux informée ? LA REINE. Je n'en ai rien appris. RUSTAN. Vous ne savez donc pas Qu'il a sous son pouvoir presque tous nos soldats ? LA REINE. Est-il donc vrai ! RUSTAN. Que trop : jugez donc à cette heure S'il est bon qu'imparfait notre dessein demeure ; Un Sceptre rarement s'arrache aux mains d'autrui, Quand la force et le fer lui sert de ferme appui. LA REINE. Donc en tant de façons, ô Destin plein d'envie, M'ôtes-tu les moyens de me sauver la vie ?Comment n'a peu le Roi prévoir un si grand mal ?Mais tires-nous Rustan, de ce danger fatal. RUSTAN. En ces occasions la meilleure défense ; C'est qu'il faut par esprit rompre la violence. LA REINE. Je veux à ce sujet seulement dire au Roi Les soupçons qui pour lui me donnent de l'effroi ; Afin que subvenant à sa propre disgrâce, Il nous délivre aussi du mal qui nous menace. RUSTAN. C'est le meilleur moyen que nous puissions tenir. LA REINE. Allons donc le trouver : mais le voici venir. SCÈNE IV. La Reine, Soldats, Seline, Soliman, Rustan. LA REINE. Soldats, où va le Prince ? UN SOLDAT. Au Palais, grande Reine. LA REINE. Arrêtez-vous ici. Dieu quel souci le gêne ! SELINE. Madame, ayez bon coeur, tout vous vient à souhait : Ce trouble obscurcira la vérité du fait. LA REINE. Seigneur, que le Destin toujours plus favorable Vous comble d'un bon-heur qui soit incomparable. SOLIMAN. Il le peut, s'il le veut : Mais qui vous mène ici ? LA REINE. Vous connaissez, Seigneur, mon amoureux souci, Et que je ne vis pas si je ne vous contemple : Si bien que pour vous voir je m'en allais au Temple : Avec dessein aussi que nos voeux innocents Étant unis ensemble, en fussent plus puissants : Mais, Seigneur, de quel mal avez vous l'âme atteinte ?Quelles sont vos douleurs, vos soins, ou votre crainte ? SOLIMAN. Madame, je sais bien que votre affection A droit de s'enquérir de mon affliction ; Mais il est malaisé qu'un autre puisse entendre Ce que je ne puis pas moi-même bien comprendre.Je suis triste, je crains, et je ne sais pourquoi, Ni quel trouble importun s'est emparé de moi. SELINE. Prenez le temps, Madame. LA REINE. Hé que dites-vous, Sire ! SOLIMAN. Ce qui n'est que trop vrai. RUSTAN. Quand le Ciel veut prédire Quelque étrange malheur, il se sert quelquefois Du langage secret de ces muettes voix. SOLIMAN. Quoi qu'il puisse arriver, Rustan, un tel présage Peut troubler, mais non pas abattre mon courage. LA REINE. Mais l'homme sage doit toute chose tenter Pour connaître son mal, afin de l'éviter : Qui craint que dedans peu son naufrage n'arrive, A recours promptement à la prochaine rive.Qui sait si l'Empereur successeur des Latins, Las d'éprouver toujours de contraire destins, N'aurait point épié le temps de votre absence, Pour entrer aujourd'hui le plus fort dans Byzance ? Si l'air de ce climat ou de cette Cité, Ne pourrait pas enfin nuire à votre santé ?Ou bien si combattant avecques trop d'audace, Quelque danger hélas ! De mort ne vous menace ?Si bien que retournant en Thrace seulement, Ce présage serait sans nul événement. SOLIMAN. Il faut bien que d'ailleurs vienne quelque infortune, Je ne suis pas troublé d'une crainte commune : La Thrace est trop puissante, et j'ai le coeur trop fort, Pour craindre, elle à présent l'ennemi, moi la mort. LA REINE. Sire, c'est bien conclure, et j'aperçois moi-même Une autre occasion de ce péril extrême.Hélas ! Serait-il vrai ! SOLIMAN. Poursuivez hardiment. LA REINE. Peut-être crains-je à tort, quoi qu'avec fondement. RUSTAN. À l'heure qu'il s'agit du salut d'un Monarque, On craint avec raison dessus la moindre marque. SOLIMAN. Madame, parlez donc ! LA REINE. Je crains qu'un scélérat N'ait tramé dessus vous quelque noir attentat, Et par votre trépas n'occupe cet Empire, Où son ambition depuis longtemps aspire. SOLIMAN. Qui serait si hardi ? LA REINE. Qui se sent le plus fort : Celui dont vous devriez attendre moins ce tort ; L'injuste Mustapha. SOLIMAN. Mustapha ? LA REINE. C'est lui-même.Pourquoi vous troubler tant, et devenir plus blême ?Je n'en assure pas, j'en doute seulement : Mais certes cette peur me trouble extrêmement. RUSTAN. Peut-être cette peur n'est que trop raisonnable, Sire, j'en concevais une toute semblable. SOLIMAN. Qui de lui, justement ces soupçons peut avoir ?Et comment me peut-on les faire concevoir ? LA REINE. Sire, voyez-vous pas cette valeur guerrière, Combien elle lui rend l'âme hardie et fière, Et tant d'autres vertus véritables ou non, Qui donnent dans la vue, et font bruire son nom ?Oui, vous le voyez bien, et voyez trop peut-être, Puis que même il vous plaît si bien les reconnaître, Et que vous les aimez par une aveugle erreur, Au lieu que vous devriez les avoir en horreur : Considérez de plus cette humeur libérale, Et cette courtoisie à tout le monde égale : Ne croit-il pas par là mériter d'être Roi ?N'est-ce pas par cet art qu'on tire un peu à soi ?Si bien qu'il est certain que ses desseins sinistres Ne manqueront jamais de damnables ministres : Et puis vous savez bien que le peuple souvent Aveugle a plus d'amour pour le Soleil levant.Mais de plus qui pourrait nous donner assurance Qu'il n'ait avec Tamas eu quelque intelligence, Quand sous un faux prétexte errant comme inconnu, Il fut chez les Persans en prison retenu ? Ce fut peut-être alors qu'il trama votre perte, Et qu'au Prince ennemi son âme fut ouverte : Peut-être il lui promit un bonheur éternel, S'il voulait seconder son dessein criminel : Et tant de messagers, et de courses diverses, Dont il feint d'épier l'intention des Perses Pour moi je les soupçonne, et crois avec raison Qu'ils sont les instruments de cette trahison : Et si jusques ici l'issue en fut remise Les forces lui manquant à si haute entreprise : Désormais qu'il se voit la puissance en la main ; Il l'exécutera du jour au lendemain. SOLIMAN. Tant s'en faut, ce pouvoir est un très sûr remède, On ne désire plus le bien que l'on possède. LA REINE. Mais, Seigneur, vous savez ce que c'est du pouvoir, Que tant plus on en a, plus on en veut avoir. RUSTAN. Certes, Sire, voilà de grands sujets de crainte : Mais repensez encore à cette bonté feinte Qui lui faisait tantôt rechercher ardemment, D'avoir tous vos soldats sous son commandement : Que prétendait-il faire avecques deux armées, Sinon tenir la Thrace et Byzance opprimés ? LA REINE. A-t-il donc témoigné tant de témérité ?Ah ! que doutons nous plus de cette vérité ?Seigneur, qui vous retient ? Hélas ! sans le connaître, [Note : Lacs : C'est un ou plusieurs cordons lacés, noués, ou entremêlés, pour servir à divers usages. [F]]Vous vous précipitez aux lacs que tend un traître : Si vous ne nous croyez, croyez-en pour le moins Ces voix de votre coeur, muets, mais vrais témoins. SOLIMAN. Ne vous tourmentez point : j'y penserai, Madame, Et vos sages avis prendront place en mon âme. Retournons là dedans, Ô céleste bonté ! LA REINE. Allons, mais qu'il souvienne à votre Majesté Qu'on ne saurait trop tôt prévoir à son dommage. SOLIMAN. C'est assez dit, Allons. RUSTAN. Prenons, prenons courage. SCÈNE V. Persine, Alvante. PERSINE. Alvante est donc enfin émeu par mes discours Et prend compassion de mes tristes amours. ALVANTE. Pour guérir un amant de sa mélancolie, Il faut faire semblant d'approuver sa folie.Oui, je me sens vaincu ; Qui pourrait résister À ce Dieu si puissant, et qui sait tout dompter ? Suivez donc seulement l'histoire commencée, Et puis sur ce sujet j'ouvrirai ma pensée. PERSINE. Ainsi toujours le Ciel te soit propice et doux !Suivant donc cette audace ordinaire entre nous, Je m'habille en guerrier, et contre la Scythie, Conduis de nos soldats la meilleure partie, Et cependant qu'un jour j'allais à petit bruit, Cherchant un lieu commode où nous camper la nuit : Voilà, nous découvrons, dans un bois assez sombre, Un Guerrier qui marchait à la faveur de l'ombre ; Et qui s'avance enfin où le champ plus ouvert, De l'ombrage du bois n'était pas si couvert.Là de nous il fut joint, et quoi que l'apparence Ne nous fît remarquer aucune différence, Qu'il fût armé de même et parlât comme nous, Pour ennemi pourtant il fut jugé de tous : J'ordonne qu'on l'arrête, on court à l'instant même, Lui ne s'étonne point dans ce péril extrême, Mais l'épée à la main, il se vient présentant, Et fait tête à tous ceux qui le vont combattant ; Il frappe, tue, abat, et donne trop à croire Que le nombre tout seul empêchait sa victoire ; Il résiste pourtant, et d'un accent plus fier, De ces mots menaçants les ose défier : Oui, poltrons je mourrai puis que le Ciel l'ordonne ; Mais je vous vendrai cher mon sang et ma personne : Son courage, son sort, ces mots, cette action, Firent naître en mon coeur de la compassion : Je cours où le combat plus violent se montre, Et justement j'arrive (agréable rencontre) Lorsque de mille coups son armet entrouvert, Se lâche et laisse voir sa face à découvert : Tel qu'après maint éclair et le bruit du tonnerre, Le Soleil apparaît plus riant à la Terre, Tel brilla ce visage en cet heureux moment ; Mille rayons de feu lui servaient d'ornement, Et son oeillade était de tant d'attraits pourvue, Que tout au même instant il m'éblouit la vue, Et me remplit le sein d'une telle amitié, Qu'aussitôt elle change en amour ma pitié. Ainsi pour le tirer de ce péril extrême, Je lui fais contre tous un bouclier de moi-même ; Et crie à mes soldats, d'un accent de courroux, Qu'ils apaisent leur rage et retiennent leurs coups ; Puis retournant mes yeux dessus son beau visage, D'un ton plus gracieux je lui tiens ce langage : Veuillez, brave guerrier nous céder désormais, Recevez de nos mains et la vie et la paix, Et si de nous céder vous avez quelque honte, Cédez de moins au sort, c'est lui qui vous surmonte : Si vous ne dédaignez la fille d'un grand Roi, Soyez son serviteur et vous rendez à moi, À moi qui suis Persine : à cette voix dernière [Note : Armet : casque, ou habillement de tête. (...) Pasquier dit que ce mot n'est venu en usage que sous François Ier. ([F]]Je lève mon armet, je hausse ma visière ; Il me contemple, il tremble, une morne pâleur Lui dérobe, et lui rend sa vermeille couleur ; Et toutes deux cent fois partagent son visage ; Puis soupirant au Ciel, il lui tient ce langage ; Ô Dieu ! que puis-je plus ! J'aperçois mon vainqueur !Oui, Madame, je rends et l'épée et le coeur, Tous deux ils sont à vous ; là rompant sa harangue, Il commit à ses yeux l'office de sa langue, Ses yeux où je lisais avec contentement Les secrets qu'il n'osait me dire ouvertement.Voilà quand et comment mon amour prit naissance, Or entends maintenant comme elle prit croissance : Et puis tu jugeras par quel heureux chemin Elle doit désormais parvenir à sa fin. ALVANTE. Qu'une amour née en guerre et parmi les alarmes, N'attende que la mort, et des sujets de larmes. PERSINE. Pourquoi vas-tu troublant de présages de mort Le fortuné succès que j'espère du sort. ALVANTE. J'appréhende pour vous, parce que je vous aime, Et ne vous nuirais pas, non pas du penser même. PERSINE. Écoute donc comment s'avança mon amour. Étant avecque lui vers mon camp de retour.Je le presse instamment de me faire connaître Son nom, et ce qu'en fin le Ciel l'avait fait naître, Lui jurant de garder, quel que fut son secret, L'inviolable foi d'un silence discret ; Et de plus lui donner, si c'était son envie, Entière liberté, non seulement la vie : Lors il me déclara qu'aux Scythes inconnu, Jusqu'où nous l'avions pris, seul il était venu ; Qu'il prétendait de là voir le pays des Perses, Pour connaître des lieux les assiettes diverses ; Qu'encor qu'il pratiquât ce dangereux métier, De la Thrace pourtant il était l'héritier : Joyeuse de savoir une telle merveille, Je prête à ses discours une attentive oreille, Rien ne m'assurant mieux qu'il n'était pas menteur, Que faisait mon désir, amoureux et flatteur : Après ces mots s'accroît le feu qui me tourmente, Car l'amour entre égaux facilement s'augmente ; Et lors je reconnais, quoi qu'il n'en dise rien, Que son brasier n'est pas moins ardent que le mien : Comme d'une autre part, encor que je me taise, Il reconnaît aussi mon amoureuse braise : Car des coeurs enflammez d'un mutuel désir, S'expliquent d'une oeillade et du moindre soupir. Nous fûtes quelque temps dans cette violence ; Mais il fut le premier qui rompit le silence, Et qui me découvrit sa flamme en peu de mots, Mais mots entrecoupés de pleurs et de sanglots : Croyant qu'un jour après le décès des deux Princes, Cela pourrait causer la paix dans nos provinces, D'un esprit balancé de honte et de plaisir, Je l'écoute, me tais, approuve son désir, Et lors entre nous deux fut la foi d'hyménée, Le Ciel pris à témoin, secrètement donnée : Cependant le Tartare en Perse descendit, Tu sais comme le sort à ses voeux répondit Si bien que dans un fort tristement retirée, De mon aimable époux je me vis séparée, Qui depuis me manda par un moyen secret, Qu'il était retourné dans la Thrace à regret, En attendant le temps et l'heureuse journée Que nous verrions l'effet de cette foi donnée, Dont voilà, cher Alvante, et la cause, et la fin : Ce qui m'amène ici tu l'as su ce matin. Donc puisque incessamment un peuple l'environne ; Et que je ne saurait lui parler en personne : Si tu ressens pour moi quelque peu d'amitié, Si, comme tu disais, mon feu te fait pitié, Déclare maintenant ce qu'il faut que je fasse. ALVANTE. Vous pourriez émouvoir un naturel de glace : Oui, je vous veux aider, et par cette action Vous témoigner l'ardeur de mon affection : Quel soin plus glorieux me pouviez vous commettre !Je vais porter au Prince et la feuille et la lettre : Au cas que sans roder ici tout alentour.Vous irez au logis attendre mon retour. PERSINE. Ô mon ami fidèle, ô père secourable, Qu'à tes voeux, derechef le Ciel soit favorable !Tiens, avecque la lettre où dans peu de discours, Je réclame son aide à mes longues amours, Ce papier blanc signé que je pris à mon père : [Note : Douaire : biens que le mari assigne à sa femme en se mariant, pour en jouir par usufruit pendant sa viduité, et en laisser la propriété à ses enfants. [F]]Qu'il reçoive dans lui la Perse de douaire, Car il le peut remplir de ce qu'il lui plaira, Et dessous ce cachet tout le monde pliera. ALVANTE. Allez, et je ferai tout ce qu'il faudra faire. PERSINE. Je m'en vais, daigne Amour conduire cette affaire. SCÈNE VI. Alavante, Osman. ALVANTE. Doncques est-il possible ! Ô Dieu quelle fureur !Puis-je être encore en vie à cet objet d'horreur ! OSMAN. Comme toujours le sort détruit ce que je tente ! Mais quel nouveau visage à mes yeux se présente ! ALVANTE. Mustapha, notre Roi ! OSMAN. C'est quelqu'un de ses gens, Et sans doute quelqu'un de ses nouveaux agents.Écoutons-le. ALVANTE. Et pour lui trahir ainsi son père !Son père ! Et son Royaume ! OSMAN. Ô fortune prospère ! ALVANTE. Me croire l'instrument de sa lâche fureur !Comment pût son esprit tomber dans cette erreur !Moi porter ces papiers où ta honte est enclose !Ne permette le Ciel que je me le propose.Voilà comme j'avais dessein de les porter, Lors que je te promis de les lui présenter. OSMAN. Comme il est disparu ! La colère l'emporte !Encor si ces papiers déchirés de la sorte, Par quelques mots entiers me rendaient éclairci, De ce dont en fuyant il me laisse en souci ; Mais qu'est-ce que je vois ! Dieu l'heureuse aventure !C'est du Prince ennemi la propre signature !C'est son propre cachet ! qu'il nous vient à souhait !Je m'en vais à Rustan exposer tout le fait : Il est bien si rusé qu'en ce peu de matière, Il trouvera sujet d'une ruine entière. ACTE III SCÈNE I. Persine, Alvante. PERSINE. Le traître a donc commis cette infidélité !Alvante que dis-tu ? ALVANTE. Je dis la vérité. PERSINE. Ô trois et quatre fois Persine infortunée ! ALVANTE. D'autant plus qu'oubliant la promesse donnée, L'impatiente ardeur de votre jeune amour Vous a fait si soudain prévenir mon retour Pour apprendre plutôt cette triste nouvelle. PERSINE. Je n'ai donc plus de part à ce coeur infidèle !Je suis doncques trahie, et mon chaste désir N'obtiendra pour tout fruit qu'un honteux déplaisir ?En vain je prends les noms et d'épouse et d'amante, Puis qu'on fait un pêché de ma flamme innocente : Mais qu'est-ce que tu dis à ce coeur inhumain ? ALVANTE. Quand je vis ces papiers déchirés de sa main, Ah ! grand Prince, lui dis-je, est-ce donc de la sorte, Que vous reconnaissez une amitié si forte ?N'estimez vous donc rien qu'elle ait quitté pour vous, Tout ce qu'en son pays elle avait de plus doux ?Que sans aucune suite, et comme une inconnue, Elle soit pour vous voir en ce lieu ci venue ?Qu'elle ait été rebelle à son père, à son Roi, Plutôt que de souffrir de vous manquer de foi ?Comment eut elle mieux contenté votre envie, Qu'en vous livrant son coeur, son Royaume, et sa vie ? Seigneur, par votre bonheur, et par cette clarté, Que vous n'ignorez pas tenir de sa bonté, Daignez prêter secours à cette infortunée, Et donnez lui la vie, elle vous l'a donnée ; Aimez donc qui vous aime, et lui gardez la foi. PERSINE. Ce discours, sage Alvante, était digne de toi : Mais que dit-il ? ALVANTE. D'un cris de mépris, et de rage, (Car ces mots vivement piquèrent son courage) M'oses-tu bien, dit-il, faire ressouvenir D'une foi que jamais je n'ai voulu tenir ? PERSINE. Ô Ciel ! ALVANTE. Et puis, dit-il, par un pouvoir magique, Et par cette science en Perse si publique, Elle m'avait alors empoisonné le coeur, Qui depuis grâce au Ciel a repris sa vigueur.Et si de son honneur faisant si peu de compte, Elle foule à ses pieds toute sorte de honte : Je ne suis pas d'avis de suivre cette loi, Et ce serait mal fait qu'un Prince comme moi, Prit en affection, et moins en hyménée, Une fille dont l'âme est si désordonnée : Partez doncques tous deux dans une heure d'ici Ou n'attendez de moi ni grâce, ni merci ; Son visage à ces mots paraissant tout de flamme, Me jeta l'épouvante et l'horreur dedans l'âme, Et ma langue et mon coeur restèrent si confus, Qu'aussitôt je m'enfuis sans lui répliquer plus. PERSINE. Ô Ciel ! Injuste Ciel ! Que fais-tu de ta foudre !Laisses-tu les méchants sans les réduire en poudre ! ALVANTE. Quoi qu'elle ait à souffrir de ce contrepoison, Il n'importe, pourvu qu'il soit sa guérison. Madame, il n'est plus temps désormais de se plaindre, Craignons pour notre vie. PERSINE. Hé ! que puis-je plus craindre, Si sans chercher ailleurs ce dernier réconfort, Je suis prête moi-même à me donner la mort ? ALVANTE. L'excès de la douleur vous trouble et vous surmonte, Votre mort ne ferait qu'augmenter votre honte. PERSINE. Mais elle amoindrirait un si fâcheux tourment. ALVANTE. Un invincible coeur endure constamment. PERSINE. Vivrai-je donc après une si grande offense ? ALVANTE. Oui, car c'est le moyen d'en tirer la vengeance : Quittons donc ce pays, et si cet inhumain Montre avoir maintenant votre amour à dédain, Qu'il vous trouve au retour sa mortelle ennemie, Et dans son propre sang lave son infamie : Allons, pour revenir avec tant de soldats, Que nous mettions sa tête et son orgueil à bas. PERSINE. Allons, c'est la raison que l'amoureuse flamme Cède aux feux que la haine attise dans mon âme.Va donc pour donner ordre à notre partement, ALVANTE. J'y cours, ô d'un tel tour l'heureux événement ! PERSINE. Mais quel est mon dessein, et quelle est ma pensée !Moi-même plus qu'aucun je me suis offensée.Donc pour punir celui qui m'a fait plus de tort, C'est à moi seulement qu'il faut donner la mort.Sus donc coeur imprudent, sus donc âme coupable, Songeons à nous donner un trépas honorable : Mais que ce soit aux yeux de ce traître et brutal, Que je voie en mourant l'objet qui m'est fatal, Afin qu'au triste aspect d'une fin si cruelle, De son crime, il conçoive une horreur éternelle. SCÈNE II. Soliman, Acmat. SOLIMAN. Voilà ce que je crains, et pour me soulager, Je lui viens d'envoyer en hâte un messager Qui le rappelle en Cour, afin que j'examine Avec plus de loisir, ses discours et sa mine. ACMAT. Sire, je suis surpris d'un tel étonnement, Qu'à peine puis-je ici dire un mot seulement : Si vous aviez peu voir avec quelle franchise, Il a reçu l'armée à sa charge commise, Je suis bien assuré que votre Majesté Penserait autrement de sa fidélité. SOLIMAN. Pour mieux exécuter sa trahison mortelle, Notre ennemi souvent prend le nom de fidèle. ACMAT. Mais qu'il est encor vrai qu'il n'est point de poison, Qui plus mortellement blesse notre raison, Comme de croire trop à ces soupçons iniques Qui sont suivis enfin de mille actes tragiques : Partant puis que ce point vous est encor permis ; Sire, foulez aux pieds ces soupçons ennemis Quoi doncques les vertus d'un Prince magnanime, Ne causeront en vous que la crainte d'un crime ? Une minière d'or produit-elle du fer ?Et trouve-t-on au Ciel les horreurs de l'Enfer ?Que si tant de valeur vous trouble et vous étonne, Non que vous craigniez rien de sa propre personne, Mais que de vos sujets étant trop bien voulu Ils lui donnent sur eux un pouvoir absolu ; Sachez qu'il n'est chéri d'une amitié si forte : Qu'à cause seulement de l'amour qu'on vous porte ; Hé par qui des mortels ne seraient estimés Ceux qui viennent de vous, et que vous même aimez ? Doncques si c'est pour vous qu'on l'honore et l'estime, Qui pour lui, contre vous, voudrait commettre un crime ?Et quoi sera-t-il dit que votre Majesté Ait oublié sitôt notre fidélité ? SOLIMAN. Soit la foi de mon peuple inviolable et sainte : Il me reste d'ailleurs de grands sujets de crainte, Ce fils dénaturé joint avec les Persans Pour me perdre a-t-il pas des moyens trop puissants ? ACMAT. Le Prince votre fils a l'âme trop prudente Pour s'embarquer sans voir la fin de ce qu'il tente : Hé comment combattrait l'ennemi pour autrui, Lui qui ne peut garder son Royaume pour lui ?Mais qui jusques ici de ces intelligences A peu donné encor les moindres apparences ?Il est vrai qu'il a vu les pays ennemis ; Mais, Sire, vous aviez ce voyage permis ; Vous sûtes ce qu'il fit durant tout son voyage, Et si quelque entreprise eut trahi son courage, Vous auriez peu bientôt vous en apercevoir, Ou quelque ami secret vous l'aurait fait savoir : Non, non, Sire, croyez qu'un coeur épris de gloire Ne concevra jamais une action si noire. SOLIMAN. Un grand coeur toujours monte, et suit audacieux Le talent qu'en naissant il a reçu des Cieux : Et quoi qu'à ma couronne il doive seul prétendre, Peut-être aime-t-il mieux l'usurper que l'attendre. ACMAT. Mais, Sire, de sa gloire il est si fort jaloux, Que l'on ne doit jamais appréhender pour vous Que s'emparant ainsi d'une chose assurée Il voulut perdre un bruit d'éternelle durée : Que votre Majesté pense donc à ceci, Et chasse s'il lui plaît, de son coeur, tout souci. SOLIMAN. Je commence à le faire, et sens qu'à ta parole Mon coeur moins agité s'apaise et se console : Vas, et s'il n'est parti, retiens Géron chez toi, Et lui dis qu'il attende un autre ordre de moi. ACMAT. Grand Prince j'obéis. SOLIMAN. Quelle est la citadelle Qui nous mette en repos comme un ami fidèle !Voilà que son discours enfin m'a dégagé Des soupçons dont mon coeur se sentait assiégé. Dans une douce paix maintenant je respire, Et dessus moi la peur n'a plus aucun empire. SCÈNE III. Rustan, Soliman. RUSTAN. Que votre Majesté n'espère désormais À ses tristes malheurs de trêve ni de paix ; Qu'elle apprête la mort à son fils infidèle, Et contre les Persans une guerre immortelle.Sire, lisez ce mot qui vient d'être arraché Par mon fidèle Osman, d'un espion caché. SOLIMAN. Il s'adresse à mon fils ! Détestable aventure !C'est du Prince ennemi la propre signature ! C'est son propre cachet ! Ô Ciel secourez nous. RUSTAN. Mais tout votre salut ne dépend que de vous.Sire, hâtez-vous donc ainsi que veut l'affaire, En ces occasions, il se perd qui diffère. SOLIMAN. Je n'attends pour partir que votre mandement. Cette puissante armée est déjà toute prête.Commencez seulement d'attaquer cette tête, Et vous serez par moi secouru promptement.Qu'ai-je lu ! Mais allons aviser au remède : RUSTAN. Ô bienheureux Rustan, que la fortune t'aide. SCÈNE IV. Mustapha, Ormène. MUSTAPHA. Que si le Messager n'est indigne de foi, Au Palais de la Reine, on doit trouver le Roi : Voici donc le plus court ; Mais vois-je pas Ormène !Comment m'as-tu suivi bon père et qui t'amène ! ORMÈNE. Seigneur, j'accours à vous, et je rends grâce aux Cieux, Qu'encore assez à temps je vous trouve en ces lieux : Certes si j'eusse été présent à ce message, Je m'y fusse opposé ; mais de tout mon courage, Pour la crainte que j'ai d'un sinistre accident, Qui dedans mon esprit se rend presque évident. MUSTAPHA. Que crains-tu ? ORMÈNE. J'appréhende, et non sans juste cause, Que l'on n'ait contre vous machiné quelque chose : Pourquoi si promptement vous rappeler en Cour, Vous mandant de tenir secret votre retour ?À peine en sortez vous, et nous devons bien croire, Que Soliman n'a rien laissé dans sa mémoire.Quel désir pourrait donc rendre en si peu de temps D'un Roi si résolu les conseils inconstants ?Ah je vois les serpents qui se cachent sous l'herbe, C'est la Reine elle-même, et Rustan le superbe, Dont la rage vomit son venin contre vous. MUSTAPHA. Quelle raison pourrait exciter leur courroux ? ORMÈNE. Je crois que dans Rustan votre insigne mérite Déjà depuis longtemps cette rancune excite, Le mérite à la Cour est rare et précieux, Et toujours exposé pour butte aux envieux ; Mais ce qui plus que tout a sa rage enflammée, C'est de voir que le Roi vous a fait chef d'armée : Je sais que ce matin il ne l'a pu souffrir, Présumant qu'à lui seul ce rang se dut offrir. MUSTAPHA. Et qui peut concevoir un courroux équitable, Pour un choix que chacun trouve si raisonnable ? ORMÈNE. Quoi que ce qui nous nuit se fasse justement, On ne le saurait voir sans mécontentement : Si bien que secondé du courroux de la Reine, Il dresse à votre vie une embûche certaine ; Et vous n'ignorez pas quelle injuste raison Peut obliger la Reine à cette trahison : Seigneur, elle est marâtre, et de plus ne demande Que de voir chaque jour sa puissance plus grande : Mais elle craint de vous, pour elle et pour Selin, À leurs jours glorieux, une cruelle fin. MUSTAPHA. Quiconque craint de moi quelque offense, il s'abuse : Mais quels seraient leurs lacs ? Quelle serait leur ruse ?Quelle puissance ont-ils, et quel droit dessus moi ? N'ai-je pas pour défense et mon père, et mon Roi ? ORMÈNE. Ah Seigneur, vous feignez de ne me pas entendre.Sachant que le Roi seul sur vous peut entreprendre, Ils vous auront vers lui quelque crime imposé. MUSTAPHA. Et de quoi Mustapha peut-il être accusé ! Ma foi n'est-elle pas à mon père assez claire ? ORMÈNE. Mais les ruses et l'art que ne peuvent-ils faire ?Manquent-ils de matière à leur subtilité, Ou de fausse couleur à leur méchanceté ?[Note : Desseigner : donner un dessein, concevoir, envisager.]Hé qui sait s'il n'ont point desseigné votre perte Sur cette amour, par eux, malgré nous découverte ? MUSTAPHA. Ce serait là vraiment un détestable tour, De faire réussir leur haine par l'amour !J'aime, je le confesse (et tu connais Ormène Quelle est à son sujet mon amoureuse peine) La fille de Tamas, Roi de nos ennemis, Persine, en qui le Ciel tous ses trésors a mis : Et toutefois (permets qu'ici je le redise) Bien loin de me noircir d'aucune perfidie, Si je ne puis enfin gaigner dessus le Roi, Que par un doux hymen je dégage ma foi : Si, dis-je, je n'obtiens dedans cette entreprise, Ou que par la victoire elle me soit acquise, Ou bien même qu'étant des Perses surmonté, Mon père me la daigne offrir par sa bonté : Pour ne pas offenser mon Roi pour l'amour d'elle, Pour ne la pas trahir ni rester infidèle, Je me tuerai moi-même, et de cette façon Je m'exempterai bien de blâme et de soupçon. ORMÈNE. Seigneur, si la bonté de cette âme ingénue, Comme elle l'est au Ciel, en terre était connue, Je suis bien assuré, que ni de cette part, Ni d'ailleurs vous n'auriez à courre aucun hasard : Mais quoi, l'oeil des mortels ne connaît pas ces choses : Voyez donc si je crains avec de justes causes, Et vous-même jugez combien il est besoin, D'apporter en ce fait, de prudence et de soin. MUSTAPHA. J'approuve ta sagesse, Ormene, et je l'écoute : Mais ta peur après tout, n'est que sur une doute : Si bien que je ne puis, sans manquer au devoir, N'aller pas vers mon père apprendre son vouloir ; J'y vais, et que le Ciel m'aide si j'en suis digne. ORMÈNE. Seigneur, ne bouge, et vois qu'Adraste t'en fait signe. SCÈNE V. Adraste, Mustapha, Ormène. ADRASTE. Ah grand Prince ! Fuyez cette maudite Cour, Où l'on a conspiré de vous priver du jour. MUSTAPHA. Que veut dire, et d'où vient mon Adraste fidèle ? RUSTAN Du camp, où ce malheur vous-même vous rappelle. MUSTAPHA. L'homme ferme et constant n'a pas le pied léger, Et ne se trouble point sans savoir le danger.Apprends moi donc devant, ce qui te met en peine. RUSTAN C'est, Seigneur, en un mot ; que Rustan et la Reine, Pour vous perdre, ont de vous en diverses façons, Dedans l'esprit du Roi, jeté de faux soupçons. ORMÈNE. Ô de ma triste peur assurances trop grandes ! MUSTAPHA. Mais en es-tu certain ? ou si tu l'appréhendes ? RUSTAN Vous n'étiez pas encor de notre camp sorti, Que j'en fus en secret aussitôt averti : Ainsi, Seigneur, tandis que vous le pouvez faire Évitez promptement son injuste colère. ORMÈNE. Fuyons, mon fils, fuyons. MUSTAPHA. L'innocent est trop fort, Il est invulnérable à tous les traits du sort. ORMÈNE. Mais qui se peut garder du venin de l'envie ? RUSTAN Seigneur, c'est lâcheté d'aimer par trop la vie, Et de ne pas mourir à l'heure qu'il le faut : Mais de mourir à tort, c'est un pareil défaut. ORMÈNE. Ah Seigneur ! Ah mon fils ! par tes jeunes années, Autrefois par mes soins tendrement gouvernées ; Par mon affection, par mon ardente foi, Conserve toi, mon fils, et pour nous, et pour toi : Fuis notre perte à tous, fuis cette injuste mère, Fuis du traître Rustan la malice ordinaire, Évite la fureur de ce père irrité, Et laisse avec le temps sortir la vérité. MUSTAPHA. Non, ne différons plus, qui diffère est coupable. ORMÈNE. Hé mon Fils ! RUSTAN Entendez un mot irrévocable ; Que le Dieu Tout-puissant qui punit les pervers, Tienne dessous mes pieds les abîmes ouverts, Si ma promesse n'est de son effet suivie : Il vous faut, ou régner, ou bien perdre la vie : Mais Adraste aujourd'hui vous sauve et vous fait Roi Et l'armée, et la Cour, tout est presque pour moi : Sus donc, qu'attendons-nous ? Le Destin favorise Ceux qui suivent hardis une belle entreprise.Nous te déclarons Roi : Compagnons criez tous, Vive le jeune Prince. MUSTAPHA. Amis, que faites-vous ? Plutôt, plutôt qu'il meure. RUSTAN Ah, Seigneur, quelle rage ! MUSTAPHA. Mais dis que c'est l'effet d'une affection sage, Qui désire empêcher vos crimes par ma mort. RUSTAN Mais ce remède seul détourne votre sort. MUSTAPHA. Sans l'honneur qui vraiment est l'âme de la vie, La vie est elle un bien digne de notre envie ? ORMÈNE. Oui, mais si Soliman vous contraint de mourir, Et que par tout le monde il fasse après courir D'une innocente fin, une raison infâme, Votre mort sera-t elle honorable et sans blâme ? MUSTAPHA. Le Temps découvrira la vérité du fait. ORMÈNE. Vivez donc, pour jouir de cet heureux effet. SCÈNE VI. Messager, Mustapha, Adraste, Ormène. UN MESSAGER. Ô Seigneur, retournez, retournez à l'armée, Où parmi tous les Chefs la nouvelle est semée, Que votre tête court un funeste danger, Déjà l'on se soulève afin de vous venger. MUSTAPHA. Ô de tous mes malheurs ; le mal-heur plus extrême !Retourne ! Mais retourne Adraste aussi toi-même, Si jamais ta bonté me daigna secourir, Et leur dis que je vis. RUSTAN Mais que tu vas mourir. Pensez-vous que des gens remplis de défiance, Aux paroles d'autrui prêtent sitôt créance ?A peine voudront-ils s'en fier à leurs yeux, Seul vous apaiserez leurs esprits furieux. ORMÈNE. Si de ce coeur fidèle, et de ce grand courage, Vous craignez que le Roi prenne le moindre ombrage.Seigneur, vous jugez bien qu'il est plus à propos, Que vous-même y mettiez la paix et le repos. RUSTAN Seigneur, trouvez-vous pas cet avis raisonnable ? MUSTAPHA. Que trop ; allons-y donc, ô Sort impitoyable ! ACTE IV SCÈNE I. Solima, Rustan, Acmat. SOLIMAN. Pourquoi s'en retourner au camp si promptement, Et ne pas obéir à mon commandement ?Non non, sa trahison n'est que trop découverte Rien ne le peut sauver, ni retarder sa perte : Je veux de vive force entrer dedans son camp, Et faire qu'il y soit puni dessus le champ. RUSTAN. C'est de cette façon qu'un grand Prince doit faire. ACMAT. Mais non de la façon que doit agir un père. SOLIMAN. À l'endroit d'un tel fils, un père avec raison Peut oublier de père et l'amour et le nom. ACMAT. Mais il faut que du moins l'humanité le touche. SOLIMAN. On n'en a point envers une bête farouche. ACMAT. On en a toutefois souvent quelque pitié. SOLIMAN. Celui-là soit hait qui n'a point d'amitié. ACMAT. Donc un si brave fils mourra sans qu'on l'écoute ? SOLIMAN. Quel besoin de l'ouïr si son crime est sans doute ? ACMAT. Mais quel signe le rend criminel comme on dit ? SOLIMAN. Quel indice veux-tu plus clair que cet écrit ? ACMAT. Par ma fidélité qui vous est si connue, Par mon affection et si pure et si nue : Daignez, Sire, prêter l'oreille à ce propos, Par où je remettrai votre esprit en repos. SOLIMAN. Parle donc, je veux bien te donner audience. RUSTAN. Le moindre délai, Sire, est de grande importance. ACMAT. Je ne veux point ici répéter les raisons, Qui le font croire exempt de telles trahisons.Je ne propose point quelque autre conjecture, Qui me fait soupçonner la lettre d'imposture : Et que vous entendrez, Seigneur, tout à loisir, Lorsque vous en aurez le temps et le désir, Je dis, que comme c'est une subtile ruse, Et dont entre ennemis le plus souvent on use, Peut-être cet écrit vint de nos ennemis À dessein seulement d'être en vos mains remis : Pour rendre votre fils suspect par cette adresse, Et renverser sur nous l'embûche qu'on leur dresse. RUSTAN. L'interprète subtil ! ACMAT. Véritable pourtant : Mais, Sire, ces soldats que l'on redoute tant, Et par qui Mustapha vous doit faire la guerre, Où furent-ils levés ? Et quel lieu les resserre ? Puisque vos espions, qui vont partout rodant, N'en ont pu découvrir aucun signe évident.S'il est vrai que ce soit une invisible armée, Pour moi, je la croirai de fantômes formée, Et qui, si vous daignez y jeter seulement Un des moindres rayons d'un si clair jugement, Disparaîtront bientôt comme dans les lieux sombres, À l'aspect du Soleil, disparaissent les ombres.Vous verrez que ce camp qui nous fait tant de peur N'est qu'un camp fabuleux, chimérique et trompeur. RUSTAN. Sire, encore une fois je déclare et proteste, Que puis que nous voyons le crime manifeste ; C'est avecques danger, mais danger très pressant, Que l'on s'efforce en vain de le rendre innocent.À quoi bon recourir aux fantômes, aux fables, Ayant entre nos mains des preuves si palpables ?Mais puis que le fait touche à votre Majesté, C'est la raison qu'on suive ici sa volonté. SOLIMAN. En effet, cher Acmat, je ne vous dois pas croire, Après ce que je vois d'une action si noire : C'est pourquoi ne pouvant demeurer assuré, Et laisser impuni ce fils dénaturé, Je veux que les horreurs de sa mort criminelle, Apprennent à chacun à m'être plus fidèle. ACMAT. Ô Sire ! Qu'il souvienne à votre Majesté, Du mal qui peut venir d'un conseil trop hâté.Faut-il qu'un Roi si sage, et si plein de clémence, Condamne à mort son Fils sans ouïr sa défense !Son Fils, dis-je, ô doux nom ! Qui marque le lien Que la Nature a mis de votre sang au sien. Les escadrons des Rois, et leurs puissants asiles, Sont au prix des enfants des forces trop débiles.Quand le meilleur ami nous quitte et cède au temps, Seuls parmi les malheurs ils demeurent constants : C'est pour eux que le Ciel pourvoit à nos dommages, De nous-mêmes ils sont les vivantes images.Donc sans respect de vous, ni de son amitié, Peut-être sans raison, mais toujours sans pitié : Souffrirez-vous, Seigneur, que la fureur vous porte, Jusqu'à faire périr votre fils de la sorte, Sans qu'il se justifie, ou demande pardon ?Puisque même il devrait obtenir un tel don.Que d'un Roi généreux la vengeance est bannie, Et qu'une âme bien née est toujours mieux punie, Et reçoit de sa faute un plus sûr châtiment Quand on remet sa peine à son ressentiment.Enfin que la douceur est d'autant plus louable, Plus on peut concevoir un courroux équitable.Sire, vous êtes Roi, les Rois ce sont des Dieux Qui pardonnent sur terre, ainsi que l'autre aux Cieux. RUSTAN. Ni les Dieux d'ici bas, ni les puissances hautes Ne nous pardonnent pas toute sorte de fautes : Mais comme son discours donne au Roi du souci ! ACMAT. Seul, vous devez Seigneur, vous consulter ainsi, Vous ne sauriez avoir un conseiller plus sage. RUSTAN. Termine désormais cet importun langage, Et songe pour le moins que commettre un forfait, Ou le défendre trop, c'est le même en effet. ACMAT. Je n'appréhende rien, car auprès de mon maître, Et mon zèle, et ma foi se font assez paraître. SOLIMAN. Ô Fils ! ACMAT. Seigneur, voici venir la vérité. RUSTAN. Et de tous mes dangers, le moins prémédité. SCÈNE II. Soliman, Le Devin, Rustan, Acmat. SOLIMAN. Toi, qui dedans les Cieux, de l'esprit te promènes, Où tu lis le secret des volonté humaines, Dis moi la vérité de cette trahison. LE DEVIN. La trahison est vraie, et faite sans raison. RUSTAN. Sire, que faut-il plus ? LE DEVIN. Mais le traître se cache, Et couvre avec son nom, une action si lâche, Qui non plus que son nom ne se connaîtra pas, Qu'après l'événement de son juste trépas. RUSTAN. Dieu ! Qu'est-ce qu'il veut dire ! SOLIMAN. Et pourtant cette lettre M'apprend la trahison, avec le nom du traître ? LE DEVIN. Cette lettre, de vrai, montre assez le forfait ; Mais ne déclare pas le nom de qui l'a fait. SOLIMAN. Comment ? RUSTAN. Je suis perdu. SOLIMAN. De quelle part vient elle ? Et n'apprend elle pas une embûche mortelle ? LE DEVIN. Cet écrit que tu tiens, et qui t'emplit d'effroi, S'adressant à ton Fils, ne regardait que toi. RUSTAN. Oui, Sire, il regardait votre seule couronne. ACMAT. Plutôt ne s'adressait qu'au Roi même en personne. SOLIMAN. Réponds moi seulement encore sur ce point, Est-il vrai que mon fils au Persan se soit joint ? LE DEVIN. Bien plus que tu ne crois, et sans être coupable. SOLIMAN. Comment se fait cela ? LE DEVIN. Mon dire est véritable : Mais je ne saurais pas t'expliquer clairement, Ce que je n'aperçois qu'en ombre seulement ; Le reste surpassant mon humaine faiblesse, Demeure enseveli dans une nuit épaisse. RUSTAN. Puisqu'on ne t'entend point, ne dis mot, et vas-t'en ; Tu rends le Roi rêveur. LE DEVIN. Oui j'obéis, Rustan : Mais si je pars, toujours le Ciel sur toi demeure, Et parlera pour moi, devant qu'il soit une heure. SOLIMAN. Je suis plus que jamais incertain et pensif : Mais que veulent ces gens avecques ce captif ? RUSTAN. Fâcheux retardement. SCÈNE III. Persine, Soldats, Soliman, Acmat, Rustan. PERSINE. Heureux sujet de joie, Puis que je puis aussi mourir par cette voie. UN SOLDAT. Sire, ce prisonnier Persan de nation, Vient pour vous éclaircir de son intention. SOLIMAN. C'est sans doute, Rustan, quelqu'un de ses complices. RUSTAN. Il faut qu'il le confesse au milieu des supplices. ACMAT. Dieu qu'est-ce ci ! SOLIMAN. Comment l'avez-vous arrêté ? UN SOLDAT. Faisant garde, et rodant autour de la Cité, Nous le vîmes de loin comme hors de lui-même, Les yeux étincelants, et le visage blême ; Et crûmes aussitôt qu'il couvait en son sein, Ou venait d'achever quelque mauvais dessein.Après nous être enquis de cent choses diverses, Il nous dit qu'il était un espion des Perses ; Et sans nous résister il fut conduit ici. SOLIMAN. Jeune homme, avouez-vous ce que dit celui-ci ? SCÈNE IV. Alvante, Soliman, Rustan, Persine, Acmat, Soldats. ALVANTE. Elle est entre leurs mains, ô Ciel quelle disgrâce ! SOLIMAN. Réponds-moi donc : Es-tu de Perse, ou bien de Thrace ? PERSINE. Importune frayeur, et qu'est-ce que je crains ?La mort que j'aperçois si belle entre leurs mains ?Pourquoi trembler ? Je suis de Perse et non de Thrace. RUSTAN. Voyez comme il répond, et qu'il est plein d'audace ! SOLIMAN. Et de plus espion ? PERSINE. Vous l'avez entendu ; ALVANTE. Ah fille malheureuse ! Hé Dieu ! Tout est perdu. SOLIMAN. Tu mourras. ALVANTE. Ah Seigneur ! PERSINE. Que veux-tu faire Alvante ? RUSTAN. Quelle est de ce vieillard l'entreprise insolente ! ALVANTE. De grâce, par ces pleurs qui baignent tes genoux, Daignes, puissant Seigneur, surmonter ton courroux, Et ne veuilles priver du jour une personne, Qui peut pour sa rançon t'offrir une couronne. SOLIMAN. Cette affaire n'est pas de petit intérêt : Lève-toi, bon vieillard, et m'apprends donc qui c'est. PERSINE. Ne dis rien, ou du moins secondant mon ennui, Ne dis que ce qui peut me faire ôter la vie. ALVANTE. Seigneur, sans vous tenir plus longtemps en souci, La fille de Tamas, Persine, la voici. PERSINE. Ô par trop pitoyable, et trop cruel Alvante. ALVANTE. Seigneur, comme je vois, ce mot vous épouvante : Mais j'ai dit toutefois la pure vérité. SOLIMAN. Toi Persine ! PERSINE. À ce mot, si ton coeur irrité De ma perte, conçoit une plus forte envie, Il est vrai, je la suis, arrache moi la vie. ALVANTE. Seigneur considérez. PERSINE. Que fais-tu ? ALVANTE. Ces cheveux Qu'elle serre au dedans entortillez par noeuds : SOLIMAN. Mais quelle occasion en ce pays t'amène ? ALVANTE. Seigneur, je le dirai. PERSINE. La naturelle haine Que contre ta personne, et contre tous les tiens, Dans ce coeur généreux de tout temps j'entretiens, Est l'unique sujet qui m'amène en Syrie, Pour te faire sentir l'effet de ma furie.Doncques que veux-tu plus, et qu'est-ce qu'on attend ? J'ai mérité la mort, que diffères-tu tant ? ALVANTE. Seigneur, le vrai sujet, et qu'elle a voulu taire ; Est tel qu'il éteindra toute votre colère ; C'est l'amour qu'elle porte au Prince votre aîné, Sous la foi de l'hymen entre eux deux destiné. PERSINE. Que tu me fais de tort ! SOLIMAN. Dieu que viens-je d'entendre ! RUSTAN. Voilà cet innocent qu'Acmat voulait défendre !Le crime est avéré, Sire, n'en doutons point, Voilà comme ce fils avec le Perse est joint, Voilà sa trahison. ACMAT. Dieu la triste aventure ! SOLIMAN. Je le reconnais trop, ah fils contre nature, Et vous, dans peu de temps vous saurez, scélérats, De quels maux je punis de pareils attentats. ALVANTE. Ô déplorable sort ! SOLIMAN. Soldats, qu'on me l'emmène, Dans un obscur cachot en attendant sa peine ; Et toi, vieillard, suis moi, tu seras mis aux fers. ALVANTE. Ô Persine. PERSINE. Ô tourments d'une main douce offerts ! SCÈNE V. Soldats, Persine. UN SOLDAT. Madame, de vos maux j'ai si fort l'âme atteinte, Et fais ce triste office avec tant de contrainte, Que si l'on avait mis l'un et l'autre à mon choix, Je choisirais plutôt de mourir mille fois. PERSINE. Quelle pitié tardive amollit ton courage ! UN SOLDAT. Vos beautés, votre rang, votre sexe, et votre âge, Que vous faites reluire avecques tant d'éclat, Me touchent vous voyant réduite en cet état : Mais ce qui plus que tout sensiblement me presse, C'est que de Mustapha vous soyez la maîtresse. PERSINE. Ah tais-toi, mon ami, de semblables propos Bien plus que tu ne crois, nuisent à mon repos.Saches que le sujet qui fait que tu m'estimes Indigne de ces maux, les rend seul légitimes : Mais que vois-je bon Dieu ! De grâce mes amis, Qu'un moment de délai me soit ici permis ; Souffrez que je reproche à qui m'ôte la vie, Qu'il a ce qu'il désire, et qu'elle m'est ravie : C'est Mustapha qui vient, laissez-moi voir à lui, Que de quelques propos j'allège mon ennui, Et si je n'en saurais tirer d'autre vengeance, Que ma langue du moins punisse son offense. UN SOLDAT. Amour, Maîtresse, mort, vengeance, déplaisir ; Mais soit ce qui pourra ; j'accorde ton désir. PERSINE. Ah vue ! Ah fier aspect ! Ah cruel homicide !Et ce qui passe tout, homme ingrat et perfide !Dieu ! comme le venin qui de son sein glacé Tout froid, jusqu'en mon coeur, par mes yeux a passé, Me saisissant la langue et le pied tout ensemble, Ôte la voix à l'une et fait que l'autre tremble. SCÈNE VI. Mustapha, Persine, Soldat. MUSTAPHA. Vas t'en, et si quelqu'un venait dessus mes pas, Enjoins-lui de ma part de ne me suivre pas ; Et lui dis qu'aimant mieux une mort glorieuse, Que de vivre une vie à mon Prince odieuse, Je retourne à la Cour pour avoir le bonheur D'immoler s'il le faut ma tête à mon honneur : Mais afin que mon père avec plus d'assurance Sur ce flanc désarmé lise mon innocence, Emporte cette épée, et vas près de la Tour, Ou si tu veux, au camp, attendre mon retour. PERSINE. Que les armes par toi sont justement quittées, Puisqu'elles en étaient indignement portées !Qu'à bon droit tu défends qu'on ne te suive pas, Ferais-tu bien le Prince ayant le coeur si bas ?Mais quitte aussi le jour, ou dedans les bocages, Vas te cacher parmi les ours les plus sauvages, Comme eux impitoyables, et sans aucune foi. MUSTAPHA. Veillé-je, ou si je dors ! Dieu ! Qu'est-ce que je vois ! Est-ce une chose vraie ! Ou si c'est quelque songe, Dont mon désir m'abuse avec un doux mensonge ! PERSINE. Non, ces liens ne sont ni mensonge, ni faux, Tu me vois endurer de véritables maux, Et la mort qui bientôt finira ma misère, Ne sera point non plus fausse ni mensongère : Doncques réjouis-toi, superbe, déloyal, Et qui foules aux pieds un coeur de sang royal : Contemple avec plaisir dans une chaîne infâme, Et qui n'attend sinon l'heure de rendre l'âme, Celle dont tu reçus la lumière du jour, Et qui fut pour toi seul dans les liens d'amour. MUSTAPHA. C'est sans doute elle-même ! Ô Dieu ! Troupe barbare !Hé comment traitez-vous une beauté si rare ! LE SOLDAT. Le Roi, brave Seigneur, l'a mise entre nos mains, Jugez par là du reste. MUSTAPHA. Ô Destins inhumains !En quel état après une si longue perte, Maintenant à mes yeux, par vous est-elle offerte !Persine prisonnière ! Et pour tout réconfort, Persine n'attendant que l'heure de la mort ! Persine qui pourrait retenir asservie Des Rois les plus puissants, la franchise et la vie !Et pourquoi m'accuser de manquer à ma foi, Moi qui n'aimai jamais, et qui n'aime que toi ? PERSINE. Tu ne te crois donc pas assez abominable Si tu ne feins encor de n'être pas coupable ?Que prétends-tu par là ? d'accroître mes ennuis ?Tu ne le saurais plus en l'état où je suis ; Ou si craignant d'en haut une juste vengeance, Tu veux dissimuler et nier ton offense Et penses comme à moi pouvoir cacher aux Cieux, Ce qu'ils n'ont que trop vu pleins de lumière et d'yeux ?Non, non, n'espère pas leur cacher ton offense, Et saches qu'ils prendront eux-même ma défense. MUSTAPHA. Je reste tout troublé ! quel est donc ce forfait ? Que je sache du moins le crime que j'ai fait ?Certes si j'ai failli, ma faute est pardonnable, Car c'est la volonté qui rend seule coupable. PERSINE. Tu te moques encore, et le mal te plaît tant, Que tu le veux ouïr redire à chaque instant : Et bien, j'en suis contente, il faut que je te die Comme tu déchiras, rempli de perfidie, Et la lettre et la feuille où se tenaient enclos, Mon esprit, mon espoir, ma vie et mon repos.Comme te noircissant d'un horrible parjure, Tu fis à mon honneur une sensible injure, En niant de m'avoir jamais donné la foi, Sinon pour m'abuser et te moquer de moi : Comme tu m'accusas de science magique ; Comme tu me chassas ainsi qu'une impudique, Et si je ne sortais de ces lieux promptement, Dis que tu me ferais mourir honteusement : Mais va, réjouis-toi, la mort m'est préparée, J'ai voulu la chercher toute désespérée, Afin de me punir de t'avoir trop aimé. MUSTAPHA. Ah tais-toi, de douleur je suis presque pâmé : Je perds à tes discours et l'esprit et la vie : Quelle est cruel destin aujourd'hui ton envie ?Quel étrange complot de l'amour et du sort, A juré ma ruine, et conspiré ma mort ? Quels autres ennemis ont entrepris encore De m'accuser à toi d'un crime que j'ignore ?De quoi me parles-tu ? Quels étaient ces écrits ?Qui me les apporta ? Qui les a vus ou pris ?Qui jamais entendit sortir de cette bouche, Que des mots de louange en tout ce qui te touche ?Déchirer tes écrits ! Désavouer ma foi !Ah que ces actions ne partent pas de moi.T'appeler ni te croire impudique ou sorcière !Te chasser, menacer de t'ôter la lumière ! Ô Ciel, s'il est ainsi, que tarde ton courroux ?Précipices, Enfers, que ne vous ouvrez-vous ?Affin de m'engloutir dans vos profonds abîmes, Pour la punition que méritent ces crimes ?Que la terre ait horreur de soutenir mes pas ; Que ni l'air, ni le feu ne me soulagent pas ; Qu'avec les éléments l'Univers me haïsse, Et pour me souhaiter un plus rude supplice, Que Persine elle-même ait pour moi de l'horreur, Si jamais mon esprit conçut tant de fureur, Et si dedans ce coeur qui garde ton image, Mon amour ne te rend un éternel hommage ; Que ne pénètres-tu dedans mes sentiments !Que ne vois-tu Persine en ce coeur si je mens ! PERSINE. Quand tu m'en donnerais une entière assurance, Que me peut désormais servir ton innocence ; Puisqu'elle ne saurait me sauver du trépas ? MUSTAPHA. On ne respectera plus de si divins appas, Et quand tant de beauté ne te pourrait défendre, Si quelqu'un doit mourir, j'ai du sang à répandre. ACTE V SCÈNE I. Mustapha et Persine conduits au supplice. MUSTAPHA. Faut-il donc que ce fer, trop aimable Persine, Se monstre si cruel à ta beauté divine, Et que nos coeurs unis par l'Amour et le Sort, Soient séparé du coup d'une si dure mort !Mais pourquoi n'est-on pas content de mon supplice, Sans que cette Princesse avecque moi périsse, Qui ne peut en vivant donner aucun ennui, Ni s'usurper la gloire ou le sceptre d'autrui ?Ne reconnaît-on pas quelle est son innocence ?Si ce n'est que l'amour ait causé son offense. PERSINE. Mais plutôt ce visage est lui seul criminel, Et digne que je souffre un supplice éternel, Puisque pour avoir eu le bonheur de te plaire, Il a de Soliman excité la colère. MUSTAPHA. Ce visage Persine a des attraits trop doux, Pour être le sujet d'un si rude courroux : Crois plutôt que le Ciel jaloux des belles flammes Où s'allaient consommant nos innocentes âmes, Et dont nous recevions dans un paisible accord Des biens qu'on ne saurait goûter qu'après la mort ; Le Ciel, dis-je, sur nous déchargeant son envie, À lui-même entrepris de nous ôter la vie : Mais mourons constamment, et faisons voir ce jour Qu'on nous peut bien ôter la vie, et non l'amour. PERSINE. Que ce soit, cher amant, ou le Ciel ou la Terre Qui nous livre aujourd'hui cette funeste guerre, J'en déteste l'auteur, mais la cause m'en plaît, Et j'en bénis l'effet tout injuste qu'il est. MUSTAPHA. Avançons donc, Persine, et courons avec joie, Où par arrêt du Ciel un père nous envoie ; Et puisqu'on nous défend de nous joindre autrement, Qu'en allant l'un et l'autre ensemble au monument ; Allons mourir ensemble, et qu'au moins en ce monde Notre sang dans la mort se mêle et se confonde. SCÈNE II. La Reine, Seline. LA REINE. Seline, c'en est fait, son arrêt est donné, On va faire mourir ce Prince infortuné.Ô Dieu quelle pitié dans moi se renouvelle !Je suis donc l'instrument d'une mort si cruelle ! SELINE. La raison, le devoir, les lois de l'amitié, Voulaient que vous eussiez de vous-même pitié. LA REINE. Mais il meurt innocent. SELINE. Il deviendrait coupable, Empêcher de faillir c'est être charitable. LA REINE. Quoi doncques des soupçons légers et sans raison, Auront peu me résoudre à cette trahison !Non, je ne puis souffrir ce reproche en mon âme, Je veux tout déclarer. SELINE. Gardez-vous-en, Madame, Si vous vous accusez, vous attirez sur vous, Du juste Soliman, la haine et le courroux. LA REINE. N'importe. SELINE. Parlez bas, car nous serions perdues, Si celui-ci qui vient nous avait entendues. SCÈNE III. Ormène, La Reine, Seline. ORMÈNE. Possédiez-vous, Madame, un éternel bonheur, Comme vous ferez grâce à mon fils et Seigneur : Car lors que vous saurez un secret d'importance, Vous userez sans crainte envers lui de clémence : Mustapha maintenant a les Cieux ennemis, Non point comme je crois, pour mal qu'il ait commis : Mais parce qu'il n'est pas de royale naissance, Pour hériter du sceptre et régner dans Byzance ; Encor qu'en ce point même il soit net de pêché, Et que jusques ici ce fait lui soit caché : J'ai toujours réservé ce secret dans mon âme, Depuis qu'il fut enfant élevé par ma femme : Mais le voyant hélas ! si proche de la mort, J'aime encor mieux qu'il vive, et renonce à son sort. LA REINE. Ce que tu dis, vieillard, me surprend et m'étonne ! Mustapha ne pourrait prétendre à la Couronne !Et n'est-ce pas celui que trois jours justement, Devant les premiers cris de cet enfantement, Où de mon aîné mort je pleurai la disgrâce, Mit pour ma perte au jour, la Sultane Circasse ? ORMÈNE. Le jour que votre aîné dans le monde parut, Le même jour, le fils de Circasse mourut : Elle qui sur ce fils élevait son courage, Craignant que ce trépas ne causât son dommage, Afin de réparer cette injure du sort, Me pria de chercher un vivant pour le mort : C'est celui que depuis la subtile Circasse Fit croire à Soliman de son illustre race ; Bien que de fort bas lieu sans doute il soit venu, Et que je l'eusse pris du premier inconnu, Qui le devant porter au loin dans une ville, Dont la mer qui la ceint rend l'abord difficile, Consentit aisément à s'en voir délivré, Moyennant cent sequins qu'alors je lui livrai Avecques l'enfant mort qu'il mit en sépulture. LA REINE. Ciel ! Était-ce donc lui ! L'avare ! Le parjure !Doncques tant de joyaux qu'il reçut lors de moi Ne purent l'obliger à me garder sa foi !Mais dis-moi bon vieillard, toi qui dès sa naissance, As de ce jeune Prince entière connaissance, Toi, dis-je, dont les soins furent crus suffisants, Pour élever la fleur de ses plus tendres ans, N'as-tu point sur son corps aperçu quelque marque ? ORMÈNE. Le Ciel voulait qu'un jour il fut notre Monarque ; Aussi pour cet effet reçut-il en naissant Sur le bras droit, un signe, en forme de croissant. LA REINE. C'était mon propre fils ! Et celui de Circasse L'enfant mort qui fut mis au sépulcre en sa place !Naissant je le perdis par trop de piété ; Maintenant je le perds par ma crédulité. Je suis en son endroit doublement criminelle, Pitoyable autrefois, et maintenant cruelle : Car saches, bon vieillard, que l'on croit faussement, Que mon premier enfant soit dans le monument : Je feignis cette mort pour lui sauver la vie, Craignant que par Circasse, elle lui fût ravie, Qui ne pouvait souffrir ( mais tu la connus bien) De voir à Soliman d'autre enfant que le sien.Ainsi pour éviter son embûche mortelle, Je voulus pratiquer cette ruse nouvelle, Et j'envoyais mon fils loin d'elle et du danger, Dans une place forte avec cet étranger, Qui devant que partir me donna (chose étrange), L'autre enfant mort du roi qu'il eut par ton échange, Et qui sous un destin plus heureux et plus beau Fut pour mon propre fils porté dans le tombeau, De même que du Ciel la sagesse profonde T'adressa vers celui que j'avais mis au monde, Afin que tous les deux, le vivant, et le mort, Fussent crus fils du Roi, même malgré leur sort. ORMÈNE. Ô prodige ! SELINE. Ô merveille ! LA REINE. Allons donc tout à l'heure Empêcher si je puis que mon cher fils ne meure, Et si l'ayant trouvé je le pers aujourd'hui, Moi-même je mourrai de regret et d'ennui. SCÈNE IV. Soliman, Acmat. SOLIMAN. Je sens, fidèle Acmat, une pareille crainte À celle dont j'avais ce matin l'âme atteinte : Les mêmes mouvements, et la même terreur Confondent mes esprits de tristesse et d'horreur.Ô Dieu que dans nos coeurs la Nature est puissante !Tout coupable qu'il est, son trépas m'épouvante. ACMAT. Ah Seigneur ! Cette horreur que votre âme ressent, Montre que Mustapha sans doute est innocent : Sire, encore une fois, au nom de la Nature, Écoutez sa défense, Acmat vous en conjure : À la perte d'un fils qu'on ne peut réparer Un père saurait-il jamais trop différer ?Mais Dieu ! Voici la Reine et Rustan qui l'arrête, À quelque autre dessein leur malice s'apprête ? SCÈNE V. Rustan, La Reine, Soliman, Acmat, Ormène. RUSTAN. Mais Madame, écoutez. LA REINE. Je t'ai trop écouté : Ta trahison aura ce qu'elle a mérité. Non, toutes ces raisons ne m'en peuvent distraire.J'aperçois Soliman. RUSTAN. Hé ! Que pensez-vous faire ? LA REINE. Seigneur, c'est à moi seule. RUSTAN. Ô Ciel, je suis perdu ! LA REINE. À qui de Mustapha le châtiment est dû ; Ma mort plus que la sienne, est juste et légitime, Et seule contre vous, j'ai peu commettre un crime, Puisque j'ai conspiré contre mon propre sang, Et ruiné celui qui sortit de ce flanc : Je suis de Mustapha la véritable mère, Et que ceci, grand Prince, apaise ta colère ; Quel autre châtiment me peut être donné, Qui ne cède aux tourments dont j'ai l'esprit gêné ; Marâtre que je suis ! Horreur de la nature !J'ai de mon propre fils creusé la sépulture. SOLIMAN. Mustapha votre fils ! LA REINE. Oui, Sire, assurément : Ce vieillard me l'enseigne, et vous saurez comment : Cependant de Rustan l'ambition couverte M'a fait injustement travailler à sa perte, Et jeter dans l'esprit de votre Majesté Des soupçons éloignez de toute vérité : Ou souffrez donc, Seigneur, qu'avec lui je périsse, Ou que j'aille à l'instant le tirer du supplice. SOLIMAN. Ô Ciel ! Qu'ai-je entendu ! Courez, courez Soldats ; Que son funeste arrêt ne s'exécute pas. ACMAT. Ô doux commandement ! ORMÈNE. Ô bienheureux Ormène ! SOLIMAN. Mais j'appréhende fort que leur course soit vaine. LA REINE. Seigneur, j'avais déjà de moi-même mandé, Que son supplice fut quelque temps retardé, Craignant qu'on ne courut trop tard à sa défense, Quand votre Majesté saurait son innocence. Mais, Seigneur, accordez au zèle toute puissant, Que pour son propre sang une mère ressent, Que je coure moi-même aussi le reconnaître, Et que j'aille embrasser celui que j'ai fait naître. SOLIMAN. Allez, Madame, allez, et l'amenez ici. SCÈNE VI. Soliman, Acmat. SOLIMAN. Je ne puis rien comprendre à tout ce discours ci !Car si de Mustapha l'innocence est si grande, Que veut dire l'écrit que l'ennemi lui mande ?Encor qu'en tout le reste on ait peu m'abuser, En ceci pour le moins n'a-t-on su m'imposer ; Car voilà de Tamas le propre signature !C'est son propre cachet ! C'est sa propre écriture ! ACMAT. La Reine qui servit d'instrument au forfait, Seigneur, éclaircira la vérité du fait : Mais vous n'ignorez pas avecque quelle ruse Ce traître sait charger l'innocent qu'il accuse, Et vous avez pu voir comme au premier accent, Que la Reine a formé pour ce fils innocent, Le perfide a jugé sa trame découverte, Et s'est mis à fuir assuré de sa perte ; Ce qui déclare assez qu'il n'ose se fier À l'écrit qui pourrait seul le justifier. SOLIMAN. De mon fils Mustapha l'innocence avérée !Au perfide Rustan la mort est assurée ; Mais un autre sujet de mon étonnement, C'est que je ne puis voir par quel événement, Mustapha pourrait être aussi fils de la Reine, Quoi qu'avecques plaisir, certes j'en suis en peine. ACMAT. Ceci pareillement me rend fort étonné, Car son aîné mourut aussitôt qu'il fut né. SOLIMAN. Mais personne ne vient, hélas ! que j'appréhende Qu'on ait exécuté ce que l'arrêt commande ; Ah Dieu ! Il est ainsi qu'on l'exécute à tort, Puis-je mourir après d'une assez rude mort. ACMAT. Seigneur, voici la Reine, et son fils qu'elle embrasse. SCÈNE VII. La Reine, Mustapha, Persine, Alvante, Soliman, Acmat. LA REINE. C'est le sujet, mon fils, d'où provient ta disgrâce, Et surtout de la lettre ; Il ne te reste plus Qu'à te justifier au Prince, là dessus.Le voilà qui t'attend pour ouïr ta défense. SCÈNE VIII. La Reine, Mustapha, Persine, Lavante, Soliman, Acmat. OSMAN. Ô triste désespoir ! Ô divine vengeance ! Seigneur, Rustan est mort ! SOLIMAN. Comment ! De quelle mort ! OSMAN. Il a fait sur soi-même un violent effort. SOLIMAN. Et pour quelle raison ? OSMAN. Ayant vu que Madame Accusait sa malice, et son injuste trame, Il est dans son logis accouru furieux, Et d'un coup de sa main tombé mort à mes yeux. SOLIMAN. Son bras a seulement prévenu ma justice, Et le triste appareil d'un infâme supplice ; Il eut apprît le traître à vomir son poison Autre part que sur ceux qui sont dans sa maison. LA REINE. Ainsi le Ciel lui-même a puni son offense. SOLIMAN. À ce point prés, mon fils, je vois ton innocence, Comment donc pourras-tu répondre à cet écrit ? OSMAN. Seigneur, j'en puis tout seul éclaircir votre esprit : Épiant prés du camp, comme voulut mon maître, De quoi rendre à vos yeux le jeune Prince traître ; Des papiers déchirés s'offrent à ce dessein, Où de Tamas étaient le cachet et le seing ; Je les donne à Rustan, qui trop plein d'artifice Les emploie aussitôt à ce damnable office : Le nom du roi Tamas d'une aiguille il piqua, Qu'au pied d'un papier blanc après il appliqua : Puis il sème dessus une poudre menue ; Mais de qui la noirceur sur le blanc retenue, Laisse après à sa plume un moyen fort aisé De passer sur le nom qu'il avait supposé : Enfin le cachet mis en sa forme ordinaire, Il trace cet écrit changeant son caractère, Et vous le vint offrir le feignant arraché D'un Persan, qu'il vous dit que je trouvai caché. ALVANTE. Je fus de tout le mal l'occasion première, Et seul à sa malice ai fourni de matière ; Car au lieu de tenir ce que j'avais promis, Ces papiers par moi-même en pièces furent mis, Et pensant ruiner les amours des Persine, Malheureux que je suis, je causai sa ruine ; Car avecques l'écrit qu'elle m'avait donné, Était du Roi son père un papier blanc signé. MUSTAPHA. Persine, une autre fois me croirez-vous coupable ? PERSINE. Ne devais-je pas croire Alvante véritable, Lui que j'avais toujours trouvé digne de foi ? MUSTAPHA. Doncques vous le croyiez plus fidèle que moi ? LA REINE. Seigneur, son innocence est désormais trop claire. SOLIMAN. Mais comment pût la Reine ignorer ce mystère ? OSMAN. La voyant seconder ses desseins à regret ; Il n'osa l'y fier cet important secret ; Au contraire il voulait la tromper elle-même, Afin que se jugeant dans un péril extrême, Elle vous conjurât avecques plus d'effet, De procurer la mort de l'auteur du forfait. SOLIMAN. Ô perfide Rustan ! Dont la noire malice Méritait les horreurs d'un plus cruel supplice !Quel était ton dessein sinon par mon erreur Me rendre à tous les mien un objet plein d'horreur ?Ô Dieu ! Que dans la Cour, même au trône où nous sommes, On doit appréhender les embûches des hommes !Et toi, fidèle Acmat, dont la sage raison, Toujours de son venin fut le contrepoison : Que tu méritais mieux l'heureux titre de gendre De celui dont le fils tu sais si bien défendre : Mais toi, mon fils, pardonne à ton père séduit Le funeste danger où tu t'es vu réduit ; Et dont les justes Cieux par leur muet langage Me donnaient ce matin un assuré présage ; Cela me montre assez combien tu leur es cher, Et que sans sacrilège on ne te peut toucher : Aussi reconnaissant tes vertus non-pareilles Je devais croire moins mes yeux et mes oreilles. MUSTAPHA. Père, et Roi, le meilleur et plus grand des humains, Et ma vie et ma mort sont bien entre vos mains ; Vous avez trop de soin de l'âme la plus basse, Pour ne pas ménager le sang de votre race : Puis de quelque façon que vint votre courroux, Que pouvait-il m'ôter qui ne fut tout à vous ?Pardonnez seulement à cette belle amante L'excès où la porta son ardeur véhémente ; Aussi pardonnez-moi si sans votre congé Dans cet amour suspect mon coeur s'est engagé, Le plus juste sujet de toutes mes traverses. SCÈNE IX. Un Gentilhomme, Soliman, L'Ambassadeur de Perse, La Reine, Acmat, Alvante, Mustapha, Persine. UN GENTILHOMME. Seigneur, voici venir l'Ambassadeur des Perses. SOLIMAN. Écoutons-le. Tamas mû d'une juste peur Veut renoncer sans doute à son espoir trompeur. L'AMBASSADEUR DE PERSE. Invincible Seigneur, le Roi Tamas mon maître, Privé du doux aspect de celle qu'il fit naître, Et qu'il a fait chercher par d'inutiles soins Dedans tous les pays de son pouvoir témoins ; Déjà désespéré de perdre en cette fille L'appui de sa couronne, et l'heur de sa famille, Enfin a découvert par la bonté des Cieux Qu'elle était inconnue arrivée en ces lieux ; Et comme si son coeur trop véritable augure Eut pour elle prévu cette triste aventure : Il m'a, Seigneur, exprès devers vous député, Pour la redemander à votre Majesté : Elle vient de courir fortune de la vie, Seigneur, ne souffrez pas qu'elle lui soit ravie ; Quel honneur recevrait un grand Roi comme vous, Qu'une jeune Princesses éprouvât son courroux ?Plutôt, plutôt, Seigneur, dissipez ces tempêtes, Qui s'en vont fondre en Perse et menacent nos têtes, Et puis que nous voyons le port nous être ouvert, Que votre Majesté nous y mette à couvert.Il semble qu'en ce jour le Ciel et la Fortune Offrent l'occasion à nos voeux opportune : L'occasion est fière, elle hait le refus ; Une fois méprisée elle ne revient plus : C'est elle qui vous prie au nom du Diadème, Au nom du Roi Tamas, mais au nom de vous-même, D'embrasser le repos, et pour vous, et pour lui, Que la faveur du Ciel vous présente aujourd'hui : Vous saurez trop, Seigneur, de quelles belles flammes Se sentent consommer ces généreuses âmes, Donnez à leur ardeur seulement votre aveu Et nos feux aussitôt s'éteindront par ce feu : Car j'ai charge, Seigneur, de vous rendre les terres Qui causent parmi nous de si cruelles guerres, Au cas que cet hymen de mon Roi souhaité Ait aussi l'heur de plaire à votre Majesté.Je veux que vous soyez certain de la victoire ; Ici, Seigneur, la paix vous donne autant de gloire, Et puis dès à présent mon Prince vous remet, Ce qu'après un long temps votre espoir vous promet. SOLIMAN. Quand ces raisons sur moi n'auraient point de puissance, En faveur de mon fils, j'userais de clémence ; Oui, j'accorde la paix, et je veux dès ce jour L'arrêter entre nous par des liens d'amour ; Je veux que Mustapha joint avecque Persine, Coupe de tous nos maux la source et l'origine. L'AMBASSADEUR DE PERSE. À quel bonheur mon Roi se voit-il élevé ! LA REINE. Ô fils heureusement aujourd'hui retrouvé ! Que tu rends désormais ta mère fortunée ! ACMAT. Que du sein de la mort sort un bel hyménée ! ALVANTE. Que les Cieux savent bien nos fautes réparer !Je les ai réunis, les voulant séparer ! MUSTAPHA. La valeur du bienfait et l'action est telle, Qu'elles méritent, Sire, une grâce immortelle ; Et si je ne crois pas qu'un tel remerciement Pût encore être égal à mon ressentiment : Mais quelle triste nue obscurcit ton visage ?Persine, fuirais-tu cet heureux mariage ? Ou si te ressentant de ton premier courroux, Tu m'estimes coupable, et me hais pour époux ? PERSINE. Plutôt ton innocence est tout ce qui me trouble : Par elle, mon erreur s'augmente et se redouble ; Si bien que je me juge indigne de l'honneur Que me fait maintenant notre commun Seigneur. SOLIMAN. Finissez ces débats, et que chacun s'apprête A bien solenniser cette amoureuse fête.Retournons là-dedans : où Madame à loisir, Doit touchant Mustapha contenter mon désir ; Après, nous songerons à quitter cette terre : Persine valait bien toute seule une guerre. ==================================================