******************************************************** DC.Title = LE CÉLIBATAIRE, COMÉDIE EN CINQ ACTES ET EN VERS DC.Author = DORAT, Claude-Joseph DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 08:07:45. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/DORAT_CELIBATAIRE.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LE CÉLIBATAIRE COMÉDIE EN CINQ ACTES ET EN VERS M. DCC. LXXVI. Représentée pour la première fois par les Comédiens Français, le 20 septembre 1775 PERSONNAGES. ACTEURS. TERVILLE, Célibataire. M. Molé. MONTBRISSON, son Oncle, M. Brizard. LE COMTE DE VERSEUIL. M. Larive. MONSIEUR DE SAINGÉRANS. M. Préville. MADAME DE VERSEUIL. Mad. Préville. JULIE, Mlle. Doligni. NÉRINE. Mlle. Fanier. LAFLEUR, Valet de TERVILLE. M. Dugason. UN LAQUAIS de VERSEUIL. UN AUTRE LAQUAIS de Montbrisson. La Scène est à la Campagne, dans le Château de Montbrisson. ACTE I. La Scène représente un Vestibule, terminé par un Jardin. SCÈNE PREMIÈRE. VERSEUIL, seul. Elle n'a point paru!... j'ai beau me consulterv ;De moment en moment, tout sert à m'agiter.De chez Dursé sa soeur ma femme est revenue,Cette nuit !... je souhaite et redoute sa vue.Du Marquis de Rosanne on la croit veuve ici. Mon cruel Oncle est seul auteur de tout ceci.Lui seul de mon Hymen prolonge le mystère,Et ma femme... elle veut que je cherche à lui plaire,Exige le secret, m'en à fait un devoir....Enfin, après six mois, je vais donc la revoir ! SCÈNE II. Verseuil, un Valet qui entre précipitamment. VERSEUIL. Eh bien ! Où vas tu donc, et quelle impatience...? LE VALET. On a sur l'enveloppe écrit, en diligence....Lisez... VERSEUIL, à part. Eh ! Donne donc. De Terville ! Comment !...Va, sors. LE VALET. Ne faut-il pas ? VERSEUIL. Point de raisonnement. Le valet sort. SCÈNE III. VERSEUIL, seul, lisant la Lettre. « J'arriverai peut-être aussitôt que ma Lettre : Mais près de Montbrisson crains de me compromettre,En me désavouant de tout ce que j'ai fait.Verseuil, un tel Hymen te convient tout-à-fait ;Ton intérêt le veut, l'amitié le désire, Et j'ai dit en ton nom tout ce qu'il fallait dire ; Si tu n'en as rien su, c'est un soin de ma part ;Je n'osais d'un espoir te flatter au hasard.Je voulais te surprendre en faisant ces avances ;Et le succès peut seul couvrir mes imprudences. » À lui-même.Et voilà justement d'où naît mon embarras ? Je tremble de parler ... ou de ne parler pas.Quoi !... d'honneur, je m'y perds ; j'aime d'Hymen me lie,Et l'on compte sur moi pour épouser Julie !Très bien ! Aussi Terville a-t-il perdu le sens ?Prendre pour cet Hymen les soins les plus pressanTs, Lui, de la liberté, défenseur intrépide !... Après une pause.Faire un sort à Julie est ce qui le décide.Que ne l'épouse-t-il ? Apercevant Nérine.Ah ! me voilà perdu. SCÈNE IV. Verseuil, Nérine. VERSEUIL. Vous écoutiez, je crois. NÉRINE. Je n'ai rien entendu. J'entrais mais auriez-vous quelque chose à m'apprendre Tout ce que vous voudrez, je consens à l'entendre. Je suis prête, parlez.... que dis-je ? En ce moment, Ce qui doit se passer se devine aisément. VERSEUIL. Encore ? NÉRINE. Il est très clair que vous aimez Julie.Toujours avant la noce on aime à la folie ; Mais, tout prêt d'épouser, et de se voir lié,Le plus heureux Amant n'est heureux qu'à moitié :Sur les coeurs qu'il soumet l'Hymen agit d'avance,Et, même avant sa chaîne, on sent son influence ;On s'inquiète, on rêve, on songe à son destin, Et l'on est, comme vous, éveillé plus matin.A propos, pour la Fête un témoin nous arrive,Une femme agréable, une veuve assez vive,Madame de Rosanne. VERSEUIL, avec un empressement inquiet. Qui ? L'aime-t-on ici ? NÉRINE. Que vous importe à vous ? VERSEUIL. C'est pour être éclairci... Et Nérine, du moins, la trouve-t-elle aimable ? NÉRINE. Mais elle est moitié gaie et moitié raisonnable.Moi, je n'y connais rien, et vous en jugerez.Pensez-en bien du mal : vous me le confierez. VERSEUIL. Oui : comptez là-dessus. NÉRINE. On dit qu'elle est jolie. Chez nous depuis cinq mois elle s'est établie.À peine elle connut Confier de Montbrisson, Qu'elle vint à Paris loger dans sa maison ;Lui, jamais il n'avait entendu parler d'elle.La Dame a du babil, de certains airs de zèle, Et vite pour Julie on demande ses soins ;J'avais peu de crédit, il m'en reste encor moins.Voilà ce que je sais.... et ce que je présage,C'est qu'elle accourt exprès pour votre mariage ;Il va la réjouir. VERSEUIL, à part. Je doute de cela. NÉRINE. La Marquise aime assez tout ces incidents là. VERSEUIL, à part. Oh ! Celui-ci, je crois, n'est pas fait pour lui plaire. NÉRINE. Pourquoi donc parler bas ? autant vaut-il se taire ? C'est elle... VERSEUIL. Dieu ! je fuis ! NÉRINE. Je vous en sais bon gré.Montbrisson l'accompagne, il en est enivré. VERSEUIL, à part. Sortons : malgré ma joie et mon impatience,Je dois pour le moment éviter leur présence. Il sort. Nérine se retire lentement, et regarde Madame de Verseuil avec humeur. SCÈNE V. La Comtesse de Verseuil sous le nom de la Marquise de Rosanne, Montbrisson. MONTBRISSON. Ah ! je vous attendois avec empressement :Pour la tendre amitié, l'absence est un tourment.J'avais besoin de vous, j'ai du chagrin. Julie, De jour en jour, se livre à sa mélancolie ;Cette enfant m'inquiète, et sa moindre douleurNe peut être, Madame, étrangère à mon coeur. MADAME DE VERSEUIL. Son père n'écrit point ; elle y songe sans cesse ;Voilà peut-être aussi l'objet de sa tristesse. A-t-elle enfin reçu de ses nouvelles ? MONTBRISSON. Non :Ce silence m'alarme, et c'est avec raison.Quel ami j'ai perdu ! MADAME DE VERSEUIL. Puis-je sans imprudence,Demander le motif d'une si longue absence ?Ce qui vous intéresse a droit de me toucher. MONTBRISSON. Son malheur est de ceux qu'on ne doit pas cacher.Dorival, ( c'est le nom du Pere de Julie ), Dans un poste éminent honoroit sa patrie ;Mais il montroit des moeurs et de la probité : Il arracha l'estime.....il fut persécuté. Des délateurs puissans bientôt se réunirent :D'injurieux soupçons par degrés le noircirent,Mon ami succomba : coup sur coup accablé,De ses biens, de sa charge, il se vit dépouillé.La Cour fut prévenue, et la Cour fut séduite ; Contre un infortuné le crédit sollicite.Un long-temps se consume à détruire un méchant :Pour perdre un honnête homme, il ne faut qu'un instant. Dorival malheureux restait sans espérance :Je courus le trouver. « Tu m'aimas dès l'enfance : Je te dois tout, lui dis-je, et je viens te l'offrir :T'aider dans la disgrâce est mon plus grand plaisir...Non, me dit-il, je vais, loin de la perfidie,Armer contre le sort une noble industrie ;Plus libre et moins connu, je serai plus heureux. Mais, tu peux satisfaire au plus doux de mes voeux ;Il me reste une fille, elle sera la tienne :Je croyais l'élever, que ce droit t'appartienne.Je vais, pour elle seule, au moment du repos,Recommencer ma course, et chérir mes travaux. » MADAME DE VERSEUIL. Quel père !... et quel ami ! MONTBRISSON. Ce récit est fidèle.Jugez combien Julie a de droits sur mon zèle !Elle tient, dans mon coeur, de ses vertus éprisLa place de ma femme et celle de mon fils.Suis-je assez malheureux ?... Non, Madame, sans elle, Je ne survivrais pas à leur perte cruelle ;Depuis près de deux ans, je les pleure tous deux,Et toujours leur image est présente à mes yeux.Tout fuit autour de moi ; je n'ai plus que Julie :Ma sensibilité sur elle est réunie ; Et, dans cet abandon trop fait pour alarmer,Je tiens par elle encor à la douceur d'aimer. MADAME DE VERSEUIL. Elle en est digne au moins : attentive à vous plaire,Son âme se partage entre vous et son père :Vous êtes tout pour elle. MONTBRISSON. Ah ! n'allez point penser Que je nuise à ses goûts, ou veuille les forcer.Je n'irai point ici, captivant sa jeunesse,Enchaîner les beaux ans au fort de la vieillesse,Il faut que de son âge exerçant tous les droits,Elle soit très heureuse, et le soit par son choix. Je désire en secret pour ma tendre JulieQu'un amour vertueux puisse embellir sa vie :Je protège et chéris tous les penchants du coeur,J'en ai senti long-temps l'innocente douceur :Elle doit en jouir : c'est la mon espérance, Et sa félicité sera ma récompense. MADAME DE VERSEUIL. Quel langage touchant ! que vous m'intéressez !Et savez-vous sur qui ses voeux se sont fixés ? MONTBRISSON. Sur personne, je crois ; mais depuis une année,Dans mon coeur, en secret, je l'avais destinée. MADAME DE VERSEUIL. Pour qui ? MONTBRISSON. Pour mon neveu : je croyais vaincre en luiCe coupable travers qui l'égare aujourd'hui. MADAME DE VERSEUIL. Vous le ramènerez. MONTBRISSON. Je crains bien le contraire :Comme au meilleur principe, il tient à sa chimère.Il a dans Ion erreur, dans son illusion, L'inflexibilité que n'a point la raison.Il s'est déjà, Madame, offert dix mariagesQui lui garantissaient les plus grands avantages, La faveur de la Cour ; les grâces, les moyensDe servir et son Prince et ses Concitoyens ; Il a refusé tout ; et puis, l'âge s'avance ;Il a passé trente ans, je n'ai plus d'espérance.S'il avait moins d'esprit, et s'il combinait moins,Je pourrais augurer le succès de mes soins ;Mais, un fou qui raisonne, un fou, qui se croit sage, Vient-on à le prêcher, le devient davantage.Il est né délicat, honnête, généreux ;Il fait taire son coeur ; il sera malheureux. Tranquille possesseur d'une fortune immense,Terville la dissipe avec indifférence ; Insensible à l'espoir d'être utile après lui,Il croit que par le faste on échappe à l'ennui. MADAME DE VERSEUIL. Eh bien, Monsieur, il faut, en plaignant sa folie.Chercher un autre époux à l'aimable Julie. MONTBRISSON. Il veut la marier. MADAME DE VERSEUIL. Qui ? Terville, Monsieur ! MONTBRISSON. Comment ! Il s'en occupe.... il y met de l'ardeur ! MADAME DE VERSEUIL, riant. Eh ! Quel est, s'il vous plaît, celui qu'il lui destine ? MONTBRISSON. Il est jeune, placé, d'une ancienne origine,Ayant l'éclat d'un nom, sans en avoir l'orgueil,Charmant ; c'est en un mot, le Comte de Verseuil. MADAME DE VERSEUIL, avec surprise et gaieté. Le Comte de Verseuil ! MONTBRISSON. D'où naît cette surprise ? MADAME DE VERSEUIL. Dites-vous bien le nom ? N'est-ce point par méprise ? MONTBRISSON. C'est le nom sous lequel il nous fut présenté,Et c'est celui dit-on, qu'il a toujours porté.Le connaîtriez-vous ? MADAME DE VERSEUIL, souriant. On ne peut davantage. MONTBRISSON. Il est aimable. MADAME DE VERSEUIL. Fort. MONTBRISSON. Et je crois qu'il est sage. MADAME DE VERSEUIL. On l'assure. MONTBRISSON. Il suffit : votre suffrage est tout.Je désirais quelqu'un qui fut de votre goût :Verseuil réussira puisqu'il a su vous plaire,Madame, et vous pouvez avancer cette affaire. MADAME DE VERSEUIL, riant. Monsieur, je vous déclare, et c'est avec regret,Qu'ici mon entremise aura très peu d'effet. MONTBRISSON. Quoi que vous en disiez, vous voudrez bien, je gage, De concert avec moi, presser ce mariage. MADAME DE VERSEUIL. Vous m'en dispenserez. MONTBRISSON. Non, assurément, non. Votre sagesse aimable aidera ma raison. SCÈNE VI. MADAME DE VERSEUIL, seule. En vain à deviner mon esprit se fatigue :Je ne peux démêler le noeud de cette intrigue.Le Comte de Verseuil aurait pu !.... Pendant ce monologue, Verseuil entre sur la scène. SCÈNE VII. Madame de Verseuil, Verseuil. VERSEUIL. Le voici. MADAME DE VERSEUIL. Me trompai-je ? Comment ! VERSEUIL. Écoutez ! MADAME DE VERSEUIL. Vous ici ! VERSEUIL. Oui, le même toujours ; aussi vrai que fidèle,Détestant de mon coeur la contrainte cruelleAu gré de mes désirs que vous avez tardé !Victime d'un ami, d'un soin trop hasardé...Mais pourquoi revenir sur les maux de l'absence ? La peine est déjà loin, quand le bonheur commence. MADAME DE VERSEUIL, gaiement. Je reviens à propos pour votre hymen. VERSEUIL. Un mot. MADAME DE VERSEUIL. Oh ! Cent, pour m'informer.... VERSEUIL. Vous le serez bientôt . MADAME DE VERSEUIL. Rien n'est plus sérieux. VERSEUIL. Hé bien, daignez m'entendre.A peine eus-je formé le lien le plus tendre, Soudain, vous le savez, mon Régiment partit.L'honneur parle, il commande et l'amour obéit.D'un exil douloureux enfin le terme expire.Impatient, troublé, je pars sans vous l'écrire.Voilà mon tort : j'accours, et, plein d'un juste espoir, Je vais chez Montbrisson, comptant bien vous y voir.Mais, sachant qu'avec vous il était à sa terre,Je vis qu'on fait très mal en croyant très bien faire.Trompé dans mon attente, isolé dans Paris, Jugez de mes regrets ! Je m'accuse, et j'écris. J'allais fermer ma Lettre, on m'annonce Terville :De Montbrisson, dit-il, connais-tu la Pupille ?Charmante !... j'y souscris, et, vous sachant ici,Je brûle d'y venir : il le souhaite aussi ;Nous arrivons... le jour que vous étiez partie, Et l'on m'apprend alors que j'épouse Julie !J'étais à mon insu tellement engagé,Qu'au silence du moins je me crus obligé ;Je ne l'ai point rompu : dans cette circonstanceJe n'osais de Terville avouer l'imprudence. Il me quitte, il s'échappe : on m'invite à rester.Voilà d'où naît le mal, je n'ai pu l'éviter ;Et, si dans tout ceci ma conduite est blâmable,Qu'on s'en prenne à lui seul, qui m'a rendu coupable. MADAME DE VERSEUIL. Ah ! je respire enfin. VERSEUIL. M'auriez-vous soupçonné ?... MADAME DE VERSEUIL. Puisque je vous revois, tout vous est pardonné.Ainsi donc dans votre ame et dans votre pensée,Julie et ses attraits ne m'ont point éclipsée. VERSEUIL. Vous !... mais combien de voeux je fais pour son bonheurSes soins pour Montbrisson peignent si bien son coeur ! MADAME DE VERSEUIL. En la louant, Verseuil, on dit ce que j'en pense ;C'est la grâce naïve unie à la décence.Elle va me haïr, me détester. VERSEUIL. Qui? vous !Pourquoi ? MADAME DE VERSEUIL. Je viens ici lui ravir son époux. VERSEUIL. D'une vaine frayeur cessez d'être frappée ; Non, je ne la crois pas de moi fort occupée. MADAME DE VERSEUIL, très gaiement. Si vous cédiez, au reste, au plaisir de changer,Je serais, je vous jure, en fond pour me venger.Tandis qu'on vous offrait de nouvelles conquêtes,Moi, pour mon compte aussi, j'ai fait tourner deux têtes. VERSEUIL, avec vivacité. Et quelles, s'il vous plaît ? MADAME DE VERSEUIL. Ceci devient prenant,Devinez. VERSEUIL. Le premier n'est pas embarrassant ;C'est Terville.... c'est lui, n'est-ce pas ?... suis-je habile ?De ces énigmes-là j'en devinerais mille.Oui, puisqu'il vous a vue, il a dû s'enflammer ; Terville a trop de goût pour ne pas vous aimer. MADAME DE VERSEUIL, en confidence. Il cache, et ce soupçon doit entraîner le vôtre,Dans ses aveux pour moi, ses amours pour une autre. VERSEUIL. Vous croyez... MADAME DE VERSEUIL. Oh ! je crois qu'il se trompe à plaisir,Et par lui-même ici je veux m'en éclaircir. Mais l'autre ? Un peu longtemps vous rêverez, j'espère ;Vous aurez de la peine à vous tirer d'affaire.Entrevoyez-vous ? VERSEUIL. Non. MADAME DE VERSEUIL. Cherchez bien. VERSEUIL. Je me rends. MADAME DE VERSEUIL. Déjà ? VERSEUIL. Dites-moi donc.... MADAME DE VERSEUIL. Monsieur de Saingérans. VERSEUIL. Mon Oncle ! oh, par exemple, il faut que j'en convienne J'étais loin d'y songer. MADAME DE VERSEUIL. L'anecdote est certaine.Je ne plaisante point : il m'a toujours parléIl n'a point trop dormi. VERSEUIL. Vous l'aviez éveillé ;C'était sa passion qui l'occupait. MADAME DE VERSEUIL. Sans doute :Il veut venir me voir. VERSEUIL, avec ironie. Ici ? Je le redoute. MADAME DE VERSEUIL. Il connaît, m'a-t-il dit, Monsieur de Montbrisson ;D'exercice et d'étude il fut son compagnon ;Il arrive ce soir et l'a dû même écrire. VERSEUIL. Fort bien ! c'est sur le tard que mon Oncle soupire !....Quand j'y pense pourtant, : il ne m'alarme pas, Et peut nous aider même à sortir d'embarras.S'il apprend qu'il s'agit pour moi d'un mariage,Notre homme, j'en réponds, va faire un beau tapage ;Et, grâce à son refus, dont vous serez témoin,D'autre explication nous n'aurons pas besoin. Mais, quand pourrai-je donc, me trahissant moi-même,A l'univers entier dire tout haut que j'aime !M'abandonner sans crainte à des transports si doux,M'enorgueillir enfin du nom de votre époux,Obéir à l'amour ! Votre délicatesse D'un silence forcé m'imposa la promesse.Sans vous, à feindre ici rien ne m'aurait soumis ;Mon coeur me démentait quand ma bouche a promis.Par le même motif hâtant l'effet contraire,Je brûle d'avouer ce que vous voulez taire, Et, lorsque mon bonheur au comble est parvenu,Il me semble imparfait tant qu'il n'est pas connu.Vos charmes, vos vertus, tout, tout me justifie,Et je ne risque rien que d'exciter l'envie. MADAME DE VERSEUIL. Et cet Oncle entêté. VERSEUIL. Le vieil extravagant ? MADAME DE VERSEUIL. Vous savez à quel point il est inconséquent. Quoique l'hymen toujours ait paru lui déplaire,Quoiqu'il soit, comme on fait, garçon sexagénaireEt libre dans ses moeurs : pouvez-vous oublierQu'il voulût à sa guise un jour vous marier ; Et que, sur vos refus, sa bizarre colèreNommait à ses grands biens un autre LégataireS'il n'eut de vous, dit-on, arraché le sermentQue vous rejetteriez tout autre engagement?Oubliez-vous aussi que la Cour elle-même Qu'il avoir su gagner par quelque stratagème,Désirait un hymen si contraire à nos voeux ?Vous déplairiez peut-être en déclarant vos noeuds ;Et pour moi quel reproche... Ah çà, point de méprise :Je conserve en ces lieux le titre de Marquise, La Comtesse se cache ; il le faut, songez-y :N'allez pas vous tromper et parler en mari.Chut ! On entre ! SCÈNE VIII. Les mêmes, Nérine. NÉRINE, à part au fond du Théâtre. Elle arrive, et la voilà qui causeAvec un inconnu !... c'est une étrange choseQue ce babil sans fin !... MADAME DE VERSEUIL. Ah ! Nérine, bonjour. Ta Maîtresse, dis-moi, sait-elle mon retour ? NÉRINE, sèchement. Oui, Madame, et je viens demander audience.Elle descend. MADAME DE VERSEUIL. Pourquoi ? NÉRINE. C'est par impatience. MADAME DE VERSEUIL. Je vais la prévenir. Monsieur et Madame de Verseuil se font une révérence bien cérémonieuse, et sortent chacun de leur côté. SCÈNE IX. Nérine, Verseuil. NÉRINE, à Verseuil qui s'en va. Écoutez donc, Monsieur...Où courez-vous si vite avec cet air d'humeur ? Bonsoir. Ce Comte là ressemble à la Marquise ;Ils s'entendent déjà ; je n'y serai plus prise.Ah ! le maudit séjour ! Ce Verseuil n'est qu'un faEt Terville... est un sot avec son célibat. SCÈNE X. Lafleur, Nérine. LAFLEUR, sans être vu, en faisant claquer son fouet. Vite, à boire au Courier ? NÉRINE. Oh ! c'est Lafleur, je pense ; Oui, je le reconnais à la soif : sa présenceVa m'égayer au moins ; j'étais d'un morne affreux. LAFLEUR, sans voir Nérine, en bottes, et se précipitant dans un fauteuil. Toujours sur les chemins ! c'est un métier fâcheux.Monsieur Terville ainsi me lasse à ne rien faire ;Toujours du mouvement, et jamais une affaire ! Apercevant Nérine.Ah ! friponne, bon jour ! NÉRINE. Ce ton est cavalier. LAFLEUR. Ce sont de ces minois qu'on ne peut oublier. NÉRINE. À part.Je l'aime, ce Lafleur... Haut.Ainsi ton Maître arrive ? LAFLEUR. Oui ; moi, j'ai devancé Jasmin, Germon, Lolive,Et me voilà, pestant, enrageant de mon mieux, Bien roué, bien brisé, mais toujours amoureux. NÉRINE. Avec ce bel amour, tu courras donc sans celle ? LAFLEUR. Il faut bien, mon enfant. Terville est dans l'ivresse ;Il va, vient, s'étourdit. C'est ici, puis c'est là,Jamais de poste fixe ; et, malgré tout cela, Je ne jurerais pas qu'il n'eût au fond de l'âmeQuelques chagrins secrets, quelque invisible flamme. Observant Nérine.Souvent je l'ai surpris poussant de longs soupirs... NÉRINE. Bon ! LAFLEUR. Ses distractions ne sont pas des plaisirs. NÉRINE. Mais encor ? Que sais-tu ? LAFLEUR. Qui ? moi, je conjecture. Suffit... de ce train là quoiqu'ici je murmure,Mes courses cependant valent bien le repos.J'ai, pendant ma quinzaine, été dans dix châteaux.Des spectacles partout, des fêtes, grande chère. NÉRINE. Oui-dà ? mais je veux, moi, qu'on soit plus sédentaire ; Sur ce principe là règle-toi désormais :Tu m'as placée ici, pour ne t'y voir jamais ;Point d'intrigue à mener, point d'amant, quel supplice!J'ai du zèle de reste, il est sans exercice ;Ma Maîtresse est charmante, et je la sers de coeur. Eh bien ! Elle m'évite et se tait. LAFLEUR. Quel malheur ! NÉRINE. Il est désespérant.... je suis d'une colère ! . . .Songe à m'épouser vite, afin de me distraire ! LAFLEUR, se levant avec précipitation et regardant de tous côtés. T'épouser ! bouche close ; au moins baisse le ton :Mon Maître est inflexible et n'entend pas raison Sur cet article là. NÉRINE. Ni moi non plus, j'espère. LAFLEUR, d'un ton important. Il faut, pour le servir, être Célibataire,C'est l'ordre ; et moi, sur-tout, comme premier Valet,Je dois m'assujettir à l'état qui lui plaît. NÉRINE. Il me déplaît à moi. LAFLEUR. Vraiment, c'est que tu m'aimes. NÉRINE. Je ris de voir Lafleur adopter des systèmes :Rien n'est aussi bouffon. LAFLEUR. Aussi prudent : enfin, Aujourd'hui marié, je suis chaste demain. NÉRINE, avec impatience. L'une observe en ces lieux un silence tenace ;L'autre y défend l'hymen.... Que veulent-ils qu'on fasse ? LAFLEUR, se rapprochant. Je te le dirais bien. NÉRINE, se rapprochant. Et je n'entendrais pas. LAFLEUR. Quoi ? NÉRINE. L'amour conjugal a pour moi des appas,Ou le Notaire, ou rien. LAFLEUR. Ou rien. Voilà le diable. À Nérine qui s'en va.Où vas-tu donc ? NÉRINE. Chercher un amant plus traitableQui n'ait pas comme toi le goût de voyager, Et qui, jusqu'à l'hymen veuille bien déroger. LAFLEUR. J'ai le ton de mon siècle .... entre nous, sauf le blâmeJe pense en esprit fort, toi tu parles en femme. NÉRINE. D'accord. LAFLEUR. Écoute-moi. NÉRINE. Non, pas un mot. LAFLEUR, courant après elle. Je vaisDéjeuner avant tout, et... nous verrons après. ACTE II SCÈNE PREMIÈRE. Julie, Nérine. NÉRINE, à Julie qui ne la regarde point. Ne me voyez-vous point ? Ne suis-je rien au monde ?Interrogez-moi donc pour que je vous, réponde. JULIE. T'interroger ! Sur quoi ? NÉRINE. Parfaitement trouvé !Comment ! Sur quoi ? Sur tout.... Terville est arrivé. JULIE, froidement. On l'attendait.... eh bien ? NÉRINE. Eh bien, Mademoiselle... C'est qu'on est à l'affût de la moindre nouvelle,Il amené Lafleur .... riez donc une fois. JULIE. Nérine, l'as-tu vu ? NÉRINE. Mais vraiment, je le croisJ'ai vu Lafleur aussi JULIE. Nouvelle fort utile ! NÉRINE. Plus que vous ne pensez. JULIE. La santé de Terville ?... NÉRINE. Est très bonne. JULIE, toujours sérieusement et d'un ton froid. Tant-mieux. NÉRINE. Un peu las. JULIE. Il court tant ! NÉRINE. Eh ! oui : que voulez-vous ? Il s'amuse d'autant.Chacun a son plaisir et son goût dans la vie :Terville est enchanté quand son cercle varie ;De nos jeunes oisifs il et le plus errant : Mais cela, comme à moi, vous est indifférent ;Nous n'y prenons pas garde. Il court, grand bien lui fasse!Je serais comme lui fi j'étais à sa place ;On est libre et... l'on va... bon, je vous parle en vain,Vous ne m'écoutez pas ; maudit soit le destin ! Vous voyez à quel point va pour vous ma tendresse ;Et je ne sais jamais ce qui vous intéresse.Oui : je sèche sur pied... des soupirs !... et puis, rien.Quelques mots échappés vous soulageraient bien,Un seul... pour essayer. JULIE. Nérine, êtes-vous folle ? NÉRINE. Oh ! Je le deviendrai... ce ton froid me désole. JULIE. Jamais, quoi qu'il arrive, il ne faut s'oublier :Je n'ai rien à vous dire, et rien à confier. NÉRINE. Justement. Quel travers ! triste, jeune et jolie....Pourtant cela promet. JULIE. Finissons, je vous prie. NÉRINE. Allons, me voilà bien. Vous parlerez, sinonJe n'y tiens plus, je pars et sors de la maison. Elle sort. SCÈNE II. Terville en habit de campagne très élégant ; Montbrisson, Julie. MONTBRISSON, à Julie. Le voilà de retour. TERVILLE. Et très content de l'être.Je chéris cet asile.... MONTBRISSON. Il est calme et champêtre.L'air naturel y règne, et cet air là m'est bon. Cette fois votre absence a plus duré. TERVILLE. Mais non. JULIE. Trois semaines. TERVILLE. Au plus. MONTBRISSON. Ah ! J'en crois mieux Julie ;Elle compte les jours : ma Pupille s'ennuie ! JULIE. Avec vous .... moi ! jamais. TERVILLE, à Montbrisson. D'un reproche flatteurJe connais tout le prix ; rien n'échappe à mon coeur. Regardant Julie.Oh ! Pendant mon séjour, je prétends la distraire. Bas, à Montbrisson.J'ai de très grands projets !... Verseuil a-t-il su plaire ? Haut.Bals sur bals !... MONTBRISSON, riant et regardant Julie. Bon! JULIE. Pourquoi tous ces plaisirs bruyants ? TERVILLE, ne la quittant pas des yeux. En effet, rire, aller, danser, à dix-huit ans, À Montbrisson.Rien n'est moins naturel... comme elle est raisonnable ! Sa rêverie est douce, et la rend plus aimable.J'aime à la retrouver. MONTBRISSON. Et vous partez toujours !Où diable a-t-il été ? TERVILLE. Mais j'ai passé trois joursChez Eglé, deux plus loin ; le reste, chez Mélite,Femme très agréable, et que par-tout on cite ; On est très bien chez elle ; on y vit librement,Comme l'on veut. MONTBRISSON, avec ironie. Aussi vous y voit-on souvent ! JULIE. Cette Mélite est jeune ? TERVILLE. Assez. JULIE. Elle est jolie ? TERVILLE. Qui ; mais bien moins que vous. JULIE. Point de plaisanterie ! TERVILLE. Je ne plaisante point. JULIE. On vous a donc gardé Pendant tout ce temps-là ? TERVILLE. Malgré moi j'ai cédé. MONTBRISSON. Prêt à recommencer demain... Ciel ! Quelle vie ! JULIE. Monsieur a bien raison. MONTBRISSON. Oh ! C'est une manie :Car enfin, dites-moi, puisque je vous tiens là,Qu'est-ce que vous trouvez de plaisant à cela ? TERVILLE. Que voulez-vous ? j'ai tort : peut-être je m'abuse. Avec une sorte de mélancolie.Je me distrais, au moins.....trop heureux qui s'amuse ! MONTBRISSON. Heureux qui sent le prix de la simplicité,De la paix domestique et de la vérité !Voilà les seuls plaisirs, tour le reste est folie. Mais je veux vous parler. Laisse-nous, ma Julie.Surtout, ne sois plus triste, et crois que ton bonheurEst le voeu le plus doux, le plus cher à mon coeur. Elle sort. SCÈNE III. Montbrisson, Terville. TERVILLE, la suivant des yeux. Que j'aime ce maintien, cette grâce touchante !Je la trouve embellie, et sa candeur m'enchante. MONTBRISSON. Eh bien ! pour te fixer, que te faut-il de plus ?Tu vantes ses appas, tu crois à ses vertus,Et souhaites qu'un autre en soit dépositaire ! Obéis à ton coeur, cède au mien qui t'éclaire.Ma fortune est sa dot. TERVILLE. À quoi bon insister Sur ce que je ne puis ni ne veux accepter ? MONTBRISSON. C'est ce dont je me plains, et c'est ce qui m'arrête,Car mon premier dessein roule encor dans ma tête ;Ton hymen... TERVILLE. Ah ! De grâce, oubliez ce projet.Pour vous en détourner, n'ai-je point assez fait ? Quand j'établis Julie et m'empresse pour elle,Je dois être à l'abri d'une instance nouvelle. MONTBRISSON. Mais tu l'aimes, dis-tu? TERVILLE. Comment faire autrement ?Sans doute, elle m'est chère. MONTBRISSON, avec impatience. Esprit inconséquent !Je n'entends rien encore au motif qui te guide, Tout dans elle te charme .... un travers te décide !Consulte le bon sens. TERVILLE. Eh ! Lui seul est ma loi. MONTBRISSON. Il te dit, n'est-ce pas, qu'il faut vivre pour soi,Ce qu'on nomme penchant, l'appeler tyrannie,Éluder le tribut qu'on doit à sa Patrie ; Et qu'un sage, un grand homme, un philosophe enfin,Devient un être à part qui n'a plus rien d'humain ? TERVILLE. Il me dit d'être heureux, ou de chercher à l'être ;En garde courre moi, de m'en rendre le maître ;D'être libre sur-tout, de craindre et d'éviter Un fardeau que l'on prend pour ne le plus quitter.J'ai calculé les maux, pesé les avantages :Rêver sur le bonheur est l'étude des sages ;Ce fut aussi la mienne .... Qui, Monsieur, vous riez !Mais je le prouverais si vous y consentiez. N'attaquez pas mon coeur : il est né très sensible ;Il est armé peut-être, et non pas inflexible.Ah ! J'étais confiant : mes premières ardeursMe laissaient le bandeau des aimables erreurs.Fait pour croire à l'amour, pour sentir son ivresse, Je voulais un lien qui fixât ma jeunesse ;Mais j'éprouvai bien-tôt, et sus à mes dépens,Que le ton de nos moeurs éteint nos sentiments.On se charge en courant d'une chaîne légère ;L'enchantement d'aimer cède à l'orgueil de plaire ; On est sans passions où dominent les goûts,Et l'on se sent blesser dans les noeuds les plus doux :Ce coup d'oeil, j'en conviens, m'a rendu moins crédule ;Je m'épargne un chagrin, j'évite un ridicule ;Je les ai craints tous deux, et, dans mon juste effroi, Je me suis bien promis de dépendre de moi :La prudence a vaincu. MONTBRISSON. Quelle bizarrerie ?De ta fausse raison, que ton coeur se défie.Lorsque de la nature on combat l'ascendant,Terville, on est barbare, et l'on n'est pas prudent. Les femmes... entre nous, quelle idée as-tu d'elles ?Sans doute tu n'y vois, dans tes voeux infidèles,Que de faibles jouets que l'on feint d'adorer,Et que, sans nuls remords, on peut déshonorer ? TERVILLE. Ah Dieu ! que dites-vous ? Que c'est mal me connaître ! Nul autre plus que moi ne les aime peut-être.J'appréciai toujours leur commerce enchanteur,Délices de l'esprit et le besoin du coeur.L'Amant piqué s'en plaint, le sot les calomnie.Pour moi, je leur devrai le charme de ma vie. Mais pourquoi sous le joug languir emprisonné ?Pour être délicat, faut-il être enchaîné ?Un encens libre et pur est bien plus fait pour elles.Quel qu'il soit, l'esclavage a des fuites cruelles ;Il amène les torts, les langueurs, les dégoûts. Pour devenir tyran, il suffit d'être époux.Mille exemples fameux ont trop su nous l'apprendre.L'homme, armé du pouvoir, néglige d'être tendre :Impérieux et froid, même au sein des desirs,En acquérant des droits, il perd tous ses plaisirs. MONTBRISSON. Illusion d'un coeur qui s'abuse lui-même! TERVILLE. Ah ! C'est un sentiment beaucoup plus qu'un système.Je ris d'un être vain, inquiet, soucieux, Qui se charge, au hasard, d'en rendre un autre heureux. C'est bien assez, hélas ! pour nos forces bornées, D'avoir à soutenir nos propres destinées.Oui, l'on est peu sensé, lorsqu'aux pieds des AutelsOn va courber son front sous des noeuds éternels,Et, du moment qui naît à peine étant le Maître,On ne peut garantir le moment qui doit naître ; Voyant que son oncle désapprouve.C'est une opinion, c'est la mienne : après tout ;L'attrait seul nous décide, et chacun suit son goût :Sauf l'égard que je dois à ces noeuds qu'on renomme,On peut, sans être époux, être fort honnête homme.Mon cher Oncle, d'ailleurs, pourquoi vous plaindre ainsi? Contre ce chaste hymen, j'ai beau m'être endurci,Je le vois quelquefois sans qu'il me scandalise.Le Comte, par exemple, est un choix que je prise,Fait pour votre Pupille : eh bien ! moi, je consensQu'ils s'embarquent tous deux sur la foi des serments : Ce bonheur, contre qui mon âme est révoltée,Est, je le vois, le seul qui soit à leur portée.Verseuil est justement l'homme qu'il nous falloir ;Verseuil, aux qualités joint la grâce qui plaît....Mais, cet hymen conclu, j'en puis empêcher mille, Et c'est au moins, Monsieur, un moyen d'être utile. MONTBRISSON. Puisque ton coeur s'oppose à mon plus cher espoir,Et qu'enfin tu le veux, il faut bien le vouloir. TERVILLE. Mon Oncle, faites plus ; contentez mon envie :N'en assurez pas moins votre bien à Julie ; Ce sera m'enrichir que de lui tout donner. MONTBRISSON. Comment ? TERVILLE. Ce coeur si froid voudrait la couronner. MONTBRISSON. De l'héroïsme, allons... mais Verseuil doit dépendre... TERVILLE. Son Oncle à vos désirs ne pourra que se rendre. MONTBRISSON. Quel est-il ? TERVILLE. Saingérans. MONTBRISSON. Quoi ! Ce fou suranné ; Vieux garçon bien oisif qu'on croit bien fortuné,Dameret sémillant dans un corps tout débile,Qui promène à grands frais son asthme par la ville,Et chez qui, malgré l'âge appesanti sur lui,Rien n'est encor profond que le vice et l'ennui. TERVILLE. Lui-même. MONTBRISSON. Il nous arrive ; il vient de me l'écrire :On a besoin de lui ; qu'il vienne. TERVILLE. On peut en rire ;Il vous amusera. MONTBRISSON. Non pas, assurément :Mais je me munirai de son consentement. TERVILLE. Il ignore donc tout ? MONTBRISSON. Oui ; du moins je le pense. Sa Lettre dit qu'il veut renouer connaissance. TERVILLE. Où peut être Verseuil ? Ceci va le charmer,Connaissant mieux Julie... Ah ! Comme il doit-l'aimer ! MONTBRISSON. Je l'ai laissé tantôt seul avec la Marquise. TERVILLE, gaiement et légèrement. Comment seul avec elle ! et Julie autorise... Elle est donc de retour ? MONTBRISSON. Eh ! Mais apparemment. TERVILLE. Et Verseuil la connaît ? MONTBRISSON. Beaucoup. TERVILLE. Infiniment,Cela m'en a tout l'air... la Marquise l'estime ? MONTBRISSON, s'impatientant. Oui, oui. TERVILLE. Je vois d'ici quel intérêt l'anime. À part.Il ne perd pas son temps. MONTBRISSON. L'éloge qu'elle en fait M'a même pour Verseuil prévenu tout-à-fait.J'honore cette femme on ne peut davantage :La sagesse indulgente est son heureux partage. TERVILLE. Et se connaissent-ils depuis longtemps ? MONTBRISSON. Ma foi,Je n'en sais rien du tout : tu te moques de moi Avec tes questions. TERVILLE. C'est que j'avais envie... MONTBRISSON. Je vais chercher Verseuil, et parler à Julie. TERVILLE. Vous m'enverrez le Comte ? MONTBRISSON. Oui, vraiment ; il le faut.Il est essentiel qu'il s'explique au plutôt. Avec ironie.Votre exemple déjà l'aura gagné peut être ; On fait bien des progrès avec un si bon Maître. TERVILLE, très sérieusement. Je vous réponds que non : je le déciderai....Et je vous garantis que je le marierai :J'ai mes raisons. MONTBRISSON. Adieu. SCÈNE IV. TERVILLE, seul. Bon! à ce qu'il me semble,La Marquise et Verseuil sont assez bien ensemble. Le moyen de souffrir un tort aussi marqué !Je ne suis point jaloux, mais je suis très piqué.Ah ! Monsieur de Verseuil, vous allez un peu vite ;De vos pouvoirs ici vous passez la limite.Calmez-vous s'il vous plaît, réprimez cette ardeur.... Et laissez-moi du moins de quoi tromper mon coeur ;Même alors qu'il s'immole, et qu'il la sacrifie,Je ne sais quel attrait me ramène à Julie ;Je dois m'en défier, renfermer mon secret,Et me réfugier aux pieds d'un autre objet ; Refroidi par l'Hymen je me verrais moi-même... Du ton le plus sensible.Comment peut-on risquer d'épouser ce qu'on aime !Si la Marquise veut, elle va me sauver ;Et d'un attachement un goût peut préserver.Mais, quoi !... Si je déplais, si mon espoir l'offense... Je m'en consolerai par mon indépendance. SCÈNE V. Verseuil, Terville. VERSEUIL. Ah ! Terville, bonjour ! TERVILLE, froidement. Ah ! Monsieur, vous voilà. VERSEUIL. Que veut dire, mon cher, le ton que tu prends-là ? TERVILLE. Je voulais vous parler. VERSEUIL. Eh bien, parle. TERVILLE. JulieEst jeune, intéressante. VERSEUIL. Eh ! qui est-ce qui le nie ? J'en conviens volontiers. TERVILLE, d'un ton passionné. Julie a de ces traits,Qui, dès qu'on les a vus, ne s'effacent jamais :On veut les retrouver dans ceux que l'on adore ;On croit n'y plus songer, et l'on y rêve encore :C'est un ... je ne sais quoi, plus doux que les appas, Et le coeur qui le sent, ne le définit pas. VERSEUIL. Comment donc ! ce portrait, plein de délicatesse,Est digne d'un Amant, et ressemble à l'ivresse! TERVILLE. L'amitié peint souvent aussi bien que l'amour. VERSEUIL. Tu m'étonnes au moins ! TERVILLE. Au but. VERSEUIL. Oui, sans détour. TERVILLE. Julie a tout, beauté, grâce... une ame si pure !Emparez-vous d'un bien qu'un ami vous assure.Ou, vous ne savez pas ce qu'ici vous perdez...Ou, vous manquez, Monsieur, à tous les procédés... VERSEUIL. Eh ! bon Dieu ! quels grands mots ! TERVILLE. Non, non, ce sont des choses. VERSEUIL. Écoutes : ce trésor qu'ici tu me proposes,Ce bien que d'accepter tu me fais une loi,Que ne t'en saisis-tu ? TERVILLE, furieux. Que dites-vous ? Qui ? moi !Il le faut avouer.... La tyrannie est forte. VERSEUIL, gaiement. Faut-il que pour cela ton amitié s'emporte ? TERVILLE, toujours avec vivacité. Je n'aime point Julie.....et vous pouvez le voirMais quand je l'aimerais, je voudrais la pourvoirJe voudrais..... VERSEUIL. Calme-toi. TERVILLE. Me parler mariage !D'honneur, vous êtes fou. VERSEUIL. D'honneur, tu n'es pas sage.Croyais-je t'offenser ? Et puis, en vérité, Je vois à cet hymen quelque difficulté. TERVILLE. Nulle. Votre Oncle vient. VERSEUIL. Je le sais. TERVILLE. Quelle encore ? VERSEUIL. D'abord c'est qu'on me hait. TERVILLE. Eh ! point, on vous adore. VERSEUIL. Le contraire est visible, et j'en suis très certain. TERVILLE. Voilà bien les amants !... des ombrages sans fin ! Mais, pour croire à cela, quel motif est le vôtre ?Là... pourquoi vous haïr ? VERSEUIL. Pour en aimer un autre. TERVILLE. Un autre ! Et qui ? VERSEUIL, en observant Terville. Ma foi, je ne te dirai pas ;Mais je m'éclaircirai ; je veux..... TERVILLE. Bel embarras !T'es-tu persuadé dans le fond de ton ame Qu'on doit avec délire être aimé de sa femme ?Ce serait un peu loin pousser l'illusion.L'hymen est, tu le sais, un Dieu plein de raison,Et l'amour même est sage à l'aspect d'un Notaire. Plus sérieusement.Mais tu ne dis pas tout : allons, trêve au mystère Conviens-en ; la Marquise a paru dans ces lieux,Et seule a tout brouillé : parle vrai, je le veux,J'ai droit de l'exiger.... tu l'aimes, je parie ! VERSEUIL. Parbleu ! Tu gagnerais, et . ... TERVILLE. Point de raillerie ? Il s'agit d'amitié, je pense ; sans cela Je serais très choqué de ce procédé là.Julie en ce séjour est ton unique affaire ;Je sais pour vous unir tout ce qu'on m'y voit faireVoilà ta million et mon arrangement :Tu n'y peux de ce but t'écarter un moment ; Et, s'il faut m'expliquer avec pleine franchise,Tu dois, presque pour rien, y compter la Marquise. VERSEUIL, riant. Comment ? Presque pour rien ! TERVILLE. Oui. VERSEUIL. Demande un peu moins. TERVILLE. C'est me contrarier que lui rendre des soins :Puisqu'il faut dire tout, j'ai des projets sur elle ; De l'objet que je cherche elle est le vrai modèle :Elle a de la gaieté, des moeurs, le meilleur ton ;Elle pense, elle est veuve, et moi, je suis garçon :Tout convient. VERSEUIL. Grand-merci de cette confidence. TERVILLE. Mon coeur, à tous égards, t'a dû la préférence. VERSEUIL. Eh ! mais, avances-tu ? TERVILLE. Mais.... j'augure assez bien ;J'ai déjà même écrit. VERSEUIL, avec une sorte d'inquiétude. Et pour réponse. TERVILLE. Rien. VERSEUIL. Progrès encourageant ! TERVILLE. Je saurai la réduire. Par cent nouveaux secrets je prétends la séduire ;J'en inventerai tant, qu'elle n'y tiendra pas ; Je te dirai ma marche et tu m'applaudiras. VERSEUIL. Peut-être. TERVILLE. Il faudra bien : oui, malgré ton peut-être,Apprends qu'on est aimé lorsqu'on s'obstine à l'être.Mais sois discret, afin que mon bonheur soit pur. VERSEUIL. Tu ne pouvqis choisir un confident plus sûr. TERVILLE. Il est essentiel, tu vois, de nous entendre ;Aux voeux de l'amitié j'ai le droit de prétendre ;Tu dois me servir même, au lieu de me croiser ;Fais que l'on m'aime, et moi, je te fais épouser.Par des soins mutuels, tenons avec adresse, Toi, ta femme, de moi ; moi, de toi, ma Maîtresse,Vraiment, tu dois m'aider. VERSEUIL. Modère ce transport. TERVILLE. Tu t'en trouveras bien, mettons-y de l'accord.Dis, me le promets-tu ? VERSEUIL, riant. Mais, non ; en conscience. TERVILLE. Tu ris ? VERSEUIL, riant plus fort. Ce que tu dis est plein d'extravagance. TERVILLE. Voilà de nos amis ! VERSEUIL, riant toujours plus fort. Tes discours sont si fous ! TERVILLE. Vous faites tout pour eux, ils ne sont rien pour vous.Mais la Marquise approche ; et je vais, sans mystère,Lui déclarer un feu que je ne puis plus taire. VERSEUIL. Devant moi ? TERVILLE. Pourquoi non ? VERSEUIL. Cela serait plaisant. Et... TERVILLE. Monsieur aujourd'hui trouve tout amusant. VERSEUIL. Oui SCÈNE VI. Les mêmes ; Madame de Verseuil. MADAME DE VERSEUIL. Les propos sont gais. VERSEUIL. Plus qu'on ne peut le croire :Terville me contait la plus plaisante histoire. TERVILLE, un peu embarrassé. Madame, pardonnez, si mon empressement.... À Verseuil qui rit.Paix donc... À Madame de Verseuil.J'allais monter dans votre appartement J'ai rencontré Verseuil. MADAME DE VERSEUIL. Point de cérémonie.Ô Ciel ! Des compliments auriez-vous la manie ? TERVILLE. Non ; mais, il est des soins... il m'a seul arrêté ;Il est sur un article à tel point entêté !... Poussant Verseuil.Va-t-en donc. MADAME DE VERSEUIL. Hem ? Comment ? Qu'est-ce que vous lui dites ? TERVILLE, le poussant plus fort. Oh ! C'est qu'aux environs il doit quelques visites ;Je le pressais d'aller. VERSEUIL. J'y vais ; il le faut bien :Je ne veux point troubler un si doux entretien. SCÈNE VII. Madame de Verseuil, Terville. TERVILLE. Allez-vous me gronder ? êtes vous courroucée? MADAME DE VERSEUIL. Pourquoi ? Pour une Lettre, il est vrai peu sensée, Mais qui m'a réjouie : en vérité, Monsieur,Tout cela n'est point fait pour donner de l'humeur.Votre démarche est folle, et pourtant naturelle.J'en ai ri ; voilà tout. TERVILLE. Voilà ce qu'on appelleUn sang froid admirable ! MADAME DE VERSEUIL. Il en faut quelquefois. Vous avez vos écarts, et nous avons nos loix.Vous avez cru, sans doute, et je vous le pardonne, Avec beaucoup d'ironie.Qu'à distraire un moment je pouvais être bonne ;Que je préférerais des liens plus aisésÀ ces noeuds solennels qui nous sont imposés. Vous vous êtes conduit en vrai Célibataire,Fort bien ! il faut en tout garder son caractère.Mais j'ai le coeur, l'esprit, la tête mal rangés ; Et je vous ennuierais avec mes préjugés.Je tiens aux vieilles moeurs, aux décences antiques. C'est ma façon de voir ; elle est des plus gothiques :Je me déclare au moins, et ne me masque pas.Le mariage même eut pour moi des appas,J'en aimai les devoirs, les égards volontaires,Je suis un composé de petites misères Qui ne vous iraient pas, dont vous seriez honteux,Et l'amour nous rendrait infortunés tous deux. TERVILLE. Eh quoi ! L'Hymen en vous trouve une apologiste.Vous aimeriez ce joug et ce contrat si triste,Qui condamne à s'aimer ceux qui s'aiment le moins Assujettit deux coeurs que l'attrait n'a pas joints ;Gêne et lasse bientôt la femme la plus sotte,Fait deux dupes toujours, et souvent un despote!Ainsi, vous serez donc ( disons-le... sans détour, )Épouse sans bonheur, ou veuve sans amour ? MADAME DE VERSEUIL, très gaiement. Justement, sans amour ; moi, c'est ma fantaisie,Et je m'en trouve bien... TERVILLE. Fausse philosophie ! MADAME DE VERSEUIL. Quoi que vous en disiez, j'en ai de temps en temps...Pour mes opinions, non pour mes sentiments.J'aime assez votre esprit, et même plus qu'un autre : Mais ne me parlez point d'un coeur tel que le vôtre.Je m'en défierais trop. TERVILLE. Eh, pourquoi, s'il vous plaît ? MADAME DE VERSEUIL. Quoiqu'il soit très solide, il a l'air trop distrait.À force de raison vous n'êtes pas trop sage :Guidé par le caprice, emporté par l'usage, L'amant qui vous ressemble est toujours très léger,Où, s'il devient profond, c'est dans l'art de changer ;Il trompe par état, cède à la plus nouvelle,Est séduisant, parjure, et gaiement infidèle. TERVILLE. Ah ! Peignez-moi, de grâce, avec d'autres couleurs : Ce ne sont là mes voeux, mes penchants, ni mes moeurs.Malheur à qui ne voit dans l'état le plus sage,Que le droit de céder à son humeur volage !L'amant qui me ressemble, heureux de s'enflammer,Veut aimer librement afin de mieux aimer : De s'engager ailleurs il est toujours le maître,Mais son coeur est confiant pour le plaisir de l'être.Des gens dont vous parlez, si j'avais les défauts ;Si j'étais indiscret, léger, cruel ou faux,Prétendrais-je à vous plaire ? en aurais-je eu l'envie ? Lorsque vous m'accusez, mon choix me justifie.Quant à l'extérieur, convenez cependant,Qu'on peut être à la fois et sensible et galant.Vous ne m'approuvez pas ! eh quoi ! Serait-ce un crime,De venger les attraits d'un noeud qui les opprime ; D'offrir au juste orgueil d'un sexe idolâtré,Ce culte si flatteur des maris ignoré,Entre mille Beautés de n'en exclure aucune,Et, toutes les aimant, de n'en préférer qu'une,De cacher... jusqu'au choix qui peut enorgueillir, Et d'enchaîner l'amour sous les lois du plaisir ? MADAME DE VERSEUIL. Ce langage est joli ; le croyez-vous bien tendre ? TERVILLE. A Ce reproche-là. je n'ai point dû m'attendre. MADAME DE VERSEUIL, observant Terville. Vous êtes, dites-vous, épris de mes appas ;Et moi, je vous préviens que vous ne m'aimez pas. TERVILLE. Qui, moi ? Lorsqu'un aveu... MADAME DE VERSEUIL. Je n'en suis pas la dupe.J'ai cru même entrevoir qu'une autre vous occupe.Si vous vous déguisiez vos véritables feux !...Souvent on est fripon, de peur d'être amoureux :Là, consultez-vous bien. TERVILLE, à part. Que veut-elle me dire? Haut.C'est un prétexte vain que je pourrais détruire.Ah ! Je vois ce que c'est : Verseuil apparemmentVous aura conseillé ce cruel enjouement :Au reste, il faudra bien que votre coeur l'oublie ;Car vous savez, je crois, qu'enfin je le marie. MADAME DE VERSEUIL. Oh ! C'est à faire à vous. TERVILLE. J'y compte, et, dans ce cas,Vous voyez clairement qu'il ne vous convient pas. MADAME DE VERSEUIL. Si vous continuez, comme lui, je vais rire. TERVILLE. De lui ? je le veux bien. MADAME DE VERSEUIL. Adieu. Je me retire. TERVILLE. Ah ! de grâce, un moment... s'il faut être jaloux, J'en suis capable, au moins, très capable. MADAME DE VERSEUIL. Qui ? vous !Vous le dites d'un ton persuasif. TERVILLE. Madame,Ne m'en défiez pas, je connois bien mon ame :Si je n'ai pas de quoi faire un mari charmant,J'aurai, quand je voudrai, les défauts d'un Amant. MADAME DE VERSEUIL. On entre ; c'est votre Oncle. TERVILLE. Ah ! Du moins, je vous prieNe l'instruisez de rien. MADAME DE VERSEUIL. Allons ! quelle folie!Moi, j'ai presque oublié ce que vous m'avez dit. TERVILLE. Quoi ?... ma foi, je m'y perds, sa gaieté m'étourdit. Il rencontre son oncle qui lui fait un accueil très froid, et il sort. SCÈNE VIII. Montbrisson, Madame de Verseuil. MONTBRISSON. Aidez-moi de vos soins ; je viens de voir Julie, Madame, et, sur Verseuil quand je l'ai pressentie,Elle a marqué soudain la plus vive douleur.Quelque chose l'agite et tourmente son coeur.J'ai voulu la presser, connaître ses alarmes,Ses yeux, en se baissant, se sont mouillés de larmes ; Elle évitéit les miens, et n'osait me parler.Ce silence pénible est fait pour me troubler.Madame, elle vous aime, et surtout vous écoute,Vous saurez arracher l'aveu que je redoute.Je veux qu'elle s'explique, efforcez-vous. MADAME DE VERSEUIL. J'y cours, Le coeur le plus caché ne se tait pas toujours.Dans chaque occasion fiez-vous à mon zele ;Il est égal, Monsieur, et pour vous, et pour elle. MONTBRISSON. Combien je vous devrai ! je ne peux voir souffrirCette ame intéressante et qui craint de s'ouvrir. La raison est toujours imposante à mon âge.L'amitié sous vos traits obtiendra davantage. ACTE III SCÈNE PREMIÈRE. Julie, Nérine. NÉRINE, entrant après Julie. Celle que vous aimez à l'instant vous cherchait.Vous étiez, m'a-t-on dit, dans le petit bosquet ;Seule à vous affliger : ma foi, Mademoiselle, Quand on a tout pour soi, que l'on est fraîche et belle,S'attrister est bien fou. JULIE. Je pense comme toi. NÉRINE. Mais vous avez pleuré ? JULIE, essuyant ses yeux. Quel conte ! NÉRINE. Je le vois. JULIE. Tu vois toujours fort mal. NÉRINE. Fort bien ; j'en suis très sûre. Haut.Ce n'est plus le dépit, c'est le coeur qui murmure. Je voudrais avoir part du moins à vos chagrins. JULIE. Nérine ... NÉRINE. Tous vos jours devraient être sereins,Marquez par cent plaisirs, embellis par vos charmes.Qui peut dans ce séjour vous arracher des larmes? À part.Ah ! que je hais l'ingrat qui cause son souci ! Haut.Si vous ne m'instruisez ; je vais pleurer aussi. JULIE. Eh ! De quoi ? NÉRINE. Mais... de rien. La douleur est permise ;Le motif vient toujours... j'abhorre la Marquise,Elle me souffle tout ; le plaisir de parler,D'entendre, de répondre et de vous consoler. Ne la voilà-t-il pas ? SCÈNE II. Madame de Verseuil, les mêmes. JULIE, à Nérine. Laissez-nous. NÉRINE. Sans reproche,On me chasse toujours dès que Madame approche. SCÈNE III. Madame de Verseuil, Julie. MADAME DE VERSEUIL. Eh ! Quoi ! Toujours rêveuse ! À la fleur de vos ans,Au sein de vos amis ! JULIE. Je ris de temps en temps. MADAME DE VERSEUIL. Ce rire là, Julie, est étranger à l'âme. La vôtre souffre. JULIE. Non. MADAME DE VERSEUIL. Je n'en crois rien. JULIE. Madame ! MADAME DE VERSEUIL. Je prétends et je dois respecter vos secrets :Mais les déguisements pour vous ne sont pas faits ;Et vous vous trahiriez, en voulant vous contraindre ;Soulagez votre coeur ; vous n'avez rien à craindre ; Vertueux, délicat, et du mien appuyé,N'oserait-il paraître aux yeux de l'amitié ? JULIE. Ah ! si vous me louez, je n'oserai rien dire. MADAME DE VERSEUIL. Ce seul mot là dit tout, et suffit pour m'instruire. JULIE. Comment ? MADAME DE VERSEUIL. Rassurez-vous. JULIE. Ciel ! MADAME DE VERSEUIL. C'est moi maintenant Qui vais vous confier votre secret tourment. JULIE. De grâce... MADAME DE VERSEUIL. Vous aimez ; voilà tout le mystère. JULIE, se jetant dans les bras de Madame de Verseuil. Ouvrez-moi votre sein. MADAME DE VERSEUIL. Un aveu reste à faire.Je le ferai pour vous. JULIE. Ah ! Ne poursuivez pas. MADAME DE VERSEUIL. Pourquoi donc ? il faut bien vous tirer d'embarras. JULIE, très vivement. N'allez, point le nommer. MADAME DE VERSEUIL. Vraiment si ; c'est Terville...Avouez qu'à présent vous voilà plus tranquille ? JULIE. Madame, puisqu'enfin vous avez deviné,Voyez combien mon coeur doit être infortuné !Victime d'une erreur qui le perdra lui-même, Je ne peux sans rougir nommer celui que j'aime ;Je ne peux espérer d'être jamais à lui,Tour ce qui m'enchantait, me désole aujourd'hui.Je le vis en ces lieux dès ma plus tendre enfance,Et trouvai par instinct du charme à sa présence. Quelquefois il venait se mêler à mes jeux ;Il semblait pressentir jusqu'à mes moindres voeux.Même avant de l'aimer, je cherchais à lui plaire.Pouvais-je alors prévoir cet affreux caractère,Qui de mes plus beaux jours corrompra la douceur, Et m'offre l'avenir sans l'espoir du bonheur ?Hélas ! J'ignorais tout, et l'amour et moi-même,Cette douce ignorance était mon bien suprême.La raison vint trop tôt me dessiller les yeux ;Mon coeur fut qu'il aimait et cessa d'être heureux. Il me fallut combattre un penchant trop aimable ;Le premier voeu du coeur pour moi devint coupable,Et Terville, adoré de moments en moments,Mêlait de l'amertume aux plus doux sentiments.Combien de fois, ô Ciel ! dans les bals, dans les fêtes, M'osa-t-il raconter ses nouvelles conquêtes !En croyant me distraire, il venait m'accabler ;Il riait.... et mes pleurs étaient prêts à couler.D'après, ce libre aveu, vous connaissez ma flamme ;Cachez-en le secret dans le fond de votre âme, Sur-tout à Montbrisson ; qu'il n'en soupçonne rien.C'est trop de mon tourment sans y joindre le sien. MADAME DE VERSEUIL. Ordonnez... je vous plains ; mais, croyez-moi, Julie,Ne désespérez pas des soins de votre amie. Terville est inquiet, et flotte dans ses voeux. Au premier jour offert il ouvrira les yeux.S'il osait persister, il serait trop barbare. JULIE. Puisqu'il ne m'aime pas, se peut-il qu'il répare ?...C'est lui-même, c'est lui qui me cherche un époux !Ce chagrin est pour moi le plus cruel de tous. Il va me marier, il le veut ! quel supplice!Et d'un si noir complot Verseuil est le complice !Terville, ah ! Dieu! Prétend qu'il m'épouse aujourd'hui ;Il croit que je vivrai pour un autre que lui.Ma situation est-elle assez affreuse ? Aimez-moi, guidez-moi ; je suis bien malheureuse.Que je hais ce Verseuil ! MADAME DE VERSEUIL. N'en dites point de mal. JULIE. Quoi ! De lui qui consent à cet hymen fatal? MADAME DE VERSEUIL. Écoutez : cet hymen ne peut jamais se faire. JULIE. Est-il vrai ? MADAME DE VERSEUIL. J'en réponds. JULIE. Et sur quelle lumière ?... MADAME DE VERSEUIL, en riant. Non ; quand tout s'unirait pour vous le proposer,Jamais, jamais Verseuil ne peut vous épouser.Je suis dans le secret. JULIE. Depuis cette assurance,Je ne le hais plus tant. MADAME DE VERSEUIL. Votre haine l'offense. JULIE. Il ne peut m'épouser !... Mais, Madame, pourquoi ? Comment ? MADAME DE VERSEUIL. C'est un mystère entre Verseuil et moi. JULIE. Monsieur de Montbrisson sera-t-il en colère ?Je me sacrifierais plutôt que lui déplaire ;Je l'aime tant ! MADAME DE VERSEUIL. Non, non : Monsieur de MontbrissonCédera... comme un autre, il entendra raison. JULIE. Par vous seule mon coeur veut se laisser conduire.Mais, si Verseuil s'obstine..... MADAME DE VERSEUIL, riant. On saura le réduire. JULIE. Et Terville ? Ah ! Jamais .... MADAME DE VERSEUIL. C'est ce qu'il faudra voir.Ayez plus de courage et sur-tout plus d'espoir !Terville..... JULIE. Mais, Madame, il me vient une idée Qui trouble tout-à-coup mon âme intimidée.Terville vous regarde et vous parle souvent :Si.... MADAME DE VERSEUIL. Je vous jure encor qu'il n'est pas mon amant. JULIE. Mais vous jurez toujours ; faut-il toujours vous croire ? MADAME DE VERSEUIL. Comment ? Vous le devez ; il y va de ma gloire. A son retour vers vous, moi, j'irais m'opposer !Verseuil, je vous l'ai dit, ne peut vous épouser,Et rien, ( c'est une énigme encor plus difficile )Ne peut, j'en fais serment, me faire aimer Terville. JULIE, à Madame de Verseuil qui rêve. Je ne vous conçois pas ... ! Mais à quoi songez-vous ? MADAME DE VERSEUIL. Ceci vaut qu'on y pense. JULIE. Ah ! Madame ! MADAME DE VERSEUIL. Entre nous.... À elle-même.Un Amant raisonneur est une étrange chose :L'effet est ridicule, et ressemble à la cause. À Julie.Vous sentez-vous dans l'âme un peu de fermeté ? JULIE. Contre lui ? MADAME DE VERSEUIL. Quoi ! déjà de la timidité ? JULIE. Madame, expliquez-vous ? MADAME DE VERSEUIL. Il faut feindre, Julie,D'aimer .... même Verseuil ; il le faut. JULIE. De ma vieJe n'y consentirai. Songez donc quel tourment !...Je ne connais point l'art de feindre un sentiment. MADAME DE VERSEUIL. Je me charge du crime : en un mot, je l'exige, Je n'ai point de pitié d'un coeur qui vous afflige.Puis-je compter sur vous ? JULIE. Je ne pourrai jamais.D'ailleurs que servira ?... MADAME DE VERSEUIL. Vous le saurez après. JULIE. Je crains trop. MADAME DE VERSEUIL. Il faut bien obéir à son guide. JULIE. Mais..... MADAME DE VERSEUIL. Je sers votre amour. JULIE, en souriant. L'amitié me décide. MADAME DE VERSEUIL. Ferme ! Verseuil approche, essayez-vous toujours.Composez devant lui votre air et vos discours. JULIE. Secondez-moi du moins : un mot peut me confondre ;Et de moi-même encor je n'ose vous répondre. SCÈNE IV. Les mêmes, Verseuil. MADAME DE VERSEUIL, à Verseuil. Enfin, à quand l'hymen ? Va-t-il encor traîner ? Julie est à la fin toute prête à signer.Vous devez lui trouver un maintien moins sevère,Plus enjoué, plus libre.... on aspire à vous plaire. VERSEUIL, embarrassé. Mettez-moi donc au fait.... je ne si pas .... hé bien.. MADAME DE VERSEUIL. Quoi ! Monsieur, vous voilà déconcerté pour rien ? Vous n'êtes point aimé, soyez, soyez tranquille. À demi-voix et sans être entendue de Julie.Il ne s'agit ici que de tromper Terville,Et j'ai besoin de vous.... il faut sonder ses voeux. À Julie.Allons, de la gaieté ? JULIE. Je fais ce que je peux. VERSEUIL. Hé bien, dites, voyons..... MADAME DE VERSEUIL. Terville vous marie ; Soyez donc plein d'ardeur en parlant à Julie. À part à Verseuil.Voilà l'essentiel .... oui, des transports, des soins. VERSEUIL. Ah ! j'entends.... vous voulez.... MADAME DE VERSEUIL, haut. Prenez-y garde au moins ? JULIE. Mais que dites-vous donc ? MADAME DE VERSEUIL. C'est encore un mystère.Je trompe... il doit m'aider, et vous, nous laisser faire. On vient, l'air empressé .... c'est Terville. JULIE, dont Verseuil baise la main avec transport. En effet.Lui-même. SCÈNE V. Les mêmes, Terville. TERVILLE, s'arrêtant au fond du théâtre. Tout s'arrange, à ce qu'il me paraît.Julie est, ce me semble, un peu moins inhumaine. Haut et avec une joie contrainte.Je rends grâce vraiment au hasard qui m'amène : L'instant est bien choisi : quand on doit être époux, Tout veut que l'on se livre à des transports si doux, À Verseuil.Vous l'ayez donc enfin décidée ? VERSEUIL. Oui, Terville ;C'est ce que tu voulais ? Dis... MADAME DE VERSEUIL. Demande inutile.Tant de plaisir revient à l'auteur d'un bienfait !Comme l'on doit sourire à l'heureux qu'on a fait ! JULIE. Monsieur doit refleurir le bonheur qu'il procure. TERVILLE. Ma joie est concentrée, et n'en est pas moins pure. MADAME DE VERSEUIL. Il faudra, s'il vous plaît, ne pas vous éloigner.On vous appellera. TERVILLE. Pourquoi donc ? MADAME DE VERSEUIL. Pour signer. TERVILLE, avec trouble. Pour signer !... Je suis prêt. VERSEUIL. Oui, c'est moi qui t'en prie MADAME DE VERSEUIL. Vous signerez, Monsieur, comme ami de Julie. TERVILLE, à part. Comme ami ! MADAME DE VERSEUIL, à Terville. Convenez, vous, homme à sentiment,Que leur hymen vous offre un spectacle charmant.Vous qui savez aimer, vous du moins qui le dites ;Vous devez..... TERVILLE, toujours avec contrainte. Admirer des flâmes si subites ? Regardant Julie qu'il surprend dans la rêverie.je les admire aussi..... Julie a l'air très gai. JULIE, se remettant. Oh ! je ne montre pas tout le plaisir que j'ai. VERSEUIL. Il y prend part. MADAME DE VERSEUIL. À Verseuil.Monsieur, trêve aux discours frivoles ;Le temps fuit, il échappe et se perd en paroles.Venez chez Montbrisson, et prenons un moment, Qu'aussi bien que Terville, on désire ardemment. Verseuil donne la main à Julie. TERVILLE, l'arrêtant. Mademoiselle, un mot. VERSEUIL, l'emmenant. Suis-nous pour l'en instruire. TERVILLE, la retenant. Non, je voudrais ici.... Monsieur et Madame de Verseuil, en s'éloignant, encouragent Julie par des signes. JULIE, revenant. Qu'avez-vous à me dire ? SCÈNE VI. Julie, Terville. TERVILLE, avec l'expression du simple intérêt. Combien je suis heureux ! j'ai fait votre bonheur,Mais pourquoi cachiez-vous le fond de votre coeur ? Vous ne voyiez Verseuil qu'avec indifférence,Et cela m'affligeait. JULIE. La raison, la décence,M'empêchaient de parler : discrète, à mes dépens,Je savais renfermer mes secrets sentiments ;Je me suis quelquefois imposé ce supplice ; Ce n'est point là, Monsieur, mon premier sacrifice ;Mais enfin, à risquer l'aveu que j'avais fui,L'aveu de Montbrisson m'autorise aujourd'hui. TERVILLE. Votre âme est donc enfin satisfaite ? JULIE. Oh ! RavieC'est vous qui répandez ce charme sur ma vie : Mais.... quoi qu'enfin je doive à vos soins obligeants,Quelle rage avez-vous de marier les gens ?Vous croyez-vous le seul que l'hymen intimide ? TERVILLE. Il ne peut qu'être heureux,quand l'amour y préside.Le Comte est jeune. JULIE. Après ? TERVILLE. Il est riche. JULIE. Ah ! fort bien. Et si pour moi, Monsieur, tout cela n'était rien ;Si, redoutant un coeur trop sensible et trop tendre,Je m'étais condamnée à ne jamais dépendre,Ne conviendrez-vous pas que vos soins indiscretsMe livreraient alors à d'éternels regrets ? TERVILLE. J'aurais pu !.. JULIE. À part.Qu'ai-je dit ? Haut, et très vivement.vous n'avez rien à craindre.Mon bonheur est visible, et c'est trop le contraindre.Je fuis reconnaissante... eh ! ne le dois-je pas ?J'aime mes bienfaiteurs, et je hais les ingrats. TERVILLE. Souvent on l'est bien moins que l'on ne paraît l'être. Souvent... mais votre choix se fait enfin connaître,Et le Comte... j'approuve un pareil sentiment.Cet hymen vous convient... Oui, Verseuil est charmant. JULIE. Je n'ai garde, Monsieur, d'oser vous en dédire. TERVILLE. Moi, je dois le louer. JULIE. Moi, je dois y souscrire. TERVILLE. Vous l'aimez, n'est-ce pas ? JULIE. Puisqu'il m'est destiné... TERVILLE. Votre coeur, je le vois, est très déterminé. JULIE. À part.Qu'il m'en coûte ! Haut.Oui, Monsieur. TERVILLE. Je vous en félicite.Verseuil... JULIE, à part. Ciel ! cachons lui le trouble qui m'agite, Haut.Je le dois à vos soins, vous me l'avez donné, Mon destin pourrait-il n'être pas fortuné ? À part, et se détournant.Le cruel ! il le croit... TERVILLE. Eh bien, MademoiselleJe vais presser moi-même une fête si belle. Il va pour sortir, et revient. JULIE. À part.Je tremble... où suis-je ? À Terville.Eh bien, qui peut vous retenir ? TERVILLE. J'allais hâter l'instant où l'on doit vous unir, Et de votre tuteur dissiper les alarmes. Cet hymen.... JULIE, avec une joie affectée. Vous voyez qu'il a pour moi des charmes, Avec chaleur et fermeté.Heureuse, mille fois, celle qui peut, Monsieur,S'abandonner sans crainte à l'attrait de son coeur,S'enorgueillir des voeux, du nom de ce qu'elle aime, S'applaudir et s'aimer dans un autre soi-même,Lui devoir son état, ses sentiments, ses moeursPartager ses plaisirs, consoler ses malheurs ;Dans ses yeux attendris lire sa destinée ;Exister dans lui seul, à lui seul enchaînée ; Chérir ces doux liens qu'on se plaît à serrer,Et ne regretter qu'eux, au moment d'expirer!Terville... infortuné ! Qui croyez être un sage,D'un noeud, formé par vous, telle est pour moi l'image.Vous ; insultez aux soins de deux coeurs bien unis ; Par ces soins mutuels, croyez qu'ils sont punis ;Embrassez une erreur que je ne puis comprendre ;Dans un monde brillant cherchez à la répandre :Peu jaloux du repos, amoureux des succès,Effleurez le bonheur sans l'obtenir jamais. Que vous importe une âme ou la vôtre jouisse,Qui soupire avec vous, avec vous s'attendrisse ?...Soyez libre, cédez à de vagues désirs ;Mais... Puisse aucun remords ne troubler vos plaisirs !Moi, je vous devrai tout, je vous en remercie... Que vous avez bien lu dans le coeur de Julie ! SCÈNE VII. TERVILLE, seul, avec la plus grande sensibilité. Enfin, c'en est donc fait ; son coeur s'est engagé !...Son coeur peut être heureux... le mien est soulagé.J'aurais crains sa douleur autant que ma tendresse.Mais elle aime Verseuil... Oui Verseuil l'intéresse. Quant à lui... je puis bien répondre de ses feux.Le moyen de la voir sans en être amoureux!Sa simplicité même est son art de séduire...L'amour sur elle encor n'avait eu nul empire...Et même je doutais que son coeur sut aimer. Je croyais... pour Verseuil, elle a pu s'enflammer !Sitôt ! Oui, c'en est fait : rien ne m'est plus contraire.Pour me tranquilliser, il fallait qu'il sut plaire ...Il plaît !... J'en suis ravi... Félicitons-nous bienDe voir qu'en s'enchaînant elle aime son lien. Son âme au repentir ne sera point ouverte,Et son bonheur certain va m'adoucir sa perte. SCÈNE VIII. Teville, Nérine. NÉRINE. Ou tous les gens sont-ils ? Picard ! Germon ! Lafleur ! TERVILLE. D'où vient donc cet effroi ? NÉRINE. Vous le saurez, Monsieur ;On tremblerait à moins ; l'alarme est assez vive. Un vieil écervelé dans ce moment arrive ; Saingérans est son nom : à peine descendu,Vers l'endroit où j'étais il a vite accouru.Je me tranquillisais ; oisive et solitaire,Je goûtais le plaisir de n'avoir rien à faire. Le voilà qui m'observe. TERVILLE. Oh ! Vraiment, je le crois. NÉRINE. Sa lorgnette à la main, il rode autour de moi :Je veux fuir ... il me suit ; son air me déconcerte ;La peste ! quel vieillard, et comme il est alerte !Dieu ! c'est lui ! je me sauve ... Saingérans en entrant voit fuir Nérine ; il la suit des yeux et la lorgne jusques dans la coulisse. SCÈNE IX. Saingérans, Terville. SAINGÉRANS. On n'est point au salon : On a cherché partout Julie et Montbrisson.Ah ! Terville, bonjour, cette terre est fort belle ;Mais c'est un vrai désert. Que la poste est cruelle !... Je suis tout essoufflé. Il tombe sur un siège. TERVILLE, riant. Je ne vous vis jamaisL'air plus délibéré, sur-tout un teint plus frais. SAINGÉRANS. Vous trouvez !... il est vrai ; mon asthme à lâché prise. TERVILLE. En effet, on voit bien qu'il n'est plus dans sa crise. SAINGÉRANS. Non. Je n'étouffe plus que six heures par jour. TERVILLE. Vous devez être encor formidable en amour ! SAINGÉRANS. Tel que vous me voyez, je vaudrais la jeunesse ; Mais ce chien de mal-là m'ôte un peu de vitesse :Je le mate pourtant avec un train réglé,Du marasquin, du punch, et du vin d'Auvilé :Je fais le libertin, et cela vous étonne :Mais c'est, je vous assure, un air que je me donne ; Car je me range enfin. TERVILLE. Oui ! SAINGÉRANS. Très décidément.Je vais prendre un parti. TERVILLE. Raisonnable ? SAINGÉRANS. Et décent,Il faut trancher le mot... Je permets qu'on en ri, Tout m'y force ; je sens de la mélancolie,Des vapeurs sombres. TERVILLE. Vous ! Ce discours vous sied bien ! SAINGÉRANS. D'honneur, je suis confus de ne tenir à rien. TERVILLE. De ne tenir à rien ! Si tout échappe, on s'aime ;On rit du genre humain, et l'on tient à soi-même. SAINGÉRANS. Oh ! L'amour-propre s'use. TERVILLE. Y songez-vous ? SAINGÉRANS. Ma foiJe suis assez souvent au plus mal avec moi. TERVILLE. Eh ! d'où vous viennent donc ces ténébreux capricesJe vous vois très fêté. SAINGÉRANS, se frottant les mains. Parfois, dans les coulisses,À titre d'amateur. TERVILLE. Ailleurs encor ? SAINGÉRANS. Mais, oui ;Je vais dormir le soir chez quelque ancien ami,A la société je suis toujours fidèle ; Et, comme vous voyez, j'ai des égards pour elle. TERVILLE. Ne vous plaignez donc pas ; soyez gai ; tenez bon.La vieillesse d'un Sage, est sa belle raison. SAINGÉRANS. Propos. Je n'y crois pas ; et vous, pas davantage.On sent mieux la fatigue à la fin du voyage. Envahi je me dissipe et j'ai recours à l'art :La nature se venge, et je m'en plains trop tard.Je ne fais plus ma cour. TERVILLE. Ces regrets là sont minces. SAINGÉRANS. On ne me voit plus guère aux soupers de nos Princes ;Mon Docteur m'interdit la chasse avec le Roi ; Je n'ai point de crédit, n'ayant aucun emploi.J'ai beau parler, conter, disputer à merveille,Et voir le lendemain ceux que j'ai vus la veilleNul retour, pas un soin. C'est dégoût sur dégoût.L'expérience afflige et le temps corrompt tout. Vous le saurez trop tôt. Quant au train de la vieQue l'on fait.... vient un âge où tout cela s'oublie ;Et j'en enrage, au moins.. car, Dieu-merci, tous deux,Nous sommes, n'est-ce pas, tant soit peu vicieux ?Mais le comble des maux, c'est dans mon domestique. Chez moi, pas un valet qui ne soit despotique.On me vole, on me pille, on me battrait, je crois,Sans un vieil Intendant qui se fâche pour moi.Ces inconvénients ont dessillé ma vue ;Ma liberté me pèse, et mon bonheur me tue ; On ne nous entend pas. TERVILLE. Quelle précaution ! SAINGÉRANS. Tenez, le mariage à quelque chose est bon.C'est un meuble amusant qu'une femme jolie ;On l'obstine, elle gronde, et cela désennuie. TERVILLE, qui a paru rêveur et surpris pendant le couplet de Saingérans. Plaisantez-vous ? SAINGÉRANS. Moi ! non. TERVILLE, avec chaleur et assez de légèreté. Vous marier ? ô Ciel ! Et qui peut vous donner un conseil si cruel ?Qui ! vous du célibat, le soutien et l'Apôtre,Vous allez sous le joug vous ranger comme un autre ;Sur le plus noble état déchaîner le brocard ?On bâille chez sa femme, aussi bien qu'autre part. Serez-vous plus heureux d'avoir une coquetteQui rira d'un vieillard dormant à sa toilette ;Aura des soupers fins d'où vous serez exclus ;Des amis, qui bientôt ne vous salueront plus ;Et, vous tenant pour mort, feront voeu dans leur âme ; Du vivant de Monsieur, de consoler Madame ?Quant au pillage, eh ! mais, où vous embarquez-vous ?Votre nouveau projet, vous dis-je, est des plus fous.Le train d'une maison, les fêtes, l'étiquette,Le jeu, que sais-je enfin ?... Oh ! l'épargne est complète. Le luxe est à tel point, qu'une femme à présentPourrait vous ruiner.... en économisant. SAINGÉRANS. Soit ; j'en ferai l'essai : mais, allons, je vous prie,Pour me distraire un peu, joindre la Compagnie ;On sera sûrement enchanté de me voir. TERVILLE. Peut-être. SAINGÉRANS. Pourquoi donc ? TERVILLE. Vous voyez tout en noir. SAINGÉRANS. J'ai, dans ce moment-ci, le projet d'être aimable. TERVILLE, à part. Oh ! Nous sommes perdus. SAINGÉRANS. Un objet adorable !... TERVILLE. Quel est donc cet objet auquel vous prétendez ? SAINGÉRANS. Vous saurez le détail que vous me demandez : C'est trop me retenir, je crains votre éloquence. TERVILLE. Verseuil est dans ces, lieux. SAINGÉRANS. Je le savais d'avance. TERVILLE. Pour une grande affaire. SAINGÉRANS. Oui, oui, je suis au fait,Il est dissimulé, mais je sais son secret. Hésitant sur le nom.Il vent se marier, tant mieux... c'est à Julie. D'une certaine femme, elle est, dit-on, l'amie ; Marquant sa joie.Bon incident pour moi ! c'est que ... mais sans façonJe vous quitte, et je vais saluer Montbrisson. TERVILLE, l'arrêtant. Hâtez surtout un noeud vraiment fait pour vous plaire.Verseuil n'attendait plus qu'un aveu nécessaire. SAINGÉRANS, s'en allant. Je l'apporte. TERVILLE, le suivant. Oui ? fort bien. Cet hymen arrêté,Ainsi que le repos, me rend la liberté. ACTE IV SCÈNE PREMIÈRE. Montbrisson, Madame de Verseuil. MONTBRISSON. Eh bien, nous l'emportons ; et, grâce à votre zèle,Verseuil est, je le vois, allez bien avec elle : Vite, il faut les unir. MADAME DE VERSEUIL. Allons, autre embarras ! À moins de me trahir je n'en sortirai pas. MONTBRISSON. J'entrevois à présent d'où venait son silence ;C'était timidité, plutôt qu'indifférence. MADAME DE VERSEUIL, avec inquiétude. Je ne sais... mais, Verseuil... il aurait à son tourÀ vous prier. MONTBRISSON, très vivement. Je vais couronner son amour, Le donner pour modèle à ces hommes volages,Corrupteurs déguisés fous le titre de sages.Qui, détachés de tout, n'ont que des voeux distraits,Pensent, pensent toujours, et ne sentent jamais. Égarent la beauté, savent, avec adresse, Vers la réduction attirer sa faiblesse ;Se font de la tromper un honneur inhumain,Et s'emparent du coeur, quand un autre à la main.Pardon, mon âme souffre et j'aime à la répandre ;Mais je puis vous parler : la vôtre fait m'entendre. Revenons à Verseuil ; qu'il soit moins agité :Son hymen se fera : c'est un point arrêté.Notre vieux fou consent, et vraiment il me semble, Que tout ce qu'il nous faut, son neveu le rassemble ;Les moeurs, l'âge, l'état. MADAME DE VERSEUIL, très embarrassée. Les moeurs, l'âge .... oui, fort bien. Mais Julie..... MONTBRISSON. On ramène un coeur comme le lien ;Doux, honnête, empressé, Verseuil saura lui plaire, MADAME DE VERSEUIL, l'interrompant. Elle voudrait peut-être un aveu de son père,C'est ce qui la retient. MONTBRISSON. Calmez cette frayeur.Tenez, je crois enfin lire au fond de son coeur, Je m'en flatte du moins ; elle pense sans douteQu'elle va me quitter, voilà ce qui lui coûte ;Mais avec un seul mot, je puis la rassurer ;Je vais l'unir au Comte, et non m'en séparer ;Ses soins depuis longtemps ont consolé ma vie, Et je veux que mes yeux soient fermés par Julie.Ils logeront chez moi. MADAME DE VERSEUIL. Monsieur... si cependant... MONTBRISSON. Achevez..... MADAME DE VERSEUIL. Si Julie a quelque autre penchant ? MONTBRISSON. Tranquillisez-vous donc. Qui voulez-vous qu'elle aime ?Est-ce Terville ?... Hé bien ?... Quoi ? victime elle-même... Après un long silence.Le coeur de ma pupille est de vous mal connu :Pour nourrir de tels feux, elle a trop de vertu,Je vous dirai bien plus, et la preuve est facile :Elle est depuis six mois plus froide avec Terville,Le cherche beaucoup moins, s'occupe moins de lui : Ce soupçon est injuste, et sur-tout aujourd'hui.Concevez donc ma peine en cette circonstance :Si ce que vous craignez avait quelque apparence,Je suis loin d'y songer. MADAME DE VERSEUIL, voulant parler et se retenant. À part.Laissons lui son erreur ;Je crains, en l'éclairant, de déchirer son coeur. MONTBRISSON. On m'attend... j'oubliais que Saingérans me presse ;Malgré moi je diffère et tiens mal ma promesse.Julie en ce moment emporte tous mes voeux.Ce n'est que son bonheur qui peut me rendre heureux,Périsse l'âme froide, insensible et stérile Que n'enflamma jamais le plaisir d'être utile ! SCÈNE II. MADAME DE VERSEUIL, seule. Ma situation est étrange vraiment !Parler est un péril, me taire, est un tourment.Je compromets Verseuil en rompant le silence,Et c'est, en le gardant, Montbrisson que j'offense ; Ce maudit Saingérans ! Il a de la raisonPour la première fois !... Elle est hors de saison.Et, jusque à ce jour, ardent célibataire,Il fait cas de l'hymen, dès qu'il nous est contraire.Terville maintenant est mon unique espoir. Des feux qu'il dissimule, essayons le pouvoir.Irritons son amour, piquons sa jalousie :Il aime... qu'il épouse et qu'il cède à Julie. SCÈNE III. Madame de Verseuil, Terville. MADAME DE VERSEUIL. Vous paraissez troublé ! TERVILLE. Je le suis en effet. MADAME DE VERSEUIL. Eh ! pourquoi ? TERVILLE. Savez-vous ce que Verseuil a fait ? MADAME DE VERSEUIL, ironiquement. Voyons : vous m'effrayez. TERVILLE. Quelle tête légère !Et vous viendrez encor vanter son caractère !Montbrisson, moi, vous-même, il nous compromet tous ;On sait que de Julie il doit être l'époux ;Montbrisson le veut bien, son Oncle le désire, Ici, dans cet espoir, mon amitié l'attire,Par votre empressement vous secondez nos voeux,Et Monsieur, m'a-t-on dit, rompt soudain tous ces noeuds !Vous sentez à merveille à quoi cela m'expose. Julie ainsi traitée ! et quelle en est la cause ? C'est moi, moi seul ! Julie!... ah ! Madame, pardon.Devait-elle éprouver un pareil abandon? MADAME DE VERSEUIL, toujours avec une ironie gaie. Je vois avec chagrin que cela vous désole.Et... TERVILLE. Vous riez, je crois ? MADAME DE VERSEUIL. Moi ! Non. Je vous console,Que voulez-vous, Terville ? on adopte vos moeurs, Et l'exemple d'un sage est puissant sur les coeurs.Verseuil craint une chaîne. TERVILLE. Il fallait donc le dire...J'ai cru voir des rapports... le zèle qui m'inspire...Par exemple, en mille ans, moi qui connais vos goûts, Je ne vous l'aurais pas destiné pour époux ; Il n'existe, entre vous, rien qui soit compatible. MADAME DE VERSEUIL. Vraiment ? TERVILLE. J'ai là-dessus le coup d'oeil infaillible ;Mais, j'ai cru qu'à Julie il pouvait convenir,Et ma tendre amitié brûlait de les unir. MADAME DE VERSEUIL. Votre amitié ? TERVILLE. Sans doute. Au reste, je réclame L'équité, l'honneur même, et j'espère, Madame,Qu'après l'affront cruel qu'il nous fait aujourd'hui,Sans nuls ménagements vous rompez avec lui. MADAME DE VERSEUIL. Oh ! Divorce total. TERVILLE. Il le faut. MADAME DE VERSEUIL. Je le pense,Et vais, je vous assure, agir en conséquence. TERVILLE. Non, je n'en reviens point. Quoi ?... MADAME DE VERSEUIL. Le pire de tout, Observant Terville.C'est que Julie, enfin, pour Verseuil a du goût,Mais un goût décidé : son coeur est très sensible. TERVILLE. C'est ce qui m'a paru.... MADAME DE VERSEUIL, seule. C'est une chose horribleSans exemple ? TERVILLE. Oh ! Vraiment, vous avez bien raison ; Verseuil.... MADAME DE VERSEUIL. Moi, je ne puis croire à sa trahison. TERVILLE, avec l'inquiétude de la jalousie. Que vous en dit Julie ? MADAME DE VERSEUIL. Elle en parle sans cesse. TERVILLE. Avec gaieté ? MADAME DE VERSEUIL. Comment ! Dites avec tendresse. TERVILLE, tâchant de cacher son trouble. Mon Dieu ! très volontiers : ajoutons seulementQu'un amour aussi vif est venu brusquement. MADAME DE VERSEUIL. Tenez, sur l'heure encor je louais la tournureDe son esprit, son ton, sa douceur, sa figure,Et même, franchement, j'exagérais un peu.Eh bien, à mes discours elle a joint son aveu. TERVILLE. À merveille ! MADAME DE VERSEUIL. Et d'un mot ne m'a pas démentie. TERVILLE. Le Comte trouve en vous une excellente amie. MADAME DE VERSEUIL. Oui, je lui veux du bien ... mais, c'est vous le premierQui formâtes le noeud dont il va le lier :Car... il n'est point changé, non, son âme est trop belle,Et croyez qu'à Julie on n'est pas infidèle ... Mais, écoutez-moi donc avec moins d'embarras,Puisqu'enfin il est clair que vous ne l'aimez pas. TERVILLE. Quand un autre à sa main eut le droit de prétendre, Oui, j'irais, n'est-ce pas, m'aviser d'être tendre ?Tout ce qu'un zèle vrai peut inspirer de soins, Vous, mon oncle et Verseuil, vous en êtes témoins,Je m'y soumets pour elle, et je le dois peut-être.Sans doute il faut l'aimer, quand on sait la connaître.Vouloir ce qui lui plaît est habitude en moi.Je ne pourrais prévoir son malheur sans effroi. Si j'osais m'enchaîner, j'aurais brigué ses chaînes,Partagé ses plaisirs, et ressenti ses peines.Quant à l'amour... oui, oui, j'ai su m'en préserver, Et je suis maintenant bien sûr de le braver.On ne peut se méprendre au motif qui m'anime, Et vous ne doutez pas qu'il ne soit légitime.Je m'en flatte du moins : j'ai banni pour jamais,Ces feux nés dans le trouble et suivis des regrets.C'est... c'est comme une soeur que je chéris Julie ;Je serai trop content de l'avoir pour amie. MADAME DE VERSEUIL. Eh ! mais, pour ses appas n'étant point enflammé,Vous êtes trop heureux de n'être point aimé. TERVILLE. Je sens.... MADAME DE VERSEUIL. Si vous l'étiez, vous seriez trop coupable Votre obstination serait inexcusable.Concevez à quel point il deviendrait cruel ; Figurez-vous alors le désespoir mortel,Les tourments inouïs d'une amante égaréeDe tout ce qu'elle adore à jamais séparée.Combien je vous plaindrais! TERVILLE. Oui, Marquise, en effet,Ce serait pour mon âme un éternel regret. Ce reproche toujours viendrait troubler ma vie,Et je dois... m'applaudir des froideurs de Julie.Je vous dirai bien plus : lorsqu'un moment d'erreurM'a flatté quelquefois d'avoir touché son coeur,J'étais contraint, honteux, je me craignais moi-même, Et j'avais l'air soumis, que l'on a quand on aime ;Par bonheur, sur mon doute, elle m'a rassuré ;Son penchant pour Verseuil m'est assez démontré....Ce Verseuil est heureux ! avouez-le, Madame. MADAME DE VERSEUIL. Mais ... TERVILLE, avec un dépit contraint. Tout lui réussit... Il règne sur son âme, On l'aime !... Il le mérite !... Il conviendra du moins,S'il obtient ce trésor, qu'il le doit à mes soins...Il m'a bien secondé, j'aurais tort de me plaindre.Sûr d'être indifférent, je n'ai plus rien à craindre ;Allons... je jouirai, moi qui sais leurs destins, En voyant que Julie aura des jours sereins.Ce voeu de l'amitié n'est point un voeu stérile.... Vous voyez maintenant que mon coeur est tranquille ;J'ai su l'accoutumer à disposer de soi,Et le bonheur d'autrui n'est point perdu pour moi. MADAME DE VERSEUIL. Que j'aime ce transport ! il peine une ame honnête. À part.Le coeur est bon : mais reste à réformer la tête. TERVILLE. Pensez-vous que Verseuil ?... MADAME DE VERSEUIL, riant. Oh ! Brisons là-dessus .... Après un silence.De votre amour pour moi vous ne me parlez plus. TERVILLE, lui baisant la main. L'aveu fut indiscret. MADAME DE VERSEUIL. L'amour imaginaire. TERVILLE. Moi ! Je n'aurais pas eu le désir de vous plaire ? MADAME DE VERSEUIL, gaiement. Rassurez-vous, j'y crois ; on vient. SCÈNE IV. Julie, les mêmes. JULIE, à Madame de Verseuil. Ah ! vous voici. MADAME DE VERSEUIL, à Terville. Demeurez. JULIE, à Madame de Verseuil. J'espérais vous trouver seule ici. MADAME DE VERSEUIL, à Terville. N'êtes-vous pas charmé ? Quel enjouement !..... JULIE. Madame,C'est plus que de la joie : oui, lisez dans mon âme. Mon père !... Quel bonheur m'attendait aujourd'hui !Je viens de recevoir une lettre de lui.J'en ai baisé cent fois les sacrés caractères ;De mon attachement les marques lui sont chères ;Mon souvenir, dit-il, adoucit tous ses maux, Puissé-je de mes jours racheter ses travaux !Pourquoi faut-il, hélas ! contraignant ma tendresse,Consumer loin de lui mon oisive jeunesse ;Sur des bords étrangers le laisser sans soutien,Et, quand je lui dois tout, ne m'acquitter de rien ? Mon coeur le cherche au moins ; dans son impatience,Des climats qu'il habite il franchit la distance :Je le vois, je l'entends, je lui peins mes regrets....Eh! qu'est-ce que des pleurs pour payer ses bienfaits? TERVILLE, à part. Quelle âme ! MADAME DE VERSEUIL. Embrassez-moi. Vous m'avez attendrie. En regardant Terville.Pour le coup, à Verseuil, il faut porter envie ! TERVILLE. Mademoiselle, ainsi la nature et l'amourSemblent d'accord tous deux pour vous faire un beau jour ? Ici Julie et Madame de Verseuil ont un jeu muet entre elles.Votre hymen, je le vois, va bientôt se conclure,Il semblait incertain, mais Saingérans l'assure. JULIE. De ce vieux Monsieur là nous avions bien besoin ! MADAME DE VERSEUIL. Je voudrais, comme vous, le voir déjà très loin. TERVILLE. Toutes deux contre lui ! quelle en est donc la cause ? JULIE, à Madame de Verseuil. De son séjour ici craignez-vous quelque chose ? MADAME DE VERSEUIL. Si je crains ! JULIE. Contre vous que peut-il proposer ? MADAME DE VERSEUIL. Vous ne savez donc pas qu'il vient pour m'épouser? SCÈNE V. Les mêmes, Saingérans, Verseuil. Causant avec action dans le fond du théâtre. Ils ont tous l'air consterné, excepté Saingérans. SAINGÉRANS, avec impatience. Plus de délais, te dis-je ; un tel hymen m'enchante. À Julie en riant.Est-ce parler cela ? Vous voilà bien contente. JULIE, s'éloignant, et allant s'asseoir à un métier de tapisserie. Monsieur !.... SAINGÉRANS. Quelle pudeur ! MADAME DE VERSEUIL. Allons donc ; finissez :Ne voyez-vous pas bien que vous l'embarrassez ? SAINGÉRANS. Avec quelque autre ici la leçon serait bonne ;Mais, moi, je n'ai jamais embarrassé personne. VERSEUIL, à part et avec humeur. Vraiment, il y paraît ! SAINGÉRANS. C'est un de mes talents.Dans la société, je vais, je viens, j'entends ; Je me glisse à travers toutes les aventures, Et vois tout, sans rien voir ... Ce sont là mes alluresAussi, c'est pour cela, ( je dis la vérité ),Que par-tout, comme ici, je suis fort bien traité. À Madame de Verseuil qui l'écoute d'un air distrait et impatient.Ah ça ! répondez net à ce que je propose.On dit que je suis vieux, il en est quelque chose ; Mais enfin, je suis riche, en dédommagements :Tenez, vous êtes veuve et le seriez longtemps,Vous avez peu de biens ; joignez-y ma fortune :Une maison doit plaire, et vous en tiendrez une,Où vous vivrez, ma foi, comme il vous conviendra ; Sous vos prodigues mains l'or y circulera.Je ne suis point gênant : sans que rien me déplaise,Vous jouerez, jaserez, rirez tout à votre aise :Je reviendrai le soir ... pour causer seulement,Puis, je me sauverai sans aucun compliment. Il tousse. MADAME DE VERSEUIL. Qu'est-ce donc ? SAINGÉRANS. Ce n'est rien. TERVILLE, à Madame de Verseuil. Cette vie est tentante. SAINGÉRANS. La peinture en est vive. MADAME DE VERSEUIL. Et vraiment séduisante. SAINGÉRANS. Allons, décidez-vous, acceptez le marché ;Il n'est pas si mauvais : loin d'en être fâché, Verseuil, demandez-lui, brûle au fond de son âme, D'applaudir à mon choix, et de vous voir ma femme. TERVILLE. Mais... votre toux ! SAINGÉRANS. Paix donc. VERSEUIL. Mais votre asthme ! SAINGÉRANS. Tais-toi.Je fais ce qu'il me faut, et j'aurai soin de moi :L'amour me guérira. MADAME DE VERSEUIL. Je n'y tiens plus : Julie,Voici pour nous parler l'heure qu'on a choisie. JULIE, s'approchant. Ne perdons point de temps. SAINGÉRANS. Je ne vous quitte pas. MADAME DE VERSEUIL. De grâce. SAINGÉRANS. Parbleu, non. Je m'attache à vos pas ; Se mettant entre elles deux et leur donnant la main.Vous m'en voudriez trop. Les petits soins !.... Mesdames,C'est avec ces rien-là que l'on séduit les femmes. Ils sortent. SCÈNE VI. Terville, Verseuil. VERSEUIL, à part. Nous voilà seuls, osons ; profitons du moment, Et faisons le rougir de son aveuglement. TERVILLE. Où donc, Monsieur le Comte, est la galanterie ?Quoi ! Sans l'accompagner, laisser sortir Julie !Comment vous reconnAître à ce procédé-là ? VERSEUIL. La campagne permet et souffre tout cela. Julie est indulgente ! TERVILLE. Extrêmement ! ... au reste... VERSEUIL. Écoute, point d'humeur ; c'est pour toi que je reste. TERVILLE. Serait-ce aussi pour moi qu'on vous a vu soudainÉloigner un hymen qui semblait si prochain ? VERSEUIL. J'ai tort. Mais, les soucis, les tourments du ménage, Les maux qui, selon toi, suivent le mariage.... TERVILLE. L'hymen peut, par hasard, assembler deux heureux.J'ai cru que ce hasard vous regardait tous deux ;J'ai cru voir entre vous certaine sympathie,Qui semblait m'assurer le bonheur de Julie. L'aurais-je donc risqué, moi, Monsieur (j'en conviens)Qui donnerais mes jours pour embellir les siens.On vous offre des soins, on presse, on sollicite,Et d'un zèle si vrai voilà quelle est la suite !...Rien n'est plus sérieux, je vous en avertis. Monsieur le Comte, on tient ce que l'on a promis. VERSEUIL, gaiement. Je ne m'alarme pas ; j'ai de quoi te confondre.Je t'embarrasserais, si je voulais répondre. TERVILLE. Répondez. VERSEUIL. Tu le veux ? TERVILLE. Je l'exige. VERSEUIL, toujours gaiement. Entre nous,Des maris que tu fais, je te crois fort jaloux... TERVILLE. Vous êtes clairvoyant : moi, de la jalousie!Sans en être jaloux, on peut chérir Julie.Ce soupçon est plaisant. VERSEUIL. Ce courroux singulier.Je ris. TERVILLE. Peut-être aussi veux-je me marier ? VERSEUIL. Que sait-on? TERVILLE. Poursuivez. VERSEUIL. Tout, jusqu'à ta colère Dépose contre toi, te condamne et m'éclaire. TERVILLE. Et sur quoi, s'il vous plaît ? expliquez-vous donc mieux. VERSEUIL, du ton le plus sensible. Ah ! C'en est trop enfin... Terville, ouvre les yeux.Je ne plaisante plus ; ton intérêt l'emporte.On doit plaindre l'erreur, mais la tienne est trop forte ; Je t'y dois arracher. Gênant tes propres voeux,Tu prétends au bonheur, et te rends malheureux !Tremble ; si tu ne l'es, tu le seras sans doute.C'est l'avenir, sur-tout, que pour toi je redoute.Une forte d'orgueil, un faux et triste honneur Jette, pour le moment, un voile sur ton coeur ;Le sentiment s'y cache et ne peut s'y détruire :Mais, quand il va renaître, il fera ton martyre.Tu te trouveras seul, inquiet, accablé,Errant, toujours à plaindre et jamais consolé. Eh ! ne te vante point d'avoir un caractère.Crois-tu que c'en soit un d'être Célibataire ?Pur écart de l'esprit, abus de la raison,Préparant les ennuis de l'arrière saison.Laisse ton âme aller où son attrait la mène. Pourquoi contrarier le penchant qui l'entraîne ?Que ce jour à Julie unifie mon destin,Ton coeur désabusé peut me haïr demain.L'aspect de mon bonheur deviendra ton supplice :Aigri par tes chagrins, tu m'en croiras complice ; Et pleureras bientôt, sage mal affermi,Le présent qu'à regret tu fais à ton ami. TERVILLE, après un moment de trouble. Vous ne me vaincrez point, votre éloquence est vaine.S'il en coûte à mon coeur, je suffis à ma peine...Vous ; n'en suivez pas moins, docile à vos penchants, La trace fraîche encor des premiers sentiments.Tant que vous le pourrez, prolongez leur ivresse,Et ce tumulte heureux de l'aveugle jeunesse ;Je l'ai connu, chéri... le calme est arrivé,Et, sur-tout aujourd'hui, je crois l'avoir prouvé. De mes réflexions je n'ai pas été maître.C'est un tort, si l'on veut ; c'est un malheur peut-être,C'est ce qu'il vous plaira ; mais j'y tiens, j'y tiendrai.Je me suis fait des lois, et je les remplirai. VERSEUIL. Après un silence.Aux dépens du bonheur !... je vous laisse à vous-même. Bon par instinct, craignez d'être dur par système.Il en est temps encor. Ce coeur trop fortuné,Va vous remettre un bien qui vous fut destiné...Prononcez ; de votre âme écoutez le murmure.La raison peut tromper, mais jamais la nature. Laissant de vains calculs, ne suivez que ses lois ;Aimez, soyez heureux, et rentrez dans vos droits. Verseuil lui serre la main, et le quitte avec l'air de l'intérêt. SCÈNE VII. TERVILLE, seul et très agité. Je n'ai rien à répondre, il a lu dans mon âme.Il y voit mes combats et l'amour qui m'enflamme.L'amour, est-il bien vrai ? j'aime, je suis jaloux ! J'aime Julie, ô Ciel ! et lui donne un époux !Je veux, pour me sauver de ma propre faiblesse,Moi-même, à mon rival marier ma maîtresse !Oui... mon bonheur dépend de cet effort cruel.L'amour est passager, l'hymen est éternel : Mais Julie est si belle !... Eh bien ! Fuyons ses charmes.Peut-être, en m'en privant, je m'épargne des larmes : Après un moment de réflexion.La sensibilité, par son impression,Détruirait-elle en moi ce qu'a fait la raison ?L'homme ne peut-il donc former une entreprise ? Et qu'est-ce que l'esprit quand le coeur le maîtrise ?De contraires désirs tour-à-tour agité,Sans celle loin de moi je me sens emporté.Je veux, et ne veux plus ; je crains ce que j'exige,Et fais tout... pour hâter un hymen qui m'afflige. Je souffre, et j'en rougis... qui me l'eut dit, qu'un jourTout le plan de ma vie échouerait par l'amour ?Oui ; j'aime avec fureur. Quel trouble, quelle guerre,Quand c'est l'âme qui lutte avec le caractère ! Du ton le plus décidé.Lui seul doit triompher ... rien ne me changera. SCÈNE VIII. Terville, Lafleur qui est entré sur la fin du monologue. TERVILLE. Eh bien ? Quel soin t'amène, et que faisais-tu là ? LAFLEUR. Monsieur peut deviner l'objet de ma visite. TERVILLE. Dépêche : allons. LAFLEUR. Souffrez... l'occasion invite !.. TERVILLE. De quoi donc s'agit-il ? LAFLEUR. Mais de l'hymen prochain,De Julie aujourd'hui Verseuil reçoit la main. TERVILLE. Aujourd'hui ! LAFLEUR. Dans ces lieux il n'est bruit d'autre chose ; En tremblant.Et c'est vous, Monsieur, qui... permettez donc que j'oseFranchir le même pas à son exemple. TERVILLE, furieux. Non.Non, Monsieur le coquin ; vous resterez garçon. Il sort, et la Fleur suit. ACTE V SCÈNE PREMIÈRE. Nérine, Lafleur l'air consterné. LAFLEUR. Oui, la noce est au diable... il n'est plus d'espérance, Il me met de moitié dans son indépendance,Et, comme il parle haut, il m'a déterminé,C'est fait ; au célibat me voilà condamné. NÉRINE, après un silence. Tu peux en revenir, et malgré moi j'espère ;Car l'hymen de Verseuil n'a pas l'air de se faire. Julie est renfermée, elle est seule, elle écrit,Montbrisson est rêveur, Saingérans perd l'esprit.Il se démène, il jure, on se regarde, on cause,On va... ce mouvement cache encor quelque chose. LAFLEUR. Quoi qu'il en soit, mon maître au milieu du fracas Est fixé en ses vouloirs ; il n'en démordra pas.Et voilà ce que c'est que la philosophie !J'en suis pour mon amour. NÉRINE. Ainsi donc, pour la vieTu renonces à moi ? LAFLEUR. Ne va pas m'attendrir. NÉRINE. Mais... LAFLEUR. Respecte mon plan, et songe à m'acquérir! NÉRINE. Ton plan est de m'aimer, laisse-là ta folie.D'abord le Célibat est mon antipathie,Je n'en vois pas le fin. N'avons-nous pas un coeur?A quoi pensai-je aussi d'aimer Monsieur Lafleur ?Un esprit fort ? LAFLEUR. Mais oui. NÉRINE. Je ris de ta grimace : Çà, point de temps perdu : voyons ce qui se passeEt défais-toi, sur-tout, de tes airs importants.Si tu n'oses parler, observe, écoute, entends.L'état d'incertitude est un état funeste ;Et, par ce que je sais, on peut savoir le reste. Saingérans et Terville entrent ; Lafleur montre Nérine à son Maître qui le repousse avec humeur. Les Valets sortent. SCÈNE II. Saingérans, Terville. SAINGÉRANS, furieux. Le moyen de s'attendre à ces accidents-là ?Je suis bien avancé... les neveux ! Les voilà !Moi ! Qui la croyais veuve ! TERVILLE. Expliquez-vous. SAINGÉRANS. Qui donc ? TERVILLE. Le traître ! SAINGÉRANS. Qui ? Qui ? Verseuil. TERVILLE. J'apprends à le connaître.Son hymen avançait, il paraissait conclu, Et Monsieur s'y refuse après l'avoir voulu. SAINGÉRANS. Quoi ! Quel hymen ? TERVILLE. Eh ! Mais, vous le savez de reste. SAINGÉRANS. Et vous ne savez rien ; la chose est manifeste.Dans ces secrets, enfin, soyez initié.Depuis plus de six mois Verseuil est marié. TERVILLE. Lui ! Quel conte ! À qui donc ? SAINGÉRANS. J'en enrage dans l'âme.À celle justement que je voulais pour femme....À la veuve. TERVILLE. Propos ! SAINGÉRANS. Oui : propos est fort bon. TERVILLE. Vous ne plaisantez pas ? SAINGÉRANS. Eh ! Non, vous dis-je, non. TERVILLE. Quoi ! Comment ?... Et Verseuil m'en a fait un mystère ? SAINGÉRANS. Vous êtes seul, dit-il, coupable en cette affaire.Votre indiscrétion malgré lui l'engagea ;Fort bien ! vous mariez ceux qui le sont déjà. TERVILLE, avec l'expression du regret. Verseuil est marié ! Qu'ai-je fait ? Et Julie...Et son amour trompé qui peut troubler sa vie ! Ce qu'elle aime, est hélas ! dans un autre lien !Quel tourment pour son coeur! quel remords pour le mien!Verseuil est marié ! je n'y puis rien comprendre...Et, sans vous emporter, vous avez pu l'apprendre ? SAINGÉRANS. Je ne dis point cela. J'ai crié, j'ai tonné, Et puis, le pathétique.... et puis, j'ai pardonné. TERVILLE. Ah ! contre mon bonheur je vois que tout conspire. SAINGÉRANS. Contre le mien plutôt. TERVILLE, troublé. Voyons : qu'aurai-je à dire ?Quand Montbrisson... SAINGÉRANS. Bel embarras, vraiment ?Parbleu, vous conterez le fait tout simplement. TERVILLE. Saingérans, écoutez : prenons un parti sage ;On peut, si vous voulez, casser ce mariage. SAINGÉRANS. Le casse qui voudra : car, s'il faut parler net,Je crois au fond du coeur que Verseuil a bien fait :Et je veux pour mon compte imiter sa folie. TERVILLE, avec humeur. Vous ! Encor ? SAINGÉRANS. Mon espoir se rabat sur Julie.Vous, qui savez si bien faire épouser les gens,Je compte, mon très cher, sur vos soins diligents.Ce choix vaut encor mieux pour moi que la Marquise,Ma tendresse en ces noeuds sera moins compromise : Quand d'un premier époux on regrette le ton,Un autre perd souvent à la comparaison.Et... TERVILLE, toujours avec humeur. Les vapeurs d'hymen à coup sûr vous égarent. SAINGÉRANS. Point du tout, et mes feux aujourd'hui se déclarent. TERVILLE. Mais Vous extravaguez... laissez-là ce projet. SAINGÉRANS. Je n'extravague point, et suivrai mon objet. TERVILLE, avec encore plus de vivacité. Il vous échappera... vous y serez sensible,Et ce qui n'est qu'un jeu vous deviendra pénible.Au temps plus fort que nous il faut savoir céder,Et renoncer aux droits qu'on ne peut plus garder. SAINGÉRANS. Le temps, toujours le temps, trêve à ce verbiage.Que vous importe à vous, paisible personnage,À vous beau raisonneur ? Il tousse. TERVILLE. Modérez ce courroux.Vous voyez, la colère allume encor la toux. SAINGÉRANS, tombant sur un siège avec l'air oppressé. Ah ! ne me parlez point d'un vieux Célibataire : Tout s'en détache enfin, et rien ne lui prospère.Si j'avais une femme, un état, des enfants,Je prétendrais encore à quelques doux instants.Rassemblant près de moi tout ce que le coeur aime,Je serais des heureux, je le serais moi-même, Et n'irais point au loin, dans mes tristes loisirs,Mendier mon bonheur et quelques faux plaisirs.L'abandon, les rebuts, la vague inquiétude,Et cette noire humeur qui fuit la solitude, Oui, voilà tôt ou tard, les profits d'un garçon : J'en crois l'expérience, et.. plus que la raison.Même sort vous attend ; un jour viendra, je gage,Où vous serez bien sot d'avoir été si sage. TERVILLE, avec chaleur. Ce jour ne viendra point. Secret rare et plaisant !Rendre heureux l'avenir par les maux du présent! Vous avez de l'humeur et l'humeur exagère.En quoi donc, juste ciel ! l'hymen peut-il vous plaire ?Loin de les affaiblir, il accroît nos malheurs,Pour échapper au sort, pour tromper ses rigueurs,Il ne faut point sur nous lui donner trop de prise ; Seul, on pare ses coups, ou bien on les méprise ;Mais aux fers que je crains s'est-on abandonné,C'est doublement alors qu'on est infortuné. SAINGÉRANS, en colère. Pourquoi donc à Verseuil destiniez-vous Julie ? TERVILLE. Chacun a sa morale, et suit sa fantaisie ; La sienne est pour l'hymen, on peut le présumerD'après les noeuds secrets qu'il lui plut de former.Mais, vous, homme de sens. SAINGÉRANS. Tout ceci me déroute.Mes principes par là sont dérangés sans doute.Oh ! Ma foi, ce n'est pas l'instant d'y revenir. Il me faut une femme, et je veux l'obtenir ;Dans ce ferme dessein, vous m'aiderez, j'espère ;Et si je n'obtiens rien, si le sort m'est contraire,Le public en dira morbleu ce qu'il voudra.....Mais, il ne dira rien, et tout réussira. TERVILLE. Adieu. Chez Montbrisson voudrez-vous bien m'attendre ? SAINGÉRANS. Volontiers .... aussi bien ... il s'agit de s'entendre. SCÈNE III. SAINGÉRANS, seul. Il se trouble aisément l'honnête Montbrisson ;Je saurai le calmer ; moi j'ai cela de bon,Tout s'arrange avec moi ; sa pupille s'avance ; Disposons-la... Du coeur j'ai quelque intelligence .... SCÈNE IV. Julie, Saingérans. SAINGÉRANS. Vous rêvez, bel enfant ! JULIE, une lettre à la main. Eh ! Quoi ? C'est vous, Monsieur ?Je ne vous voyAis pas, et vous m'avez fait peur. SAINGÉRANS. Oui-dà ; rassurez-vous et comptez sur mon zèle.L'ardeur de vous servir est assez naturelle. Hem ! Vous en convenez ? Moi j'en conviens aussi,Tout exprès pour cela, le sort m'amène ici, Et votre coeur, d'après ce que je me propose,Aux révolutions gagnera quelque chose.Je vais tout préparer, je le veux et j'y cours. Oh ! Je ne prétends pas vous effrayer toujours,Et.. suffit.... vous verrez que l'on peut encor plaire. À part.Elle est parbleu jolie, et c'est bien mon affaire. Il sort. SCÈNE V. JULIE, seule. Que dit-il ? Que veut-il ? Rien pour moi n'est changé.On m'évite, on se tait, et ce coeur affligé .... Pour tromper ma douleur, la Marquise a beau faire ;Au reproche, aux tourments, rien ne peur me soustraire.Et j'ai pu feindre ! Ô ciel... Je sens mes pleurs couler.Quand Monbrisson saura... Je n'ose lui parler,Et ce billet funeste arrosé de mes larmes, Va d'un si triste aveu m'épargner les alarmes.Bienfaiteur adoré, souffre ces voeux cruels !... .Le quitter ! Moi ! Pour prix de ses soins paternels !Toujours, comme sa fille, il aima sa pupille.Voudrais-je en l'affligeant ressembler à Terville ? Malheureuse ! quel nom m'échappe malgré moi ?Le charme qu'il m'inspire augmente mon effroi.Terville ! Ah ! Dieu ! L'ingrat !... Combien je l'aime encore ?Ah ! mourons loin de lui d'un chagrin qu'il ignore.S'il le savoit.. .peut-être... Où suis-je ! Qu'ai-je dit ?... Avant de l'envoyer relisons cet écrit. Elle relit la lettre qu'elle tenait en entrant. SCÈNE VI. Montbrisson, Julie. MONTBRISSON, sans voir Julie et sans en être vu. Verseuil que j'estime, et qui m'avait su plaire,À peine je conçois la démarche légère :Que dis-je ? Il n'est pour rien dans un pareil projet ;Lui-même en a souffert, et Terville a tout fait : Mon neveu devient fou. JULIE, l'apercevant. Ciel ! Montbrisson ! MONTBRISSON. Julie ;Qu'est-ce que vous lisiez ? JULIE. Monsieur..... MONTBRISSON. Mais, mon amie,Vos larmes ont coulé. JULIE, à part. Souffrez .... Quel entretien. MONTBRISSON. Vous ne m'aimez donc plus ? Vous ne me dites rien !...Quel chagrin avez-vous ? JULIE, voulant se retirer. Si vous daigniez permettre .... MONTBRISSON. Non : demeurez .... JULIE. Hélas ! MONTBRISSON. Quelle est donc cette lettre ;A qui s'adresse-t-elle ? JULIE, troublée. À vous. MONTBRISSON. À moi ! Donnez. JULIE. Je ne puis. MONTBRISSON, saisissant la lettre. Je le veux. JULIE, se jetant à ses genoux. Ah ! Monsieur, pardonnez.La grâce que du moins j'implore avec instance,C'est que vous voudrez bien la lire en mon absence. MONTBRISSON. Tout ce que tu voudras ; oui, je te le promets. JULIE, serrant et baisant la main de Montbrisson. Je vais... MONTBRISSON. Julie ! JULIE. Adieu.... vous saurez mes secrets. SCÈNE VII. MONTBRISSON, seul lisant la lettre de Julie. « Un cloître va cacher mon infortune affreuse ;Je ne puis plus, Monsieur, jouir de vos bienfaits ;Mais au fond de mon coeur ils ne mourront jamais : Puisse finir bientôt une vie odieuse !Terville .... ( je rougis d'avoir pu le nommer ),Votre neveu ! Terville ... Il a su me charmer ;Je vous avouerai tout, votre âme est généreuse ;Je l'aime ; et vous savez que lorsqu'on peut l'aimer, Il faut vivre coupable, ou mourir malheureuse »............................................ MONTBRISSON. Qu'ai-je lu ! Dieu ! Mes pleurs inondent ce papier. Il appelle.Quelqu'un ?... Un laquais vient.Cherchez Terville, il faut me l'envoyer. Seul.Quel malheureux travers ! En voilà donc la fuite ! Julie ! Ah ! Dans quel piège un ingrat ta conduite!Touchante vérité, répands sur mes discours,Ce charme impérieux qui désarme toujours.Éclaire mon neveu, laisse-le sans défense ;Il entendra ta voix, c'est ma seule éloquence. SCÈNE VIII. Montbrisson, Terville. MONTBRISSON, l'air ému. Terville ! TERVILLE. Je sais tout... Vos sens sont agités ? MONTBRISSON. Ils le sont, il est vrai. TERVILLE. C'est Verseuil... MONTBRISSON. Écoutez.Je dois sur vous encor, tout m'y force et m'en presseEssayer aujourd'hui les droits de ma tendresse. TERVILLE. Quoi? MONTBRISSON, lui saisissant la main. Tenez-vous toujours au funeste parti Où vous étiez fixé ? TERVILLE. Laissons. MONTBRISSON. Répondez. TERVILLE. Oui.Je veux agir, penser, sentir à ma manière.Enfin .... vivre pour moi.... d'où vient votre colère ? MONTBRISSON, avec indignation. Où donc as-tu puisé ces principes affreux,Garants d'un esprit faux et d'un coeur malheureux ? Moi ; toujours moi ! Quel mot ! Quelle philosophie !Quels hommes as-tu vus ? Telle est donc la manieDe ces sophistes vains, ces adroits imposteurs,De la société hardis législateurs, Qui, d'orgueil enivrés, feignent dans leurs systèmes, D'aimer le genre humain, pour n'aimer rien qu'eux-mêmeDont l'aride sagesse en impose aujourd'hui,Et qui n'ont su jamais exister dans autrui ?Voilà de leur morale ! apprends que l'EgoïsteEst, et sera toujours le mortel le plus triste ; Surtout le plus cruel... Dis, dis, quel est son frein? TERVILLE. L'honneur ! MONTBRISSON, l'interrompant vivement. C'est un grand mot dont il s'étaie en vain.Nomme-moi ses rapports ; en a-t-il ? Il végèteDans un monde étranger où le hasard le jette.Que fait il à l'armée, au barreau, dans ses champs ? Il glace ses amis, révolte ses parents ;Sa vie est un scandale, et sa mort salutaireN'enlève, en le frappant, qu'une charge à la terre.D'un repentir tardif épargne-toi l'affront :Regarde Saingérans, les regrets t'instruiront. Souffrant, abandonné, martyr de son système,Son inutilité l'épouvante lui-même ...Crains un tel sort, rougis de languir sans lien,Reprends l'esprit, les voeux, le coeur d'un citoyen. TERVILLE. Citoyen ? je le suis. Pour l'hymen je le brave ; J'ai la prétention de n'être point esclave. MONTBRISSON. Tu l'es de ton système et de ton préjugé.Va, c'est le même effet, le nom seul est changé. TERVILLE. Le mariage ainsi vous semble un joug utile ? MONTBRISSON. Il produit peu de mal, des biens, il en fait mille. TERVILLE. C'en est trop ! regardez, c'est tout ce que je veux.Sur la société jetez enfin les yeux.Considérez, Moniteur, les malheurs qu'il entraîne :Combien d'infortunés ont pleuré sur sa chaîne!Voyez de tous côtés les scandaleux éclats, ( Je ne dis rien des maux que l'on n'aperçoit pas. )Quels motifs parmi nous règlent les mariages ?L'orgueil, l'intérêt vil, quelques vains avantages ;Et qu'attendre d'un coeur, s'engageant sans attrait,Dans un âge, où promettre est... au moins indiscret. Dans ces arrangements si froids, si légitimes,Nous sommes, tour-à-tour, oppresseurs et victimes.De là, tant de Beautés que l'on voue aux douleurs,Qui perdent leur jeunesse, et vont perdre leurs moeursLes enfants égarés par l'exemple des pères, Les regrets, le désordre et l'opprobre des mères,Les maris bafoués, et même par des sots,Des noms d'époux, traînés dans tous les Tribunaux,La femme qu'on accable après l'avoir vendue,Et que la loi renferme après l'avoir perdue : Celle qui, d'un jaloux redoutant l'oeil vengeur,Craint jusqu'à sa pensée, et l'enferme en son coeur,Celle enfin qui, suivant un charme involontaire,Cherche confusément l'objet qui doit lui plaire.Voyez quelle est la fin même des plus prudents, Des séparations au bout de quarante ans,Mille soucis secrets, d'éternelles alarmes,Les affronts, le mépris, le malheur et les larmes...Voilà pourtant, voilà l'effet le plus communD'un noeud souvent horrible et toujours importun. MONTBRISSON. Eh bien ! À qui s'en prendre ? À ces mortels sans âme,Qui bravent, comme toi, l'état qui les réclame,Rompent l'ordre établi, divisent les époux,Leur enlèvent la paix, leur trésor le plus doux,Éveillent les soupçons, égarent sa tendresse De l'amour paternel trompé dans son ivresse,Et, bientôt refroidis, ailleurs portant leurs voeuxNe laissent que les pleurs et la honte après eux ?Plus d'un coeur en a fait les funestes épreuves :Mais des exceptions ne sont jamais des preuves : Vois, pour quelques abus à l'hymen reprochés.Sous son voile combien d'avantages cachés !La naïve Beauté que pare la décence,Dans le sein du bonheur gardant son innocence ;L'échange pur des coeurs, les mutuels désirs, Douce communauté des soins et des plaisirs,Épanchement heureux des larmes solitaires,Sacrifices touchants, et ; toujours volontaires ;Les caresses d'un fils, ses jeux et ses progrès,Et l'espoir de renaître en de vivants portraits ; Voilà quel fut un temps mon fortuné partage ;Voilà de mon hymen l'attendrissante image. TERVILLE. Oui ; vous fûtes heureux, je le sais, je le crois ;Mais, ce bonheur passé parle aujourd'hui pour moi.Où sont-ils, ces transports, ces touchants sacrifices, D'un lien qui n'est plus passagères délices?Que vous en reste-t-il ? MONTBRISSON, avec le cri de la douleur. Il est vrai, je perdisTout ce qui me fut cher, mon épouse et mon fils :Mais j'aime mieux ces pleurs, ce souvenir si tendre,Ces tributs douloureux que je dois à leur cendre, Tous ces déchirements d'un coeur bien pénétré,Revolant vers le bien qu'il avoir adoré ;Oui, je les aime mieux que le bonheur frivole,D'un coeur que rien n'émeut, et que l'orgueil isole.La nature a des maux qu'il faut savoir chérir. La peine qu'elle cause est encor un plaisir. TERVILLE. Beau prestige !... MONTBRISSON. Ah ! Barbare ! Entre sous la chaumièreOù vit l'infortuné qui laboure la terre,Expiant notre luxe ; existant pour souffrir,Environné d'enfants qu'à peine il peut nourrir ; Sous le prétexte faux d'une pitié cruelle,Arrache de son sein sa compagne fidèle,Qui l'aide chaque jour par des efforts nouveaux,Et dont l'amour au moins l'encourage aux travaux.. ;Ses cris te répondront ; tu verras ses alarmes. L'oeil ardent de fureur et noyé dans les larmes,Il te disputera ce malheureux trésor,Que tu voudrais hélas ! qu'on lui ravit encor,Et, succombant toi-même à sa juste colère,Tu connaîtras le coeur d'un époux et d'un père... Tu restes interdit ! Mon cher Terville, eh ! Quoi ?Des tableaux aussi vrais ne peuvent rien sur toi ? Après un silence.Je saurai t'accabler, je saurai te confondre. TERVILLE. Jamais, et puisqu'il faut. MONTBRISSON. Attends pour me répondre.Voyons : que dirais-tu, si ta funeste erreur Condamnait à la honte, et livrait au malheurUn être intéressant, doux, sensible, estimable,Un objet vertueux, que tu rendrais coupable,Qui rougirait toujours, loin de toi retenu,De prononcer ton nom, et de t'avoir connu ; Qui verrait dans les pleurs s'éclipser sa jeunesse,Détesterait son sort, maudirait sa tendresse,Voudrait fuir tes regards, loin de toi s'exiler,Et que tu n'aurais plus l'espoir de consoler ? TERVILLE, avec la plus grande agitation. Qu'osez-vous supposer ? Ah ! C'est moi, c'est moi-même Qui veux fuir, qui frémis de mon désordre extrême...Apprenez mes tourments, et concevez les tous,J'immole avec regret le penchant le plus doux ;J'excite mon courage, et chaque effort me blesse...Même en la surmontant, je chéris ma faiblesse. Oui, j'adore Julie, et, dans ce triste jour,C'est l'effroi d'un lien qui m'arrache à l'amour. MONTBRISSON, avec indignation. Qu'entends-je ! Et tu pouvais !... Et ton horrible zèle...Tu crois peut-être encor qu'un autre est aimé d'elle. TERVILLE. Ciel ! Et c'est sur ma foi que son coeur s'est livré. MONTBRISSON. C'en est trop ! TERVILLE. Je crains tout. MONTBRISSON. Tu crains d'être éclairé.Conviens-en ; sors enfin d'une erreur volontaire. TERVILLE. Je sais, Monsieur, je sais ce qu'il me reste à faire,Et je vais... MONTBRISSON. Demeurez... TERVILLE. Je n'écoute plus rien. MONTBRISSON. Détruis donc à la fois ton bonheur et le mien. TERVILLE. Je connais mes devoirs... MONTBRISSON. Non ; ton coeur les oublie. TERVILLE. Je pars, mais mon amour laisse un père à Julie. MONTBRISSON lui donnant la lettre de Julie. Hé bien ! Pars, pars, mais lis. TERVILLE prenant la lettre et y jetant les yeux. Est-il vrai !... Justes Cieux ! Il lit.Un cloître ... je frémis... Il lit.Terville... Ah ! Malheureux ! Il lit.Il a su me charmer... votre âme est généreuse... D'une voix étouffée.Il faut vivre coupable... ou mourir malheureuse. MONTBRISSON. Terville !... TERVILLE. Laissez-moi... MONTBRISSON. Terville ! TERVILLE. Ô trouble affreux ! MONTBRISSON. Je triomphe ... des pleurs échappent de ses yeux. Ici entrent Madame de Verseuil et Julie qui veut fuir en voyant Terville. SCÈNE IX. Madame de Verseuil et Julie dans le fond du Théâtre, les mêmes, Terville sur le devant de la Scène, toujours les yeux attachés sur le billet. MONTBRISSON, en apercevant Julie et allant à elle. Approche... Ne crains rien. JULIE, résistant. Monsieur... MONTBRISSON. Sois plus tranquille. Il regarde la Marquise qui lui indique par un geste que Julie est instruite de tout. TERVILLE. C'est elle ! JULIE, s'approchant et jetant un cri. Mon billet dans les mains de Terville ! À Montbrisson.Vous me trahissez ! Tombant dans les bras de Madame de Verseuil.Vous ! Je n'y survivrai pas. TERVILLE. Que vois-je ? MONTBRISSON. Ton ouvrage. TERVILLE. Ah! c'est trop de combats. Il tombe aux pieds de Julie.Mon âme déchirée... Écoutez-moi, Julie ! MONTBRISSON. Ciel ! JULIE. Terville ! MADAME DE VERSEUIL. À vos pieds. TERVILLE. Il vous offre sa vie. JULIE. N'est-ce qu'un songe ! TERVILLE. Non : c'est Terville confus, Qui fut barbare, hélas ! .... qui ne le sera plus. Détrompé par l'amour et par la vertu même,Terville repentant, qui rougit, qui vous aimeQui vous aima toujours : oui, même en vous cédantJe brûlAis, malgré moi, du feu le plus ardent. Jaloux, désespéré, j'idolâtrais vos charmes.Jugez de mes remords, lorsque j'ai vu vos larmes !Je renais... vous venez de me créer un coeur,Et vous m'avez rendu tous mes droits au bonheur.Je ne raisonne plus, je suis tout à l'ivresse, A l'orgueil de vous plaire, aux soins de ma tendresse ;Dans des principes faux je m'étais engagé,Le sentiment m'éclaire, et seul m'a corrigé. JULIE. Je ne sais où je suis. .. qu'ai-je entendu ! Madame... À Terville.Ah! cruel !... Dieu ! quel poids est de moins sur mon âme ! À Montbrisson en se jetant dans ses bras.Je sens mieux en ce jour le prix de vos bontés ;Mon père manque seul à mes Félicités.Mais quoi ? Quel trouble encor se mêle à leurs délices ? À Terville.Je veux des retours vrais et non des sacrifices.Si le regret succède à ces voeux du moment, De mes premiers destins j'aime mieux le tourment.Pour que je sois à vous, soyons tout l'un pour l'autre.Sentirais-je un bonheur qui pourrait nuire au vôtre? TERVILLE, avec transport. Ah! croyez à l'amour que je vous ai juré ;Je ne regrette rien que d'avoir différé. MADAME DE VERSEUIL, à Julie. Il déteste ses torts. JULIE, embrassant Madame de Verseuil. Et moi, je les oublie. Terville retombe aux pieds de Julie et lui baise la main avec transport. SCÈNE X. Les mêmes, Verseuil, Saingérans, Nérine et Lafleur. SAINGÉRANS, apercevant Terville aux genoux de Julie. Bon ! Ne voilà t-il pas qu'il en veut à Julie ? TERVILLE. Je l'adore ! .... NÉRINE. Vivat ! MONTBRISSON, serrant son neveu dans ses bras. Viens, mon cher neveu, viens.Redevenu sensible, il ne te manque rien. TERVILLE, s'approchant en riant de Madame de Verseuil. Madame..... MADAME DE VERSEUIL. Eh ! oui, j'entends. TERVILLE, à Verseuil. Pardonnons l'un à l'autre. VERSEUIL. Jouis de ton bonheur. TERVILLE, regardant Monsieur et Madame de Verseuil. Il s'accroît par le vôtre. SAINGÉRANS. Je vois, qu'excepté moi, tout le monde est heureux. NÉRINE. Rien n'est plus consolant. TERVILLE, à Lafleur qui s'approche d'un air suppliant. Je sais ce que tu veux.Épouse : j'étais fou, n'imite pas ton maître.Dépendant, enchaîné, j'ai du plaisir à l'être. Je vais tout réparer, et prouver hautementQu'on peut être mari, sans cesser d'être amant. ==================================================