******************************************************** DC.Title = CHAPELLE ET BOILEAU, OU LE PRÉCHEUR CONVERTI, ANECDOTE dramatique. DC.Author = DUHOMME, Frédéric DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Anecdote DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 08:08:19. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/DUHOMME_CHAPELLEBOILEAU.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** CHAPELLE ET BOILEAU OU LE PRÉCHEUR CONVERTI ANECDOTE EN UN ACTE ET EN VERS Reçue au Théâtre de la Porte-Saint-Martin 1846 PAR FRÉDÉRIC DUHOMME. PARIS, MARCHANT, ÉDITEUR DU MAGASIN THÉÂTRAL. Boulevard Saint-Martin, 12. Reçue au Théâtre de la Porte-Saint-Martin PERSONNAGES ACTEURS BOILEAU, M. Raucourt. CHAPELLE, Un élève. UNE SERVANTE, une élève. Cette petite comédie fait partie de la collection d'ouvrages consacrés aux exercices des élèves de M. RAUCOURT. Les scènes d'ivresse de bon goût sont sans contredit les plus difficiles pour les jeunes gens qui commencent l'art dramatique; c'est dans le but simple de tracer une situation, que l'on a fait Chapelle et Boileau. CHAPELLE ET BOILEAU Le théâtre représente à gauche un cabaret avec des tables à la porte ; à droite, des arbres ; au fond, une rue. Le théâtre représente à gauche un cabaret avec des tables à la porte ; à droite, des arbres ; au fond, une rue. CHAPELLE, montrant le cabaret. Il faut rendre justice au maître de céans :Sa cave est honorable et ses vins excellents !Aussi, las ! Ce que c'est que la faiblesse humaine !Toutes les fois qu'ici le hasard me ramène,Il faut à toute force, il n'est pas de milieu. Que j'entre dire un mot aux habitants du lieu.Je trouve des amis, c'est le bon de l'histoire,Car l'homme qui boit seul n'est pas digne de boire.Ce pauvre cabaret, je le porte en mon coeur : Son petit vin d'Arbois surtout fait mon bonheur ! Ce n'est pas que j'en aie abusé. Je suis calme. Il marche de travers.De la sobriété je mérite la palme ;Et je tombe vraiment dans l'admirationD'avoir poussé si loin la modération.Mais je sens une soif. Ah ! Rabelais,mon maître ! En matière devin tu devais te connaître,Et tu dis que la soif en buvant bien s'en va :Quant à moi, le contraire en tout temps m'arriva.Plus je bois, plus j'ai soif ; et je trouve fort bêteQu'à boire son content on se tourne la tête... Mais non, au fait, c'est mieux ; l'homme est si plein d'ennui,Tant de maux à la fois s'acharnent après lui,Que sur son triste sort il faut qu'il s'étourdisse.Otez le vin, la vie est un affreux supplice.Mais le bon Dieu n'a pas oublié le bon vin ! Ô Bacchus ou Noé, qui que tu sois enfin !Toi qui nous enseignas à cultiver la vigne,Je te bénis, mon vieux, pour ce bienfait insigne !...Dire qu'il est des gens qui se sentent le coeurDe me blâmer bien fort de fêter ta liqueur ! Que je suis tous les jours, touchant cette matière,Impitoyablement chapitré par Molière ;Et que parfois Boileau, ce bon monsieur Boileau,Lequel malgré son nom n'aime pas beaucoup l'eau,Mais qui par décorum craint de se compromettre, De me chanter ma gamme ose aussi se permettre.Le diable les emporte !... Ah ! Le vin, c'est si bon !Vive le vin et le vin c'est mon seul Apollon ! Il chante.Messieurs, qu'il ne vous en déplaise.Tant que le vin coulant sera, À votre barbe l'on boira. Et puis prêchez tout à votre aise. Mais, qu'est-ce que je vois ? Je ne me trompe pas.C'est bien monsieur Boileau que j'aperçois là-bas.Quand on parle du loup. Ah ! Dieu, gare la grêle ! Esquivons-nous sans bruit. Il cherche à se cacher ; Boileau paraît. BOILEAU. C'est vous, monsieur Chapelle ? CHAPELLE. En effet. BOILEAU. Vous cherchiez à m'éviter ? CHAPELLE. Qui ? Moi ?Ah ! Voilà, par exemple, une idée. et pourquoi ? BOILEAU. Vous devez le savoir mieux que moi, j'imagine, D'un ton de reproche.Monsieur Chapelle !. CHAPELLE. Eh bien, qu'est-ce donc ?.., je devine. Vous me soupçonneriez. Ah ! Cela n'est pas bien.J'ai peut-être un peu l'air... mais au fond ce n'est rien. BOILEAU. Ne perdrez-vous jamais cette ignoble habitude ?Vous tomberez un jour tué de lassitude...Quoi ! se peut-il qu'un homme aussi bien né que vous, Qui ne devrait avoir que d'honorables goûts,Dès qu'il s'agit de boire à tout venant se livre !... CHAPELLE. Je vous jure, monsieur, que je ne suis pas ivre.Voyez plutôt. Il essaye vainement de mettre ses deux index bout à bout.Du fait, je suis trop coutumier,Mais aujourd'hui,vraiment, il ne faut pas crier. BOILEAU. Allez, je m'y connais et je connais mon homme :De vos jours, croyez-moi, soyez plus économe.Combien pensez-vous vivre à faire ce métier ?Vous êtes, comme on dit, toujours à l'atelier.On vous sait plein d'esprit et d'humeur agréable, Si bien que chacun veut vous avoir à sa table.Vous ne devriez pas vous prodiguer ainsi,Car vos amis sur vous ont quelque droit aussi ;Ils méritent peut-être un peu de préférence,Et vous les offensez par cette indifférence ; Il est mille motifs dont je ne vous parle pas,De rompre avec un goût si funeste et si bas :L'honneur en est blessé, l'intelligence en souffre ;Il vous faut travailler à sortir de ce gouffre,Dût-il vous en coûter d'héroïques efforts. CHAPELLE, essuyant une larme. Oui, vous avez raison, je reconnais mes torts ;Je sens, mon cher ami, combien je suis coupable :Je suis un scélérat, un gueux, un misérable.Oui, ma vie est affreuse et je veux en changer,Oui, tout résolument, je vais me corriger. Le ciel vous envoya pour faire ce miracle ;Je vous écoute ainsi qu'on écoute un oracleTenez, mettons-nous là. Ils s'assoient à une table.Parlez, prêchez-moi bien,Je veux dans mon cerveau graver cet entretien.Comme vous, s'il se peut, rendez, rendez-moi sage, Et vous aurez fait là votre plus bel ouvrage. BOILEAU. Ce vice-là de moins, monsieur, assurémentVous seriez de Paris l'homme le plus charmant.Votre plaisante humeur, vos fines repartiesFont qu'il n'est point sans vous d'agréables parties ; Vos bons mots par la ville en tous lieux sont cités :Faut-il qu'un seul défaut gâte ces qualités ! CHAPELLE. Je ne m'excuse pas ; mais enfin, je vous jureQue si je bois souvent, hélas ! outre mesure,Je ne m'enivre point avec intention. Par degrés je succombe à la tentation :Je ne puis, j'en conviens, lutter avec le diable...Mais ne trouvez-vous pas la chaleur effroyable ?Si nous buvions un coup, mon cher monsieur Boileau,Que vous en semble ? BOILEAU. Soit : mais vous boirez de l'eau. CHAPELLE. Soyez tranquille. Il va à la porte du cabaret. Une Servante paraît ; il lui parle bas.Ainsi, tu m'as bien su comprendre ? LA SERVANTE. Vous verrez. BOILEAU, continuant son sermon. Par le vin vous vous laissez surprendreEt vous vous enivrez involontairement ?...Mais il faut se roidir contre l'entraînement.Sans les rudes combats que toujours elle impose, La vertu, voyez-vous, serait bien peu de chose. CHAPELLE. C'est fort juste. La Servante place sur la table une toute petite bouteille de vin et une immense carafe d'eau. Elle met par terre, auprès de Chapelle, sans être vue de Boileau, cinq à six autres bouteilles. Chapelle verse à boire, trinque et porte le verre à ses lèvres.À la vôtre !... Ah ! Dieu, que c'est mauvais !Mon gosier à ceci ne se fera jamais.Aux estomacs bien nés le vin dut toujours plaire. BOILEAU. Certes, ce n'est pas moi qui dirai le contraire. Mais souvenez-vous donc de ce précepte ancien :Il faut user de tout et n'abuser de rien.L'abus jette un poison sur les meilleures choses,Ôte au miel sa douceur et leur parfum aux roses,Engendre le dégoût, émousse le désir, Et rend l'homme inhabile à jouir du plaisir.Ce petit vin d'Arbois, il est fort agréable :Buvez-en deux flacons, il sera détestable. CHAPELLE, à part. Parbleu, nous allons voir. Il verse à boire et jette son eau, manège qu'il continue pendant presque toute la pièce. Haut.Cela peut être vrai,Mais aucun de nous deux n'en veut faire l'essai : Nous aimons mieux laisser la question douteuse. Il prend une autre bouteille sous la table et met celle qui est vide à la place, sans que Boileau s'en aperçoive. BOILEAU. Vous l'avez dit : l'ivresse est chose trop hideuse !Si l'homme ivre pouvait se voir et se juger,Cela seul, j'en suis sûr, devrait le corriger. Il boit.L'ivrognerie, ah ! Dieu ! Non, il n'est pas au monde Vice plus dégradant, plus vil et plus immonde :Il détruit toute force et toute dignité,Il fait prendre en pitié la triste humanité,Il jette la laideur sur ce noble visageOù Dieu même voulut refléter son image ; Au-dessous de la brute il range en un instantDe la création le chef-d'oeuvre éclatant. Il boit.N'est-ce pas une chose horrible, abominable,Que l'homme, le seul être appelé raisonnable,N'use de sa raison que pour se la ravir ! C'est le seul dont la soif ne se peut assouvir,Et qui, sans redouter la gravelle ou la goutte,Va chercher dans l'ivresse un plaisir qui dégoûte ! Il boit en faisant la grimace.Son gosier, qui toujours est pressé d'avaler,Est un gouffre sans fond que rien ne peut combler. Quelque chose qu'on jette en sa gueule béante,Son féroce appétit s'en irrite et s'augmente ;Et toujours, et toujours d'une voix de stentor,On l'entend s'écrier : Encor, encor, encor ! Il tend son verre ; Chapelle a pris une troisième bouteille. CHAPELLE, à part. Il va bien ; il remplit à merveille son rôle, Et joint éloquemment le geste à la parole. Haut.Hélas ! Ménagez-moi, mon cher ami ; j'ai peurD'en venir à la fin à me prendre en horreur. BOILEAU. Tant mieux, morbleu, tant mieux !... Songez donc, je vous prie,Quels dangers nous a fait courir l'ivrognerie ! J'en étais... car alors... CHAPELLE. Mais depuis. BOILEAU. Il est vraiQue depuis ce temps-là je suis fort modéré...Rappelez-vous la nuit de funeste mémoireOù nous et nos amis nous trouvant tous à boire,L'un de nous, que le vin ne sut pas égayer, Proposa simplement de nous aller noyer. CHAPELLE. Je m'en souviens trop bien. BOILEAU. Si ce pauvre Molière,Quand déjà nous étions entrés dans la rivière,N'était vite accouru nous mettre à la raison,Nous allions cependant nous noyer tout de bon. CHAPELLE. Ah ! Ne m'en parlez pas. BOILEAU. Ce souvenir terribleDevrait vous inspirer une frayeur horrible.Vous devriez toujours redouter un malheur.Mais comme vous disiez, il fait une chaleur.Jamais je ne sentis soif plus opiniâtre. CHAPELLE, montrant sa carafe à moitié vide. Et moi donc ! Regardez ! BOILEAU. C'est fort bien. CHAPELLE, prenant une bouteille. À part. Et de quatre. BOILEAU. C'est égal ; par prudence, il faut se retenir...Ah ça, cette bouteille est bien lente à finir.Ce n'est pas la première ? CHAPELLE. Holà ! C'est la seconde. Lui faisant remarquer la petite taille de la bouteille.Mais regardez, vraiment c'est se moquer du monde. Ah ! Le cabaretier devient bien peu chrétien ;La bouteille bientôt ne contiendra plus rien. BOILEAU. Oui, mais deux ! CHAPELLE. Pour si peu faut-il prendre la chèvre ?Mais vous n'avalez rien, vous mouillez votre lèvre,Et jamais je n'ai vu boire à si petits coups. BOILEAU. Je ne dis pas ; eh bien, mon cher, le croiriez-vous ?Je ne me sens pas bien, j'ai comme le vertige.N'est-ce pas étonnant ? CHAPELLE. C'est la chaleur, vous dis-je. BOILEAU. Je le pense. - À propos, vous vous êtes permisDe manquer hier soir au souper des amis. CHAPELLE. J'en eus bien du regret ; mais je fus sur la routeArrêté par quelqu'un. BOILEAU. Quelque buveur, sans doute ? CHAPELLE. Peut-être. - À quelle amende ai-je été condamné ? BOILEAU. Le conseil, tout bien vu, tout bien examiné,Attendu que souvent l'abus se renouvelle, [Note : La Pucelle est une épopée écrite par Jean Chapelain.]Condamne au maximum, vingt vers de la Pucelle. CHAPELLE. Grand Dieu ! Lire vingt vers de monsieur Chapelain !C'est atroce, et vraiment le calice est trop plein.Ah ! Voilà, par exemple, un châtiment qui compte. BOILEAU. Sans doute, hier encor vous étiez... CHAPELLE. J'en ai honte : C'est vrai. - Pour mes péchés, je vous en fais l'aveu,Je m'en arracherais jusqu'au dernier cheveu. BOILEAU. Et voilà qu'aujourd'hui ! Tenez, Monsieur Chapelle,La fin de tout ceci ne sera pas très belle ;C'est moi qui vous le dis, songez-y, croyez-moi. Que cela vous inspire un salutaire effroi. CHAPELLE. Oh ! Ne m'en parlez plus : je me sens si coupableQue de faire un malheur je serais bien capable.Tenez, faites-moi grâce, et laissez-moi partir. BOILEAU. Oh ! Non pas : je vous tiens, je veux vous convertir. CHAPELLE, à part. Nous verrons qui des deux s'en va convertir l'autre. Il verse à boire à Boileau. BOILEAU. J'en ai bientôt assez. CHAPELLE. Laissez donc ! À la vôtre ! BOILEAU. Et pourtant, je me sens altéré. CHAPELLE. La chaleur. BOILEAU, un peu échauffé. Le fait est que le vin vous met la joie au coeur !Et jusqu'à certain point je vous trouve excusable : Aimer un peu le vin n'est pas un cas pendable.Mais il faut conserver sa réputation.Et d'ailleurs la morale et la religion... CHAPELLE. Ah ! Mon cher, croiriez-vous qu'un jour pris d'un beau zèleEn songeant que ma vie était si criminelle, Et, faible que je suis, que j'essayerais en vainDe vivre en bon chrétien avec ce goût du vin,J'ai voulu chez les Turcs aller faire l'apôtre,Afin d'être martyr ? BOILEAU. En voilà bien d'un autre ! CHAPELLE. J'aurais été certain de faire mon salut. BOILEAU. Qui vous a détourné d'un aussi noble but ? CHAPELLE. La peur d'être empalé... Je me suis laissé direQue ceux qui subissaient ce genre de martyreSouffraient trop de la soif... Vous comprenez ? BOILEAU. Eh bien,D'expier vos péchés c'était le vrai moyen. Mais je doute qu'un jour on voie avec élogeVotre nom figurer dans le martyrologe.Au reste, j'en conviens, vous n'avez plus besoinDe pousser tout à fait les choses aussi loin.Imitez-moi, mon cher ; buvez avec mesure, C'est tout ce qu'il en faut. CHAPELLE. C'est fini, je vous jure...Ce vin, qu'en dites-vous ?... Il n'est pas assez vieux. BOILEAU. Voyons, encore un peu que je le goûte mieux...Buvez aussi : j'allège enfin la pénitence. CHAPELLE, à part. Au fait, il est lancé, c'est mon tour, je me lance. BOILEAU, très aviné. Il est assez coulant. CHAPELLE, à part. Mais je m'en aperçois. BOILEAU. Ma foi, tout décidé, vive le vin d'Arbois ! Il chante.[Note : Le quatrain suivant est la première strophe de "Chanson à boire" de Boileau.] Que Baville me semble aimable, Quand des magistrats le plus grands, Permet que Bacchus à sa table Soit notre premier président ! Oui, morbleu, je maintiens, quoi qu'on dise et qu'on glose,Que ce vin est charmant. pris à petite dose. CHAPELLE. Un poëte doit même user de ce nectar,En tout bien, tout honneur, dans l'intérêt de l'art. Des anciens vous savez l'adage populaire :Les vers d'un buveur d'eau ne sauraient longtemps plaire. BOILEAU. Eh ! Sans doute... Soyez aussi sage que moiJe vous tiens quitte. CHAPELLE. Eh bien, je vous donne ma foiDe ne boire jamais que de l'eau. BOILEAU. Pas si vite, Il faut garder en tout une juste limite.Pris à petite dose, ami, sachez-le bien,Le vin, quand il est bon, ne gâte jamais rien.Je dis plus : à la vie il est fort nécessaire.Que c'est joli le vin qui rit dans la fougère ! Toute chose avec lui prend un aspect nouveau.Le vin est un miroir... où l'on voit tout en beau !Le malheureux plié sous cent ans de vieillesseSe retrouve aux beaux jours de sa belle jeunesse ;Le pauvre qui n'a pas même un morceau de pain Se croit un magnifique et puissant souverain,Et le nègre meurtri du fouet de l'esclavageSe voit passant ses jours à dormir sous l'ombrage.Le vin rappelle à tous leur confraternité :Autour d'un broc mousseux règne l'égalité. Le vin, c'est du bonheur la moins creuse apparence,La botte de Pandore où resta l'espérance,Et contre tous les maux un topique divin.Que ne trouve-t-on pas dans un verre de vin ?Celui qui sent en soi déborder la tristesse Y trouve, émerveillé, la joie et l'allégresse ;L'homme haineux, l'oubli de son inimitié ;L'époux infortuné, l'oubli de sa moitié ;L'amant, les traits charmants de celle qu'il adore ;Le débiteur, l'oubli du prêteur qu'il abhorre ; Les opprimés, la fin de leur adversité ;Le condamné,sa grâce avec sa liberté. CHAPELLE. Bravo, mon cher ami, bravo ! mais c'est superbe ! BOILEAU, continuant. Moi-même quand j'ai bu je deviens moins acerbe :Les mauvais vers alors me semblent moins mauvais ; Je voudrais au carquois remettre bien des traits. CHAPELLE, chantant. Ah ! Combien j'épargnai de bile À ce malheureux genre humain, Quand, renversant ta cruche à l'huile, Je te mis le verre à la main ! Ils boivent. BOILEAU, tout à fait échauffé. Tu comprends bien : le vin n'est pas ce que je blâme. CHAPELLE. Non ; mais en abuser voilà la chose infâme. BOILEAU. Allons, tu goûtes bien mes raisons, je le vois. CHAPELLE. Tout comme toi, mon bon, ce petit vin d'Arbois. BOILEAU. Je n'ai donc point chanté , pour de sourdes oreilles. Je suis content de moi, j'ai produit des merveilles.Cette conversion devra me faire honneur. Chapelle verse à boire. CHAPELLE, trinquant. À la tienne !... Cela te portera bonheur. Frappant sur la table.Du vin ! La Servante parait. BOILEAU. Par là sambleu ! La petite servanteOu je me trompe fort n'est point tant dégoûtante. Approchez, belle enfant, venez, ne craignez rien. LA SERVANTE. Que voulez-vous, monsieur ? BOILEAU. Écoute ici. CHAPELLE, à part. Fort bien !Notre sage à la fin s'échauffe et s'émancipe ;Je vais fermer les yeux pour l'honneur du principe.Il doit être amusant quand il fait les yeux doux. Il fait semblant de dormir. BOILEAU. Bon ! Le voilà qui dort... Ce que c'est que de nous ! À la Servante.Sais-tu que je te trouve enivrante, adorable,Et que ton frais minois est agaçant en diable ! Il lui prend le menton. LA SERVANTE, minaudant. Je n'en crois pas un mot. BOILEAU. Je t'en jure ma foi. LA SERVANTE. Je suis à faire peur ; vous vous moquez de moi. BOILEAU. Mais tu n'as donc jamais jeté l'oeil sur ta glace ?Mais tu réchaufferais même des coeurs de glace !Peut-on voir tant d'appas sans en être alléché ? Il lui prend la taille. LA SERVANTE. Ah ! mon Dieu ! Sur quelle herbe avez-vous donc marché ?N'est-ce pas vous, monsieur, qui, sur les pauvres femmes, [Note : Épigrammes : Courte pièce de vers qui se termine par un mot ou par un trait piquant. La pointe d'une épigramme. [L]]Avez, à ce qu'on dit, lancé tant d'épigrammes ? BOILEAU. Il est vrai ; mais pourquoi ? pour faire de l'esprit.Va, l'on ne pense pas tout ce que l'on écrit.Les poètes font tout par bond et par caprice ;Ils sont haineux sans haine et méchants sans malice, Et tel qui contre vous est le plus furieux,Est bien souvent celui qui vous aime le mieux.Du sexe tout entier on me fait l'antipode :J'ai parlé seulement des femmes à la mode,De ces femmes de bien, qui font dans tout Paris Montrer d'un doigt railleur le front de leurs maris.Mais je veux de bon coeur que le diable m'emporteSi jamais j'ai médit des femmes de ta sorte ;J'ai pour le cabaret un respect trop profond,Et devant ses beaux yeux je sens mon coeur qui fond. Je pense là-dessus comme Jean La Fontaine :Vive la Jeanneton ! À bas la Célimène !Vive son air fripon, son pied leste et mutin !Sa bouche qui sourit, sa taille de lutin !Son accueil attrayant, sa vaste complaisance !... Lucette, embrasse-moi : Honni qui mal y pense ! LA SERVANTE. Monsieur, monsieur. BOILEAU. D'honneur, je raffole de toi.Lucette, je le veux, Lucette, embrasse-moi ! LA SERVANTE. Oui, comptez là-dessus. Elle le fait retomber sur sa chaise. BOILEAU. Oh ! Oh ! Peste, la belle !Eh bien, voilà du neuf ! Nous faisons la cruelle ! Où diable la vertu va-t-elle se nicher !Certes, ce c'est pas là qu'on irait la chercher.Je prends note du fait. voyez le beau scrupule !On n'est plus de nos jours à ce point ridicule !Je veux t'apprendre à vivre, et de force ou de gré, Je te dis, entends-tu, que je t'embrasserai. LA SERVANTE. C'est ce qu'il faudra voir. BOILEAU. C'est un défi ? LA SERVANTE. Peut-être. BOILEAU. Il est temps qu'à la fin je me fasse connaître.Attends un peu. LA SERVANTE. Demain... Vous ne m'y prendrez pas. BOILEAU. Mais c'est un vrai démon. En poursuivant la Servante qui lui échappe, il se jette dans les bouteilles qui sont auprès de Chapelle, et qui se brisent, aux éclats de rire de la Servante. CHAPELLE, faisant mine de se réveiller en sursaut. Quel est donc ce fracas ? BOILEAU, reprenant sa place au plus vite. Ce n'est rien. Il verse à boire à Chapelle, et boit pour se donner une contenance.La chaleur est vraiment étouffante.Buvons. CHAPELLE, montrant la Servante qui sort en riant. Oui, mais dis-moi, qu'a donc cette servante ?Est-ce que tu voulais la convertir aussi ?Tu n'as pas, que je crois, tout à fait réussi :La morale aujourd'hui n'excite que le rire. BOILEAU. Ce n'est pas tout cela... j'en étais à te direQue l'ivresse toujours a mis les gens à mal,Et qu'elle fait de l'homme un stupide animal. CHAPELLE. Parbleu, je le vois bien. BOILEAU. Je ne puis pas comprendreQu'un homme en prenne autant que l'on te voit en prendre. Entre nous, tu n'es pas encore bien remis...Mais rappelle-toi bien ce que tu m'as promis. CHAPELLE. Compte sur ma parole, et bois de l'eau. BOILEAU. La grâceTe parle donc enfin l il faut que je t'embrasse. CHAPELLE. Tu m'as si bien prêché d'exemple, mon amour, Que je veux dans mes bras te presser à mon tour. Ils s'embrassent en laissant la table entre eux, et retombent sur leurs sièges. BOILEAU. Cela vous met au coeur des douceurs sans pareilles,Une bonne action ! CHAPELLE. Oui, jointe à six bouteilles...Allons, décidément, je crois qu'il est coulé. BOILEAU. Je l'ai bien converti ! CHAPELLE. Moi, je l'ai bien roulé ! Ils s'embrassent de nouveau, à moitié endormis ; puis ils retombent sur leurs sièges en ronflant. Le toile tombe. ==================================================