******************************************************** DC.Title = THÉODAT DC.Author = GOURMONT, Rémy de DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 13/07/2023 à 14:12:48. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/GOURMONT_THEODAT.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** THÉODAT ... Nova Epa. GRÉGOIRE DE TOURS. MCM VI REMY DE GOURMONT DE L'IMPRIMERIE DE CRAPELET. DRAMATIS PERSONAE THÉODAT, évêque de Clermont. MARTIAL, clerc ordinant. PAULIN, clerc ordinant. FLAVIEN, clerc ordinant. TIBURCE, clerc ordinant. VALÈRE, clerc ordinant. LE PORTIER DE LA BASILIQUE. MAXIMIENNE. L'an 570 de Notre Seigneur, à Clermont des Arvernes, dans le palais épiscopal, qui est une dépendance de la basilique. Extrait de Rémy de Gourmont, "Lilith, suivi de Théodat", Paris, Société du Mercure de France, pp 184-241 THÉODAT C'est une grande salle aux baies romanes, étroites, hautes et profondes. Les murs sont tendus de tapis et le plafond, de toiles peintes : sur les tapis d'un sombre jaune, des lions rouges dardent leurs langues, ainsi que des flammes, et le bleu des toiles peintes est semé d'étoiles d'or, comme un firmament, et de croix d'or, comme un paradis. Tout autour, le long des murs, s'applique un banc recouvert d'une draperie pourpre, et en quatre endroits ce banc est coupé : par le lit de bronze, incliné de la tête aux pieds ; il est bas et large, porte un seul coussin ; au-dessus pend une lampe d'argile rouge ; ? par la haute cheminée où flambent d'énormes bûches de hêtres et des troncs résineux de sapin ; ? par le bahut peint où se voient représentées, en des couleurs vives, des scènes de l'Evangile - par un orgue emboîté dans la muraille, et qui fait face à la cheminée. Les briques du pavage sont de forme octogone. Devant le lit, il y a un escabeau avec une marche pour s'agenouiller, et, devant le feu, une large bancelle à dossier. Vêtu de la robe verte épiscopale, à demi-cachée par la dalmatique blanche brodée d'or, l'évêque est à genoux, la tête dans ses mains qui s'appuient à l'escabeau. Les clercs, en tunique noire, prient également, agenouillés devant le banc circulaire. Le jour s'achève ; Paulin, sur un signe de l'évêque, allume la lampe d'argile, car il n'est pas bon que les hommes assemblés restent dans les ténèbres ; mais l'âtre éclaire la grande salle bien plus que la petite lampe ; à ses larges et momentanés flamboiements, les lions s'agitent, les étoiles luisent, les croix d'or du plafond resplendissent. On n'entend que le crépitement de la mèche dans l'huile de faines, le ronronnement du foyer, le murmure bas des voix lentes, priantes, le halètement contenu des poitrines sonnant sous les poings qui les martèlent. THÉODAT. Ah ! Que cet anniversaire me trouble ! Je ne puis pas prier. Mon Dieu, viens à mon secours ! Il pose son front sur l'escabeau sa bouche exhale un profond soupir. Théodat est un homme de quarante ans, d'une haute stature, d'une belle membrure, d'une ferme musculature, au teint mat, au profil romain ; ses yeux, du bleu gaulois, un peu voilés, se révèlent par de soudains éclairs, ses cheveux rasés de près lui font comme une calotte noire. Il semble plutôt né pour être chef de cohorte que chef d'une légion d'âmes, mais l'état ecclésiastique a comprimé sa nature, amolli ses gestes, donné de la mesure à ses mouvements. On l'a choisi comme évoque pour le rang de sa famille qui est élevé, sa science théologique, sa bonté dont la rudesse plaît au peuple, la franchise de sa parole, la droiture de son esprit. - Mais il a le coeur vif et la fougue de son sang l'inquiète parfois. Il relève la tête et murmure :Pourquoi est-ce que je ne puis prier ? Quand Prudence, neuvième successeur d'Austremoine, me consacra avant de mourir, j'abdiquai, entre ses mains saintes, mes joies, toutes les joies du monde, toutes mes joies, et voici qu'elles viennent frapper à ma porte comme des exilées. Je l'avais promis, et le jour même de l'intronisation ma maison fut fermée à celle que Dieu m'avait donnée pour femme, n'étant encore qu'un clerc du Seigneur. Il y a de cela un an, jour pour jour, en la fête de Saint Étienne, premier martyr de mon Christ, et depuis je n'ai pas faibli, mais je sens que mon coeur m'échappe et qu'il s'en va, comme un chien qui a perdu son maître, gémir sur les vestiges de l'absente ! Où est elle maintenant ? Qu'est devenue l'épouse sans foyer, la veuve du vivant ? Si je pouvais la revoir, seulement d'un regard, seulement le temps de dire un Notre-Père pour éloigner la tentation ! « L'évêque ne recevra point sa femme dans sa maison. » Mais, hors de ma maison ? L'évêque n'a pas de femme ; il appartient à tous ; s'il a été marié, « que sa femme soit pour lui comme une soeur ». Cela ne se pouvait pas. La grâce de Dieu, même, n'aurait pas suffi à dominer une tentation de toutes les minutes. S'y exposer, cela eût été déjà un péché perpétuel. Elle est partie, il le fallait. Mon Dieu ! Que ne suis-je encore un simple prêtre, ou un humble clerc, un éternel postulant, un honnête chrétien ! Qu'ai-je dit ? J'ai méprisé le sacerdoce suprême ? Mon Dieu, pardon ! Ayez pitié, mon Dieu ! Kyrie eleison ! Martial ! Mets-toi à l'orgue, chantons le Kyrie eleison, que Dieu prenne pitié de votre évêque le pécheur. L'ORGUE, seul. Kyrie, eleison ! THÉODAT. L'orgue accompagne sa voix:Kyrie, eleison ! LES CLERCS, soutenus par l'orgue : Kyrie, eleison ! L'ORGUE. Christe, eleison ! THÉODAT. Christe, eleison ! LES CLERCS. Christe, eleison ! L'ORGUE. Kyrie, eleison ! THÉODAT. Kyrie, eleison ! LES CLERCS. Kyrie, eleison ! THÉODAT. Il quitte l'escabeau et vient s'agenouiller sur les dalles, le front touchant le sol. Puis, se redressant un peu :[Note : Traduction du Confiteor : "Je confesse à Dieu tout-puissant que j'ai péché en pensée, en parole, par action et par omission. Oui, j'ai vraiment péché."]Confiteor Deo omnipotenti, quia peccavi nimis cogitatione, verbo et opere, meâ culpâ, meâ culpâ, meâ maxima culpâ. En même temps qu'il prononce d'une voix profonde ces derniers mots, l'évêque se frappe le coeur par trois fois. LES CLERCS, heurtant rudement leur poitrine : Meâ culpâ, meâ culpâ, meâ maxima culpâ. THÉODAT. [Note : Prière liturgique : "Que Dieu tout-puissant nous fasse miséricorde, qu'il nous pardonne nos péchés, et nous conduise à la vie éternelle."]Misereatur nostri omnipotens Deus et dimissis peccatis nostris perducat nos ad vitam oeternan ! LES CLERCS. Amen. THÉODAT. Indulgentiam, absolutionem et remissionem peccatorum nostrorum tribuai nobis omnipotens misericors Deus. LES CLERCS. Amen. THÉODAT. Il se relève, et le dos appuyé à la bancelle du foyer :Venez, maintenant, mes enfants, et écoutez-moi. Les clercs s'assemblent devant lui.J'ai encore bien des admonestations à vous faire, à vous, bientôt mes vicaires. Quels sont les devoirs que l'Église impose à ceux qui reçoivent le sacerdoce, vous le savez ; je parle, des devoirs étroits, des devoirs primordiaux de tout prêtre appelé à diriger une assemblée de fidèles. Voyons, Martial, dis-nous les ? MARTIAL. La Résidence, la Prière, la Prédication, l'Administration des Sacrements, la Correction des moeurs. THÉODAT. C'est ainsi ; tu connais la lettre, mais souviens-toi, et vous tous, souvenez-vous qu'elle soit gravée en vos coeurs, en vos têtes, en vos membres. Aimez, croyez, agissez. Soyez sans cesse au milieu de votre troupeau, comme un pasteur vigilant. Priez que le Très-Haut éloigne de lui les embûches. Annoncez-lui, d'une voix infatigable, la bonne nouvelle. Fortifiez sa faiblesse humaine avec le baume des Sacrements. Veillez à ce qu'aucune brebis ne s'écarte de l'enceinte. Veillez aussi sur vous, mes enfants. Vous êtes jeunes ; et c'est le malheur des temps qui m'oblige de vous consacrer à l'âge précis fixé par les canons : les campagnes manquent de pasteurs, ou plutôt d'apôtres, car quelle barbarie encore ! Que de paganisme caché comme le serpent sous la frondaison des pratiques chrétiennes ! Que d'adorations sacrilèges ! Que de ténébreuses et démoniaques superstitions ! Mais le Seigneur ceindra vos reins : vous serez forts contre la chair, vous serez forts contre l'esprit.Craignez l'esprit, d'abord, craignez l'orgueil qui ronge, comme une rouille, le glaive de la foi.Mes enfants, soyez prêtres, ne soyez pas théologiens. À quoi bon de vaincs discussions, si l'on veut suivre, en toutes choses, le sentiment des conciles ? Si on s'en écarte, c'est pour tomber dans les abîmes de l'infinie perdition. Veillez, mais que l'aube ne vous surprenne pas à méditer sur la Monade et sur la Trinité. Songez à Arius. Croyez-que TROIS sont UN, croyez que UN est TROIS. Le Fils n'a pas eu de principe ; au prix de votre sang, ne dites jamais : le Verbe est une créature. MARTIAL. Quel blasphème ! FLAVIEN, à voix basse. Le Fils est coéternel au Père... Le Fils est coéternel au Père... THÉODAT. [Note : Concile de Nicée : Réunion des évêques de la Chrétienté, convoqué par Constantin Ier et qui eut lieu du 20 mai au 25 juillet 325. ]Oui, répète bien cela, et dis-le tout haut : consubstantiel et coéternel ; le concile de Nicée l'a proclamé. FLAVIEN, à voix plus basse. Consubstantiel,oui, mais coéternel, est-ce possible ? THÉODAT. [Note : Apollinaire de Laodicée (310-390), évêque de Syrie, auteur d'une hérésie nommée apollinarisme, concernant principalement l'incarnation de Jésus-Christ. ]Fuyez l'hérésie d'Apollinaire, que le Verbe, c'est-à-dire la divinité, ait souffert, soit mort et ressuscité. PAULIN. En effet, cela est absurde. THÉODAT. [Note : Nestorius (381-451), patriarche de Constantinople de 418 à 431. ]Crois et ne crois pas : abstiens-toi de juger. Prends garde, si tu te révoltes contre Apollinaire, de voir en le Christ deux personnes, comme Nestorius. MARTIAL. Ce serait, n'est-ce pas, père, nier la Trinité ? THÉODAT. Un seul Dieu en trois personnes ; mais distingue les personnes et les natures. Ne dis pas, ainsi qu'EuTychès : La nature humaine du Christ a été absorbée par la nature divine, comme une goutte d'eau par la mer. Non, le Christ fut homme et le Christ fut Dieu : son corps n'était pas une vaine apparence, une illusoire fumée : homme, il a souffert en une âme humaine, en une chair humaine. TIBURCE Car, comment Dieu aurait-il pu souffrir ? Eutychès rejoint Apollinaire... THÉODAT. Les hérésies sont toutes parentes, étant toutes filles du mensonge. VALÈRE. Père, daignez venir à mon secours : cependant, les souffrances du Christ dépassaient de beaucoup les souffrances humaines. THÉODAT. Le dieu donna à l'homme la force de souffrir plus que l'homme. Tu es subtil, Valère, défie-toi ! Prends garde, et prenez garde, vous tous, mes enfants, qu'étant au-dessus des fidèles par le sacerdoce vous ne vous jugiez encore au-dessus d'eux par le savoir et par la sainteté. Ne vous faites jamais à vous-mêmes de questions semblables à celles de Valère, si vous n'avez la réponse toute prête. Et pour la sainteté, souvenez-vous que vous avez péché dans la cléricat ure et que vous pécherez dans le sacerdoce. Ne croyez pas, comme Pelage, que l'homme, quel qu'il soit, puisse vivre sans péché. Ne doutez pas, comme lui et comme Coelestius, de la faute originelle qui nous souille à jamais : votre force est dans la conscience de votre impureté. Sans la grâce, que serions-nous ! Que la grâce de Dieu soit avec nous ! TOUS LES CLERCS. Que la grâce de Dieu soit avec nous ! THÉODAT. Qu'elle éloigne de votre coeur les mauvaises pensées. Écoutez-moi encore. Toi, Tiburce, et toi, Flavien, vous êtes mariés. Gardez vos femmes, que vos femmes ne vous gardent pas. Qu'elles ne soient point pour vous l'occasion du péché, mais bien plutôt l'armure contre la tentation et le bouclier contre les désirs charnels, la coupe où s'étanche la soif, non pas l'amphore d'où s'épand l'ivresse. Toi, Paulin, auras-tu la force de persévérer dans le célibat ? Tu sais que le mariage, une fois franchie la grille du sanctuaire, te sera interdit à jamais ? PAULIN. Je hais la femme ! THÉODAT. Ne parle pas ainsi, tu me fais peur. Aujourd'hui, tu la hais, mais demain ? Demain, ainsi que tant d'autres, hélas ! Tu prendras une concubine ! Souviens-toi que si les règles ecclésiastiques sont indulgentes à la faible, si faible chair, Dieu est terrible pour qui outrepasse la mesure. PAULIN. Non, ni femme, ni concubine ; et si j'étais marié, père, je ferais comme toi, je fermerais ma porte. Que le prêtre, au moins, donne l'exemple, et vive seul avec Dieu. THÉODAT. Eustathe ! Avez-vous entendu Eustathe ? Le rigide hérétique dont la rigueur n'est que de l'orgueil aurait-il des disciples parmi nous ? Non, il n'est pas nécessaire au salut que le chrétien quitte sa femme, et renonce aux biens terrestres, et prie chaque jour et chaque nuit, et jeûne chaque matin. La vie chrétienne n'est pas la vie monacale. PAULIN. Pourtant, le renoncement est beau. Tu en donnes l'exemple ! THÉODAT. Garde la mesure. Et toi, mon Martial, fils adoptif et bienaimé de Prudence ? MARTIAL. Ô père, je n'ai pas réfléchi à ces choses... Je suivrai... PAULIN, en lui-même. Fils adoptif, ou naturel... Que l'Église a dégénéré ! MARTIAL. ... Je suivrai la voie droite, si Dieu vient à mon aide. Je ne connais aucune autre femme que Priscilla, qui me servit de mère, et je ne voudrais aimer que le Christ. THÉODAT. Puisse ton coeur n'avoir jamais besoin de ne parler qu'au Christ. Prie ! MARTIAL. Je prierai, père. THÉODAT. Toi, Valère, tu es fiancé, je le sais. VALÈRE. J'avais une fiancée, je l'ai quittée pour Dieu. THÉODAT. Mais elle ? VALÈRE. Il est vrai, elle n'a pas compris le sacrifice. THÉODAT. Marie-toi et attends une année. Elle t'aime, et toi, je suis sûr que tu l'aimes aussi. VALÈRE. Elle est si bonne que la détester... THÉODAT. Et tu veux être prêtre ! Réfléchis ! Prends garde au scandale ! Celle que tu abandonnes, fiancée, bientôt tu la voudras, femme, et tu ne pourras la prendre que concubine. Elle est de haute condition, il faudra qu'elle se déshonore par amour ! Ah ! Valère, aurais-tu le coeur d'abaisser à ce rang la jeune fille noble qui t'a voué sa vie ? Je sais ce que durent de telles ruptures, et je sais ce qu'elles coûtent. Marie-toi, tu me reviendras, je l'accueillerai, car tu seras à l'abri du péché. Va, mon fils, tu n'es plus postulant au sacerdoce. Tu pleures, mais comme elle va être heureuse, elle ! Mes fils, c'est que je voudrais vous éviter les luttes où j'ai souffert ! Dieu m'a secouru, je suis sauvé, mais à quel prix ! Craignez la femme ! Craignez la femme ! PAULIN. Timor feminoe initium sapientioe. THÉODAT. Ou plutôt le complément, Paulin. Mais que ces choses sont délicates ! L'expérience de la vie est difficile à acquérir, plus difficile a enseigner. Il faudrait se mettre soi-même à nu ; il faudrait scandaliser dans le présent pour édifier dans l'avenir. Mon Dieu ! Protégez mon troupeau comme vous m'avez protégé moi-même ! TOUS LES CLERCS. Bénissez-nous, père ! Ils font le mouvement de s'agenouiller, l'évêque étend à demi le bras, mais la porte s'ouvre, entre : LE PORTIER DE LA BASILIQUE, un flambeau à la main. Père, une femme demande à te voir. THÉODAT. Les femmes, ont pour me voir, un lieu, le confessionnal ; une heure, la troisième. Et en lui-même, il se dit, avec une joie et un frisson :Si c'était elle ! LE PORTIER. Père, c'est une vieille femme. Et en lui-même, avec un frisson et une joie l'évêque se dit :Ce n'est pas elle ! THÉODAT. Quel est son âge, crois-tu ? Et en lui-même, il se dit avec une tristesse et un remords :Si le chagrin, pourtant, l'avait vieillie ? À ma quarantième année, moi j'ai bien quelques cheveux gris. LE PORTIER. Père, soixante et dix ans, à peu près, autant que la lueur de mon flambeau m'a permis d'en juger. PAULIN. Oh ! Alors ! Les clercs, et même Martial et même le vieux portier se laissent aller à des sourires qui s'éteignirent aussitôt sous le sévère regard de [Théodat]. THÉODAT. La jeune suit la vieille. - Retourne, et demande-lui ce qu'elle veut, si c'est l'aumône, ou des aliments ou des vêtements. Qu'elle reçoive ce qui est dû à un pauvre du Christ : ou plutôt, reviens me le dire, je le lui porterai moi-même. LE PORTIER, sort en disant. Je vais l'interroger, père. THÉODAT. Faites l'aumône de vos propres mains. Les pauvres sont les incessants messagers du Christ, leur frère. Agenouillez-vous, mes fils. Les clercs se mettent à genoux et sur les tètes baissées tombent les paroles sacrées, que le bras du Pontife, traçant dans l'air des croix multipliées, semble, comme un puissant semeur, semer sur chaque conscience :Benedictio Deiomnipotentis Patris et Filii et Spiritus sancti, descendat super vos, ut sitis benedicti, dileclissimi filii. Amen. TOUS LES CLERCS. Amen ! THÉODAT. Allez, maintenant, et que la paix du Seigneur soit avec vous. TOUS LES CLERCS. Et avec toi, père. Quand le dernier clerc a franchi la porte, rentre, toujours son flambeau à la main, LE PORTIER. Elle ne demande pas l'aumône, père. C'est une grande pécheresse, elle tremble, elle supplie, elle dit que l'évêque seul... quelque sacrilège, père ! Car elle parle du fardeau qui écrase ses vieilles épaules... THÉODAT. Tu trembles toi-même ! Allons, qu'elle vienne ! Les péchés de mes ouailles sont mes péchés. Qu'elle vienne ! Toi, va et prie. Le portier sort pour revenir l'instant d'après avec la vieille pécheresse. Pendant ces minutes, l'évêque à mi-voix murmure :Mon Dieu, je vous rends grâce que ce ne soit pas elle. La tentation eût été au-dessus de mes forces, sans doute. Vous me l'avez épargnée, soyez béni. Humble et courbée sur le bâton qui la soutient, une vieille femme s'avance. Son pluvial, comme une chape ronde, l'enveloppe tout entière des plis lourds d'une étoffe grise. Le capuchon, avec un effet de cagoule, dérobe entièrement le visage. Elle se jette à genoux, et baise, l'un après l'autre, les deux pieds de l'évêque. THÉODAT. Relève-toi, femme et parle. Le bâton reste sur les dalles, les haillons tombent, et devant Théodat qui recule, belle dans la blancheur de sa robe de laine, statue romaine, beauté païenne en la maison de Dieu, MAXIMIENNE, se dresse. C'est moi ! L'évêque, les joues soudain pâlies, une angoisse dans le regard, s'est retiré pas à pas jusque vers le fond de la salle. Lentement Maximienne s'avance, puis s'arrête, et ils demeurent muets, quelques secondes, l'un devant l'autre. THÉODAT. Démon, tu viens me tenter ! MAXIMIENNE. Eh ! Je l'espère. THÉODAT. Ne compte pas que je succombe à tes embûches ! MAXIMIENNE. Oh ! Embûches ! Permets, je suis ta femme, après tout. THÉODAT. Tu ne l'es plus. MAXIMIENNE. C'est toi, un évêque, qui profères une telle parole ! Ce que Dieu a fait, les hommes ne le déferont point. THÉODAT. Ce que Dieu a fait, Dieu l'a défait. MAXIMIENNE. Je suis ta femme ! THÉODAT, avec une violente ironie, l'expression d'un amour qui se déchire lui-même. Ma soeur. Je t'aime, ma soeur 1 MAXIMIENNE, d'une voix où la colère se fait suppliante. Tais-toi, barbare ! THÉODAT, revenu à un calme sombre. « Qu'à l'évêque son épouse soit une soeur. » Les conciles ont parlé, je ne te connais plus. MAXIMIENNE, reprenant son ironie et l'air dégagé d'une femme qui fait une scène chez elle. Mais si, puisque tu me crains. THÉODAT. Je crains Dieu, je crains l'Église et ses commandements : « Si l'évêque n'est pas marié, qu'il fuie la femme et s'il est marié, qu'il fuie d'abord la sienne. » MAXIMIENNE. Ces commandements sont impies, voilà tout. THÉODAT. Blasphématrice ! MAXIMIENNE. Oh ! Parles-en de blasphème, toi qui méprises le sacrement qui nous a unis pour jamais... Elle fait un geste horizontal :Ici-bas... Elle lève le bras au-dessus de la tête.Et là-haut. THÉODAT, simplement, et avec la conscience d'accumuler des arguments inutiles. Tu connais le règlement du pape Grégoire ? MAXIMIENNE. Non, mais s'il concerne les évoques, femme d'évêque, il m'intéressera. THÉODAT. Ne raille pas, il est terrible : pour avoir gardé leur femme dans leur maison, pour les avoir revues seulement, tu entends ? Une seule fois revues, « que ces évËques soient déposés ». Veux-tu me condamner à cette ignominie ? MAXIMIENNE. Nous serions bien plus tranquilles ! L'ignominie ? Le Christ en endura de bien plus poignantes. Courbe le front, comme lui, pontife superbe ! Ah ! Tu as plus d'orgueil, humble évêque, que de coeur, bon pasteur. Une colère, en éclairs, passe dans les yeux de l'évêque ; mais il se contient jusqu'aux dernières paroles de MAXIMIENNE qui continue. Voyons, donne-moi une bonne raison, une seule. Dis-moi que tu ne m'aimes pas, que tu ne m'aimes plus, que tu ne m'as jamais aimée ? THÉODAT. Je te hais ! MAXIMIENNE. Souriante d'un intérieur contentement : ce n'est pas la même chose. THÉODAT, effrayé de son mot violent, ressent une joie vive à voir que Maximienne n'en a pas été blessée, au contraire ; mais il n'abandonne pas la douloureuse lutte. Il murmure, à part lui :Ce n'est pas la même chose, hélas ! Je le sais, de haïr ou de ne pas aimer. Pourtant si je m'emplissais le coeur à pleins bords de haine, l'amour en sortirait comme les bouillons qui viennent crever à la surface d'un vase étroit vite rempli d'eau ! Hélas ! Hélas ! Pendant qu'il songe, les yeux baissés, Maximienne a détaché l'agrafe qui retenait sur l'épaule droite son manteau blanc, de la même blancheur que la tunique ; elle le jette sur le dossier de la bancelle, et apparaît les bras nus et couverts de bracelets, le cou un peu dévêtu et ceint d'un collier, d'où pendent sur sa poitrine deux petites bulles d'argent, pareilles à des grelots. Toute riante, les mains en avant, elle s'approche de Théodat, qui sursaute, lui échappe et vient s'appuyer contre la bancelle, où elle le rejoint, suppliante. MAXIMIENNE. Théodat ! Mon cher Théodat, comme je t'aime ! THÉODAT, subjugué, murmure en lui-même. Elle est belle, vraiment ! Mais son trouble même l'avertit du danger :Elle est belle comme l'enfer ! Ah ! Que je la hais, elle est trop belle ! Et tout haut, il crie :Va-t-en ! Va-t-en ! Je te ferai mettre dans un monastère. MAXIMIENNE, avec assurance, mais sans insister. Oh ! Que non ! Je reste ici, je suis chez moi. Elle plie son manteau comme un coussin, le dispose près du feu et s'accroupit, disant : Là, je suis très bien. Théodat, agité, marche de long en large dans la salle et, après quelques tours, s'arrête vers le milieu, les bras croisés. THÉODAT. Pourtant, tu avais consenti à vivre dans un monastère. On y est si à l'aise, on y vit d'une si douce et calme vie : quelque travail manuel ; des livres, comme il n'y en a plus nulle part ; des provisions de ce parchemin si rare et si cher ; des repas simples, mais assurés et pris en gaîté de coeur : « Vade ergo et comede in loelitia panem tuum et bibe cum gaudio vinum tuum. » Je te croyais à Tours. MAXIMIENNE. À Tours ! Je n'ai jamais quitté Clermont. Je m'y suis cachée, j'ai vécu d'aumônes comme une vieille femme, j'ai revêtu des haillons, j'ai enfermé dans mon coffre les vêtements de l'épouse et j'ai tendu la main. Toi-même, tu m'as distribué le pain et le vin à la porte de la Basilique, non pas chaque jour, mais presque chaque semaine, quand je souffrais trop, quand il me fallait absolument choisir : ou te voir, ou mourir.Consenti ! Oui, j'essayai. J'ai eu du courage, mais je suis à bout de forces... Elle se lève et s'avance vers Théodat.Ah ! Ne me repousse pas ! THÉODAT, se recule, mais, ému, il songe en fermant les yeux. Pauvre Maximienne ! MAXIMIENNE. Pourquoi me faire souffrir, quand j'ai le droit d'être heureuse, ? et le devoir ! Ma place est ici. Je viens te tenter ? Mais je te les épargne, les tentations, je suis ta femme. Tu as changé, Théodat, lu as bien changé... Moi, je suis toujours la même, toujours ta Maximienne ! Écoute, tant que tu n'as été que prêtre, tu m'aimais en secret... THÉODAT, en lui-même. Oui, j'ai voulu paraître plus vertueux que je ne l'étais... MAXIMIENNE. ... Tu venais à moi, vers la nuit, ou bien c'était moi... Tu te souviens ? Eh bien, aujourd'hui, comme jadis, je me contenterais du secret. THÉODAT. Aujourd'hui, c'est impossible. Ce qui était péché serait crime. Je dois l'exemple. Tous les yeux sont fixés sur moi. Non, non... Il éclate d'un rire nerveux :Ah ! Ah ! Ah ! L'évêque et sa femme, quel bon trait pour les impies, les païens dissimulés qui nous épient ! Ah ! Ah ! Ah ! L'évêque et sa femme ! Ah ! Ah ! Ah ! L'évêque en flagrant délit de péché mortel, mortel, mortel ! MAXIMIENNE. Mes chagrins sont mortels ! THÉODAT. Veux-tu que nous ayons des enfants maudits, incapables de succéder, esclaves nés de mon église ! MAXIMIENNE, comme se parlant à elle-même. Des enfants, des enfants... Oui, Dieu peut nous bénir encore, mais depuis dix ans !... Un enfant, un fils... Pourquoi serait-il maudit ? Vos règlements, est-ce qu'on les observe ? Est-ce que Martial, ton cher Martial, est un enfant maudit ? THÉODAT. Ne calomnie pas la mémoire de Prudence, Martial fut le fils de son choix, non pas le fils de sa chair. MAXIMIENNE. Oh ! Oh ! Ce n'est pas ce qu'on dit. Enfin, laissons-le, ce saint évoque, et ne parlons plus de cela. Je suis assez malheureuse de n'avoir pas eu d'enfant de toi, tu m'aimerais davantage, tu ne chercherais pas, théologien, les mauvaises raisons de la discipline pour éloigner de toi ta femme. Tais-toi tiens, tu m'ennuies ! THÉODAT. Respecte l'évêque. MAXIMIENNE. Je ne connais pas l'évêque, je ne connais que mon mari, toi, toi, toi ! THÉODAT. Ah ! Porte de l'Enfer ! Ah ! Tu es bien celle qui touche, en se jouant, à l'arbre défendu ! Tu es bien la fille de la première violatrice de la loi ; celle dont Tertullien a dit qu'elle est plus puissante que le démon pour le mal, celle qui efface l'image de Dieu de la face de l'homme ! MAXIMIENNE. N'oublie pas que tu m'as appris l'Écriture et les Pères; cite-moi donc tout le passage : « Femme, tu te réfugieras vers ton mari et tu seras dominée par lui. » THÉODAT. C'est vrai, il y a cela, tu as de la mémoire, mais... MAXIMIENNE. Tu vois ! Je me suis réfugiée vers toi et je t'apporte ma volonté. THÉODAT. Il est écrit aussi : « Le vin et la femme font apostasier le sage. » MAXIMIENNE. Il est écrit aussi : « Malheur à celui qui est seul ; quand il tombe il n'a personne pour le relever. » THÉODAT. « Entre mille hommes, j'ai trouvé un homme ; entre toutes les femmes,je n'ai pas trouvé une femme. » MAXIMIENNE. « La beauté de la femme épanouit le visage de son mari. » THÉODAT. « Et j'ai trouvé que la femme était plus amère que la mort. » MAXIMIENNE, s'avançant vers Théodat, avec un sourire de tendresse et de désir. Je ne suis pas amère, je suis douce... Souviens-toi... Goûte encore à mes baisers. THÉODAT, reculant. Impie ! Tu n'as pas honte ? Tu veux donc m'arracher à Dieu ? Laisse-moi, laisse-moi plutôt me rapprocher sans cesse de lui. Tremble de traverser ses voies ! Souviens-toi de Bodégésille, évêque de Nantes. Sa femme le poursuivait, ainsi qu'un péché, lorsque, témoignage accusateur de la divine protection du Christ, comme elle le dépouillait, haletante, de ses vêtement sacrés, parut sur sa poitrine un agneau d'une éclatante blancheur. Crains un pareil prodige ! MAXIMIENNE. Quel argument ! Le prodige, c'est que tu ne m'aimes plus ! THÉODAT. Pour moi, aussi, Dieu fera des miracles. Simplicius s'était voué à la chasteté, et Dieu permit celle merveille que des charbons ardents qu'il portail dans son manteau ne brûlaient pas l'étoffe plus qu'ils n'auraient brûlé de la pierre. MAXIMIENNE, éclate de rire, et allant tisonner un foyer d'où s'élève une flamme plus vive, elle dit : Veux-tu essayer ? Tiens, ce sera le jugement de Dieu. THÉODAT. Son esprit tendu vient d'éclater en déraisons dont il sent la faiblesse, car si le Seigneur fait des miracles, il n'est pas permis à l'homme de provoquer le déploiement de sa toute-puissance ; alors, il se laisse aller à la colère : Va-t'en, sacrilège, va-t-en à Tours, va-t-en trouver Radegonde de ma part, Radegonde qui a échappé aux caresses de son mari roi. Va-t'en ! MAXIMIENNE. Toi, évêque, tu ne m'échapperas pas, car les personnages sont renversés : le Clothaire, ici, est une femme, plus forte que les rois. THÉODAT. Va-t-en, Eve ! Va-t'en, Satan ! Ou j'appellerai mes clercs, les lévites de ma garde sacrée ! MAXIMIENNE. Qu'ils viennent, tes clercs, et je leur dirai : « Voici, mon mari vous a mandés pour être témoins qu'il m'avait renvoyée et qu'il m'a rappelée. » Qu'elle vienne, qu'elle vienne, ta garde épiscopale ! THÉODAT. J'ai des armes mieux trempées, j'ai des boucliers plus impénétrables que les poitrines humaines ! Je me réfugierai sous l'abri de mes vêtements sacerdotaux. Ô mon Dieu, une fois encore, bénissez ma vêture sacrée ! Les bras étendus, la tête levée, il prononce, comme une prière, rémunération symbolique, sans se laisser distraire par les ironiques reprises de Maximienne.Je revêtirai l'AMICT, brodé de la croix de mon salut ;L'AUBE, qui étreint mon corps de sa pureté et de sa blancheur ;L'AUMUSSE, qui protège ma tête consacrée ;L'ÉTOLE, symbole du joug qui me retient. MAXIMIENNE, qui jusque-là a écouté, étonnée, s'approche. Nous deux sous le joug de l'étole. THÉODAT. Le MANIPULE, entrave de mon bras, et fait pour me remémorer la fragilité des liens terrestres. MAXIMIENNE. Nos baisers les rendront plus solides qu'une barre de fer. THÉODAT. La CHASUBLE, qui me couvre comme une petite maison, entière et fermée de toutes parts, unité et intégrité de ma foi. MAXIMIENNE. Je forcerai la serrure. THÉODAT. La CHAPE qui défend mes épaules contre les fardeaux profanes. MAXIMIENNE. Je suis légère comme une femme ! THÉODAT. La DALMATIQUE, sans couture ainsi que la tunique de mon Sauveur, image de la croix où il fut cloué pour les hommes. MAXIMIENNE. Je prendrai la moitié de la croix que tu portes. THÉODAT. Les GANTS, par lesquels ma main gauche ignore ce que fait ma main droite. MAXIMIENNE. Donne-la-moi, ta main droite, je serai discrète. THÉODAT. La CHAUSSURE sacerdolale, qui dirige mes pieds dans la voie droite. MAXIMIENNE. Je suivrai la trace de les pas. THÉODAT. La CEINTURE dont j'ai ceint mes reins et mes désirs. MAXIMIENNE. Ah ! J'en briserai la boucle ! THÉODAT. Ses bras tendus retombent le long de son corps, ainsi que des branches coupées. Il revient à lui :Seigneur,vous l'entendez ? Impudique ! MAXIMIENNE, sur un ton de tristesse mêlée de colère. Tu ne me trouvais pas impudique quand tu te glissais vers ma demeure à la chute du jour et que tu t'oubliais dans mes bras, si bien que le soleil un jour nous surprit ! Tu ne me trouvais pas impudique quand tu provoquais mes baisers par tes caresses charmantes ! Tu m'aimais !... Maximienne se tait et lentement, l'air découragé, elle se dirige vers l'orgue. Comme elle prélude par quelques notes semées sur le clavier, l'évêque s'inquiète et d'une voix où il y a de la colère impuissante et lassée. THÉODAT. L'orgue saint ! L'instrument sacré des liturgies, l'accompagnateur des prières ! Maximienne ! Mais elle se met à chanter, il écoute. MAXIMIENNE, chante en s'accompagnant sur l'orgue, qui, après chaque stance, répète la mélodie sans les paroles. Ubi sunt amaloria,Ubi sunt adjuloriaQui prima desideriaRevocarent ad amalam ?Quid lumen luet ridendo ? Quis flatus flabit virendo,Quae flamma surget fovendoIn deserto derelietam? Pendant que Maximienne reprend, sans les paroles, sa mélodie improvisée, THÉODAT. Elle chante et on dirait qu'elle pleure ! MAXIMIENNE. L'orgue se tait ; elle descend et s'arrête près de l'évêque :Jadis ! Faut-il dire cela encore, mon Dieu ? Jadis tu m'aimais ! Ah ! Du moins, pense à ces joies anciennes ! Que le souvenir t'en soit doux, aussi doux qu'il l'est pour moi ! Tu me possédais, et je te possédais comme un trésor. Théodat, je n'avais que toi, je n'ai que toi ! THÉODAT, avec un effort pour contenir sen émotion. Moi, moi... Tu as Dieu. MAXIMIENNE. Je ne l'ai plus. THÉODAT. Il est à tous. MAXIMIENNE. Il a quitté mon coeur. Je ne l'avais que par toi. C'était en toi seul qu'il m'était visible et sensible. En toi, intermédiaire adoré, je le trouvais, je le sentais, je l'aimais !... Non, décidément, je ne peux plus vivre... Tu es mon mari, je t'aime, tu m'appartiens ! Elle met timidement, mais avec résolution, sur le bras de Théodat, sa main qui se crispe à la chair sentie sous les étoffes. THÉODAT, d'une voix mollissante. Voyons, aie pitié de nous ! Pense à notre salut, à l'enfer, pense à l'enfer ! MAXIMIENNE. L'enfer, c'est de vivre sans toi, et le ciel, de dormir dans tes bras ! Comme Théodat reste muet et immobile, d'un bond elle se recule :Oh ! Barbare ! Barbare plus insensible que les pierres de ta basilique !... C'est bien ! Relevant ses vêtements de vieille qu'elle jette sur son dos :... Je m'en vais... Adieu... Cette fois, tu ne me reverras plus... jamais ! Mouvement de retraite. THÉODAT, faisant une ébauche de pas vers sa femme. Maximienne ! MAXIMIENNE, sans arrêter son très lent recul. Tout est donc fini !... Adieu ! THÉODAT. Tout le corps projeté en avant : Maximienne ! MAXIMIENNE, même mouvement. Ah ! Cruel ! Cruel ! Elle éclate en sanglots. THÉODAT, s'avançant résolument. Maximienne ! MAXIMIENNE. Allons ! Adieu ! Elle touche à la porte, où sa main tatonne un instant. Enfin, la serrure cède et dans l'entrebâillement. Maximienne, comme un fantôme, peu à peu disparaît. Alors Théodat se précipite et par le pan de sa robe la retient. THÉODAT. Reste, je t'aime ! Maximienne se laisse ramener, elle referme la porte dont elle assujettit très doucement la barre de sûreté, puis s'abandonne aux bras qui l'étreignent. Théodat l'emporte vers la bancelle et, s'asseyant, la couche sur ses genoux, la caresse de plus de baisers que de paroles. Il la touche, il la contemple, il est heureux. Le vêtement de la femme le trouble presque autant que la femme elle-même. Voici les chaussures toutes brodées d'or, retenues aux jambes par des bandelettes de soie, la ceinture d'étoile verte maintenue par une boucle où l'on voit, appuyés à des colonnettes byzantines, deux soldats romains veillant sur le tombeau du Christ... MAXIMIENNE. C'est toi qui me l'as donnée... Tiens, cet anneau, c'est toi aussi qui me le donnas, tu te souviens ! J'étais ta fiancée, alors. Tant que je l'aurai au doigt, tu m'aimeras. Pourrais-je douter de sa puissance, après une telle épreuve ! THÉODAT, se baisse, et, sous la bancelle, prend une clef accrochée. Tu vois, c'est la clef de la petite porte, je te la donne. MAXIMIENNE, prenant la clef où sa main se crispe fiévreusement. Je te retrouve donc ! Ah ! Que me voilà heureuse ! Si tu savais ma vie, ma tristesse, mes larmes depuis ton abandon ! THÉODAT. J'ai souffert, aussi, va ! Je pensais à toi toujours, toujours, jusqu'au milieu de mes prières. MAXIMIENNE. Le rêve qui m'a conduite ici ne m'avait pas trompée... THÉODAT. Un rêve ? Dieu, peut-être ?... Oui, je l'espère, je le crois. Il caresse la tunique blanche aux parements brodés de soie rouge et de galons d'or, le mammal écarlale. Il dégrafe le collier dont le fermail est formé de deux croies unies ; il entr'ouvre les bulles d'argent : dans l'une il y a des fragments du manteau de Saint-Etienne ; dans l'autre, sur du parchemin, une main habile écrivit l'Évangile selon saint Jean, qui préserve de la mort subite et de toute soudaine malaventure. Les bulles refermées, Théodat, respectueusement, les porte à ses lèvres. Il enlève les bracelets constellés de pierres mates, il touche au cercle d'or qui retient les cheveux... THÉODAT. Que tu es belle ! Ah ! Je suis bien vaincu ! ==================================================