******************************************************** DC.Title = IPHIGÉNIE EN TAURIDE, TRAGÉDIE DC.Author = GUYMOND DE LA TOUCHE, Claude DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 06/07/2022 à 09:22:40. DC.Coverage = Grèce DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/GUIMONTDELATOUCHE_IPHIGENIE.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** IPHIGÉNIE EN TAURIDE TRAGÉDIE EN CINQ ACTES ET EN VERS NOUVELLE ÉDITION M. DC. LXXVIII Par M. GUYMOND DE LA TOUCHE À PARIS, Chez DIDOT, l'aîné, Imprimeur et Libraire, Rue Pavée. Représenté pour la première fois le 4 juin 1757 au Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain. PERSONNAGES THOAS, chef de la Tauride. ORESTE, roi d'Argos et de Mycène, frère d'Iphigénie. PYLADE, roi de le Phocide, ami d'Oreste. IPHIGÉNIE, grande-prêtresse de Diane. ISMÉNIE, prêtresse de Diane, attachée à Iphigénie. EUMÈNE, autre prêtresse. ARBAS, officier des Gardes de Thoas. UN ESCLAVE attaché a Isménie. PRÊTRESSES. SOLDATS d'Oreste et de Pylade. GARDES de Thoas. La scène est en Tauride, dans le temple de Diane. ACTE I. SCÈNE I. IPHIGÉNIE seule, prosternée au pied de l'autel. Grand dieu ! Dont en tremblant j'implore l'assistance,Daignez, en l'éprouvant, soutenir ma constance ;Du songe qui m'accable éclaircissez l'horreur.De vos profonds décrets est-il l'avant-coureur ? SCÈNE II. Iphigénie, Isménie. ISMÉNIE, au fond du théâtre. Quels douloureux accents me remplissent d'alarmes ! N'entends-je pas la voix d'Ipliigénie en larmes ? IPHIGÉNIE, se levant. Est-ce toi, dont les soins me deviennent si chers,Qui seule à ma douleur, restes dans l'univers ? ISMÉNIE. Vous me faites frémir. Vers ces autels funèbres,Rendus plus effrayants par l'horreur des ténèbres, Pâle et tremblante, hélas ! Que venez-vous chercher,Vous, qui, le jour osez à peine en approcher ?Aucun ordre sanglant n'a frappé mon oreille.Du farouche Thoas la cruauté sommeille ;Son coeur, qui veille en proie aux superstitions, Avide par devoir du sang des nations,Au pied de ces autels, du trouble qui le tueN'assiège point encor Diane et sa statue ;Mais que vois-je ? Vos sens d'épouvante frappés,D'un nuage de pleurs vos yeux enveloppés !... IPHIGÉNIE. À la gloire des Grecs et du fils de Pelée,Diane, que n'étAis-je en Aulide immolée !Ou que n'ai-je du moins, quand ta puissante mainMe transporta loin d'eux sous ce ciel inhumain,Subi la loi sanglante en ton nom établie, Contre les étrangers qu'elle te sacrifie .Ô déesse ! ISMÉNIE. Pourquoi lui reprocher toujoursLa trop juste pitié qui défendit vos jours ?Craignez que sa bonté, si mal récompenséeÀ la fin, de vos pleurs ne se trouve offensée. Mais en ce jour naissant, qui peut les redoubler ?Est-ce le sang qui doit sous votre main couler ?D'un coeur compatissant victime déplorable,Hélas ! Auriez-vous vu l'étranger misérable,Au pied du temple hier trouvé sans mouvement, Sur le sable étendu, privé de sentiment,Que dans l'horrible excès du zèle qui l'enivre,Par d'homicides soins Thoas a fait revivre ? IPHIGÉNIE. Pourquoi l'aurais-je vu ? N'ai-je donc pas assezDe la crainte des maux qui me sont annoncés ? À quels pleurs éternels je semble être livrée !D'un trop crédule espoir me serais-je enivrée ?Ô destin ! N'ai-je dû naître que pour souffrir ?Me verrai-je toujours, sans vivre ni mourir,Dans ce temple de sang, au meurtre assujettie, Traîner avec effort ma chaîne appesantie,Victime a chaque instant d'un devoir odieux,L'horreur de la nature, et peut-être des dieux ? ISMÉNIE. Quoi ! Ne comptez-vous plus sur votre frère Oreste ?Avez-vous oublié cet espoir qui vous reste ? IPHIGÉNIE. Vain espoir ! Son trépas ne m'est que trop prédit !Un songe encor présent à mon coeur interdit... ISMÉNIE. Pourquoi vous alarmer sur la foi d'un mensonge ?Fille du roi des rois, devez-vous craindre un songe ? IPHIGÉNIE. Le coeur des malheureux a tout à redouter. Mais quel ressouvenir vient encor m'agiter ?Quand dans l'espoir flatteur d'un brillant hyménée,Je fus aux champs d'Aulide en triomphe amenée,De mes affreux destins fatal avant-coureurUn songe également vint me remplir d'horreur ; J'y vis d'Agamemnon la sanglante imposture ;Je le vis à l'autel, outrageant la nature,D'un titre qu'il souillait avidement jaloux,Me présenter la mort au lieu de mon époux ! ISMÉNIE. Quel fantôme aujourd'hui, quel sinistre présage De vos sens égarés suspend encor l'usage ?Osez me le tracer, soulagez votre coeur ;Le récit de nos maux adoucit leur rigueur. IPHIGÉNIE. Quel mélange inouï d'horreur et d'allégresse ?Je revoyais les lieux si chers a ma tendresse ; Au sein de la nature et de l'humanité,Je respirais le calme avec la liberté ;Au fond de leur palais, rempli de leur puissance,Je cherchais les auteurs de ma triste naissance,Quand un bruit effrayant, des gouffres du trépas, S'élève et fait trembler le marbre sous mes pas. D'une sombre vapeur l'air a l'instant se couvre,La voûte du palais à longs sillons s'entr'ouvre;Je fuis, et la lueur d'un pâle et noir flambeauNe me laisse plus voir qu'un horrible tombeau. En ce même moment un nouveau bruit s'élève;De ce vaste débris qu'avec peine il soulève,Sort un jeune inconnu, sanglant, pâle, meurtri ;Il m'appelle en poussant un lamentable cri :J'accours ; et pleine encor du fatal ministère Dont je porte le joug, esclave involontaire,Ornant son front de fleurs et du bandeau mortel,Je le traîne en pleurant aux marches de l'autel.Ce jeune infortuné, grands dieux ! c'était mon frère..Sorti du sein des morts, mon parricide père Semblait, brûlant encor de la soif de son sang,Forcer ma main tremblante à lui percer le flanc. ISMÉNIE. Chassez ces vains objets, effacez-en l'empreinte. IPHIGÉNIE. N'es-tu plus, cher espoir ? en croirai-je ma crainte ?Es-tu, comme ta soeur, à l'orgueil immolé ? Pour un autre Ilion ton sang a-t-il coulé ?Hélas ! Tu soutenais mon timide courage ;J'attendais chaque jour qu'un favorable orageMe livrât sur ces bords, de mes larmes trempes,Quelques malheureux Grecs au naufrage échappés, Pour instruire par eux Argos et ta tendresse,Du cours de mes destins, ignoré de la Grèce ;Sûre que ton grand coeur, pénétré de mon sort,M'affranchirait d'un joug plus cruel que la mort:Inutiles projets ! Les dieux, dans leur vengeance, M'ont voulu tout ravir, jusques à l'espérance. ISMÉNIE. Croyez-en moins un songe et vos pressentiments :11n'est d'oracles sûrs que les événements.Quel barbare plaisir, quelle fureur extrêmeD'irriter vos ennuis sans pitié pour vous-même ! D'ailleurs, souvent les dieux, qu'accusent nos douleurs,Annoncent leurs bienfaits sous l'aspect des malheurs.Jusqu'au dernier moment que votre coeur espère ;Je peux encor pour vous nommer ici mon père :Votre rang, vos vertus, mes pleurs et vos bienfaits, Jusqu'au fond de son coeur ont porté vos regrets.Caché sous l'humble toit qu'honore sa vieillesse,Du soin de vos malheurs il se remplit sans cesse.Hélas ! que votre sort lui fait sentir le sien !Mais, madame, parlez ; nos jours sont votre bien. SCÈNE III. Iphigénie, Isménie, Eumène. EUMÈNE. V tyran, pressé par ses sombres alarmes,Vient, Madame, rouvrir la source de vos larmes.Inquiet, éperdu, croyant tout ce qu'il craint,Redoutant l'étranger qui ne doit qu'être plaint,Il vient, en ses terreurs, aussi cruel qu'extrême, L'immoler par vos mains au ciel moins qu'à lui-même. IPHIGÉNIE. À quoi me réduit-il ? fatale extrémité !Et quel moment encor choisit sa cruauté ! ISMÉNIE. Ah ! Si brisant le joug d'une triste contrainte,Vous essayiez de vaincre et son zèle et sa crainte ; Si de l'humanité vous réclamiez les droits,Et le courroux des dieux, et le devoir des rois ;Si vous misiez parler sa gloire et la nature... IPHIGÉNIE. Que peut-on sur un coeur en proie à l'imposture,Que sa religion et la crédulité Remplissent d'épouvante et de férocité ?Grands dieux ! si cependant votre gloire s'opposeÀ ces meurtres sacrés qu'un faux zèle m'impose ;Du sang des malheureux si ces autels baignés,Sont un objet d'horreur à vos yeux indignés ; Daignez alors, daignez descendre dans mon in»,Et l'embraser des traits d'une divine flamme ;A ma timide voix prêtez ces fiers accentsQui subjuguent l'esprit et captivent les sens ;Que je puisse dompter l'illusion farouche D'un barbare que tout effraie et rien ne touche ;Et qu'en vous honorant, mes pacifiques mainsNe servent désormais qu'au bonheur des humains. ISMÉNIE. Votre tyran paraît, renfermez votre trouble. IPHIGÉNIE. Son aspect, malgré moi, l'excite et le redouble. SCÈNE IV. Thoas, Iphigénie, Isménie, Eumène, Arbas, Gardes. THOAS. Vous a qui l'avenir se doit manifester,Sur mon sort, en tremblant, je viens vous consulter.Je ne peux plus long-temps, dans l'ombre du silence,De mes noires terreurs cacher la violence.Sans être criminel, j'éprouve des remords ; J'entrevois sous mes pieds le rivage des morts :La foudre autour de moi dans la nuit étincelle ;Sur mon front innocent ma couronne chancelle:Des dieux qu'avec effroi j'évite d'offenser,Jusqu'au sein du repos je m'entends menacer. Diane, par mes voeux vainement combattue,Semble vouloir ailleurs transporter sa statue ;De ce revers. Fatal, dont dépendent mes jours,Je ne sais quelle voix vient m'avertir toujours.Vous qu'approche des dieux votre saint ministère, Daignez de ces objets m'éclaircir le mystère;Eu apaisant le ciel, daignez l'interrogerDans le flanc entr'ouvert du sinistre étranger.L'état où je l'ai vu m'afflige et m'importune ;Tout m'est suspect en lui, jusqu'à son infortune; Ses regards furieux, vers le ciel élancés,Sur son front palissant ses cheveux hérissés,Ses mouvements affreux, ses cris mêlés d'alarmes,Perdus dans un torrent de sanglots et de larmes,Son visage altéré, sans forme et sans couleur, L'oubli de sa raison qu'égare la douleur,Son calme ténébreux après sa rage éteinte,De l'horreur qui le suit frappent mon âme atteinteDe ses gardes tremblants si j'en crois les rapports,Dans l'effroyable accès de ses brûlants transports, Parmi les cris qu'il pousse en sa douleur amère,Il semble articuler les noms d'ami, de père ;Un d'eux même a cru voir des spectres l'entourer,Armés de longs serpents, prêts à le déchirer.Quel peut être le nom de ce barbare impie ? Dans son farouche coeur quel crime affreux s'expie ?Condamné par les dieux, et tout prêt d'expirer,D'où peut naître l'effroi qu'il semble m'inspirer?D'où vient que tout me nuit, et sert à me confondre ? IPHIGÉNIE. Sur vos troubles secrets que puis-je vous répondre, Seigneur ? Les dieux sont sourds a mes tristes accents ;Diane avec horreur repousse mon encens;Sous mes genoux tremblants l'autel fuit et s'entr'ouvre,La statue à mes yeux d'un voile épais se couvre ;Dans son propre aliment le feu sacré s'éteint. Je ne sais, mais le sang dont cet autel est teint,Ce sang de l'innocence aveuglément proscrite,Loin d'apaiser les dieux, peut-être les irrite.La Vapeur de ce sang, par devoir répandu,A peut-être formé l'orage suspendu. Je l'avouerai, je crains d'outrer leur privilège ;Je crains d'être à la fois barbare et sacrilège.Si l'organe qui parle à mon coeur éperdu,Du vôtre également pouvait être entendu,Votre zèle, Seigneur, plus pur et moins austère, Ne ferait plus du meurtre un auguste mystère ;Et ces autels de sang, effroi des malheureux,Seraient, contre le sort, un asile pour eux;Même pour l'étranger qui vous paraît à craindre,Et qui peut-être, hélas ! Quel qu'il soit, n'est qu'à plaindre. Enfin, je ne sais trop si c'est les offenser;Mais, pour l'honneur des dieux, je n'oserais penserQu'au gré des noirs transports d'une bizarre haine,Faisant de leurs autels une sanglante arène,Ils se plaisent sans honte à voir le sang humain Couler à longs ruisseaux sous ma tremblante main.A ces farouches traits peut-on les reconnaître ?Se pourrait-il, grands dieux ! Qu'avilissant votre être,Vous nous ordonnassiez, capricieux tyrans,D'expier nos forfaits par des forfaits plus grands ; Et que nous n'eussions droit à vos bienfaits augustes,Qu'en osant mériter vos vengeances plus justes ? THOAS. Eh quoi ! l'illusion d'un coeur compatissantVous fait-elle oublier l'oracle encor récent,Qui mute avec le jour le sceptre et la statue, Si par l'humanité mon âme combattue,Dérobe au glaive saint un seul des étrangersQu'auront fait échouer le sort et les dangers?C'est donc en me rendant à ses arrêts contraire,Qu'aux vengeances du ciel on prétend me soustraire ? Protecteur, dites-vous, des mortels innocents,Peut-il nous demander leur trépas pour encens ?Sons doute qu'il le peut, puisqu'il vous le demande;Et cet hommage est dû dès-lors qu'il le commande.Est-il quelque devoir qui l'oblige envers nous? Ne peut-il pas frapper sans mesurer ses coups?Quoi ! les peuples armes du glaive de la guerre,De flots de sang humain pourront couvrir la terre !Leurs chefs ambitieux, au soin de leur grandeur,Pourront tout immoler dans leur aveugle ardeur ! Nous-mêmes, dans le creux de nos antres sauvages,Nous pourrons subsister de meurtre et de ravages !Nous pourrons dévorer nos ennemis vivants,Et nous désaltérer dans leurs crânes sanglants !Et les dieux en courroux, ces dieux par qui nous sommes, Ne pourront demander pour victimes, des hommes !Le sang que nous faisons couler à notre gré,Sera-t-il donc pour eux uniquement sacré?Mais vous, de leurs décrets l'instrument et l'organe,Quel tribunal en vous les juge et les condamne ? De quelle autorité, bornant ici leurs droits,Aux maîtres du tonnerre imposez-vous des lois ?Tremblez de vos discours : qu'un prompt retour expieLes murmures secrets de votre coeur impie.Malgré les mouvements dont il est combattu, Adorer et frapper, voilà votre vertu. IPHIGÉNIE. Eh bien ! Seigneur, eh bien ! envoyez la victime.Puissé-je ne remplir qu'un devoir légitime ! THOAS. La victime de près va vous suivre à l'autel.Je retourne la voir dans mon trouble mortel. Qui que ce soit, frappez ; soyez inexorable :C'est être criminel que d'être misérable.En un mot, c'est ma loi, c'est ma religion,Et votre seul devoir est la soumission. SCÈNE V. Iphigénie, Isménie, Eumène. IPHIGÉNIE. Il faut donc la remplir cette loi rigoureuse... Allons, puisqu'il le faut Où vais-je, malheureuse ?Tout mon sang se soulève, et tout mon corps frémit :Dans mon coeur palpitant l'humanité gémit. ISMÉNIE. Vous dépendez d'un maître aux pleurs inaccessible En ses fausses ,- erreurs d'autant plus inflexible, Que par le poids des ans courbe vers le tombeau,Il voit de ses longs jours pâlir le noir flambeau.Craignez son zèle affreux, et que dans la TaurideIl ne vous fasse enfin trouver une autre Aulide.De ses ordres plutôt remplissez la rigueur ; C'est le crime du sort, et non de votre coeur. IPHIGÉNIE. Quelque esclave qu'il soit du destin qui l'opprime,Va, pour qui le commet, le crime est toujours crime ; Et la nécessité, qui semble l'excuser,Ne peut vaincre son coeur, constant à l'accuser. ISMÉNIE. Mais si le ciel enfin, si le ciel le commande ?Si c'est un sang impur, que son courroux demande ? IPHIGÉNIE. Eh ! De quel vain effroi prétends-tu me frapper ?La nature me parle, et ne peut me tromper :C'est la première loi... C'est la seule peut-être... C'est la seule, du moins, qui se fasse connaître,Qui soit de tous les temps, qui soit de tous les lieux,Et qui règle à la fois les hommes et les dieux. EUMÈNE. Ah ! Madame, pensez.... IPHIGÉNIE. Je sens que je m'égare ;Mais que le ciel enfin me parle et se déclare. Suit-il dans ses décrets les moeurs des nations ?Est-il père ou tyran selon leurs passions ?Mais non, peuples cruels, il n'a point votre rage ;Auteur de la nature, il chérit son ouvrage ;Tout homme à ses bienfaits a droit également ; Aucun dans l'univers n'est ne pour son tourment. ACTE II SCÈNE I. Oreste enchaîné, Gardes. ORESTE dans le fond du théâtre. Ah ! Laissez-moi jouir du moment qui me reste,Et respectez mon sort. Les gardes s'éloignent. SCÈNE II. ORESTE, seul, s'avançant sur le bord du théâtre. Ah ! Malheureux Oreste !Pour m'accabler encor, quel bras appesantiRappelle au sentiment mon coeur anéanti?... Cieux ! Quel enfer me suit ? Quels tourments effroyables !...Laissez-moi respirer, spectres impitoyables !C'est le crime des dieux je n'ai fait qu'obéir....Mais vous, qui me donnez le droit de vous haïr,Auteurs de mon forfait, auteurs de mon supplice, Dieux bizarres, parlez, quel est votre caprice ?Du fond de mon exil vous m'arrachez tremblant ;Vous mettez dans mes mains un glaive étincelant;De mon père égorgé par sa fureur jalouse,Vous marquez à mes coups la parricide épouse ; Je recule, je crains.... Cruels, vous menacez;Je me soumets, je frappe.... et vous me punissez..,,C'est peu. N'apercevant dans la nature entièreQu'un gouffre épouvantable, et l'ombre de ma mère,N'en pouvant soutenir le fantôme odieux, Je cours vous implorer, impitoyables dieux !Vous me nommez ces lieux, qu'au meurtre on prostitue ;Vous m'annoncez qu'il faut en ravir la statue,Et transporter ailleurs ses autels profanés,Pour m'arracher au trouble où vous me condamnez : Je pars, et tu me suis, ami fidèle et rare !Mais entrant dans le port l'orage nous sépare.Poussé sur les écueils, par la foudre embrasé,Mon vaisseau, loin du tien, vole en éclats brisé.Englouti sous les flots, privé de la lumière, J'ignore qui me rend à ma fureur première.Mais sur quelles horreurs s'arrêtent mes regards ?Sur ces marbres cruels quels traits de sang épars !Mes plus affreux malheurs sont-ils ceux que j'ignore?Pylade... Achève, ô ciel, frappe, je vis encore?... Ô rage ! Oui, c'est son sang. Me laissant mon ami,Les dieux ne m'auraient cru malheureux qu'à demi. SCÈNE III. Oreste, Pylade enchaîné. PYLADE, au fond du théâtre. Que vois-je ? À mon transport puis-je le méconnaître ? Il court embrasser Oreste.Revois entre tes bras, ô moitié de mon être,Revois Pylade. ORESTE. Où suis-je ? En croirai-je mes yeux ? Pylade dans mes bras ! Pylade dans ces lieux !Je sens mon âme errer sur mes lèvres tremblantes... PYLADE. Rappelle, en me voyant, tes forces chancelantes. ORESTE. Dans ces barbares lieux fermés à la pitiéQuel démon ou quel dieu t'a conduit ? PYLADE. L'amitié. Ayant par tes débris, connu ton infortune,Voguant aux cris des tiens, luttant contre Neptune,Les sauvant tous, croyant te voir dans chacun d'eux,Je te cherchais, rempli des promesses des Dieux.N'osant et ne pouvant, sans leur faire un outrage, Te croire enseveli sous ton propre naufrage,Au milieu des rochers qui défendent ce port,J'aborde, sans autre art qu'un aveugle transport ;De mon vaisseau caché sous leur cime avancée,J'abandonne le soin au sage et brave Alcée ; Et cherche avec effort la trace de tes pasDans des autres voisins des portes du trépas.Près de ces murs sanglants le jour vient me surprendre :J'allais pour tout tenter, vers mon vaisseau me rendre,Quand tout un peuple accourt, et vient m'envelopper : Je m'arme avec fureur, je crois le dissiper ;Mais le nombre m'accable, et je deviens la proieDe ces monstres remplis de terreur et de joie,Ils me traînent en foule et d'un commun transport,Devant leur chef tremblant qui m'envoie à la mort... Mais quels profonds sanglots ! ORESTE. Dans quel gouffre d'alarmesReplongez-vous mes sens, Dieux, témoins de mes larmes !Quel est mon sort ! Faut-il toujours me reprocherLe malheur de tous ceux qui m'osent approcher !... Se tournant vers Pylade.Ah ! Fallait-il, quittant le trône et la Phocide, T'associer sans honte au sort d'un parricide ?Et ne devais-tu pas, à l'exemple des dieux,Abandonner un monstre à lui-même odieux ? PYLADE. Pylade, ô ciel ! Pylade abandonner Oreste !Quel langage accablant pour l'ami qui te reste ? ORESTE, furieux. Effroyable ascendant d'un pouvoir ennemi !J'ai donc assassiné ma mère et mon ami !Ciel exterminateur, anéantis mon être,Anéantis le jour, le lieu qui m'a vu naître...Mais quel vide effrayant se forme sous mes pas !... Grâces au ciel, je vois les gouffres du trépas...Dans leur profonde nuit courons cacher mes crimes...,Mais quel spectre se meut au fond de ces abîmes ?...C'est ma mère, grands Dieux !... Fuyons... Mais la voici...Égisthe l'accompagne... Et toi, Pylade, aussi ? Comme eux, tu me poursuis ; toi, mon dieu tutélaire ?Tu sers de mes bourreaux l'implacable colère !L'ami qui me restait devient mon assassin !Il s'arme de serpents, il les jette en mon sein !Ciel, où fuirai-je ? Arrête, ombre chère et terrible... Vois mes remords, mes pleurs, mon désespoir horrible...Ah ! Je succombe... Il tombe dans tes bras de Pylade. PYLADE. Ô ciel ! Et ne me vois-tu pasTe soutenir, ami, te serrer dans mes bras ?... ORESTE, revenant à lui. C'est toi ! PYLADE. Vois ton ami, que ta fureur offense....Barbare, voilà donc l'effet de ma présence ! Si tu n'étais encor plus digne de pitié,Quels reproches amers te ferait l'amitié ? ORESTE. Excuse un malheureux étonné de lui-même.Mais peux-tu le blâmer ? Il perd tout ce qu'il aime. PYLADE. Où s'égare ton coeur ? Ose lui commander ; Illustre l'amitié, loin de la dégrader.Pense moins à Pylade, et t'occupe d'Oreste ;Du plus beau sang des rois n'avilis point le reste.Sois homme et me fais voir le fils d'Agamemnon.Oublie et tes remords et ton crime et ton nom ; Que notre bonheur soit seul présent à ta pensée. ORESTE. Du moins si nos soldats, si le fidèle Alcée,Si de nos premiers ans ce guide et ce soutienSavait quel est ton sort, savait quel est le mien !...Mais mon malheur peut-être en ce moment l'opprime. Il est de mon destin que ta mort soit mon crime !...Ah malheureux ! PYLADE. On vient. Au nom de ton amiCesse d'être en ces lieux ton premier ennemi.Pourquoi se plaindre tant du sort qui nous rassemble ?Est-il donc si cruel ? Nous périssons ensemble. ORESTE. Au moins veille sur moi. Maître de mes remords,Que je puisse inconnu descendre chez les morts.Aux yeux de mes bourreaux, que mon âme affermieMarque mon infortune, et non mon infamie.Je mourrais doublement, mourant déshonoré. SCÈNE IV. Oreste, Pylade, Iphigénie, Isménie, Eumène, Prêtresses. IPHIGÉNIE. Qu'à leur aspect touchant mon coeur est déchiré ? ORESTE, à Pylade. Quelle femme vers nous avec effort s'avance ?Je sens que ma fureur se calme en sa présence. IPHIGÉNIE. Des soins que me prescrit la céleste rigueur,Osons du moins remplir le seul cher à mon coeur. Aux prêtresses.Que l'on ôte 1es fers des mains de ces victimes \Accomplissez du ciel les ordres légitimes.Ces fers injurieux, désormais superflus,Dans ce temple sacré ne leur conviennent plus. Plaidant qu'on détache leurs fers.Quels traits et quel maintien !... Ô devoir inflexible !... Qu'il est cruel de naître avec un coeur sensible ! Après que les prêtresses se sont retirées.Étrangers malheureux, dont la noble douleurAccuse en vous des rois le sang et la valeur,Daignez répondre aux soins de mon âme attendrie.Quels sont vos dieux, vos lois ? Quelle est votre patrie ? Sur les devoirs sanglants d'un emploi rigoureux,Ne jugez point mon coeur infortuné par eux.Des barbares rigueurs d'un culte illégitime,Mon bras est l'instrument, mon coeur est la victime.Parlez, ne craignez point ici de vous trahir. Vous êtes malheureux, je ne puis vous haïr. PYLADE. Ah ! Qui que vous soyez, au malheur qui nous presse,Quand vous l'allez combler, quel soin vous intéresse,S'il faut mourir, frappez. Votre pitié nous nuit ;Précipitez nos jours dans l'éternelle nuit, Sans exiger de nous un aveu déplorable :Qui périt inconnu, périt moins misérable. IPHIGÉNIE. Ô sentiments trop chers a mon coeur combattu !Puise-t-on l'infortune au sein de la vertu ? PYLADE. Plaignez moins nos destins. La mort fait notre envie. L'homme apprend tous les jours à mépriser la vie. IPHIGÉNIE. Quel sort si rigoureux vous en fait un malheur ? PYLADE. Tout homme a ses revers. Tout homme a sa douleur.Le plus heureux mortel a connu les alarmes ?Hélas ! Il n'en est point qui n'ait versé des larmes ! IPHIGÉNIE. À Oreste.Mais qui donc êtes-vous ? Parlez, vous dont le front... PYLADE. Pourquoi d'un vain aveu solliciter l'affront ? IPHIGÉNIE, à Oreste. C'est vous que j'interroge. Ah ! Daignez me répondre ;Et ne m'outragez pas jusques à me confondre.Avec un peuple aveugle, a moi-même odieux, Dont un sort inouï me fait servir les Dieux.Parlez. À vos malheurs il importe peut-êtreQue je sache du moins quels lieux vous ont vu naître...Vous ne répondez rien. Toujours vous me cachezVos douloureux regards à la terre attachés. ORESTE. Quel fruit attendez-vous de cette connaissance ? IPHIGÉNIE. Dans le sein de la Grèce auriez-vous pris naissance ?Mycène, Argos.... Ou vont mes esprits prévenus ?Ah ! Sans doute ces lieux ne vous sont pas connus. IPHIGÉNIE. Plût au barbare ciel qu'un désert m'eût vu naître, Et qu'il m'eût fait périr avant de les connaître ! IPHIGÉNIE. Comment ! Argos a-t-il été votre berceau ? ORESTE. Hélas ! Que n'était-il, en naissant, mon tombeau ! IPHIGÉNIE. Ah ! S'il est vrai, comblez ou dissipez ma joie.Au milieu de la gloire, et des trésors de Troie, Quel est dans son palais le sort d'Agamemnon ?Jouit-il d'un bonheur égal à son grand nom ? ORESTE. Ô ciel ! Que dites-vous ? Une main parricide... IPHIGÉNIE. L'aurait livré, grands Dieux ! À la Parque homicide ?Et quelle main ? ORESTE. Madame.... IPHIGÉNIE. Achevez. ORESTE. Je ne puis. IPHIGÉNIE. Parlez. Que craignez-vous ? ORESTE, à part. Je ne sais où je suis. IPHIGÉNIE. Quel fut son assassin ? ORESTE. Son épouse adultère, IPHIGÉNIE. Clytemnestre ? ORESTE. L'amour trama ce noir mystère :Il l'arma d'un poignard. IPHIGÉNIE. Ô crime ! Affreux transport !De son assassinat quel est le fruit ? ORESTE. La mort. IPHIGÉNIE. Comment ? ORESTE, troublé. Son fils.... PYLADE, bas, à Oreste. Arrête. Ah ! Qu'il me désespère ! IPHIGÉNIE. Hé bien, son fils ? Parlez. ORESTE. Il a vengé son père. IPHIGÉNIE. Qu'entends-je ? PYLADE. Au nom des Dieux, Madame, remplissezNotre plus cher espoir, qu'ici vous trahissez.Quel soin.... IPHIGÉNIE, à Oreste. Qu'est devenu ce fils ? ORESTE. L'horreur du monde. IPHIGÉNIE. Grands dieux ! ORESTE. Las de traîner sa misère profonde,Il a cherché la mort, qu'il a trouvée enfin. IPHIGÉNIE, à part. Ô déplorable sang ! Implacable destin ! À Oreste.Mycène n'a donc plus du grand vainqueur de Troie... ORESTE. Que la plaintive Electre, à sa douleur en proie... IPHIGÉNIE. Prêtresses... Conduisez ces deux infortunésAux lieux où pour l'autel ils doivent être ornés. À part.Je ne peux plus longtemps devant eux me contraindre. SCÈNE V. Iphigénie, Isménie, Eumène. IPHIGÉNIE. Oreste est mort! ISMÉNIE. Hélas ! Que vous êtes à plaindre ! IPHIGÉNIE. Il est mort ! C'en est fait, tout est perdu pour moi.... ISMÉNIE. Ah, Madame ! Quel est l'état où je vous vois ? EUMÈNE. De quel saisissement êtes-vous pénétrée ? IPHIGÉNIE. Quelle confusion dans le palais d'Atrée !Quel cours d'assassinats l'un par l'autre punis !Poursuivez, dieux cruels ; contre mon sang unis Dans mon flanc déchiré cherchez le triste resteDe ce coupable sang qu'avec vous je déteste.Horrible perspective, effroyable avenirQue mes regards tremblants ne peuvent soutenir !Eh quoi ! Traîner sans cesse un jour fatal au monde ! Nee m'abreuver jamais que du sang qui m'inonde !Ne voir pour tout objet, que morts et que mourantsAvec de longs sanglots sous mes mains expirants !Ce jour encor, malgré le remords qui me ronge...Ah ! Plutôt dans mon coeur que le couteau se plonge. Cessons de respecter l'ouvrage des humains ;Dans un temple de paix eux seuls arment mes mains.Suivons le désespoir où ma vertu me livre.Où l'innocent périt, c'est un crime de vivre. ISMÉNIE. Ah ! Pour vous arracher d'un rigoureux séjour, Le sort vous réduit-il à renoncer au jour ?Quoi donc ! Oubliez-vous qu'Electre encor vous reste,Et peut vous tenir lieu de votre cher Oreste ?Osez-vous, dans vos fers, au trépas recourirAu mépris d'une soeur qui peut vous secourir ? Elle-même, grands Dieux ! Mortellement atteinte,Parmi l'affreux débris de sa famille éteinte,Au milieu des ruisseaux du sang dont elle sort,Rampe et succombe en proie aux horreurs de son sort.Ah ! Pour elle du moins, supportez la lumière ; Vivez, et rappelez votre force première,Avec l'espoir certain de fuir votre oppresseur,Et d'adoucir surtout les maux de votre soeur. IPHIGÉNIE. Hélas ! ISMÉNIE. Dans cet espoir le ciel vous autorise,Moins rigoureux enfin, le sort vous favorise, Et livre à vos projets un citoyen d'Argos.Osez rompre par lui la chaîne de vos maux :De ces sauvages mers ouvrez-lui le passage ;Qu'il retourne à Mycène, et qu'un heureux messageInstruise votre soeur du secret de vos jours, Qui sans doute des siens vont ranimer le cours.Eh quoi, vous balancez ? IPHIGÉNIE. Eh bien ! Je m'abandonneAu dangereux conseil que ta pitié me donne....Au moins d'un malheureux j'adoucirai le sort.Mais, captive en ces lieux ; par quel secret ressort. ISMÉNIE. Approuvez seulement le zèle de mon père,Celui de ses amis. IPHIGÉNIE. Je crains que ma misère jQue sa contagion ne s'étende sur eux.Ah ! Si j'allais leur faire un sort plus rigoureux ! ISMÉNIE. Fuyant l'oeil du tyran, sans titre et sans fortune Qui les rendent suspects à sa crainte importune,Croyez qu'enveloppés dans leur obscurité,Ils vous pourront servir avec impunité, IPHIGÉNIE. Tu crois.... ISMÉNIE. De l'un des Grecs cher à votre espéranceVous allez voir bientôt les jours en assurance. Je cours... IPHIGÉNIE. Arrête. Écoute, et que ton amitiéSe prête encore aux soins d'une juste pitié. Ces deux infortunés, qu'un même sort rassemble,Pourquoi les séparer ; délivrons-les ensemble.Un sentiment secret me rend plus cher l'un d'eux, Mais l'autre également est homme, et malheureux. ISMÉNIE. Mon coeur vous prévenait, le même soin l'anime. IPHIGÉNIE. L'effroi vient me saisir sur le bord de l'abîme...Des vengeances du ciel si j'offensais les droits !Si j'étais malheureuse et coupable à la fois ! Va, ne m'écoute plus, et cours trouver ton père ;Je vois qu'il n'est plus temps que mon coeur délibère.Mais qu'il ne tente rien qu'à l'abri du danger.C'est redoubler mes maux que de les partager. SCÈNE VI. Iphigénie, Eumène. IPHIGÉNIE. Toi, cours trouver Thoas. Qu'une innocente feinte L'éloigne de ces lieux, et commande à sa crainte ;Qu'elle force son zèle à différer la mortDe ces infortunés, dignes d'un meilleur sort ;Flatte l'illusion qui les lui peint coupables ;Prête-leur des forfaits dont ils sont incapables ! Dis que Diane, avant de les sacrifier,Vient de nous ordonner de les purifier...Je sens avec effroi, dans le rang où nous sommes,Combien il est affreux d'en imposer aux hommes ;Mais le motif m'excuse en cette extrémité : Qui sert les malheureux, sert la divinité. ACTE III SCÈNE I. Oreste, Pylade. ORESTE. Enfin nous voilà seuls, et libres de contrainte,Je peux et respirer, et te parler sans crainte,Avant qu'un même sort, trop longtemps attenduFasse couler mon sang dans le tien confondu. Un soin nouveau se mêle au trouble qui me presse.Ô mon ami, dis-moi quelle est cette prêtresse,Dont le sensible coeur, digne de sa beauté,Sait dans les malheureux chérir l'humanité ?Quel intérêt secret, que je ne peux comprendre, Au sort d'Agamemuon ici peut-elle prendre ?D'où vient qu'à son aspect s'éclaircissait la nuit,Qu'autour de moi répand le malheur qui me suit ?Par quel charme inconnu la terreur qui me glace,À d'autres soins plus chers dans mon sein faissit place ? Quels sont les sentiments dont j'éprouvais l'attrait ?Enfin, de mes remords qui peut m'avoir distrait ? PYLADE. En cet instant fatal, que ton honneur réclame ;Quel méprisable soin vient agiter ton âme ?De quoi va s'occuper ton esprit égaré ; Tandis que sur l'autel le glaive est préparé ?Où t'emportent les pleurs d'une femme étrangère,Qu'aura versés sur nous sa pitié passagère ?Déjà trop ébranlé par tes premiers tourments,Veux-tu perdre l'honneur de tes derniers moments ? Remplis plutôt ton coeur du soin de ta mémoire ;Meurs sans honte, du moins, s'il faut mourir sans gloire.Maître de tes transports, impose à tes bourreaux ;Et ne leur laisse voir, de toi, que le Héros.Un grand coeur ne connaît de tourment que la honte ; Il cède à sa rigueur. Le reste, il le surmonte. SCÈNE II. Oreste, Pylade, Iphigénie. IPHIGÉNIE. Je vois vos fronts troublés. Mon douloureux aspect, Ô dignes étrangers, vous serait-il suspect ?Ah ! Jugez mieux d'un coeur qui prend votre défense Il ne mérite pas que le vôtre l'offense... Changeant mon ministère en un plus cher emploi, Je viens vous affranchir des rigueurs de la loi ;Te l'espère du moins. L'humanité plus forte,Après de longs combats, sur mon devoir l'emporte ; Je sens même les dieux dans mon coeur s'opposer Au mystère sanglant qu'ils semblent m'imposer ; Et suspendant pour vous leurs volontés suprêmes, À votre aspect touchant, m'en faire un crime eux-mêmes.J'ose vous l'avouer, un soin cher et pressant Se joint à la pitié que mon âme ressent. Ce ciel m'est étranger. Ma patrie est la Grèce,Je veux écrire à ceux que mon sort intéresse ;Je veux fixer par vous leurs esprits incertains, Et leur communiquer mes étonnants destin. SCÈNE III. Oreste, Pylade, Iphigénie, Isménie. ISMÉNIE. Madame... Apercevant les étrangers, elle lui fait signe de les faire retirer. IPHIGÉNIE. Éloignez-vous ! Oreste et Pylade se retirent au fond du théâtre.Ciel ! Que viens-tu m'apprendre ? ISMÉNIE. Qu'à sauver les deux Grecs vous ne pouvez prétendre,Alors qu'un seul suffit au succès de vos voeux.Tous nos amis, tremblants pour vous comme pour eux,Disent que c'est se rendre inutile victime,Et c'est peut-être en vain commettre un double crime. Ils ajoutent encor que Thoas veut du sang,Dût-il l'aller chercher jusque dans votre flanc ;Qu'il faut, ainsi qu'aux Dieux qui peut-être l'exigent,Céder une victime aux terreurs qui l'affligent ;Qu'avec plus de succès vous pourrez imposer À son zèle sanglant, qu'il vous faut abuser,Et que son coeur enfin, s'il voit un sacrifice,Alors de vos discours verra moins l'artifice.D'un invincible effroi tous en un mot surpris,Ne veulent seconder mon père qu'à ce prix ; Aux prières en vain son zèle a joint les larmes...Madame, il a fallu céder à leurs alarmes. IPHIGÉNIE. Quelles extrémités !... ISMÉNIE. Ils vous ôtent le choix.La nécessité parle, il faut suivre sa voix. IPHIGÉNIE. Je suis, puisqu'il le faut, l'exemple de ton père ; Je cède à son danger, aux Dieux, à ma misère. ISMÉNIE. Je cours le retrouver. Hâtez-vous. SCÈNE IV. Iphigénie, Oreste et Pylade dans le fond du théâtre. IPHIGÉNIE, seule sur le devant. Sor[t] cruel,Quelles sont tes rigueurs ! Ah ! D'où vient que le cielôte presque toujours aux coeurs qu'il a fait naîtreHumains et bienfaisants, l'heureux pouvoir de l'être ? À Oreste et à Pilade, à part.Approchez... (Je frémis )... Par mon trouble apprenezL'excès de vos malheurs, et me les pardonnez.De mes faibles efforts oubliant l'impuissance,N'ayant le coeur rempli que de votre innocence,J'ai cru que je pouvais, douce et cruelle erreur ; De vos destins communs diminuer l'horreur ;Je vous en ai flattés ; je m'en flattais moi-même.Trop aisément le coeur se livre à ce qu'il aime.Ma pitié m'aveuglait : ses efforts hasardeuxNe peuvent tout au plus sauver qu'un de vous deux. Et telle est la rigueur de mon sort et du vôtreQu'il faut que l'un, hélas ! meure pour sauver l'autre.Vous partagez mon coeur, et vous le déchirez... À Oreste.Mais puisqu'il faut choisir... c'est vous qui partirez.Mes ordres sont donnés. Le danger, le temps presse ! Je cours en profiter pour vous, pour ma tendresse ;Et je reviens. SCÈNE V. Oreste, Pylade. ORESTE, éperdu. Où suis-je !... Et je la laisse aller !...Mais quelle voix pour moi, grands Dieux ! Peut lui parler ? PYLADE. Le voilà donc rempli, ce voeu si légitime !De l'amitié je meurs honorable victime. Ô mon unique ami, souscris à mon bonheur ;Souscris au choix des dieux, si cher à mon honneur.Laisse-moi mourir seul, et d'un ami fidèle,Donner à l'univers l'exemple et le modèle ;Qu'avec étonnement il apprenne d'un Roi Jusqu'où de l'amitié s'étend l'auguste loi.Tu ne peux mieux payer les soins de ma tendresse ;Qu'en remplissant mes voeux, et ceux de la princesse... ORESTE. Ô fureur ! M'aimes-tu ? PYLADE. Quel étrange discours,Dont tes sanglots pressés interrompent le cours ? Si je t'aime ! ORESTE. Réponds. PYLADE. Ton air affreux me glace :Parle, que me veux-tu ? ORESTE. Que tu prennes ma place. PYLADE. Moi renoncer au choix... ORESTE. Et c'est là me chérir ?Dis-moi qui de nous deux doit en ces lieux périr ?Consulte l'amitié par mes crimes flétrie. Ai-je quitté pour toi le trône et ma patrie ?L'horreur de tes forfaits, ta rage et tes remord»,T'ont-ils ici conduit à travers mille morts ?Parricide vengeur du meurtre de ton père,Ton bras dégoutte-t-il du meurtre de ta mère ? Vois-tu des traits de sang, et des spectres dans l'air,Au jour que font éclore et la foudre et l'éclair ?Vois-tu fuir devant toi la terre épouvantée,Marcher à tes côtés ta mère ensanglantée?Vois-tu d'affreux serpents de son front s'élancer, Et de leurs longs replis te ceindre et te presser ?...Le seul trépas est-il ta dernière ressource ?Lui seul de tant d'horreurs peut-il combler la source ?Tu m'aimes ! Et tu veux qu'en cet horrible état,Qu'écrasé sous le poids de mon noir attentat, Fuyant le coup fatal que ma fureur implore,Je recherche le jour que je souille et j'abhorre,Proscrit, désespéré, sans asile, sans dieux,Misérable partout, et partout odieux.Tu m'aimes ! et tu veux, ô comble de l'outrage ! Tu veux dans ton ardeur, ou plutôt dans ta rage,Que je souille encor du plus noir des forfaits,Pour racheter mes maux, et payer tes bienfaits !Tu veux que redoublant l'excès de mes alarmes,Afin de t épargner quelques frivoles larmes, Déjà de la nature exécrable bourreau,Au sein de l'amitié je plonge le couteau !Ah, barbare ! Peux-tu jusque-là méconnaîtreL'âme de ton ami, le sang qui l'a fait naître ?Avec quels traits affreux dans ton coeur me peins-tu ? Pour être criminel, me crois-tu sans vertu? PYLADE. Ou t'égare l'horreur du trouble qui t'opprime?Quel noir transport le fait de mon trépas un crime ?Pour racheter ta vie, as-tu vendu mon sang ?Dois-tu le glaive en main, me déchirer le flanc ? Ton coeur, ton faible coeur étonné du supplice, Du choix de la prêtresse a-t-il été complice ? ORESTE. En suis-je moins, cruel, l'instrument de ta mort !Qui t'a conduit ici ? PYLADE. La rigueur de ton sort. ORESTE. Eh bien !... PYLADE. Mais malgré toi, malgré ta résistance Qui n'a jamais cessé d'éprouver ma constance.Que ta triste fureur cesse de t'imputer Ma mort, qu'en vain ici tu veux me disputer,Ose plutôt par elle, ose briser ta chaîne.Je peux fléchir des Dieux l'inexorable haine ; Le sang de l'amitié sur l'autel répandu,Peut expier l'erreur de ton bras éperdu. ORESTE. Malheureux ! T'es-tu joint à ma barbare mère,Pour redoubler l'excès de ma douleur amère ?Pourquoi veux-tu des dieux m'ôter le seul bienfait Et me charger encor d'un indigne forfait?Horrible au monde entier, d'où ma fureur m'exile,Eh quel serait, dis-moi, quel serait mon asile,Si, de concert avec le destin ennemi,Tu m'ôtais à la fois la mort, et mon ami? PYLADE. Meurs donc, cruel ! Au gré de ta farouche envie,Fais donc, à ton ami perdre une double vie.Hélas ! Je me flattais qu'au choix des Dieux soumis,Que respectant leur sang dans tes veines transmis,Ton coeur s'élèverait au-dessus de lui-même, Et me ferait enfin revivre en ce que j'aime.Mais tu ne veux que suivre, en furieux mes pas,Et me ravir ingrat, le fruit de mon trépas ;Ah Dieux !... Mon cher Oreste, ah par pitié, par grâce,Daigne, pour ton ami, survivre à ta disgrâce ! Qu'au gré des Dieux, contents du supplice où je cours,De tes tristes fureurs je termine le cours !Faut-il, pour triompher de ton humeur altière,Qu'avec Agamenmon, et sa famille entière,Qu'avec toute la Grèce, unie à tes malheurs, Je tombe à tes genoux, et d'un torrent de pleurs... ORESTE. Arrête. Jusque-là peux-tu pousser l'injure ?Au pied de ces autels veux-tu qu'enfin j'abjure.Tous ces serments si chers et si multipliés,Par qui nos coeurs s'étaient l'un à l'autre liés ? Barbare !... Ah ! Je succombe à ce dernier outrage....Vois mon horrible état, vois ton horrible ouvrage...Je ne me connais plus... Mais loin de s'adoucir,Ton inflexible coeur semble encor s'endurcir !...Eh bien ! Je vais, sauvant un crime à la prêtresse, Lui découvrir le mien , et l'horreur qui me presse,L'obliger, par devoir, à révoquer son choix. PYLADE. Ami, que vas-tu faire ? Ah ciel ! ORESTE. Ce que je dois. PYLADE. Ah ! Quel délire affreux ! Quelle rage ennemie !Achète-t-on la mort au prix de l'infamie ? De toi-même, grands Dieux ! Porteras-tu l'oubliJusqu'à vouloir mourir dans l'opprobre avili ? ORESTE. C'est toi qui m'y contrains. Ton aveugle injusticeImpose à ma vertu ce honteux sacrifice. PYLADE. Moi, juste ciel ! ORESTE. Tranchons d'inutiles discours, Ou jure-moi de fuir le trépas où tu cours,Ou j'achète à ce prix la mort que je mérite :J'en atteste les Dieux, que mon aspect irrite. PYLADE. Peux-tu jurer ta honte ? ORESTE. Eh c'est toi qui la veux.Oui, je le jure encore, ou réponds à mes voeux ; Je me déclare un monstre abhorrant la lumière,Qui s'est fait un tombeau de la nature entière :Je dis qui m'a fait naître, et qui j'ai fait périr.Et si de cet aveu, je ne dois pas mourir,Si la prêtresse encore est pour moi combattue, J'accepte ses bienfaits... je m'immole à ta vue ;Si cette main balance, ô terre entrouvre-toi,Et vous qui m'entendez, ô cieux, écrasez-moi. PYLADE. Je frémis ! Qu'opposer a sa rage insensée ? À part.Inspirez-moi, grands dieux !... Ah, sans doute qu'Alcée... ORESTE. La prêtresse paraît. PYLADE. Je cède à ta fureur.Tes jours me sont encor moins chers que ton honneur. SCÈNE VI. Oreste, Pylade, Iphigénie, Eumène. IPHIGÉNIE, une lettre à la main. À Oreste.Voici... Retirez-vous. À Pylade.Guide ses pas, Eumène.Au lieu que j'ai prescrit, hélas ! qu'on le remène. ORESTE. À Iphigénie.Ah ! Madame, arrêtez. Retenant Pylade.Non, il ne mourra pas. C'est à moi seul ici de subir le trépas.Votre pitié se trompe au choix de la victime. IPHIGÉNIE. Cessez. Que faites-vous ? ORESTE. Je vous épargne un crime. Montrant Pytade.Ah ! Détournez sur lui l'effet d» vos bontés;Et réservez pour moi vos justes cruautés. IPHIGÉNIE. Pourquoi repoussez-vous la main tendre et propice.Que la pitié vous tend au bord du précipice ? ORESTE. Cet héroïque ami m'a tout sacrifié,Malheureux seulement par ma triste amitié. IPHIGÉNIE. Eh quoi ! Vous préférez une mort rigoureuse, Au soin de me servir, et de me rendre heureuse ? ORESTE. D'un reproche honteux n'accablez point mon coeur.De mes destins plutôt accusez la rigueur.Dans cet ami si cher souffrez que je vous serve ;Souffrez, pour vos desseins, que je vous le conserve. Confiez sans soupçon vos lettres à sa foi ;Et me laissez enfin mourir digne de moi. IPHIGÉNIE. Quel généreux transport ! Et quel effort insigne.Allez, de mes bontés vous n'êtes que plus digne.Vivez, et me servez. Je ne sais quelle voix, Parle a mon coeur pour vous, et confirme mon choix. ORESTE. Ah, Dieux, ne rendez point mon sort plus déplorable...Laissez, sans s'avilir, mourir un misérable.La mort est mon espoir : n'allez point le trahir ;Et ne me forcez pas peut-être à vous haïr. IPHIGÉNIE, à Pylade. Mais vous, consentez-vous au transport qui l'anime ?N'allez-vous pas, non moins barbare et magnanime,Signalant contre moi votre triste amitié,Combattre également les soins de ma pitié,Leur préférer la mort ? PYLADE, à part. Hélas ! Que lui répondre ? ORESTE, éperdu. Madame.... Bas, à Pylade.Ah ! Souviens-toi... IPHIGÉNIE. Vous semblez vous confondre.Parlez, expliquez-vous. PYLADE. Son cruel désespoirM'a fait de lui survivre un rigoureux devoir. IPHIGÉNIE. Comment ? ORESTE. Ah ! N'allez point d'une lâche faiblesseSoupçonner de son coeur l'héroïque noblesse ! C'en est un digne effort, s'il me laisse mourir :En osant vivre, il fait pour moi plus que périr...Mais, Madame, cesse[z] de vous nuire à vous-même, Et me laissez enfin vous sauver ce que j'aime. Hélas pour vous servir je suis trop malheureux... Tournez vers mon ami ces regards généreux.Ne me refusez pas ; ce coeur vous en conjure.Vous feriez de tous trois et la perte et l'injure. IPHIGÉNIE. Suivez donc, j'y consens, votre noble fureur,Que mon âme tremblante admire avec horreur.... Mourez. PYLADE, à part. Ciel ! Je frémis. IPHIGÉNIE, à Pylade. Me serez-vous fidèle ?Puis-je compter sur vous ? PYLADE. Vous connaîtrez mon zèle....Daignez de cet ami, d'un seul jour différer,Le sacrifice affreux qu'il vous faut préparer...Qu'au moins de son bûcher la flamme étincelante Ne me poursuive point sur cette mer sanglante...Me le promettez-vous ? IPHIGÉNIE. Comptez sur ma pitié. PYLADE. Excusez les terreurs d'une tendre amitié.Il faut que votre coeur par un serment s'engage.Je ne puis consentir à partir sans ce gage. IPHIGÉNIE. Puisque vous l'exigez, j'en atteste les Dieux.Puissent-ils m'épargner un devoir odieux !Mais ne laissons pas fuir le moment favorable. À Oreste.Étranger malheureux, encor moins qu'admirable,Embrassez votre ami, que vous ne verrez plus. ORESTE, embrassant Pylade. Adieu. Retiens, ami, tes sanglots superflus.Ne vois point mon trépas, n'en vois que l'avantage.L'opprobre et les malheurs étaient tout mon partage. Adieu. Conserve en toi, fidèle à l'amitié,De ton ami mourant la plus digne moitié. Prends soin, à ton retour, d'une soeur qui m'est chère.Daigne essuyer ses pleurs, et lui rendre son frère. Montrant Iphigénie.Sois fidèle surtout au vertueux objetÀ qui je dois ici de tes jours le bienfait.Adieu. PYLADE. Je meurs. ORESTE, s'arrachant des bras de Pylade. Allons. PYLADE. Mon ami m'abandonne... Arrête. ORESTE, se précipitant de nouveau dans ses bras, puis s'en arrachant. Ô mon ami !... Mais mon destin l'ordonne. PYLADE, le retenant. Je ne puis m'arracher... IPHIGÉNIE, tout éplorée. Il faut vous séparer. PYLADE. Madame... IPHIGÉNIE, à Pylade. Dans ses bras voulez-vous expirer ? Elle conduit Oreste dans le fond du théâtre. PYLADE, à part et sur le devant. Ami ! Va, je saurai te sauver ou te suivre !Eh ! Quand je le voudrais, pourrais-je te survivre ! SCÈNE VII. Pylade, Iphigénie. IPHIGÉNIE. Hélas ! Que je vous plains !... Mais les moments sont chers.Partez, et me servez ainsi que je vous sers.Voici l'écrit enfin que j'adresse à Mycène.Du sort qui vous poursuit si vous domptez la haine,Ne trompez point l'espoir qui peut m'être permis ; Qu'aux mains d'Electre il soit fidèlement remis. PYLADE. Qu'entends-je ? Et quel rapport vous unit l'une à l'autre ? IPHIGÉNIE. Laissez-moi mon secret; j'ai respecté le vôtre. PYLADE. Pardonnez. J'obéis. SCÈNE VIII. Pylade, Iphigénie, Isménie, un esclave. ISMÉNIE. Le navire est tout prêt :Il flotte au gré du vent qui sert votre intérêt. À travers les rochers cet esclave s'engage,À conduire en secret l'étranger au rivage :Le temps presse. IPHIGÉNIE, à Pylade. Venez. Puissiez-vous sans témoinsQuitter ces bords sanglants, et mériter mes soins ! ACTE IV SCÈNE I. Iphigénie, Eumène. IPHIGÉNIE. L'esclave ne vient point. Ô mortelles alarmes ! Mes yeux, sans le vouloir, se remplissent de larmes...Qu'est devenu le Grec si cher à ma douleur ?Est-il environné de mon propre malheur ?...Faut-il encor languir dans les tourments du doute,En proie à tous les maux que mon âme redoute ?. Cruels délais ! Combien tout sert à confirmer,Les noirs pressentiments qui viennent m'alarmer !Ô ciel ! Encoure-t-on ta haine rigoureuse ?Pour tendre à l'innocence une main généreuse ?Lorsque j'ai dû te plaire, ai-je pu t'irriter ? Et me puniras-tu de t'oser imiter ? EUMÉNE. Pourquoi vous effrayer de quelque vain obstacle ? IPHIGÉNIE. Le trouble de mon coeur m'est un fidèle oracle ! EUMÉNE. Aux maux que vous craignez, que sert de vous livrer ?Que sert, avant le temps, de vous désespérer ? IPHIGÉNIE. Va, j'ai comblé l'horreur du destin qui m'opprime,J'ai fait des malheureux.... Peut-être par un crime ! EUMÉNE. Calmez de vos frayeurs l'inutile transport,Et d'Isménie, au moins, attendez le rapport. Je l'aperçois. SCÈNE II. Iphigénie, Ismménie, Eumène. IPHIGÉNIE. Eh bien ! Que faut-il que j'espère ? L'esclave et l'étranger ont-ils rejoint ton père ? ISMÉNIE. Tous deux, au lieu prescrit, n'ont point encor paru. Mon père impatient en vain a parcouru Tous les sombres détours que l'esclave a dû prendre ;Il n'a rien vu. Tous deux sont encore à se rendre. Il n'ose interpréter leurs sinistres délais.Le calme cependant règne dans le Palais ;Et vos desseins cachés dans la nuit du silence,De l'oeil qui vous poursuit, trompent la vigilance.Mais, que vois-je ? SCÈNE III. Iphigénie, Isménie, Eumène, L'Esclave. IPHIGÉNIE. Approchez. Soyez moins effrayé. Qu'est devenu le Grec à vos soins confié ? L'ESCLAVE. Il n'est plus. ISMÉNIE. Ciel ! IPHIGÉNIE. Comment ? L'ESCLAVE. Sous de flatteurs auspices,Rampant avec effort le long des précipices,Nous avancions déjà vers l'asile écarté,Où flotte le vaisseau pour sa fuite apprêté. Je précédais ses pas, et lui frayais la route.Alarmé d'un bruit sourd, il m'arrête, il écoute ;Et le moment d'après, il pense voir de loinS'avancer à pas lents quelque indiscret témoin.Son coeur se trouble. Il veut qu'à l'instant je le quitte, Et que j'aille éclaircir le danger qui l'agite ;Je cède à la terreur dont je le vois frappé ;Et moi-même tremblant, sous un roc escarpé,[Note : Antre : Caverne, grotte naturelle profonde et obscure. [L]]Au fond d'un antre où l'onde en gémissant se brise.Le faisant retirer ; de crainte de surprise, Je cours voir en effet si son oeil abusé,Pouvait n'en avoir pas l'un à l'autre imposé.Reconnaissant bientôt l'illusion fatale,Qu'avait produit en nous une frayeur égale,Je revole vers lui. Mais, ô soins superflus ! Dans le creux du rocher je ne le trouve plus.Les flots en s'y brisant, selon toute apparence,L'ont englouti, Madame, avec votre espérance. IPHIGÉNIE. Ô sort !... À l'esclaveAllez. À Isménie.Et toi, de ces bords ennemisFais éloigner ton père, ainsi que ses amis. Conserve à ta tendresse une tête si chère ;Qu'il rentre en son asile, et moi dans ma misère !... SCÈNE IV. Iphigénie, Eumène. IPHIGÉNIE. C'en est donc fait ! Il faut renoncer pour toujours,Au trop crédule espoir qui prolongeait mes jours !Jaloux des soins sanglants que sa rigueur m'impose, Le ciel impitoyable à mon retour s'oppose...Argos a disparu pour moi de l'univers...Ces lieux seront toujours de mes larmes couverts !Ah ! Puisque sans espoir, en esclave asservie,J'y dois traîner le poids d'une mourante vie, Au moins contentons-nous. Voyons l'autre étranger ;Sur mes tristes destins osons l'interroger ;C'est le dernier des Grecs que m'offriront sans douteCes bords qu'avec horreur l'humanité redoute ;Il faut en profiter. EUMÈNE. Eh ! Quel funeste bien Attend votre douleur d'un si triste entretien !Voulez-vous renoncer au devoir de prêtresse ?Voulez-vous, de vos sens moins que jamais maîtresse ;Ranimant la pitié qu'il vous faut étouffer,Céder à ses transports, au lieu d'en triompher ? IPHIGÉNIE. Les dieux, en reprenant leur première victime,Ne m'apprennent que trop mon devoir et mon crime ! EUMÈNE. Ne voyez donc ce Grec, Madame, qu'à l'autel,Le front déjà baissé sous le couteau mortel. IPHIGÉNIE. Quel qu'en soit le péril, je ne peux m'en défendre ; Sers ma douleur, je veux absolument l'entendre,Et voir enfin par lui détruit ou confirmé,Le doute affreux qui tient mon esprit alarmé.Mais ne redoute rien à mon devoir contraire,Je promets tout son sang aux mines de mon frère ; Sous le couteau fatal tu le verras couler,Dans mon triste transport dût le mien s'y mêler. SCÈNE V. IPHIGÉNIE, seule. Daignez me rendre au moins mon devoir légitimeEt me laissez frapper sans remords ma victime,Grands dieux que ma douleur implore en frémissant, Vous qui m'épouvantez, en vous obéissant !Et toi, jeune héros, ombre plaintive et tendre,Reste du grand Pélops, dont j'osais tout attendre,Frère d'autant plus cher encore à ma douleur,Que tu n'eus point de part à mon premier malheur Qu'au contraire, rempli d'innocentes alarmes,Dans mes bras défaillants tu lui donnas des larmes,Pour suprêmes devoirs de mon amour tremblant,Reçois, avec mes pleurs, cet hommage sanglant :Reçois... Mais quel présent mon amour va lui faire ! Le sang des malheureux peut-il le satisfaire ;Hélas ! Il était né pour être leur soutien !Du sort des malheureux un grand coeur fait le sien. SCÈNE VI. Oreste, Iphigénie, Eumène. ORESTE, à part. Ô mort ! à tant d'horreurs arrache enfin mon âme ! À Iphigénie.Pour vous suivre à l'autel, m'appelez-vous, madame ? Allons. Avec transport je marche sur vos pas.Les Dieux ont su me faire un bonheur du trépas.Allons. Quoi ! vous pleurez ? IPHIGÉNIE. Respectez ma faiblesse.À mes yeux, s'il se peut, montrez moins de noblesse.N'ébranlez plus un coeur toujours moins affermi, Qui veut et qui ne peut être votre ennemi.Cachez-vous tout entier à mon âme sensible ;Votre vertu me rend mon devoir impossible. ORESTE. Ah ! Ne prolongez point l'excès de mes malheurs ;Que sert de m'accabler de vos propres douleurs ? Ne m'en présentez plus, par pitié, le spectacle.Venez. À mon bonheur cessez de mettre obstacle....Mais, Madame, parlez. Qui peut vous arrêter ?Frémissez-vous du coup que vous allez porter ?Armez mon bras. Du vôtre il va faire l'office. Il va vous épargner ce sanglant sacrifice. IPHIGÉNIE. Qu'à ce noble transport mon coeur se sent presser !Et quel est donc le sang que vous voulez verser ?Quel sein vous l'a transmis ? Quel rang vous a vu naître ?Mais je veux l'ignorer. Je crains de vous connaître. Laissant votre secret entre vous et les Dieux,Seulement sur un point satisfaites mes voeux.Que sait-on dans Argos du sort d'Iphigénie,Qui vit contre ses jours la Grèce entière unie ? ORESTE. De quel ressouvenir déchirez-vous mon coeur ! Que me demandez-vous ? Ah mortelle rigueur ! IPHIGÉNIE. Et d'où naît, à son nom, le trouble qui vous presse ?Brillant encor des fleurs d'une tendre jeunesse,Vous n'avez pu la voir, vous n'avez pu tremper,Dans le complot des Grecs ardents à la frapper, Vous n'avez pu parer l'autel pour son supplice. ORESTE. Mais quel soin.... IPHIGÉNIE. Répondez, n'étant point leur complice. ORESTE. Que voulez-vous ? Je vais subir le même sort,Par le même chemin descendre au même bord.Heureux, si je pouvais, victime obéissante, Offrir aux dieux, comme elle, une tête innocente !.. IPHIGÉNIE. Quoi donc ! Vous ignorez encore qu'elle vit,Qu'aux cruautés des Grecs Diane la ravit,Et que la transportant Sur un rivage horrible.... ORESTE. Qu'entends-je ? Iphigénie.... ô dieux ! Est-il possible... Elle vit ? Achevez, je meurs moins malheureux....Dites... Le savez-vous ? Sur quels bords rigoureuxRespire une victime et si chère et si tendre ?. IPHIGÉNIE. En ces lieux. ORESTE. Juste ciel !... Et pourrez-vous m'apprendreQuel est son sort. IPHIGÉNIE. Hélas ! plus a plaindre que vous, Le sort qui vous attend lui paraîtrait trop doux ! ORESTE. Ah Dieux ! Que ce discours me fait naître d'alarmes !Et ne puis-je la voir, l'arroser de mes larmes ?Si vous saviez... mais non... Je lui ferais horreur...Elle détesterait mon crime et ma fureur... Voyant d'un sang si cher ma main fumante encore,Pourroit-elle m'aimer ? Moi-même ? Je m'abhorre...Cieux ! Quels sont mes tourments ! Puis-je les supporter ?Mais le plus grand de tous, c'est de les mériter. IPHIGÉNIE. Quoi ? Vous êtes coupable, et mon coeur vous excuse ! Vous méritez la mort, et ma main s'y refuse !De vos affreux transports quand je devrais frémir.Mon coeur s'en attendrit, je ne sais que gémir !Et qu'êtes-vous ? Parlez, il y va de ma vie. ORESTE. D'Oreste infortuné que pense Iphigénie ? IPHIGÉNIE. C'était tout son espoir... Elle sait qu'il est mort. ORESTE. Non, madame, il survit aux horreurs de son sort. IPHIGÉNIE. Que dites-vous ? ORESTE. Il vit, mais sans espoir pour elle. IPHIGÉNIE. Comment ? ORESTE. Ô destinée ! Ô rigueur éternelle !Elle ignore qu'ici.... IPHIGÉNIE. Je vous vois fondre eu pleurs ! Ah ! Qui que vous soyez, ah ! Parlez, ou je meurs. ORESTE. Mon trouble et mes sanglots ne font que trop connaître... IPHIGÉNIE. Dans mon coeur éperdu quel soupçon fait-il naître ?Sa jeunesse... Ses traits... Un secret sentiment...Se peut-il ?... Achevez. Finissez mon tourment... ORESTE, éperdu. Eh bien ! À ses malheurs reconnaissez Oreste. IPHIGÉNIE, tombant évanouie dans les bras d'Eumène. Mon frère ! ORESTE. Iphigénie ?... Oui, tout mon coeur m'atteste ... Avec transport.Iphigénie... IPHIGÉNIE, revenant à elle. Oreste... Ah ! Tous mes sens charmée....Mon frère ! Ô nom si cher ! ORESTE. Ma soeur ! Quoi ! vous m'aimez ?...Vous n'avez point horreur... Je vois couler vos larmes... Ma chère Iphigénie. IPHIGÉNIE. Ô moment plein de charmes !...Mon frère est dans mes bras.... Et j'allais l'égorger !... Elle retombe dans les bras d'Eumène. ORESTE. Cessez. Dans quels ennuis m'allez-vous replonger ? IPHIGÉNIE. Eh ! Qui vous a conduit sur ce bord homicide ? ORESTE. Le ciel, l'injuste ciel, qui m'a fait parricide, Et qui m'en punissant, déchaîné sur mes pas,Tous les monstres vengeurs des gouffres du trépas ; Et pour m'en délivrer, le cruel me condamne,À ravir en ces lieux l'image de Diane ! IPHIGÉNIE. Ce ciel impénétrable, et qui me fait trembler, Veut-il finir nos maux, ou les veut-il combler Mais comment imposer au tyran qui m'observe ?Comment vous dérober au sort qu'il vous réservev?Qu'en ce moment fatal je découvre d'horreurs !Ô superstition ! Quelles sont tes fureurs !.... À Oreste.J'entends du bruit. Fuyez. Cache ses pas Eumène.Dieux, si c'était Thoas ! Si sa rage inhumaine !...Allez. ORESTE. Moi, vous quitter ! Que j'expire en vos bras, C'est mon espoir. IPHIGÉNIE. Cruel, voulez-vous mon trépas ? SCÈNE VI. Iphigénie, Isménie. ISMÉNIE. Fuyez, Thoas, fuyez sa rage forcenée ; Il sait de l'étranger la fuite infortunée.L'esclave est expirant. Il cherche dans son sein,À démêler le noeud d'un malheureux dessein.Sans être encor suspects à sa barbare rage,Mon père et ses amis ont prévenu l'orage, Du vaisseau pour le Grec vainement préparé,Ils ont couru se faire un asile assuré. IPHIGÉNIE. La mort est à présent le seul dieu que j'implore ;Je me sauve en ses bras d'un crime que j'abhorre. ISMÉNIE. Vous me faites frémir. Parlez. IPHIGÉNIE. L'autre étranger, Que j'allais, que j'ai dû de ma main égorger... ISMÉNIE. Eh bien ! IPHIGÉNIE. Il est mon frère. ISMÉNIE. Ô ciel ! IPHIGÉNIE. Tu vois mon trouble,Mes pleurs, mon désespoir, que son danger redouble. ISMÉNIE. Madame, il faut. SCÈNE VIII. Iphigénie, Isménie, Eumène. EUMÈNE. Oreste est au pouvoir d'Arbas.Il vient de s'en saisir par l'ordre de Thoas. IPHIGÉNIE. De quels traits, Ciel vengeur, ta main appesantie,Vient frapper coup sur coup mon âme anéantie !Un courroux éternel semble-t-il t'animer ?Mes pleurs ne pourront-ils jamais te désarmer ?Veux-tu donc me forcer d'assassiner mon frère ?... Dans ses embrassements terminons ma misère.Courons... ISMÉNIE. Où vous égare un aveugle transport ? EUMÈNE. Ah ! Madame, arrêtez. Que cherchez-vous ? IPHIGÉNIE. La mort. ACTE V SCÈNE I. Thoas, Gardes. THOAS. Quel art, à me tromper, employait l'infidèle ?Sous quel prétexte saint elle m'éloignait d'elle ? Ô mystère fatal ! Pour m'en imposer mieux,Oser impunément faire parler les Dieux !De son perfide coeur éludant l'artifice,Que n'ai-je, sous mes yeux, pressé le sacrifice ?Devais-je sur sa foi déposer ma terreur ? Qui peut m'avoir plongé dans ce sommeil d'erreur !De ma religion vengeant le privilège,Que ne puis-je porter dans son coeur sacrilège,Avec tous mes tourments, le fer et le poison !Faut-il de tout mon sang payer sa trahison ! Mais qui suspend mon bras ! Frappons qui nous opprime.Jusque sur les autels on doit punir le crime. SCÈNE II. Thoas, Arbas, Gardes. ARBAS. Tout est avec effroi, rentré dans le devoir,Seigneur. L'autre étranger reste eu votre pouvoir,Celui dont les fureurs vous remplissaient d'alarmes.... Je l'ai repris des mains de la prêtresse eu larmes.Mais quel trouble nouveau... THOAS. Tout me devient suspect :Tout s'offre à mes regards sous un sinistre aspect.Ô toi, fidèle Arbas, dont les soupçons propicesSont venus m'éveiller au bord des précipices, Crois-tu que l'étranger aux autels échappé,Dans les flots en effet soit mort enveloppé,Et que le traître obscur qui lui servait de guide,N'ait point, dans les tourments, fait un récit perfide ? ARBAS. Je ne crois pas, Seigneur, qu'il vous ait imposé. Mourant, sur quel espoir vous eût-il abusé ?L'on aurait su d'ailleurs trouver votre victime ;Parmi ces malheureux, connus par leur seul crime,Que ma prudence au port vient de foire arrêter,Sur le vaisseau caché qui dût la transporter. Eux-mêmes, dans les fers attendant leur supplice,Continuent le récit de leur lâche complice ;Ils gardent sur le reste un silence profond. THOAS. Quel noir pressentiment m'agite et me confond ! ARBAS. Eh bien, sur ce soupçon, peut-être légitime, Faites dans les rochers chercher votre victime ;Nous saurons l'y trouver et la rendre au trépas,Si l'abîme des flots ne la recèle pas. THOAS. Va, cours. Délivre-moi du trouble qui me presse. SCÈNE III. Thoas, Gardes. THOAS, à l'un des gardes. Et vous, faites venir l'infidèle prêtresse. SCÈNE IV. Thoas, Gardes. THOAS. Contre mes derniers jours l'oracle prononcéRevient, en traits de sang, frapper mon coeur glacé.Je sens qu'à mon destin Diane m'abandonne.La trahison me suit, et la mort m'environne.En vain sur mes périls je voudrais m'aveugler... Mais quel prodige affreux vient encor m'accabler !Par tous les malheureux qu'a fait périr mon zèle,Je m'entends appeler dans la nuit éternelle ;Je vois se ranimer leurs membres desséchés,Qu'autour de ces autels mes mains ont attachés... Comment interpréter ces effrayants miracles !Grands dieux, démentez-vous la foi de vos oracles ?Mais n'écoutons ici que ma propre fureur,Et méprisons l'effet d'une aveugle terreur. SCÈNE V. Thoas, Iphigénie, Gardes. THOAS. Approchez et tremblez. Que votre âme éperdue, Sente déjà la peine à ses crimes trop due.Mais répondez perfide, à mon courroux trahi,Prêt à venger sur vous le ciel désobéi.Malheureuse ! Pourquoi cet étranger funeste,Ravi, mais vainement, à la rigueur céleste ? Quels étaient vos projets ? Quel mystère odieuxVous faisait, contre moi trahir l'ordre des Dieux ? IPHIGÉNIE. Quand aux plus noirs soupçons votre âme abandonnéeSemble m'avoir déjà sur leur foi condamnée.Que sert de m'abaisser à me justifier ? Mais à la vérité s'il faut sacrifier ?Je n'eus d'autre dessein, quand je brisai la chaîneDe l'un de ces captifs que poursuit votre haine,Que d'informer par lui mes parents affligésDu secret de mes jours, malgré moi prolongés ; Et ce coeur innocent que noircit l'imposture,Écouta seulement la voix de la nature. THOAS. Par ce lâche discours croyez-vous m'abuser ?Et fût il vrai, qui peut d'ailleurs vous excuser ?Quand vous savez surtout qu'un oracle terrible, Me menace toujours du sort le plus horrible,Si je n'immole aux Dieux de leurs autels jaloux,Tout profane étranger proscrit par leur courroux. IPHIGÉNIE. Ah ! Cet oracle obscur autant qu'épouvantable,Pour le malheur du monde, est-il si véritable ? Ceux qui vous l'ont rendu, n'ont-ils pu vous flatter ? Au gré de votre coeur n'ont-ils pu le dicter ?Les ministres des Cieux sont-ils incorruptibles ?D'erreur ni d'intérêt ne sont-ils susceptibles ?Hélas ! Pour approcher des Dieux et des autels, En ressemblons-nous moins au reste des mortels ?Je ne veux point ici pousser plus loin le douteSur ces décrets confus, que votre âme redoute ;Mais la raison du moins doit les interpréter ;C'est l'oracle qu'il faut avant tout écouter. THOAS. Quel perfide détour, et quel affreux langage !À me l'oser tenir quel motif vous engage !Pouvez-vous, au mépris des Dieux, de votre rang,Excuser vos forfaits par un crime plus grand ?Par une piété, peut-être criminelle, Faut-il, Diane, encor te respecter en elle ?Et ne devrais-je pas, de crainte dépouillé,Venger ici l'honneur de ton temple souillé ! IPHIGÉNIE. Eh bien ! De vos fureurs comblez donc la mesure ;Épargnez-moi des maux dont frémit la nature, Et que mon oeil tremblant découvre avec horreur.Au gré de vos soupçons et de votre terreur,Frappez ce coeur, de crime et de crainte incapable,Ce coeur que vous voulez, en vain, rendre coupable ;N'attendez pas qu'en pleurs je tombe à vos genoux ; Je n'y voudrais tomber que pour hâter vos coups. THOAS, aux gardes. Que l'on fasse à l'autel venir l'autre victime. À Iphigénie.Dans son coeur tout sanglant mon courroux légitimeVa d'un oeil scrupuleux, sur votre châtiment,Interroger le Ciel et son ressentiment. L'intérieur du temple s'ouvre. Oreste paraît et s'avance au milieu des prêtresses vers l'autel. IPHIGÉNIE, à part. Où suis-je ? Et quel spectacle ! Ô nature ! Ô mon frère !Ô sacrifice affreux d'une tête si chère ! SCÈNE VI. Thoas, Oreste, Iphigénie, Isménie, Eumène, Prêtresses, Gardes. THOAS, à Iphigénie. Venez remplir les soins de votre emploi sacré,Et prendre sur l'autel le couteau révéré. IPHIGÉNIE. Seigneur.... THOAS. Obéissez au ciel qui vous commande ; Versez à son courroux le sang qu'il vous demande. IPHIGÉNIE, à part. Moment terrible ! Ô dieux, venez me secourir ! Haut.Je succombe... Seigneur... Je ne puis que mourir.... THOAS. Quoi ! Vous osez encore ici, contre vous-mêmeTrahir des dieux présents l'ordre saint et suprême ? ORESTE. Que lui commandes-tu, tyran, dont la terreurFait de ce temple saint un théâtre d'horreur ?À la honte des Dieux, que ton erreur atroceRabaisse au vil néant de ton être féroce,Monstre, peux-tu penser qu'ivres du sang humain, On ne peut les fléchir qu'un poignard à la main ?Cesse de faire enfin ces Dieux à ton image,Et d'ériger le meurtre, et le crime en hommage.Si ton coeur altéré cherche à boire mon sang,Tigre, que ne viens-tu me déchirer le flanc ? THOAS. Qu'entends-je ? Oses-tu bien, insensé, téméraire.... À Iphigénie.Obéissez, frappez. IPHIGÉNIE. Seigneur... il est mon frère. ORESTE. Oui, je le suis. Devant le fils d'Agamemnon,Lâche, baisse les yeux, et respecte ce nom.Rentre dans les horreurs du trouble qui te tue : Je voulais te ravir le jour et la statue.C'est à la voix du sang des malheureux humains.Dont s'abreuve ton coeur par d'innocentes mains.C'est à ses cris plaintifs qu'au défaut du tonnerre,Mon bras venait venger et consoler la terre, Et de l'atrocité d'un culte destructeurLaver dans tout son sang, et l'homme et son auteur. IPHIGÉNIE, à Oreste. Cessez.... ORESTE. Soyez ma soeur, soyez Iphigénie.Votre terreur pour moi m'est une ignominie.Ayez la fermeté qui sied à la vertu ; C'est mériter son sort que d'en être abattu. THOAS. À cet excès d'orgueil et d'audace effrénée,L'étonnement encor tient ma langue enchaînée...Pour me braver ici, parle, quel es-tu ? ORESTE. Roi.Si je t'avais puni, j'en remplissais la loi. THOAS, troublé. À Iphigénie.Je cède à ma fureur. Frappez, quel qu'il puisse être.Faites votre devoir, et me vengez d'un traître. IPHIGÉNIE. Ô cieux, vous l'entendez, et vous ne tonnez pas ?Et vous tenez fermé l'abîme sous ses pas ?Parricide jouet d'une aveugle imposture, Tu m'oses commander d'outrager la nature ?De mon frère tu veux que je sois le bourreau.Qu'en son coeur tressaillant j'enfonce le couteau ?Que respirant encor, mes mains, ces mains sanglantesArrachent de son flanc ses entrailles fumantes, Et que d'un oeil affreux, plein de ta cruauté,J'y consulte pour toi le ciel épouvanté ?Ah ! Cet excès d'horreur me rend tout mon courage.Mais de quel droit ici me commande ta rage,Es-tu mon maître ? Es-tu le Dieu de ces autels ? Dois-je en tribut mon sang au dernier des mortels ? THOAS. Sans doute, tu le dois. Oses-tu méconnaître.... IPHIGÉNIE. Frappe. Sois mon bourreau. Mais le ciel est mon maître. Elle s'élance vers l'autel, s'empare de la victime, puis s'adresse aux prêtresses.Et vous, ne souffrez point qu'on attente à vos droits.N'obéissez qu'aux Dieux, n'écoutez que ma voix. Rentrez dans les devoirs de votre ministère.Défendez l'innocent, soulagez sa misère. Leur montrant Oreste.Veillez sur ce pur sang du maître des humains ;Ses jours sont par le Ciel confiés à vos mains. Les prêtresses forment un cercle autour d'Oreste. THOAS. Gardes ? ORESTE, à Iphigénie. Laissez, ma soeur, laissez à mon courage Le soin de m'immoler à sa barbare rage. THOAS, aux gardes interdits. Quoi donc ! À son aspect vous reculez d'effroi ! Les gardes font un mouvement. IPHIGÉNIE, s'avançant vers tes gardes. Profanes, arrêtez, et respectez un Roi. SCÈNE VII. Thoas, Oreste, Iphigénie, Isménie, Prêtresses, Arbas, Gardes. ARBAS, éperdu. Ah ! Paraissez, Seigneur. Un[e] effroyable escorte... THOAS. Quel bruit horrible, ô ciel ! On enfonce la porte. Courons... Mais immolons avant à mon courroux... IPHIGÉNIE, s'avançant. Viens-tu braver les Dieux qui combattent pour nous ? ORESTE repoussant avec force derrière lui Iphigénie et s'offrant aux coups de Thoas. Ah ! Laissez dans mon sang noyer sa barbarie. THOAS, le bras levé sur Oreste. Sois le premier objet, traître, de ma furie.. . SCÈNE VIII. Thoas, Oreste, Iphigénie, Isménie, Prêtresses, Arbas, Gardes, Pylade, Troupe de grecs. PYLADE, s'élance à la tête des Grecs sur la scène : il arrête d'une main Thoas, et le frappe de l'autre. Arrête, et meurs, barbare, au pied de ces autels. Aux gardes et aux prêtresses.Fuyez, tyrans sacrés des malheureux mortels. Il se précipite dans tes bras d'Oreste. L'instant d'après, encore tout transporté : Ne crains plus rien. Tout fuit. La garde est dispersée ;J'ai su tromper mon guide, et j'ai rejoint Alcée.Guidé par l'amitié, secondé par les Dieux,Je rentre avec les miens, triomphant dans ces lieux. IPHIGÉNIE, à Ismènie avec transport. Cours délivrer ton père. SCÈNE IX. Oreste, Pylade, Iphigénie, Troupe de Grecs. ORESTE. Ô moitié de ma vie ! PYLADE. Vivez. ORESTE. Ah ! digne ami, revois Iphigénie. PYLADE. Iphigénie, ô ciel ! IPHIGÉNIE. Vous apprendrez mon sort.Mais les moments sont chers. De ce temple de mortOù la vertu gémit sous le glaive abattue, Allons, avec respect, enlever la statue.Tantôt vous m'avez dit qu'à son enlèvementLes dieux bornaient le cours de votre affreux tourment. ORESTE. J'en sens déjà l'effet. Quel changement j'éprouve !Dans quel calme profond soudain je me retrouve ! Je sens tous mes forfaits dans mon coeur expiés.L'abîme dévorant se ferme sous mes pieds.L'horreur me fuit. Tout semble autour de moi renaître.Dans un monde nouveau je prends un nouvel être. IPHIGÉNIE. Ô bienfaits inouïs ! Je reconnais les Dieux. La loi de la nature est donc la loi des cieux. PYLADE. Alcée impatient, avec le vent propice,Vous attend sur ces bords. Marchons, et sous l'auspice,Du ciel fécond pour nous en miracles divers,Allons en étonner la Grèce et l'Univers. ==================================================