******************************************************** DC.Title = LA FOLLE, COMÉDIE DC.Author = LECLERCQ Théodore DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Proverbe DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 08:07:46. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/LECLERCQ_FOLLE.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k61313100 DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LA FOLLE ou OÙ LA CHÈVRE EST ATTACHÉE, IL FAUT QU'ELLE BROUTE. PROVERBE 1830 IMPRIMERIE de H. FOURNIER, rue de Seine n°14. PERSONNAGES MADAME LANOUE, ancienne femme de chambre. MANETTE, servante de madame Lanoue. MONSIEUR PERREL. MONSIEUR LÉGER, greffier de juge de paix. MADAME LÉGER, sa femme. MONSIEUR TASSIN, arpenteur. UN FERMIER. UNE FERMIÈRE. CLAUDINE, leur fille. UN MAÎTRE DE POSTE. BONNEMAIN, brigadier de gendarmerie. TROUPE DE GENS DE VILLAGE. La scène se passe dans un village. issu de NOUVEAUX PROVERBES DRAMATIQUES PAR M. THÉODORE LECLERCQ, seconde édition, Tome 2, 1830. pp 173-221 LE FOLLE. Le théâtre représente une chambre. SCÈNE I. Madame Lanoue, Manette. MANETTE. Madame Lanoue, qu'est-ce que c'est donc que c't'affaire que vous voulez faire ici ce soir ? MADAME LANOUE, arrangeant un quinquet. Madame Lanoue, madame Lanoue ! Ne vous ai-je pas répété cent fois qu'il fallait dire Madame, sans ajouter mon nom, que je sais aussi bien que vous, peut-être. MANETTE. Eh ben ! Madame, qu'est-ce que c'est donc que c't'affaire que vous voulez faire ici ce soir ? MADAME LANOUE. Est-elle sotte! C't'affaire, c'est un rout. Ça s'écrit rout, r, o, u, t, rout ; et ça se prononce raout, r, a, ra; o, u, ou, raou; t, e, te, raoute : c'est un rout. MANETTE. Vlà ce que je vous demande ; qu'est-ce que c'est que ça ? MADAME LANOUE. Manette, j'ai toujours vécu avec des personnes de la première distinction, et je ne me ferai jamais à vos façons de parler grossières et paysannes. MANETTE. Je parle comme on m'a appris. MADAME LANOUE. [Note : Quinquet : Sorte de lampe inventée vers 1800 par le physicien Argant, et à laquelle le fabricant Quinquet a donné son nom ; le fond de l'invention consiste dans la mèche creuse et livrant passage à l'air pour alimenter la flamme ; l'huile est contenue dans un réservoir supérieur au bec et à la mèche, et n'en sort que petit à petit. [L]]Au lieu de me faire des questions insidieuses, regardez plutôt comment s'arrange un quinquet. Depuis six semaines que vous êtes à mon service, n'est-il pas scandaleux que je sois encore obligée de faire votre besogne ? MANETTE. Vous ne vous en êtes servie qu'une fois, de ce quinquet, le jour que vous attendiez la femme du maire, qui n'est pas venue, et pis aujourd'hui ça fait deux ; je n'ai pas pu apprendre. MADAME LANOUE. Quelle patience il faut avoir pour endurer une raisonneuse pareille ! MANETTE. En quoi suis-je raisonneuse ? MADAME LANOUE. Eu ce que vous raisonnez toujours. Mais je ne le souffrirai pas davantage. Passé aujourd'hui, plus de concessions ; entendez-vous ? MANETTE. Non, je n'entends pas. MADAME LANOUE. Saurez-vous seulement me cueillir des fleurs dans le jardin, pour mettre dans ces vases ? MANETTE. Pardine ! Faudrait donc que je fusse ben bornée. MADAME LANOUE. Voilà mon quinquet achevé ; tout bien considéré, j'aime mieux y aller moi-même. Elle sort. SCÈNE II. MANETTE, seule, regardant sortir Madame Lanoue. Allez-y ! C'est vrai, elle commande toujours, elle ne laisse rien faire, et elle est étonnée qu'on n'apprenne pas. Avant d'avoir été femme de chambre de sa défunte maîtresse, est-ce qu'elle n'avait pas commencé aussi par ne rien savoir ? C'est par-là que tout le monde commence ; et pis on se forme. SCÈNE III. Manette, Perrel. PERREL. Bonsoir, petite Manette. Où est donc madame Lanoue. MANETTE. Elle cueille des fleurs pour mettre dans les pots qui sont sur c'te cheminée, parce que moi je suis si sotte, si bête, que je ne pourrais pas les choisir comme il faut. PERREL. Tu as la tête montée contre ta maîtresse. MANETTE. À dire vrai, monsieur Perrel, je commence à en avoir assez. PERREL. Elle est un peu folle. MANETTE. Un peu ! Vous êtes bien poli. PERREL. Pourquoi m'as-tu quitté ? MANETTE. Parce que, d'un autre côté, vous ne me laissiez pas tranquille non plus, et que, dans le village, on croyait ce qui n'était pas. PERREL. Est-ce qu'il faut prendre garde au village ? MANETTE. [Note : Chouanne : relatif au chouans, constituants des bandes organisées de l'ouest de la France de 1793.]Vous étiez un bon maître ; pour ça, je ne dis pas le contraire. Quoique vous ayez été valet de chambre comme Madame Lanoue a été femme de chambre, vous n'en êtes pas plus méprisant pour le pauvre monde ; au lieu que Madame Lanoue avec sa chouanne... PERREL. Qu'est-ce que c'est que sa chouanne ? MANETTE. C'est c'te marquise qu'elle a servie, qui a fait longtemps un état qui s'appelait comme ça, chouanne. Ça rapportait beaucoup, à ce qu'il paraît ; Madame Lanoue a encore des effets qui viennent de là. Tout ce qui était dans les diligences appartenait à sa dame et à ceux qui faisaient l'état avec elle. PERREL, riant. Je sais ce que tu veux dire. MANETTE. C'était très beau ; mais est-ce une raison pour que madame Lanoue soit si fière ? Car enfin ce n'est pas elle qui a été chouanne, ce n'est que sa maîtresse. C'est comme si, moi, je me mettais aussi à être fière d'être la servante de Madame Lanoue. SCÈNE IV. Madame Lanoue, Perrel, Manette. MADAME LANOUE, portant des fleurs. Je vous salue, monsieur Perrel ; vous venez de bien bonne heure. Manette, mettez-moi de l'eau dans ces vases. Manette va pour prendre les vases. Je ne vous dis pas de les prendre ; je vous dis d'apporter une carafe. Manette sort.Êtes-vous aussi malheureux que moi, Monsieur Perrel ? Je ne puis rien faire entendre à cette fille-là. PERREL. C'est qu'apparemment vous vous y prenez mal, Madame Lanoue : tout le temps qu'elle a été à mon service, j'en ai été fort content. MADAME LANOUE, arrangeant ses fleurs. Le service d'une femme et le service d'un homme c'est si différent ! Vous ne pouvez d'ailleurs avoir que des habitudes bourgeoises, vous. PERREL. Si vous eussiez fait comme moi, qu'en arrivant ici vous fussiez redevenue paysanne... MADAME LANOUE. Redevenue ! Je ne l'ai jamais été. PERREL. [Note : Soisonnais : petite région située au nord de Paris et dont Soissons est la principale ville]On dit pourtant que vous êtes née dans un village du Soissonnais. MADAME LANOUE. On dit ce qu'on veut ; mais on ne peut pas appeler paysanne une personne qui est entrée en service à l'âge de douze ans, et qui n'a jamais été qu'avec des grands noms ; une personne qui a émigré ; une personne dont les sentiments monarchiques et religieux, le dévouement à la dynastie légitime... Vous êtes bonapartiste, vous, monsieur Perrel. PERREL. Ah ! Vraiment! MADAME LANOUE. Je ne vous en fais pas un reproche ; mais, croyez-moi, ralliez-vous au panache d'Henri IV et de Saint-Louis : pour le moment, c'est ce que vous avez de mieux à faire. Les peuples, c'est un mot ; les peuples ce n'est personne. Songez donc, il n'y a pas encore deux mois, je vivais au milieu de la plus haute société. Si je vous parlais du refus de l'impôt, de la croix dans le Levant... La croix dans le Levant ! Est-ce que c'est sa place ? Tout doit dépendre de Rome, monsieur Perrel. PERREL. Tout dépend de Dieu, Madame Lanoue. MADAME LANOUE. C'est que vous êtes protestant. PERREL. Je n'en sais, ma foi, rien. MADAME LANOUE. [Note : Rout : Assemblée nombreuse de personnes du grand monde. ]Mais moi, je vous le dis, et que ce n'est pas votre faute s'il n'y a pas de synagogue dans ce village. Comme nous avons été de maison tous les deux, quoique avec, une grande différence de maison, je crois devoir vous avertir qu'il y a des rapports contre vous. J'ai vu le curé ; j'étais recommandée au brigadier de gendarmerie ; je suis fort au courant. Je donne ce soir un rout pour pacifier le village. PERREL. Mais le village est tranquille. MADAME LANOUE. Il y a tranquillité et tranquillité ; nous ne voulons pas de tranquillité factieuse. Ne vous inquiétez pas ; on a son but. Il faut extir... extir... Aidez-moi donc ! PERREL. Extir... MADAME LANOUE. Extirper. M'y voilà ! Il faut extirper jusqu'à la dernière catégorie de l'esprit révolutionnaire. Je sors pour ainsi dire de la cour, puisque ma maîtresse n'en bougeait pas ; et je sais combien on a à coeur de changer les habitudes anti... Allons, encore un diable de mot.... anti.... antisociables.... Enfin les habitudes qui font que les sujets raisonnent. PERREL. Les paysans ne raisonnent guère. MADAME LANOUE. Je n'ai pas invité les paysans non plus. Les paysans ! Les paysans ne sont pas même des sujets. Les paysans ! Qu'est-ce que c'est que ça ? Le village est assez considérable pour que j'aie pu choisir. Quand je tiendrai tout mon monde chez moi, je dirai un mot à l'un, un mot à l'autre ; j'en ai de tout faits. Ils verront bien que j'ai de bonnes manières ; le curé m'aidera, le brigadier de gendarmerie ne me sera pas inutile non plus, parce que, moitié par crainte de l'enfer, moitié par crainte de la force armée, moitié par les raisons que je leur donnerai, moitié sur ce que je compte que vous ne leur direz pas le contraire, moitié aussi... PERREL. Voilà bien des moitiés. MADAME LANOUE, avec la plus grande chaleur. Monsieur Perrel, il faut en finir ; on a eu trop de ménagements jusqu'ici. Ma pauvre maîtresse, qui m'a laissé quinze cents livres de rentes, disait... PERREL. Quinze cents livres de rentes ! MADAME LANOUE. Elle m'en aurait laissé bien davantage ; mais avec une famille comme la sienne ! Les chouannes faisaient beaucoup d'enfants ; elles étaient si malheureuses ! Rien qu'en quatre ans Madame la Marquise en a eu sept. Et comment les mettait-elle au monde, la chère dame ? Derrière une haie, au pied d'un arbre, contre un mur, au fond d'un fossé, partout enfin où les douleurs la prenaient. Cela doit vous toucher, Monsieur Perrel. Dites-moi que vous n'êtes pas révolutionnaire ; non, non, vous ne l'êtes pas. Pourquoi le seriez-vous ? Vous ne pouvez pas l'être. À Manette qui apporte une carafe. Laissez cela, et allez-vous-en. Manette sort.Je veux vous convertir. Vous n'avez que deux arpents de biens nationaux, rendez-les à l'Église, il vous en restera encore assez, et vous serez sûr d'être sauvé. Quelque opinion qu'on ait, c'est toujours une douceur. Vous rendrez ces deux vilains arpents ; promettez-le-moi; vous irez plus souvent à la messe ; vous observerez les jeûnes et les jours maigres ; vous vous confesserez ; vous communierez ; vous retirerez vos enfants de l'enseignement mutuel pour les envoyer chez les frères. Il le faut ; je le veux. C'est convenu, n'est-il pas vrai ? PERREL. Là, là, comme vous y allez ! MADAME LANOUE. Prenez-y garde, nous serons terribles, je vous en préviens. Les prêtres nous ont assurés contre tout événement ; l'Autriche et l'Angleterre sont pour nous ; la gendarmerie est à nos ordres ; ne badinez pas. PERREL. Je vous regarde, je vous écoute, et, soit dit sans vouloir vous fâcher, en vérité, si je peux vous comprendre !... MADAME LANOUE. Ce n'est pourtant pas de l'Alcoran. Ce que je dis, c'est ce que j'ai entendu dire si longtemps par des gens d'esprit qui ont des cinquante et des soixante mille francs de place rien que pour penser comme cela. Je parierais que vous en êtes encore aux victoires de la grande armée, vous ; c'était donc bien beau ? Avez-vous été voir le Calvaire à votre dernier voyage à Paris ? Laissez-nous faire ; nous pensons à l'essentiel. Ne dites rien ; ne nous contrariez pas ; vous verrez. Vous êtes propriétaire ; nous aimons les propriétaires. PERREL. Avez-vous jamais été malade ? MADAME LANOUE. La tête quelquefois. PERREL. C'est cela : vous vous mêlez de trop de choses. MADAME LANOUE. Il y a tant à faire, Monsieur Perrel, songez donc. Depuis quinze ans, en quoi a-t-on réussi ? Il y a toujours des lois, vous ne pouvez pas dire le contraire; est-ce un gouvernement que cela ? Les Français sont essentiellement révolutionnaires ; ils nous regardent en riant ; ils aiment mieux être en effervescence que de se reposer dans le pouvoir absolu. Ma défunte maîtresse avait bien raison ; il faudrait que le gouvernement allât se camper au milieu de la Bretagne, pour venir ensuite reconquérir le gouvernement : les fidèles Bas-Bretons auraient bientôt purgé la langue française de tous les vilains mots qu'on a inventés pendant la démocratie. PERREL. Ca viendra, ça viendra, madame Lanoue. Il n'est pas possible que des projets aussi sages ne s'accomplissent pas. En attendant, calmez-vous. Je reviendrai plus tard. Il sort. SCÈNE V. Madame Lanoue, ensuite Madame Léger. MADAME LANOUE. J'ai dans l'idée qu'il est du comité directeu ; mais le voilà terriblement ébranlé. Il faut leur parler ferme ; il n'y a que cela. Voyons à d'autres à présent. À Madame Léger qui entre.Bonsoir, Madame Léger. Pourquoi monsieur le greffier n'est-il pas avec vous ? MADAME LÉGER. Son juge de paix lui donne à dîner aujourd'hui, mais il viendra plus tard avec nos enfants. MADAME LANOUE. Des enfants dans un rout, cela ne se fait guère. MADAME LÉGER. Vous allez vous moquer de moi, je ne sais pourtant pas encore ce que c'est qu'un rout. MADAME LANOUE. C'est une assez bonne invention pour les personnes qui ne sont pas de fortune à recevoir souvent. On donne, dans un hiver, un ou deux routs ; c'est comme une revue que l'on passe chez soi de toutes les personnes dont on sait à peu près le nom. Si vous êtes glorieux, vous faites servir des rafraîchissements plus tôt et avec profusion ; si vous êtes avare ou seulement économe, on les sert plus tard et avec prudence. MADAME LÉGER. Mais qu'est-ce qu'on fait de tout ce monde-là ? MADAME LANOUE. Quand on leur a ouvert la porte, on ne s'en inquiète plus. C'est une foule où tout le plaisir est d'être serrés les uns contre les autres. MADAME LÉGER. Comme à la foire ? MADAME LANOUE. Pas du tout. On n'y chante pas ; on n'y danse pas ; on n'y joue pas; il n'y a ni marionnettes, ni curiosités : il n'y a qu'une maîtresse de maison qui se trémousse afin qu'on dise le lendemain que son rout était des plus charmants. Ici, ce n'est pas cela ; j'ai un but politique. Vous connaissez mes opinions ? MADAME LÉGER. Les soeurs en sont très satisfaites. MADAME LANOUE. Eh bien, madame Léger, en moins de quinze jours, il faut que, malgré eux, tous vos paysans pensent comme moi. MADAME LÉGER. Si vous espérez cela, par exemple... MADAME LANOUE. Dieu le veut... et les plus grands seigneurs de la cour aussi. La France ne doit pas toujours faire à sa tête non plus ; il est bien temps que nous ayons notre tour. J'ai déjà, aux trois quarts, converti Monsieur Perrel. MADAME LÉGER. Bah ! MADAME LANOUE. Sans doute. J'ai une provision de ces raisons de cour auxquelles personne ne peut résister. « N'affligez pas mon coeur, leur dirai-je ; ayez de la patience et laissez-vous conduire. J'ai été à Coblentz ; j'en sais plus que vous. Je vous assure que les jésuites sont excellents. » Que pourront-ils répondre ? MADAME LÉGER, la regardant d'un air étonné. Rien. MADAME LANOUE. Au premier abord on est pétrifié de m'entendre parler comme je fais ; on se demande : à qui en veut-elle donc, cette ancienne femme de chambre ? Mais peut-on raisonnablement ne passer que pour une femme de chambre quand on a vécu pendant quinze ans auprès d'une maîtresse qui savait tout, et qui était si confiante qu'elle ne me cachait rien ? Je connaissais toujours les ministres trois ou quatre jours d'avance ; je pourrais dire que j'en ai vu faire. MADAME LÉGER. Connaîtriez-vous ceux actuels, par hasard ? MADAME LANOUE. Je ne sais pas s'ils y sont encore. MADAME LÉGER. C'est que nous avons un neveu dont nous désirerions bien faire quelque chose, un substitut, ou approchant. Il n'est pas très fort sur le droit ; mais, s'il était poussé une fois, il nous ferait bien de l'honneur, parce qu'il est pétri d'indignation. MADAME LANOUE. Contre quoi ? MADAME LÉGER. Contre tout. C'est un tempérament comme cela. Il est jaune ; il est bilieux; il aurait un dévouement d'enfer. MADAME LANOUE. Eh ! eh ! Madame Léger, si c'est ainsi que vous le dites, il ne serait pas impossible... MADAME LÉGER. Faites cela, ma bonne petite madame Lanoue, oh! faites cela ; nous en serons reconnaissants toute la vie. Nous pensons déjà presque comme vous ; que notre neveu devienne substitut, nous penserons tout-à-fait de même. Vous devez avoir de grandes protections ; vous avez tant de mérite. Ce jeune homme nous a coûté beaucoup d'argent ; le brigadier de gendarmerie, Bonnemain, a de l'estime pour lui, et nos vénérables soeurs lui trouvent je ne sais quoi d'un prédestiné. MADAME LANOUE. On y songera ; on s'en occupera. SCÈNE VI. Madame Lanoue, Madame Léger ; Monsieur Léger, un peu ivre. MONSIEUR LÉGER. Me voici, moi. MADAME LÉGER. Bonhomme, pourquoi n'as-tu pas amené les enfants ? MONSIEUR LÉGER. Pourquoi ? Pourquoi ? Parce que, lorsque j'ai été à la maison pour les prendre, les petits drôles se sont mis à tourner autour de moi de telle sorte que je n'ai jamais pu en venir à bout. MADAME LANOUE, à madame Léger. Qu'est-ce qu'il a donc votre mari ? MADAME LEGER. Je n'aime pas qu'il dîne dehors. MONSIEUR LÉGER. On va donc faire le sabbat chez vous ce soir, madame Lanoue ? MADAME LEGER. Tais-toi, bonhomme, tais-toi. MONSIEUR LÉGER. C'est monsieur le maire qui a dit cela à table chez Monsieur le juge de paix. MADAME LANOUE. Comment osez-vous parler du maire devant moi ? Ignorez-vous que j'ai fait à sa femme une visite qu'elle ne m'a pas rendue ? MONSIEUR LÉGER. Cela n'ôte rien à la moralité du maire, Madame Lanoue ; cela n'empêche pas que ce soit un brave homme, un digne administrateur qui a promis de nous enterrer tous indistinctement, malgré le curé qui voudrait choisir. MADAME LÉGER. Finis donc, bonhomme. À madame Lanoue.Mon mari a d'excellentes opinions ordinairement ; mais, quand il a dîné en ville, il n'en est plus le maître. MADAME LANOUE. Une autorité doit-elle jamais dîner à ce point-là ? MADAME LÉGER. Le greffier d'un juge de paix est une si petite autorité. MADAME LANOUE. J'en conviens, mais dans aucune circonstance il ne doit oublier que ses paroles portent coup. MONSIEUR LÉGER. Je vais vous dire, Madame Lanoue : quoique salariées, les autorités ne peuvent pas s'empêcher d'être un peu comme tout le monde ; il ne faut pas leur en vouloir. Demandez plutôt à monsieur Tassin, qui a la meilleure tête du pays. SCÈNE VII. Les précédents, Monsieur Tassin. MONSIEUR TASSIN. Ne me compromettez pas, monsieur Léger ; je n'ai pas la meilleure tête du pays. Je suis arpenteur ; mon métier est de toiser ; je toise et je m'en tiens là. MONSIEUR LÉGER. C'est au mieux. Je toise aussi, moi ; mais ce sont les gens que je toise, et ça me les rapetisse bien. MADAME LANOUE. Ça ne vous rapetisse pas monsieur le maire, à ce qu'il me semble. MONSIEUR LÉGER. Monsieur le maire est à part, il ne reçoit pas d'appointements ; je ne toise que ceux-là. MADAME LANOUE. Dans quel pays suis-je tombée, bon Dieu ! MADAME LÉGER. Mais croyez bien, Madame Lanoue, que mon mari parlerait tout autrement s'il n'avait pas un petit verre de vin dans la tête. MONSIEUR LÉGER, avec gaieté. In vino veritas, Maman Lanoue. Mettez un petit verre de vin dans la tête de tout le monde, et tout le monde parlera comme moi. MADAME LANOUE. Toiser les gens qui reçoivent des appointements ! MONSIEUR LÉGER. Expliquons-nous ; et qui ne font rien pour les gagner. MADAME LANOUE. Ne faut-il pas que l'argent aille à quelqu'un ? MONSIEUR LÉGER. On en laisserait un peu plus à ceux à qui on le prend. MONSIEUR TASSIN. Je ne dis pas mon opinion; mais je suis assez de cet avis-là. MADAME LANOUE. Vous êtes des carbonari, des francs-maçons, des révolutionnaires qui prêchez les gouvernements à bon marché pour aggraver la circulation. MONSIEUR TASSIN. C'est entraver que vous voulez dire. MADAME LANOUE. Cela ne fait rien. Je suis forte là-dessus ; c'est ce qui mettait le plus en fureur tous les amis de ma défunte maîtresse. De grands seigneurs, qui ont des places, ne font-ils pas plus de dépense que des boutiquiers, des industriels ? Sont-ce des épiciers qui feront peindre des armoiries sur leurs voitures ? Le luxe est nécessaire dans une grande monarchie ; mais il faut qu'il n'y ait que ceux qui ont le droit d'en avoir qui en aient. MONSIEUR LÉGER. Tudieu ! Madame Lanoue, comme vous dégoisez. Si les femmes de chambre de Paris sont toutes des commères comme vous, elles n'y vont pas de main morte. MADAME LANOUE, à madame Léger. Votre neveu a beau être jaune, Madame Léger, je vous prie toujours de ne pas compter sur moi pour lui trouver une place. SCÈNE VIII. Madame Lanoue, Monsieur et Madame Léger, Monsieur Tassin, un Fermier, sa femme, et Claudine leur fille. LE FERMIER. Queuque vous voulez donc faire de nous autres, Madame Lanoue ? Y a une heure que nous sommes dans votre cour à attendre que ça commence. LA FERMIÈRE. Vot' violoneux n'est seulement pas encore venu. C'te jeunesse s'ennuie. CLAUDINE. Non, ma mère, nous ne nous ennuyons pas ; c'est bien joli comme ça. MADAME LANOUE. Je veux embrasser cette charmante enfant. Elle embrasse Claudine.Comment s'appelle-t-elle ? CLAUDINE. Claudine, Madame, pour vous servir. MADAME LANOUE. Elle répond comme un petit ange. Il y a donc quelques gens comme il faut par ici ? Elle n'a pas appris cela toute seule. MONSIEUR LÉGER. Mais j'espère bien que nous sommes tous des gens comme il faut. MADAME LANOUE. Vous ne vous doutez seulement pas de ce que c'est qu'un rout, et cette enfant en a le sentiment ; elle devine que c'est une petite cohue tout-à-fait dans le goût anglais. LE FERMIER, à sa fille. Est-ce que vraiment t'as deviné ça, toi ? CLAUDINE. Oui, mon père ; car je voudrais qu'il y en eût tous les jours. MADAME LANOUE. Bien, bien, ma belle petite. LE FERMIER. Mais ils gèlent tous en bas. MADAME LANOUE. Ils n'ont qu'à monter ici. LA FERMIÈRE. Et pis après ? MADAME LANOUE. Ils seront dans une chambre. LE FERMIER. Et ensuite ? MADAME LANOUE. Un rout n'est pas autre chose que cela. LE FERMIER, à demi-voix à M. Léger. Dites donc, Monsieur Léger, est-ce qu'elle perd la tête ? MONSIEUR LÉGER. Il faudrait savoir d'abord si elle en a jamais eu. LA FERMIÈRE. En conscience, Madame Lanoue, vous ne nous ferez pas croire que vous nous ayez dérangés rien que pour nous entasser dans votre chambre. MADAME LANOUE. Allez en Angleterre. LE FERMIER. Laisse donc, femme, il y a queuque chose là-dessous. LA FERMIÈRE. Je voyons ben que madame Lanoue a mis des fleurs dans ses pots, et que son quinquet est allumé ; mais c'est bentôt vu. MADAME LANOUE. Têtes de fer que vous êtes, je vous dis que c'est un rout. LE FERMIER. Raoute, raoute tant que vous voudrez ; mais faites-nous faire queuque chose. MADAME LANOUE. Patientez ; on vous donnera du pain et du beurre. LA FERMIÈRE. J'en avons chez nous. MADAME LANOUE. Et du thé. LE FERMIER. Je ne sommes pas malades. MONSIEUR LÉGER, riant. Ah ! ah ! ah ! ah ! MADAME LANOUE. Vous le faites donc exprès ? Ne me tourmentez pas. J'ai invité tous les gros bonnets du village dans de si bonnes intentions ! Je veux vous rendre monarchiques et religieux, mes enfants. MONSIEUR TASSIN. Je ne m'explique pas ; mais nous le sommes peut-être plus que vous. MADAME LANOUE. À la bonne heure ; mais vous ne l'êtes pas comme moi. MONSIEUR TASSIN. C'est que nous ne sommes pas pensionnés pour cela. MADAME LANOUE. Donc vous pouvez vous tromper dans vos opinions. MONSIEUR TASSIN. Si je me trompe, je me trompe pour rien. MADAME LANOUE. Est-ce la révolte que vous prêchez ? MADAME LÉGER. Il n'y a pas de révolte, Madame Lanoue. MADAME LANOUE, à Claudine. Vous me comprenez, vous, aimable créature ? Nous comptons sur la jeunesse ; la jeunesse est toujours bonne, quand elle n'est pas intriguée par la malveillance. MONSIEUR LÉGER, la reprenant. Instiguée. MADAME LANOUE. Taisez-vous ; ne corrompez pas cette enfant. La fidélité est la première des vertus, Claudine. CLAUDINE. Entendez-vous, mon père ? MADAME LANOUE. N'écoutez pas vos parents. MONSIEUR LÉGER. Jolie éducation ! CLAUDINE. Eh ! Ben oui, monsieur Léger, puisque Madame Lanoue est pour moi, et qu'elle est aussi pour la fidélité, je ne cache pas que je n'ai jamais aimé qu'Ambroise, et que je n'aimerai jamais que lui. Quand je suis avec Ambroise, je n'ai pas besoin d'autre chose. Les autres peuvent vouloir delà danse et des violons ; moi je ne veux qu'Ambroise ; et je vas le retrouver en bas, pour qu'il ne s'ennuie pas trop à m'attendre. Elle sort. SCÈNE IX. Madame Lanoue, Monsieur et Madame Léger, Monsieur Tassin, Le Fermier et La Fermière. MONSIEUR LÉGER, à madame Lanoue. Est-ce là une déclaration de principes ? Vous devez être contente. MADAME LANOUE. Cette malheureuse révolution a pénétré partout. Une jeune fille pure et naïve en apparence, quand on lui parle de fidélité, s'imagine qu'on lui parle d'un amour grossier pour un paysan. MADAME LÉGER. Ambroise est beau garçon. SCÈNE X. LES PRÉCÉDENS, LE MAITRE DE POSTE. MADAME LANOUE. Monsieur le maître de poste, nous sommes dans un maudit village que je ne parviendrai jamais à réunir. LE MAÎTRE DE POSTE. Vous avez plus de trente personnes en bas. MADAME LANOUE. Réunir à la bonne cause. LE MAÎTRE DE POSTE. Réunir à la bonne cause ! Mais ne devrait-on pas aussi se réunir un peu à nous, et ne pas nous tourmenter comme on fait. MADAME LANOUE. Encore un qui se plaint. LE MAÎTRE DE POSTE. Ne vient-on pas de nous retirer tout nouvellement une malle-poste, pour la faire passer sur l'autre route, soi-disant parce que l'autre route pense mieux que nous. MADAME LANOUE. Dame ! Si c'est vrai qu'elle pense mieux que vous. LE MAÎTRE DE POSTE. Toutes les routes pensent de même. On parle aussi de nous ôter les deux diligences qui nous restent. LA FERMIÈRE. Il ne manquera plus que ça pour achever l'auberge que tient mon frère ; il sera obligé de mettre la clef sous la porte. MADAME LANOUE. Tous les maîtres de poste et tous les aubergistes qui sont sur cette route-ci pourraient dire la même chose. LE FERMIER. Je ne les empêchons pas. MADAME LANOUE. Dès qu'une mesure est générale, on n'a pas le droit de se plaindre ; vous semblez n'être satisfaits que quand vous êtes mécontents. Il serait bien plus simple de rester tranquille et de ne rien dire : c'est le vrai dévouement. LE MAÎTRE DE POSTE. Nous ne voudrions qu'une chose ; c'est que ces messieurs de Paris, qui se battent à qui nous gouvernera, eussent de temps en temps de bonnes idées pour la France. MONSIEUR LÉGER. On les paierait à part pour cela, parce qu'il faut être juste ; on sait bien que ce n'est pas dans leur besogne ordinaire. LE FERMIER. De bonne foi, quand il fait des saisons comme celles que nous avons depuis deux ans, à leur place je ne pourrais pas m'empêcher d'avoir queuque pitié. MADAME LANOUE. C'est votre presse périodique qui vous apprend à être malheureux. Au fermier.Voyons, bonhomme, que lisez-vous ? LE FERMIER. Je ne lisons pas ; je ne savons pas lire. MADAME LANOUE. Si vous ne savez pas lire, vous devez être pour nous. LA FERMIÈRE. Qui donc c'est-i vous ? MADAME LANOUE. L'ancien régime, où les gens de campagne étaient si heureux. Êtes-vous faits pour être politiques ? On ne vous demande rien. LA FERMIÈRE. Que nos enfants ; c'est une bagatelle ! LE FERMIER. Et de l'argent. MADAME LANOUE. L'argent ! L'argent ! C'est leur mot d'ordre à tous ; ils n'ont que cela à la bouche. Cette vilaine révolution a rendu les Français avares à un point que cela fait frémir. Dieu merci ! Les gouvernements ne partagent pas ces idées mesquines. Les gouvernements voient de haut. MONSIEUR LÉGER, arec ironie. Oui, les gouvernements ont l'air de voir de haut, parce qu'ils ne se soucient de rien. MADAME LANOUE. Il faut des coups d'État ; il faut des coups d'État ; et il y en aura; et vous ne pourrez pas dire qu'on vous prend en traître : il y a assez de temps qu'on vous y prépare. Quand la France aura de bons malheurs , nous verrons si elle s'amusera encore à ergoter sur des matières qui ne la regardent pas. Moi, qui n'étais venue dans ce village que parce qu'on m'avait assurée que l'esprit y était excellent et la vie à bon marché. MONSIEUR LÉGER. Ça fait deux motifs. MADAME LANOUE. Ai-je été trompée ! Je ne trouve que des ingrats, des coeurs endurcis, des révoltés, des incendiaires qui ne parlent que d'économie, d'horreurs ; qui voudraient dépouiller tout ce qui est au-dessus d'eux. LA FERMIÈRE, à demi-voix aux autres personnages. Ne la contrarions pas ; elle n'est plus jeune : il est ben possible que sa tête déménage. MADAME LÉGER. Pauvre femme! Elle est folle de bonne foi, au moins. MONSIEUR TASSIN. C'est très-touchant ! SCÈNE XI. Madame Lanoue, Monsieur et Madame LÉGER, Le Fermier, La Fermière, Monsieur Tassin, Le Maître de poste, Bonnemain, Brigadier de Gendarmerie. MADAME LANOUE. Arrivez, arrivez, monsieur Bonnemain. Vous montez à cheval, vous êtes, brigadier de gendarmerie ; pourquoi n'avez-vous pas combattu les mauvaises doctrines de ce village ? MONSIEUR LÉGER. Quand on est à cheval, c'est si facile ! BONNEMAIN. Qu'est-ce donc que vous disiez ? LE FERMIER. Ma fine, nous parlions quasi politique. MONSIEUR LÉGER. Et comme vous êtes militaire, vous savez bien, Monsieur Bonnemain, que cela ne vous regarde pas. BONNEMAIN. C'est juste : il y a un ordre du jour là-dessus. MADAME LANOUE. À quoi servez-vous donc ? Ne devez-vous pas soutenir ce qu'on veut faire ? MONSIEUR TASSIN. Tenez, Madame Lanoue, sans dire ce qu'on pense, on peut bien dire ce qu'on a vu. Vous devez vous rappeler qu'il y a eu un gouvernement qu'on nommait le Directoire ; les gendarmes ne lui manquaient pas, ni les canonniers, ni les canons. Un jour, pour se faire respecter, il s'avise d'envoyer tout cela sur une des terrasses des Tuileries ; les promeneurs viennent comme de coutume, et même en plus grand nombre que de coutume, pourvoir ce qu'on ferait. On ne fit rien. Le Directoire était usé, on le sentait ; si bien que les canonniers, avec leur mèche allumée, regardaient les promeneurs, et les promeneurs regardaient les canonniers avec leur mèche allumée. Je ne sais pas de quel côté on commença à rire ; mais ça finit par être tout le monde, canonniers, promeneurs, jusqu'aux canons et aux mèches allumées. Il y a des temps où on ne peut plus être sérieux. MADAME LANOUE, effrayée. Mes amis, je ne vous veux pas de mal ; vous pouvez avoir raison et moi tort. Je vous prêche la morale la plus pure ; je vous engage à ne pas tenir à l'argent autant que vous le faites. Quoi de mieux ? Vous savez le proverbe : PAYEZ, ET vous SEREZ CONSIDÉRÉ. MONSIEUR LÉGER. Voilà qui est bien. Mais ceux qui sont payés, qu'est-ce qu'ils seront ? MADAME LÉGER, avec impatience. Ils seront payés, bonhomme ; car tu es trop méchant aujourd'hui. MONSIEUR LÉGER. Laisse donc, Madame Léger : nous plaisantons. Madame Lanoue plaisante en parlant de coups d'État ; moi je plaisante pour lui répondre ; sans cela la conversation finirait. MADAME LANOUE, affectant de lire. Eh ! Mais, sans doute. Nous ne sommes méchants ni les uns, ni les autres. Bas à Bonnemain.La vilaine engeance ! Je me suis mise trop à découvert. J'avais cru que tout me serait facile avec des gens de rien comme ceux-ci. BONNEMAIN. Il y a tant de gens de rien. MADAME LANOUE. Vous n'avez pas mis vos gendarmes autour de la maison ? BONNEMAIN. À quoi cela aurait-il servi ? MADAME LANOUE. Pour des routs, c'est assez l'usage. Je vous avoue que la peur me gagne. BONNEMAIN. Faites comme on fait, ayez l'air menaçant. MADAME LANOUE. M'assurez-vous que je les intimiderai ? BONNEMAIN. Essayez. MADAME LANOUE, haut. Messieurs, je suis bonne, très bonne, trop bonne peut-être ; mais je déclare que je ne souffrirai pas qu'on m'insulte chez moi. MADAME LEGER, avec douceur. On ne vous insulte pas, Madame Lanoue. MADAME LANOUE, élevant la voix davantage. Si fait, on m'insulte. On doit deviner mes opinions et s'y confirmer. MONSIEUR LÉGER, la reprenant. S'y conformer. MADAME LANOUE. Quand on a l'air de se plaindre du gouvernement, c'est à mes yeux comme si on se plaignait de moi. Je suis pour les prérogratis. MONSIEUR LÉGER. Prérogatives. LA FERMIÈRE. Ils parlent latin ; mon homme, allons-nous-en. LE MAÎTRE DE POSTE. Est-elle drôle, cette Madame Lanoue ? À qui en a-t-elle ? MADAME LANOUE. C'est vous qui êtes un drôle. LE MAÎTRE DE POSTE, riant. Oui, Madame Lanoue. MADAME LANOUE, arec exaltation. Je serais martyre au besoin. MONSIEUR LÉGER, riant. Oui, Madame Lanoue. MADAME LANOUE. Et le pape est au-dessus de tout. LE FERMIER. Oui, Madame Lanoue. MADAME LANOUE. Si les gendarmes français ne font pas leur devoir, nous en appellerons d'autres. Le monde est assez grand. MONSIEUR TASSIN. Halte-là, s'il vous plaît. Il y a des folies dont on peut rire ; il y en a d'autres qu'on ne doit pas supporter. De quel droit nous menacez-vous ? Avons nous été vous chercher ? Nous sommes comme nous sommes, vous ne nous changerez pas. Si vous vous déplaisez parmi nous, retournez d'où vous venez ; et bon voyage. MONSIEUR LÉGER. Allons, allons, papa Tassin, vous prenez les choses trop au sérieux. MONSIEUR TASSIN, se calmant. Vous avez raison ; mais on est si peu accoutumé à entendre de pareils radotages... MADAME LANOUE. Monsieur Bonnemain, faites-moi le plaisir, je vous prie, de renvoyer tous ces gens-là. BONNEMAIN, las. Je suis seul. MADAME LANOUE. N'importe. J'écrirai à Paris ; je vous ferai avoir de l'avancement. Vous aurez déjoué une conspiration : rien ne fait plus d'honneur. Ah ! Mon Dieu, on devrait... Est-ce qu'on ne pourrait pas ?... Je voudrais... Mais regardez-les donc ; ils ne bougent pas. Approchez-vous de la fenêtre, monsieur Bonnemain, pour voir ce que font les autres ; ils doivent avoir des ramifications.... BONNEMAIN. Non. Ils dansent. MADAME LANOUE. Ils dansent ! Voyez-vous ? Ils savent que c'est un rout, et ils dansent. C'est pour renverser les usages reçus. Ma tête s'embrouille. Qu'il est pénible d'avoir à lutter contre l'effervescence... N'est-ce pas comme cela qu'on dit ?... Quand il n'y a pas d'étrangers pour soutenir un gouvernement, tout va de travers. Juste ciel ! Qu'est-ce donc qu'ils crient ? N'est-ce pas vive la liberté ? MADAME LÉGER, lui frappant dans la main. Madame Lanoue ! Madame Lanoue ! Vous vous faites mal. MADAME LANOUE. [Note : "Vive la Charte" est un cri de ralliement des libéraux lors de la Révolte de 1830.]Ils crient Vive la Charte ! Au moins. LE MAÎTRE DE POSTE. Avait-elle invité le chirurgien ? Sait-on s'il est en bas ? MADAME LANOUE. Ceux qui vivaient il y a deux cents ans ne connaissaient pas leur bonheur ! MADAME LÉGER. Que c'est triste de voir quelqu'un dans cet état-là ! MADAME LANOUE. Le bruit augmente. C'en est fait de moi. C'est la révolution. Ils vont tout mettre au pillage. Mes amis, ne m'abandonnez pas. Vous êtes plus raisonnables qu'eux ; faites-leur donc entendre que les peuples sont bien plus heureux quand ils souffrent tout, que quand ils regimbent contre tout. Si je n'avais pas perdu un album, un petit livré où ma défunte maîtresse avait écrit de si belles choses ! Mais enfin apprenez-leur toujours qu'il y a jusqu'à des cardinaux à la tête de nos affaires ; peut-être cela les calmera-t-il. MONSIEUR LÉGER. Ils verront moins en noir. MADAME LANOUE. Nous voulions ramener le beau siècle... Elle s'arrête et écoute. Ils montent l'escalier ! Elle se laisse tomber sur un siège.Jésus ! Maria! LE PEUPLE. On entend au dehors le refrain d'une ronde sur l'air : Et voilà la vie que tes moines font.Le monde est un' danseOù l'bon Dieu nous lance :Dès qu'elle commenceOn n'peut plus r'culer. MADAME LANOUE. On ne peut plus reculer ! Est-ce contre moi qu'ils ont fait cette chanson ? LA FERMIÈRE. Oh ben oui ! MADAME LANOUE. On ne peut plus reculer. Si on ne pouvait plus reculer, tout serait donc fini ? Bas en se détournant.Les monstres ! Une troupe de gens de village entre en dansant, tandis que Madame Lanoue, entourée de tous les autres personnages, paraît terrifiée. SCÈNE XII. Madame Lanoue, Monsieur et Madame Léger, Monsieur Tassin, Le maître de poste, Le Fermier, La Fermière, Bonnemain ; Gens de village se tenant tous par la main, et formant une ronde. UNE JEUNE FILLE, chantant. Voyez notre danse, Elle est sans façon.Si c'est voir' conv'nance,Entrez dans le rond.Prenez votre placeSans faîre la grimace. Dansez avec grâce.Et pas à reculons. On danse. MADAME LANOUE, entre ses dents. On reculera, malgré vos chansons séditieuses, intriganTs que vous êtes, impies, athées. JEUNE FILLE, chantant. Gens de haut étageVoudraient n'plus danser;Ils trouv' qu'à leur âge C'est dur d'avancer.Restez en arrièreSi c'est vot' manière;Mais un' danse entière,Ne peut pas r'culer. On danse. MADAME LANOUE, avec violence. Vous serez damnés ; le ciel tombera sur vous ; c'est comme si c'était fait. Les paysans sont au moment d'éclater de rire ; mais Madame Léger et la fermière leur font signe de se taire. MADAME LÉGER. Ne riez pas , je vous en prie ; dans l'état où elle est, vous pourriez lui faire bien du mal. LA FERMIÈRE. La tête n'y est plus. Laissons-la seule. PLUSIEURS PAYSANS. Oui, oui, laissons-la seule. UN PAYSAN. Et allons danser autre part. Ils sortent tous, à l'exception de Monsieur Léger et de Madame Lanoue. SCÈNE XIII ET DERNIÈRE. Madame Lanoue, Monsieur Léger. MADAME LANOUE, après quelques moments de silence. Je leur ai dit qu'ils étaient damnés, et ça n'a pas eu l'air de leur faire grand'chose. MONSIEUR LÉGER. Ça ne leur a rien fait du tout. Depuis six ans ou leur répète cela tous les dimanches, ils y sont accoutumés. MADAME LANOUE. Je regretterai toute ma vie cet album de feu madame la marquise ; ça leur aurait fait plus d'effet que toutes les damnations possibles. C'était joli ! Imaginez-vous, Monsieur Léger, des plaisanteries de ducs et de princes, des bons mots d'émigrés, des épigrammes charmantes contre la révolution, faites tant à Versailles qu'à Coblentz ; et puis, outre cela, des maximes, des sentences sérieuses, comme celle-ci, par exemple : Si veut le roi, si veut la loi. C'est fort, n'est-ce pas ? MONSIEUR LÉGER. C'est même très fort. MADAME LANOUE. J'avais fait un paquet de tout cela, avec un tas de vieux ridicules qui venaient de Madame ; quelqu'un aura mis la main dessus. MONSIEUR LÉGER. Ne le regrettez pas trop cependant; je doute que vous en ayez tiré le parti que vous croyez. Vous venez de Paris, de la cour surtout, où il y a tant d'espèces de monde ! Ici nous sommes des gens tout simples qui ne comprenons pas les finesses ; vous avez pu vous en apercevoir.À GENS DE VILLAGE, TROMPETTE DE BOIS. ==================================================