******************************************************** DC.Title = ÉTÉOCLE, TRAGÉDIE. DC.Author = LEGOUVÉ, Gabriel DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 08/05/2020 à 13:02:17. DC.Coverage = Grèce DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/LEGOUVE_ETEOCLE.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** ÉTÉOCLE TRAGÉDIE EN CINQ ACTES THERMIDOR, AN VIII. PAR G. LEGOUVÉ, Membre de l'Institut National et de la Société Philotecnique. À PARIS, Chez SUROSNE, Libraire, palais du Tribunat, deuxième cour, N° 20.De l'Imprimerie de J.-B. ROUSSEAU, rue Dominique d'Enfer, n°8. Représentée pour la première fois au Théâtre de la République, le 27 Vendémiaire an 8. PREFACE ON aurait tort d'imaginer qu'en traitant Étéocle, j'aie eu la ridicule prétention de lutter avec Racine. Sa Thébaïde, ouvrage de sa première jeunesse, est généralement regardée comme une tragédie où, malgré des beautés, il est encore loin d'être lui-même; je n'ai donc pas lutté avec Racine. D'ailleurs j'ai été soutenu par Euripide qui m'a fourni le sujet, l'idée de la différence du caractère des deux princes, enfin plusieurs détails de ma pièce. Il n'entrera jamais dans ma pensée de sortier de cette vénération qu'inspire legénie des modèles, et à laquelle l'inimitable Racine a le plus de droits. Comme cette tragédie a réussi, on juge qu'elle a été critiquée. Quelques censeurs ont attaqué sur-tout le sujet comme défectueux. Je conçois qu''ils l'aient trouvé austère; mais a-t-il dû leur paraître vicieux, lorsqu' Aristote, le père Brumoi et Racine lui-même, le présentent, dans leurs écrits, comme le plus tragique de l'antiquité ? Les avis ont été partagés sur le dénouement, qui a fait frémir au théâtre. Ceux qui l'improuvent prétendent qu'il est contraire à l'histoire et trop cruel. Le dénouement n'est pas contraire à l'histoire, puisqu'elle raconte que Polinice perça le premier Etéocle, et que, vainqueur, il fut ensuite frappé par son frère expirant à ses pieds, au moment où il se baissait imprudemment vers lui. Je n'ai fait d'autre changement que de séparer ces deux actions par un plus grand intervalle; je n'ai mis que la seconde sur le théâtre; et en cela j'ai usé du privilège du poète dramatique, qui peut, quand il reste fidèle aux caractères et à l'événement principal, modifier une circonstance pour obtenir plus d'effet. Le dénouement n'est pas trop cruel, puisque la tragédie entière, où la terreur domine, prépare le spectateur à un tableau effrayant pour conclusion. D'ailleurs personne n'ignore que la haine entre deux frères est plus furieuse qu'entre les autres hommes et l'on ne peut être surpris que celle d'Étéocle et Polinice amène une catastrophe qui surpasse les horreurs communes. Enfin on a vu, sans en être révolté, dans le cinquième acte de Gabrielle de Vergy, le coeur sanglant de Raoul présenté à sa maîtresse: le spectacle de deux frères ennemis s'entrégorgeant n'est-il pas moins horrible ? ERRATA. Page Ière. de l'avertissement, ligne 12, de sortir de cette vénération, lisez de m'éloigner de cette vénération. Page, 9, vers 8, renassait, lisez renaissait. Page 20, vers 11, mais, malgré vos desirs, lisez mais, quoique l'on s'en flatte. Page 25, ligne 3, POLINICE, lisez POLINICE sous l'habit d'un soldat. Page 34, vers 6, est devenu, lisez es devenu. Page 36, vers 12, c'est peu qu'avant qu'un roi m'ait paru favorable, lisez c'est peu qu'avant l'hymen à mes voeux, favorable, Idem. vers 20, des viles, lisez des vils. Page 60, vers 14, élevant, lisez élevaient. PERSONNAGES ACTEURS. ÉTÉOCLE. Le cit. TALMA. POLINICE. Le cit. DAMAS. OEDIPE. Le cit. MONVEL. JOCASTE. Mesdames VESTRIS, THENARD. ANTIGONE. Mlle. VANHOVE. HÉMON, officier thébain. Le cit. FLORENCE. ACASTE, officier thébain. Le cit. BERVILLE. La scène se passe à Thèbes, dans le palais des Rois. ACTE I SCÈNE PREMIÈRE. Jocaste, Antigone. JOCASTE. Viens, ma chère Antigone, en ce jour de misère,Entendre et partager les douleurs d'une mère.Quels maux m'apprête encor le céleste courroux !N'était-ce point assez que, pleurant un époux,J'eusse vu si longtemps, sur nos tristes rivages, L'impénétrable Sphinx exercer ses ravages ?N'était-ce point assez qu'unie à son vainqueur,Quand déjà le repos renassait dans mon coeur,J'eusse vu, recevant une clarté funeste,Dans mon époux un fils, dans l'hymen un inceste ; Et qu'OEdipe, brisant des liens abhorrés,Eut éteint la lumière en ses yeux déchirés ?Après tant de chagrins, me faut-il voir encoreDeux fils, que du pouvoir l'ardente soif dévore, S'armer l'un contre l'autre, et leurs noires fureurs, De leur naissance impie attester les horreurs ! ANTIGONE. Il est vrai ; contre nous le sort toujours conspire.Polinice, qu'un frère a privé de l'Empire,Des affronts, qui deux ans ont pu se prolonger,Dans ce funeste jour, est près de se venger. À la voix de ce prince, une armée ennemieDans nos champs dévastés par Argos est vomie,Et ce torrent, sur nous fondant de toutes parts,Mugit avec fureur autour de nos remparts.J'ai, du haut d'une tour, vu l'apprêt des batailles ; J'ai vu sept chefs de l'oeil mesurer nos murailles.L'aspect des glaives nus, le bruit des chars roulants,Tout a jeté l'effroi dans mes esprits tremblants.Ciel, veux-tu qu'aujourd'hui cet empire finisse ? JOCASTE. As-tu, dans ce tumulte, aperçu. Polinice ? ANTIGONE. Non, Jocaste ; mon coeur à ce frère attaché,Parmi tant de soldats l'a vainement cherché.Je m'en suis plainte aux Dieux, dont la haine assidue,Même en le rapprochant, le dérobe à ma vue.Avec quel soin pourtant mon zéle curieux Observait tous les chefs qui passaient sous mes yeux !Dans l'un des plus vaillants j'ai cru trouver mon frère ;Soudain vers lui mon âme a volé toute entière.Mais lorsque mon regard, pour un moment déçu,De son illusion s'est enfin aperçu, Combien de ce spectacle inquiète, attristée,J'ai regretté l'erreur qui m'avait enchantée !J'ai repris mes douleurs. Hélas ! Depuis le jourOù ce cher exilé sortit de ce séjour,Avons-nous eu, ma mère, un moment sans alarmes ? Que Polinice au moins n'a-t-il pu voir nos larmes !Il saurait que, de loin partageant son ennui,Tous les coeurs, dans ces murs, ne sont pas contre lui. JOCASTE. Non, il ne peut penser que jamais son absenceD'une soeur, d'une mère ait lassé la constance : De nos pleurs, en partant, ne fut-il pas baigné ?Mais il n'aura gardé, trop longtemps éloigné,De nos tendres adieux qu'une image légère ;Et pour lui sa famille est peut-être étrangère.La haine... ANTIGONE. Eh ! Quand par elle il serait emporté, N'en a-t-il pas le droit ? Comment l'a-t-on traité ?On convient que dans Thèbes, aux malheurs condamnée,Ils devront tour-à-tour commander une année :Étéocle y consent et règne le premier ;Et l'ingrat, tout-à-coup devenu plus altier, Lorsqu'arrive le terme à son frère propice,Refuse d'abdiquer, exile Polinice,Et le livre aux regrets, aux douleurs, à l'effroiQu'un proscrit trop fameux toujours traîne après soi.Et c'est un frère, ô ciel ! Qui reçut cette injure ! L'orgueil dans tous les coeurs éteint-il la nature ? JOCASTE. Oui, puisqu'il a rompu leur accord solemnel,Étéocle sans doute est le plus criminel ;Je suis loin de vouloir excuser son parjure.Mais malgré tous ses torts, dont notre amour murmure, Je suis toujours sa mère, et ce coeur malheureuxDoit, en jugeant mes fils, se partager entre eux.Je sais à quel devoir ce nom sacré m'appelle.C'est à moi de fléchir une haine cruelle ;C'est à moi d'éveiller la pitié dans leurs coeurs ; Ils entendront ma voix, ils verront mes douleurs.Je cours vers Étéocle, et j'ose encor prétendre... ANTIGONE. Quel espoir vous séduit ? Que pouvez-vous attendreD'un jeune ambitieux de son trône occupé,Et qu'aigrit encor plus un pouvoir usurpé ? Fondant tout sur la force il dédaigne nos craintes.Eh ! Ma mère, vingt fois vos larmes et mes plaintesLui peignant les malheurs de Polinice absent,Lui rappelant ces Dieux vengeurs de l'innocent,N'ont-celles pas, au fond de son âme inquiète, En vain interrogé la nature muette,Et, vingt fois prodiguant des efforts superflus,Pour le retour d'un frère affronté ses refus ?Que dis-je ? C'est trop peu qu'il opprime son frère ;N'est-il pas le bourreau de son malheureux père ? Ce coupable innocent, dont les longues douleursDes yeux les plus cruels feraient tomber des pleurs,Dans la tour du palais il l'a plongé lui-même ;Et quand lui reprochant cette rigueur extrême,Nous osons le prier de nous laisser au moins Porter à son captif nos larmes et nos soins,Furieux, il rejette un voeu si légitime,Et nous rend, malgré nous, complices de son crime.Enfin dans les forfaits ce barbare affermi,Comme de ses parents des Thébains ennemi, D'un peuple consterné forçant l'obéissance,Soutient par des rigueurs son injuste puissance.Ah ! De Thèbes, au contraire, affermissant les droitsPolinice vainqueur ferait aimer ses lois,Et, par l'humanité gouvernant ses provinces, Serait l'honneur du trône et l'exemple des princes. JOCASTE. Il est vrai ; s'il montra cette altière chaleurQue donne la jeunesse et surtout la valeur,Toujours plus généreux, plus humain que son frère,La bonté tempéra son fougueux caractère. Aussi, quand les destins viennent nous menacer,C'est à ce fils plus doux que je veux m'adresser.Oui, je prétends voler au camp de Polinice.Je vais prier le roi qu'à mes désirs propice,Il me laisse à l'instant le voir, l'entretenir, Et préparer la paix que j'en crois obtenir. ANTIGONE. La paix entre deux coeurs qui dévorent l'Empire !Dans l'âme de vos fils n'avez-vous pas su lire !Trop instruits par leur haine à ne point s'épargner,Tous deux également ils brûlent de régner. Je crains trop... JOCASTE. Eh ! Pourquoi désabuser ta mère ?Laisse au fond de mon coeur une erreur qui m'est chère.Je dois tout essayer sur ces ambitieux :J'ai pour moi la nature, et mes pleurs et nos Dieux. ANTIGONE. Étéocle paraît. SCÈNE II. Jocaste, Antigone, Étéocle. ÉTÉOCLE. Princesses, quand la guerre Jusques sous nos remparts ensanglante la terre,J'accours vous rassurer dans ce péril pressant.Ne craignez rien. En vain un rival menaçant,Perfide envers ses Dieux, sa famille et son maître,Attaque sans respect les murs qui l'ont vu naître ; Et d'Adraste obtenant et la fille et l'appui,Traîne en nos champs Argos et Mycène avec lui.Je prétends réprimer leur imprudente audace.Mon peuple, en ce moment rassemblé dans la place,Est prêt à me jurer, en consacrant mes droits, De soutenir ce trône où m'a porté sa voix.Nos tours, nos forts, nos murs de soldats se hérissent ;Et nos fiers ennemis, quelqu'espoir qu'ils nourissent,Verront tous, qu'aux dangers empressé de m'offrir,Je sais garder le rang que j'ai su conquérir. ANTIGONE. Le garder ! Eh ! Ce rang est-il votre partage ?Sur ces bords malheureux loin d'appeler l'orage, Reconnaissez des droits trop longtemps contestés :Couronnez votre frère, et suivez vos traités.Vous servirez bien mieux la gloire et la patrie. ÉTÉOCLE. Vous êtes donc toujours contre Étéocle aigrie,Et toujours Polinice est seul cher à vos yeux ! JOCASTE. Antigone, mon fils, vous a dit vrai ; ces lieux,Si vous n'eussiez trahi les serments qu'elle atteste,Seraient-ils menacés d'une guerre funeste ? N'est-ce pas vous, vous seul, qui, sourd à nos douleurs,Par un refus constant ordonnez nos malheurs ?Abjurez ce refus que la justice blâme ;Rendez à Polinice un sceptre qu'il réclame.Vous rendrez le repos à Thèbes, à vous, à moi ; Et grand par vos vertus, vous serez plus qu'un roi. ÉTÉOCLE. Quel indigne conseil une mère me donne !Qui ? Moi ! Que, sans combat, lâchement j'abandonneMon sceptre héréditaire à ce prince inhumainQui l'ose demander les armes à la main ! Que je semble, laissant triompher son audace,Obéir à l'effroi, céder à la menace !Songez-vous que Cadmus est un de mes aïeux,Cadmus que mit la gloire au rang des demi-Dieux ?Son sang et son courage ont passé dans mes veines. Oui, si ce fier serpent, sur les rives thébainesFrappé par sa valeur, renaissait sur mes pas,Le monstre aussi par moi recevrait le trépas.Si ses fertiles dents, par son vainqueur semées,Devaient contre Étéocle enfanter des armées, On verrait sous mes coups leurs soldats engloutisRentrer dans les sillons dont ils seraient sortis.Ah ! Si de tels exploits manquent à mon audace,J'ai du moins soutenu la gloire de ma race ;Je la soutiens toujours... C'est dire assez, je crois, Qu'en voulant m'effrayer, on n'obtient rien de moi,Et que, jusqu'à s'armer osant porter sa rage,Un frère double encor ma haine et mon courage.D'ailleurs, quels sont ses droits, lorsque, toujours aigri,Il livre à l'étranger les champs qui l'ont nourri, Et porte, d'une main aux forfaits enhardie,La mort dans la cité qui lui donna la vie ?Non ; aux yeux des Thébains qu'il craindrait d'épargner,Il n'est plus qu'un rebelle indigne de règner.Et j'atteste ce fer qu'au pied de nos murailles Ses soldats vont bientôt trouver leurs funérailles,Et qu'au sein de ses flots, qu'ils n'ont point respectés,L'Ismène roulera leurs corps ensanglantés. JOCASTE. J'excuse en un guerrier cette ardeur magnanime ;Mais dans celle d'un frère osez-vous voir un crime ? Pour soutenir des droits par vous seul renversés,S'il combat son pays, c'est vous qui l'y forcez.D'abord il réclama, sans recourir au glaive,Le sceptre qu'à ses mains votre injustice enlève.Eh ! Pourquoi donc alors, craignant d'y renoncer... ÉTÉOCLE. En réclamant le sceptre, il m'osa menacer !J'entrevis, je l'avoue, un avenir funeste.Que dis-je ? Des Thébains le voeu fut manifeste ;Il devait s'y soumettre ; et non depuis deux ans... ANTIGONE. Les Thébains, dites-vous ! Dites vos partisans. ÉTÉOCLE. Que n'avait-il les siens ? Que n'a-t-il pu s'en faire ?Je n'ai point empêché qu'aux Thébains il sut plaire. ANTIGONE. Vous aviez dans vos mains toute l'autorité ;Vous pûtes aisément forcer leur volonté :Et d'un peuple tremblant, avouez-le sans feinte, L'amour vous couronna beaucoup moins que la crainte. ÉTÉOCLE. Qu'importent les moyens dont je me suis servi,Si mon heureux effort du succès fut suivi !Qu'importe qu'en ces murs l'on m'aime ou l'on me craigne !J'ai le droit de régner, ma soeur, puisque je règne. Ne me fatiguez plus d'un reproche odieux. ANTIGONE. Mais vos conventions... ÉTÉOCLE. Ne sont rien à mes yeux. ANTIGONE. L'ambition... ÉTÉOCLE. J'en ai sans doute, et j'en fais gloire ;C'est la vertu des coeurs formés pour la victoire.Eh ! Quel homme, illustré par ces vaillantes mains Qui placent un guerrier au-dessus des humains,Peut vouloir, infidèle à sa haute fortune,Retomber sans éclat dans la foule commune ?Contemplez ces héros, ces morts, dont les autelsPartagent les tributs offerts aux immortels ; Ils ont tous, aux lauriers joignant le diadême,Reposé leur valeur dans le pouvoir suprême.Jupiter même enfin, ce monarque des Dieux ;À Saturne régnant dans l'empire des cieux,Malgré le nom de fils, n'a-t-il pas fait la guerre, Et vainqueur, usurpé le sceptre du tonnerre ?Des exemples si beaux peuvent bien s'imiter,Et le trône apprartient à qui sait y monter.Que Polinice donc tente de m'en exclure.Puisqu'un peuple nombreux embrasse son injure, Qu'il sache la venger au champ de la valeur :Je l'avouerai pour roi quand il sera vainqueur.Mais, malgré vos désirs, il ne l'est pas encore ;Je tiens toujours le sceptre ; et si ma soeur m'abhorre,Jusqu'au jour où le sort remplira son espoir, Qu'elle apprenne du moins à craindre mon pouvoir. JOCASTE. Eh ! Quoi ! Contre Antigone un frère se déclare !Soyez ambitieux, mais sans être barbare.Que prétend, aprè tout, son zèle officieux ?Rapprocher des rivaux tous deux chers à ses yeux. Si c'est vous offenser que vous parler d'un frère,Ainsi que votre soeur punissez votre mère. ÉTÉOCLE. Ah ! Jocaste ! JOCASTE. Cruel, formons-nous d'autres voeux,Que de voir chaque jour vos destins plus heureux ? Nous rendons grâce au ciel des biens qu'il vous envoie. Écoutez moi, mon fils. Mars sous nos murs déployeCes drapeaux, du carnage affreux avant-coureurs ;Je voudrais des combats prévenir les horreurs.Instruit par le malheur qu'il a trop su connaître,Polinice de vous exige moins peut-être. Sur ses desseins secrets laissez-moi le sonder.Au milieu de son camp laissez-moi l'aborder. ÉTÉOCLE. Qu'entends-je ? Vous ! JOCASTE. Moi-même. Eh ! Peignez-vous ma joie,Si, lorsqu'à leurs transports mes deux fils sont en proie,Mes larmes, préparant un heureux avenir, Pouvaient les désarmer, pouvaient les réunir.Je veux tenter au moins ce triomphe où j'aspire.Vous ne répondez rien ? ÉTÉOCLE. Comment puis-je y souscrire ?Mon frère, en vous voyant, penserait qu'effrayéPar les nombreux soldats dont il est appuyé, Ou trop peu sûr des miens, vers lui je vous envoiePour m'ouvrir à la paix une secrète voie,Et dans le fol espoir dont il est aveuglé,Il répandrait partout qu'Étéocle a tremblé.Voulez-vous m'exposer à l'odieux outrage De laisser un moment soupçonner mon courage ?Si mon frère vers moi députait pour traiter,Avec quelque faveur je pourrais l'écouter.Mais lui faire une avance et paraître le craindre !Ne m'en parlez jamais. JOCASTE. Je n'ose vous contraindre ; Mais croyez que vers lui si je portais mes pas,Il saurait que moi seule... ÉTÉOCLE. Il ne vous croirait pas.Que dis-je ? À votre aspect s'il osait davantage !S'il osait dans son camp vous garder en ôtage ! JOCASTE. Comment ? Vous présumez qu'il puisse se porter... ÉTÉOCLE. Il est mon ennemi, j'en dois tout redouter.Comme lui sans remords je le ferais peut-être.Jocaste, oubliez-vous quel sang nous a fait naître ? JOCASTE. Ah ! vos débats, qu'en vain je voudrais prévenir,Si je l'eusse oublié, m'en feraient souvenir. ÉTÉOCLE. Croyez-vous que jamais mon soupçon se dissipe ?Je dois me défier de qui sortit d'OEdipe. JOCASTE. Où s'égare, cruel, votre coeur endurci ?Oubliez-vous qu'OEdipe est votre père aussi ? ÉTÉOCLE. Je le sens au courroux que m'inspire mon frère. ANTIGONE. Quoi ! Parler de courroux au nom sacré d'un père !Songez, songez plutôt, à son nom désarmé,Qu'il languit dans la tour par votre ordre enfermé. ÉTÉOCLE. Pourquoi donc ce discours qui m'offense et m'étonne ? JOCASTE. Ne le rendrez-vous pas aux larmes d'Antigone ? ÉTÉOCLE. Que me demandez-vous ? Ne vous souvient il pasQue les filles du Styx environnent ses pas,Et qu'aux lieux infectés par son soufle funeste,Il apporte avec lui la colère céleste ?En délivrant un roi qui leur est odieux, Contre Thèbes assiégée irai-je armer les Dieux ?Que dis-je ? De moi seul ses fers sont-ils l'ouvrage ?Ce frère si chéri, n'écoutant que sa rage,En me plaçant au trône, entre nous partagé,Voulut qu'en un cachot OEdipe fut plongé ; Et Thèbes, redoutant les destins qu'il irrite,M'ordonna de cacher sa vieillesse proscrite.Dois-je d'un peuple entier renouveler l'effroi ?Non, je ne suis plus fils, Jocaste, je suis roi.Mon rival sur nos murs vient venger son offense ; Je ne dois me livrer qu'au soin de leur défense ;J'y vole de ce pas ; et, tout à leur danger,De ma voix, de mon bras je cours les protéger,Et prouver aux Thébains, en les sauvant d'un traître,Que s'ils m'ont fait leur roi, j'étais digne de l'être. Il sort. SCÈNE III. Jocaste, Antigone. JOCASTE. Mes prières, mes pleurs n'en ont rien obtenu. ANTIGONE. Vous le voyez ! JOCASTE. Hélas ! tu l'avais trop connu. ACTE II SCÈNE PREMÈRE. Polinice, Hémon. HÉMON. Étéocle est absent, Polinice, avancez.Commandant les soldats près des portes placés,Je n'aurais point trahi, lâchement infidèle, Le poste qu'Étéocle a commis à mon zèle.Mais que prétendiez-vous ? Obtenir la douceurD'embrasser en secret une mère, une soeur ;Je n'ai pu refuser une telle demande.Prince, ne craignez rien puisqu'ici je commande. Cet habit qui dément votre sang glorieux,Ce casque sans éclat vous cache à tous les yeux :Mais d'un frère par moi l'inimitié trompée... POLINICE. Sous cet habit obscur j'ai toujours mon épée ;Je ne crains rien. Hémon, avez-vous fait savoir À ma mère, à ma soeur... . HÉMON. Oui, vous allez les voir. Puissiez-vous écouter leurs conseils salutaires ! POLINICE. Je revois donc enfin le palais de mes pères !Mais comment ? Dans ces lieux témoins de mes malheurs,Je ne pui faire un pas sans répandre des pleurs. HÉMON. Je le crois. POLINICE. C'est ici que, sorti d'un inceste,J'ai vu mes jours répondre à leur source funeste,Et sur moi s'attacher dès lors que je vécus,Cette fatalité du sang de Labdacus. HÉMON. Polinice, des Dieux oubliez la colère. Songez-vous... . POLINICE. C'est ici que mon barbare frère,Au mépris du serment par le ciel entendu,Refusa de me rendre un sceptre qui m'est dû,Et fit, pour s'assurer le rang dont il me chasse,Contre mes jours maudits éclater la menace. HÉMON. Ah ! prince. POLINICE. C'est d'ici qu'indigné, furieux,Appellant, à grands cris, la vengeance et les Dieux,Je partis ; et fuyant sans secours, sans asile,Seul avec mon courroux, j'errai de ville en ville,Et souffris de vingt rois les refus, les mépris, Que souvent les heureux prodiguent aux proscrits,Jusqu'au jour, où j'obtins cet affreux avantageDe venir par le fer disputer mon partage. HÉMON. N'êtes-vous dans ces lieux venu que pour gémir ? POLINICE. Non, je ne puis, te dis-je, y marcher sans frémir. C'est peu que ce palais rappelle mes outrages ;Il me présente encor les plus tristes présages.Le céleste courroux, sur ma race étendu,Semble écrit sur ces murs à mon oeil éperdu ;J'y lis, j'y lis... Crains tout : n'es-tu pas fils d'OEdipe ?... Oui, je le suis ! HÉMON. Ce nom est-il donc le principeDes revers, des débats qui causent vos chagrins ?La seule ambition a troublé vos destins. POLINICE. OEdipe ! HÉMON. Se peut-il, hélas ! Que votre bouchePrononce un nom si cher avec ce ton farouche ? POLINICE. OEdipe, calme toi ; par tes fils outragé,Bientôt de ces ingrats tu seras trop vengé. HÉMON. Par ses fils ! POLINICE. Qui ne sait que, séduit par mon frére,J'ai permis que son ordre emprisonnât mon père.Aux fureurs d'Étéocle, hélas ! Je l'ai livré : Voilà, voilà le trait dont je suis déchiré. HÉMON. Hélas ! Qu'avez-vous fait ? POLINICE. J'entends, j'entends ses plaintes. HÉMON. Le remords vous accable. POLINICE. Oui, je sens ses atteintes. HÉMON. Que je vous plains ! POLINICE. Grands Dieux, vous m'avez tout ôté.J'ai perdu ma couronne, et l'ai bien mérité, Puisque j'ai pu, troublé d'une crainte importune,D'un pére vertuex outrager l'infortune.Mais l'affreux Étéocle à mon crime est uni :Comment laissez-vous donc mon complice impuni ?Dieux, effroi des méchants, comment votre justice Soutient-elle Étéocle, en frappant Polinice ?Étéocle est encor plus criminel que moi. HÉMON. Que d'autres sentiments... POLINICE. Étéocle ! Il est roi !Le succès a déjà couronné son audace !Sur ce trône fatal il s'assied à ma place ; Et moi, je suis banni ! HÉMON. S'il put vous outrager,Par quels moyens cruels vous allez vous venger ! POLINICE. Hémon ! HÉMON. Vous déchirez votre triste patrie. POLINICE. C'est lui qui m'y contraint ; accuse sa furie.De Thèbes cependant j'entends gémir la voix. Mais n'importe, le sceptre est tout ce que je vois. HÉMON. Que de sang va couler ! Que de maux vont éclore ! POLINICE. Mais ma mére, ma soeur n'arrivent point encore !N'osent-elles me voir dans mon état affreux ?On fuira donc toujours l'aspect des malheureux ! HÉMON. Prince, votre intérêt commandait le mystère.Elles ne savent pas que c'est un fils, un frère...Mais on vient ; et sans doute... POLINICE. Ah ! Je les apperçois ! SCÈNE II. Jocaste, Antigone, Polinice. JOCASTE. Ne me trompai-je pas ? Polinice, est-ce toi ?Ma fille, soutenez une mère éperdue. ANTIGONE. J'ai peine, comme vous, à croire encor ma vue.Polinice ! POLINICE. Oui, c'est moi qui-suis devant vos yeux ;Moi, le triste jouet d'un sort injurieux.Ô soeur toujours chérie, ô mère que j'adore,Jettez-vous dans mes bras, si vous m'aimez encore. ANTIGONE. Mon frère ! JOCASTE. Mon cher fils ! Enfin je te revois,Après ces jours si longs écoulés loin de toi !Oh ! Comment t'exprimer le bonheur que j'éprouve !Où suis-je ? Est-ce bien toi que mon amour retrouve ? Que je t'embrasse encor ! Sur mon sein éperdu Que je presse le fils que je croyais perdu !Ah ! J'ai peine à suffire à cet excès d'ivresse. POLINICE. Et moi, je sens couler des larmes d'allégresse.Depuis qu'on m'a ravi le rang de mes aïeux,Je n'avais pas connu ces pleurs délicieux. Ô ma mère, ô ma soeur, à l'infortune en proie,Mon coeur dans vos bontés ressaisit quelque joie.Je rends grace au destin dont je suis opprimé ;Je lui dois le bonheur de me voir tant aimé. JOCASTE. Polinice, ta vue excite ici ma crainte. Comment as-tu franchi cette terrible enceinte ?Ton frère... POLINICE. Eh ! Pour vous voir j'ai dû tout afronter.Mais on veille sur moi, rien n'est à redouter.De cet heureux moment ne troublez point les charmes. À Antigone.Tu pleures ! ANTIGONE. Ton exil nous coûta d'autres larmes, Polinice ; depuis que tu quittas ces lieux,La paix fuit de nos coeurs, le sommeil de nos yeux.La nuit, dans ce palais, plaintives, languissantes,Nous prolongions les cris de nos voix gémissantes.Le jour, prenant du deuil les vêtements obscurs, Nous volions te chercher, dans les murs, hors des murs,Aux sources où l'Ismène épanche son eau pure ;Nous te redemandions à toute la nature.Nous t'appellions longtemps, nous te tendions les bras,Nous accusions les lieux qui retenaient tes pas. Hélas ! Combien de fois la nuit vint me surprendreAux bords où ton adieu trop tôt se fit entendre !J'aimais à contempler, dans un avide effroi,Le ruisseau que tu mis entre ta soeur et toi,La hauteur d'où ma vue, à te suivre réduite, Dans un long horizon accompagna ta fuite,L'arbre qui me soutint quand je ne te vis plus. POLINICE. Quoi ! Lorsque je fuyais, de ma patrie exclu,D'un malheureux absent vous gardiez la mémoire !Si j'en juge par moi, j'ai le droit de vous croire. Je vous regrettai plus que Thèbes et le pouvoir.De climats en climats traînant mon désespoir,Je remplis Épidaure, Argos, Lacédémone,Et du nom de Jocaste, et du nom d'Antigone.J'osai, contant mon sort à des rois dédaigneux, De ces deux noms sacrés me couvrir devant eux. JOCASTE. Que mon coeur, Polinice, est flatté de t'entendre !Mais ce discours est-il aussi vrai qu'il est tendre ?Croirai-je que toujours tu t'occupas de nous,Toi qui d'une étrangère est devenu l'époux ? Hélas ! Ce n'est pas moi qui, mère fortunée,Allumai pour mon fils les flambeaux d'hymenée,Et d'un lien si cher consacrant les douceurs,T'amenai ton épouse et la parai de fleurs. POLINICE. Ne portez point envie à l'hymen qui m'enchaîne ; L'amour le prépara beaucoup moins que la haine :J'embrassai, dans ses noeuds, l'espoir de me venger.Mais le jour qu'aux autels il fallut m'engager,Je sentis, occupé de votre seule absence,Que votre aspect manquait à sa magnificence. Si la fille d'Adraste a charmé son époux,Ce fut en m'écoutant l'entretenir de vous.Souvent d'objets si chers me parlant elle-même,Elle allait au-devant des entretiens que j'aime.Que de fois à vos noms je la vis s'attendrir ! C'est de moi qu'une épouse apprit à vous chérir ;J'en ai fait pour vous deux un autre Polinice.Plaise au ciel que bientôt Thébe nous réunisse ! Je veux, par mes succès, hâter un jour si doux,Et vous soustraire au joug qui vous accable tous... Je n'ose vous parler de mon malheureux père.Ma complaisance impie a causé sa misère ;Il languit dans la tour : mais si je suis vainqueur,Il verra quel remords a déchiré mon coeur.Je sais par quels respects un fils doit l'en convaincre. Adieu ; j'ai pu vous voir : je cours combattre et vaincre. JOCASTE. Tu l'as donc résolu ? Tu vas combattre, ô ciel !Contre qui ? POLINICE. Contre qui ? Contre un traître, un cruel,Qui m'ôta mon repos, mon trône, ma patrie.Il est temps de punir sa lâche barbarie. Qu'il tremble ! Il l'a voulu ! J'y vole de ce pas. JOCASTE. M'aimes-tu, Polinice ? POLINICE. Ah ! Vous n'en doutez pas. JOCASTE. Si tu m'aimes, mon fils, écoute ma prière.Hélas ! Assez de pleurs ont baigné ma paupière.Modère tes transports ; daigne encor retarder Une attaque où mes fils... POLINICE. Qu'osez-vous demander ?Lorsque de mes soldats, que mon ordre captive,La valeur dans mon camp s'indigne d'être oisive,Je pourrais refroidir leur zèle belliqueux,Et montrer pour mes droits moins d'assurance qu'eux ! Je paraîtrais douter des Dieux et de ma cause !Eh ! Pour qui ces égards que Jocaste m'impose ?Pour un usurpateur qui m'accable et vous perd.Faut-il vous retracer tout ce que j'ai souffert ?C'est peu de m'être vu chassé comme un coupable, C'est peu qu'avant qu'un roi m'ait paru favorable,Des peuples insolents, de lâches souverainsM'aient fermé leurs États, aient ri de mes chagrins ;Souvent dans les forêts, ou sur les monts sauvages,Il m'a fallu des airs supporter les outrages, Dans les humides nuits sur des rocs me coucher,Combattre les lions, contre eux me retrancher,Mendier, l'oeil en pleurs, ma triste nourriture,[Note : Vers 504, "vils" est graphié "viles" dans l'édition originale.]Ou des vils animaux disputer la pâture :Voilà, voilà les maux qu'Étéocle m'a faits ; Et vous me commandez d'oublier ses forfaits !Vous plaignez l'oppresseur, et non pas la victime ! JOCASTE. Sans doute il te ravit un droit trop légitime.Cent fois de mon reproche il se vit accabler :Mais s'il est criminel, veux-tu lui ressembler ? Ce sont les seuls Thébains, et non un roi parjureQue ton aveuglement punit de ton inujure.Ce peuple infortuné doit être un jour le tien :Prélude à ton empire, ose être leur soutien ;Que ta haine en leur sang ne soit point assouvie. POLINICE. Sans doute en frémissant je menace leur vie ;Mais pour avoir la paix que n'ai-je point tenté !D'Argos vers mon rival j'ai deux fois député ;Et depuis qu'en ces lieux je peux tout entreprendre,J'attends que ses hérauts... JOCASTE. Eh ! Pourquoi les attendre ? Demande à lui parler. POLINICE. Moi ! Cherchant mon bourreau,M'exposer à l'horreur d'un opprobre nouveau ! JOCASTE. Ce noble procêdé qu'il ne peut méconnaître,À quelqu'heureux accord l'amenera peut-être. POLINICE. Me rendra-t-il le trône où j'ai droit de monter ? C'est-là le seul accord que je puisse écouter. JOCASTE. C'est celui dont Jocaste ose attendre l'issue.Daigne au moins l'essayer ; tente cette entrevue. POLINICE. De ma tendresse ainsi devez-vous abuser ? JOCASTE. Je t'en conjure. POLINICE. Un fils ne peut vous refuser. J'espère moins que vous ; je connais trop mon frère !Mais vous le désirez, j'obéis à ma mère.Oui, je vais d'Étéocle affronter les mépris ;Jugez à cet effort combien je vous chéris !J'aurai du moins su plaire à qui m'a donné l'être. SCÈNE III. Jocaste, Antigone, Polinice, Hémon. HÉMON. Le roi, dans ce palais, peut bientôt reparaître.Prince, évitons ses yeux : suivez-moi. JOCASTE. Sors. POLINICE. Je pars.Les murs de ce palais sont voisins des remparts.De Thèbes en peu d'instants j'aurai franchi l'entrée.Adieu, soeur généreuse, adieu, mère adorée. De retour dans mon camp, je remplis vos souhaits. SCÈNE IV. Antigne, Jocaste. ANTIGONE. Ah ! combien je jouis de ce premier succès !Mon coeur y reconnaît celui de Polinice.Plaise aux Dieux que le roi nous soit aussi propice ! JOCASTE. Je vole auprès de lui ; je prétends appuyer Le héraut que son frère a promis d'envoyer.À le voir, à l'entendre il faudra qu'il consente.Pourra-t-il repousser sa mère gémissante ?Toi, ma fille, du Dieu qui porte dans ses mainsLe sceptre de l'Olympe et le sort des humains, Cours au temple invoquer la puissance éternelle.Qu'il fasse tout fléchir à ma voix maternelle ;Et qu'Étéocle enfin, désarmant ses rigueurs,Rende la paix à Thèbes et le calme à nos coeurs. ACTE III SCÈNE PREMIÈRE. Jocaste, Étéocle. ÉTÉOCLE. J'espérais qu'un rival, fidèle à sa menace, Aurait craint devant moi d'abaisser son audace ;Mais quand, par un héraut, il demande à me voir,Son maître, grâce à vous, veut bien le recevoir.Dans ce lieu qu'Éteocle a choisi pour l'entendre,Escorté de ses chefs, mon frère doit se rendre. Je l'attends. JOCASTE. De mon fils j'ai vaincu la fierté ;De ce triomphe heureux que mon coeur est flatté !Quels droits vous obtenez à ma reconnaissance !Vous allez donc revoir, après deux ans d'absence,Ce frère poursuivi par de si longs malheurs ! Que son état vous touche ainsi que mes douleurs !Vous connaissez ses droits ; n'y soyez plus contraire ;Domptez les mouvements d'un orgueil téméraire. Songez que si des rois vous gardez le bandeau,Pour le front qui l'usurpe il n'est plus qu'un fardeau. Respectez les devoirs que l'équité commande. ÉTÉOCLE. Avant de rien juger, sachons ce qu'il demande.Comme les siens alors vous connaîtrez mes voeux. JOCASTE. Je vole à sa rencontre, et l'amène en ces lieux. Elle sort. SCÈNE II. ÉTÉOCLE. Pourquoi m' offrir, Jocaste, un frère que j'abhorre ? Depuis que je l'attends, je le hais plus encore !J'en rends grâce au destin ; ce coeur avec ennuiSentirait s'affaiblir l'horreur que j'ai pour lui.Oui, si je le reçois, c'est qu'en cette entrevueMa haine jouira d'éclater à sa vue ! Que veut-il ? Du pouvoir à son tour disposer ?Que j'aurai de plaisir à le lui refuser !Il croit qu'il fléchira mon altier caractèrePar l'effroi d'une armée, ou les pleurs d'une mère :Je voudrais qu'à mes pieds ma cour pleurât pour lui, Et qu'un camp plus nombreux lui pretât son appui, Pour qu'il me vit encor sans pitié, sans alarmes,Braver plus de dangers, repousser plus de larmes.Les Dieux nous ont toujours l'un contre l'autre armés.Au milieu des forfaits en même temps formés, On sait qu'avant de naître une précoce haineFit du flanc maternel notre première arène.Pour moi, dès le berceau prompt à le défier,À nos futurs combats j'aimais à m'essayer.Il semblait que ce coeur prévit, dès notre enfance, Qu'il m'oserait un jour disputer la puissance.La puissance ! Combien mon âme en a joui !Qui peut voir à ses pieds, sans en être ébloui,Des milliers de sujets, prodiguant leurs services,Deviner ses désirs, adorer ses caprices, D'un encens éternel enivrer son orgueil,Et briguer en tremblant la faveur d'un coup-d'oeil ?Voilà ce qu'un rival à m'enlever aspire ;Plutôt mourir cent fois que de quitter l'Empire.Me siérait-il, instruit dans l'art de gouverner, De recevoir des lois où l'on m'en vit donner ?Il entre ; son aspect redouble encor ma rage. SCÈNE III. Jocaste, Étéocle, Polinice, en habit de général, Garges Thébains et Chefs Aargiens, dans le fond. JOCASTE. Mes fils, enfin le ciel achève mon ouvrage.Sa bonté vous rassemble, à mes regards émus,Dans ce palais auguste élevé par Cadmus, Et je puis, confondant mon ivresse et la vôtre,Du même embrassement vous presser l'un et l'autre.Combien je dois bénir ce moment fortuné,Le seul depuis longtemps que les Dieux m'ont donné !Polinice, Étéocle, embrassez-vous. ÉTÉOCLE, reculant. Mon âme... JOCASTE. Différez ce devoir qu'une mère réclame.Expliquez-vous d'abord ; c'est votre voeu... le mien ;Et vos embrassements finiront l'entretien.Polinice, parlez : quel dessein vous amène ? POLINICE. Le désir d'empêcher une guerre inhumaine. Puissiez-vous, Étéocle, aussi le ressentir !Puissiez-vous, pénétré d'un juste repentir,Terminer ces débats, dont la longue duréeEmpoisonne les jours d'une mère éplorée !Son coeur nous est connu ; songeons à l'épargner. Dans Thèbes dès longtemps j'ai le droit de régner.Rendez-moi donc enfin la puissance suprême,Qu'à montour dans un an je vous rendrai de même.J'ai langui dans l'opprobre, errant, humilié ;Remettez-moi le sceptre, et tout est oublié. Mon armée à l'instant retourne dans Mycènes. JOCASTE. Répondez, Étéocle, et terminez nos peines.Du trône injustement il fut par vous exclu. ÉTÉOCLE. N'as-tu rien, Polinice, à me dire de plus ? POLINICE. L'Empire m'appartient, veux-tu me le remettre ? J'ai tout dit. ÉTÉOCLE. Insensé, peux-tu te le promettre ?L'Empire de tes voeux doit-il être l'objet ?Crois-tu que je sois né pour être ton sujet ? POLINICE. Tu me refuses ? ÉTÉOCLE. Oui ; retourne à ton armée. POLINICE. J'y revole ; et ma main trop longtemps désarmée, Peut bientôt... . JOCASTE. Polinice ! POLINICE. Ingrat ! Écoute moi :Ton frère hésite encore à s'armer contre toi.Quand, des Dieux ennemis redoutant la vengeance,Un père infortuné nous donna sa puissance,Ne convînmes-nous pas, réponds moi sans détour, Que nous serions un an monarques tour-à-tour ? ÉTÉOCLE. Oui. POLINICE. Nés le même jour, des ans, dans ce partage,Étéocle sur moi n'avait pas l'avantage.Je pouvais le premier gouverner comme toi ;N'ai-je pas consenti qu'on te vit d'abord roi ? Réponds. ÉTÉOCLE. Sans doute. POLINICE. Enfin, aux yeux de Thèbes entière,Ne m'as-tu pas juré par tout ce qu'on révère,Par Jupiter surtout de nos traités garant,Que, le terme expiré, tu me rendrais mon rang ?Ne l'as-tu pas juré ? Réponds. ÉTÉOCLE. Je le confesse. POLINICE. Pourquoi donc oses-tu violer ta promesse ?Par tes propres aveux n'es-tu pas confondu ?Pourquoi le sceptre enfin ne m'est-il pas rendu ? ÉTÉOCLE. Le sceptre ! Ne crois pas que l'on puisse le rendre.Tu saurais, si ta main pouvait un jour le prendre, Qu'ébloui de l'éclat dont il doit revêtir,Une fois sur le trône, on n'en veut plus sortir,Que pour s'y conserver on sait tout entreprendre,Et qu'on aime encor mieux en tomber qu'en descendre.Je n'en descendrai pas. Tu vois nos tours, nos forts : Tous les Thébains armés y bravent tes efforts.Ils sentent, leur valeur le fait assez connaître,Que si tu m'as fait roi, c'était pour toujours l'être.Cours donc à mes soldats cours opposer les tiens ;Fais marcher tes drapeaux, tes chars contre les miens. Quelle que soit L'armée à ta cause asservie,Tu n'auras le pouvoir qu'en m'arrachant la vie.Ce n'est qu'avec le jour que je puis le quitter.Je règne, j'ai le trône, et prétends y rester. POLINICE. Eh ! Bien, ma mère ! JOCASTE, à Étéocle. Eh quoi ! Votre orgueil téméraire Au serment le plus saint ose encor se soustraire !Est-ce donc un effort qu'être un an sans pouvoir ?Hélas ! Quand j'invitais mes deux fils à se voir,J'avais cru que leur haine en serait attendrie :Et votre haine éclate avec plus de furie ! Et, de son sang d'avance osant vous enivrer,Votre oeil impatient semble le dévorer !Cruel, quel est celui que proscrit ta colère ?Est-ce un étranger ? Non ; c'est mon fils, c'est ton frère.Le frère qu'avec toi je portai dans mon flanc, L'ami que te donna la nature et le sang,Le premier compagnon des jours de ton enfance ;Ces noms heureux sur toi n'ont-ils point de puissance ?S'il est vrai, si le sang ne te peut ébranler,La voix de la patrie au moins doit te parler ; Pour ton seul intérêt tu lui donnes la guerre. ÉTÉOCLE. Moi, Jocaste ! qu'au moins l'équité vous éclaire.Est-ce moi qui, sur Thèbes appelant les dangers,Contre elle fis marcher ce ramas d'étrangers ?Est-ce moi dont le fer tient nos plaines captives ? Est-ce moi dont le camp pèse enfin sur nos rives ?Défiez-vous d'un coeur pour lui trop maternel.Renvoyez sans détour le crime au criminel :Et, si Thèbes par moi doit être dégagée,N'accusez que la main dont elle est assiégée ; C'est la sienne ! Oui, voilà le traître à son pays. POLINICE. Misérable, c'est toi, toi seul qui le trahis,Puisqu'enfin tu pourrais, déposant la couronne,Le délivrer du camp dont Argos l'environne.Devais-je te laisser, soigneux de t'obéir, Du rang qui m'appartient impunément jouir ?Ta fureur vainement à me noircir s'efforce,Traître ; tu me ravis le sceptre par la force,Par la force à mon tour je puis le ressaisir :Je dois m'en affliger, je n'en dois pas rougir. Ma cause est l'équité, la tienne est le parjure.Mais je ne tarde plus à venger mon injure.À te parler de paix puisqu'il faut renoncer,Je te parle de guerre, et cours la commencer.Adieu. JOCASTE. Que vas-tu faire ? Arrête, Polinice. ÉTÉOCLE. Eh ! Qu'il sorte ; il est temps que ce débat finisse. POLINICE. Vous l'entendez, ma mère, et pouvez m'arrêter !Voulez-vous que toujours je me laisse insulter ?Il demande la guerre ; il l'aura, mais terrible ! JOCASTE. Non, cette lutte impie est pour moi trop horrible. Tous les deux contre Thèbes ardents à vous armer,Vous attisez le feu quila doit consumer.Voyez donc, malheureux, où vous parlent mes larmes.Tout vous dit en ces lieux de déposer les armes. ÉTÉOCLE. Tout me dit en ces lieux que le sceptre est à moi. POLINICE. Tout me dit en ces lieux que je dus être roi. JOCASTE. Là, le flambeau du jour vint luire à votre vue. ÉTÉOCLE. Là, j'obtins la couronne. POLINICE. Et là, je l'ai perdue ! JOCASTE. Songez qu'en ce séjour mon sein vous réunit. ÉTÉOCLE. Je songe que j'y règne. POLINICE. Et moi, qu'il m'en bannit. JOCASTE. Regardez cet autel de nos Dieux domestiques. POLINICE. C'est par eux que, voilant ses projets despotiques,Il jura ce traité qu'il ose dédaigner. ÉTÉOCLE. C'est par eux qu'aujourd'hui je jure de régner. JOCASTE. Quoi ! loin de vous calmer, ce séjour vous irrite ! La patrie en vos coeurs est-elle donc proscrite ?Malheureuse ! Où porter mes craintes et mes pleurs !...Polinice, c'est toi qu'implorent mes douleurs.S'il ose immoler Thèbes à l'orgueil qui l'anime,N'imite point sa rage, et sois plus magnanime. Renonce à des succès trop payès à ce prix.Prétends-tu dans nos murs régner sur des débris ? POLINICE. Vous voulez. . . JOCASTE. Ta vertu. POLINICE. Faut-il du rang suprême... JOCASTE. Faut-il, pour étre heureux, porter un diadême ?Et quel trône, d'ailleurs, brûles-tu d'occuper ? Celui que tant de fois la foudre vint frapper,Le trône si glissant des tristes Labdacides ?Vois Laïus en tomber sous des mains parricides ;Vois son fils, que les Dieux rendirent criminel,Y régner dans l'inceste et le sang paternel : Peux-tu donc disputer, trop plein de tes outrages,Un écueil, que des tiens ont blanchi les naufrages ?Fuis plutôt, mon cher fils, fuis ce rang dangereux.Tremble d'y rencontrer un précipice affreux.L'hymen, du roi d'Argos t'assure l'héritage, Sache te contenter de cet heureux partage.Chez ces peuples, d'avance à t'obéir tout prêts,Emporte des Thébains l'estime et les regrets. Laisse Thèbes, et le sceptre, et le crime à ton frère ;Cède aux voeux, cède aux pleurs, cède aux cris de ta mère ; Je me jette à tes pieds. POLINICE. Ô ciel ! Que faites-vous ?...Vous n'aurez pas en vain embrassé mes genoux.Ce coeur, aux voeux de qui le mien toujours défère,Veut un grand sacrifice... Il faut vous satisfaire. À Étéocle.D'une mère, Étéocle, ayons enfin pitié. Je dveux bien de mes droits t'accorder la moitié.Je devais régner seul ; eh ! bien, régnons ensemble ;Que le sang, que le trône à la fois nous rassemble :Y consens-tu ? Soudain mes soldats vont partir. JOCASTE. À cette offre, mon fils, vous devez consentir. Si vous la refusez, vous n'avez plus d'excuse.Je croirais... ÉTÉOCLE. Oui, sans doute, Étéocle refuse. JOCASTE. Se peut-il ?... ÉTÉOCLE. Eh ! Comment n'avez-vous pas jugé[Note : vers 774, sans les dernières représentations on a dit : Qu'un trône est trop étroit pour être partagé. Ce vers a été, dans les journaux, l'objet de quelques discussions. Je le livre, ainsi que l'autre, à la décision du lecteur. [NdE]]Que le trône est perdu dès qu'il est partagé (1).D'ailleurs à mes côtés, oubliant sa furie, Mettrai-je un factieux qui combat sa patrie ?Non. Rebelle à ses droits, à l'étranger soumis,Tu souillerais le trône où tu serais admis.Fuis ; cherche ailleurs le rang que ton orgueil regrette :Fuis, dis-je ; sauve-toi d'un lieu qui te rejette. POLINICE. Autels de mes aïeux... . ÉTÉOCLE. Que tu viens outrager. POLINICE. Voûtes de ce palais... . ÉTÉOCLE. Que tu veux saccager. POLINICE. Et vous, Thébains... ÉTÉOCLE. Crois-tu quejamais ils entendent ?L'ennemis des remparts que leurs armes défendent ? POLINICE. Je vous prends à témoins que, toujours dédaigné, Pour obtenir la paix je n'ai rien épargné ;Que, si je donne enfin le signal du carnage,C'est lui qui m'y contraint par un dernier outrage. ÉTÉOCLE. Eh ! Bien pars. POLINICE. Oui, je pars ! Le sort en est jeté.Mais bientôt je reviens terrible, ensanglanté. Je reviens, quelqu'espoir que ta fureur te donne,À ton coupable front arracher ma couronne,Et possesseur du rang dont je te vais chasser,J'essuierai tous les pleurs que ton joug fait verser. ÉTÉOCLE. Pars, te dis-je. JOCASTE, à Polinice. Mon fils, songe qu'il est ton frère. POLINICE. Je n'en ai plus ; je cède à ma juste colère. ÉTÉOCLE. Pars donc. POLINICE. Ma mère, adieu. Pleurez vos fils ; pleurezL'épouvantable rage où leurs coeurs sont livrés. À Étéocle.Toi, devant tous ces Dieux terribles au coupable,Des horreurs de ce jour je te rends responsable. Tes refus au combat me forcent de voler ;Tombe, tombe sur toi le sang qui va couler.Et vous, Dieux, vous témoins de cette guerre affreuse,Faites vaincre le chef qui rendra Thèbes heureuse. Il sort. SCÈNE IV. Étéocle, Jocaste. Elle sort. ÉTÉOCLE. Il est parti ! Le sort exauce enfin mes voeux. Je vais combattre ! JOCASTE. Eh ! bien, suis ton destin affreux.À toute ta fureur Jocaste t'abandonne.Adieu ; je vais pleurer dans les bras d'Antigone ;Et demander au ciel qu'il daigne enfin m'ôterCe jour, que mes deux fils me font trop détester. SCÈNE V. ÉTÉOCLE. Prêt à verser du sang, combien les larmes pèsent !Ce n'est pas dans mon coeur que les haines s'appaisent.Mais il faut qu'avec art mes coups soient dirigés,Rejoignons les soldates dont nos murs sont chargés.Sachons, pour m'opposer à l'assaut qui s'apprête, Combattre, triompher ou mourir à leur tête :Et plutôt qu'en ces murs commande un autre roi,Périsse, s'il le faut, Thèbes entière avec moi. ACTE IV SCÈNE PREMIÈRE. Antigone, Jocaste. ANTIGONE. Ma mère, c'en est fait ; Étéocle est parti.On se mêle : des Dieux la foudre a retenti. Son fracas rend encor mon effroi plus horrible.Quelle sera la fin de ce combat ? JOCASTE. Terrible.Quelqu'arrêt que le glaive ose ici prononcer,J'y vois toujours pour nous des larmes à verser.J'y vois l'un de mes fils vaincu, mourant peut-être. ANTIGONE. Tel est le doute affreux que cet instant fait naître !Je frémis comme vous. JOCASTE. Et ce sang précieuxQui coule en ce moment pour deux ambitieux, Tous ces Thébains, ces Greces, dans leurs belles années,Jeunes fleurs par Bellone au haSard moissonnées, N'ont-ils point quelque part à mon secret effroi !Que de mères auront à pleurer comme moi ! SCÈNE II. Jocaste, Antigone, Hémon. JOCASTE. C'est vous, Hémon ! parlez ; à qui dois-je mes larmes ?Lequel de mes enfants voit triompher ses armes ? HÉMON. Aucun. JOCASTE. Je te rends grace, ô ciel ! HÉMON. Oui ; le destin, Comme Jocaste, entre eux, reste encor incertain. JOCASTE. Puisse-t-il toujours l'être ! Et mes deux fils respirent ? HÉMON. Tous deux. JOCASTE. Ah ! Pour jamais que leurs haines expirent.Mais comment ce combat par la rage apprêtéSans nommer un vainquerur, s'est-il donc arrêté ? Quel Dieu l'a suspendu ? HÉMON. Le roi des Dieux lui-même. JOCASTE. Comment ?... HÉMON. Vous avez vu, dans sa fureur extrême,Quel adieu Polinice à son frère a laissé.À peine vers son camp il s'était avancé,Que son ordre à l'assaut fait marcher les cohortes. Sept chefs, la hache en main, menacent nos sept portes ;Leur front brille déjà d'un espoir insultant.Un bataillon d'airain sur nos murs les attend.Mille flèches contre eux par nos bras sont lancées ;Mais c'est en vain : déjà des échelles dressées Élevant jusqu'à nous l'intrépide assaillant,Nos remaparts n'offraient plus qu'un théâtre sanglant,Lorsqu'Étéocle, ouvrant la porte Néitienne,Repousse l'Argien, et vole dans la plaine. Un corps nombreux le suit ; de surprise frappé, L'Argien par le roi craint d'être enveloppé :Il venait attaquer, il songe à se défendre.De nos remaparts soudain on le voit redescendre,Et prompt à nous montrer un front impétueux,Engager dans la plaine un choc tumultueux. La jeunesse thébaine, en nos murs enfermée,Sort, rejoint Etéocle, et grossit son armée.Dès lors nul combattant ne connaît le repos :C'est Thèbes toute entière attaquant tout Argos.L'Ismène de frayeur enfle une onde écumante ; La valeur des soldats avec leur nombre augmente ;Du choc des boucliers les échos ont frémi ;Chaque glaive a frappé, chaque armure a gémi ;La même ardeur remplit les deux partis contraires ;Tous semblent partager la haine des deux frères. On se presse, on combat sur les morts entassés,Sur les chevaux meurtris, sur les chars fracassés :Le sang succède au sang, le carnage au carnage.Cependeant Capanée, étincelant de rage,Ce roi qui pour les Dieux signala son mépris, Enfonce, en blasphémant, nos bataillons surpris.Pour arrêter ses coups, hors de nos rangs s'élanceDu jeune Enomaüs l'imprudente vaillance.Déjà des deux rivaux les fers se sont croisés ;Déjà leurs casques d'or sous leurs coups sont brisés ; Quand soudain, ô prodige ! On sent trembler la terre,On entend retentir et rouler le tonnerre. Jupiter, dans leur lutte arrêtant ces héros,Contre leurs fronts dirige et lance ses carreaux ;La foudre éclate, tombe, et soudain les dévore ; Sur leurs membres fumants elle s'acharne encore,Et les fait disparaître en un gouffre de feux,Qui, mugissant trois fois, se referme sur eux.D'un prodige imprévu tout-à-coup alarmée,Recule et se disperse et l'une et l'autre armée. Mornes, pâles, n'osant détourner leurs regards,L'une fuit dans son camp, l'autre dans nos remparts.Nos temples sont remplis d'une foule tremblante.Étéocle lui-même a senti l'épouvante :Par son ordre, un héraut vers son frère a marché. JOCASTE. Un héraut ! Et pourquoi ? HÉMON. L'objet en est caché.Mais on croit qu'en secret frappé d'un tel spectacle,Étéocle à la paix ne veut plus mettre obstacle.Tel est du moins le bruit dans Thèbes répandu. JOCASTE. Qu'entends-je ! À la justice Étéocle est rendu ! Le bonheur renaîtrait après tant de souffrance !...Ne me flattez-vous pas d'une fausse espérance ?C'est la paix, c'est la paix que ce présage heureux... SCÉNE III. Jocaste, Antigone, Hémon, Étéocle. JOCASTE. Vous me voyez, mon fils, au comble de mes voeux.La foudre, des Thébains et de la paix amie, A réveillé dans vous la justice endormie.Si j'en dois croire un bruit trop longtemps attendu,Au camp de votre frère un héraut s'est rendu.Ah ! Que d'un promot accord le lien vous unisse ! ÉTÉOCLE. Il est vrai ; dans ces lieux je vais voir Polinice. Mandé par Étéocle, il consent à venir.S'il répond à mes voeux, la guerre va finir.Laissez-moi seul. JOCASTE. Combien Jocaste vous rend grâce !Quelques furent vos torts, ce retour les efface.Sans doute Polinice, abjurant son courroux, Prendra les sentiments que j'applaudis en vous.C'est dans ce doux espoir qu'une mère vous quitte.Adieu, cher Étéocle. SCÉNE IV. ÉTÉOCLE. Il le faut ; tout m'inviteÀ remplir promptement ce que j'ai résolu.Il est temps d'assurer mon pouvoir absolu. Irai-je m'exposer aux retours du vulgaire ?Thèbes peut se lasser des travaux de la guerre,Et sentant que c'est moi qui cause son danger,Du parti de mon frère à la fin se ranger.Déjà, dans nos remparts ramenés par la crainte, N'ont-ils pas contre un maître élevé quelque plainte ?Habile à commander, attentif à punir,Dans la soumission j'ai su les contenir ;Mais je crains qu'aujourd'hui ce ressort ne m'échappe.C'est un coup plus certain qu'il faut que ma main frappe. SCÈNE V. Étéocle, Polinice. POLINICE. À quel dessein encor veux-tu m'entretenir ?Aux droits de l'équité daignes-tu revenir ?Parle, me rendras-tu la couronne ravie ? ÉTÉOCLE. Pour m'ôter la couronne, il faut m'ôter la vie :Je te l'ai déjà dit, et je n'ai point changé. POLINICE. Pourquoi donc l'entrevue où tu m'as engagé ?Est-ce pour m'accabler par de nouveaux outrages ?Le combat t'a prouvé quels illustres couragesDe mes droits méconnus se montrent les soutiens. ÉTÉOCLE. Le combat t'a prouvé quels sont aussi les miens. Mais écoute : le ciel signale sa colère.Déjà deux de nos chefs sont morts sous son tonnerre.Sans doute par ce coup, il veut nous annoncerQu'il s'indigne du sang que nous faisons verser ;Il veut, puisque d'effroi nos troupes sont frappées, Nous livrer l'un et l'autre à nos seules épées.M'en crois-tu, Polinice ? À nos droits opposésN'immolons plus les jours des peuples divisés.N'avons-nous pas un bras ? N'avons-nous pas un glaive ?Le débat est pour nous, que par nous il s'achève : Combattons seul à seul ; le vainqueur sera roi. POLINICE. Le voeu d'un fratricide est bien digne de toi !Ah ! j'atteste des Dieux l'éternelle justiceQu'il ne souilla jamais le coeur de Polinice.Mais tu ne m'auras pas vainement défié : Je craindrais que par toi l'on me crut effrayé.Malgré toute l'horreur que ton défi m'imprime,J'accepte ; le destin nous créa pour le crime. ÉTÉOCLE. Je ne vois plus en toi qu'un rival généreux. POLINICE. Je ne vois plus en nous que deux tigres affreux. Nous prouvons qu'un forfait nous donna la lumière !Je sens que ce combat est pourtant nécessaire :Par lui de nos malheurs le cours peut s'arrêter ;Mais j'impose une loi que tu dois accepter. ÉTÉOCLE. Laquelle ? POLINICE. Dans la tour, un père vénérable Gémit sous les liens dont ta haine l'accable.Si tu veux me combattre, il faut le délivrer. ÉTÉOCLE. Lorsqu'il nous hait tous deux, l'oses-tu désirer ?Je craignais d'affranchir ce vieillard trop farouche,Qui toujours contre nous a l'outrage à la bouche ; Mais puisque je ne peux te vaincre qu'à ce prix,Pour la première fois, à tes voeux je souscris :OEdipe sera libre. POLINICE. Ô trop malheureux père !Je vous verrai du moins !... J'attends votre colère ;Mais aux remords d'un fils puissiez-vous pardonner ! À Étéocle.Pourquoi ne vient-il pas ? Crains-tu de l'ordonner ? ÉTÉOCLE. Hémon, amène OEdipe ; Hémon sort.Et toi, fidèle Acaste,Dis aux Grecs, aux Thébains, que les fils de JocasteVont se mesurer seuls, pour leur donner la paix,Et du combat, sous Thèbes, ordonne les apprêts. À un autre officier.Toi, pour rendre le ciel à mes armes propice,Dans le temple de Mars commande un sacrifice. Aux gardes.Vous, gardez Antigone et Jocaste en ces lieux. POLINICE. Dans cet horrible jour peux-tu parler des Dieux !Ils doivent détester notre commune rage. ÉTÉOCLE. Va : quitte un vain effroi que dément ton courage.L'ambition ne peut déplaire aux immortels ;Les Dieux font au héros partager leurs autels.Ne voyons que l'Empire. POLINICE. Ah ! J'aperçois mon père.Mes larmes vont baigner ce front que je révère. Hélas ! Combien j'y vois de douleur et d'ennui !Mes yeux craignent encor de s'attacher sur lui. SCENE VI. OEdipe, Hémon, Polinice, Étéocle. HÉMON. Prince, que dans ce lieu votre effroi se dissipe. OEDIPE. Où guidez-vous les pas du malheureux OEdipe ? HÉMON. Dans le palais. OEDIPE. Séjour pour moi triste et cruel ! C'est là que j'arrivai teint du sang paternel !Que ma mère ! ... ... toujours ces tableaux m'environnent. HÉMON. Soyez libre à jamais ; vos fils ainsi l'ordonnent. OEDIPE. Est-ce un piège nouveau que me tend leur courroux ? POLINICE, à OEdipe. Permettez qu'en tremblant j'embrasse vos genoux. Prêtez à ma prière une oreille propice. OEDIPE. N'ai-je pas entendu la voix de Polinice ? POLINICE. Oui, mon père, souffrez... . OEDIPE. Traître, retire-toi. ÉTÉOCLE. Daignez devant vos fils temoigner moins d'effroi.Quand nous réparons tout, nous avons droit d'attendre... . OEDIPE. Ciel ! La voix d'Étéocle aussi se fait entendre !De mes persécuteurs je suis donc entouré !Qu'on me rende au cachot d'où l'on m'a retiré.Je préfère l'horreur que ses voûtes m'inspirentÀ l'aír empoisonné que deux monstres respirent. ÉTÉOCLE, à Polinice. Viens, il est temps ! POLINICE, à Étéocle. Demeure, et bientôt je te suis. À OEdipe.Oui mon père, par nous vos droits furent trahis.Si le flambeau des cieux vous prêtait sa lumière,Vous verriez devant vous mon front dans la poussière,Vous verriez tous les pleurs dont mon oeil est noyé, Et par quel repentir mon crime est expié. OEDIPE. Que m'importe à présent le remord qui vous presse !N'avez-vous pas, trois ans, enchaîné ma vieillesse ?Vos coeurs, vos coeurs d'airain n'ont-ils donc pu jugerTout l'excès des douleurs où vous m'alliez plonger ? Sanglant d'un parriìde, et souillé d'un inceste,Triste, vieux, mort d'avance à la clarté céleste,Qui plus que moi jamais, dans son fatal ennui,Eût besoin de sentir tous les siens près de lui,D'appuyer sur un autre et ses maux et ses craintes, Et d'entendre une voix qui s'unit à ses plaintes.Mais me ravir ce bien ! Mais trois ans près de moiNe placer que l'horreur, le silence et l'effroi ! Vous avez mis tous deux ce comble à ma misère ;Et vous croyez fléchir la vengeance d'un père ! Allez dans ce cachot où l'on me vit traîner ;Ce cachot vous dira si je puis pardonner.Errant, abandonné dans sa nuit solitaire,Je pleurais, je hurlais, je rampais sur la terre,Je déchirais les murs, j'arrachais mes cheveux, Et d'imprécations je fatiguais les Dieux. POLINICE. Ils vous ont entendu. OEDIPE. Les Dieux ! Que veux-tu dire ? POLINICE. Mon complice... . OEDIPE. Comment ? POLINICE. Il m'a ravi l'empire ;Il m'a chassé de Thèbes : aux armes j'ai couru ;Et deux peuples pour nous ont déjà combattu. OEDIPE. Se pourrait-il ? La guerre... POLINICE. A signalé nos haines ;Mais c'est encor trop peu pour expier vos chaines.Dans nos flancs déchirés adressant mieux nos coups,Nos parricides bras vont se lever sur nous.Ah ! Lorsqu'un de vos fils va perdre la lumière, C'est l'instant du pardon et non de la colère.Cédez au repentir dont ce coeur affligé... . OEDIPE. Quoi ! L'un contre l'autre... . ÉTÉOCLE. Oui. OEDIPE. Je suis enfin vengé. ÉTÉOCLE. Oui, nous versons le sang dont nos mains sont avides. OEDIPE. Euménides... POLINICE. Grands Dieux ! OEDIPE. Fatales Euménides À qui de Labdacus tout le sang est soumis,Voilà, voilà l'instant que vous m'avez promis. ÉTÉOCLE. Vous appelez toujours ces soeurs impitoyables ! OEDIPE. Je les appelle ici contre deux fils coupables.Je transporte sur vous, qui m'avez outragé, Les malédictions dont Laïus m'a chargé.Combattez tous les deux marqués de ma colère. POLINICE. OEdipe n'a donc plus la tendresse d'un père ! OEDIPE. Vous qui la réclamez, avez-vous été fils ? POLINICE. Que mes pleurs... . OEDIPE. Eh ! Les miens vous ont-ils attendris ? ÉTÉOCLE. Jouissez donc ; sur nous nos sanglantes épées... OEDIPE. Dans le Styx à ma voix les Dieux les ont trempées. ÉTÉOCLE, à Polinice. Tu le vois ! OEDIPE. Vous croyiez que des enfants ingratsSur l'auteur de leurs jours peuvent lever leurs bras : Les Dieux, pour vous punir, ont armé votre rage. Les Dieux au front d'un père ont gravé leur image.C'est leur pouvoir qu'en moi vous avez offensé ;Et votre châtiment a déjà commencé.Jupiter, jusqu'à toi ma voix est arrivée ;Jupiter, prends ta foudre aux méchants réservée. ÉTÉOCLE, à Polinice. Viens donc. POLINICE. Où suis-je ? OEDIPE. Et vous, vous, Até, Némésis,Dieux de sang, Dieux de mort, Dieux dignes de mes fils,Toi, Mars, qui dans leur sein as versé ta colère,Toi, plus terrible encor, ô Laïus, ô mon père,Vengez sur leurs auteurs les maux que j'ai soufferts ; Saisissez ces ingrats que je voue aux enfers.Voilà, cruels, quels Dieux au combat vous attendent :Tisiphone, Mégère, Alecto vous demandent.Allez, sous leurs regards, brisant tous vos liens,Achever un forfait aussi noir que les miens. Sortons, sortons, Hémon. SCÈNE VII. Étéocle, Polinice. ÉTÉOCLE. Et nous, allons combattre.Cette imprécation qui ne peut nous abbattre,Doit, ainsi que ma haine, irriter ton courroux.L'instant est arrivé ; le trône est entre nous !Viens me le disputer dans la lice guerrière ; Viens m'étendre à tes pieds, ou mordre la poussière. POLINICE. Oui ; marchons : sous ces murs, témoins de tant d'horreurs,Remplissons notre sort et comblons nos fureurs. ACTE V. SCÈNE PREMIÈRE. OEdipe, Antigone. ANTIGONE. Mon père, pour fléchir leur farouche vaillanceEntre vos fils armés quand Jocaste s'élance, Laissez-moi m'applaudir de ce qu'au moins pour vousLes destins ennemis suspendent leur courroux.Vous êtes libre enfin, et près de votre fille ! OEDIPE. Aimable rejetton d'une triste famille,Il m'est doux de pouvoir, sur ton sein vertueux, Me reposer des coups que m'ont portés les Dieux.Il m'est doux d'obtenir les soins d'une main chère :Toi seule, hélas ! M'as fait un bonheur d'être père !Que mes barbares fils diffèrent de leur soeur !Les ingrats ! ANTIGONE. De quels coups ils ont frappé mon coeur ! Je ne vous quittais pas, je partageais vos peines. Vous séparant de moi pour vous charger de chaînes ;Leur fureur m'enleva ce plaisir douloureuxD'appaiser vos chagrins ou de gémir tous deux,Et livrant ma tendresse au tourment le plus rude, M'environna partout de votre solitude.Nous manquions l'un à l'autre en ce triste abandon. OEDIPE. Ah ! Dieux ! ANTIGONE. Mais quoiqu'ils soient indignes de pardon,Mais, malgré leurs forfaits, je suis leur soeur encore.Mon père, c'est pour eux que ma voix vous implore. Si Jocaste ne peut hélas ! les séparer,Songez qu'aujourd'hui même ils vont se déchirer :Songez que votre sang est près de se répandre...Ah ! Je vous vois frémir. OEDIPE. Je ne puis m'en défendre. ANTIGONE. Pardonnez-leur. OEDIPE. Tu sais combien je les aimai ! Faut-il t'ouvrir ce coeur que ta voix a calmé ?Dans le premier moment, tout plein de mes souffrances, J'ai du ciel sur leur tête appelé les vengeances ;J'ai maudit les cruels ; mais, cet instant passé,La nature est rentrée en mon coeur offensé. Je sens qu'auprès de toi j'ai perdu ma colère ;L'ennemi disparaît, je ne suis plus que père.Polinice surtout... ANTIGONE. Vous touche-t-il le plus ? OEDIPE. Oui ; quoique mes liens... ANTIGONE. Ils sont par lui rompus. OEDIPE. Par lui ! Serait-il vrai ? Croirai-je qu'il expie ?... ANTIGONE. C'est lui qui, consentant à cette lutte impie,Voulut que de la tour le roi vous fit sortir. OEDIPE. Ah ! Ma fille, ce coeur devait le pressentir.Quand suivant un transport, qu'à présent je déteste,J'ai fait tonner sur eux ma colère funeste, Lui seul il me priait... j'entendais ses douleurs,Mes paternelles mains sentaient couler ses pleurs ; Et j'ai pu repousser ses pleurs et sa prière !Et j'ai pu le maudire à l'égal de son frère ! ANTIGONE. Que j'aime en sa faveur ce regret généreux ! Mais lorsque le destin les menace tous deux,Mon père, les ayant unis dans la vengeance,Les séparerez-vous hélas ! dans la clémence ? OEDIPE. Tu le veux !... Étéocle !... Il est mon ennemi ;Mais je ne puis, ma fille, être père à demi. Oui, grands Dieux, vous voyez ma douleur paternelle.Deux ingrats m'ont plongé dans une tour cruelle ;Eh bien ! En invoquant votre courroux contre eux,Je me suis préparé des tourments plus affreux.Mes voeux de leurs débats sont la triste origine ; Et si l'un d'eux périt, c'est moi qui l'assassine !Grands Dieux, de ce forfait épargnez-moi l'horreur ;Brisez entre leurs mains les traits de la fureur ;Que du sang alarmé la crainte se dissipe ;Sauvez, sauvez mes fils, et ne frappez qu'OEdipe. ANTIGONE. Qui ! vous ! Près d'Antigone, envier le trépas ! OEDIPE. Eh ! Ma fille, comment ne l'envierais-je pas, Moi, qui porte en ces yeux que creusa mon épée,De l'éternelle nuit l'horreur anticipée ?Moi, du meurtre d'un père à toute heure assiégé ! Moi, du meurtre d'un fils peut-être encor chargé ! ANTIGONE. Mon père, dans les Dieux mettons notre espérance.Leur bonté de vos fils calmera la vengeance.Ma mère vient. SCÈNE II. OEdipe, Antigone, Jocaste. OEDIPE. Jocaste, eh ! bien ? JOCASTE. Ils sont aux mains. OEDIPE. Vous n'avez pu fléchir ces frères inhumains ? JOCASTE. Du lieu de leur combat ils m'ont fermé la route.Pour éviter mes cris que leur rage redoute,Leur ordre à chaque porte a placé des soldatsQui, sourds à la nature, ont arrêté mes pas. OEDIPE. Mais comment ?... JOCASTE. Ô fureur !... Dans nos murs retenue, Je monte sans délais vers un lieu, d'où la vueD'un immense horizon embrassant le contour,Domine la campagne et les bois d'alentour.D'un homicide espoir Némésis échaufféeAux portes de la ville arborait son trophée ; Et les filles du Styx, agitant leurs flambeaux,Accouraient présider à des forfaits nouveaux.Je vois, à la clarté des torches infernales,Mes fils, impatients de leurs haînes fatales,Au milieu des Thébains et des Grecs spectateurs, Saisir, en se bravant, leurs glaives destructeurs.Du sommet de la tour j'appelle, je m'écrie :Arrêtez, arrêtez, c'est moi qui vous en prie,Moi votre mère, hélas ! Moi qui vous ai nourris... .Soldats, séparez-les ; soldats, ce sont mes fils. Par d'inutiles pleurs les deux camps me répondent.Les glaives de mes fils se heurtent, se confondent ;Je recule... Je fuis ce spectacle odieux,Je fuis, épouvantée et maudissant les Dieux.À peine je rentrais sous les voûtes antiques Dont le vaste détour conduit à ces portiques,Que Laïus, échappé de la nuit des tombeaux,Pâle, hideux de sang et couvert de lambeaux,S'avance, et me dit : Morts ! Ce cri lugubre et sombrePar l'écho de la voûte est répété dans l'ombre. Il me poursuit encor jusque sous ces parvis !Ah ! Que dois-je augurer d'un si funeste avis ?L'un des deux va mourir. OEDIPE. Ô fatale journée ! JOCASTE. L'un des deux va mourir ! Et je suis enchaînée !Et je ne puis, captive en ce triste palais, De mes fils égarés prévenir les forfaits !Il me faut, immobile en mon horrible attente,Redouter de leur sort la nouvelle sanglante,Malheureuse ! et bientôt, sur ce sein maternel,Recevoir le vainqueur teint du sang fraternel ! OEDIPE. Oui ; le frère aujourd'hui va périr par le frère.Jocaste, de quels fils le sort vous a fait mère ! JOCASTE. Hélas ! Ce nom pour moi fut toujours un malheur.On vient ; le moindre bruit ajoute à ma douleur.Je crains toujours d'apprendre... SCÈNE III. OEdipe, Jocaste, Antigone, Acaste. JOCASTE. Approchez-vous, Acaste... . Il me suffit ; vos pleurs ont tout dit à Jocaste. ACASTE. Oui, préparez ce coeur au coup qu'il doit souffrir.Polinice triomphe, et le roi va mourir. ANTIGONE. Polinice triomphe ! JOCASTE. Étéocle succombe ! OEDIPE. Étéocle ! JOCASTE. Il n'a plus d'Empire que la tombe ! Mais il meurt, c'est vers lui que nous devons courir.Hâtons nos pas, ma fille. ANTIGONE. Allons le secourir. ACASTE. On l'amène à vos yeux suivi de Polinice. SCÈNE IV ET DERNIÈRE. OEdipe, Antigone, Jocaste, Acaste, Polinice, Étéocle porté sur un lit de drapeaux, son épée nue à côté de lui (1) Peuple et Soldats dans le fond. JOCASTE, allant en pleurs vers Étéocle. Étéocle ! OEDIPE. Mon fils ! ANTIGONE. Mon frère ! ÉTÉOCLE. Quel supplice !Polinice triomphe ! Et moi je suis vaincu ! Il voit le jour, et moi j'aurai bientôt vécu !Le sceptre fuit ma main pour passer dans la sienne !Il va régner ! POLINICE. Qu'a fait ta fureur et la mienne ?Devais-tu m'imposer un combat trop affreux,Et seconder le sort qui nous poursuit tous deux ? ÉTÉOCLE. Tu me plains ! POLINICE. Oui, du trône oubliant tous les charmes,Vainqueur, à ton destin je sais donner des larmes.La nature me parle ; elle doit te toucher.Permets que Polinice... ÉTÉOCLE. Ah ! Crains de m'approcher.Penses-tu me fléchir dans ce moment funeste ? Des biens que j'ai perdus ma haine encor me reste :Je prétends l'emporter. OEDIPE. Nous fûmes ennemis ;Je vous pardonne tout, pardonnez-vous, mes fils. POLINICE, à Étéocle, après avoir embrassé Oedipe. Oui, fais-toi cet effort qu'un père ici réclame.Le sceptre est dans mes mains, la douleur dans mon âme. ÉTÉOCLE, à part. Le sceptre ! JOCASTE, à Étéocle. Vers ce frère un retour vertueuxAdoucirait vos maux et calmerait les Dieux. OEDIPE. De la fatalité désarmons la puissance. ÉTÉOCLE. Faut-il que la fortune ait trahi ma vaillance ! Il jette les yeux sur son épée, et la saisit.Le voilà donc ce fer qui servit mal mon bras ! Et qui donne le trône à mon rival !... JOCASTE. Hélas !Vous restez insensible à la douleur d'un frère !N'accorderez-vous rien aux larmes d'une mère ? Ici Étéocle fait un mouvement qu'elle prend pour son dernier soupir.Que vois-je ? De la mort l'ombre voile ses yeux !Il ne vit plus qu'à peine ! POLINICE. Est-il bien vrai, grands Dieux ? Ah ! de mes sentimens je ne suis plus le maître ; S'approchant d'Étéocle.Il faut que dans mes bras son dernier soupir... ÉTÉOCLE, se relevant et le frappant de son épée. Traître !Je vis, je vis encor, tombe et meurs à l'instant. POLINICE. J'expire ! ANTIGONE. Ciel ! OEDIPE. Ah ! Dieux ! JOCASTE. Cruel ! ÉTÉOCLE. Je suis content.Le sort qui m'a trahi, maintenant m'est propice ; Dans la tombe avec moi j'entraîne Polinice.Ô mort, terrible mort, je t'attends sans effroi :Je meurs vengé d'un frère, et je meurs encor roi. ==================================================