******************************************************** DC.Title = POLIXÈNE, TRAGÉDIE. DC.Author = LEGOUVÉ, Gabriel DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 15/05/2020 à 13:54:17. DC.Coverage = Turquie DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/LEGOUVE_POLIXENE.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** POLIXÈNE TRAGÉDIE 1784 PERSONNAGES. PYRRHUS, roi d'Épire. ULYSSE, roi d'lthaque. PHÉNIX, gouverneur de Pyrrhus. HÉCUBE, veuve de Priam. POLIXÈNE, fille de Priam. CALCHAS, grand-prêtre. IDAS, confident d'Ulysse. Prêtres. Grecs. Soldats. Le théâtre représente, d'un côté, les ruines de Troie ; dans le fond, le tombeau d'Achille, et dans le lointain, l'Hellespont couvert de vaisseaux. ACTE I SCÈNE PREMIÈRE. PYRRHUS. Ô Troie, ô murs tombés sous mes mains triomphantes,D'une ville fameuse ô ruines sanglantes,Voyez sur vos débris gémir votre vainqueur.Phrygiens, dont la chute atteste ma fureur,Pensiez-vous que Pyrrhus pouvait verser des larmes ? Vous êtes bien vengés du succès de mes armes !J'aime !... Ah ! Pour quel objet ai-je pu m'enflammer !Une Troyenne, un Grec, sont-ils faits pour s'aimer ?Destructeur d'Ilion, vainqueur de sa famille,Teint du sang de Priam, puis-je adorer sa fille ? Sa fille !... Une captive !... Où donc est ma fierté ?Non, je n'éprouve point, inquiet, tourmenté,Ce plaisir orgueilleux que donne la victoire ;Je sens même en secret des remords de ma gloire.Quoi ! C'est dans le carnage, et les feux, et l'horreur, Que l'amour est entré jusqu'au fond de mon coeur !On peut donc le connaître en ravageant le monde !Ah ! Passion funeste ! Ah ! Blessure profonde !Cette urne, ce tombeau, ce monument sacré,Où repose mon père aux autels massacré, N'offre donc à mes yeux qu'un exemple inutile !Suis-je encore Pyrrhus ? Suis-je le fils d'Achille ? SCÈNE II. Pyrrhus, Phénix. PHÉNIX. Enfin Pâris, sous vous tombant avec vingt rois,Ménélas et l'hymen vengés par vos exploits,Les murailles de Troie aux feux abandonnées, Et de ses défenseurs les veuves enchaînées,Permettent que les Grecs, à la Grèce rendus,Retrouvent leurs foyers, depuis dix ans perdus.Déjà pour le départ la flotte est rassemblée,Et la voile frémit, par d'heureux vents enflée. Des richesses de Troie augmentant vos trésors,De l'Épire bientôt vous revoyez les bords.Mais c'est peu ; vous devez y traîner Polixène,Une des soeurs d'Hector, cette esclave troyenne,Dont jadis, pour sa perte, Achille fut épris : Les Grecs de vos travaux vous accordent ce prix.D'un père assassiné vengeant les tristes restes,Vous pourrez la punir de ses attraits funestes...Mais, parmi les faveurs dont vous êtes comblé,Qui vous donne cet air inquiet et troublé ? PYRRHUS. L'amour. PHÉNIX. Seigneur... PYRRHUS. Tu dois t'en étonner : peut-êtreJe ne semblais pas né, Phénix, pour le connaître.Petit-fils de Thétis, rejeton des guerriers,Fils d'Achille, et déjà ceint des mêmes lauriers,Toujours, au son bruyant des clairons et des armes, Nourri dans la fatigue, et semant les alarmes,Mars semblait le seul dieu que je dusse adorer ;Mon sort était de vaincre, et non de soupirer.Ce coeur fier se devait aux seuls soin» de la guerre, Insensible à l'amour, fait pour un coeur vulgaire. PHÉNIX. Quelle beauté, Seigneur, a donc su voue charmer ? PYRRHUS. Sois plus surpris encor. Tu viens de me nommerCette esclave, à mon sang si fatale et si chère,Qui, conduite aux autels pour s'unir à mon père,Le vit tomber sanglant sous les coups de Pâris, Et qui doit dans les fers suivre aujourd'hui son fils... PHÉNIX. Polixène !... PYRRHUS. Oui, Phénix. Quand, pressant mes cohortes,Une hache à la main, je renversai les portes Du palais, où, pour fuir nos soldats triomphants, Priam vint s'enfermer avec tous ses enfants, À travers les débris, les glaives, et les flammes, Frappant princes, soldats, vieillards, enfants, et femmes Je jetai ce vieux roi, sur son fils terrassé, Près d'un autel sanglant avec lui renversé. Tout-à-coup s'arrachent à sa mère éplorée, Les yeux ardents, la robe en lambeaux déchirée, Polixène s'avance, et, présentant son sein : « De ma triste famille exécrable assassin,Dit-elle, achève ; unis une soeur à son frère ; Viens répandre mon sang dans le sang de mon père. » Par ce discours encor son courroux ranimé, Fait expirer le mien dans mon coeur désarmé ; Je sens le fer tomber de ma main dégouttante ; Je m'échappe tremblant, et vole dans ma tente. Là, Polixène absente encor frappe mes yeux ; Là, je la vois encor, le regard furieux, Me montrer de Priam la tête ensanglantée, Charger de noms affreux la mienne épouvantée, Me découvrir son sein, à mes coups présenté, Belle de sa douleur, comme de sa beauté. Enfin, depuis ce jour, sur ces tristes rivages, Je promène avec moi ces funestes images, Et les remords du sang où mon bras s'est trempé, Et le trait enflammé dont mon coeur est frappé. PHÉNIX. Je vous plains. Se peut-il qu'un penchant téméraire, Trahissant la mémoire et les mânes d'un père, Vous fasse soupirer, Seigneur, pour les appas Qui d'Achille lui-même ont hâté le trépas ? Vous serez malheureux, et c'est là sa vengeance. Lorsqu'Achille à ses pieds déposa sa puissance, J'ai connu cet objet, trop dangereux pour vous. Son coeur est aussi pur que ses regards sont doux :Dans son âme, agrandie aux exploits de son frère,L'âme du fier Hector respire tout entière :Son génie a les traits des héros, ses aïeux. Sans doute ses refus constants, injurieux,À son vainqueur dompté coûtant de vaines larmes,La vengeront des maux qu'elle doit à vos armes,Et vos bienfaits eux-mêmes, à ses yeux prévenus,Peut-être ne seront que des crimes de plus. Ah ! Deviez-vous l'aimer ? Mais l'avez-vous revue ? PYRRHUS. Non, je n'ai point osé reparaître à sa vue ;J'ai craint de lui montrer un visage odieux.Toi, Phénix, dont l'aspect doit moins blesser ses yeux,Cherche-la, sur ces bords, errante et fugitive. Conduis vers mes vaisseaux cette jeune captive,Ce prix de mes combats, le plus cher à mon coeur ;Mais ne l'y conduis pas, comme un cruel vainqueurQui traîne, d'une main encor toute sanglante,Sous le poids de ses fers une esclave tremblante. Montre-lui ce respect qu'un vainqueur généreuxGarde à ceux que sa gloire a rendus malheureux.Va, cours. Phénix sort.Elle verra, pour gagner sa tendresse,Ce que mon coeur... Ulysse ! Eh ! Quel motif ?... SCÈNE III. Pyrrhus, Ulysse. ULYSSE. La Grèce Demande encor, Seigneur, votre vaillante main ; Un prodige des mers nous ferme le chemin. PYRRHUS. Un prodige ! ULYSSE. Les Grecs, sur la rive où fut Troie, Hâtaient tous du départ les apprêts avec joie ; Et, voyant leurs vaisseaux par les vents agités, Ils appelaient de loin les bords qu'ils ont quittés, Tout-à-coup un grand cri sort des vagues profondes ; La mer tremble, mugit, s'entr'ouvre, et, sur les ondes Monte et s'élève Achille au milieu des éclairs, De la foudre, et des vents qui grondent dans les airs : Il semble être un des dieux que l'univers adore ; Le fer brille en sa main. Il paraît tel encore Qu'aux jours, où, renversant les Troyens sous ses pas, Il portait dans leurs rangs la terreur, le trépas, Du Xanthe soulevé combattait l'onde altière, Ou traînait, à grands cris, Hector sur la poussière. Il s'avance vers nous, et nous lance un coup d'oeil Plein de dépit, de rage, et de haine, et d'orgueil ; Et terrible, en ces mots sa voix se fait entendre : « Grecs, vous allez partir sans honorer ma cendre !Il faut, pour que les mers vous ouvrent leur chemin, Que l'armée aujourd'hui répande Sur mon tombeau le sang humain : Calchas vous nommera ce sang que je demande, Et des mains de mon fils j'en exige l'offrande. » .................................... Il dit : déjà muets, les airs ne soufflent plus, Les vents sont enchaînés, et les flots abattus ; La mer tombe, et son onde aplanie et tranquille, Semble, aux yeux étonnés, une glace immobile. Les chefs, que ce spectacle a tous saisis d'effroi, S'assemblent éperdus sous la tente du roi ; Et Calchas, que des dieux le souffle saint anime, S'avance au milieu d'eux pour nommer la victime. PYRRHUS. Quelle est-elle, Seigneur ? ULYSSE. Le ciel interrogéSur un autel, d'encens et d'offrandes chargé, Par la voix du grand-prêtre a nommé Polixène. PYRRHUS. Polixène! ULYSSE. Et bientôt, pour désarmer sa haine, Calchas va vous donner le fer, que votre main Doit, au tombeau d'Achille, enfoncer dans son sein. PYRRHUS. Dans son sein ! Moi ! Grands dieux ! ULYSSE. Le ciel et votre père Veulent ce sacrifice affreux, mais nécessaire. PYRRHUS. Il n'est pas encor fait, Ulysse ! ULYSSE. En ce séjour, Seigneur, il doit se faire avant la fin du jour. PYRRHUS. J'en doute. ULYSSE. Ce vain doute est fait pour me surprendre. Qui l'empêchera ? PYRRHUS. Moi ! ULYSSE. Vous ! Que viens-je d'entendre, Seigneur ? Est-ce Pyrrhus, un Grec, qui m'a parlé ? D'où vient l'indigne effroi dont vous êtes troublé ?Moi, je croyais vous voir, heureux, plein d'alégresse,Fier d'honorer un père, et de servir la Grèce,Hâter avec transport un important trépas ;... [Note : Balancer : Se dit figurément pour délibrer, hésiter ; être irrésolu et incertain ensuite de l'examen qu'on fait dans son esprit des raisons qui le tiennent en suspens, et qui le font incliner de part et d'autre. [F]]Et vous balancez... PYRRHUS. Non, je ne balance pas. Vous voulez, qu'abaissant la grandeur de mon âme J'ose plonger ma main dans le sang d'une femme, Qu'émule de Calchas, et m'armant d'un couteau, Je fasse, aux yeux des Grecs, l'office d'un bourreau Vous auriez dû, Seigneur, apprendre à me connaître ! Le premier des héros, Achille m'a fait naître ; Si j'ai reçu de lui son courage indompté, J'ai reçu plus encor, sa générosité. Ne me parlez donc plus d'une horreur aussi noire. Oui, lorsque, oubliant moins et mon rang et ma gloire, Les Grecs m'imposeront un honorable emploi, Digne enfin de Pyrrhus, d'un héros, et d'un roi, Je suis prêt, à leurs voeux je souscrirai sans peine... Mais, de ma propre main, immoler Polixène !... C'est un crime, Seigneur; il me suffit : mon bras Ne fut jamais instruit à des assassinats. ULYSSE. Seigneur, je reconnais à ce refus sublime, Cette austère vertu qui craint l'ombre d'un crime ;Mais l'État aujourd'hui défend de l'écouter ; Le sang est nécessaire, et ne doit rien coûter : De ce sang seul enfin le retour doit dépendre, Et vous pouvez, seigneur, rougir de le répandre !Où donc est l'infamie ? Où donc est l'attentat ? Vous servez votre père, et les dieux, et l'État ; Je n'y vois rien, seigneur, qui ne soit légitime ; Et le ciel, qui l'ordonne, est seul chargé du crime. Ilion est tombé sous vos généreux coups : Mais ce n'est point assez ; d'un autre honneur jaloux, Il vous faut achever votre illustre victoire ; Le ciel met dans vos mains cette nouvelle gloire : Voudriez-vous laisser vos exploits imparfaits, Et d'un triomphe heureux nous ravir les bienfaits ? Faudra-t-il que les Grecs, dont vous aimez l'hommage, Changeant l'amour en haine, et l'éloge en outrage, Détruisent les autels qu'ils vous avaient dressés, Maudissent vos exploits qu'ils avaient encensés, Flétrissent vos lauriers, et, pleurant leur victoire, Rougissent à vos yeux de vous devoir leur gloire ? Eh ! Pour qui ? Pour quel sang voulez-vous nous trahir ? C'est un sang ennemi que vous devez haïr ; C'est Polixène enfin, dont la beauté traîtresse Causa la mort d'Achille, et mit en deuil la Grèce : Non, vous ne pouvez pas la soustraire à nos coups,Et ce sang criminel est tout entier à nous. Il faut nous rendre aux champs de Sparte et de Mycène. PYRRHUS. Il est trop vrai qu'Achille, épris de Polixène,Lorsque, pour l'épouser, il volait à l'autel,À ses côtés tomba, frappé d'un coup mortel.Mais de ce crime affreux Pâris fut seul coupable ; Le ravisseur d'Hélène en était seul capable.Pourquoi donc la punir de l'attentat d'autrui?Si le ciel l'eût proscrite, eût-il jusqu'aujourd'huiSauvé ses jeunes ans du glaive et de la flammeQui, longtemps autour d'elle, ont brillé dans Pergame ? N'eût-il pas, dans le sang de ses concitoyens,Sous la chute du trône et des murs des Troyens,Au milieu des débris de sa famille entière,Enseveli la fille à côté de son père ?Le ciel ne l'a point fait, et nous, trancherons-nous Des jours, sacrés pour lui dans un temps de courroux ?De son sang, dites-vous, Achille veut l'offrande.Mais que lui servira ce sang qu'il vous demande ?Ses mânes, chez les morts, tranquilles à jamais,Reposeront-ils moins dans l'éternelle paix ? Sera-t-il aux enfers moins sûr de sa mémoire ?Peut-il même à ce point déshonorer sa gloire ?Il a donc en mourant, plein d'un esprit nouveau,Dépouillé sa vertu sur le bord du tombeau !Il est toujours d'Hector le vainqueur sanguinaire, Et non l'Achille ému des larmes d'un vieux père !Seigneur, un doute s'offre à mon coeur éclairé. Est-il bien vrai qu'Achille, aux Grecs se soit montré ? Je n'y fus pas présent ; je crois peu les miracles ; De vulgaires rapports ne sont pas mes oracles. Qui l'a vu ? Les soldats ! Je pense que du moinsIl en aurait aussi rendu mes yeux témoins. Ce miracle sans doute est un de ces prestiges Que se fait le vulgaire, amoureux des prodiges. Achille, croyez-moi, sur les bords du Léthé, Sans s'occuper de nous, se promène enchanté ;Il ignore à jamais et l'orgueil et la haine ; Il ne se souvient plus des Grecs, de Polixène ; Il a même oublié tous ces exploits divers, Prodiges que jamais n'oubliera l'univers. Soyons vrais. Nos rigueurs, nos cruautés dans Troie, Les Grecs, depuis deux jours, acharnés sur leur proie, La mort, à chaque instant, docile à nos fureurs, Ont soulevé le ciel, lassé de tant d'horreurs. Le céleste courroux, non le courroux d'Achille, Vient d'enchaîner les vents sur l'Hellespont tranquille. Le sang irriterait encor son équité : On ne peut plaire aux Dieux par l'inhumanité.D'ailleurs, toujours du sang ! Toujours des barbaries ! [Note : Furies : se dit aussi de certaines divinités infernales que les poètes païens feignaient entrer dans les hommes pour les posséder et les tourmenter. [F]]Les Dieux que nous servons sont-ils donc les furies ? J'ai rempli de carnage Ilion renversé,Ma fureur en est lasse, et mon glaive émoussé.Enfin, mon père a-t-il demandé Polixène ? ULYSSE. Mais Calchas l'a nommée ; et notre juste haine... PYRRHUS. Vous croyez Calchas ? Vous ? ULYSSE. Interprète des Dieux, Il lit dans leurs secrets, qu'ils ouvrent à ses yeux. PYRRHUS. Leurs secrets de leur sein ne daignent point descendreÀ la voix d'un mortel peu fait pour les entendre; Les Dieux n'abaissent point leur sainte majestéJusqu'à remplir son coeur de leur divinité ; Leurs secrets à leurs pieds restent avec la foudre. ULYSSE. Je ne dis plus qu'un mot. Que pensez-vous résoudre ? Nous accorderez-vous aujourd'hui votre bras ? PYRRHUS. Non. ULYSSE. Ainsi Polixène.... PYRRHUS. Elle ne mourra pas. ULYSSE. Vous l'adorez sans doute : une chaleur si vive... PYRRHUS. Que je l'adore ou non, je prétends qu'elle vive. ULYSSE. La patrie à vos yeux n'est donc plus rien, Seigneur ? PYRRHUS. Elle est toujours beaucoup, mais bien moins que l'honneur : L'honneur, au vrai héros, doit parler plus haut qu'elle. ULYSSE. Mais ne craignez-vous point que ce refus rebelle Des Grecs, contre Pyrrhus, n'arme ici tous les rois,Jaloux de vous punir du mépris de leurs droits ? PYRRHUS. Je ne suis point surpris de cette ingratitude,Seigneur ; c'est chez les Grecs une vieille habitude.Mon père l'éprouva, je l'éprouve aujourd'hui ; Mais je ne prétends pas la souffrir comme lui :Et, si les Grecs dix ans demandèrent Hélène,Ils pourront plus longtemps demander Polixène.Adieu. SCÈNE IV. ULYSSE. C'est tout Achille ! Il revit dans Pyrrhus ! Nous voilà donc encor sur ce bord retenus. Pyrrhus a-t-il cru fuir les yeux perçants d'Ulysse ? J'ai pénétré son coeur ; quoique avec artifice Ce coeur, à mes regards, se soit enveloppé D'un dehors imposant, qui ne m'a point trompé. Il aime Polixène ! À ses devoirs contraire, Pourrait-il sans l'amour trahir l'État, son père, Défendre un ennemi par son bras terrassé, Et protéger le sang que lui-même a versé ? Il l'aime ! Il faut pourtant qu'il frappe Polixène. Je prépare, en secret, son supplice avec peine. Pris autrefois dans Troie, à la mort réservé, Aux jours de sa puissance Hécube m'a sauvé ; Je voudrais, la servant aux jours de sa misère, Pour prix de ses secours la laisser encor mère ; Mais l'État le défend. Allons donc de Pyrrhus Annoncer au Conseil les superbes refus, Et voir comment aux Grecs, que perdrait sa colère, Nous pourrons rendre un bras qui leur est nécessaire. ACTE II SCÈNE PREMIÈRE. Hécube, Polixène. HÉCUBE. Ô fille de Priam, ô soeur du grand Hector,Ma fille, je puis donc t'entretenir encor. Nous voilà toutes deux au nombre des captives :Vainement nous croyions, en fuyant sur ces rives,Éviter du vainqueur ou les fers ou les coups.Tout est Grec en ces lieux, remplis de leur courroux.Le fer brille partout, partout est la victoire. Ô Dieux, après cent ans de splendeur et de gloire,Vous abandonnez Troie à leurs bras triomphants.Je suis couverte, hélas ! du sang de mes enfants,Du sang de mon époux, dont ma fille est le reste.Vous, mon unique espoir dans un sort si funeste, Vous, qui ne me laissez qu'une fille et des fers,Dieux ! Sauvez-la du moins, j'oublierai mes revers. POLIXÈNE. Abjurez ce souhait à mes désirs contraire.Ah ! Puisque je survis à ma famille entière, J'ai vécu trop longtemps. Heureux et plus heureux Ceux que frappa la guerre avant ces temps affreux !Ma mère, ils n'ont pas vu tomber les murs de Troie. HÉCUBE. Des flammes et des Grecs la voilà donc la proie !Ah ! Pâris, qu'as-tu fait ! POLIXÈNE. Il nous perd sans retour. HÉCUBE. Le ciel m'en avertit, lorsqu'il reçut le jour. Oui, ma fille, au moment où, pour nos maux féconde, J'enfantai ce fléau d'Ilion et du Monde, Je crus qu'au lieu d'un fils, un tison allumé, Sortait, en l'embrasant, du flanc qui l'a formé. Je consultai les Dieux, et l'oracle céleste Me dit qu'à Troie un jour ce fils serait funeste, S'il n'entrait en naissant dans la nuit du tombeau. Que ne l'ai-je étouffé soudain dans son berceau ! Je vous verrais debout, murs que le feu dévore ; Époux, enfants, sujets, je vous verrais encore. POLIXÈNE. Il était votre fils. HÉCUBE. Vois-tu ces murs sanglants,Ces temples embrasés, ces portiques croulants, Et cet amas de morts, de cendre et de poussière ? POLIXÈNE. Hélas ! HÉCUBE. C'est Ilion. POLIXÈNE. En vain, Priam mon père, Lorsque Hercule irrité renversa ses remparts, Releva ses palais sur la poussière épars. Où sont ces murs, ces tours, cette ville puissante ? Mon oeil cherche Ilion sur les rives du Xanthe. HÉCUBE. Là fut un temple. POLIXÈNE. Ici fut le palais des rois. HÉCUBE. [Note : Porte de Scée : porte de Trois, près de laquelle était le tombeau de Loamédon, et où eut lieu la célèbre entrevue d'Andromaque et d'Hector. C'est par cette porte que fut introduit dans la ville le cheval de bois. [B]]Là, la porte de Scée, où je gémis cent fois. POLIXÈNE. Plus loin, contre les Grecs Hector guidait l'Asie. HÉCUBE. Ilion ! POLIXÈNE. Ilion ! HÉCUBE. Ô désastre ! POLIXÈNE. Ô patrie ! HÉCUBE. [Note : Simoïs : rivière de la Troade, sortait d'un des sommets de l'Ida, baignait la campagne de Troie et s'unissait au Scamandre pour se jeter dans l'Hellespont. [B]]Où couleront tes eaux, ô divin Simoïs ? POLIXÈNE. Sous les débris des murs qu'il arrosait jadis.Ma mère, croyez-moi, ne parlons plus de Troie. HÉCUBE. Pourquoi n'en plus parler ? C'est notre seule joie,Ma fille : hélas ! Sa chute, et mon sort, et le tienDe l'univers entier vont être l'entretien. POLIXÈNE. Que ne m'est-il permis de calmer vos alarmes ! HÉCUBE. Ma fille, ton aspect redouble encor mes larmes. POLIXÈNE. Moi ? HÉCUBE. Si jeune, déjà tu connais le malheur !Quoi ! Tes vertus, ton âge en sa première fleur ;...Devais-tu naître à Troie ? POLIXÈNE. Ah ! Ma mère ! HÉCUBE. Ah ! Ma fille !Tu n'es plus, dans le sein d'une illustre famille,Cette princesse, objet des soupirs de vingt rois, Qui voulaient tous d'Hector épouser les exploits.Tout est changé !... Tes mains, au sceptre destinées,À servir désormais vont être condamnées;Et loin de ces climats, loin de ces murs chéris,Dont nous ne pourrons même habiter les débris, Tu vas, suivant sur l'onde un vainqueur sanguinaire,Essuyer les mépris d'une cour étrangère :Tel est ton sort affreux. POLIXÈNE. J'en sens toute l'horreur. Voilà donc cet espoir d'hymen et de grandeur ! Qu'ai-je fait pour armer la colère céleste ? Ai-je du sang d'un Grec rougi ma main funeste ? Ai-je du fier Achille ordonné le trépas ? Ai-je enfin de Pâris accompagné les pas, Quand loin de Ménélas, sur sa flotte adultère, Il porta vers ces bords Hélène avec la guerre ? Hélas ! Dans votre cour, en ces temps de malheurs, Je croissais sous vos yeux, et j'essuyais vos pleurs, D'Hector, couvert de sang, je soignais les blessures, Ou pour l'État, au ciel élevant des mains pures, Je portais nos présents aux pieds des immortels, Et d'un stérile encens fatiguais leurs autels.Ah ! Ces tristes devoirs je les regrette encore. Mais subir les dédains d'un vainqueur que j'abhorre,Mais, par un maître épris d'un amour criminel,Voir ma gloire souffrir l'affront le plus cruel, Entendre dire aux Grecs, dans leur barbare joie :« Voilà la soeur d'Hector, d'Hector qui, près de Troie,Écrasait nos soldats, faisait fuir tous nos rois !Elle est esclave !... » Ô mort, mort, accours à ma voix ! HÉCUBE. Voilà Pyrrhus, le fils du bourreau de ton frère, Le vainqueur d'Ilion, l'assassin de ton père :Évitons ses regards. SCÈNE II. Hécube, Polixène, Pyrrhus. PYRRHUS. Madame, demeurez,Je conçois la terreur où vos sens sont livrés ;En m'offrant à vos yeux, je l'avais bien prévue :Je vous épargnerais mon indiscrète vue, Si je ne croyais pas devoir vous annoncerQue d'autres maux encor peuvent vous menacer.Ne croyez pas pourtant que le vainqueur de Troie,Un Grec, un ennemi, vous l'apprenne avec joie ; C'est dans un autre esprit que je viens devant vous. HÉCUBE. Ciel ! Quels nouveaux malheurs peuvent tomber sur nous ! Tant de sang, tant de morts ont dû te satisfaire. PYRRHUS. Ce séjour est encor tout plein de sa colère :Achille, dont Pâris osa trancher les jours,A paru sur les flots arrêtés dans leur cours, Pour ordonner aux Grecs que sa tombe jalouseFume aujourd'hui du sang de sa dernière épouse. HÉCUBE. Du sang de Polixène ? PYRRHUS. Oui, madame ; et ma main Est celle qu'il attend pour ce coup inhumain. POLIXÈNE, à part. Dieux ! Vous avez enfin exaucé ma prière. HÉCUBE. Pyrrhus obéira ! L'auteur de ma misèreN'hésite pas sans doute à verser notre sang ? PYRRHUS. Non, je viens vous servir dans ce péril pressant ;Votre intérêt, le sien est le seul qui me touche ;Ne me regardez plus comme un vainqueur farouche ; Voyez un protecteur, un vengeur, un amiPlus grand que d'Ilion je ne fus l'ennemi.[Note : Scamandre : rivière de la Troade, à l'Ouest de Troie, sortait de l'Ida près de l'Ilion par deux sources, l'une chaude, l'autre froide, et, après s'être unie au Simoïs, tombait dans l'Hellespont au nord-est du cap Sigée. On le nommait aussi Xanthe, à cause de la couleur jaunâtre de ses eaux. [B]]Je jure par les Dieux du Xanthe et du Scamandre,Par ces murs que Pyrrhus vient de réduire en cendre,Par les mânes d'Hector, et surtout par mon bras, D'arracher votre fille à la Grèce, au trépas,De conserver ses jours, que le ciel me demande,Et de sauver ce sang qu'on veut que je répande. HÉCUBE. Ah ! J'embrasse vos pieds, Seigneur. POLIXÈNE. Que faites-vous? La veuve de Priam, ma mère à ses genoux ? L'abaissement est fait pour une âme commune ; Gardons la dignité qui sied à l'infortune. À Pyrrhus.Et toi, pourquoi viens-tu défendre ici des jours Dont toi seul, à jamais, empoisonnas le cours ? C'est un nouveau forfait que de m'offrir la vie ; C'est bien le don fatal d'une main ennemie. Fille des rois, des Dieux je descendais encor, Et, pour te dire plus, j'étais la soeur d'Hector : Je ne suis plus qu'esclave ; après un tel outrage, La mort, qui m'y soustrait, devient mon seul partage. Pourquoi, parant le coup qui devait me frapper,Me rendre à tous les maux où j'allais échapper ?Est-ce pour contempler, avilis dans tes chaînes,Tous ces rois, dont le sang coule encor dans mes veines,Insulter à mon sort, jouir de mes douleurs, Et dans mon oeil humide interroger mes pleurs ?Peut-être formes-tu d'autres voeux ? PYRRHUS. Ah ! Madame,Qu'un plus noble dessein est entré dans mon âme !Vous, recevoir des lois ! C'est à vous d'en donner.Je vous aime, Madame, et vais vous couronner. Que n'ai-je à vous offrir une seconde Troie !Vous m'aviez mal connu. Tout mon peuple, avec joie,Va, fier de vous servir, tomber à vos genoux :Je vous offre le sceptre et la main d'un époux.Le front de Polixène est né pour la couronne. Vos Phrygiens, captifs du roi qui vous la donne,Le soin de replacer au rang dont vous sortezLes rois et les héros que vous représentez,Tout vous dit de vous rendre à mon amour extrême.Recevez donc ma main, mon coeur, mon diadème : Vous verrez si les Grecs, que vous ne craindrez plus,Oseront attaquer l'épouse de Pyrrhus ! POLIXÈNE. À ce comble d'affront je reste confondue. Quand Troie est par tes mains sur la poudre étendue, Quand mes frères sont morts, par tes coups terrassés. Lorsqu'au pied des autels, qu'il tenait embrassés, Priam vient d'expirer, victime de ta rage, Sortant de Troie à peine, et du sein du carnage, Tout sanglant, tout hideux d'un triomphe inhumain.Tu m'offres et ton trône, et ton coeur, et ta main ! Que me font et ta main, et ton coeur, et ton trône ? Crois-tu qu'en mes ennuis j'aspire à la couronne ? Moi j'irais, l'âme en deuil, et les yeux dans les pleurs, Préparer une fête et me couvrir de fleurs ; Et dans tes bras, épouse encor moins que victime, Par le don de ma foi récompenser ton crime !Tu l'as cru ! Tu pensais, qu'avare de mes jours, J'allais avidement embrasser tes secours !... Que, jalouse du rang où tu veux que je monte, Et quittant à ta voix le malheur pour la honte, Sur ton trône, en ton lit, je courrais me placer ! Oui, tu me méprisais assez pour le penser. Mais où viens-tu t'offrir ? Près d'Ilion en flamme ! Tu veux donc appeler à cette pompe infâmeLes mânes des Troyens, tous ces illustres morts Que ta valeur barbare immola sur ces bords ? Tu choisis pour autels les tombeaux de mes frères, Et, pour flambeaux d'hymen, des torches funéraires !Te flattais-tu qu'ici j'oserais t'accepter ?Te flattes-tu qu'ailleurs je puisse t'écouter ? Crois-tu qu'il soit un lieu, fût-ce aux bornes du monde,Qui ne fût Troie en cendre à ma douleur profonde ?Où Pyrrhus ne soit pas tout Pyrrhus à mes yeux ?Aurais-je, en me plaçant sur ton trône odieux,Moins d'affreux souvenirs, moins de pleurs à répandre ? Me rendras-tu Priam, Hector, et Troie en cendre ?Va, pour d'autres que moi tu peux être un guerrier,Mais tu n'es, à mes yeux, rien qu'un vil meurtrier.Dieux ! Vous ne voudrez pas que cette main tremblantePresse aux autels sa main de mon sang dégoutante ! Avant de le souffrir, ô Dieux, écrasez-moi.Et toi, fuis ; je ne veux ni tes secours, ni toi ;Je ne veux que la mort. PYRRHUS. Voilà votre réponse!C'est un refus qu'ici votre haine prononce !Eh bien, je le reçois, ce refus trop ingrat ; Il me rend à ma gloire, à mon père, à l'État.Je m'oubliais ; j'allais, dans ma lâche tendresse,Pour la première fois connaître une faiblesse.Je foulais tout aux pieds... Vous ne concevez pasCe que j'aurais tenté pour plaire à vos appas. S'il eût fallu d'Argos embraser les murailles,Ou, détruisant le fruit de dix ans de batailles, Relever ces remparts, dont, avant cent hivers, On cherchera la place en ces climats déserts, Je l'aurais fait pour vous... Vous insultez un maître ! Mes offres et mes feux ont mérité peut-être, Si ce n'est du retour, quelque ménagement. Vous ne m'aurez pas fait rougir impunément :Aux Grecs, à vos destins, à la mort, je vous livre. Je n'examine pas si j'y pourrai survivre. Fidèle à ma patrie, et plein de vos attraits, Je puis percer ce coeur ; tremblez, je me connais. Oui, oui, je vais aux Grecs promettre leur offrande. POLIXÈNE. Eh ! Barbare, voilà ce que je te demande ;Polixène de toi ne veut que ce présent. Est-ce à toi d'hésiter à répandre mon sang ?Il sied bien à Pyrrhus d'immoler Polixène.Frappe... PYRRHUS. Je frapperai, j'en jure votre haine ; Quand il en sera temps, vous sentirez les coups ; Je pourrai les porter sur d'autres que sur vous ; Il est quelques captifs que peut frapper ma rage. Je redeviens cruel, et c'est là votre ouvrage. HÉCUBE. Ayez pitié, Seigneur... PYRRHUS. Vous me priez en vain : Je vous le dis, Madame, ou sa mort ou sa main. SCÈNE III. Hécube, Polixène. HÉCUBE. Captive de Pyrrhus, pourquoi contre ta tête Irriter, dans ses mains, la foudre toujours prête ? N'est-il pas maître, hélas ! De tes jours et des miens ? La fierté convient mal dans nos honteux liens. Loin, loin tout souvenir de notre antique gloire ; Dût ton orgueil, ma fille, en garder la mémoire, Il fallait écarter de tes jours condamnés Les coups par nos vainqueurs et les Dieux ordonnés ; Il fallait épargner des larmes à ta mère. Que ne pouvais-tu point, puisque tu sais lui plaire ! Sans répondre à ses feux, mais sans les outrager, Tu pouvais, Polixène, au moins le ménager. Et ses secours peut-être.... POLIXÈNE. Ah ! Ses secours, ma mère,Feraient rougir la cendre et d'Hector et d'un père.Dois-je, acceptant de lui ce présent détesté,Offrir une autre Hélène au monde épouvanté, Allumer les flambeaux d'une nouvelle guerre,Et pour de vains attraits troubler encor la terre ?Et laisser après moi, des humains abhorré,Un nom que le malheur peut leur rendre sacré ?Non, laissez-moi mourir. HÉCUBE. Quels discours ! Quel langage ! Ton courage, à la fin, me rend tout mon courage.N'allons plus de Pyrrhus embrasser les genoux ;Ne devons mon repos et ton salut qu'à nous ;Disparaissons des lieux que le trépas habite :Dérobons-nous aux Grecs par une prompte fuite... POLIXÈNE. Moi, ma mère; moi, fuir ! Je pourrais m'exposer... HÉCUBE. Cruelle, dans mes bras tu peux me refuser !Tu ne m'aimes donc plus, Polixène ?... POLIXÈNE. Ah ! Ma mère,À ce coeur déchiré vous êtes toujours chère.Je n'oublierai jamais ces soins intéressants, Ces faveurs, ces bontés, ces égards complaisants Que j'ai reçus de vous dès l'âge le plus tendre.J'aurais, dans nos revers, desiré vous les rendre ;Et, près d'un maître altier remplissant vos emplois,De vos fers, dans vos mains, soulager tout le poids. Mais puis-je, en ce danger, sauver ma triste vie ?C'est trop peu que des Grecs la fureur ennemieVeuille venger sur moi ces maux encor présentsQu'Hector, sous nos remparts, leur fit souffrir dix ans ;Tout s'unit contre moi, le ciel, les vents, les ondes, Et les morts déchaînés des demeures profondes.Voulez-vous que, fuyant un homicide bras,Je laisse soupçonner que je crains le trépas,Que j'abaisse mon coeur et ma noble origine ?Hélas ! Si le destin à ma perte s'obstine, Que feront nos efforts ? Nous sommes en tous lieuxSous les regards du ciel et sous la main des Dieux.Ma mère, abandonnez votre fille à la Grèce ;Voici son dernier jour. HÉCUBE, en se mettant à genoux. Ah ! Par cette tendresse, Dont toujours les doux noeuds ont lié nos deux coeurs, Par mes genoux tremblants, par mon âge et mes pleurs, Ne me refuse pas. Excuse ma faiblesse ; Je n'ai pas ta vertu, je n'ai pas ta noblesse, Mais je suis mère, hélas ! Mais je n'ai plus que toi ;La force est dans ton coeur, la nature est en moi. Laisse-moi te sauver : tes jours sont à ta mère ;Que deviens-je sans toi qui soutiens ma misère ?Devais-je, dans ces jours, marqués par les revers,Craindre de nouveaux coups de ceux qui me sont chers ?Veux-tu donc aujourd'hui me causer plus d'alarmes Que l'ennemi vainqueur, et la fureur des armes ? POLIXÈNE. Ma mère... HÉCUBE. Écoute-moi. Prix du retour, tes pas Sont sans doute observés, les miens ne le sont pas. De ce séjour pour moi l'issue est plus facile ; Je vole te chercher des secours, un asile. [Note : Mont Ida : Peite chaîne de montagne en Asie mineure (Mysie) , s'étendait du sud au nord depuis le Golfe d'Adramyte jusque près de la Propontide. De l'Ida sortait le Scamandre, le Rhésus, le Granique. Troie était situé au pied de l'Ida : c'est sur ce mont qu'eut lieu le celèbre jugement de Pâris.]Je sais qu'au mont Ida, loin des traits ennemis, [Note : Énée : Prince troyen, fils de Vénus et d'Anchise, épousa Créuse, fils de Piram, et en eut Ascagne. Il se distingua pendant la guerre de Troie, surtout dans la nuit fatale où la ville fut prise. Après le sac de la Patrie, il s'enfuit portant sur ses épaules Anchise, son père, avec ses dieux pénates, tenant par la main son fils Ascagne et suivi de Créuse, son épouse, qui se perdit dans une forêt. [B]]Énée a rassemblé son père et ses amis, Et qu'il doit transporter sur des mers étrangères Les restes d'Ilion, ses Dieux, et ses misères. Je cours vers lui : d'Ida je connais le chemin, Je compte sur son coeur ; le malheur rend humain. Né du sang de Priam, il est de ma famille ; Il ne peut rejeter et sa veuve et sa fille. Dans ces lieux avec lui je reviens te chercher. Toi, jusqu'à mon retour, consens à te cacher ; Pour abuser les Grecs c'est la plus sûre voie.Mais tu n'as qu'un asile... POLIXÈNE. Où donc ? HÉCUBE. Aux murs de Troie.Dans sa vaste ruine entre sans t'étonner:Les Grecs, cherchant en vain, ne sauraient soupçonnerQu'aux restes d'Ilion j'ai commis ta fortune ; Je n'y crains point pour toi leur recherche importune.Lorsque dans le sommeil les Grecs seront plongés,Ce soir, Énée et moi, par l'ombre protégés,Nous viendrons de ces lieux t'arracher avec joie,Et rendrons aux Troyens un des restes de Troie. Viens.... POLIXÈNE. Sans ma mère, Dieux, soyez-en tous témoins,Je ne descendrais pas à ces indignes soins. HÉCUBE. Suis-moi donc... POLIXÈNE. En entrant dans ces vastes décombres, Il me semble marcher dans le séjour des ombres. Je n'y peux faire un pas, sans que ces grands débris Ne m'offrent les Troyens, et mon père, et vos fils. Du magnanime Hector je crois voir l'ombre insigne,De ma faiblesse, hélas ! Peut-être elle s'indigne ; Peut-être en rougissant elle guide nos pas : Convient-il à son sang d'éviter le trépas ? ACTE III SCÈNE PREMIÈRE. HÉCUBE. J'ai caché Polixène en ces ruines sombres.Gardez-la, Phrygiens descendus chez les ombres,Vous tous, rois, demi-dieux, et Dieux dont elle sort ;C'est à tous ses aïeux que je remets son sort.Sauvez, mânes des rois, et Dieux de nos provinces, Le dernier rejeton qui reste de leurs princes.Allons trouver Énée. Ulysse ! Ah Dieux ! SCÈNE II. Hécube, Ulysse, Idas. ULYSSE, bas à Idas. Tu disQu'Hécube l'a cachée en ces sanglants débris ? IDAS. Oui, veillant sur leurs pas, je l'ai vu l'y conduire,Seigneur, et j'ai volé soudain vous en instruire. Idas sort. SCÈNE III. Hécube, Ulysse. ULYSSE. Je remplis à regret des ordres inhumains,Madame ; remettez Polixène en mes mains. HÉCUBE. Tu veux qu'aux meurtriers de ma famille entière,De mes filles encor je livre la dernière ;Que moi-même, mettant son front sous le couteau, Hécube de son sang devienne le bourreau !Je sais qu'au nom d'Achille on a proscrit sa tête. ULYSSE. Oui, pour prix du retour, et des vents qu'il arrête, Achille veut son sang ; il est le fils des Dieux, Il parle, il faut céder. Dites-moi dans quels lieux... HÉCUBE. En quels lieux sont Hector, Priam, et ma famille ? Où sont tous les Troyens ? Tu demandes ma fille ! Et moi, mon peuple entier, mes fils, et mon époux. ULYSSE. Grecs, entrez dans ces murs. HÉCUBE. J'embrasse vos genoux, Écoutez ; c'est du moins la grâce que j'implore. ULYSSE. Demeurez, Grecs. Eh bien ? HÉCUBE. Vous souvient-il encore, Ulysse, de ce jour où, surpris, enchaîné,À mes pieds, pour mourir, vous fûtes amené ? J'étais reine, et tenais dans mes mains votre vie ; Je n'avais qu'à parler, un mot vous l'eût ravie. Vos exploits, nos revers, que j'aurais pu prévoir, Tout de votre trépas me faisait un devoir. Vous demandâtes grâce, et soudain vous l'obtîntes ; La générosité l'emporta sur mes craintes ; Je vous fis échapper des remparts des Troyens, Pour leurs malheurs, hélas ! Et surtout pour les miens. Vous en souvenez-vous ? ULYSSE. Ah ! Gardez-vous de croireQue d'un si grand bienfait je perde la mémoire. HÉCUBE. Vous vous en souvenez ! Vous l'avouez, cruel !Et, ravissant ma fille à mon coeur maternel, Vous pouvez me montrer autant d'ingratitude !Vous me portez un coup si sensible et si rude,Vous à qui, par mes soins, le jour fut conservé !Vous me donnez la mort, quand je vous ai sauvé.Non, ne me l'ôtez point ; son nom est-il un crime ? Si la tombe d'Achille exige une victime,Sacrifiez Hélène, auteur de tous les maux,Qui causa le trépas d'Achille et des héros,Furie, ainsi qu'à Troie, à la Grèce funeste.Mais pourquoi de mon sang me demander le reste ? Ma fille n'a rien fait que pleurer son pays.Ulysse, tu me vois ainsi que je te vis,À des pieds ennemis prosternée et tremblante,Tendre, au milieu des fers, une main suppliante :Tu pressas mes genoux, et je presse les tiens ; J'eus pitié de tes maux, prends donc pitié des miens.Comme je t'ai sauvé, sauve aussi Polixène.Je dois bien rester mère, en cessant d'être reine.J'ai besoin de ma fille : elle me rend mes fils,Mon trône, mon époux, et nos remparts détruits ; Je ne demande point qu'ils sortent de leur cendre :Je n'ai plus un Hector, hélas ! Pour les défendre;Je n'ai plus que ma fille, et ne veux qu'elle enfin.Souffre, qu'auprès de moi prolongeant son destin,Elle ferme mes yeux à mon heure suprême. Que dis-je ? En elle, en moi respecte-toi toi-même ;Respecte ta couronne, et montre à l'universCe qu'on doit à des rois, même au sein des revers.Ta voix de l'éloquence étale tous les charmes :Va parler à l'armée en faveur de mes larmes ; Fais révoquer aux Grecs leurs odieux arrêts.D'une mère, en tes mains, je mets les intérêts :Ulysse est père, il doit secourir une mère. ULYSSE. Madame, je gémis que mon devoir austèreNe me permette pas, d'accord avec mes voeux, De payer aujourd'hui vos secours généreux ;Mais la Grèce a besoin du sang de la princesse.Si j'osais la sauver, je trahirais la Grèce,Et je ne puis, rompant un si sacré lien,Pour n'être point ingrat, n'être plus citoyen. D'ailleurs trahirons-nous Achille et sa mémoire ?Ce héros, immolé dans les bras de la gloire,En rompant sous ses coups vos escadrons épars,En frappant les héros, soutiens de vos remparts,Et surtout le plus grand qui marchait à leur tête, D'Ilion ébranlé prépara la conquête....Et nous refuserions à son ombre en courroux,Vainqueurs par lui, le sang dont il paraît jaloux !Vous craignez de pleurer une fille immolée !Hélas ! Comme llion, la Grèce est désolée. Que de veuves en deuil y pleurent un époux !Que de mères, un fils qu'Hector perça de coups !Hécube, abandonnez votre fille à la Grèce.Vous qui m'avez sauvé, dont le sort m'intéresse,Suivez-moi dans ma cour, venez dans mon palais ; C'est là que vous attend le prix de vos bienfaits.Pénélope saura vous y traiter en reine.Auprès de moi, soldats, amenez Polixène. Les soldats font un mouvement pour entrer dans les ruines de Troie. HÉCUBE. Ah ! Seigneur !... Ah ! Cruels, vous n'obéirez pas ; Arrêtez, je me jette au-devant de vos pas : C'est moi qu'il faut frapper ; dans le sang d'une mère Contentez, épuisez une soif sanguinaire. ULYSSE. Amenez Polixène. SCÈNE IV. Hécube, Ulysse, Polixène. POLIXÈNE. Ulysse, la voici. HÉCUBE. Ma fille, que fais-tu ? Dois-tu paraître ici ?Viens-tu t'offrir toi-même à ta mort qui s'apprête ? POLIXÈNE. Oui, Seigneur, en vos mains je remets cette têteÀ qui les Dieux, des Grecs attachent le retour.Je ne vous prierai pas de me sauver le jour.Vous demandez ma mort, moi-même je l'envie.J'aurais trop à rougir de vous devoir la vie : Elle m'est en horreur. Pourquoi vivrais-je encor ?J'ai vu périr mon père, et massacrer Hector ;J'ai vu de ma patrie embraser les murailles ;Leur tombeau, qui m'appelle, attend mes funérailles.Du moins je vais mourir avec ma liberté ; Je n'ai pas vu du moins un maître détestéImposer des travaux à ces mains avilies,Qu'en des jours plus heureux le sceptre eut embellies,Et me pressant d'un bras, de meurtre encor fumant,Me rendre de son lit le servile ornement. D'un bonheur aussi grand, ô Dieux, je vous rends grâces. Ulysse, je suis prête à marcher sur vos traces. À Hécube.Vous, ne m'arrêtez pas. Songez quel est mon sang ; Respectez-en l'orgueil puisé dans votre flanc ; Vous devez préférer mon honneur à ma vie : J'appris toujours de vous à craindre l'infamie. Adieu, ma mère. Ulysse et les Grecs sont près d'emmener Polixène. HÉCUBE. Ah ! Grecs, si du fils de ThétisVous vengez le trépas que causa seul Pâris,Présentez à son ombre une offrande plus chère.De Pâris, sur sa tombe, immolez donc la mère. Enfoncez le couteau dans ce coupable seinQui de Troie et d'Achille a formé l'assassin.Frappez : c'est mon sang seul qu'il faut que l'on répande. ULYSSE. Des jours de Polixène Achille veut l'offrande. HÉCUBE. Eh bien ! Joignez mon sang à son sang malheureux. Au lieu d'une victime Achille en aura deux. ULYSSE. Sa mort est déjà trop sans y joindre le vôtre ;Que ne m'est-il permis de sauver l'une et l'autre ! HÉCUBE. Il faudra nous unir par des noeuds éternels : Prenant entre ses bras Polixène.Venez donc l'arracher de mes bras maternels. ULYSSE. Madame.... POLIXÈNE. Ménagez une mère éplorée, À Hécube.Prince. Et vous, n'allez point, d'une ardeur égarée, Combattant les désirs de nos cruels vainqueurs, Reculer une mort qui prévient mes malheurs ; De leur barbare effort épargnez-nous l'outrage. Ne souffrez point qu'ici leur insolente rage, Par mes cheveux épars m'arrachant de vos bras, À vos yeux mille fois présente mon trépas. Je dois, sans honte, entrer dans la nuit éternelle ; Achille me demande, et sa tombe m'appelle. Ma mère, embrassons-nous : permettez que ma voix Vous donne encor ce nom pour la dernière fois. Ma mère ! HÉCUBE. Hélas, je vais bientôt cesser de l'être ! Ô gage le plus cher des feux qui t'ont fait naître,Tu meurs ! POLIXÈNE. Vous connaissez mes sentiments secrets ; Vous savez, en mourant, pour qui sont mes regrets. Où laissé-je après moi la mère la plus tendre ? HÉCUBE. Dans des lieux où son coeur ne pourra plus t'entendre. POLIXÈNE. Que dirai-je à Priam, à votre fils Hector ? HÉCUBE. Qu'Hécube a perdu tout, et qu'elle vit encor. Ô reste malheureux de toute ma famille ! POLIXÈNE. Adieu, ma mère... HÉCUBE. Eh bien, tu me quittes, ma fille ! POLIXÈNE. Il m'en coûte. Sortons, Ulysse, de ces lieux. Je sens que ses douleurs, et ses derniers adieux Dans mon âme étonnée éveillent les alarmes : Je vois la mort sans crainte, et ne puis voir ses larmes. Partons, prince. ULYSSE. Ô grandeur, que je ne conçois pas ! En répandant des pleurs, je vous mène au trépas. SCÈNE V. HÉCUBE. On l'entraîne ! Et des Grecs toi-même, hélas ! Complice,Ma fille, tu me fuis pour courir au supplice ! Je perds donc le dernier de mes nombreux enfants,Le seul que j'ai sauvé, l'appui de mes vieux ans !Mais que dis-je ? Son sang ne coule point encore ;Courons encor parler pour ce sang que j'adore.D'Agamemnon lui-même osons briguer l'appui, [Note : Agamemnon : roi d'Argos et de Mycènes, fils de Plisthène et petit fils d'Atrée, avait épousé Clytemnestre, soeur d'Hélène. Il faut élu généralissime des Grecs pendant le Guerre de Troie : ce qui le fait appeler le roi des rois. Retenu à Aulis par les vents contraires sacrifia sa fille Iphigénie pour obtenir des Dieux un vent favorable. [B] Voir l'Iphigénie de Rotrou et celle de Jean Racine.]D'Agamemnon !... Ô ciel ! Et qu'attendre de lui ?Il leva sur sa fille une main sanguinaire ;Pourra-t-il être ému des douleurs d'une mère ?N'importe, à ses genoux il faut tomber soudain,Il faut prier Calchas, et tous les Grecs enfin : Au dernier des soldats il faut porter mes larmes.Dieux ! Si votre courroux a protégé leurs armes,En faveur d'une mère amollissez leurs coeurs ;Faites, faites près d'eux trouver grâce à mes pleurs.Perdant ma liberté, mon sceptre, et ma famille, Je mérite qu'au moins vous me laissiez ma fille. ACTE IV SCÈNE PREMIÈRE. Pyrrhus, Phénix. PHÉNIX. Le sang de Polixène aux Grecs est donc promis ? PYRRHUS. Je venais d'essuyer ses refus, ses mépris,Phénix, quand tous les Grecs, éclatant en murmuresM'offrant leur sein couvert de nombreuses blessures, Invoquant mon honneur, attestant mes succès,M'ont demandé les vents, dernier de mes bienfaits :Dans un premier moment de dépit et de haine,J'ai promis de verser le sang de Polixène,J'ai juré son trépas ; mais, cet instant passé, J'ai, Phénix, entendu gémir l'amour blessé,Et, ne voyant plus rien que la mort d'une amanteCe coeur redemander sa promesse imprudente. PHÉNIX. Non, vous ne la pourrez retirer désormais :Le serment est un joug qui ne se rompt jamais. PYRRHUS. Qui veux-tu que j'immole ? Une femme adorée,Que son malheur surtout doit me rendre sacrée,Que, malgré les dédains dont son coeur est armé,J'aime, comme peut-être on n'a jamais aimé.Qui ? Moi ! Qu'aux yeux des Grecs, complice de leur crime, Tranquille, et mesurant mes coups sur ma victime...Non, Phénix, non jamais je n'aurai ce pouvoir. PHÉNIX. Croyez-moi, vous l'aurez si vous voulez l'avoir,Seigneur. Si vous n'osez immoler une amante,Vous perdez la patrie, à vos pieds suppliante ; Vous plongez, pour sauver un objet adoré,Au sein qui vous fit naître, un bras dénaturé ;Et, hasardant nos jours pour défendre sa vie,Sur le front de vingt rois levez un glaive impie.Que dis-je ? Dérobant aux mânes paternels Ces funèbres honneurs, ces tributs solennels,Qui consolent les morts sur le rivage sombre,D'Achille, en son tombeau, vous laissez gémir l'ombre.Agamemnon, pour nous, d'un coeur obéissant,Donna sa fille aux Dieux qui demandaient son sang... Et vous... PYRRHUS. Il ne l'a pas lui-même poignardée. PHÉNIX. Il l'eût fait, si sa main eût été demandée.Ulysse vient. PYRRHUS. Ulysse ! Ô Dieux trop inhumains, Combien vous vendez cher quelque gloire aux humains ! SCÈNE II. Pyrrhus, Phénix, Ulysse. ULYSSE. Polixène, à sa mère à l'instant dérobée, Par mes soins vigilants en nos mains est tombée, Seigneur. PYRRHUS. Hélas ! Phénix ! ULYSSE. Ces augustes mortels, Ministres consacrés au culte des autels, L'environnent : leurs mains, qui portent nos offrandes Étendent sur son front ces festons, ces guirlandes, Ce bandeau, du supplice odieux ornements, Et lui font de la mort prendre les vêtements. Il faut, vous le savez, que votre main l'immole.Ou n'attend plus que vous. PYRRHUS. J'ai donné ma parole.... Je la tiendrai, Seigneur. ULYSSE. Je vais la faire entrer. Songez qu'à cette tombe elle doit expirer,Seigneur : n'écoutez plus une pitié funeste,Et d'un sang nécessaire accordez-nous le reste.Nous osons y compter. PYRRHUS. Il suffit, je l'attends ; Vous pouvez l'amener. SCÈNE III. Pyrrhus, Phénix. PYRRHUS. Eh bien, es-tu content ? Suis-je assez inhumain ? Suis-je assez sanguinaire ? Ai-je bien fait, Phénix, ce que je devais faire ? Dieux ! PHÉNIX. J'étais sûr de vous. PYRRHUS. Moi, je ne le suis pas : Je sens déjà trembler mon courage et mon bras. Ô ciel ! Lorsque amenée à cette horrible fête, Polixène au couteau présentera sa tête, Ce front majestueux dont les charmes puissants Égarent ma raison, et séduisent mes sens, Pourrai-je, quel que soit le devoir qui me guide, Laisser tomber sur elle un poignard homicide ? PHÉNIX. L'honneur vous applaudit, laissez gémir l'amour.Ne voyez que les Grecs, qui vont, dans leur retour.Remplir les vastes mers, du Sigée au Bosphore,Du bruit de ce grand nom que l'univers honore. PYRRHUS. Je vais, seul de ces bords, partir sur mes vaisseaux Qui devaient avec moi la porter sur les eaux !Son urne est le seul bien où je pouvais prétendre,Et je ne devais donc emporter que sa cendre ! PHÉNIX. Écartez loin de vous ces pensers douloureux. PYRRHUS. C'en est fait, me voilà pour toujours malheureux. Toujours je croirai voir ces bords que je déteste, Ce tombeau, ce poignard, cette pompe funeste,Cet objet tout sanglant que devait protégerCe bras, ce même bras armé pour l'égorger.Je n'oserai jamais me regarder moi-même, Malheureux ! Tout couvert du sang de ce que j'aime.Qu'ai-je promis ? PHÉNIX. On vient, Seigneur, on vient : pensezQue tous les Grecs sur vous ont leurs regards fixés. PYRRHUS. Eh bien ! Dieux du trépas, ô vengeance, ô colère, Affermissez ce bras qui s'arme pour un père. Et toi, grande ombre, au gré de ton cruel courroux, Viens, toi-même, marquer la place de mes coups. Polixène entre avec les Grecs.Regarde-la, Phénix. Quel homme assez barbare Peut jamais égorger une beauté si rare ? SCÈNE IV. Pyrrhus, Phénix, Polixène, Calchas, Ulysse, Prêtres, Gardes. CALCHAS. Rois, vainqueurs d'Ilion aux feux abandonné, Fiers vengeurs de l'hymen par Pâris profané,je ne vous trompe point. Polixène est l'offrandeQu'élevé sur les flots, Achille vous demande.Dès que sur son tombeau son sang aura coulé,Je vous promets le vent par vos voeux appelé. Prix de votre retour, lui seul peut vous le rendre.Vous donc, jeune Pyrrhus, chargé de le répandre.Prenez ce fer, frappez. PYRRHUS, en prenant le fer. Tout mon sang s'est glacé, J'ai cru que dans mon sein il l'avait enfoncé. CALCHAS. Vous, ministres des Dieux, votre victime est prête. Saisissez Polixène, et vers la tombe.... POLIXÈNE. Arrête.Sur la fille des rois ne porte pas la main :Elle-même au couteau va présenter son sein.Vous rois, et vous soldats, écoutez ma prière.Ne croyez point qu'émue à mon heure dernière, Ma voix en ma faveur veuille vous attendrir ;La soeur du grand Hector sait comme il faut mourir.Un objet bien plus cher me touche et m'intéresse.Oui, si, par mon trépas, vous rendant le Grèce,Polixène a des droits sur vos coeurs généreux, S'il est quelque respect qu'on doive aux malheureux,Hécube me restait de toute ma famille,La mère, par vous seuls, va survivre à la fille,J'ose prier le roi, qui, repassant les mers, Doit traîner à sa cour Hécube dans les fers, De ne point accabler, dans son malheur extrême, Ce front, qui fut naguère orné du diadème, Et de n'abaisser point à d'indignes emplois, Une main qui porta le sceptre de nos rois. Vos mères (par la mienne, ah ! je sens leurs alarmes) Tendent vers ces climats leurs bras mouillés de larmes. Seules avec les fruits de l'amour le plus doux, Vos épouses en pleurs appellent leurs époux. Volez, ma prompte mort va vous rouvrir les ondes :Mais lorsque descendus sur vos rives fécondes, Vos verrez vos enfants, et vos tendres moitiés, Et des bras maternels vous sentirez liés, Songez que ces plaisirs, que vous devez attendre, Sont l'ouvrage du sang que vous allez répandre ; Et qu'Hécube de vous en reçoive le prix. J'attends, dans cet espoir, la mort que je chéris.Ô région captive, autrefois si puissante, Rives du Simoïs, champs baignés par le Xanthe, Cité, palais, remparts qui fûtes mon berceau, Je vous fais mes adieux du bord de mon tombeau, Je suis prête : Pyrrhus, viens frapper ta victime. Viens... PYRRHUS. Affermis ma main, ombre qui veux ce crime.Conduis-moi, Phénix.... Non, je ne le pourrai pas. PHÉNIX. Seigneur... PYRRHUS. Allons ;... la terre a tremblé sous mes pas ; Je me meurs. PHÉNIX. De ses sens il a perdu l'usage. PYRRHUS. Où suis-je ? Mes regards sont couverts d'un nuage. Polixène... Les Grecs... Ô forfaits !... Ô remords !... J'erre, seul et tremblant, sur la rive des morts. Un poignard !... Ah ! Grands Dieux ! POLIXÈNE. Frappe, voilà ma tête. PYRRHUS. C'est vous !... Eh bien !... Il faut... POLIXÈNE. Frappe donc: qui t'arrête ? Ta main chancelle.... PYRRHUS. Non, non, vous ne mourrez pas. C'en est fait, vos regards ont désarmé mon bras.Un moment a changé mes desseins sanguinaires.Ne craignez rien, vos jours me sont trop nécessaires ;Loin de trancher leur cours, je veux les conserver ; Je prétends malgré vous, vous servir, vous sauver.La haine peut rester dans votre ame irritée,Je n'en murmure point, je l'ai trop méritée.Mon sceptre, et les doux noeuds, dont se flattait mon coeur,Je cesse d'en parler, puisqu'ils vous font horreur Je ne prétendrai plus qu'au droit de vous défendre.Ô tombe d'un héros, grande ombre, auguste cendre, Ô toi qui fut Achille, ô mânes paternels, Ces transports, à vos yeux, ne sont point criminels. Vous n'avez pu vouloir la vertu pour victime. Je vous honore mieux, en vous sauvant un crime. Achille, en te prêtant un homicide voeu, Ils te font homme encor, moi, je te fais un dieu. Madame, allons, je vais vous rendre à votre mère. PHÉNIX. Que faites-vous ? Des Grecs redoutez la colère. PYRRHUS, tirant son épée. Mes amis, suivez-moi, sans craindre leur courroux. Votre appui, votre roi, Pyrrhus est avec vous. Les soldats de Pyrrhus environnent Polixène, et l'entrainent. SCÈNE V. Calchs, Ulysse, Les Grecs. CALCHAS. Lâches Grecs, vous laissez échapper la victime ! Vous souffrez que Pyrrhus insolemment opprime, Vous, vos droits, les autels, et brave, sans remords, Et la voix des tombeaux, et les ordres des morts ! Les sacrifices saints n'ont plus de privilèges ! La victime reçoit des secours sacrilèges ! Et vous pouvez trembler, les armes à la main ! Sont-ce là ces vengeurs des droits d'un souverain, Qui d'Europe ont volé, sur les mers étonnées, Jusqu'aux champs de l'Asie ; et, souffrant dix années De travaux, de revers, de combats incertains, Par leur mâle constance ont forcé les destins ? Ce n'est plus Ménélas qui demande vengeance : Tout ce qui vous est cher gémit de votre absence ; Il s'agit du retour, il s'agit d'éviter Un exil éternel, qui va vous arrêter. Défenseurs si vaillants de la cause d'un autre, Serez-vous sans valeur, s'il faut servir la vôtre ? Encor quelques moments, vous partiez de ces bords. Achille, recevant vos tributs chez les morts,Rouvrait à vos vaisseaux les ondes enchaînées ;Vous alliez tous revoir ces rives fortunées,Ce ciel de la patrie, et goûter le repos, Qui nous paraît plus cher après de longs travaux ;Et, renouant les noeuds qu'avait rompus la guerre,Vous repreniez les droits et d'époux et de père.Pyrrhus vous fait tout perdre ! Et vous souffrez ses coups !Ah ! Grecs, dût sa valeur vous exterminer tous, Il vaudrait mieux mourir que vivre ici sans gloire. Mais pourquoi, sans combat, lui donner la victoire ?N'êtes-vons point suivis de tous les Dieux d'Argos, Et d'Achille, et des Dieux des morts et des tombeaux ? Achille ! Je l'entends ; lui-même vous appelle. Je le vois vous couvrir de son ombre immortelle, [Note : Egide : Terme de mythologie. La bouclier que Pallas reçut de Jupiter et sur lequel ce Dieu fit étendre la peau de la chèvre Amalthée. [L] ]Comme une égide où vient s'arrêter le trépas,Étendre devant vous un invisible bras, Et sur vos étendards, la foudre en main, descendre Pour servir contre un fils les vengeurs de sa cendre. Venez donc, par Achille et les Dieux secourus, Arracher avec moi la victime à Pyrrhus. Mars ne trahira point la cause la plus juste. La victoire est à vous ; venez... ULYSSE. Organe auguste Des célestes secrets, à vos yeux déployés, Loin de vous ce soupçon que les Grecs effrayésCraignent du fier Pyrrhus les transports redoutables.D'un long siège douteux les travaux innombrablesNous ont accoutumés à braver le trépas,Et de nos coeurs guerriers l'effroi n'approche pas. Mais, quoique ses refus trahissent la patrie,Nous devons des égards au vainqueur de l'Asie.Faut-il, quand nos succès ne sont dûs qu'à son bras,Trop prompts à le punir, nous hâter d'être ingrats ?L'espoir n'est point perdu, j'ose du moins le croire. Il se souvient toujours d'Achille et de la gloire ;Attendons son retour, il ne faut que du temps.Il nous sera rendu par les mépris constantsDe cet objet si fier, qui le fuit et l'abhorre ;Et s'il a pu changer, il peut changer encore. Mais s'il n'abjure enfin ses coupables refus,Levons sur lui le glaive, et ne l'épargnons plus.Vengeur des opprimés, le ciel fera le reste. Ils sortent. SCÈNE VI. CALCHAS. Oui, mais pour consulter la volonté céleste,Qu'aux autels, dans le camp, l'encens religieux En un prompt sacrifice interroge les Dieux.Instruit de leurs desseins, c'est moi qui les annonce ;S'ils se taisaient, osons inventer leur réponse.Le trône est triomphant, et l'autel perd ses droits,Si le prêtre toujours n'épouvante les rois. ACTE V SCÈNE PREMIÈRE. HÉCUBE. Où donc est Polixène, et ces Grecs homicides ?[Note : Atrides : famille et descendance d'Atrée marquée par le meurtre et le parricide.]J'ai volé sous leur tente, auprès des fiers Atrides ;J'espérais, qu'attendris par mes pleurs répandus,Ils retiendraient leurs bras sur ma fille étendus.Leur tente était déserte; encor plus éplorée, J'accours dans cette enceinte à sa mort consacrée,Et ma fille et les Grecs n'y frappent point mes yeux !Serait-il consommé ce sacrifice affreux ?De son trépas du moins je ne suis pas certaine !Tombe, où l'ordre d'Achille immole Polixène, As-tu déjà reçu l'offrande de sa mort ?Mais, lorsqu'à ce tombeau je demande son sort,Peut-être, ô coup affreux ! Ô mère infortunée!De ses mânes plaintifs je marche environnée,Je suis près de son ombre, et mes pas ont foulé La place criminelle où son sang a coulé. Mais que vois-je, grands Dieux ? Pyrrhus avec ma fille !Un cortège les suit ; dans sa main le fer brille.Voici l'instant si craint de mon coeur maternel !Ma fille vient périr à ce tombeau cruel ! Nature, droits du sang, soutenez mon courage ;Que mon corps du tombeau leur ferme le passage. À Pyrrhus, qui entre.Sous les yeux d'une mère oses-tu l'immoler,Tigre ? SCÈNE II. Pyrrhus, Polixène, Hécube, Soldats. PYRRHUS. Je vous la rends, cessez de vous troubler. HÉCUBE. Vous !... Ma fille !... Épargnez ce coeur qui vous implore : Me la rendriez-vous pour me l'ôter encore ? PYRRHUS. Non ; tant que je verrai la clarté qui nous luit,C'est en vain que la Grèce et le sort la poursuit :De la Grèce et du sort je brave la furie ;Je mourrai, s'il le faut, pour défendre sa vie. Déja, pour l'immoler, j'avais levé le bras :Son front calme et tranquille à l'aspect du trépas,Son âge, ses vertus, sa beauté que j'adore,Et que sa mort prochaine embellissait encore,Ont arraché, Madame, à ce bras égaré, L'homicide couteau qu'ils appellent sacré.Plein d'un zèle plus fait pour un coeur magnanime,Au lieu de l'immoler, j'ai sauvé la victime ;Je l'ai ravie aux Grecs, que j'ai fait tous tremblerEn saisissant ce fer qui peut les accabler, Et vous l'amène, encor la tête couronnéeDes festons dont les Grecs, pour sa mort, l'ont ornée. HÉCUBE. Tombez, voiles de mort, ornements inhumains,Tombez tous, déchirés par mes tremblantes mains.Viens, Polixène, viens dans les bras de ta mère. À Pyrrhus.Vous montrez bien, Seigneur, qu'Achille est votre père,[Note : Thétis : La plus belle des NéréIdes, fille de Nérée et de Doris, était recherchée par Apollon, Neptune et Jupiter, lorsque l'oracle déclara que le fils, qui naitrait d'elle serait plus grand que son père. Thétis fut réduite à épouser le mortel Pélée avec qui elle eut Achille. [B]]Achille, né du sang de Thétis et des Dieux,Qui, comme eux invincible, et pardonnant comme eux,Fléchi par mon époux, à sa main suppliante,Rendit d'Hector meurtri la dépouille sanglante. Vous, vous rendez ma fille à mes sens désolés.Pardonnez-lui, Troyens, sous son bras immolés;Vos rois, dans leur vainqueur, ne trouvent plus qu'un père. POLIXÈNE. Le meurtrier du mien ! Respectez ma misère.La force, et non le soin d'éviter le trépas, M'a contrainte à l'affront de marcher sur ses pas.J'attends ici les Grecs, la mort est mon partage. HÉCUBE. Ah ! Seigneur, excusez cet imprudent langage,Cet orgueil, pardonnable, hélas ! Aux malheureux,Reste de la fierté qu'inspire un sang fameux, Je crains que vos bontés... PYRRHUS. Votre crainte m'outrage. Sa fermeté qui flatte en secret mon courage De mes soins, à mes yeux, la rend plus digne encor, Et mon sang doit en tout vaincre le sang d'Hector. Je ne trahirai point ce qui m'est cher. HÉCUBE. Ulysse ! Je crains toujours sa vue. SCÈNE III. Pyrrhus, Hécube, Polixène, Ulysse, Soldats. ULYSSE. Un nouveau sacrifice,Sur vos cruels refus, aux autels couronnés,Vient d'être offert, Seigneur, par les Grecs consternésÀ peine au ciel l'encens a porté leur demande,Le ciel parle, et Calchas, en son nom, leur commande De voler au combat et de venger leurs droits.Tout le camp, qui des Dieux croit entendre la voix,Rempli d'un saint transport, s'arme et vers vous s'avance ;Pour les Grecs et pour vous, j'accours, je les devance,Songez... PYRRHUS. Épargnez-vous un stérile entretien : Quels que soient vos efforts, vous ne gagnerez rien. ULYSSE. Répandrez-vous le sang que vous avez fait vaincre ? Verserons-nous le vôtre afin de vous convaincre ? Cédez, cédez aux Grecs, il en est encor temps. PYRRHUS. Qu'ils viennent m'attaquer, Seigneur, je les attends. ULYSSE. Toi qui, dans ce tombeau, dois frémir de l'entendre,Tu vois, ce n'est point nous qui volons à ta cendreCes tributs, ces honneurs demandés par tes cris,Achille, c'est Pyrrhus, ton fils, ton propre fils !Nous allons contre lui défendre ta mémoire. Sors donc de ce tombeau dont il trahit la gloire ;Viens guider tes vengeurs ; et, conduisant nos coups, Fais marcher la victoire, avec toi, devant nous. SCÈNE IV. Pyrrhus, Hécube, Polixène, Ulysse, Phénix, Soldats. PHÉNIX. Seigneur, les Grecs armés ici se précipitent ;Agamemnon, Calchas, les guident, les excitent ; Votre nom remplit l'air, je vole, et mon secours... PYRRHUS. Ils le veulent, je vais les combattre, je cours,Plein de votre intérêt, à qui cède tout autre,Me venger dans leur sang d'avoir versé le vôtre.La servir, la sauver est mon premier devoir. Demeurez dans ces lieux, où vous m'allez revoir.Trop heureux, si je puis, légitimant ma gloire,Forcer sa haine enfin d'absoudre ma victoire ! Il sort avec Phénix et ses soldats. POLIXÈNE. Ciel ! Où me réduis-tu ! Quelle honte pour moi ! SCÈNE V. Polixène, Hécube, Ulysse. ULYSSE. Amour, où conduis-tu le coeur qui suit ta loi ? Dois-je m'en étonner, près d'Ilion en cendre ?Mais déjà du combat le bruit se fait entendre.Allons donc, près des Grecs que je dois secourir,Et combattre Pyrrhus, et le vaincre, ou mourir.Que vois-je ? Vous, Calchas ! SCÈNE VI. Hécube, Polixène, Ulysse, Calchas. CALCHAS. Nul espoir ne nous reste. Pyrrhus combat les Grecs dans ce moment funeste.Il combat et son père, et les Dieux ; le Destin A tenu quelque temps le succès incertain : Mais Pyrrhus le décide, il l'emporte, et de Troie Les Grecs, quoique vainqueurs, seront bientôt la proie. Tremblant, j'accours vers vous : ces vêtements sacrés,Même dans sa fureur, du peuple révérés,À travers les soldats m'ont ouvert un passage ;Si Pyrrhus doit nous vaincre, et tout nous le présage,Polixène est ravie aux Grecs épouvantés, Et toujours nos vaisseaux languissent arrêtés :Plus de retour pour nous ; il faut tromper sa haine :M'en croirez-vous ? Nous-même immolons Polixène.J'ose espérer qu'Achille, au rivage des morts,Dans ce désordre affreux, content de nos efforts, Acceptera ce sang que Pyrrhus dut répandre. HÉCUBE. Non, cruels, contre vous je saurai le défendre. POLIXÈNE, en prenant le fer que Calchas tient à sa main et s'en frappant. Donne le fer, je meurs. HÉCUBE. Dieux ! POLIXÈNE. Ne me plaignez pas, Ma mère, je meurs libre, et je meurs dans vos bras. HÉCUBE. Hélas ! Mes vains efforts n'ont pu sauver ma fille ! Elle meurt ! De ma triste et nombreuse famille,Il ne reste plus rien à mon coeur attendri ;Ilion, Ilion tout entier a péri.Elle meurt ! Sous mes yeux ! Dans les bras de sa mère !Et son sang malheureux me couvre tout entière ! Venge une mère, ô ciel ! D'un vainqueur odieux !Je le suis.... l'avenir se découvre à mes yeux.Je vois de tous côtés les vents et les tempêtes,Et la foudre, grondant sur leurs coupables têtes,Disperser leurs vaisseaux sur les flots mutinés. Je vois l'impie Ajax, dans les airs étonnés,Enlevé palpitant, et les roches fumantesRecevoir de son corps les dépouilles sanglantes ;[Note : Idoménée : Roi de Crète, petit fils de Minos II et fils d'un Deucalion, qui régna sur la Crète, fut un des héros qui se distinguèrent le plus au siège de Troie. [B] ]Le bras d'Idoménée au sein d'un fils plongé.Je vois Agamemnon dans Argos égorgé, Des adultères mains d'une épouse égarée ;Et dans des noeuds sanglants au supplice livrée,Hélène, qui de Troie a causé le revers,Expier sa beauté, fatale à l'univers.Et toi, perfide Ulysse, après avoir sur l'onde Traîné, dix ans entiers, ta flotte vagabonde,À travers les dangers, rendu dans ton pays,Va présenter ta tête au glaive de ton fils.Ô Dieux, ne trompez pas une si douce attente.Je meurs, dans cet espoir, et tranquille, et contente. Elle se tue.C'en est fait, et j'attends au séjour du trépas Tous les Grecs, qui bientôt y viendront sur mes pas. CALCHAS. Achille est satisfait, et sa tombe est calmée.J'entends souffler les vents sur la mer ranimée ;Allons donc à Pyrrhus épargner des forfaits, Et d'un départ trop lent achever les apprêts. ==================================================