******************************************************** DC.Title = LE CIBISME. PREMIER DIALOGUE, SUR LES AFFAIRES DU TEMPS. DC.Author = LE NOBLE, Eustache DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Dialogue DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 08/05/2020 à 13:18:11. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/LENOBLE_CIBISME.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LE CIBISME PREMIER DIALOGUE SUR LES AFFAIRES DU TEMPS M. DC. LXXXIX. ACTEURS [MARFORIO]. [PASQUIN]. LE CIBISME *** PASQUIN. Marforio ! Marfotio ! Hola ho ! Marfotio. MARFORIO. À qui diable en as-tu, mon pauvre Pasquin ? Tu cries comme un aveugle qui a perdu son bâton, et comme si j'étais aussi sourd pour toi que l'est le Saint-Père à tout ce qu'on lui dit de la part de son Fils Aîné. PASQUIN. Il s'en faut bien que je ne crie aussi fort que les Colporteurs de Paris : ne les entends-tu pas d'ici ? Ma foi sa Béatitude aura beau rabaisser sur ses oreilles les oreillettes de sa calotte Pontificale, et Son Éminence Génoise lui fournir du coton pour les étouper, il sera bien endormi ou bien perclus du timbre auriculaire, s'il n'entend pas les cris de la Déclaration d'une Guerre qui va désoler le Christianisme, et dont ce bonhomme est l'unique Boute-feu. MARFORIO. Quoi ! La Guerre est déclarée ? PASQUIN. Il a bien fallu que le Roi de France ait prévenu les maux dont la Ligue d'Ausbourg menaçait sa Couronne. Il a donc par droit d'une juste défense déclaré la Guerre à Maître Léopol[d]-Ignace, et l'a entamée en même-temps, car dire et faire est la même chose chez les Français. Je t'avais toujours bien dit que la conduite hétéroclite du Bonhomme et son concert avec les Protestants, aboutirait-là. Voilà l'effet des bons conseils de Cibo. La faiblesse du Bonhomme incapable de gouverner soi-même, n'a de mouvement que ce que cinq ou si Génois passionnés qui l'obsèdent, lui en donnent : il est entre leurs mains comme ces marionnettes que notre confrère le satirique Horace appelle Nervis alienis mobile lignum : c'est une souche de bois qui ne s'ébranle qu'au gré du bateleur qui remue les petites cordes qui en font frétiller les bras et les jambes. Enfin je vois bien que ses Gouverneurs veulent qu'il justifie avant que de mourir la devise que le Rébus des prétendues Prophéties de Malachie lui attribue : tu sais que c'est Bellua insatiabilis, Bête insatiable. MARFORIO. Eh ! Ne te souviens tu pas que nous en publiâmes l'accomplissement, lorsque le voyant abandonné à la conduite de Cibo son inséparable Pédagogue, nous dîmes en faisant l'allusion du nom de ce Cardinal, qui en nôtre langue signifie de la viande : Veramente questo Pontefice ? Una Bellua insatiabile, che mai non può esser senza Cibo : Ce Pontife, disions nous, est véritablement une Bête insatiable, puisqu'il n'est jamais sans Cibo, c'est à dire sans viande ? PASQUIN. Oh ! Voilà une belle explication ; et moi je te dis que le Prophète Malachie a voulu dire que ce Pape aurait l'âme insatiable de sang, et que n'étant pas rassasié selon ses désirs du sang Ottoman, il veut tâter de celui des Chrétiens, donc il périra peut-être plus d'un million, par la Guerre fatale que son caprice opiniâtre vient d'allumer. MARFORIO. Mais on disait que c'était un Bonhomme, si dévot, et qui renvoie tout le monde au pied du Crucifix, dont il fait son pilier des Consultations. PASQUIN. C'est fort bien fait, quand une véritable et sincère piété y conduit le coeur du consultant ; mais lorsque l'on ne le fait que par grimace, le Crucifix est muet, et notre Bonhomme ne trouve à ce pilier pour tous avocats consultants, qu'une troupe Ligurum Ligutientiem, je veux dire de parasites Génois qui abusent de sa facilité. MARFORIO. Cependant, mon cher Pasquin, tu n'ôteras pas de l'esprit des peuples que ce ne soit un dévot à vingt deux carats au moins. PASQUIN. Tu devais dire tout d'un coup à vingt-quatre carats, pour n'y laisser aucun mauvais aloi. Mais, mon cher Marforio, il faut bien distinguer le masque du visage, l'hypocrite du vrai Dévot, le Chrétien sincère, de celui qui n'en a que les apparences trompeuses. Veux-tu connaître par des caractères certains et par une pierre de touche infaillible si la dévotion d'un homme est de pur or, regarde s'il est humble ; s'il a de la mansuétude, si dans toute sa conduite il conserve une grande égalité d'âme, s'il aime la paix, et enfin s'il est détaché de tout esprit de vengeance. Car tout hypocrite est orgueilleux, inflexible, partial, semant la discorde, et surtout vindicatif. Examinons sur ces principes la conduite de nôtre Innocent : commençons par l'humilité, et sans entrer dans toutes les actions qu'on pourrait citer n'en prenons qu'une. Y eut-il jamais un orgueil plus indigne du Vicaire de Jésus-Christ, que de refuser avec un mépris superbe une Lettre respectueuse écrite de la propre main du Fils Aîné de l'Église, que ce grand et sage Prince lui envoyait en confidence par un exprès ? MARFORIO. Il ne faut pas douter que cette action ne soit d'une arrogance insupportable, et bien contraire à l'esprit avec lequel j'ai oui dire que Saint Grégoire avait autrefois parlé à l'Empereur Maurice ; mais aussi Saint Grégoire était un véritable dévot, et véritable Vicaire de Jésus-Christ, qui bien loin de s'abandonner à cet orgueil, qui est l'apanage de Lucifer, ne se qualifiait que du nom de serviteur indigne, de poudre et de vermisseau dans une Lettre qu'il écrivit à cet Empereur, et qu'il appelle son Seigneur. Ego, dit-il, pietatis vestrae indignus samulus Dominis meis loquens quia sum nisi pulvis et vermis ? Moi, dit- il, un digne serviteur de vôtre piété, quand je parle à mes Maîtres, qui suis-je, sinon un peu de poudre et un petit vermisseau ? PASQUIN. Tu vois donc bien que notre Innocent n'a pas un seul petit grain de l'humilité de Saint Grégoire : et si nous passons à la mansuétude, où trouverons-nous dans ce Pontife des marques de cette vertu ? Que l'exemple et les prédications de Jésus-Christ lui commandent dans tant d'endroits de l'Évangile, et dont David se glorifiait devant Dieu comme de la vertu la plus agréable à son souvenir : Memento David, et omnis mansuetudinis ejus ; Seigneur, souviens-toi de David, et de sa douceur. Cependant y a-t-il jamais eu de Pape qui ait été d'une dureté plus capricieuse, ni plus inflexible que notre Bonhomme ? MARFORIO. Je t'avoue encor celui-là : le Bonhomme n'a aucune mansuétude, il est d'une Misocarie sans exemple. PASQUIN. Tu veux dire par ce mot écorché du Grec qu'il a une aversion insupportable à faire aucune grâce. Cependant il n'a pas sur cela être égalité d'âme et de conduite, qui est la vertu qui nous approche le plus de cet immuable Créateur qui nous a faits à son image ; toutes ses actions ne sont-elles pas d'une inégalité qui fait bien voir que jamais elles n'ont été fondées sur l'inébranlable et solide pierre du Christianisme, puisque dans toutes les occasions on l'a vu d'un côté refuser jusqu'aux moindres grâces à la France avec une inflexible rigidité, masquée du faux voile d'une piété scrupuleuse, et dans le même-temps se démentant soi-même par une contrariété de conduite qui ne peut partir de l'esprit immuable de Dieu, mais de la pure inconstance de l'esprit de l'homme, et renverse tous les Canons pour élever par une Dispense abusive et simoniaque à la dignité Archiépiscopale de Cologne, un enfant de dix-sept ans, qui n'a ni inclination, ni qualités , ni capacité pour être dans cet âge le Successeur des Apôtres, et le préfère à un prélat d'un âge mûr, prêtre, cardinal, d'une capacité consommée, d'un mérite éprouvé, choisi pour Coadjuteur, et nommé à la pluralité des voix. Y eut-il jamais une inégalité de conduite plus blâmable ? MARFORIO. Le blâme que tu lui donnes sur ce chef est fort juste. PASQUIN. Quant à cet amour de la paix que le Sauveur a si particulièrement recommandée à ses Apôtres dans son dernier sermon, et qui semble être le principal devoir de son Vicaire, et du père commun de tous les Chrétiens ; ne m'avoueras-tu pas que notre Bonhomme n'a jamais été conduit de cet esprit de paix qui est l'esprit de Dieu, puisqu'au lieu de paître paisiblement ses ouailles, il les conduit a la boucherie par son caprice opiniâtre, et par la haine aveugle qu'il a injustement conçue contre la France, et que fomentent ses Ministres passionnez : c'est par les mouvements de cette haine qu'ayant entré dans la Ligue d'Ausbourg, il se rend aujourd'hui le Boute-feu d'une furieuse Guerre, qui va verser plus de sang Chrétien qu'il n'en faudrait pour achever la ruine de l'Empire Ottoman ; et le tout par un esprit vindicatif, de ce que la France et ses sages évêques, secondés de tous les illustres Docteurs du Royaume n'ont pas voulu souiller leur pure et ancienne doctrine qui est conforme aux Conciles Oecuméniques de Constance et de Bâle, et à tous les autres que l'Église reconnaît pour universels et légitimes, ni mêler à cette Doctrine pure les rêveries des adulateurs Canonistes Italiens, qui par un renversement de la sainte Théologie, veulent élever le Pape au-dessus des Conciles, et le flatter d'une infaillibilité qui n'appartient qu'à l'Église légitimement assemblée, dont le Pape, comme je l'ai oui dire à un Docteur de Sorbonne, n'est que le membre principal sujet à faillir, et par conséquent a correction. MARFORIO. Et qui est ce Docteur qui osait parler si librement ? PASQUIN. C'était un homme, qui comme on dit, ne se mouchait pas de la main d'un sot, on l'appelait Maître Jean Gerson, inventeur de ces diables de mots de Faillilibilité et Auféribilité du Pape, qui ont tant estomaqué son antipode Bellarmin. J'entendais ce Gerson qui disputant avec un de nos Canonistes, disait que Jésus-Christ n'a jamais dit à Pierre, Je serai avec toi tout seul mais qu'il lui a dit, Quand vous serez deux ou trois assemblés en mon nom je serai au milieu de vous ; et, ajoûtait il, quand il a voulu donner son Saint-Esprit qui est l'Esprit de vérité et d'infaillibilité qui demeurera avec l'Église jusqu'à la fin des siècles, il ne dit pas à Pierre, Je prierai pour toi mon Père, et il te donnera un autre Paraclet pour demeurer avec toi ; mais il dît en parlant à tous, Je prierai et il vous donnera pour demeurer avec vous ; Rogabo Patrem, et alium Paracletum dabit vobis, ut maveat vubiscum in aternum Spititum vetitatis. Et il ne s'adresse pas à Pierre seul pour lui dire, Reçois le Saint-Esprit : mais il le donne à tous les Apôtres assemblés leur disant, Accipite Spiritum sanctum. Ainsi l'esprit de Vérité et d'infaillibilité a été donné à l'Église et non pas à Saint Pierre seul. Il remarquait même que quand Jésus-Christ a dit qu'il sérait au milieu de deux ou trois assemblés en son nom, il a par ces mots expressément exclu le singulier, parce que Omnis Pontifez ex hominibus assumptus circumdatus est infirmitate, potestque et saliere et falli : Tout Pape est choisi d'entre les hommes, et environné d'infirmités, et ainsi il peut tromper et être trompé. MARFORIO. Potte de froc, compère Pasquin , comme tu jases pour avoir une fols entendu parler un Docteur, tu en as bien retenu ; mais ne crains tu point la sainte et redoutable Inquisition ? Tu n'es pas ici dsus l'ombre de ces vieilles Libertés de l'Église dans lesquelles la Gallicane s'est maintenue plus exactement que les autres. Cependant tu m'as presque entièrement persuadé que notre Bonhomme n'a jamais été qu'un hypocrite, puisqu'il n'a ni l'humilité, ni la douceur, ni l'égalité de conduite, ni l'esprit de Paix, ni le détachement de vengeance, qui sont les marques infaillibles de la vraie piété Chrétienne, et qu'au contraire étant sur tout vindicatif comme le sont tous les faux dévots, sa dévotion affectée n'est qu'une pure illusion, et ses redites continuelles qu'il va prendre conseil au pieds du Crucifix, ne sont que les grimaces étudiées d'une forfanterie hypocrite, pour amuser les dupes, tromper les hommes ; et se moquer de Dieu. PASQUIN. Je te ferais rire, si tandis que personne ne nous écoute, du moins à ce qu'il me semble, je te contais de quelle manière ce fils de riche banquier, après s'être fait de soldat un Monsignor à soutane pavonazze, passa parla porte Simone pour acheter de Dame Olympe, qui en ce temps là était une grande dégraisseuse et vendeuse de chapeaux, la teinture dont il rougit le sien : je t'expliquerais l'adresse qu'il avait de perdre avec elle son argent à la grand' prime, et le grand bassin d'or qui fit apercevoir à la Cognata que ce Monsignor voulait être Cardinal, et mille autres présents qui la portèrent enfin à effacer de sa propre main un nora sur la liste de ceux que le Cognato Innocent X avait destinés à la Pourpre en 1645 pour y substituer celui d'Odescalehi à qui ce Pape ne songeait pas. MARFORIO. Tout le monde sait bien qu'il acheta à beaux deniers comptants de Dona Olimpia un des Chapeaux dont elle faisait commerce public tandis qu'elle régenta le Pontificat. On sait aussi que la dureté inflexible qu'il faisait paraître dans toutes les affaires qui se traitaient aux Congrégations où il fut admis, qui chez les sots passait pour une vertueuse fermeté, et chez les sages pour une opiniâtreté bizarre, le vit appeler le Cardinal Non fi puè : parce que ces trois monosyllabes, qui signifient Cela ne se peut, étaient l'unique réponse que tous les raisonnements du monde pouvaient tirer de son intraitable Éminence, lorsqu'elle avait chaussé quelque chose sous sa calotte rouge. Mais je m'étonne qu'étant d'un caractère aussi dur, il ait pu gagner les suffrages du sacré Collège pour arrivée au Souverain Pontificat. PASQUIN. [Note : Benedetto Odescalchi (1611-1689), 238ème pape sous le nom d'Innocent XI.]Oh ! Pour cela je te le dirai bien, car j'en sais tout le fin. Ce fut un tour d'adresse de Cibo, qui ne pouvant lui-même parvenir au Pontificat par les obstacles que lui faisaient sa qualité de Prince de Masse, les traverses du Grand Duc, et l'appréhension qu'eut la Cour de Rome que pour enrichir ses parents il ne ruinât l'État, prit le parti de faire tomber la Tiare sur la tête d'Odescalchi son camarade de promotion, avec lequel il fit un traité secret, que celui des deux qui serait Pape prendrait l'autre pour son principal Ministre. MARFORIO. Oui, mais comme Odescalehi était né sujet du Roi d'Espagne, il devait avoir une exclusion formelle du côté de la France ; comment purent-ils vaincre un obstacle si essentiel ? PASQUIN. Il me serait aise de te découvrir par quelles humiliations hypocrites, et par quelles fausses protestations ils en vinrent à bout, mais c'est un mystère dont certaines raisons m'empêchent de parler tout haut : le Duc de Chaunes t'en dirait bien sur ce chapitre ; il suffit que du côté de la France on eut trop de bonté, trop de crédulité, et trop de facilité à consentir à l'élévation d'un Espagnol sur le Trône de l'Eglise, et si l'on avait cru le Cardinal Grimaldi, qui mieux que qui que soit connaissait le fond de l'âme du Pelerin, il serait encor le Cardinal Non se puè. L'obstacle de la France ayant été surmonté bien plus facilement qu'ils ne l'avaient espérés Cibo qui est bien un autre intriguant qu'Odescalehi, gagna l'escadron volant, qui était sans difficulté le plus puissant dans ce Conclave, et quoi que cet escadron joint à la faction des créatures d'Innocent X n'eût pas assez de voix pour l'inclusion, en ayant plus qu'il n'en fallait pour l'exclusion, et refusant tout autre, ils forcèrent enfin le reste des factions à concourir à leurs suffrages au choix de ce Cardinal, et ils s'y rendirent assez facilement, parce que tu sais que la plupart des hommes sont trompés par les fausses lueurs dont l'hypocrisie a l'adresse d'éblouir les yeux. Sa Baquetonerie qui est une quintessence de la dissimulation assaisonnée de piété, donnait à tous ses défauts une couleur de vertu qui abusa ses frères, d'autant plus aisément qu'il faut avouer que ses moeurs étaient assez irrépréhensibles, et qu'il les flatta de l'anéantissement du népotisme qui a tant de fois asservi le sacré Collège à l'esclavage d'un jeune Cardinal. MARFORIO. Il leur a tenu parole , mais ce n'était que l'exécution du Traité que tu dis qu'il avait fait avec Cibo, qui ne travailla à son élévation qu'après avoir stipulé qu'il aurait sous lui toute l'administration des affaires, et qu'ainsi ce Bonhomme serait Pape de nom et lui d'effet. PASQUIN. Je crois qu'il n'a pas eu de peine à se résoudre à l'abolissement du népotisme, par cette indifférence que lui donnait pour son propre sang l'habitude de cette stoïcité farouche qu'il avait contractée pendant son Cardinalat. MARFORIO. Ne t'imagine pas qu'il soit insensible â la voix du sang : je trouve au contraire qu'il a sur ce chapitre une Politique plus fine que celle de tous ses prédécesseurs, puisque nous voyons que son neveu Dom Livio tire toute l'utilité du népotisme sans s'exposer aux peines et aux chagrins qui sont inséparables de l'administration, étant public que par la faveur de son oncle il a déjà acquis plus de deux millions de Ducats, et qu'il est prêt d'obtenir un Grandat d'Espagne pour le paiement de la bulle simoniaque d'éligibilité du Prince Clément, qu'il a négociée et obtenue du Saint-Père dans la vue de ce Grandat. Mais parlons ici franchement, crois tu, mon cher Pasquin, que l'Église se trouve mieux du cibisme que du népotisme, c'est à dire du gouvernement et du ministère d'un vieux Cibo que d'un jeune neveu ? Je suis au contraire persuadé que les neveux des Papes qui par les noeuds du sang ont intérêt de conserver la gloire de leur Oncle, et qui pour eux-mêmes ont de grandes vues d'ambition et de fortune qu'il faut établir sous le Règne court d'un vieillard, sont obligés de se ménager avec toutes les Puissances de l'Europe pour n'être pas traversés dans leur nouvelle Grandeur, ou détruits par l'élévation d'un successeur contraire à leurs intérêts, et par cette raison tant que dure le Pontificat de leur Oncle ils se font un capital d'ouvrir la porte des grâces d'entretenir la Paix entre les Princes, de calmer les aigreurs qui peuvent survenir, et enfin de trouver des expédients pour contenter tout le monde ; au lieu qu'un vieux Cibo qui n'a de liaison avec le Pape qu'en ce qu'il s'est rendu le maître absolu de son esprit, et qui n'a d'autre but que de satisfaire ses passions particulières aux dépens de la gloire de son Maître, le commet mal à propos, et l'engage dans des partialités qu'un neveu ne souffrirait point, ainsi bien loin que j'attribue à prudence l' abolissement du Népotisme, je tiens au contraire que rien n'est si utile à maintenir la Paix universelle de la Chrétienté, et la gloire du Pontificat, que d'en confier l'administration à un neveu honnête homme, qui par les attaches du sang est intéressé à la gloire du Gouvernement, et se rend le Médiateur pacifique entre l'Oncle dont il tient toute fa fortune, et les Princes dont l'amitié est utile à ses projets. PASQUIN. II y a du bon et du mauvais à l'un et à l'autre, suivant les sujets que le Pape élève au principal Ministère. Le Cardinal François Barbetin, par son esprit brouillon, brouilla son Oncle avec différents Princes ; et des trois derniers neveux, Chigi a eu une conduite fort inégale, tantôt bonne tantôt mauvaise ; Rospigliosi l'a eut toujours bonne ; et Altiéri n'a rien fait qui vaille. MARFORIO. Oui, mais Cibo fait pis que tous les mauvais neveux, c'est un aveugle qui conduit un borgne. Je dis aveugle par se passion Génoise, puisqu'au lieu de reconnaître comme une grâce insigne la douceur qu'a eue le Roi de France de ne pas pousser à bout, comme il le pouvait, son juste ressentiment, en réunissant à sa Couronne l'Etat de Gênes qui lui appartient à bon titre, et de ce qu'il s'est contenté de paroles dont les Italiens sont fort libéraux, et du pardon que le Doge est venu lui demander pour toute la République : cette Éminence vindicative en conserve un venin mortel dans son coeur, et le ferait volontiers crever comme une bombe, pourvu que les éclats en retombassent sur la France, comme les bombes Françaises ont tombé sur la superbe patrie de ses ancêtres. PASQUIN. Il ne faut pas douter que cette Éminence passionnée qui gouverne nôtre Bonhomme comme un Pédagogue gouverne un enfant, ne soit le mobile de route la mauvaise conduite qu'on a tenue à Rome contre la France sous ce Pontificat, et que non seulement il n'ait fomenté les aigreurs, mais enflammé la bile du Vieillard, pour lui faire faire contre les Français une infinité de choses injustes, sans raison, sans fondement, et sans prudence, et engager dans une Guerre terrible tous les États Chrétiens, afin que durant leur division on fasse, comme il se l'imagine, la Paix avec les Ottomans pour accabler la France : mais si cette Paix ne le fait, comme il est impossible que l'Empereur soutienne longtemps tout à la fois deux Guerres contre le Turc et contre la France, il sera cause que les Infidèles reprendront haleine, rétabliront le désordre de leurs affaires, et dans quelques années quand la tête cessera de leur tourner, viendront reprendre tout ce que les Chrétiens ont miraculeusement gagné sur eux depuis quatre ans. MARFORIO. Ce que tu dis arrivera infailliblement, et dans dix ans, et peut être bien plutôt, nous reverrons le Turc aux portes de Vienne, puisque le Pape empêche que les Chrétiens n'aillent enfoncer celles de Constantinople. C'est une chose étonnante que le grand Mufti des Chrétiens soit l'auteur du salut de l'Empire Ottoman ; qu'il aime mieux voir déchirer les entrailles de l'Église, et armer toute l'Europe contre son Fils Aîné, que d'achever la destruction des Mahométans ; qu'il aime mieux satisfaire à sa passion qu'à son devoir, et aux impulsions de Cibo , qu'aux préceptes de l'Évangile. Et ce qui doit encor plus surprendre les Fidèles, c'est que la haine pernicieuse de ce Pontife soit la récompense des soins qu'à pris le Roi de France pour extirper l'Hérésie de son Royaume, et procurer à celui d'Angleterre les moyens d'y établir la Catholicité. PASQUIN. [Note : Simonie : Convention illicite par laquelle on reçoit une récompense temporelle, une rétribution pécuniaire pour quelque chose de saint et de spirituel, tel que les sacrements, les prières de l'Eglise, les bénéfices, etc. [L]][Note : Clément VII : Jules de Médicis (1478-1834) 219ème pape de 1523 à 1534.]Ah ! Mon cher Marforio, ne le prends pas là : J'avoue que sous les siècles futurs blâmeront avec autant de justice le Pontife d'aujourd'hui, que Clément VII fut blâmé d'avoir par son imprudence perdu l'Angletetre. Mais qui sait si ce Pape en travaillant à la destruction de la Religion Catholique par les facilités qu'il procure au Prince d'Orange d'exécuter l'horrible attentat qu'il a formé, ne travaille point à la satisfaction de son intérieur ? Car si on en juge par ses apparences extérieures, il paraît visiblement que la Religion Catholique est bien éloignée de trouver en lui le Protecteur qu'elle y devrait avoir, puisque depuis que pour le malheur de l'Église 1a Simonie lui a ouvert la porte du Cardinalat, et l'Hypoctisie celle du souverain sacerdoce, il n'a cherché qu'à favoriser tout ce qui se trouve opposé à la Religion Orthodoxe, il a toujours ouvertement protégé le Jansénisme, il tolère et flatte avec une pusillanimité inconcevable le Quiétisme, ce poison subtil qui se coule insensiblement dans les esprits sous le nom d'un apurement raffiné de la dévotion la plus mystérieuse. Et aujourd'hui dans cette Guerre fatale qu'il allume, on le voit avec un scandale inouï, lui qui est le Chef de l'Église Catholique, appuyer le Prince d'Orange contre le rétablissement de la Catholicité en Angleterre, et traverser l'anéantissement de l'Hérésie en France. Car il n'est pas si dépourvu de jugement qu'il ne connaisse bien que la Paix de l'Europe est absolument nécessaire pour le parfait accomplissement du dessein pieux de ces deux Monarques ; il voit bien que la Religion Orthodoxe ne se peut rétablir en Angletetre que dans le calme : c'est une toile que l'ouvrier ne fait que commencer, et que l'inconsidération du Pape détruit dans son commencement : Praecisa est velut à texente, dum adhuc ordirer succidit me. Si ce Pontife avait un grain de Catholicon dans le coeur, commettrait-il toute l'Europe contre la France par le seul mouvement de sa haine qui s'est rendue implacable, et par les transports d'une passion injuste, dans le temps que le Roi d'Angleterre aurait besoin d'être soutenu de toutes les forces de ce Grand Monarque pour s'opposer aux troubles que le Prince d'Orange lui veut susciter au dedans, et à la Guerre qu'il médite au dehors ? Disons donc qu'Odescalehi est sinon véritablement hérétique, du moins le fauteur d'un hérétique, pour s'opposer avec les ennemis de la Foi au rétablissement de la Catholicité en Angleterre, et à l'entière extirpation de l'Hérésie en France. MARFORIO. Hérétique ou fauteur d'Hérétiques, est suivant la Bulle in caena Domini, la même chose en fait de peines Canoniques : ainsi à ce que je vois tu voudrais insinuer, mon cher Pasquin, que comme un Pape est dépapé ipso jure dès le moment qu'il est hérétique, parce qu'il ne peut pas être le Chef de l'Église dans laquelle il n'est plus, aussi le Bonhomme Odescalehi doit être dépapé comme fauteur visible du Prince d'Orange, et son complice contre l'intérêt de l'Église. PASQUIN. [Note : Généthliaque : Qui est relatif à la naissance d'un enfant. Poëme généthliaque. Discours généthliaque. [L]][Note : Surtout : Sorte de vêtement que l'on met sur les autres habits. [L]]Je ne m'expliquerai point de la pensée que j'ai sur la question s'il est dépapable comme Janséniste manifeste, Quiétiste secret, ou uni aux Protestants ou du moins leur Dupe, nous en parlerons un de ces jours, il n'en est pas encor temps, et je ne crois pas de même que cela puisse arriver, quelque juste sujet qu'il y en pût avoir, car il faudrait assembler un Concile, et avant que ce Concile fût assemblé . et cette affaire discutée, le Bonhomme aura un surtout de plomb : car il y a plus de dix ans que j'ai ouï dire au défunt Astrologue Négusanti, lorsqu'il me donna sa figure généthliaque, que suivant ses supputations notre Pontife arriverait à la fin de la treizième année de son Pontificat nec plus ultra, et qu'alors il fera place à quelqu'autre plus sage que lui, pourvu que les Génois ne se rendent pas les plus forts dans le Conclave prochain. MARFORIO. [Note : Buller : Qui est scellé avec le sceau appelé bulle. Bénéfice bullé, bénéfice dont les provisions ne s'expédient à Rome qu'en forme de bulles. [L] Le verbe buller n'est pas identifié dans le Littré]À ce compte nous en aurions encor du moins pour une année : cependant s'il ne vient à résipiscence, ce que je ne crois pas, car plus un opiniâtre vieillit, plus il est opiniâtre, la plupart des Évêchés de France seront privés de Pasteurs, ce qui est d'un grand scandale dans un temps auquel la Religion en a le plus de besoin pour achever l'extirpation de l'Hérèsie. Et je suis sûr que le Bonhomme n'en démordra pas , et qu'il ne Bullera de sa vue aucun Évêque de France. PASQUIN. [Note : Marmouset : Par mépris, jeune homme sans conséquence. [L]][Note : Les membres du concile de Bâle (1431) entrèrent en conflit avec le nouveau pape Eugène V. Il s'ensuivit une série de troubles et de désaccords.]Eh ! Si on voulait en ce pays-là se fâcher tout de bon ; ils savent bien les moyens de se passer des Bulles du Pape sans rompre l'union avec le Saint Siége. Mais ce n'est pas à nous autres petits marmousets de pierre d'entrer dans la discussion de cette matière importante. Quand le Roi de France voudra il fera bien voir au Pape qu'il n'a pas besoin du Concordat pour nommer aux Évêchez : Que les Rois de la première et seconde Race y ont nommé, sans que le ministère du Pape fut lors employé ni pour autoriser ni pour confirmer leurs nominations ; que ce droit lui appartient comme Roi, et comme renfermant tout le peuple en sa seule personne : Que, disent-ils , omnia jura populi in Regem confluunt, tous les droits du peuple sont ramassez dans la personne du Roi, et qu'ainsi la nomination du Roi a la force de l'élection du peuple, de sorte que sans se priver de la nomination qui lui appartient par le droit de sa Couronne, il peut priver l'Évêque de Rome des passe-droits que le Concordat lui a donnés, et en vertu duquel avec un petit morceau de plomb il tire de la France et fait couler dans les coffres de la Chambre Apostolique les veines précieuses de son or le plus pur, par le secret d'une Chimie subtile de l'invention de Léon X et dont Géber tout habile chimiste qu'il était n'aurait pas eu l'esprit de s'aviser. Il ne faut pas douter que si la dureté de ce Pontificat ne cesse bientôt, l'Eglise Gallicane ne prenne dans un Concile National les sages résolutions et les mesures nécessaires pour mettre fin au scandale effroyable que cause le refus injuste des Bulles de près de quarante Évêques , tandis que ce Pape partial et visiblement passionné, confirme par un abus manifeste de son autorité, et contre la disposition précise des Canons du Concile de Bâle, l'élection nulle et abusive d'un Enfant qui n'est nec aetatis legitimae, nec moribus gravis, nec litterarum scientia praeditus , nec in sacris ordinibus constitus, nec aliàs idoneus, qui font les qualités que ce Concile demande indispensablement pour rendre un sujet éligible à l'Épiscopat. MARFORIO. [Note : Bellarmino, Roberto (1542-1621) : Cardinal jésuite italien. Il combattit l'héliocentrisme de Galillée et la doctrine protestante par des controverses qui lui valurent l'estime de ses opposants. Il a été sanctifié en 1931.]Une dispense ne supplée-t-elle pas à tout. Toutes ces autorités et ces raisons que tu m'as tantôt alléguées, n'empêchent pas que les Papes ne se prétendent au dessus des Conciles et maîtres de dispenser de tout ce que les Pères ont le plus sagement ordonné. Le savant Bellarmin qui pour arriver à la Pourpre a employé toute sa profonde érudition à étendre cette plénitude de puissance, a poussé les choses plus loin qu'aucun autre ; car j'ai ouï dire qu'écrivant contre ce Jean Gerson dons tu me parlais tantôt, il a eu l'aveuglement de dire que la Sainte Écriture ne donne et n'attribue à l'Église aucune autorité sur le Pape, mais bien au Pape sur l'Eglise : et de cette fausse supposition il en tire une conclusion qui jusqu'alors était inouïe, qui est de dire que non seulement on ne peut pas appeler du Pape au Concile, mais qu'on peut appeler du Concile au Pape. Voici ses paroles originales en Italien : Secondo le Scritture sacre, dit-il, non bavendo la Chiesa potest à veruna sopra il Papa, ne seguita che non si può apellare d'al Papa al Concilio, mà si bene d'al Concilio al Papa. Doctrine scandaleuse, qui a été fortement embrassée par nos Canonistes que les Français appellent Ultramontains, comme voulant dire que souvent ils perdent la tramontane, et suivant lesquels on tient dans Rome pour Hérétiques, Je dis Hérétiques brûlables en vertu de la sainte Inquisition, tous ceux qui n'avouent pas que le Pape par ses dispenses peut faire du Canon d'un Concile ce que sans comparaison il ferait de l'étrivière de sa mule, qu'il allonge et raccourcit comme il lui plaît pour la faire venir à son point. PASQUIN. Cette Doctrine de nos Canonistes Ultramontains est aussi ridicule que la comparaison que tu viens d'apporter. MARFORIO. [Note : Zozime : Il fut le 41ème pape entre 18 mars 417 et le 26 décembre 418.]Je sais bien qu'autrefois les Papes eus-mêmes n'avaient pas cette opinion, et on m'a fait voir il y a longtemps une Lettre du Pape Zozime qu'il écrivit aux Évêques de France, et dans laquelle il s'avoue inférieur aux Conciles, puis qu'il dit que l'autorité du Saint-Siège ne peut tien établir ni rien changer contre ce que les Conciles ont statue, Contra statuta Patrum aliquid condere vel mutare, dit-il, net hujus quidem valet Sedis autotitas. On m'apprit en même temps que les Pères de l'Église Africaine, entre lesquels était Saint Augustin, écrivirent au Pape Célestin, qu'il n'est pas croyable que Dieu donne à un seul homme la droiture des décisions, et qu'il la refuse à un nombre innombrable de Pères assemblés en un Concile : Non esse credibile, disaient-ils, unicuilibet inspirare examinis justitiam, et innumeris congregatis in Concilium illam denegare. Mais les Canonistes Italiens se moquent de ces saintes autorités,et ont renversé l'ancienne Doctrine pour établir l'infaillibilité singulière du Pape, contre les propres paroles de Jésus-Christ qui n'a promis de se trouver qu'au milieu de plusieurs assemblés en son nom. PASQUIN. II est vrai que c'est le sentiment d'Ultramontains, mais il est bien différent du sentiment Orthodoxe dans lequel sont demeurés constamment les Docteurs Français : ils savent jusqu'où doit s'étendre la plénitude de puissance du Pontife Romain en qualité de Chef ministériel de l'Eglise ; ils ont une vénération profonde et une soumission filiale pour le Successeur de la Chaire de Saint-Pierre, et pour le premier d'entre les Évêques ses frères : ils le regardent comme le Père commun des Chrétiens par la primauté que Jésus-Christ établit en la personne du premier des Apôtres, pour marquer l'unité de l'Église ; car ils disent que les clefs ont été données à toute l'Église pour être ministériellement exercées par un seul ; Claves toti Ecclesiae datae, ut per unum ministerialiter exercerentur. Les François qui sont les véritables enfants et non pas les esclaves idolâtres du Siège de Rome, savent parfaitement distinguer le Chef essentiel du Chef ministériel, et n'en confondent point les attributs ; ils reconnaissent Jésus-Christ non seulement infaillible et impeccable, mais encore infiniment au dessus de l'Église comme l'époux est au dessus de l'épouse, mais ils tiennent avec les Conciles de Constance et de Bâle pour Hérétiques tous ceux qui par une lâche et honteuse flatrerie attribuent au Chef ministériel ce qui n'appartient qu'au Chef essentiel, et qui par cette criminelle confusion ont osé dire que cette tête ministérielle est plus que tout le Corps dont elle ne fait que partie. Le Concile assemblé est le véritable Corps entier de l'Église, l'Evêque de Rome n'en est que le Chef, et il est ridicule de prétendre que le Chef, soit lui seul plus que le Corps entier qui comprend tout ensemble et le chef et les membres : le Pape ne peut être sans l'Église ni hors l'Église, mais l'Église à chaque mutation de Pontificat subsiste sans Pape. L'Église légitiment assemblée étant donc incontestablement plus que n'est le Pape, le Pape n'est pas en droit de changer ni d'altérer un seul point des Canons des Conciles, comme Zozime l'avoue dans la Lettre dont tu m'as parlé, et que le Pape Grégoire a confirmée, lorsqu'il a dit, que qui ose présumer de délier ce que les Canons ont lié, ou lier ce qu'ils ont délié, de détruit soi-même et non pas le Canon : St et non illa destruit, quisquis praesumit solvere quos religant aut ligare quos solvunt. Ainsi les Papes ne peuvent donner aucune dispense contre les décisions des Conciles, si les Conciles ne leur en ont réservé la faculté pour la donner suivant l'exigence des cas, et dans les choses qui ne touchent point le fond de la Doctrine et qui sont justes : car comme Saint Bernard dit sur le fait des dispenses. Nous n'empêchons pas le Pape de dispenser, mais de dissiper : Prohibes dispensare, non sed dissipare ; non sum tam rudis, ajoute-t-il, ut ignorem vos posites dispensatores sed in adificationem, non in destructionem : Je ne suis pas si ignorant que je ne sache qu'on vous a établi dispensateur, mais c'est pour l'édification et non pas pour la destruction. Et ensuite lorsqu'il veut expliquer quelle dispense est licite, ce même Saint en parlant du Pape Eugène qui avait été son Moine, lui dit, qu'elle n'est excusable que quand la nécessité y contraint, et Jouable que quand l'utilité la provoque mais une utilité publique et non pas une Utilité particulière : Ubi necessitas urget excusabilis dispensatio est, ubi utilitas provocat : dispensatio laudabilis, Militas dico communis non propria. Appliquons ce sentiment de Saint Bernard au fait dont il s'agit pour l'Archevêchê de Cologne, et disons que le Pape n'a pu renverser les Canons pour satisfaire à sa passion particulière, essayant de rendre inutile et caduque l'élection légitime d'un Cardinal, Prêtre, Prélat, Doyen de l'Eglise, rempli d'un mérite exquis, choisi Coadjuteur par les voeux unanimes de l'Archevêque et du Chapitre, et nommé à la pluralité des voix, pour lui préférer au scandale de toute l'Église, un enfant qui n'a pas une seule des qualités requises pour cette place, quoi qu'il en ait une infinité d'excellentes pour soutenir un jour avec splendeur la gloire du sang illustre dont il est sorti ; et qu'il le fait par une dispense qui n'a point cette utilité ni cette nécessité que demande Saint Bernard pour la rendre louable et excusable, et que le Pape n'a pas donnée pro utilitate communi sed propria, qui est d'avoir un Grandat d'Espagne ou une qualité de Prince de l'Empire pour Dom Livio son neveu pour le prix de cette dispense, qui par conséquent est simoniaque, de sorte que cette dispense d'éligibilité étant abusive, l'élection faite en conséquence est nulle et la confirmation insoutenable, et le Cardinal bien fondé de se maintenir par toutes voies, et ses protecteurs ont raison de résister ouvertement à un abus qui trouble l'Europe, et qui allume une Guerre furieuse entre les Princes Chrétiens. Je dis même que cette résistance est juste au sentiment de Bellarmin lui-même, quoi que le plus passionné désenfeur de l'autorité Papale, puisque dans un de ses ouvrages, à la lecture duquel je me suis une fois trouvé, j'entendis qu'il disait ces mots ; Licet redistere Pontifici turbanti Rempublicam et multemugis si Ecclesiam destruere nitetur, licet inquam ei resistere non faciendo quod jubet impidiendo ne exequatur voluntatem suam. Il est permis, dit-il, de résister au Pape lorsqu'il trouble la République Chrétienne, et encor plus lorsqu'il travaille à détruire l'Eglise, il est, dis-je, permis de lui résister en ne faisant pas ce qu'il commande et empêchant que ses volontés n'aient leur effet. Et en même-temps on cita une autorité de Caétan toute conforme à ce sentiment, puis qu'il dit : Abusui potestatis ejus qui destruit, obviam eant congruis remediis, non obediendo in malis, non adulando, non tacenda, sed arguendo, et advocando, illustres ad increpandum exemplo Pauli. Il faut, dit-il, s'opposer à celui qui abuse de sa puissance dans le dessein de détruire l'Église, et employer à cet effet tous les remèdes convenables, ne lui obéissant pas en ce qu'il ordonne de mal, ne le flattant point, ne se taisant point, mais le reprenant, et appelant à son secours les personnes les plus éminentes pour le reprendre à l'exemple de Saint Paul. Aussi est-il indubitable que sur l'appel qui sera interjette de cette procédure ; le premier futur Concile légitimement assemblé infirmera cette contravention manifeste aux Saints Canons, et approuvera la juste protection que la France a donnée aux droits invincibles du véritable Électeur, qui ne reçoit cette insulte de la part du Pape que parce qu'il est dans les bonnes grâces du Roi, et se trouve par là enveloppé dans la haine universelle que le Palais Apostolique a conçue contre tous ceux qui entrent en quelque manière dans les intérêts de la France. MARFORIO. L'on ne peut pas douter que la décision de Rome en faveur de cet Enfant ne soit le décret d'un Juge visiblement prévenu de passion. Mais en voulant conserver le Bonnet Électoral, j'ai bien peur que la résistance toute juste qu'elle est n'attire sur le Chapeau Rouge les derniers effets de la colère du Vatican. Notre Bonhomme depuis ces troubles a tellement contracté l'habitude de lancer indiscrètement ses foudres, qu'il pourra bien répondre d'un coup de carabine Apostolique au premier coup de canon qu'on voudrait tirer sur Cologne. Si la tête sacrée de l'Ambassadeur de France à l'ombre des lauriers de son Maître, n'a pu trouver un asile contre ces foudres Bruts, si pour avoir communié on a voulu lui faire accroire qu'il était excommunié ; il ne faut pas douter que pas la régie Abyssus abyssum invocat, on ne lâche quelque Bombe du Vatican sur la forteresse de Bonn, sur le Cardinal, et sur ses Postulants. PASQUIN. La question est de savoir si ces bombes seraient une opération conforme aux intentions de celui qui les lancerait. J'ai bien peur qu'elles ne fussent de celles qui crèvent à la gueule du mortier, et qui font plus de mal au nombardier qu'à ceux sur qui on prétend les envoyer. Car à parler franchement entre nous, les foudres apostoliques ne se peuvent employer sans abus pour les matières temporelles, l'Excommunication injuste retombe sur la tête de celui qui l'a prononcée et quand par un brocard de Cour de Rome on dit que toute excommunication est à craindre, c'est-à-dire pour celui qui la lance, ou pour celui qui en est l'objet ; car si elle est juste et de droit, l'excommunié en souffre le lien, mais si elle est injuste, nulle et abusive, enfantée par la passion d'un Pape comme celle dont est armée sa Bulle touchant les franchises du quartier, qui est matière pure temporelle, et dans laquelle il a voulu envelopper un inexcommuniable Ambassadeur, il est indubitable que c'est le Pape lui-même qui en porte la peine éternelle et la confusion temporelle, et principalement lorsqu'elle opère le scandale des Chrétiens, et la dissolution de la Paix de l'Église, et qu'elle n'a pour motif que la haine, la passion et la vengeance, le Pape ayant agi en cette occasion comme s'il avait voulu s'appliquer le pas sage de Jérémie, et en confirmer ou accomplir en sa personne la terrible Prophétie : Constitui te hodie super Gentes et Regna us cellas, et destruas, disperdas : Je t'ai établi sur toutes les Nations, et sur tous les Royaumes, afin que tu arraches, que tu détruises, et que tu ruines tout. MARFORIO. L'on ne peut pas nier qu'un Pape ne tombe dans un grand péché, et qu'il ne soit éternellement blâmable lorsqu'il sème la discorde entre les Princes Chrétiens dont il est le Père commun. C'est comme un Père de famille qui au lieu d'accorder ses enfants, mettrait entre leurs mains des épées nues, et les exciterait à s'entretuer. PASQUIN. Tu sais les troubles scandaleux que Grégoire VII excita par les foudres dont il fut le premier qui abusa. Ce fut lui qui par Bulle expresse se réserva le nom de Pape qui était commun à tous les Évêques, afin de se distinguer par ce titre singulier, et ne pouvant contenir son ambition dans les seules bornes de la spiritualité, il entreprit le premier sur le temporel des Princes en excommuniant l'Empereur Henri IV. Mais aussi as-tu peut être lu dans Sigebert comme ce Pontife mourut misérablement dans Salerne, et qu'avant que d'expirer il confessa publiquement son péché, avouant qu'il avait très grièvement offensé Dieu et failli dans sa charge Pastorale, puisqu'à la suscitation du Diable, ce sont les termes dont il se servit, il avait par haine et par colère ému entre le genre humain de grands troubles et de sanglantes Guerres : et après cette confession de son cri me, il dépêcha un Cardinal à l'Empereur et à l'Eglise Germanique lors assemblée, qui de sa part leur demanda publiquement pardon, et leva toutes les injustes excommunications qu'il avait prononcées. Boniface VIII eut encore un plus mauvais succès dans sa passion contre Philippe le Bel. On a fait des livres entiers de ce qui se passa entre eux : et ce Pontife qui voulait s'arroger injustement une toute puissance temporelle et spirituelle, et joindre l'Empire Universel au premier Sacerdoce ; après avoir écrit à ce bon et pieux Roi la Lettre, ou pour mieux dire le Bref orgueilleux donné au Palais de Latran les Nones de Décembre l'an sept de son Pontificat, en reçût une courte et sèche réponse qui se trouve imprimée en une infinité de recueils qui ont été faits sur cette matière. MARFORIO. [Note : La Bulle Unam Sanctam date de 18 novembre 1302, elle impose la suprématie de de l'Église sur l'État.]Fais-moi l'amitié de me dire le contenu de cette Lettre qui fit lors tant de bruit, et qui fut cause de l'extravagante Decrétale Unam sanctam. PASQUIN. Voici les termes de la Lettre que ce bon et sage Roi écuvit à ce Pape extravagant.PHILIPPUS DEI GRATIA FRANCORUM REX.Bonifacio se gcrenti pro íummo Pontisice salutcm modicam , scu nullam.Sciat tua maxima fatuitas, in temporalibus Nos alicui non subesse, Ecclesiarum et Prabendarum vacantium collationem ad Nos jure Regio pertinere, fructus earum nostros satere : collationes à nobis factas et faciendas fore validas in praeteritum et futurum, et earum possessores contra omnes Nos vitiliter tueri Secus autem credentes satuos et dementes reputamus. Datum Parisis , etc. MARFORIO. Dis-moi un peu en Français ce que veut dire cette Lettre. PASQUIN. PHILIPPE PAR LA GRACE DE DIEU, Roi des Français , à Boniface soit disant Souverain Pontife, peu ou point de salut.Sache ta très grande folie qu'au temporel je ne suis soumis à qui que ce soit, que la collation de Bénéfices et Prébendes vacantes m'appartient de droit Royal, et que j'en fais les fruits miens ; Que les collations que j'ai faites et que je ferai seront valables pour le futur et pour le passé et que j'en soutiendrai vigoureusement les possesseurs envers et contre tous, et qui croira le contraire, je le répute fat et insensé. Donné à Paris etc. MARFORIO. Voilà une Lettre d'assez dure digestion pour l'estomac d'un Pape aussi bilieux et aussi rempli d'arrogance qu'était Boniface VIII. PASQUIN. [Note : Décrétale : Lettre et constitution des anciens papes en réponse à des consultations qui leur étaient adressées. [L]][Note : Bulle Meruit : la bulle papale de Clément VII abolit le contenu de la Bulle Unam sanctam de Boniface VIII concernant la France.]Il fit comme tu sais sa Décrétale Unam Sanctam, il amorça tous ses Canons Apostoliques, et les tira fort inutilement ; car l'Église Gallicane toujours ferme sur la base solide de ses Libertés, les Grands du Royaume assemblés, et le peuple en particulier, tous firent admirablement leur devoir , et ce Pape brouillon étant mort comme il avait vécu, Benoît et Clément ses Successeurs plus sages que lui, cassèrent et révoquèrent tout ce qu'il avait fait contre la France et contre ses Libertés, qui furent confirmées par la Bulle Meruit. Un autre Pape s'avisa sous Charles VI, d'envoyer d'autres Bulles d'Excommunication, mais les porteurs furent pris, condamnés, moqués, mitrés de papier, et piloriez : et toutes les fois que les Pontifes ont abusé contre la France d'un foudre de l'atteinte duquel ses Officiers ont toujours été et seront toujours exempts, en a cassé ces Bulles comme nulles et abusives, et on les a mêmes brûlées par la main de l'Exécuteur lorsqu'elles se sont trouvées séditieuses ,et qu'elles attentaient à l'Oint du Seigneur que Dieu a pris sous sa protection immédiate et particulière, quand il a prononcé par la bouche de son Prophète une défense expresse de le toucher. MARFORIO. Je ne serais pas surpris que notre Bonhomme, qui naturellement est bilieux mélancolique, fut en colère contre le Roi de France, s'il lui avait écrit dans les termes que Philippe le Bel écrivit à Boniface ; mais je ne peux pas assez m'étonner de voir ce Bonhomme oublier sa qualité de Père, et s'aveugler d'une haine insurmontable contre le Monarque du monde le plus doux et le plus modéré contre un Roi qui a rassemblé en sa personne toutes les vertus de ses Prédécesseurs ; qui est Pieux, Sage, Bon, Magnanime, Puissant, Victorieux, Heureux ; qui a travaillé avec des soins et une application inconcevable pour la gloire de l'Église, pour la propagation de la foi ; et l'extirpation de l'Hérésie ; qui fait un choix si judicieux des personnes qui sont d'un vrai et solide mérite pour en remplir les évêchés ; qui a anéanti le Jansénisme et aboli le Calvinisme ; qui fait fleurir son Royaume par une police si exacte, que l'harmonie avec laquelle tous les Corps de l'État concourent au bel ordre qu'il a rétabli partout est une image achevée de cette juste harmonie du mouvement des Cieux, qui protège ouvertement et avec tant de piété le Roi d'Angleterre pour le succès glorieux du dessein qu'il a formé de ramener ses trois Royaumes au giron de l'Église, qui préférant l'avantage du Christianisme à son propre intérêt et aux règles d'une juste Politique, a suspendu son bras victorieux pour laisser accroître la Maison d'Autriche des débris de l'Empire Ottoman ; qui touché de l'intercession de même Pape, a bien voulu se contenter des soumissions de la République de Gènes, au lieu de la réunir à sa Couronne dont elle est un fleuron démembré : et je ne m'étonne pas moins qu'un Roi qui a tant mérité de l'Église et du Père commun des Fidèles, se voie traité par le Pape avec tant d'injustice en tant d'occasions, et qu'il conserve non seulement une perpétuelle modération, mais un respect qu'il aurait pu franchir, en séparant dans la personne d'Innocent la qualité de premier Évêque des Chrétiens, de celle de Prince temporel, et partial ennemi de sa Couronne ; il aurait pu comme fît Charles-Quint l'aller renfermer dans le Château Saint-Ange, et faire faire en même temps des Processions pour sa liberté, et peut-être que le Fils aurait fait un grand service au Père, du moins il en aurait fait un considérable à l'Eglise d'éloigner de sa personne les mauvais Ministres qui obsèdent ce bon Vieillard. Mais le Roi a pris un parti tout contraire, et a cru que sa modération et sa patience feraient enfin ressouvenir ce Bonhomme qu'il est le principal Vicaire de Jésus Christ en terre, qui ne lui a donné que des leçons de paix, d'amour et de mansuétude : mais la France n'a pu encore se mettre dans la tête, que la plupart des Papes par une Politique inconcevable, comblent de bénédictions ceux qui comme Charles-Quint leur montrent la verge de fer, et emploient leurs foudres contre ceux qui ne les combattent que de respects et de soumissions. PASQUIN. [Note : Fauteur : Celui, celle qui favorise, protège. [L]]Ce que tu dis n'est que trop vrai ? Cependant je ne pense pas que cette considération fasse changer de conduite à Sa Majesté ; sa vertu qui l'élève infiniment au dessus des Rois, lui inspire bien d'autres sentiments que n'en avait Charles-Quint, et il ne serAIT pas satisfait de soi-même s'il ne triomphait de ses Ennemis que par ses armes, il veut les vaincre de vertu, de sagesse, de modération, et de justice, et jamais il ne sortira des égards respectueux que sa qualité de Fils Aîné de l'Église lui inspire pour la Chaire de Saint-Pierre, quoi qu'il ait lieu de se plaindre à l'Église Universelle, d'un Pontife qui par une conduite qui fait gémir les vrais Chrétiens, se montre le Patron des Jansénistes, le flatteur des Quiétistes, et le Fauteur des Calvinistes, ou du moins la Dupe du Prince d'Orange. MARFORIO. Pasquin, n'en disons pas davantage. Je vois du monde qui vient, et l'on pourrait bien nous dénoncer au Saint Office. Adieu, bonsoir, demain matin quand il n'y aura personne nous recommencerons le Dialogue. PASQUIN. Je le veux bien. Adieu , bonsoir, je m'en vais souper, et demain si nous avons un moment de liberté, je t'expliquerai mes pensées sur l'événement de cette nouvelle Guerre, et nous examinerons en quelle situation se trouvent tous les Potentats de l'Europe. ==================================================