******************************************************** DC.Title = RICHELIEU HOMME DE LETTRES, COMÉDIE. DC.Author = LONGHAYE Georges DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 08/05/2020 à 13:08:09. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/LONGHAYE_RICHELIEU.xml DC.Source = http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5568263j DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** RICHELIEU HOMME DE LETTRES EN UN ACTE ET EN VERS. 1879 TOURS, ALFRED MAME ET FILS, ÉDITEURS PERSONNAGES ARMAND DU PLESSIS, cardinal, duc de RICHELIEU. FRANÇOIS LE MÉTEL, sieur de BOISROBERT, abbé de Châtillon-sur-Seine. PIERRE CORNEILLE, avocat à la table de marbre du parlement de Normandie. JEAN ROTROU. GUILLAUME COLLETET, avocat au parlement de Paris. CLAUDE DE L'ESTOILE, sieur du Saussay. FRANÇOIS MAYNARD, président au présidial d'Aurillac. FRANÇOIS TRISTAN L'HERMITE, gentilhomme de Monsieur. GEORGES DE SCUDÉRY, gouverneur de Notre-Dame-de-la-Garde. JEAN DE MAYRET, domestique du comte de Belin. PIERRE DU RYER, secrétaire du duc de Vendôme. JEAN DESMARETS, sieur de SAINT-SORLIN, conseiller du roi. VALENTIN CONRART, conseiller secrétaire du roi, maison et couronne de France. CLAUDE FAVRE, sieur de VAUGELAS, baron de Peroges, chambellan de Monsieur. JEAN CHAPELAIN. DEUX PAGES. UN HUISSIER. La scène est à Rueil, chez le cardinal. Extrait de "Théâtre chrétien" par le R.P.G. LONGHAYE. pp. 351-382 RICHELIEU, HOMME DE LETTRES SCÈNE I. Richelieu, Boisrobert, Corneille Rotrou, Colletet, L'Estoile assis. RICHELIEU. À toutes ces raisons je ne saurais me rendre,Corneille, et vos écarts ont de quoi me surprendre.Est-ce quelque autre pièce? On ne reconnaît plusMille traits que d'abord nous avions résolus.Le tour est moins piquant, la suite moins exacte, Et vous m'avez, tout franc, gâté mon troisième acte.Qu'en pense Colletet ? COLLETET. Monseigneur a jugé,Et son plan n'était pas pour être ainsi changé. BOISROBERT, hautain. Monsieur Corneille est jeune, et l'esprit, à cet âge,Souffre peu la contrainte où le devoir l'engage. CORNEILLE. Monsieur de Roisrobert, si j'avais quelque tort,En l'expliquant ainsi vous vous tromperiez fort. RICHELIEU. Avouez-le pourtant : votre muse étourdieA rompu tout le fil de cette comédie,Et le genre et le ton qu'il vous a plu garder Avec notre sujet ne peuvent s'accorder.Retrouve-t-on chez vous la galante finesse,Le subtil imbroglio que voulait notre pièce,Ces traits ingénieux, recherchés, délicats,Qu'un parterre idolâtre accueille avec fracas, Ces jeux, ces concetti dont la cour est épriseEt qui vont nous menant de surprise en surprise?Vous êtes froid. - Tenez, relisez donc un peu...Cet endroit... le discours de l'oncle à son neveu. CORNEILLE, lisant. « ... Que sur mon amitié votre esprit se repose. Vous savez que mon coeur est à vous tout entier,Que je vous tiens pour fils et pour seul héritier ;Que, pour vous assurer d'une amour plus sincère,Je quitte le nom d'oncle et prends celui de père,Qu'en vos prospérités j'arrête mes désirs, Qu'à vos contentements j'attache mes plaisirs,Et que, mon sort du vôtre étant inséparable,Je ne puis être heureux et vous voir misérable.Puisque de vos malheurs je sentirais les coups,[Note : Les Thuilleries, comédie des Cinq Auteurs, acte III. Paris, Augustin Courbé, 1642.]Craignez-vous que je fasse un mauvais choix pour vous ? » RICHELIEU. Quel brillant ont ces vers? Quel esprit s'y dévoile?Je les trouve bourgeois, rampants. Et vous, PEstoile? L'ESTOILE. S'il faut à monseigneur dire mon sentiment,J'aimerais dans le style un peu plus d'ornement. BOISROBERT, à Corneille. Votre bonhomme d'oncle et sa prose vulgaire Près de nos courtisans ne réussiront guère. COLLETET. C'est le parler commun qu'en tous lieux on entend. L'ESTOILE. Le dernier honnête homme en pourrait dire autant. ROTROU. Eh ! Messieurs... Permettez, Monseigneur. RICHELIEU. Oui, j'écoute.Vous plaidez pour Corneille ? BOISROBERT. Ah ! Rotrou veut sans doute En courtois chevalier défendre ses amis. ROTROU. Monsieur, j'en ai le droit ! Monseigneur l'a permis. RICHELIEU. Parlez. ROTROU. Je ne prétends que faire une demande.Est-ce donc, après tout, une faute si grandeDe savoir au besoin baisser un peu le ton ? BOISROBERT. Au théâtre, Monsieur, le supporterait-on ? CORNEILLE, vivement. Mais quoi ! blâmerez-vous la fidèle peintureDes inégalités qui sont dans la nature?Le théâtre veut-il qu'on raffine toujours,Qu'on prodigue l'esprit dans les moindres discours ? Et, pour aimer l'éclat, dédaigne-t-il en sommeL'air facile et naïf dont parle un honnête homme? RICHELIEU. Oyez un mot, Corneille, et le retenez bien :C'est que le trop d'esprit ne gâte jamais rien.' CORNEILLE. Mais, Monseigneur... RICHELIEU. Assez. Vos propos sont frivoles. Raisonnons moins, jeune homme, et croyez mes paroles.Votre simplicité n'aura pas de succès.La nature sans fard ne va point aux Français :Ils ont pour ce qui brille une pente trop forte.Qu'y faire? Nos esprits sont tournés de la sorte. Il n'est que l'imprévu pour les bien réjouir,Et, si l'on veut nous plaire, il nous faut éblouir.C'est le bon goût. BOISROBERT, à Corneille. Monsieur, imitez l'Italie ! COLLETET. C'est là qu'on voit fleurir l'élégance polie,Qu'on brode sur un rien des vers ingénieux, Qu'on parle en se jouant le langage des dieux. L'ESTOILE. C'est là qu'il faut chercher lès plus galants modèles. BOISROBERT. Feuilletons nuit et jour en disciples fidèlesEt le libre Tansille, et le tendre Guarin,Et les mille sonnets du cavalier Marin. ROTROU. Oh ! Pour le coup, Monsieur ! BOISROBERT. Le conseil vous offense ? RICHELIEU, à Rotrou. Mais vous qui de Corneille embrassez la défense,Vous confesserez bien, je crois, puisqu'il me sert,Qu'il devait avec nous travailler de concert.Chacun de ces messieurs nous a lu sa partie. La sienne avec le tout devait être assortie :Eh bien! je vous dis, moi, qu'on pourra sans effortEntre ses compagnons le distinguer d'abord. ROTROU. Peut-être... RICHELIEU. Vous faut-il sentir la différence?Colletet voudra bien nous redire, je pense, Les beaux vers qu'il a faits sur le jardin du roi. COLLETET. Monseigneur le commande ? RICHELIEU. Oui, pour l'amour de moi. COLLETET, lisant. « Parterres enrichis d'éternelle peinture,Où les grâces de l'art ont fardé la nature,Que votre abord me plaît! Que vos diversités Me montrent à l'envi d'agréables beautés!C'est avecque plaisir que le ciel vous éclaire.Il semble que l'hiver ait peur de vous déplaire ;L'été n'ose ternir votre aimable verdeur,Et sa flamme pour vous n'a que de la splendeur.' Vieux chênes, vieux sapins dont les pointes chenuesS'éloignent de la terre et s'approchent des nues,Bois, où l'astre du jour, confondant ses rayons,Fait naître cent soleils pour un que nous voyons,Beaux lieux dont la tranquille et plaisante demeure Ne reçoit point d'ennui qu'aussitôt il n'y meure,Vous voir, vous posséder est mon bien le plus doux.[Note : Les Thuilleries, monologue (prologue).]N'est-ce pas être heureux que de vivre chez vous ? » RICHELIEU. Voilà du style enfin : c'est comme il faut écrire,Et Corneille, après tout, n'y saurait contredire. Qu'en pense-t-il? CORNEILLE. Daignez m'en croire, monseigneur :D'applaudir à ces vers je me fais un bonheur. RICHELIEU. Vous avez bonne grâce à louer ceux des autres !Il fallait, à ce compte, y conformer les vôtres. BOISROBERT. Chacun de son esprit fait sortir ce qu'il peut. L'ESTOILE. Au rang de Colletet ne monte pas qui veut. RICHELIEU. Il est vrai que son style a des grâces fleuries,Que l'on ne pouvait mieux peindre les Tuileries,Que chacun de ses vers fait lui seul un tableau.Vous souvient-il, messieurs, de la cane sur l'eau, De la cage aux lions, du bois, delà volière?...S'il nous disait encor cette partie entière ? COLLETET. Pour Dieu ! que monseigneur m'en veuille dispenser.Ces messieurs m'ont ouï, je crains de les lasser. L'ESTOILE. Jamais. RICHELIEU. Non, je le veux, cessez de vous défendre. BOISROBERT, à Colletet. On ne se lasse pas, monsieur, de vous entendre. COLLETET, lisant. « Poursuivant mon chemin par un oblique tourEt côtoyant les murs de ce plaisant séjour,J'ai rencontré des paons dont les divers plumages De la beauté des fleurs sont les vives images;Je les ai vus marcher en superbe appareil,[Note : Les Thuilleries, monologue (prologue).]Exposer leurs miroirs aux rayons du soleil... » RICHELIEU. De quelle exactitude il peint ce tour oblique!Ce vers est à mes yeux d'une élégance unique. L'ESTOILE. De superbe appareil je me sens fort épris, BOISROBERT. Mais surtout leurs miroirs me semble hors de prix. COLLETET, lisant. « J'ai vu d'autres oiseaux de diverse peinture,Dont le vol est borné d'une riche clôture,Démentir par leurs-chants ceux qui, contre raison, Soutiennent qu'il n'est pas d'agréable prison.Dans le ressentiment de leur bonheur extrême,Leurs noeuds leur sont plus doux que la liberté même,Et je crois en effet que ce lieu de plaisir[Note : Les Thuilleries, monologue (prologue).]Ne les retient pas tant que leur propre désir... » BOISROBERT. Parbleu ! Corneille, il faut que cet endroit vous plaise. CORNEILLE. J'en suis ravi. BOISROBERT. Pour moi, je ne me sens pas d'aise. COLLETET, lisant. « À même temps j'ai vu sur le bord d'un ruisseauLa cane s'humecter dans la bourbe de l'eau,D'une voix enrouée et d'un battement d'aile [Note : Les Thuilleries, monologue (prologue).]Animer le canard qui languit auprès d'elle... » RICHELIEU. Ah ! j'estime à ce trait que vous vous surpassez. COLLETET. Monseigneur, c'en est trop. RICHELIEU. Non, ce n'est point assez,Pour que les actions répondent aux paroles,[Note : Ces détails sont historiques. Voir Pellisson, Histoire de l'Académie.]Recevez de ma main ces soixante pistoles. COLLETET. Quoi ! D'un si riche don... RICHELIEU. Je prétends faire voirCe que le vrai mérite a sur moi de pouvoir. COLLETET. Monseigneur est prodigue, et... RICHELIEU. Je ne suis que sage,Et n'ai voulu payer que le dernier passage.Quant au reste, Monsieur, le roi dans son trésor Pour de telles beautés n'aurait point assez d'or. COLLETET. Le ciel me soit témoin que l'honneur de vous plaireDe mon humble Apollon fait le meilleur salaire ! RICHELIEU. Oui, mais je veux de plus qu'on touche en mes bienfaitsDe mon contentement les solides effets. BOISROBERT. Est-il rien si joli que les vers de la cane ? RICHELIEU, à Colletet. Et pourtant j'en reviens à ma vieille chicane.Je vous l'ai déjà dit : au lieu de s'humecter,[Note : Pellisson, Histoire de l'Académie.]À votre place, moi, j'aurais mis barboter. COLLETET. Si Monseigneur y tient, j'obéirai sans doute ; Mais pour ma part... RICHELIEU. Allons, ce changement vous coûte ;Et puisque de plein gré je ne puis l'obtenir,N'en parlons plus. - Je crois qu'il est temps de finir,Boisrobert. BOISROBERT. L'heure approche où doit Votre ÉminenceDonner aux beaux esprits l'ordinaire audience. RICHELIEU. Tous se lèvent.Vous dites vrai. - Messieurs, Conrart va s'y trouver.Je serais devant vous bien aise d'achever.Ce que j'ai résolu touchant l'académie.N'y manquez pas. - D'ailleurs, pour notre comédie,Je réponds du triomphe, et j'attends les bravos Que réserve la cour à vos doctes travaux. L'ESTOILE. La gloire en est à vous. RICHELIEU. Enfin, c'est à merveille,Messieurs. Un seul pourtant... CORNEILLE. Monseigneur... RICHELIEU. Oui, Corneille,De votre procédé je suis mal satisfait.Mon troisième acte est froid, sans couleur, sans effet. Ce genre familier, ce style terre à terreHeurtent trop du sujet le commun caractère;Devant nos courtisans ils ne peuvent passer,Et, pour le trancher net, c'est à recommencer. CORNEILLE. Du moins que monseigneur n'accuse pas mon zèle. Je veux, avant huit jours, d'une forme nouvelle... RICHELIEU. Non, laissez-nous ces vers. S'il les faut rajuster,Quelque autre mieux que vous saura s'en acquitter.Vous le savez, Messieurs : je n'ai point la manieDe plier à mon goût votre libre génie ; Vous ne me voyez point, par un fâcheux travers,Vous imposer mon style et vous dicter mes vers.Votre délicatesse aurait droit de s'en plaindre.Me préserve le ciel de jamais vous contraindre!Mais, sans tenir la bride à vos inventions, J'aime qu'on entre aussi dans mes intentions,Qu'on mette en son travail une ferme conduite,[Note : Le mot est authentique.]Un feu sage et discret, certain esprit de suite,Et que l'on n'aille point, par son humeur trompé,Faire mal à propos le cheval échappé. À Corneille.Vous l'avez fait, Monsieur ; ce mot doit vous suffire.- Jusqu'au revoir, Messieurs. Il sort. SCÈNE II. Corneille, Rotrou, Boisrobert, L'Estoile, Colletet, puis un page. ROTROU, à Corneille. Monseigneur se retireFort mécontent. CORNEILLE. Parbleu ! Je le suis plus que lui. L'ESTOILE, à Colletet, qui compte son argent. Eh bien! tout le Pactole est chez vous aujourd'hui. COLLETET. « Armand, qui pour six vers m'as donné six cents livres, [Note : Ces deux vers sont de Colletet.]Que ne puis-je à ce prix te vendre tous mes livres ! » BOISROBERT. Mais l'on doit à Corneille un mot de compliment. -Monsieur Corneille ! CORNEILLE. Eh bien ! BOISROBERT. Votre Apollon normandN'est pas heureux toujours. CORNEILLE. Il vous semble ? L'ESTOILE. Et que diable !Vous êtes aussi bien d'une audace incroyable, Mon cher. Vit-on jamais pareil original ?Corriger sans façon les plans du Cardinal ! ROTROU. Encor ! BOISROBERT. Monsieur répugne à travailler par ordre :Il a son petit genre et n'en sait pas démordre. CORNEILLE. Chacun de son esprit fait sortir ce qu'il peut, Monsieur de Boisrobert. BOISROBERT. Ah ! Ce trait vous émeut. CORNEILLE. Moi ? Non. Je suis ravi qu'on me rende justice. COLLETET. Mais au moins saurons-nous quel bizarre caprice,Quelle présomption, vous montant au cerveau,Vous oblige à trancher d'un style si nouveau? BOISROBERT. Êtes-vous, s'il vous plaît, docteur en poésie? CORNEILLE. Non, vous l'êtes en vers ainsi qu'en courtoisie. ROTROU, à Corneille. De grâce ! L'ESTOILE. Votre goût va-t-il faire la loi ? CORNEILLE. C'est le vôtre, monsieur, qui doit régner sur moi. BOISROBERT. Comme feu du Perron, seriez-vous d'aventure [Note : Ce titre bizarre fut réellement donné à du Perron par quelques uns de ses contemporains.]Colonel général de la littérature ? CORNEILLE, avec éclat. Çà ! Que me voulez-vous enfin ? Si j'ai souffert... UN PAGE, entrant. Son Éminence attend monsieur de Boisrobert. BOISROBERT, à Corneille. Méditez un conseil qui vous siéra peut-être :Bien fou qui veut avoir plus d'esprit que son maître. Il sort. CORNEILLE. Fort grand merci. SCÈNE III. Corneille, Rotrou, L'Estoile, Colletet. L'ESTOILE. Pour moi... ROTROU. Trêve de vains discours. COLLETET. C'est vrai. Dans les jardins venez faire deux tours,L'Estoile. Nous serons à temps pour l'audience. L'ESTOILE. Retirez quelque fruit de cette expérience,Monsieur Corneille. Adieu. C'est trop nous quereller. COLLETET. Nous vous laissons Rotrou, qui va vous consoler. Il sort avec l'Estoile. SCÈNE IV. Corneille, Rotrou. CORNEILLE. Non, n'y prétendez point. ROTROU. Serait-ce vous déplaire? CORNEILLE. Encouragez plutôt ma trop juste colère.Dites-moi qu'on m'offense et que j'en dois rougir;Dites-moi qu'il est temps enfin de m'affranchir. ROTROU. Vous affranchir ! Comment ? CORNEILLE. Vous devez bien m'entendre. ROTROU. Mais non. CORNEILLE. Vous n'aurez plus le soin de me défendre,Monsieur, ni le chagrin de me voir outragé :Je vais au cardinal demander mon congé. ROTROU. Votre congé ? Vous ? CORNEILLE. Oui, dans ce lieu, tout à l'heure. ROTROU. Oh ! Vous ne ferez pas cet esclandre, ou je meure ! CORNEILLE. Quoi ! vous me conseillez de souffrir plus longtempsDu petit Boisrobert les dédains éclatants !Il faudrait de sa part endurer en silenceTout ce qu'un courtisan peut montrer d'insolence, Et les airs protecteurs et le ton précieuxEt la fatuité dont l'ornèrent les cieux !Que me veut-il d'ailleurs ? Quelle mouche le pique ?Pourquoi contre moi seul déchaîner sa critique ?D'où me vient cet honneur de son inimitié, Ou l'honneur plus amer encor de sa pitié ?Ai-je contre ses vers ameuté la cabale,De ses petits succès improuvé le scandale,Empêché monseigneur de trouver bonnementSa malice agréable et son caquet charmant ? Ai-je troublé jamais sa gloriole extrême,Le gré prodigieux qu'il se sait à lui-mêmeDans le double métier qu'il remplit tour à tourDe suisse du Parnasse et de bouffon de cour ?Trouvez quelque prétexte à sa risible haine. Moi, j'y perds patience et veux rompre ma chaîne. ROTROU. Savez-vous bien, Monsieur, que vous m'étonnez fort? CORNEILLE. Et pourquoi, s'il vous plaît? ROTROU. Dans ce brusque transportJe ne retrouve point l'humeur simple et modeste,Le timide embarras qu'on vous connaît de reste. Vous semblez un autre homme. CORNEILLE. Eh bien! prétendiez-vousQue rien ne dût jamais échauffer mon courroux? ROTROU. Il n'est si douce humeur que l'injure ne lasse;J'en conviens. Mais, monsieur, réfléchissons, de grâce. CORNEILLE. J'ai réfléchi. ROTROU. N'importe. On s'expliquera peu Que Boisrobert vous force à quitter Richelieu ;Et moi tout le premier je ne puis reconnaîtreQue le valet suffise à vous gâter le maître.Quoi ! parce qu'un faquin nous traite avec hauteur,Faut-il rompre en visière à notre bienfaiteur, Abandonner le poste où son choix nous convieEt l'honneur souverain que tout poète envie? CORNEILLE. Et si ce même honneur, que vous semblez priser,M'est un joug importun que je prétends briser ? ROTROU. Monsieur...! CORNEILLE. Quel est-il donc, ce brillant privilège ? [Note : Grimaud : Anciennement, nom donné aux écoliers des basses classes, aux élèves les plus ignorants. Fig. Mauvais écrivain, mauvais artiste. [L]]Comme petits grimauds sur les bancs du collège,Travailler à la tâche et, d'un soin diligent,Retourner les leçons que nous dicte un régent !N'est-ce pas bien cela ? Faisons-nous autre choseQue de Son Éminence accommoder la prose? Armand pense pour nous et nous rimons pour lui. ROTROU. Il faut de quelque peine acheter son appui ;C'est le commun devoir des muses protégées. CORNEILLE. Dites le déshonneur de nos muses gagées.Manoeuvres écrivains, serviles traducteurs, De quel nom signons-nous? ? Messieurs les cinq auteurs..Ainsi de ce qu'il fait chacun n'ose répondre !Dans le travail d'autrui le mien va se confondre !Je ne puis au public dire de bonne foi :Cette scène est mon oeuvre et ce vers est à moi ! Quel charme ont à vos yeux les bravos qu'on nous donne,Lorsque de Richelieu nous couvrons la personne,Et quand lui-même enfin penserait s'avilirS'il avouait les plans qu'il nous force à remplir ? ROTROU. Mais vous ne lui prêtez qu'une part de vos veilles. On vous laisse le temps de créer des merveillesQui n'ont rien à devoir aux plans de MonseigneurEt dont votre génie emporte tout l'honneur. CORNEILLE. Non, même en ces travaux, fruits de ma seule veine,Le poids de sa faveur m'importune, me gêne, Et si quelques succès prétendent me flatter,L'inquiétude est prompte à m'en désenchanter.Les dois-je à son appui? Les dois-je à mon mérite ?Et tel qui me poursuit d'un hommage hypocrite,De mes vers protégés admirateur banal, Veut-il en me louant louer le cardinal ?Le doute m'est permis, et j'ai l'âme trop fièrePour qu'un honneur douteux l'emplisse tout entière :Trop de honte s'y mêle. - Oh ! Que j'aimerais mieuxAttendre de moi seul un renom glorieux, Et, pour tous partisans n'ayant que mes ouvrages,Du libre spectateur disputer les suffrages !Non, je ne croirai pas qu'il en faille accuserQuelque secret orgueil subtil à m'abuser ;Et vous-même, Rotrou, quand votre voix me blâme, Je gage que tout bas vous m'approuvez dans l'âme. ROTROU. Hélas ! CORNEILLE. Vous dont la noble et fidèle amitiéDe tous mes déplaisirs endure la moitié,Vous que, malgré votre âge, une estime sincère[Note : Détail historique.]M'incline à saluer de ce doux nom de père, Dites : n'est-il pas vrai que vous sentez aussiLe poids du joug doré qui nous retient ici? ROTROU. Vous voulez... CORNEILLE. Parlez franc. ROTROU. Eh bien ! oui, je l'avoue.S'il faut dire le vrai, mon amitié vous loueDes nobles sentiments que vous me faites voir, Et comme vous, monsieur, je les voudrais avoir.Mais ce rigide honneur est chose peu commune.Quitter le cardinal, c'est quitter la fortune ;Et pour un moindre gain les poètes du jourA de moindres seigneurs font bravement la cour. Tel s'estime très fier, qui rampe sans vergognePrès des comédiens de l'Hôtel de Bourgogne,Et qui ne se tiendrait aucunement flétri[Note : Comédien célèbre alors.]De saluer très bas Monsieur de Mondory.Même j'en sais plus d'un dont la muse affamée Des cuisines d'autrui savoure la fumée.Déshonneur, j'en conviens! abaissement fatal!Que faire? On ne veut point mourir à l'hôpital. CORNEILLE. Que de ces froids calculs la gloire nous délivre ! ROTROU. La gloire sans argent ne suffit pas à vivre. CORNEILLE. Non, ne m'opposez pointées indignes raisons.Du sort injurieux je sais les trahisons;Mais s'il faut que jamais l'épreuve m'en instruise,Qu'importe en quel état le malheur me réduise?Riche de mon travail et de ma dignité Je porterai bien haut ma fière pauvreté. ROTROU. Donc aux bienfaits d'Armand vous serez infidèle ? CORNEILLE. J'honore ses bienfaits ; je brise sa tutelle. ROTROU. Pourtant il vous fut cher. Épris de sa splendeur,De ce génie altier vous aimiez la grandeur ; Vous l'admiriez, Corneille. CORNEILLE. Oui, Monsieur, je l'admire.Soit que, donnant le branle aux destins d'un empire,Il dompte les complots de ses fiers ennemis;Soit que, régnant en paix sur les peuples soumis,Il soit de tous les arts l'orgueil et l'espérance : J'aime dans Richelieu la grandeur de la France.J'aime par-dessus tout le dessein qu'il a prisD'assembler en un corps les plus nobles esprits,D'en former un sénat dont la critique sageEnseigne le bon goût, répare le langage, Et, donnant une règle à sa mobilité,Assure à nos écrits leur immortalité.Mais ces titres d'honneur que je sais reconnaîtreNe me font peint résoudre à le garder pour maître.Je le quitte sans fiel et toujours l'estimant... Et faut-il jusqu'au bout dire mon sentiment?Je l'estimerais plus si, content de sa place,Il ne se mêlait point de briller au Parnasse.L'homme qu'en ce haut rang Dieu voulut éleverDoit protéger les arts, et non les cultiver. La gloire des beaux vers ne sied point à qui règne.Même en la couronnant je veux qu'il la dédaigne,Et je souffre de voir aux mains de l'imprimeurUn ministre poète, un cardinal rimeur. ROTROU. Personne à tout cela ne contredit, je pense, Et... Mais on vient. Ce sont les gens de l'audience. SCÈNE V. Corneille, Rotrou, Maynard, Tristan. CORNEILLE. Très humble serviteur du président Maynard. ROTROU. Bonjour, monsieur Tristan. Il l'emmène au fond du théâtre. MAYNARD, à Corneille. Quel fortuné hasardFait qu'en entrant ici, monsieur, je vous rencontre ! CORNEILLE. Monsieur, j'en suis fort aise. MAYNARD. Il faut que je vous montre Un placet,.. Vous savez, je n'ai pas le bonheurD'attirer comme vous les yeux de monseigneur.Voilà trois ans passés qu'en vain je sollicite.Si Corneille daignait à mon faible mériteDonner l'appui d'un mot... CORNEILLE. Qui ? moi ? MAYNARD. Nous savons bien Que le cardinal-duc ne vous refuse rien. CORNEILLE, à part. Voilà prendre son temps! MAYNARD. Oui, vous n'avez qu'à direEt j'obtiendrai d'abord tout ce que je désire.Mais quoi! de mes propos vous semblez interdit. CORNEILLE. Je ne soupçonnais pas avoir tant de crédit. MAYNARD. Vous en avez beaucoup, monsieur, je vous le jure.Écoutez : du placet je vous donne lecture.« Armand, l'âge affaiblit mes yeux,Et toute ma chaleur me quitte;Je verrai bientôt mes aïeux Sur le rivage du Cocyte.C'est où je serai des suivantsDe ce bon monarque de France,Qui fut le père des savants[Note : François Ier.]En un siècle plein d'ignorance. Dès que j'approcherai de lui,Il voudra que je lui raconteTout ce que tu fais aujourd'huiPour combler l'Espagne de honte.Je contenterai son désir Par le beau récit de ta vie,Et calmerai le déplaisirQui lui fait maudire Pavie.Mais s'il demande à quel emploiTu m'as occupé dans le monde Et quels biens j'ai reçus de loi,[Note : La pièce est de Maynard.]Que veux-tu que je lui réponde ? »Que pensez-vous des vers ? CORNEILLE. J'aime le trait final.Il ne saurait manquer de plaire au Cardinal. MAYNARD. Vous daignerez sans doute appuyer ma requête ? CORNEILLE. Monsieur, vous obliger me serait une fête;Mais Rotrou vous ménage un bien meilleur appui.Souffrez qu'à mon défaut je vous adresse à lui. MAYNARD. Comment donc...! CORNEILLE. Mon refus ne doit pas vous surprendre.Venez : en quatre mots nous allons nous entendre. Il l'emmène au fond du théâtre. Entrent Scudéry, Mairet, du Ryer. SCÈNE VI. Les mêmes, Scudéry, Mairet, Du Ryer. SCUDÉRY, saluant. Serviteur. - Je vous dis, monsieur Jean de Mairet,Et du Ryer que voilà sans peine en conviendrait,Que ceux du parlement n'ont pas l'impertinenceDe vouloir jusque-là choquer Son Éminence.Ils n'arrêteront pas dans l'exécution Un dessein glorieux à notre nation,Et l'on ne verra point la chicane ennemie[Note : Pour tout ce qui suit, voir Pellisson, Histoire de l'Académie.]Étouffer au berceau la pauvre académie. MAIRET. Parbleu ! Les gens de loi ne vous sont pas connus,Scudéry. DU RYER. Ces messieurs sont toujours prévenus Contre les nouveautés qui troublent la routine,Et par provision la robe se mutine. MAIRET. Si pour Monsieur Conrart le roi signe un édit,Point d'enregistrement. DU RYER. Ils l'ont déjà bien dit. Entrent Desmarets, l'Estoile et Colletet, qui vont se grouper au fond du théâtre. MAIRET. Je gage qu'il faudra pour apaiser la noise Qu'on les mène enrager quatre mois à Pontoise. SCUDÉRY. Que fait l'Académie à nos beaux magistrats ?Doit-elle censurer leur gothique fatras,Des arrêts de la cour humaniser le style,Brider des avocats la faconde inutile, Jeter dans le décri le jargon des procèsEt forcer la justice à nous parler français?Plût au ciel ! MAIRET. Vous verrez que je suis bon prophèteEt qu'à Son Éminence ils vont rompre la tête. SCUDÉRY. Oh ! De leur incartade ils seront bientôt las. DU RYER. Voici fort à propos Conrart et VaugelasSuivis de Chapelain. SCÈNE VII. Les mêmes, Conrart, Vaugelas, Chaoelain. MAIRET. Tout à votre service,Messieurs. CONRART. Très obligé. SCUDÉRY. Nous parlions du capriceQui prévient contre vous Messieurs du parlement. CHAPELAIN. Nous sommes bien marris de ce dissentiment. CONRART. Si le cardinal-duc eût voulu nous en croire,Il eût à sa grande âme épargné ce déboire. VAUGELAS. Jamais un tel honneur n'aurait inquiétéDe nos réunions l'heureuse obscurité. MAIRET. Comment ! Sous le boisseau dérober la lumière! CONRART. Oh ! Monsieur... SCUDÉRY. Mais la France y perdrait la première. DU RYER. C'est de vous qu'elle attend ce noble tribunalDont les doctes arrêts... UN HUISSIER. Monsieur le Cardinal. Tous se rangent des deux côtés du théâtre. Le cardinal entre, suivi de Buisrobert et de deux pages. SCÈNE VIII. Les mêmes, Richelieu, BOisrotbert, Deux pages. RICHELIEU. Dieu vous garde, Messieurs ! BOISROBERT, présentant Tristan. Monsieur Tristan l'Hermite,Officier de Gaston. RICHELIEU. Nous aimons son mérite Et sa fidélité pour le frère du roi.Le bruit de vos desseins est venu jusqu'à moi,Monsieur. Quand verrons-nous la belle tragédie...Marianne, je crois ? BOISROBERT. Souffrez qu'il la dédieÀ l'oracle des arts. RICHELIEU. Volontiers. TRISTAN. Monseigneur, Ma pièce n'eût jamais espéré tant d'honneur. BOISROBERT, présentant. Le président Maynard. RICHELIEU. Ah ! L'auteur de Philandre,L'ami de feu Malherbe. MAYNARD. Oserai-je prétendreQue sur ces petits vers vous arrêtiez les yeux ? RICHELIEU. Voyons... C'est un place ! Il lit rapidement et prononce le dernier vers : Que veux-tu que je lui réponde ?Bien. Très ingénieux. [Note : Richelieu fut en réalité plus dur encore. Il répondit : « Rien. »]Boisrobert vous dira ce qu'il, lui faut répondre.Il suffit. MAYNARD. Mon espoir se verra-t-il confondre ? RICHELIEU. Monsieur, le bon secret pour me solliciter,C'est d'attendre mes dons et de les mériter. ?Mais voilà Scudéry. SCUDÉRY, saluant. Monseigneur... RICHELIEU. Il nous semble Qu'on voit, en le voyant, Mars et Mercure ensemble.Bon soldat, bon poète. BOISROBERT. Il a double laurier. RICHELIEU, à Scudéry. Nous songerons à vous. BOISROBERT, présentant du Ryer. Monsieur Pierre du Ryer. RICHELIEU. Nous avons pris plaisir à voir votre Lucrèce,Monsieur. Redonnez-nous bientôt quelque autre pièce. ? Bonjour, Monsieur Mairet. Il n'est bruit que de vous,Et votre Sophonisbe a fait bien des jaloux. MAIRET. Messieurs les cinq auteurs préparent un ouvrageQui sur notre Parnasse en fera davantage. RICHELIEU. Vous croyez ? - Mais je vois Monsieur de Saint-Sorlin. À me complaire en tout je le sais fort enclin ;Il tient en grand mépris les pièces de théâtre,Mais il m'en fait des plans dont je suis idolâtre. DESMARETS. Rien ne m'arrête plus dès que vous commandez. RICHELIEU. Je vais vous prendre au mot. DESMARETS. Qu'est-ce à dire ? RICHELIEU. Attendez. Je goûte infiniment le sujet d'Aspasie. DESMARETS. La pièce à Monseigneur a paru bien choisie ? RICHELIEU. Et le dessein parfait. Mais j'ose m'en flatter :Celui qui l'a conçu voudra l'exécuter. DESMARETS. Oh ! Monseigneur ! RICHELIEU. Eh bien ! DESMARETS. Mais c'est une surprise. RICHELIEU. C'est une trahison que je me suis permise. DESMARETS. Que devient mon Clovis ? RICHELIEU. Contentez mon désir.Je vieillis, Desmarets : aurai-je le loisirDe voir jamais la fin d'un aussi long poème ?J'ai hâte de jouir d'une muse que j'aime, Et, sans vous imposer de trop pressantes lois,Je compte à votre pièce applaudir dans six mois.N'est-ce pas ? DESMARETS. Je suis pris et n'ai qu'à me soumettre. Richelieu veut passer de l'autre côté du théâtre. Corneille le suit. CORNEILLE. Monseigneur ! RICHELIEU. Quoi, Monsieur ? CORNEILLE. Daignez-vous permettre...? RICHELIEU. Parlez. CORNEILLE. J'ai le malheur de vous avoir déplu... RICHELIEU. Soit. Mais pour l'avenir qu'avez-vous résolu ? CORNEILLE. Je tremble, si je garde un poste qui m'honore,D'être assez malheureux pour vous déplaire encore. RICHELIEU. Monsieur...! CORNEILLE. Quoi qu'il en coûte, il me faut l'éviter.Je vous conjure donc... RICHELIEU. Voulez-vous me quitter ? BOISROBERT. Quel étrange dessein ! RICHELIEU, à Boisrobert. Monsieur, laissez, de grâce :Entre Corneille et moi cette affaire se passe. À Corneille.Quoi ! Vous nous quitteriez ! Y pensez-vous vraiment,Corneille ? CORNEILLE. Oui, Monseigneur, avec votre agrément.J'ai dû pour y songer me faire violence. Le poids de vos bienfaits me tenait en balance;L'honneur de vous servir m'eût à jamais ravi;Mais, je le sens trop bien, je vous ai mal servi,Et plus je m'examine et plus il me faut croireQue je n'étais pas fait, hélas! pour tant de gloire. Je ne méritais pas de vous appartenir. RICHELIEU, après un silence. Eh bien! je ne saurais, monsieur, vous retenir.Soyez libre, partez. Du moins cette retraiteNe me laissera pas d'amertume secrète.Je vous estime encore, et ne veux point penser Qu'un dépit misérable ait pu vous y forcer.Enfin c'est en ami que je vous congédie.Mes bontés vous suivront dans votre Normandie.Boisrobert ! BOISROBERT, se rapprochant. Monseigneur... RICHELIEU. C'est notre intention :Corneille, en nous quittant, garde sa pension. CORNEILLE. Ah ! Ce dernier bienfait rend mon âme confuse. RICHELIEU. Vivez heureux, Corneille, et puisse votre muse,Honorant le loisir que je vous ai rendu,Augmenter mon regret de vous avoir perdu. Il appelle Chapelain.Chapelain ! - Nous donnons bientôt les Tuileries. Si j'ai pu concevoir ces belles rêveries,Étant ce que je suis, devant le spectateurJ'aurais quelque scrupule à m'en dire l'auteur.Vous avez part au plan : devenez ma ressource ;Prêtez-moi votre nom : je vous prête ma bourse. Voulez-vous ? CHAPELAIN. Monseigneur, j'obéirai. RICHELIEU. Merci. ?Combien je suis heureux de rencontrer ici[Note : Vaugelas, baron de Péroge.]Mon fidèle Conrart et monsieur de Péroges !Tout est conclu. Le roi fait de vous mille éloges ;Il a signé l'édit. CONRART. Messieurs du parlement S'opposeront peut-être à l'enregistrement. RICHELIEU. Oui, mais j'ose compter qu'on verra ma constanceDe leurs préventions vaincre la résistance.Jaloux de soutenir mon rang de protecteur,Je me ferai près d'eux votre solliciteur. La volonté du roi d'ailleurs est sans réplique,Et ma voix dès ce jour va la rendre publique. Il fait un signe : tous les assistants se rapprochent de lui.Messieurs, depuis longtemps vous saviez nos projets.Le roi, préoccupé du bien de ses sujets,Daigne y mettre le sceau de la toute-puissance, Et notre académie aujourd'hui prend naissance.Comptant que la nouvelle a de quoi vous charmer,Je n'ai rien attendu pour vous en informer.[Note : Voir dans Pellisson l'édit de fondation de l'Académie française, rédigé par Conrart et inspiré par Richelieu.]C'est peu que devant nous l'Europe déjà tremble ; Je veux pour mon pays tous les lauriers ensemble. Si nos armes partout font craindre leur pouvoir,La France aspire encore aux palmes du savoir,Et, non moins que l'effroi répandant la lumière,Entre les nations doit marcher la première.Il semble que pour nous le moment soit venu. Je sens dans les esprits un transport inconnu ;Je vois l'oisiveté, l'ignorance bannies,Tous les arts florissants, nombre d'heureux géniesPar qui notre langage, habilement dompté,Dépouille sa rudesse, épure sa beauté Et, sur tous nos voisins nous donnant la victoire,Promet au nom français une nouvelle gloire.Il faut, pour achever, qu'assemblés en un corps,Les plus doctes esprits unissent leurs efforts;Il faut que désormais la jeune académie Offre à tous les talents une critique amie,Fasse aimer son crédit sans jamais l'imposer,Et dirige le goût sans le tyranniser.Animez-vous, messieurs, de l'ardeur qui m'inspire ;Du plus noble des arts méritez-nous l'empire ; De vos premiers succès magnanimes rivaux,Concevez chaque jour de plus dignes travaux.Allez, et de ma bouche acceptez l'assuranceQue je compte sur vous pour l'honneur de la France. ==================================================