******************************************************** DC.Title = LA DESTRUCTION DE LA LIGUE, ou LA RÉDUCTION DE PARIS. DC.Author = MERCIER, Louis Sébastien DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Drame DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 13:16:10. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/MERCIER_DESTRUCTIONDELALIGUE.xml DC.Source = http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k72748t DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LA DESTRUCTION DE LA LIGUE LA RÉDUCTION DE PARIS. PIÈCE NATIONALE en 4 actes 1783. par L.-S. Mercier. À NEUCHATEL, De l'imprimerie de la Société Typographique. Représentée pour la première fois à Paris en 1782. PRÉFACE C'est à la poésie dramatique qu'il appartient d'animer l'histoire languissante et froide dans ses narrations ; de retracer avec précision et vérité les événements les plus faits pour instruire les siècles futurs, en leur exposant les tableaux des calamités passées ; calamités toujours prêtes à renaître, et que les hommes ne pourront éviter qu'en rejetant les opinions absurdes de leurs ancêtres, et en gémissant sur leur aveuglement et leur frénésie. C'est un miroir immortel, où l'homme aperçoit combien il lui importe de dissiper l'erreur, toujours si funeste, et toujours si prompte à dominer la plus nombreuse portion du genre-humain. On a voulu peindre dans ce drame, l'époque la plus désastreuse et la plus extraordinaire de nos annales. Jamais le fanatisme, dans aucun siècle, ne leva une tête plus hideuse et plus triomphante. La foule des événements, le caractère des personnages, les combats opiniâtres de la politique et de la superstition, les talents, les erreurs, le courage et les crimes, tout fait tableau ; et ce tableau n'est pas indifférent à tracer. Il exposera, dans un jour évident, par quel singulier hasard est monté sur le trône de France, le père de la dynastie régnante. On aimera, je crois, à contempler de quel orage fut agité et battu le tronc nu et dépouillé, qui, reverdissant depuis, a étendu ses branches et ses superbes rameaux sur plusieurs trônes de l'Europe : haute fortune qu'elle ne contemple aujourd'hui qu'avec des yeux jaloux. Mais à quoi tenait-il alors que la France ne prît une autre forme et une toute autre combinaison ? Tous les esprits étaient ardents et fiers à l'excès, avaient une volonté forte et déterminée. Tous les bras étaient vigoureux et armés ; la force, l'opiniâtreté, l'enthousiasme, tout annonçait la vie du corps politique. Pourquoi cette force immense ne fut-elle pas dirigée, dans ce siècle de barbarie, par des idées saines et des principes restaurateurs de la liberté ? Pourquoi un peuple a-t-il épuisé sa constance pour des chimères, au lieu de conquérir des avantages réels, et qui étaient alors en sa puissance ? Ainsi, par une opposition fatale et trop bien marquée dans l'histoire, le courage et les lumières ne se rencontrent jamais ensemble. L'intrépidité soutenue appartient à tel siècle, et ce n'est qu'une force aveugle qui se meut au hasard. Les idées politiques et justes naissent dans un autre siècle, et les bras sont énervés, amollis, les âmes faibles, dégradées, sans vigueur et sans caractère. Les temps de nos guerres civiles sont ceux où, malgré le fanatisme, le philosophe aime à reconnaître du moins les âmes fortes, hardies, passionnées ; et il regrette alors que ces rares vertus de l'homme n'aient pas été appliquées avec plus de discernement à des causes vraiment grandes, patriotiques, et dignes de sa valeur. Ainsi le fanatisme de ce siècle doit être doublement en horreur aux philosophes, en ce qu'il a corrompu ce qu'il y a souvent sur la terre de plus utile à un peuple opprimé et généreux ; la guerre civile. Nos voisins sont sortis triomphants avec la liberté, de ces mêmes guerres où s'agitaient leurs nobles courages. L'Angleterre, la Hollande, la Suisse, etc. ont racheté de leur sang les droits de l'humanité ; et nous, après tant d'efforts, de combats, lorsque ces mêmes convulsions révélaient la force des individus et le tempérament robuste de l'état, las, affaissés, retombant sur nous-mêmes, nous avons ployé sous le joug de Richelieu, vingt-deux ans, après tant d'exemples de fermeté et de constance. On s'était égorgé pendant trente-cinq ans pour des illusions ; et la nation, ayant l'épée au poing, ne sut ni connaître ni raisonner ses vrais intérêts politiques. Remontons à l'origine de cette ligue fameuse qui pouvait régénérer l'état, et ne fit que le troubler ; qui fut d'abord instituée par les plus sages motifs, et dégénéra par le fanatisme des prêtres ; qui eut de grands hommes et de véritables patriotes pour appui, et qui ensuite se perdit honteusement dans l'absurdité des querelles théologiques. Tâchons de découvrir ce que les historiens timides, prévenus ou adulateurs, ont craint d'exposer. À un certain éloignement, les vraies causes des événements disparaissent, et l'on ne voit plus que les couleurs prédominantes qu'il a plu à certaines plumes trompées ou vénales de donner aux objets. Appuyons-nous sur les faits ; cherchons surtout quelle était alors la disposition d'esprit des peuples : elle laisse une empreinte visible, et la vérité nue a une énergie qui lui est personnelle. L'administration paternelle de Louis XII fut malheureusement de courte durée. Malgré plusieurs fautes politiques, il laissa le royaume riche, bien cultivé ; et la culture est le gage le plus assuré de l'heureuse population. Et jetant les yeux sur son successeur, ce bon roi, dont on doit bénir la mémoire, et qui se connaissait en hommes, s'écriait, en soupirant : oh ! Nous travaillons en vain ; ce gros garçon nous gâtera tout. il ne prophétisa que trop bien. François Ier n'eut aucune des qualités nécessaires pour gouverner un état. Il en eut même de funestes. Une bravoure déplacée, un esprit dissipateur, une présomption orgueilleuse, du goût pour une domination arbitraire, un faste prodigue, une avidité coupable séparèrent dès-lors les intérêts du prince de ceux de ses peuples. Son amour pour les arts naissants tenait plutôt à la passion du luxe qu'à celle de l'humanité. Ce ne sont pas, en effet, les tableaux, les statues, les palais, la musique, les vers et les chansons, jouissances particulières des exacteurs et des déprédateurs publics, qui établissent le bonheur d'une nation. Les écrivains eux-mêmes se sont trompés trop fréquemment à ces marques équivoques. Mais la postérité de François Ier n'occupa le trône que pour en être l'opprobre. Quatre règnes détestables et successifs, marqués partout ce que le crime et le vice ont de honteux et de funeste, écrasèrent le royaume ; et dans l'espace de quarante-deux ans, ce ne fut qu'un enchaînement de violences, de cruautés et de perfidies. La mollesse de Henri II et son abnégation devant la duchesse de Valentinois et ses favoris ; la puérile faiblesse de François II aux genoux des princes de Guise et de leurs créatures ; la férocité et la démence de Charles IX ; les débauches infâmes de Henri III, ses viles superstitions, ses profusions immenses ; tous ces rois pervers dégradèrent la majesté royale, la nation française et l'humanité. Ils offrent à la main équitable de l'histoire une physionomie propre à y graver la honte ; car elle doit une flétrissure particulière à ces grands ennemis de la patrie, qui la déchirèrent du haut de leur trône. Catherine de Médicis avait, pour étendre son autorité, d'un côté le poison, et de l'autre une troupe de filles galantes pour corrompre, énerver les princes de la cour, et attirer à elle tous les secrets. Elle cherchait la pierre philosophale avec ses sorciers et ses souffleurs ; et non moins avide de fouler le peuple avec ses traitants italiens, elle envoyait le roi faire enregistrer au parlement les édits que cette infâme troupe avait fabriqués. Le roi allait, avec une sorte d'intrépidité, affronter la haine et le mépris des peuples. Les hommes sont bien patients ; mais à la fin, quand ils sont trop outragés, ils se réveillent de leur léthargie, deviennent furieux, et réagissent contre un pouvoir tyrannique. Les désastres publics prouvent toujours que le gouvernement est très-mauvais. Tous les ordres de l'état, également mécontents, se soulevèrent presqu'à la fois. Voilà ce qui donna de la force et du caractère à la ligue naissante ; et je crois découvrir sa véritable origine dans l'extrême malheur des peuples. Différents prétextes échauffèrent sans doute les esprits ; mais tous parurent se réunir contre le trône. Les vrais motifs des guerres civiles ne furent pas la défense du catholicisme . Il faut lire, dans les écrits du temps, de quelle haine juste et violente on était animé contre les enfants de Catherine de Médicis, et les plaintes aiguës qu'on jetait de toutes parts. Le peuple aperçut alors le duc de Guise, brave, généreux, magnanime, populaire, gémissant sur son oppression, le consolant, le soulageant ; on le vit comme le protecteur de la nation et le réclamateur de ses droits oubliés. Il y avait le parti des politiques , qui, pour être le moins nombreux, n'en avait pas moins d'influence sur les esprits. Tous les protestants non fanatiques, tous ceux qui pensaient, furent de ce parti, qui tendait réellement à la réforme des vexations émanées du trône. Le duc d'Alençon se mit à la tête ; le roi de Navarre et le prince de Condé, réputés catholiques, se rangèrent sous le même étendard ; plusieurs hommes vertueux, distingués par leurs lumières, embrassèrent ce parti, et notamment le sage et brave Lanoue, qui, d'après des conseils mûrement pesés, fit recommencer la guerre civile. De quelque manière enfin que l'on envisage la ligue dans ses commencements, on ne peut la considérer que comme un combat entre la tyrannie et la liberté. La preuve la plus authentique, c'est qu'en un instant tout devint soldat en France, d'un bout du royaume à l'autre. Paysans, bourgeois, artisans, tous se jetèrent avec ardeur dans cette guerre civile ; ce qui démontre que les hommes étaient parvenus à ce degré d'impatience de leurs maux, où, las de souffrir, ils tranchent leurs liens avec le glaive. On les vit échanger leur vie contre le seul espoir du soulagement. Quand vous verrez la tyrannie, l'anarchie n'est pas éloignée. Nous ferons quelques réflexions sur la guerre civile. C'est la plus affreuse de toutes, sans doute ; mais c'est la seule, peut-être, qui soit utile, et quelquefois nécessaire. Quand un état est parvenu à un certain degré de dépravation et d'infortune, il est agité de mille maux intérieurs. La paix, qui est le plus grand bien, lui est échappée, et cette paix ne peut plus être malheureusement que l'ouvrage de la guerre civile. Il faut alors la conquérir les armes à la main, pour rétablir l'équilibre. La nation qui sommeillait dans une inaction molle, sentiment habituel de l'esclave, ne reprendra sa grandeur qu'en repassant par ces épreuves terribles, mais propres à la régénérer. Ce n'est qu'en tirant l'épée, que le citoyen pourra jouir encore du privilège des lois ; privilège que le despote voudrait ensevelir dans un éternel silence. Deux nations voisines et égales en force, qui se font la guerre, ne gagnent, après de longues secousses, qu'un épuisement mutuel. Elles se choquent d'une manière toujours funeste ; elles sont dans l'impuissance de se fondre l'une dans l'autre, et la guerre conséquemment ne fait qu'accroître et irriter leurs blessures. L'auteur de l'esprit des lois dit que la vie des états est comme celle des hommes. Deux nations armées se font donc des maux irréparables, et le sang est versé dans d'inutiles batailles. Mais la guerre civile est une espèce de fièvre qui éloigne une dangereuse stupeur, et raffermit souvent le principe de vie. Les intérêts de cette guerre sont toujours connus. Chaque esprit les discute ; et après les attentats tyranniques, elle devient même inévitable, parce qu'elle rentre alors évidemment dans le cas de la défense naturelle, et que chacun est appelé à soutenir ses droits. Une criminelle neutralité devient même impossible aux citoyens. L'ambition, la folie, la vaine gloire des conventions de famille, des traités obscurs ou bizarres, des intérêts presque toujours étrangers aux peuples, font les autres guerres. La guerre civile dérive de la nécessité et du juste rigide ; le droit incontestable étant violé, la guerre réparatrice devient légitime, parce qu'il n'y a plus d'autres moyens pour la partie lésée. Cette guerre que j'appellerais sacrée, est vraiment entreprise pour le salut de l'état. Quant aux suites, rarement sont-elles funestes à ce même état. Les nations sortent redoutables de ces débats intestins. Les lumières politiques sont plus répandues, les bras plus fermes et plus exercés. La fureur et la violence de cette guerre la rendent même de courte durée ; elle ne connaît pas ces temporisations cruelles, dictées par des chefs tranquilles au fond de leurs cabinets ; elle ne connaît pas ces reprises qui éternisent les combats et font couler goutte à goutte le sang des hommes. Le sang coule à propos et élancé de veines généreuses ; la querelle est promptement vidée ; l'état tombe, ou est réparé. Voyez l'histoire : presque toutes les guerres civiles, en élevant les âmes, en fortifiant les courages, en répandant la vertu belliqueuse dans tous les esprits, en les échauffant pour la patrie, ont amené la liberté républicaine ; les lois étouffées renaissent parmi le bruit des armes. Chaque individu stipule hautement pour ses propres intérêts, et la nation armée pour la grande cause du rétablissement de ses droits, lève une tête florissante, et en impose à ses voisins lorsqu'on la croit ensevelie sous ses ruines. C'est ce qui est arrivé dans l'empire romain, en Angleterre, en Hollande, et dans tous les états qui jouissent aujourd'hui de quelque liberté ; c'est ce que nous ne tarderons pas à voir en Amérique, où se jettent les fondements d'une république nouvelle et vaste, qui deviendra l'asile du genre humain, foulé dans l'ancien monde. Toutes ces secousses politiques ont produit partout des changements heureux. Mais par une exception fatale, la France n'a point recueilli le fruit de ses longues discordes. C'était le moment pour elle, après tant d'instabilité, de prendre une forme permanente : elle était dans une crise où tout annonçait la vigueur et la forme ; mais les personnages de la guerre civile, et même les corps assemblés, en s'agitant de tant de manières, ne surent point faire un seul pas vers la liberté. Indifférents, ou plutôt aveugles sur leurs intérêts, les peuples ne surent ni les connaître, ni les étudier, ni même les deviner par instinct ; instinct qui a appartenu aux nations les plus grossières, capables des plus grandes choses dans des temps encore plus ténébreux. J'ai cherché vainement, dans les écrits de ce temps-là, si je ne rencontrerais pas quelque trait qui tendît à indiquer ces circonstances comme favorables pour opérer une révolution salutaire. L'éclipse de l'esprit humain à cet égard est totale et profonde ; tous ces écrivains se débattent entre des mots vides de sens, oublient les privilèges essentiels de l'homme ; ne parlent que de la messe , et ne tremblent que pour elle. Ces fameux états tenus à Blois, ces assemblées nationales, devant lesquelles s'anéantit la majesté royale, et qui, dans leur solennelle convocation, auraient pu rétablir le royaume, en réprimant les abus les plus dominants, perdirent le temps en déplorables disputes. Au-lieu de défendre les droits du peuple, ils s'occupèrent de la transsubstantiation et du concile de Trente. Il s'agissait de la cause la plus noble, la plus importante, sans doute, de réparer les maux antiques faits à la patrie. Ces idées furent à peine aperçues ou indiquées ; le misérable esprit de controverse gâta tout. Ils agitèrent qu'il ne fallait qu'une religion, puisqu'il n'y avait au ciel qu'un dieu. Ils parlèrent néanmoins, comme par hasard, de punir les traitants et les mignons, de supprimer tous les impôts arbitraires ; mais plus coupables que s'ils n'en eussent point parlé, ils abandonnèrent ces grands objets si intéressants à examiner et à débattre. En lisant leurs cahiers, on croirait être assis sur les bancs de la Sorbonne, et y entendre le jargon des ergoteurs, au-lieu du langage des hommes d'état. Le fier duc de Guise, l'idole de Paris, et qui avait mérité cette idolâtrie par ses qualités héroïques et populaires, plein d'audace et de courage, touchant du pied les degrés du trône, mit à profit cette haine universelle contre Henri III, et fondée sur les plus grands motifs qu'une nation puisse avoir ; mais il méprisa trop son roi. Il n'aperçut ni sa haute fortune, ni toute la faveur du peuple ; il perdit l'occasion de régner sur la nation, qui déjà l'adorait. Guise, content d'avoir avili le trône par la supériorité de son génie, temporisa ou dédaigna de s'y asseoir. Il emporta dans le tombeau, aux yeux du peuple, le nom d'un héros magnanime. On crut qu'il n'avait pas voulu acheter une couronne par un crime qui lui aurait été si facile, et dont il aurait été absous par la voix publique, et peut-être même par la voix de la postérité. Le faible Henri III pendant ce temps, se montrant en public avec des petits chiens qu'il portait pendus à son cou dans un panier , dépensant des sommes immenses pour des singes , des perroquets, des moines et des mignons , déjà tondu dans l'opinion publique et enfermé dans un couvent d'après le voeu général, non moins ridicule qu'odieux, répondit à son adversaire, en le faisant assassiner. Il n'imagina pas d'autres moyens pour retenir la couronne qui chancelait sur sa tête : mais ce fut pour lui un crime de plus, qui ne fit qu'augmenter l'exécration publique. Il parut avoir frappé son souverain : dès lors le cri universel dirigea contre lui le couteau dont bientôt un jacobin lui ouvrit le flanc ; et la France entière, dans l'ivresse de la joie et de la vengeance, applaudit au régicide. Quelle leçon pour les rois prévaricateurs ! Les enfants de Catherine de Médicis, comme frappés de la malédiction des peuples, descendirent tous au tombeau avant le temps, et sans lignée. La mort moissonna dans leur jeune âge, et Charles IX, et Henri III, et les ducs d'Alençon et d'Anjou, et toute cette race de mauvais et d'indignes princes, qui n'eurent d'activité que pour le mal. La nation se regarda bientôt comme délivrée d'un fléau qui préparait sa ruine entière. Tout retentissait de cris d'allégresse ; c'était peut-être le moment, pendant cet interrègne, de rétablir les droits de la nation. Elle était remise à elle-même ; elle ne connaissait pas alors les vertus héroïques de Henri IV, qui était pour elle dans le plus grand éloignement. On avait détesté la maison de Valois ; on n'aimait guère plus la maison de Bourbon ; on la regardait, disent tous les historiens, comme une branche égarée, perdue et bâtarde. tous les voeux étaient pour les Guises, qui étaient populaires et montraient du génie. Henri IV n'était aux yeux du peuple qu'un protestant qui renchérirait bientôt sur les attentats d'un roi catholique, et qui de plus détruirait la messe dans Paris. Le sang des Guises existait encore ; on le faisait remonter jusqu'à Charlemagne ; et ce sang versé sous ses yeux et pour sa cause, semblait devoir lui devenir encore plus cher. Mayenne avait à venger ses deux frères tués à Blois. Seul reste de cette maison formidable, il ne figura point pour un chef de parti d'une manière ferme et décidée. En vain sa mère lui redemandait ses fils massacrés ; en vain la veuve du duc et sa soeur criaient vengeance ; en vain la nation cessait d'être royaliste. Calme, irrésolu, modéré, il semblait redouter d'être élu roi. N'ayant rien de commun avec le sang bouillant de ses frères, il n'était pas né pour se trouver dans cette grande crise de l'état. Mayenne, avec plus de fermeté et d'audace aurait pu mettre la couronne sur sa tête. Les ducs, les comtes, etc. La noblesse enfin était toute prête à se vendre. En donnant des gouvernements, en prodiguant les places les plus éminentes aux plus ambitieux, en poussant le roi de Navarre à toute outrance, il est probable qu'il aurait réussi. Le jeune duc de Guise, son neveu, enfermé pour lors, n'aurait pas nui à ses desseins ; mais Mayenne, d'ailleurs habile capitaine, n'avait point d'activité, et il ne connut pas le prix des moments. La nation dans cette forte épreuve, pleine du sentiment de ses maux et douée du plus grand ressort, égara son courage, et ne sut point établir ni même proposer une forme de gouvernement qui éloignât les désastres passés, dont le peuple avait fait une si longue et si cruelle expérience ; elle ne songea point à opposer une juste résistance à ce pouvoir énorme qui depuis Louis XII avait foulé et avili l'état. Déplorable aveuglement du siècle ! Fatale erreur ! La France ayant à choisir, à nommer son monarque, ne conçut aucune idée politique. Armée, forte, vigoureuse, couverte d'acier, elle se jeta dans le dédale épineux des disputes théologiques ; et s'enfonçant dans ces routes tortueuses, elle oublia le fer qu'elle tenait, et l'époque la plus heureuse et la plus rare pour dresser un contrat social. Henri IV tira l'épée pour régner. Mais ce qui le justifie, c'est que la force alors répondait à la force, et qu'il opposait le glaive au glaive. Le succès du prétendant était plus que douteux. Ses droits, quoique légitimes, pouvaient être annulés par la volonté des peuples, par leur opiniâtre résistance, ou par le cours des événements. L'ascendant terrible de la religion, les anathèmes multipliés, et qui invitaient les poignards du fanatisme, pouvaient encore à leur défaut l'éloigner à jamais du trône. Il eût alors accepté bien volontiers toutes les conditions qu'on lui eût imposées. Il avait de l'héroïsme ; il eût commandé avec joie à une nation libre : elle pouvait, en lui mettant la couronne sur la tête, lui dicter un contrat généreux, qu'il eût signé avec noblesse. Mais que lui enjoignit-on ? Ce qui était le plus indifférent pour le gouvernement d'un état, de se faire catholique et d'entendre tous les jours la messe . Ce fut l'unique condition qu'on lui imposa ; et l'on crut alors avoir gagné un point de législation important, un gage éternel de la félicité publique. Les grands, plus habiles et plus lâches, vendirent à beaux deniers comptants leur servile obéissance, et ne songèrent qu'à dresser des traités particuliers. Henri IV promit tout ce qu'on voulut, s'engagea à payer les sommes les plus fortes ; et chaque homme en place dans cette anarchie tumultueuse, ne suivant que des intérêts petits et sordides, parut méconnaître ou plutôt mépriser l'intérêt général. Qu'arriva-t-il ? Le despotisme de Richelieu, contre la nature éternelle des choses, sortit du sein de ces guerres civiles. Il en sortit pour punir ce même peuple qui avait eu le courage de s'armer, de mourir, et qui en combattant valeureusement pour des opinions stériles, n'avait pas su composer un raisonnement utile. Vingt-deux années après, Richelieu devait régner ; ce Richelieu qui brisa la tête de ces mêmes grands qui s'étaient vendus, eux et leur postérité. Ce cardinal, avec l'audace d'un prêtre qui n'a ni patrie ni enfants, osa détruire tous les poids intermédiaires ; et Louis XIV, dont il aplanit la trop superbe route, entra ensuite en bottes et le fouet à la main au milieu des dépositaires, des organes et des gardiens de nos lois, (qui, en l'absence des états-généraux, les suppléaient nécessairement). Il leur défendit jusqu'à des remontrances ; et depuis, quand ce corps de magistrature, vains simulacres de nos antiques libertés, et frappés du mépris royal, vinrent représenter humblement aux genoux du monarque ses vexations, ses injustices, ses erreurs, ses profusions, etc. Le monarque répondit théologiquement, en les chassant de son palais : je ne dois aucun compte à la nation, je ne tiens ma couronne que de Dieu. Arrêtons-nous, et considérons présentement dans le peuple qui souffrit tant et qui ne gagna rien ; examinons la force des préjugés de ce siècle, la lenteur des vraies connaissances, ce qu'occasionne l'abâtardissement des esprits, et combien il est nécessaire qu'ils soient éclairés par les lumières de la bienfaisante philosophie qui s'oppose de tout son pouvoir aux servitudes nationales. Tandis que, privé d'une utile clarté, ce peuple faisait des prodiges de valeur qu'il aurait pu mieux employer, le cardinal Granvelle, appuyé de ce Philippe II, ennemi farouche de toute liberté civile, politique et religieuse, voulait le surcharger encore du fardeau de l'inquisition, et il y tendait les mains, souffrant de la famine et plongé dans les horreurs de la guerre. Et à quoi se bornoient les réclamations de ce peuple vaillant ; à ce cri général et inconcevable, comment recevoir un hérétique dans le trône de Saint-Louis ? Quelle était donc cette horreur invincible pour le protestantisme ? Le catholicisme avait-il jamais établi les moindres libertés de ce peuple ? Au contraire, c'était un nouveau joug ultramontain et honteux, ajouté à tant d'autres. Le peuple ne songea ni au pacte social, ni à ses privilèges, ni à ses franchises. pour être roi de France, disait-on alors, il est plus nécessaire d'être catholique que d'être homme. tous les adhérents de Henri étaient traités de criminels de lèse-majesté divine et humaine ; termes devenus depuis si familiers aux fanatiques de toutes les sectes. Henri monta sur le trône après s'être battu en vrai soldat. Paris lui ouvrit ses portes, renonçant tout-à-coup à son ardente opiniâtreté, et satisfait d'avoir défendu courageusement la transubstantiation. La France devint sa conquête ; il en acheta des parties démembrées par la cupidité des grands qui les retinrent quelques années, et qui ne rougirent pas ensuite de les lui vendre, pour ainsi dire, une seconde fois. On ne voit pas sans surprise que leurs descendants aient osé appeler fidélité, amour, ce qui n'était alors qu'une avarice déguisée sous les dehors les moins trompeurs. Voyez les mémoires du temps. Le bon Henri se trouva dans l'impuissance d'acquitter ses promesses, tant on lui avait imposé de conditions pécuniaires et onéreuses. Il avait déjà payé trente-deux millions à cette noblesse vénale et intéressée, qui lui avait fait acheter sa respectueuse soumission. Henri eut besoin, sans doute, des qualités d'un négociateur pour concilier les français, les allemands, les anglais, les hollandais qui servaient dans son armée. Il avait à étouffer l'envie et la jalousie de ces grands qui se façonnaient déjà à l'art du courtisan. Établir l'union parmi tant de sujets de discorde, devenait un ouvrage qui exigeait une adresse peu commune ; il l'eut. Il pardonna, il oublia les injures passées ; il fut un bon roi sur le trône, parce qu'il avait essuyé la mauvaise fortune, et qu'il avait reçu la meilleure éducation, celle des revers. Il avait souvent manqué du nécessaire ; il songea dans la suite à ceux qui en manquaient. Il fut trois ans prisonnier d'état ; il ne convertit point son autorité en despotisme. Il avait hasardé sa vie dans les batailles ; il sut être clément après la victoire. Il avait vu plus d'une fois le poignard levé sur son sein ; il respecta le sang des hommes. S'il changea de religion, ce fut plus par politique que par conviction. Nous avons des témoignages non équivoques de sa façon de penser. En butte aux poignards des catholiques, outragé par les papes, qui, connaissant bien leur siècle, lançaient du haut du Vatican ces foudres qui retentissaient alors dans toute l'Europe, décrié par ces frénétiques déclamateurs si éloquents pour le peuple, lassé de leurs violences et de leurs perfidies, il écrivait à Corisande D'Andouin : tous ces assassins, tous ces empoisonneurs sont tous papistes, et vous êtes de cette religion ! j'aimerais mieux me faire turc. il exposa les raisons politiques de son changement à Élisabeth, reine d'Angleterre : il mandait à Gabrielle d'Estrées, en parlant de son abjuration : c'est demain que je fais le saut périlleux. Il est probable qu'en persévérant à n'embrasser d'autre système que celui des combats, Henri IV aurait pu monter sur le trône sans faire abjuration. Les protestants alors eussent redoublé de zèle, d'attachement et de courage ; ils ne se seraient pas refroidis ; et les catholiques, frappés bientôt de son héroïque constance, auraient eu un respect qu'ils n'eurent pas ; car ils attribuèrent à l'intérêt le changement de Henri IV. Cet intérêt était trop fort en effet, pour qu'il ne laissât pas dans les esprits quelques doutes sur la sincérité de cette conversion. Ajoutons que ce prince vaillant aurait pu rendre par sa fermeté un éternel service à la France, en l'affranchissant du joug de Rome ; joug qu'il pouvait briser avec l'épée de la victoire ; joug méprisable et non moins funeste, qui depuis alluma dans ce royaume tant de querelles absurdes et théologiques, l'opprobre de la raison, et la cause des plus longues et des plus inconcevables fureurs. La révocation de l'édit de Nantes, dont les fatales suites sont inappréciables, la persécution des réformés, les débats du jansénisme et du molinisme prolongés jusqu'à nos jours ; ces erreurs pitoyables et cruelles font gémir sur la nation française, qui, avilie et perdue dans ces questions ridicules, parut oublier tout le reste à la face de l'Europe qui n'est point encore revenue de son long étonnement. La religion protestante, étouffant dans l'origine ces guerres honteuses et déshonorantes, aurait conduit le royaume à un degré de liberté, de population et de force qui a passé chez nos voisins, devenus puissants par nos méprises. On a beaucoup loué Henri IV, et l'admiration a été jusqu'à l'idolâtrie ; mais cette idolâtrie, née seulement depuis un demi-siècle, était fille du ressentiment qui voulait créer une forte opposition avec le caractère des rois vivants. Il est toujours bon à une nation d'établir un fantôme qu'elle pare de toutes les vertus qu'elle voudrait inspirer à ses monarques ; c'est une convention adroite, utile et dès-lors respectable. D'ailleurs, ce modèle de la royauté sert de satyre indirecte pour toutes malversations ; et les éloges publics, prodigués au roi défunt, deviennent de véritables leçons qui peuvent toucher l'esprit distrait des monarques, et leur faire comprendre le voeu général. Gardons-nous donc d'affaiblir une opinion faite pour en imposer à ses successeurs, et leur donner le seul frein qu'ils puissent recevoir aujourd'hui. Ils seront toujours assez grands, s'ils imitent Henri IV dans plusieurs de ses héroïques qualités. C'est donc pour faire voir aux hommes combien des idées religieuses mal entendues entraînent d'erreurs politiques, et nuisent à la félicité nationale, qu'on a entrepris ce drame, tableau fidèle des actions et des préjugés de nos ancêtres braves et trompés. Ah ! Qu'il est insensé, ce zèle abominable, jaloux d'un culte unique, attaquant les réfractaires par le fer et le feu, semant la division dans l'état et la discorde dans les familles ! Et quelle piété sacrilège que celle qui foule aux pieds l'humanité, et fait un crime même de la compassion ! L'homme le plus anti-philosophe pourra-t-il regarder jamais comme religieux François Ier, qui faisait brûler les protestants à Paris, tandis qu'il les soutenait, les soudoyait en Allemagne, et signait des traités avec eux ? Mais les inconséquences monstrueuses sont les moindres traits qui caractérisent le fanatisme. Qu'elle soit donc présentée sous ses véritables traits, cette vile et méprisable superstition ! C'est le seul moyen de préserver l'homme des erreurs multipliées où il est toujours prêt à retomber par cette pente qu'il a à faire parler le ciel, et à mêler les passions les plus atroces, telles que la haine, l'ambition et la vengeance, au sublime et pur intérêt de la religion, calme et compatissante par son auguste nature. Il y avait un monstre qui dominait la race humaine, a dit Lucrèce il y a près de deux mille ans. l'humanité dégradée se courbait devant son sceptre stupide ; il répandait la terreur qui ne convient qu'aux esclaves ; il semblait cacher sa tête, et tonner du haut des régions de l'empyrée ; mais il parut un homme qui, sans effroi, osa porter la vue sur ce monstre, et qui reconnut que c'était un vain fantôme. Cet homme était Épicure. Malgré Épicure, le monstre a reparu triomphant dans plusieurs siècles. Il se plaît dans les ténèbres épaisses de la barbarie ; il redoute la moindre clarté, qu'il voudrait étouffer ; il est à craindre qu'il ne domine encore quelques parties de l'Europe. Ne le voit-on pas en ce moment relever sa tête hideuse en Espagne, et tenter d'y rétablir le trône infernal de la sainte inquisition ? N'a-t-il pas enchaîné tout récemment dans les cachots, et couvert d'une chemise ensoufrée, le vertueux Olavidès, pour avoir fait du bien aux hommes, pour avoir tenté d'apporter à son pays des idées utiles et saines ? N'a-t-il pas contredit en Pologne les principes de la liberté civile et religieuse ? Le glaive nu doit veiller dans la main du philosophe, toujours en sentinelle pour épier les approches et les tentatives du monstre, pour le poursuivre, le percer, lui faire sentir dans ses entrailles déchirées le fer qu'il redoute et qu'il mord en écumant de rage. Point de repos, point de trêve ; l'étendue des maux passés, les longues plaies non encore cicatrisées, faites à l'humanité, l'influence que des idées méprisables et même méprisées ont eue et ont encore sur plusieurs souverains de l'Europe ; l'espèce de joug qu'ils portent en tremblant, et qu'ils n'osent secouer, par une suite de l'ancien vertige dont le monstre a frappé la terre entière : tout doit engager l'écrivain à soutenir la massue en l'air, à la faire tomber à coups redoublés sur le fanatisme, qui de nos jours encore ne prend le langage du ciel que pour tromper ou opprimer les hommes. Mais en le peignant sous ses horribles couleurs, en montrant dans un jour éclatant combien il a éloigné l'homme de sa véritable dignité et de ses plus chers intérêts, on n'a point prétendu faire rejaillir sur le culte incorruptible que tout homme doit à l'être suprême, le mépris et le dédain que la raison attache aux opinions dogmatiques. On ne se consolerait pas d'avoir porté quelqu'atteinte à la morale évangélique, à la religion épurée faite pour parler à tous les esprits droits et à tous les coeurs sensibles. La beauté de cette religion débarrassée des ombres qui défiguraient sa face majestueuse, fera d'autant plus de progrès qu'elle sera mieux connue, et sa simplicité sera toujours le caractère de sa véritable grandeur. C'est à la philosophie qu'il appartient de la restituer dans son origine pure et sacrée. La philosophie exposera ses avantages réels ; le premier est de respecter les causes premières, de ne point vouloir inutilement lever le voile qui les couvre, de démêler l'intention de la divinité dans les principes évidents de la morale, d'adorer au-lieu de murmurer. La religion apporte aux hommes l'idée de la vertu dans l'image du grand être : elle crée au-lieu de détruire ; elle admire au-lieu d'expliquer ; elle élève l'âme en écartant les chimères du hasard ; elle console le faible et soutient le juste, en leur montrant l'égalité des êtres et leur future perfection ; elle annonce enfin à l'univers les réparations d'un malheur passager, en lui dévoilant un dieu vivant dans l'éternité. Les systèmes anti-religieux se repoussent et se contredisent ; la religion unit les adorateurs de l'être suprême, qui n'ont plus qu'une même pensée et une même espérance. La nature, sous l'aspect de la religion, est considérée comme un système clair et simple, où l'ordre des choses a une base, où l'enchaînement et le but se manifestent, où l'inquiétude et l'agitation des esprits cessent, où l'âme appuyée sur l'espérance, voit une clarté qui la guide à travers les incertitudes qui fatiguent les autres hommes ; et tandis que toutes les opinions qui contredisent la connaissance et l'adoration de l'être suprême, soulevées comme les flots d'une mer en furie, se précipitent dans un abîme qui les dérobe à nos regards, le système de la religion épurée, dont Socrate fut l'apôtre et le martyr, dont Marc-Aurele fut le pontife sur le trône du monde, dont Jean-Jacques Rousseau fut l'apologiste de nos jours, auguste et toujours égal, s'avance à travers les siècles, conquiert une multitude de sages prosélytes, parce qu'il a pour inébranlables appuis la foi qui convient à la faiblesse et à l'ignorance humaine, la charité qui unit les mortels et fait qu'ils se pardonnent, et l'espoir qui fortifie et agrandit le coeur de l'homme. PERSONNAGES HILAIRE père. HILAIRE fils. MADAME HILAIRE. MADAME HILAIRE, grand'mère. LANCY. MADEMOISELLE LANCY. GUINCESTRE. VARADE. AUBRY. HENRI DE NAVARRE, futur HENRI IV. MONTMORENCY. SULLY. BIRON. LANGLOIS. LOUCHARD. ANROUX. BUSSY-LE-CLERC. MONTALIO. TURIAF. SOLDATS. SOLDATS SUISSES. DES LIGUEURS. LE PEUPLE. ACTE I SCÈNE I. Hilaire père, Hilaire fils. Le théâtre représente une salle meublée dans le costume du temps : on y voit deux portes. L'une est fermée, l'autre est entr'ouverte. Cette dernière donne dans une autre chambre qu'on entrevoit. Ce logement fait partie de la maison d'Hilaire. Le théâtre représente une salle meublée dans le costume du temps : on y voit deux portes. L'une est fermée, l'autre est entr'ouverte. Cette dernière donne dans une autre chambre qu'on entrevoit. Ce logement fait partie de la maison d'Hilaire. HILAIRE PÈRE. Ne faisons point de bruit, mon fils... Si l'on frappe, taisons-nous, et gardons-nous bien d'ouvrir... Une foule de malheureux, pressés par la famine, abandonnés au désespoir, errent de tous côtés. Les uns cherchent à ravir le pain de force ; les autres vous déchirent l'âme par leurs gémissements lamentables : et ce n'est qu'aux siens, dans ces moments extrêmes, que l'on doit quelque pitié... Si nous allions heurter à quelques portes, elles seraient de fer... Ô mon cher fils ! Comment te trouves-tu ?... Tu me parois bien pâle... Prends, prends ce qui nous reste... À ton âge on supporte moins le besoin. Ne me désobéis pas, quand je t'ordonne de vivre. HILAIRE FILS. Ce n'est pas le besoin qui me tourmente, mon père, mais l'ordre que vous me donnez de prendre sur votre part : portez à ma mère, et laissez-moi... C'est vous, hélas ! Que mon oeil voit dépérir chaque jour : et vous voulez que je vive ? HILAIRE PÈRE. N'augmente point nos douleurs... Si tu veux les apaiser, cède à ce que j'exige... HILAIRE FILS. Ô jour épouvantable ! Nous nous disputons tous trois à qui prendra le moins de nourriture ! Vous unissez votre autorité à celle de ma mère ; je vis, et vous mourez... Vous avez beau me le déguiser, je ne le vois que trop... Mon père, je ne vous suis plus qu'à charge en cette maison... HILAIRE PÈRE. Toi, à charge, mon fils, toi ? HILAIRE FILS. Je dévore ce qui vous appartient, la subsistance de mon père, de ma mère, et de celle encore qui vous a donné le jour... Ah ! Je serais dénaturé si je restais plus longtemps. Laissez-moi errer par la ville, y chercher des aliments... J'en trouverai. HILAIRE PÈRE, se jetant dans les bras de son fils. Non, mon fils, non, tu n'en trouveras point, et tu te précipiteras au-devant de la mort. HILAIRE FILS. Et elle nous dévorera ici lentement... HILAIRE PÈRE. Nous avons l'espérance... Notre fidèle serviteur nous rapportera ce qu'il aura trouvé... Ne franchis point cette porte. Au-delà sont la rage et le désespoir ; reste avec nous, ta présence du moins nous console. On entend un coup de marteau. On frappe ; silence, mon fils. Ce n'est pas notre domestique, je n'entends point son signal... Retenons nos pas ; que tout soit muet et annonce une maison déserte. HILAIRE FILS, prêtant une oreille attentive. On redouble... Chaque coup me perce l'âme et me trouble d'effroi. Au-dehors de la porte une voix s'écrie : Ouvrez, par miséricorde ; ouvrez, au nom de dieu : ouvrez, je vous en conjure ! HILAIRE FILS, se dégageant des bras de son père, et voulant courir à la porte. C'est sa voix... C'est elle... Ah, mon père ! HILAIRE PÈRE, le retenant. Paix, paix, mon fils... Que veux-tu faire ? HILAIRE FILS. Elle est là qui nous implore. C'est elle que je viens d'entendre... Lancy !... La laisserons-nous expirer de besoin à cette porte ? HILAIRE PÈRE. Quoi, la fille de ce traître ? HILAIRE FILS. C'était votre ami. HILAIRE PÈRE. Il ne l'est plus depuis qu'il sert le béarnais. Son bras aide à l'homme qui nous assiège, nous affame... HILAIRE FILS. Sa fille est innocente ; victime et non complice, elle souffre de ces horribles calamités... Vous la trouviez autrefois si noble, si intéressante. N'est-elle plus votre filleule chérie ? Et puis, est-ce, dans ces cruelles extrémités, un moment pour la haine ? HILAIRE PÈRE. Je ne la hais point, mon fils ; mais que puis-je pour elle ? Dois-je livrer à une étrangère notre dernier morceau ? HILAIRE FILS. Étrangère !... Elle souffre... qu'elle partage avec nous. La providence nous en récompensera... Ne songez point à moi, mon père ; je lui livre ma part... HILAIRE PÈRE. Imprudent ! Tu ne sais pas tout ce qu'il m'en coûte. Non, tu dois vivre, parce que ta vie est la nôtre. HILAIRE FILS, avec un cri douloureux. Sa vie est aussi la mienne... Elle périrait-là, lorsque j'aurais !... Non, non ; tous les tourments de la faim ne m'obligeraient point... On frappe encore, et la même voix se fait entendre. UNE VOIX. Hilaire, Hilaire ! Mon parrain, me laisserez-vous donc mourir sur le seuil de votre porte ?... Ouvrez, au nom de dieu... Ouvrez... Je vous en supplie... HILAIRE FILS, se débarrassant de son père, qui ne le retient que faiblement, court vers la porte qu'il ouvre avec la plus grande action. Vous allez entrer, chère Lancy... Venez, venez au milieu de nous. SCÈNE II. Hilaire père, Hilaire fils, Mlle Lancy. HILAIRE FILS, prenant dans ses bras Mlle Lancy, et la soutenant dans sa faiblesse. La voici, mon père, la voici. Rejetez-la, repoussez-la. Ah ! Si vous aimez votre fils, regardez-la plutôt comme votre fille. Il la fait asseoir ; elle veut se jeter aux genoux de son parrain qui l'en empêche, la soutient et la fait asseoir. MADAMOISELLE LANCY, voulant se jeter une seconde fois à ses pieds. Mon cher parrain, ayez pitié de moi... HILAIRE PÈRE, prévenant son attitude. Pauvre fille ! Non, tu n'es point coupable comme ton père... Dans quel état te revois-je !... Comme le malheur nous a tous changés ! MADAMOISELLE LANCY, prête à se trouver mal, et portant la main sur son coeur. Hélas ! Hélas ! Le besoin... Hilaire fils, à ces mots, lève les bras et les yeux précipitamment au ciel, et court par la porte entr'ouverte. HILAIRE PÈRE. Il va t'apporter le seul pain qui nous reste... Dans quel moment viens-tu ! Nous sommes tous réduits, comme toi, à la plus horrible disette. MADEMOISELLE LANCY. Que j'expire avant vous... Vous êtes le seul parent qui me reste en cette ville : près de vous, je me rassure contre la terreur de mourir... Je n'ai vu autour de moi que des mourants. Tout ce qui m'approchait n'est plus... Faut-il donc que je meure aussi !... HILAIRE FILS, revenant, la respiration agitée, et donnant à Lancy un morceau de gros pain noir. Tenez, prenez... Lancy ! Hélas !... MADEMOISELLE LANCY. C'est me rendre à la vie. Il y a trois jours que je n'ai mangé... Elle mange avidement. Hilaire soupire, se détourne et s'éloigne ; son fils va à lui, le presse dans ses bras, comme pour le remercier de ce qu'il a fait pour Lancy. Ils parlent bas. HILAIRE PÈRE. Ô dieu ! Quand l'expiation de nos crimes aura-t-elle mis fin à cette punition céleste ? HILAIRE FILS. Prenez soin d'elle, mon père, et laissez-moi sortir. J'irai, conduit par mon courage, et je rapporterai quelques aliments. Il ne faut plus compter sur notre domestique ; il devrait être de retour... Son zèle ne nous aura servi de rien ; l'infortuné aura succombé sans doute au milieu de la rage d'une multitude affamée... Je suis plus jeune, plus adroit, plus robuste ; je serai plus heureux dans mes recherches... Ne me retenez plus ; demeurez avec ma mère, et regardez Lancy comme de la famille... HILAIRE PÈRE. Tu veux t'exposer ! Je t'accompagne, mon fils ; je ne t'abandonnerai point seul à ta fougue imprudente... Eh bien, nous unirons nos forces ; et soutenus l'un par l'autre... HILAIRE FILS. Ah, voici ma mère ! À part impatiemment.Elle va retarder ma sortie... SCÈNE III. Les acteurs précédents, Madame Hilaire. MADAME HILAIRE, allant à Mlle Lancy. J'accours : j'ai entendu sa voix. Vous avez bien fait d'ouvrir à cette chère enfant. Je l'ai toujours aimée ; et tant que j'aurai quelque crédit, elle ne sera jamais regardée ici comme étrangère. MADEMOISELLE LANCY. Ah ! Ma chère marraine... Je renais. MADAME HILAIRE. Tu as donc songé à nous au milieu de cette calamité générale ?... Quand cessera-t-elle ? Hélas ! Nous y sommes plongés comme toi. Après un silence.Je vois tes yeux abattus, tes joues sillonnées par les larmes... Tu viens seule, hélas !... Ton silence... Je l'entends... Il ne faut point te demander ce qu'est devenue ma pauvre amie. MADEMOISELLE LANCY. Ma chère tante n'est plus, et j'ai été bien près de la suivre ; je le désirais... Il a plu au ciel de vous rendre sensible à mes prières... Ma tante m'a toujours servi de mère ; votre nom fut toujours dans sa bouche, malgré les débats qui nous séparaient... Elle m'a dit, en mourant, de venir vous trouver ; que sûrement vous auriez pitié de moi... Ses derniers voeux du moins ont été exaucés. MADAME HILAIRE. Guerre malheureuse ! Tu as brisé les liens les plus chers ; le parent repousse son parent, l'ami son ami... Que de désastres effroyables, sans ceux, hélas ! qui se préparent ! MADEMOISELLE LANCY. Vous avez du moins pour consolation un époux, un fils, une mère ; et moi, je ne sais quel est le destin de mon père ; aucune nouvelle n'a soulagé ma douleur inquiète... Il a cru devoir soutenir la cause de Henri... Est-il mort en combattant pour lui ? Cruel devoir ! Il est forcé d'obéir à ses serments. Combien son coeur doit souffrir sur le sort de sa fille, de ses concitoyens, de ses amis ! HILAIRE PÈRE. De ses amis ?... Porterait-il l'audace jusqu'à s'en croire encore dans cette ville ? Conserve-t-on quelques droits sur le coeur de ses concitoyens, en les assiégeant pour servir la cause d'un prince hérétique, que l'église rejette de son sein, et qui conséquemment n'a plus aucun droit au trône ? MADEMOISELLE LANCY. Ah, mon parrain ! Qu'il y aurait de choses à dire là-dessus !... HILAIRE PÈRE. Je consens à vous distinguer de lui, ma fille, à cause de votre sexe, et surtout de votre âge. Je ne vous enveloppe point dans la haine que je lui voue ; car il s'est élevé entre nous deux une barrière éternelle. Eh ! Qui l'eût dit, que nos âmes différeraient un jour à ce point ? Mademoiselle Lancy et Hilaire se regardent douloureusement. qu'il serve un usurpateur ; qu'il écrase les murs qui l'ont vu naître ; qu'il aide à faire un monceau de cadavres de tous les malheureux habitants de cette ville : je mourrai du moins sans lui pardonner. Oui, j'aime mieux expirer ici dans les angoisses de la famine, que de vivre comme lui au rang des réprouvés de la secte de Henri. MADEMOISELLE LANCY. Ah ! Connaissez-le mieux, mon parrain, et ne l'outragez pas. HILAIRE FILS, à voix basse. Ô chère Lancy ! Pardonne... MADAME HILAIRE, à son époux. Ménagez du moins vos termes en présence de sa fille infortunée, et ne l'obligez pas à condamner son père... Eh ! S'il faut le dire, nous sommes tous assez à plaindre, sans aggraver encore nos malheurs par le sentiment pénible de la haine. Cette funeste guerre, qui, depuis si longtemps, arme les Français, fait plus que répandre le sang ; elle divise ceux qui s'aimaient, ceux qui vivaient sous le même toit dans une tranquille union... Tandis que le carnage ensanglante les remparts de la ville, on se dispute avec acharnement dans l'intérieur des maisons. Et que produisent ces inimitiés particulières ? De nouvelles atrocités... Si Henri a des droits à la couronne, pourquoi les lui ravir, sous prétexte de l'éclairer ? Qu'on soit juste d'abord à son égard ; il le sera sans doute envers Rome et l'église. On tourne le fer contre lui, et l'on voudrait qu'il se laissât percer le flanc ! Au lieu de couvrir la face du royaume de tant de meurtres, n'eût-il pas mieux valu le laisser régner ?... Vous frémissez, mon cher époux ? HILAIRE PÈRE. Oui, je frémis de vos paroles inconsidérées... Ce n'est pas d'aujourd'hui... MADAME HILAIRE. Je puis me tromper ; mais quoi, après tout, au milieu de ces dissensions éternelles, Dieu est-il plus adoré, la religion mieux servie, la charité plus observée ? Allez, il faut que cette guerre soit impie, puisque le ciel nous en punit si cruellement. Malheur à qui a pu l'entreprendre ! Malheur à qui la continue ! Malheur à qui... HILAIRE FILS, arrêtant sa mère. Au nom de la tendresse que vous avez pour moi, ma mère, laissez là ces disputes interminables, et ne les renouvelez pas. Vous le savez, elles irritent mon père et ne le changent point. On ne les entend jamais sans de nouveaux sujets de douleur et de larmes... N'avons-nous pas assez de soupirs à donner à notre fatale situation, sans agiter encore ces tristes querelles ? Conservons l'amitié, la paix, la concorde, puisque tout le reste nous est ravi... Nous disputons ! Et la famine nous dévore ; nous disputons ! Et nous oublions les moyens de subsister. Ici je ne fais que languir ; ne me retenez plus... HILAIRE PÈRE. Et les périls qui vont t'environner... HILAIRE FILS. Attendrons-nous ici une mort affreuse et lente ? Voici le moment de tout hasarder. HILAIRE PÈRE. Nous ne nous quitterons point. MADEMOISELLE LANCY, les arrêtant. Ah ! Gardez-vous de sortir. Tous ceux qui errent dans les rues, portent la rage dans le regard comme dans le coeur ; on prodigue l'or, sans pouvoir rencontrer le plus grossier aliment. On n'entend que les cris d'une foule féroce qui se dispute la chair des animaux immondes. On les dévore sans horreur ; et je n'ai entendu, en traversant la ville, que des plaintes lugubres qui perçaient à travers les murailles. MADAME HILAIRE, à son époux et à son fils. Songez surtout qu'il est défendu, sous peine de la vie, de gémir de la mortalité, ou de parler de paix. Quiconque ne proférerait que ces mots, il faut se rendre, serait saisi sur le champ et précipité à l'instant même au fond de la rivière... Tremblez de dire un seul mot sur les calamités publiques. MADEMOISELLE LANCY. Cela est bien vrai... Des soldats de la ligue courent en troupes menaçantes, écartent tout ce qui s'assemble, et le mousquet repousse dans l'enceinte des maisons les malheureux, pâles et défigurés, qui implorent quelque secours. Chacun est barricadé ; il n'y a d'ouvert que les temples, où les sermons des ministres des autels promettent la manne du ciel à ceux qui soupirent après du pain. HILAIRE PÈRE. Les chants consolateurs de l'église, en dérobant aux vrais fidèles l'image des maux présents qui ne doivent être que passagers, affermissent la foi, soutiennent le courage, préservent nos autels ; et Dieu qui voit notre constance, fera que d'un moment à l'autre la ville sera miraculeusement délivrée... Oui, la manne tombera plutôt que... HILAIRE FILS. Cet espoir trompa longtemps notre profonde misère ; et la famine, malgré l'attente des plus prochains secours, n'en marche pas moins tête levée dans cette capitale, et moissonne sous nos yeux... HILAIRE PÈRE, l'interrompant. Va, mon cher fils, crois-moi, c'est en redoublant la ferveur des prières, c'est en les unissant en choeur dans les processions publiques, que les voeux d'un peuple entier monteront jusqu'au ciel, et lui feront une sainte violence. HILAIRE FILS. Et moi, oserai-je exposer ma pensée ? Ces processions religieuses et militaires, où le crucifix et les bannières sont mêlés aux arquebuses et aux hallebardes, où les sabres et les surplis se touchent, où les habits pontificaux sont surchargés de cuirasses, où le sommet des mitres marche de niveau avec la pointe des mousquets, où enfin le plain-chant des psaumes est accompagné par de brusques et fréquentes décharges qui exposent la vie des spectateurs ; toutes ces pieuses et nouvelles cérémonies sont faites sans doute pour exalter l'imagination du peuple : mais je crains qu'elles n'y aient déjà produit une impression trop profonde, propre à le rendre opiniâtre, et, pour tout dire, amoureux de ses malheurs. HILAIRE PÈRE. Ils vont finir, mon fils, si le peuple achève constamment ce qu'il a commencé pour l'intérêt de l'église et de l'état. HILAIRE FILS. Ils vont finir, dites-vous ? Et les assiégeants, toujours maîtres des environs, ne sont pas repoussés, et l'échelle du vainqueur est encore aux pieds de nos murailles. On ne peut s'échapper dans la campagne, ni faire entrer des provisions dans la ville. La contagion menace de mêler bientôt ses horreurs à celles de la famine... Ah ! Mon père, votre oeil se courrouce et s'enflamme... Je n'en dirai pas davantage... HILAIRE PÈRE. Tu feras bien, mon fils : car tes discours m'affligent ; et la famine qui tue les corps, me paraît cent fois moins hideuse que l'hérésie qui tue les âmes. Ces calamités, te dis-je, seront passagères ; et notre sainte religion attaquée, mais triomphante, comme l'ont prédit les prophètes, sera raffermie sur de nouveaux fondements. HILAIRE FILS. Adieu, ma mère, c'est votre subsistance que nous allons chercher. MADAME HILAIRE. Que la prudence vous guide ; ne vous écartez pas trop au loin, et craignez de tomber dans les corps-de-gardes avancés. HILAIRE PÈRE. Nous ne tenterons point d'aller jusques-là. HILAIRE FILS, à Mlle Lancy. Adieu, chère Lancy. Quel temps pour s'aimer ! Que sont devenus les jours où nos pères, alors amis, nous destinaient l'un à l'autre ! La guerre civile a tout détruit... Heureux ceux qui ne sont plus !... J'avançais avec tant de joie dans la carrière de la vie ; je touchais au terme désiré... Mais la guerre, la famine, tous les fléaux réunis, n'ont pu dessécher ni tarir au fond de mon coeur le sentiment inaltérable qui y est caché. Avec attendrissement.Adieu, Lancy. On entend un certain bruit. MADAME HILAIRE. Arrêtez... On vient... Ils sont plusieurs... Prêtons l'oreille. HILAIRE PÈRE, avec exclamation. Ah, bénis soient les ministres du seigneur !... Quoi ! Tu ne reconnais pas leurs voix ?... Eh ! Ce sont nos défenseurs, nos amis, nos consolateurs... C'est le ciel qui les envoie. Je ne sors qu'après les avoir entendus... Reste, mon fils, reste... Ils nous apportent sans doute d'heureuses nouvelles ; car ils ne viennent jamais ici sans nous prêter le courage et les lumières qui les animent et les guident. MADAME HILAIRE. Oui, toujours des espérances, et rien de plus... Que vont-ils aujourd'hui nous annoncer ? Hilaire père va leur ouvrir la porte, les reçoit et les salue affectueusement. SCÈNE IV. Les acteurs précédents, Varade, Guincestre, Aubry. GUINCESTRE, entrant sur la scène. Salut au bon fidèle Hilaire, vrai catholique, zélé pour la religion, charitable ennemi des huguenots, et que le ciel, conséquemment, ne laissera point ici-bas, sans ouvrir sur lui les trésors infinis de ses miséricordes. VARADE. Mais, quoi ! Vous semblez tous bien émus. Pourquoi vos visages sont-ils altérés à ce point ?... Qu'avez-vous donc ? AUBRY. Vous étiez tous deux prêts à sortir ; c'était sans doute pour aller dans les temples, invoquer la foudre sur la tête du relaps hérétique... Allez, mes amis, le tonnerre ne tardera pas à tomber sur lui. HILAIRE PÈRE. Le besoin nous tourmente ; notre famille est nombreuse, notre domestique nous manque, et j'allais, avec mon fils, chercher les moyens de trouver quelque nourriture, afin de ne pas voir quelqu'un des nôtres augmenter demain la foule des moribonds ou celle des morts. AUBRY. Quant à ceux qui meurent, mes bons amis, il ne faut pas les pleurer : félicitez-les plutôt de leur heureuse fin. Leurs âmes s'envolent droit au ciel, puisqu'ils expirent dans les bienheureux sentiments de la bonne cause... Vous pouvez sortir ; mais n'affichez point de regrets sur tout ce qui s'est passé : tous ces événements étaient arrêtés dans les décrets de la providence, et doivent tourner au profit de la religion. GUINCESTRE, du ton d'un inspiré. Il vaut mieux cent fois mourir en martyr, que de vivre en hommes tièdes. Ce siège sera une chose mémorable dans les fastes de l'église. Louange éternelle à tous les fidèles qui ont eu la foi et la constance ! Ils seront tous comptés parmi les saints du martyrologe, ces héroïques défenseurs de la catholicité ! VARADE. Ô mes enfants ! Quelle gloire pour l'église, de triompher d'un hérétique comme Henri ! Nous aurons bientôt un roi catholique ; et savez-vous que notre salut éternel dépendait de notre résistance ? Tout le royaume était excommunié, s'il eût souffert à sa tête le Navarrais ; mais le Saint-Père porte la France dans son sein, et du milieu de Rome il a veillé à la sauver du plus épouvantable, du plus affreux désastre, du danger d'être protestante... Qu'il sera beau, dans quelques jours, d'avoir résisté à l'ennemi de nos autels, et d'avoir sauvé la foi des vrais croyants ! HILAIRE PÈRE, à sa famille. Oh, que j'ai de joie à les entendre ! Comme ils remplissent mon âme de consolations pures, de force et d'espérance ! Oui, l'église triomphera, et nous avec elle. MADAME HILAIRE. Mais, messieurs, arriveront-ils enfin ces secours désirés, et si longtemps attendus ?... Pendant ce temps, les royalistes sont toujours les maîtres ; ils sont dans l'abondance, et nous gémissons dans la famine. Le légat, le duc de Mayenne, les seize, les prédicateurs, du haut de leurs chaires, nous promettent constamment des merveilles ; et rien n'avance, que la douleur et la mortalité. Il faut que vous soyez les premiers abusés ; car chaque fois que vous venez nous visiter, vous nous apportez des nouvelles que vous croyez vraies ; et non seulement elles ne se vérifient point, mais c'est toujours le contraire qui arrive, et qui trompe notre mutuelle attente. VARADE. L'armée qui vient délivrer la ville, marche à grands pas ; on l'aperçoit déjà, quoique dans le lointain, du haut des tours. On voit briller des lances... C'en est fait, le bled, la farine, les tonneaux de vin, les vivres de toute espèce vont entrer à grands flots par les portes, avec la foule victorieuse des soldats. Vous serez bien récompensés de votre constance ; car le pain et la viande seront pour rien. Alors on ne verra de tous côtés que fêtes, plaisirs, divertissements, où l'on se réjouira (en honnêtes chrétiens s'entend). Après demain, toute la ville sera illuminée, et l'on chantera, en actions de grâces, un beau Te Deum dans l'église cathédrale... Sur ma parole, je vous y ferai bien placer... Le soir, double rang de lampions sur vos fenêtres. MADAME HILAIRE. Nous avions déjà loué des fenêtres pour voir passer le roi prisonnier, lorsque Mayenne écrivait à Paris qu'il le tenait, et qu'il ne pouvait lui échapper qu'en sautant dans la mer. AUBRY. Plût à Dieu qu'il se fût noyé alors ! Mais si la foudre ne l'écrase, il sera errant dans le monde, le front marqué du sceau de la réprobation... Encore un peu de courage, et nous touchons à la fin de tout ceci. On a un peu souffert, d'accord ; cinquante ou soixante mille hommes sont morts de faim : mais présentement ils tiennent au ciel pour récompense, la palme glorieuse du martyre, et je regarde comme les plus infortunés ceux qui restent sur terre ; car ils n'ont pas, comme eux, l'assurance de la béatitude éternelle. MADAME HILAIRE. Ah ! Messieurs, je ne dispute point contre vous ; mais si l'on avait pu concilier avec l'intérêt de la foi l'intérêt d'une ville aussi grande, aussi peuplée, éviter de tels désastres, si longs, si terribles, si désolants... Femmes, enfants, vieillards, tous innocents, hélas ! ont succombé dans les souffrances ! HILAIRE PÈRE, bas à sa femme. Paix, mon épouse, paix. Vous attirerez sur votre tête l'anathème de l'église et le courroux du ciel. Il ne nous a préservés jusqu'ici que parce que nous nous sommes montrés soumis et résignés... Prenez patience. AUBRY. Mais nous souffrons comme vous, madame, et plus encore, j'ose le dire ; car, exténués de fatigues et de courses, nous allons porter en tous lieux des consolations à nos fr7res. Il n'y a que le z7le pour la religion, qui nous prête des forces miraculeuses, et qui nous fasse oublier nos propres besoins. Nous montrons la sérénité de l'âme dans les moments les plus pénibles : et pourquoi ? Parce que nous regardons toujours le ciel, et non la terre. GUINCESTRE. Allez, l'ange exterminateur descendra du haut du ciel avec son glaive enflammé, plutôt que de laisser vivre Henri sur le trône de France... Je vous l'assure, au nom de Dieu même. HILAIRE FILS, d'un ton ferme. Messieurs, les plus magnifiques paroles ne nourrissent point ; et si vous n'avez encore pour secours que de trompeuses espérances à distribuer, je crains bien que l'aveugle désespoir ne s'empare d'un peuple affamé, et qu'il ne se porte au malheur de reconnaître un roi protestant qui lui donnera du pain. VARADE, d'un ton de voix adouci. Écoutez, jeune homme : il vous faudrait plus de résignation à la volonté céleste ; mais puisque le besoin vous domine, et que Dieu, à ce que je vois, ne vous a pas accordé le courage dont il gratifie ses élus chéris, nous aiderons à votre faiblesse... Suivez-moi en secret, à condition toutefois que vous maudirez de tout votre coeur le Navarrais, que vous le haïrez, comme vous le devez. Je vais vous faire donner d'une certaine nourriture de mon invention, laquelle, une fois prise, soutient son homme pour trois jours au moins... C'est de mon invention, vous dis-je... HILAIRE FILS, avec un cri de joie. Est-il possible ! Vous nous donneriez de quoi nous nourrir ? GUINCESTRE, avec une certaine dignité. Oui, ayez toujours confiance en nous, et ne murmurez point mal-à-propos. Sans votre grande jeunesse... Mais nous vous pardonnons... Vous pouvez même aller tous de ce pas avec lui, en prenant la précaution de le suivre de loin, afin de ne point faire de jaloux. Chacun de vous obtiendra sa portion ; vous en rapporterez même au logis ; et comme la nature humaine est fragile, vous vous trouverez ainsi en état d'attendre le grand jour qui ne tardera pas à luire. MADAME HILAIRE, s'inclinant. Mille actions de grâces vous soient rendues, généreux bienfaiteurs ! Nous sommes prêts à vous suivre... J'en rapporterai pour sa mère ; elle a quatre-vingts ans passés, messieurs... Elle vient de s'assoupir un peu... Je ne craindrai plus son réveil !... J'aurai quelque chose à lui offrir. C'est un grand miracle que le ciel a accompli sur elle, en nous la conservant jusqu'à ce jour. HILAIRE PÈRE, à sa famille. Vous le voyez, mes enfants, vous le voyez, le ciel n'abandonne jamais ceux qui esp7rent en lui... Vous avez blasphémé bien à tort ; je vous reprenais à juste titre. Ah ! Croyez-en toujours les ministres infaillibles de l'église. HILAIRE FILS, aux trois prêtres. Pardonnez à nos plaintes indiscrètes, à nos murmures... La douleur m'égarait. MADEMOISELLE LANCY. Ah ! Si ce secours était arrivé hier seulement, ma pauvre tante... Ah, dieu ! J'aurais pu la retirer des bras de la mort... Elle est morte, messieurs, en louant votre zèle, en vous bénissant, en priant Dieu pour le salut de cette ville qu'elle attendait de vos prières efficaces. AUBRY, du ton d'un inspiré. Vous voyez que les paroles des mourants sont éclairées du jour nouveau dans lequel ils vont entrer. La religion a soulevé à ses yeux le voile de l'avenir ; elle a vu le triomphe prochain de l'église ; les frémissements de l'enfer ne prévaudront point contre sa base inébranlable. Allez... Conduisez-les, discret Varade ; nous vous attendrons où vous savez. Le scientifique Guincestre va rester avec moi. Nous avons quelques dispositions à prendre pour la fête solennelle qui se célébrera. Je veux qu'on s'en souvienne longtemps, et que les yeux de tous les fidèles soient éblouis de sa pompe et de sa magnificence. Mademoiselle Lancy se joint à Madame Hilaire qui marche en lui donnant le bras. Hilaire fils prend la main de son père, et ils suivent, avec une espèce de transport de joie, Varade qui sort le premier. SCÈNE V. Guincestre, Aubry. Vers le commencement de cette scène, on voit Madame Hilaire, la grand'mère, qui, du fond de la chambre, s'avance à pas lents à la porte entr'ouverte, le dos courbé et appuyée sur une canne. Elle s'arrête, en prêtant l'oreille aux discours des deux curés ligueurs, qui ne l'aperçoivent point. Cette femme, qui est âgée, doit avoir l'air respectable. AUBRY, après un silence. Savez-vous qu'on a assez de peine à leur persuader de se laisser mourir de faim ? GUINCESTRE. Le zèle s'est étrangement refroidi depuis le jour de la Saint-Barthelemy. C'était là le bon temps. AUBRY. Oui ; l'on faisait alors du peuple tout ce qu'on voulait. GUINCESTRE. Aujourd'hui l'on rencontre des raisonneurs ; mais en allant ainsi de maisons en maisons ranimer le courage des patients, nous renverserons infailliblement les projets de Henri. La ville, vous le voyez, se soutient, et bien contre son attente. Il se verra forcé de lever le siège, et nous serons délivrés à jamais de lui et de sa race. AUBRY. Ce diable d'homme-là a de la vigueur au moins. Sa tête ressemble à son bras. Comme il a riposté à Sixte-Quint ! Comme il s'est battu à Arques ! Comme il a négocié à Rome ! Habile dans ses marches, après avoir commandé en capitaine, il se bat en soldat. Nous pouvons bien le rendre odieux, mais non méprisable. Ce n'est point là un Henri III. Entre nous, nous serions-nous jamais imaginé, au commencement de cette guerre, qu'il en serait venu tout seul au point où il en est ? GUINCESTRE. Non, par ma foi. De son côté, il sait faire aussi des miracles ; mais c'est avec l'épée... Il est vrai que, pour être aux portes de la capitale, il n'est pas encore dedans. Notre parti est bien plus fort qu'il ne pense. Nous lui avons associé toute la populace. Fière de cet honneur, elle y répond en mourant de bonne grâce. Le feu du fanatisme, échappé de l'encensoir, brûle mieux que jamais. C'est un vrai plaisir que d'attiser ses flammes, que d'être témoin de leurs rapides progrès : tant que les esprits seront enflammés à ce point, nous n'aurons rien à craindre. Que revient-il à Henri d'être victorieux, lorsque l'opinion publique est soulevée contre lui ? C'est un homme qui s'épuise par ses efforts même, et qui finira par tomber sur ses trophées. AUBRY. Mais il vise à se faire aimer, parce qu'il sent bien que la force d'un monarque est nulle tant qu'elle n'est pas dans le coeur de son peuple. Comment lui enlever ce pouvoir qu'il se ménage ? Car enfin de jour en jour (ne nous le dissimulons pas,) il devient cher à plusieurs. GUINCESTRE. Il faut renouveler l'accusation qui nous a servi à anéantir ses qualités héroïques. AUBRY. Nous avons les insinuations des confessionnaux... GUINCESTRE. C'est là qu'il faut le peindre comme un homme qui détruirait la dernière messe dans Paris, s'il montait une fois sur le trône. AUBRY. Bien dit... Mais avouez que c'est un bon peuple, un peuple bénin, que celui qui ne craint rien tant au monde que de n'avoir plus de messes. Préférer la famine à cette privation, et repousser des victoires avec un tel prétexte, est un prodige non moins étonnant... Ce qui doit nous inquiéter le plus, c'est cette prétendue abjuration de Saint-Denis. GUINCESTRE. Voilà le coup que nous redoutions. Il a été fort habile ; mais nous avons de quoi parer à ce tour d'adresse. En présentant cette conversion comme fausse et dissimulée, en la dénonçant comme une nouvelle hypocrisie, un mensonge public fait au ciel et à la terre, un piège politique pour établir plus sûrement le protestantisme en France, nous l'arrêterons sur les degrés du trône... AUBRY. Mais il faut persuader cela, et tout le monde n'a pas la même chaleur pour nous croire. GUINCESTRE. Tu sais que l'on est toujours éloquent pour la multitude, lorsque l'on crie hautement au nom de dieu et de la religion ; le peuple s'émeut alors comme par enchantement ; il ne faut pas d'autre argument que celui-ci : le pape ne reçoit point cette abjuration. Alors le glaive que Henri tient dans les combats, se brisera contre le glaive de la parole que nous armons du haut des chaires. Les esprits seront terrassés. Dociles à nos impressions, ils n'agiront plus que conformément à nos volontés. Après tout ce qui s'est fait, on peut tout se promettre. Nous dicterons à l'impétueux boucher le texte de quelques sermons. Avec une octave, il fera perdre à Henri le fruit de deux batailles. Il a embrasé les cerveaux à Saint-Méry ; et en sortant de-là, le peuple va quelquefois plus loin qu'on n'aurait su le prévoir... Tout autres que nous seraient épouvantés de tels succès. AUBRY. Comme nous nous réjouirons, quand une fois la sainte ligue aura chassé les Bourbons ! Rome nous devra beaucoup, et s'acquittera magnifiquement selon le profit que nous lui aurons fait faire... Aldobrandin n'est pas si rusé que Sixte-Quint, et consentira de bonne grâce à partager. Landriano m'a promis pour ma part une place éminente... GUINCESTRE. Mon cher Aubry, sans l'espoir d'une fortune élevée et qui nous fasse dominer le vulgaire, qu'aurions-nous besoin de nous intéresser à ce grand changement ? Et que nous importerait au fond, que tel ou tel homme vînt à remplir le trône ? Tous les chefs de la ligue marchent à des intérêts particuliers, et les noms de patrie et de religion ne sont plus que pour les esprits crédules du peuple. C'est un beau morceau à vendre ou à démembrer, que la couronne de France. Qu'en pensez-vous ? AUBRY. Une aussi belle opération ne s'offre pas toujours. GUINCESTRE. Mettre le trône en quatre, frustrer Henri de son royaume, se partager ses belles provinces, s'enrichir de ses dépouilles, et les distribuer en différents lots ; les circonstances ne sont-elles pas favorables ? Ceux qui veulent en profiter, le sentent bien ; et sans l'imprudente division survenue entre-eux, le partage serait consommé il y a longtemps. AUBRY. C'était la seule chose qui pût leur nuire. Ils auraient dû se hâter. GUINCESTRE. Ils n'ont été politiques qu'à demi... Mais tout n'est pas désespéré, s'ils persistent. AUBRY. Pour moi, je ne reviens point de ce peuple, qui, dans la disette, chante des psaumes de toutes ses forces ; qui, périssant d'inanition, vole entendre des sermons, ranime une voix éteinte pour crier à l'hérétique ; qui, dans l'intérieur de ses maisons, se dispute avec emportement, l'un pour le légat, l'autre pour Guise ; celui-ci pour Mayenne... Il y va de bien bonne foi : et comment est-il dupe à ce point ?... GUINCESTRE. Quand on a bien préparé la machine qui doit monter les cerveaux, ils sont disposés à l'enthousiasme, et l'on doit calculer alors l'extraordinaire et le merveilleux, comme les choses naturelles et possibles. D'ailleurs, ce peuple éternellement étranger à ses vrais intérêts, semble né pour être asservi ; tant il s'y prête avec facilité. C'est un immense troupeau, que chacun se dispute pour le tondre à son gré ; il s'abandonne bénignement aux ciseaux ; sa toison le surcharge, et qui l'en débarrasse est toujours bien venu... AUBRY. Il est vrai qu'il ne connaît guère que la mutinerie, et qu'il a un goût décidé pour la superstition... GUINCESTRE. C'est là ce qui l'enchaîne au sol qu'il broute innocemment. Ayons soin de l'entretenir dans son imbécillité native. Étouffons l'aurore d'une raison qui voudrait percer par intervalles. Qu'il ne pense jamais que d'après nous. En fondant notre autorité sur son imagination ardente et faible, craintive et crédule, notre pouvoir régira ses esprits, et notre autorité s'élèvera sans peine au-dessus du pouvoir des rois... AUBRY. Toute ma crainte est, qu'enfin ce peuple n'ouvre les yeux ; il ne faudrait qu'une lueur rapide et fatale, pour lui faire apercevoir ce tas de mensonges que nous avons fabriqués... S'il allait raisonner, que deviendrions-nous ? GUINCESTRE. Ta crainte est justement fondée. Il est une invention récente, que j'ai toujours jugée très dangereuse, et dont les conséquences n'ont pas encore été aperçues par nos sublimes sages. AUBRY. Quel est cet objet nouveau, destructeur de notre antique et formidable pouvoir ? Je cherche et n'aperçois pas... GUINCESTRE. L'imprimerie... Y êtes-vous ? AUBRY. Il est vrai. GUINCESTRE. Je l'ai prédit... Cette découverte nous portera malheur. Elle a commencé par nous être utile ; elle finira par nous faire sauter. Tous ces imprimés, forgés par des plumes vénales que nous lâchons contre Henri et sa secte, pourront un jour être anéantis par d'autres à sa louange, et qui n'étant pas payés, seront bien meilleurs. Il n'y a plus d'actions secrètes devant cette langue rapide, universelle, indestructible... Songez à la satyre Ménippée ; si cela était lu, si cela était entendu généralement... AUBRY. La frayeur me saisit... Heureusement que sur mille, il n'y en a qu'un tout au plus qui sache lire : mais n'importe ; dès ce moment, je vais publier que la lecture conduit nécessairement à l'hérésie, à l'incrédulité, à la révolte, à tous les crimes... GUINCESTRE. J'ai toujours conseillé de mettre les plus dures entraves aux progrès de l'imprimerie, de renoncer même aux avantages passagers qu'elle pouvait procurer, afin de détourner l'attention de ses prodigieux effets ; car on pourrait, en donnant une certaine direction aux esprits, les mener au point diamétralement opposé où nous voulons les conduire. Si cette force immense est une fois tournée contre nous, il ne sera plus en notre pouvoir de l'arrêter ; elle dispersera nos opinions, comme un vent impétueux dissipe un monceau de paille légère. AUBRY. Si jamais, comme je l'espère, je monte à certaine place, je ne serai content que lorsque j'aurai aboli la dernière presse... GUINCESTRE. Tant que j'en verrai une dans l'Europe, je frémirai dans la crainte que la raison humaine ne rallume subitement son flambeau. AUBRY. On ne songe point assez à ce que vous venez de dire, et il faudrait à nos chefs la supériorité de votre coup d'oeil. GUINCESTRE. N'augmentons point cependant nos alarmes. Ce n'est, pour le moment actuel, qu'un danger imaginaire. L'état où la France est réduite, ne laisse rien à craindre de sitôt. Elle est trop malade pour vouloir faire l'esprit fort. Le petit peuple surtout ne s'en relèvera de longtemps. Il est tellement imprégné d'une salutaire et profonde ignorance, que, dans mille ans d'ici, la chaîne des préjugés dont il est garrotté ne sera point encore usée, et qu'il la traînera à demi-rompue, en baisant ses débris, et en regrettant qu'elle ne soit pas entière. AUBRY. Gardons toujours la même marche. Tant que nous saurons étudier et conduire les caractères selon les rangs, et déguiser les vrais motifs qui nous font agir, nous retarderons la funeste époque. GUINCESTRE. Consolons les uns par l'espoir de la couronne du martyre ; effrayons les autres avec les mots d'anathème et de Rome. Aux moins aveugles, promettons des places qui flattent leur ambition ; et quant à cette tourbe insensible, sur laquelle il y a peu de prise, faisons-lui sentir le fouet de la terreur, en la précipitant indifféremment dans les cachots ou dans la mort. AUBRY. Tu n'excelles pas mal dans ton rôle, toi, et tu possèdes au suprême degré l'art de te contrefaire. GUINCESTRE. Et toi, ton masque est excellent ! Selon ceux à qui tu parles, on voit ton visage absolument changer. Tantôt ta voix est menaçante, ton oeil enflammé, ton geste roide et dur ; tantôt ton regard est doux, ta parole humble, caressante, ton front charitablement baissé ; et lorsque dans ces temps-ci tu contrefais l'air famélique, exténué, mourant, on dirait que tu vas rendre l'âme, surtout lorsque tu prends la quinte de ta petite toux sèche... AUBRY, prenant l'air en question et toussant. Comme cela, n'est-il pas vrai ? GUINCESTRE. Admirable ! En vérité, admirable !... Tu ne te vois pas toi-même... Je te le répète, tu ne sais pas à quel point tu excelles... AUBRY, avec emphase. Parler au peuple, est une sorte d'éloquence que les plus grands clercs de ce monde ne connaissent pas toujours, et à laquelle ils sont bien inhabiles, quand les circonstances les y forcent. Ils n'ont pas la langue qu'il faut alors ; car cette langue-là ne s'apprend point dans le cabinet. GUINCESTRE. Il n'y a rien de plus plaisant que de te voir, après t'être bien rassasié avec nos provisions cachées ; de te voir, dis-je, prendre tout de suite, en sortant, un visage si allongé, que l'on dirait que tu vas tomber au bout de la rue. Comment fais-tu pour figurer si bien tes jambes chancelantes, pour être à la fois si pâle et si bien portant ? AUBRY, se détournant, aperçoit la mère Hilaire qui était restée debout à les entendre. Son front est indigné ; elle est appuyée sur sa canne. D'un ton embarrassé et sourd.Paix, paix, paix ! Une femme est là qui nous écoute. GUINCESTRE, tournant la tête et fronçant mystérieusement les sourcils. Elle nous aurait entendus ? AUBRY. Mais il y a toute apparence. MADAME HILAIRE, grand'mère, avec la plus grande indignation. Oui, je vous ai entendus, misérables que vous êtes, et je viens d'apprendre à vous connaître. Je vois en vous les fléaux de ma triste patrie. Allez, il y a longtemps que je soupçonnais confusément les horribles intrigues que votre bouche a dévoilées. J'ai vu naître la ligue. J'ai vieilli au milieu des désastres qu'elle a enfantés. Que ceux qui sont encore aveugles, n'ont-ils assisté, comme moi, à l'entretien qui vient de démasquer vos âmes infernales ! GUINCESTRE. Bonne femme... Prenez garde à ce que vous dites... Bonne femme, si l'on n'avait pitié de votre âge... AUBRY. Vous oubliez qu'on pourrait vous punir sur la place... MADAME HILAIRE grand'mère. Me punir ? Lâches que vous êtes, me punir !... Qui de vous aura le courage de me délivrer des courts moments qui me restent à vivre ?... Auteurs de la misère publique, quels maux particuliers vous reste-t-il encore à faire ? La mort est le seul bienfait qui parte de vos mains, et vous ne l'accordez qu'avec une cruauté lente... osez frapper du dernier coup la femme infortunée que vous faites mourir depuis si longtemps. J'ai perdu cinq enfants dans ces malheureuses guerres que votre génie hypocrite a allumées. Un seul me restait, hélas ! Et je ne le vois plus, ni lui, ni sa femme, ni son fils... Me voilà près de mes bourreaux. Un crime de plus ne doit pas les intimider. Ils ont appris à assassiner les miens : qu'ils m'assassinent à mon tour. Mon plus grand supplice serait d'envisager plus longtemps les monstres qui ont désolé mon pays, les monstres sortis du gouffre des enfers ; et quand, hélas ! Ô mon dieu ! Y rentreront-ils pour ne plus persécuter les humains ? AUBRY, la menaçant. Si je m'en croyais... GUINCESTRE, le retenant. Retirons-nous... Laissons cette vieille femme à elle-même. Que peut-elle avec sa voix cassée, expirante ?... Dans une heure, elle ne sera plus. AUBRY, lui jetant un regard furieux. Puisse-t-elle à l'instant même expirer !... GUINCESTRE, à la porte. Si toutefois elle ne mourait pas dans le jour... Je m'entends. Viens, Aubry, viens... Sortons. SCÈNE VI. MADAME HILAIRE grand-mère, seule. Ô mon Dieu ! Ayez pitié de la France ! En quelles mains je la laisse en mourant ! L'étranger, le citoyen, c'est à qui déchirera ses entrailles ! Pauvres français, comme vous avez été les victimes de votre crédulité ! Vous étiez faits pour être heureux ; et vous livrant à une folle superstition, vous n'avez su ni reconnaître les imposteurs, ni repousser vos tyrans... Voici la quatre-vingt-troisième année que je supporte la vie. Ô mon Dieu ! Les quinze dernières me sont devenues les plus amères, par les horreurs que j'ai vu commettre en votre saint nom. Les crimes de l'hypocrisie ont assez fatigué mes yeux ; ils ne demandent plus qu'à se fermer... Je mange le pain des jeunes et des forts, le pain de mes enfants, moi, rebut inutile et fardeau sur la terre... Je demande d'aller à vous, ô mon Dieu ! Que votre volonté soit faite ; mais envoyez-moi la mort, la mort, la mort, ô mon Dieu, la mort ! C'est la grâce que j'implore de votre miséricorde, et je vais l'attendre avec confiance aux pieds de cette croix, où chaque jour de ma vie je vous ai offert l'hommage de mon amour. Elle sort à pas lents, et passe dans la chambre voisine, d'où elle est sortie. ACTE II SCÈNE I. Le théâtre représente le camp de Henri. Le roi est dans une tente plus élevée que celles qui sont autour. Des soldats montent la garde aux environs. HENRI seul, dans sa tente. Non, je ne puis me résoudre à donner l'assaut. J'en redoute les horribles suites... Trop de sang a déjà coulé. Épargnons ceux qui reviendront à moi dès qu'ils me connaîtront... C'est un peuple bon, qui se livre à la mort par égarement. Il a été échauffé, séduit, trompé par les ennemis de son bonheur. Sauvons-le, malgré lui, et perdons, s'il le faut, une couronne, plutôt que de livrer au fer cette cité immense, peuplée de femmes, d'enfants, de vieillards... Ah ! Je frémis de cette seule image... Non, ce ne sera pas moi qui verserai le sang français... Il m'est trop précieux. Qu'ils deviennent ou non mes sujets, je dois les épargner. Il appelle.Monsieur De Montmorency ! SCÈNE II. Henri, Montmorency. MONTMORENCY. Sire ? HENRI. Qu'on ne dispose point l'assaut que j'avais ordonné... J'ai changé d'avis. MONTMORENCY. Sire, les assiégés, rebelles à vos bienfaits, ont fait rejeter le pain par-dessus les remparts. HENRI, vivement. Je suis sûr qu'ils en manquent. En vain Mayenne veut me faire croire le contraire par cette feinte ; je ne veux pas que le peuple soit la victime de cette fausse politique. Je sais que la famine les dévore. Autant que je le pourrai, mon ami, je fournirai des vivres à ces malheureux... Faites dire à tous ceux de mon armée qui ont des parents dans la ville, que je leur permets de leur porter des vivres. MONTMORENCY. Sire, pourvu qu'ils ne s'arment point contre vous de vos propres bienfaits... HENRI. Quand un peuple immense élève jusqu'à moi ses lamentables cris, je ne puis endurcir mes entrailles, en me rendant sourd à ses plaintes. Que des fanatiques abusent de l'esprit crédule de ces infortunés, c'est à moi de les sauver de leur propre délire. Je sens que je suis leur père, et qu'il m'est impossible de ne point partager leurs maux. Allez, et proclamez mes ordres. SCÈNE III. Henri, Sully. HENRI. Eh bien, mon cher Rosni, causons en secret... Ils ont de la peine à me croire catholique. Ils s'obstinent à dire que je ne puis être absous que par le pape, et régner conséquemment que sous sa bonne volonté. SULLY. Sire, le moyen de rendre vains tous les foudres du Vatican, c'est de vaincre : alors vous obtiendrez aisément votre absolution. Mais si vous n'êtes pas victorieux, vous demeurerez toujours excommunié. HENRI. J'aurais déjà vaincu : mais j'aime ma ville de Paris ; c'est ma fille aînée. Je suis jaloux de la maintenir dans sa splendeur. Il aurait fallu la mettre à feu et à sang. Les chefs de la ligue et les espagnols ont si peu compassion des parisiens ! Ces pauvres parisiens ! Ils n'en sont que les tyrans ; mais moi, qui suis leur père et leur roi, je ne puis voir ces calamités sans en être touché jusqu'au fond de l'âme, et j'ai tout fait pour y apporter rem7de, tout jusqu'à apprendre par coeur, et répéter le catéchisme qu'ils m'ont donné. SULLY. Vous avez bien fait, sire ; on n'apaise pas autrement des théologiens. Allez, l'action la plus agréable à Dieu sera toujours d'épargner le sang des hommes, et de mettre fin aux maux qu'ils endurent, soit par aveuglement, soit par opiniâtreté. HENRI. Mais n'y aurait-il pas eu plus d'héroïsme et de fermeté à soutenir le protestantisme, à le faire monter avec moi sur le trône, et à donner ainsi à mes sujets une religion plus simple, plus épurée, plus propre à détruire les nombreux et incroyables abus de l'autorité sacerdotale ? SULLY. Si cela eût pu se faire sans hasarder votre couronne, sans plonger la France dans une guerre interminable, il eût été bien avantageux à l'état de recevoir de vous le principe de sa félicité et de sa grandeur, et d'anéantir le germe des fatales discordes que Rome nous envoie ; mais il s'agit évidemment de soumettre d'abord la capitale, afin de pousser les ennemis du centre du royaume vers la frontière. HENRI. Cette abjuration a coûté beaucoup à mon coeur. SULLY. Elle était nécessaire... Il faut entrer dans Paris. HENRI. Vous avez été le premier à me conseiller d'aller à la messe, et vous êtes resté protestant. SULLY. Je l'ai dû. Ils haïssaient votre religion, et non votre personne ; il fallait que vous fussiez catholique. Il m'était permis, à moi, de demeurer fidèle à la loi de mes pères. HENRI. Je me suis reproché plus d'une fois ma faiblesse ; je ne m'en console que par l'idée que ma conversion rétablira la paix. Eh ! Que ne sacrifie-t-on pas à ce grand intérêt ? SULLY. Les esprits ne sont pas préparés encore pour un heureux changement... Point de remords, sire ! Les rois doivent dominer les religions, et ne s'attacher qu'à celle qui, composée d'éléments purs, découle du sein de la divinité, dont ils sont ici-bas les images, quand ils sont éclairés, fermes et bienfaisants. Ils doivent être au-dessus de ces pratiques superstitieuses qui avilissent la raison, abâtardissent les peuples, leur ôtent leur énergie et leurs vertus. C'est à eux de préparer de loin à leurs sujets un culte raisonnable, digne de l'homme, et de faire tomber, soit par les mépris, soit par une sagesse attentive, ces querelles misérables qui ont tant de fois ensanglanté la terre ; c'est ainsi que, législateurs sublimes et prévoyants, ils deviennent les bienfaiteurs du genre humain. HENRI. Que ne puis-je l'être sous ce point de vue, et faire avancer mon siècle vers la vérité ! Mais, né dans une religion qui a rendu à la raison humaine une partie de sa liberté, je me trouve forcé de rétrograder, entraîné par la barbarie qui m'environne de toutes parts. Me voilà obligé d'embrasser un culte chargé d'absurdités révoltantes. Eh ! Que deviendra le bien que je voulais faire aux hommes ? SULLY. Vous en ferez beaucoup, en paraissant céder au torrent contre lequel il n'y avait point de digues. Il faut aller d'abord au plus pressé, et terrasser le fanatisme qui, sous vos yeux, égorge vos sujets. Donnez-lui le signal qu'il demande pour apaiser ses fureurs. Touchez les autels où il doit tomber vaincu et désarmé, ôtez-lui son poignard et ses flambeaux... Une messe entendue doit enchaîner le monstre et prévenir l'effusion du sang. Entendez la messe, et regardez ce peuple, tantôt insensé, tantôt furieux, comme un peuple d'enfants qu'il faut conduire par les illusions qui lui sont chères. HENRI, avec affection. Toi, mon cher Rosni, que rien n'oblige à ce sacrifice ; toi, dispensé de t'immoler, reste fidèlement attaché à la religion réformée. Le poids de ton nom, tes vertus, ta mâle probité te rendent chef d'un parti que je ne puis plus favoriser trop ouvertement, mais auquel je serai toujours attaché de coeur et d'esprit. Non qu'il soit exempt de la fange qu'il a contractée par son voisinage avec le papisme ; mais il secouera le reste de ses viles superstitions, et l'on verra naître bientôt une religion que la dignité de la raison humaine pourra avouer sous le regard de la divinité. SULLY. Prince ! Si je sais lire dans l'avenir, et voir la marche de l'esprit humain, il faut que l'idole de Rome tombe par degrés. Les abus et les lumières conduiront un jour la France au protestantisme ; et le protestantisme lui-même ayant épuré son culte, montrera enfin à l'univers les vrais adorateurs de Dieu en esprit et en vérité. Alors dégagée d'un mélange ridicule et honteux, la religion sortira éclatante et pure, le front élevé vers les cieux. Elle enchaînera sans effort les esprits droits et les coeurs vertueux qui chériront ses attraits chastes et nobles, eux qui se refusaient aux idées avilissantes et injurieuses, sous lesquelles on osait représenter le créateur de l'univers et le père auguste des hommes. HENRI. Heureux le prince qui pourra présider à cette époque, et qui sera favorisé dans ce grand changement par les lumières nationales, autant que j'ai été arrêté par la démence et le fanatisme ! SULLY. Un de vos descendants, sire, une de ces âmes fortes et généreuses que la providence tient en réserve, chez qui l'amour du bien devient passion, qui conçoivent, veulent et exécutent les grandes entreprises, brisera le joug de ces tyrans religieux qui remplissent les esprits de chimères mystiques, et dont l'opulence oisive mine les forces de l'état : et la France alors, délivrée du principe secret de sa destruction, reprendra son lustre et son éclat. HENRI. Puisse-t-il faire ce qu'il ne m'est pas permis de tenter au milieu de tant d'esprits farouches, amoureux de leur servitude ! Ce royaume dégradé par sa fatale union avec Rome, ne reprendra l'ascendant naturel qu'il devrait avoir sur tous ses voisins, que quand il aura adopté une réforme urgente qui proscrive, et le tribut immense et annuel payé à la chaire de saint Pierre, et le célibat scandaleux des prêtres, et cette armée inutile de cénobites, et toutes ces chaînes arbitraires et bizarres qui attentent également aux privilèges de l'homme et du citoyen. SULLY. Le temps et la raison réaliseront les mouvements généreux de votre coeur... Vos enfants, vous dis-je, se souvenant de vous, rendront à l'homme la liberté que l'atrocité des siècles barbares lui ont ravie ; et la puissance imaginaire de Rome, réduite à sa juste valeur, n'excitera plus que la risée des sages. HENRI. J'en accepte l'augure, mon cher Rosni ; mais mes amis ne diront-ils pas que j'ai cédé à l'intérêt, au désir de régner ?... SULLY. Vous auriez été coupable, lorsque le vaisseau de l'état était battu d'une si furieuse tempête, de n'avoir point porté la main au gouvernail. Il n'appartenait qu'à vous de le sauver. Restaurateur de la France, non, ils ne vous feront pas ce reproche. Ils savent qu'un roi se doit, avant tout, au repos de son pays ; qu'il n'est point hypocrite, pour donner le change au fanatisme... Eh ! Mon cher maître, n'est-ce pas le même dieu que nous adorons, le dieu qui nous commande de chérir les hommes, et de leur faire tout le bien qui est en notre pouvoir ?... C'est le même évangile, c'est-à-dire, la même morale que vous reconnaissez pour la mettre en pratique... Le reste, sire, est une vaine dispute de mots. HENRI. Sans doute, mon cher Rosni ; et ceux qui adorent le même dieu, qui suivent la morale auguste de l'évangile, devraient bien enfin se réunir, s'embrasser, et se regarder comme frères... Eh ! Ne le sont-ils pas, puisqu'ils sont d'accord sur les mêmes devoirs, et qu'ils honorent les mêmes vertus ? SULLY. Un culte aussi raisonnable, aussi simple, aussi pur, choquait trop l'ambition et l'orgueil des prêtres catholiques qui ont surchargé la religion de monstruosités étrangères. Ils ont besoin d'égarer l'esprit de l'homme dans la confusion ténébreuse de leurs dogmes et de leurs mystères. HENRI. Comme mes voeux impatients hâtent le jour où la France sera éclairée, où l'esprit de persécution cessera, où, faute de controversistes tombera l'aliment fantastique de ces débats honteux !... En attendant, soyez bien sûr, mon cher Rosni, que, fidèle à mes principes autant que je le pourrai sans rallumer les divisions ni les discordes, j'établirai la tolérance dans mes états. Elle seule fait la gloire et la force des empires. SULLY. Vous le devez, sire, et par humanité, et par sagesse, et par reconnaissance, et même par politique. HENRI. Ah, mon cher Rosni ! Je ne pense tout haut sur ces matières qu'avec vous... Qui plus que moi doit détester le fanatisme ? Que de fois j'ai vu le couteau levé contre mon sein ! J'ai toujours devant les yeux l'infortuné Coligny sanglant et déchiré, que ses vertus et sa probité n'ont pu sauver de la férocité des catholiques... Ils me tueront, mon ami, ils me tueront : mais n'importe, je veux tenir les deux religions dans ma main, et je n'en protégerai pas moins, jusqu'au dernier soupir, ceux dont je suis obligé de me séparer. SULLY. Agissez et marchez toujours sous l'oeil de Dieu, c'est assez pour ne plus craindre les hommes. HENRI. Oui, je me remets tout entier à la providence. Après un silence.J'ai besoin, pour rendre mon peuple heureux, d'un homme qui ait vos lumières et votre fermeté ; car il y a bien des malfaiteurs à combattre... Savez-vous quel est le terme de mes souhaits, le but désiré de mes travaux ? C'est de faire en sorte, mon ami, que tout cultivateur, jusqu'au moindre paysan, mette tous les dimanches la poule au pot. Tout dérive de là, mon ami ; la joie, la santé, la force, la population, les bénédictions envoyées au ciel, et qui retombent sur la tête des rois... Allez, j'ai bien vos maximes dans le coeur. SULLY. Généreux prince, ayez constamment le courage de faire le bien ; car il est toujours difficile à faire, au milieu de ces hommes avides, de ces courtisans orgueilleux, qui ne voient qu'eux et jamais le peuple... HENRI. Ne me cachez jamais la vérité, mon cher Rosni. Je la désire, je la cherche, et me crois né pour l'entendre. SULLY. Sire, je vous prouverai mon dévouement absolu, en ne vous déguisant jamais rien de ce qui pourra intéresser votre gloire ou le bonheur de vos peuples. Il sort. SCÈNE IV. HENRI, seul. Voilà l'homme qui m'aidera à porter le fardeau de la royauté ; il ne flatte pas, il est sévère ; tant mieux. Il aura le courage de me représenter mes fautes ; il n'y a qu'un ami qui puisse se charger d'un tel emploi. Grâces à Dieu, j'en ai trouvé un... Dans quelle situation je me trouve ! Obligé tout-à-la-fois de tirer l'épée et de feindre aux pieds des autels, il faut conquérir et sauver en même-temps mon royaume ! Quel siècle ! Le sacerdoce combat la royauté ; le fanatisme tient son poignard suspendu sur ma tête, et paraît ne pas vouloir manquer son coup. Un pape m'ordonne d'un ton absolu de descendre du trône. Mayenne, les seize, le rusé Philippe, les décrets de la Sorbonne, ont armé mon peuple contre moi. Quelle foule d'ennemis à dompter ! La faiblesse n'est point mon partage. Mais que d'obstacles à vaincre ! Que de partis à concilier ! Que de factions à combattre ! Répondons à la rébellion par le courage, à la férocité par la constance, au fanatisme par la clémence. Je lasserai peut-être les farouches ennemis de la tranquillité publique. J'armerai du moins contre-eux les vertus faites pour amollir les âmes les plus dures... SCÈNE V. Henri, Biron. HENRI. Monsieur de Biron, vous commanderez cette nuit le poste de la Pointe-Notre-Dame : faites charger deux bateaux de farine, que vous conduirez dans la ville. En voici l'ordre écrit et signé de ma main, dont vous ne vous servirez qu'au besoin... Si vous aviez entendu ce qu'on m'a dit de leur misère ! Je vous connais, mon ami ; votre coeur en saignerait... J'ai été plus d'une fois tenté de lever le siège ; et je ne réponds point, si je ne finis pas bientôt avec Brissac, que je ne décampe. J'aime mieux ne jamais régner, que d'obtenir un trône qui coûterait si cher à mon coeur. BIRON. Sire, je ne puis qu'approuver ces sentiments si rares dans un roi ; mais cependant que votre majesté considère que les deux bateaux de farine qu'elle m'ordonne de faire entrer, produiront un effet dangereux pour ses intérêts et pour la ville même. Les assiégés vont croire que ces vivres leur arrivent d'une main amie ; que c'est un bienfait des espagnols ; qu'il leur en arrivera de plus considérables. Les ligueurs en profiteront pour accroître l'opiniâtreté du peuple : et qu'en arrivera-t-il ? Le trépas d'un plus grand nombre. HENRI. Ils sont dans les tourments de la famine, et vous considérez les cruels droits de la guerre !... Fais ce que je te dis, mon ami. Je connais le malheur. J'ai vu de près le besoin ; et si jamais je règne, je ferai en sorte qu'aucun de mes sujets n'éprouve le malaise de la disette. BIRON. Mais au moins, sire, que la longueur du siège ne vous rebute point. Vous avez rapproché les postes ; vous avez resserré la ville ; vous avez brûlé les moulins. Toute ressource va bientôt leur manquer ; ne perdez pas le fruit de tant de victoires... Vous emporterez la ville. HENRI. Je sais tout cela ; mais ce que tu ne sais ni ne sauras jamais, c'est ce qu'il m'en coûte pour rester ici... L'homme de Brissac ne vient point... Voilà deux heures de retard... Je crains beaucoup... Si cette négociation allait manquer... Dieu par-dessus tout... Mais je ne puis rien prévoir de tout ce que deviendront mes affaires... Ô dieu !... Il tombe dans une profonde réflexion. SCÈNE VI. Henri, Langlois. Un homme du commun, conduit par un garde, entre chez Henri ; Monsieur de Biron se retire au fond de la tente. HENRI, vivement. Te voilà ? Eh bien, la lettre ? LANGLOIS. Sire, je n'en ai point. HENRI. Comment, tu n'en as point ? LANGLOIS. Je ne suis point un simple courrier, mais un agent de confiance ; mes instructions sont verbales. HENRI. Eh ! Pourquoi donc rester si longtemps ? LANGLOIS. Votre majesté ne sait pas ce qu'il faut de précautions pour entrer et pour sortir de la ville, et de chez m le gouverneur. HENRI. Qu'a-t-il dit ? LANGLOIS. De répondre à votre majesté, lorsqu'elle me demanderait la lettre : les Brissac ont toujours été fidèles à leur patrie et à leur roi. HENRI. J'entends. Reste là un moment. Le roi passe dans un cabinet et écrit. SCÈNE VII. Biron, Langlois. BIRON. Ils sont donc aux derniers abois dans la ville, puisqu'ils ont renvoyé les bouches inutiles ? LANGLOIS. Ah, monsieur ! Heureux ceux qui sont dehors ! Il n'y a plus de place dans les cimetières, ni dans les églises, pour enterrer les morts. BIRON. Que me dites-vous ! LANGLOIS. On peut compter à présent sur quinze cents hommes qui expirent chaque jour. BIRON. [Note : Muid : Grande mesure de choses liquides, est aussi une grande mesure de grain, qui n'est pas un vaisseau qui serve de mesure, mais une estimation de plusieurs septiers et minots, différente selon les lieux.]Il ne leur reste donc pas un muid de farine ? LANGLOIS. Une mère a mangé son enfant. BIRON. Ciel ! Et comment, dans leur désespoir, ces malheureux n'égorgent-ils pas la garnison ? LANGLOIS. La garnison les égorge. BIRON. Et les prêtres souffrent de telles horreurs ? LANGLOIS. Les prêtres appellent ceux qui meurent, des martyrs. BIRON. Et ces infortunés se croient tels ? LANGLOIS. Ceux qui survivent, parlent de la gloire de les imiter ; on promène le Saint-Sacrement dans les rues, pour fortifier les courages. Voilà le pain qui les nourrit. Si un homme tombe dans la foule en expirant de besoin : encore une âme dans le ciel, s'écrie le prêtre, réjouissez-vous-en avec moi. Venez, mes amis ; touchons tous ses vêtements, et prions-le d'intercéder pour nous. BIRON. Pauvre patrie !... L'humanité sainte a déserté les autels ; où s'est-elle réfugiée ? LANGLOIS. Dans le coeur de Henri. SCÈNE VIII. Henri, Biron, Langlois. HENRI, à Langlois. Prends cette bourse et cette lettre. L'argent pour toi, la lettre pour Brissac. LANGLOIS. Je ne prendrai ni l'un ni l'autre. HENRI. Pourquoi ? LANGLOIS. J'expose ma vie pour mon roi avec plaisir, même avec joie. Je ne la vendrais pas pour tout l'or du monde. Si vous me renvoyez à Monsieur De Brissac, j'y retourne, mais sans lettre. HENRI. Sans lettre ?... LANGLOIS. Oui, je serai arrêté, interrogé, fouillé... Dites-moi ce que vous voulez qu'il sache ; il le saura de vive voix... Songez que, quand j'aurai votre secret, j'en serai plus maître au milieu des tourments, que la famine n'est maîtresse des entrailles qu'elle dévore. HENRI, après un silence. Ami, je sens en ce moment que je ne suis pas si grand que toi. LANGLOIS, s'inclinant. Henri sera toujours le héros de la France ; et mon premier devoir est de mourir pour elle et pour lui. HENRI. Eh bien ! Dis au gouverneur que Henri savait bien qu'il aurait toujours lieu de chérir Monsieur De Brissac autant qu'il l'a constamment estimé... À voix basse.Ajoute que j'arriverai demain à la porte Saint-Denis à quatre heures du matin. LANGLOIS. À quatre heures du matin ?... Cela suffit, sire, je lui rendrai vos propres paroles. HENRI. Échappe aux gardes, aux espions. LANGLOIS, avec une modestie et noble fermeté. J'échapperai. SCÈNE IX. Henri, Biron. HENRI. Eh bien, mon ami, que dites-vous de cet homme-là ? BIRON. Sire, je ne suis pas encore revenu de mon étonnement ; mais il faut qu'il soit né quelqu'un. HENRI. Quelqu'un ! C'est un français ! Vous aussi vous auriez l'injustice commune à tous les grands, qui ne veulent croire à l'élévation des sentiments que dans les rangs les plus distingués ? La générosité, la noblesse, la franchise appartiennent aussi aux classes inférieures. Je l'ai éprouvé plus d'une fois. J'ai trouvé des secours dans la plupart de ceux que l'orgueil dédaigne. Oui, oui, c'est le peuple qui est franc, qui oblige, et qui aime... Je vois que vous ne connaissez point la nation. Non, mon ami, non, vous ne connaissez pas ce bon peuple. Il est léger, mais sincère ; il est surtout sensible, et il m'adorerait, s'il pouvait deviner ce que je sens pour lui... Je vous l'avoue : si je n'étais jaloux de son amour, de cette affection vive qu'il sait si bien témoigner ; si je n'avais formé le plan de réparer ses malheurs, de le rendre heureux, ne croyez pas que je tinsse contre le tourment d'en voir périr un si grand nombre : mais il s'agit de prévenir le démembrement du royaume. Sans ce puissant motif, certainement, très-certainement je lèverais le siège, et m'en irais vivre dans mon petit royaume de Navarre. Là, je ne voudrais pas de grands à ma cour, excepté deux ou trois que vous êtes, et que je me plais à reconnaître comme m'étant vraiment attachés... Le reste... Ah ! Le reste... Savez-vous que le plus infortuné des hommes, le plus trompé, le plus ennuyé, serait le souverain qui ne serait environné, qui ne régnerait que sur de grands seigneurs ? Mais en voilà assez là-dessus... Donnez ordre que les généraux se rendent ici. SCÈNE X. HENRI, seul. Quel est donc le terme fixé par la providence aux désastres de ce royaume... Ô dieu ! Qui lis dans les coeurs, tu vois le mien ! Si la couronne affermie sur ma tête peut sauver cet état divisé, en proie à l'étranger, et commencer le repos de la France, fais que je règne, ô mon Dieu ! Que j'anéantisse les projets de la cour d'Espagne, que j'opère la dissolution entière de la ligue ! Si, au contraire, la mollesse, l'insensibilité, l'oubli de mes devoirs devaient me saisir sur le trône et corrompre mon coeur, (en ce moment sensible, et voulant le bien,) fais que je n'y monte jamais ! Fais y asseoir l'homme le mieux né pour gouverner la nation, et lui rendre son caractère et sa gloire !... C'est le moins indigne de ce rang suprême, qui, aux yeux de ta justice, doit l'occuper. SCÈNE XI. Henri, les chefs de l'armée. HENRI, aux chefs. Mes amis, que chacun de vous se rende à son poste... Vous ferez avancer les troupes pendant la nuit, mais dans le plus grand silence. Mesurez tellement votre marche, que vous ne vous présentiez qu'à quatre heures du matin aux portes de Paris. Une ombre favorable couvrira nos armes. Là, vous donnerez le signal que j'indiquerai. Si les portes s'ouvrent, si les barrières tombent, vous entrerez en silence ; vous passerez dans les rues en ordre de bataille, mais les tambours muets, en vous emparant des places et carrefours... Désarmez ceux qui résisteront ; mais épargnez le sang français ! Et que ce soit plutôt un triomphe pacifique qu'une entrée militaire. Songez que les parisiens sont mes enfants, et faites qu'il n'y ait point d'autres violences commises que celles que la plus grande nécessité pourrait autoriser. UN CHEF. Sire, nos vies sont à vous, et nous répandrons notre sang avec joie. Mais nous songeons aux périls de l'entreprise. Il ne faut qu'une barricade pour couper toute communication. Une main forcenée peut mettre en mouvement tout ce peuple, et causer un affreux massacre. D'ailleurs, la trahison fut de tous temps l'arme favorite de la ligue. Laissez-nous les dangers, sire ; et quand nous aurons établi nos postes, votre majesté s'avancera au milieu du corps de sa noblesse. HENRI. Mes amis, je dois être le premier à la charge, le dernier à la retraite... Je combats pour ma gloire et pour ma couronne. UN AUTRE CHEF. Votre courage, sire, nous fait trembler. C'est à nous à mourir pour vous ; à vous, sire, de vivre pour régner sur la France ; et nous osons dire que ce vous est un devoir. HENRI. Eh bien ! Le tout entre vos mains... Je veux que les plus déterminés ligueurs perdent leur férocité en ma présence. C'est au moment que je serai maître de la capitale et que je pourrai me venger d'eux, qu'ils reconnaîtront que mon coeur est porté naturellement à pardonner à ses ennemis. UN AUTRE CHEF, à demi-voix. Puisse-t-il ne plus se trouver de ces monstres fanatiques, s'élançant de l'ombre des autels, pour signaler leurs religieuses perfidies ! SCÈNE XII. Acteurs précédents, un nouveau chef. LE NOUVEAU CHEF. Sire, les parisiens échappés ou renvoyés de la ville, et sauvés de la famine par vos bienfaits, demandent à porter à vos pieds les témoignages de leur amour et de leur reconnaissance. HENRI. Qu'ils viennent tous à moi ! Que ne puis-je les arracher tous à la mort, au prix de mon sang ! Il est bien temps que mes sujets respirent après tant de calamités ! Seront-elles éternelles, grand dieu ! Puisse le feu de la guerre civile s'éteindre pour jamais ! SCÈNE XIII. Henri, les chefs de son armée, foule du peuple. FOULE DU PEUPLE. Sire, ayez pitié de nous, ayez pitié de nous, sire !... UNE VOIX QUI DOMINE. Vous êtes bon ; ne nous laissez pas mourir. UNE AUTRE VOIX. Oui, vous avez un bon coeur... Faites-nous encore donner du pain ; que nous en portions à nos femmes, à nos enfants, qui pleurent, qui languissent, qui périssent... UNE AUTRE VOIX. Vous aimez les parisiens, sauvez-les, sauvez-nous tous ! HENRI. Mes amis, la ville aura des secours ; je lui ai envoyé des vivres, je lui en enverrai encore... La famine cessera. FOULE DU PEUPLE. On nous tue dans la ville, et l'on ne nous laisse pas sortir. Nous n'espérons plus qu'en vous, nous n'espérons plus qu'en vous ! UN HOMME DU PEUPLE. Au moment où je vous parle, sire, il n'y a personne dans Paris qui n'ait des morts ou des mourants dans sa maison. UN AUTRE. Nous serions morts comme eux, si vous n'aviez eu pitié de nous. UN AUTRE. Ils mourront tous jusqu'au dernier dans la ville, si vous ne prenez pitié d'eux, comme vous avez pris pitié de nous. HENRI. Ô mes enfants ! Mes enfants !... Je sauverai la ville, et malgré elle... Je vous le promets. FOULE DU PEUPLE. Sauvez nos pères, nos mères, nos frères, nos enfants ! Ils sont français... Ils vous béniront... UN HOMME DU PEUPLE. Ils vont périr si vous ne les secourez... C'est un miracle si nous vivons. UN AUTRE. Oui, sire, ils sont réduits à broyer les os des morts pour en faire du pain. UN AUTRE, jetant au roi un morceau de pain. Tenez, sire, voyez par vous-même, en voici un morceau... UN AUTRE. Ne vous a-t-on pas caché, sire, qu'une malheureuse mère avait rôti son enfant ?... HENRI, se cachant le visage. Vous m'arrachez les entrailles, mes amis ; arrêtez... Toutes ces horreurs vont cesser... Je suis aussi malheureux que vous l'êtes ; je souffre à moi seul tous les maux des habitants de cette ville... Ils finiront... UN HOMME DU PEUPLE. Nos maux finiront, dit le bon roi, nos maux finiront ! HENRI. Oui, je vous le jure devant Dieu, vous aurez bientôt la paix. LE FOULE DU PEUPLE. Nous aurons la paix, nous aurons la paix, dit le bon roi. HENRI. Oui, allez porter aux vôtres et des consolations et des secours. À ses officiers.Que l'on donne du pain à tous ces infortunés ; qu'on leur en donne en abondance ; en abondance, entendez-vous ? Et qu'ils le partagent avec tous ceux qui souffrent. UN HOMME DU PEUPLE. Vive le bon roi qui nourrit ses ennemis ! CRI DU PEUPLE. Il nous donne du pain ! Il est catholique. AUTRE CRI DU PEUPLE. Il nous donne du pain ; il doit régner. AUTRE CRI DU PEUPLE. Il n'est point huguenot ! Prions Dieu pour lui !... CRI GÉNÉRAL. Vive le roi ! Vive le roi ! Vive le roi ! HENRI, rentrant dans sa tente, et s'essuyant les yeux. Que Dieu dispose de moi selon sa volonté ! Il faut dans vingt-quatre heures que la ville soit sauvée, ou que je renonce à la couronne. ACTE III Le théâtre représente la maison d'Hilaire. SCÈNE I. Lancy, un officier. Ils sont enveloppés tous deux d'un large manteau qui les déguise. On aperçoit qu'ils sont chargés de pains. Ils paraissent fatigués. Ils entrouvrent leurs manteaux en entrant. LANCY. Quelle désolation répandue dans cette ville !... Encore personne ici !... Plus de parents !... Plus d'amis ! Tous les liens de la tendresse et de l'amitié sont rompus... J'ai parcouru tous les lieux où je pouvais la rencontrer... Vaines recherches ! Grand dieu, n'est-elle plus ! Voici la vingtième maison que je visite : et qu'ai-je vu ? Quel spectacle d'horreur ! Des couleuvres et des serpents engendrés dans les décombres de ces demeures désertes, et qui rongent les cadavres restés sans sépulture... Ceux qui vivent, ressemblent à des spectres. N'avons-nous pas traversé des rues où des infortunés couchés sur le ventre, broutaient l'herbe rare, à l'exemple des animaux ? Quel courage ou quelle opiniâtreté anime donc ce malheureux peuple ? L'OFFICIER. Autant nous sommes touchés de compassion sur le sort des assiégés, autant leurs tyrans se montrent insensibles. Le murmure et la plainte leur sont défendus. Ils réservent leurs gémissements pour le silence des ténèbres, dans la crainte d'être punis comme réfractaires aux ordres qui défendent de demander la paix. LANCY. Ils veulent éterniser la guerre ; mais ces prêtres qui l'ordonnent ne combattent pas... Ô ma fille ! Ma fille ! Où te trouverai-je !... Arriverais-je trop tard !... Mon ami, je vous fatigue, en vous associant à mes dernières recherches ; mais pardonnez à ce coeur paternel ; il poursuit les traces de son enfant... Elle n'est pas ici... Dieu ! Où est-elle ? L'OFFICIER. Le chemin que nous venons de faire est pénible ; je l'ai entrepris sans peine pour un intérêt aussi cher. Mais songez aussi, que si le roi consent à ce que l'on porte des vivres à ces infortunés, il ne veut pas que l'on s'absente trop longtemps. LANCY. Il me faut donc désespérer de pouvoir la secourir ! Hélas ! Elle expire peut-être de besoin dans un coin obscur de cette ville, tandis que j'ai là de quoi lui racheter la vie... La bonté de Henri sera donc infructueuse envers ce que j'ai de plus cher au monde !... Il m'a fallu l'image bien présente de ma fille, pour ne pas jeter tout ce pain à cette foule de moribonds qui achevaient d'expirer en se gorgeant d'une nourriture infecte... Ô mon ami, quel moment pour mon coeur, si je la retrouvais ! Quelle joie de la serrer contre mon sein, de voir son front reprendre ses couleurs, de la contempler renaissante entre mes bras ! Je ne voulais que cet instant... Le ciel me le refuse, et il faut abandonner cette ville sans pouvoir du moins embrasser ses tristes restes... Mon devoir m'est bien dur ; et il n'y a qu'un roi comme le nôtre pour qui l'on puisse faire de tels sacrifices. L'OFFICIER, montrant la chambre voisine. J'ai cru entendre de ce côté quelques gémissements étouffés... Parcourons toute cette enceinte, et retirons-nous, si nous n'y trouvons pas l'objet de votre tendresse alarmée. LANCY. Je n'avance qu'en tremblant, je redoute le plus grand des malheurs. Je la demande et frémis de la rencontrer... Ils entrent dans la chambre ; et après un certain intervalle, on voit paraître Hilaire père, suivi de sa femme et de Mlle Lancy. SCÈNE II. Hilaire père, Madame Hilaire, Mademoiselle Lancy. MADAME HILAIRE, dans le plus grand désordre et le plus grand désespoir. Revenons mourir ici, cher époux... Les barbares ! Est-ce ainsi qu'ils soulagent ! Ah ! Qu'ils égorgent plutôt, ils seront moins cruels. Quelle est donc cette horrible invention de leur détestable génie ?... Dieu ! Je me meurs... HILAIRE PÈRE. Ma femme ! Ils en ont frémi les premiers... Mais la nécessité les contraint comme nous. MADAME HILAIRE, avec force. La nécessité ! Expirons cent fois avant que d'y toucher ! Quel abominable outrage fait à la nature !... Dieu !... J'ai cru entendre crier dans mon sein... Voilà donc ceux qui se disaient nos amis, nos protecteurs !... Ils appellent des bienfaits !... Ils ont pu !... L'oserait-on imaginer !... Horrible mets que tout mon coeur a repoussé encore plus que ma bouche, c'est ton souvenir qui me rend la mort douce et désirable ! HILAIRE PÈRE. Vois la main vengeresse du ciel appesantie sur cette ville, puisque les ministres des autels ne sont pas étrangers à de tels désastres. MADAME HILAIRE. Eux ? Ah, je commence à voir et à croire !... Allez, ils ont pétri pour nous cette pâte exécrable, composée d'ossements humains, arrachés aux cimetières ; mais ils vivent dans l'abondance, en nous contemplant mourir d'un oeil dérisoire ou indifférent. HILAIRE PÈRE. Plains-les, mais sans les outrager... MADAME HILAIRE, se jetant dans les bras de Mlle Lancy, et la tenant fortement embrassée. Ah ! Mon fils, mon fils, où es-tu ! Viens, viens assister à mes derniers moments !... C'en est fait ; je ne puis plus soutenir la lumière... Non, elle m'est odieuse... HILAIRE PÈRE. Il s'est échappé malgré mes cris, et je n'ai pu voir de quel côté il a tourné ses pas. MADAME HILAIRE. Ainsi il me faudra mourir douloureusement, et sans pouvoir l'embrasser encore une fois... Aurait-il touché de ses lèvres... Dieu ! Je succombe à cette seule image... HILAIRE PÈRE. Je vais me rejeter dans la foule, le chercher, et vous l'amener... Ici du moins l'on n'entend point les blasphèmes épouvantables de ceux qui perdent leur âme, en cédant lâchement au désespoir... Et la palme du ciel qui nous attend, n'est-elle rien ?... MADEMOISELLE LANCY. Allez, mon cher parrain, allez. Ramenez-le, sauvez-le ; il se perdra sans vous. Mes maux semblaient s'adoucir à sa vue ; mais, puisque nous allons expirer, je vais vous révéler tout l'amour que je lui porte. Il n'y a plus à dissimuler sur le bord du cercueil, et c'est dans les bras de sa mère que j'avoue ce sentiment pur et caché au fond de mon coeur : vous le lui direz, je vous en conjure, c'est dans cette idée seule que je consens à quitter la vie... MADAME HILAIRE. Ô ma fille ! Que le ciel prolonge tes jours et retranche des miens ! J'ai trop vécu... Oui, trop longtemps... MADEMOISELLE LANCY. Mère infortunée, souffrez-vous plus que moi ?... J'ai un père que son devoir entraîne sous les drapeaux de Henri. Il donne la mort ou la reçoit ; c'est à regret qu'il fait couler le sang des parisiens... Ô détestable guerre civile ! Tu sépares donc les coeurs les plus faits pour s'aimer !... HILAIRE PÈRE. Indignes français, qui servez sous un prince ennemi de la religion, oppresseurs de vos compatriotes, venez jouir de notre douleur ; venez vous féliciter du succès coupable de vos armes ! Et toi, cruel Lancy, qui as tiré l'épée contre nous, viens savourer nos tourments ; viens contempler ta fille dans les angoisses de la crainte et les approches de la mort !... Je suis plus humain que toi ; je me suis souvenu que j'avais élevé son enfance ; je lui ai ouvert ma maison, je ne l'ai pas rejetée de mon sein. Que dis-je ! Je la sépare de toi en ce moment, et je la chéris avec autant de tendresse et d'amour que j'ai de haine pour toi... Il presse dans ses bras son épouse et Mademoiselle Lancy. On voit Lancy qui sort de la chambre voisine avec l'officier. SCÈNE III. Lancy, Hilaire père, Madame Hilaire, Mlle Lancy, l'officier. LANCY, la joie et la surprise sur le visage. C'est elle ! Mon ami, c'est... La voici... Je suis le plus heureux des pères... MADEMOISELLE LANCY, se précipitant dans ses bras. Mon père !... Je ne croyais plus obtenir du ciel cette faveur insigne. HILAIRE PÈRE, avec une pieuse indignation. Est-ce bien toi que je revois en ces lieux ? LANCY, voulant l'embrasser. Ah, mon ami ! HILAIRE PÈRE, le repoussant. Moi, ton ami ! Suis-je l'ami d'un traître à sa religion et à sa patrie ? D'un homme qui s'est rangé contre nous, qui nous assiège, qui combat ses concitoyens ?... Toi, mon ami ! Toi, soldat de Henri ! LANCY. Je ne suis point traître à ma religion, ni à mes concitoyens... Avant peu tu en seras convaincu. Respecte le nom d'un héros que tu connais mal. C'est mon roi légitime ; il doit être le vôtre à tous, et pour votre bonheur. HILAIRE PÈRE. Lui, qui nous enferme dans ces murs avec toutes les horreurs de la guerre et de la famine ! Lui, auteur de tous les crimes qu'elles entraînent !... LANCY. Les vrais auteurs de la guerre civile sont les imposteurs qui la perpétuent, qui ont fasciné vos yeux... HILAIRE PÈRE. Tranchons-là. Que t'importe aujourd'hui notre existence, notre infortune ? Sors, et laisse-nous mourir. LANCY. Non : vous ne mourrez point... Et toi qui fus mon ami, ton esprit est droit, je le toucherai, je l'espère... HILAIRE PÈRE, s'éloignant. Oses-tu ?... Après... LANCY. Oui, j'ose... Dis-moi : quel est le but de cette ligue contre votre souverain ? Qu'a-t-elle fait pour l'état ? Depuis trente-neuf années de guerre, c'est-à-dire, de désolation, de ruines, de meurtres, d'incendies, de pillages, la France n'offre que plaies sanglantes, et force la pitié de ses ennemis les plus cruels ! Ah ! Il faut un roi comme Henri, pour la sauver du précipice où tout l'entraîne. Tu connais bien peu son âme, si tu ne la crois pas sensible. Tu n'as point vu couler ses pleurs, au récit de vos maux ; tu ne sais point comme il les partage, et combien il souffre de votre aveuglement. Il ne peut se résoudre à prendre d'assaut cette ville rebelle. Il veut la préserver d'un carnage affreux ; et sa sensibilité va plus loin encore, il voudrait pouvoir nourrir la ville en l'assiégeant. Il risque sa victoire, il hasarde son trône, en laissant passer secrètement des vivres. HILAIRE PÈRE. C'est en vain que ta voix insidieuse cherche à nous persuader des bienfaits imaginaires... Regarde autour de toi ; où est donc le témoignage de cette prétendue clémence ? Réponds... LANCY. Mon arrivée en ces lieux... Si tu me vois en cette ville, apprends que c'est par sa permission. Cet ami et moi, nous sommes venus tous deux, chargés de pains pétris en sa présence, arrosés de ses pleurs, et que je viens de déposer chez toi, près de ta mère. HILAIRE PÈRE. Quoi ! Des aliments, et de sa main !... Nous aurions là des aliments ?... Ma mère aurait... LANCY. Je l'ai trouvée défaillante, et j'ai eu le bonheur de la rappeler à la vie. HIAIRE père, avec le cri de l'âme. Tu m'as rendu ma pauvre mère !... Toi ! LANCY. Oui, allez vivre tous, en bénissant le roi qui vous donne la vie ! Ce pain a été fait, vous dis-je, sous ses yeux, et il y a mêlé ses larmes. Ce n'est pas la seule grâce qu'il destine à ses enfants. Vous verrez d'autres effets de sa générosité. Elle embrassera tous ceux qui reviendront à lui ; il ne veut que le repos de la France et sa félicité... Mais cachez ces provisions à la recherche avide du soldat que vous payez pour vous défendre, et qui erre néanmoins dans la ville qu'il met au pillage, le fer et les flambeaux à la main... Tant que le siège durera, je veillerai à votre subsistance... Hilaire, voilà comme je réponds à tes outrages ! HILAIRE PÈRE. Je demeure confondu ! Ô mon fils, où es-tu ?... L'OFFICIER, à voix basse, à Lancy. Partons, mon ami, partons : l'heure nous presse. LANCY. Un instant, ami... L'OFFICIER. Nos drapeaux nous attendent... N'abusons point des bontés du roi... Dérobez-vous... LANCY. Que vous êtes pressant !... Oh ! Que j'embrasse ma fille... L'OFFICIER, à voix basse. Songez au poste qui vous est confié... Ce jour va décider peut-être du sort de l'État. LANCY, à Hilaire père. Toi, que je ne crains point d'appeler mon ami, sûr que tu en rempliras les devoirs, adieu ; je te confie ma fille. Sers-lui de père jusqu'au moment où la paix pourra me rendre à moi-même. Ce moment ne saurait être éloigné. Puisse la fin de ce malheureux siège me ramener bientôt vers vous !... Puisse ce peuple, inconcevable dans son opiniâtreté, ouvrir les yeux sur cette ligue funeste, sur ces satellites mercenaires, qui, en déchirant le sein de la patrie, sont parvenus à s'en faire croire les légitimes défenseurs... On vous peint Henri sous des traits bien différents de ce qu'il est en effet. On se garde bien de vous rendre compte de ses vrais sentiments : et dans cette dernière conférence encore, que n'a-t-il pas dit à vos députés ? Avez-vous lu les offres de paix qu'il leur a remises par écrit, afin qu'elles fussent publiées ?... HILAIRE PÈRE. Non... Nous n'avons point vu cet écrit : au contraire, des gens dignes de foi nous ont assuré qu'il voulait la ville sans aucune condition ; qu'il prétendait nous traiter en vainqueur, en conquérant, et détruire à la fois la messe et nos privilèges... Plutôt mourir tous !... LANCY. Voilà comme les seize, les prêtres et les espagnols vous trompent ; voilà comme l'esprit de fraude devient de jour en jour plus audacieux dans ses mensonges. Je l'ai entendu, moi, leur reprocher les calomnies qu'ils répandaient parmi le peuple ; les conjurer de prendre des sentiments humains ; leur exposer son respect pour la religion... Comme il s'attendrissait en leur peignant le triste état de la patrie ; ses belles campagnes dévastées ; ses villes florissantes sans communication et sans commerce ; l'anarchie à la place des lois ; les tribunaux déserts ; la police interrompue ; les autorités subalternes et les dominations arbitraires dévorant tout et remplaçant la majesté royale ! Ô mon ami ! Il était ému jusqu'aux larmes, en déplorant ces viles erreurs de la superstition qui dénature l'homme. Mais elle a transformé vos ligueurs en tigres cruels : fanatiques, cupides, intéressés au désordre, ils ont soif du pillage et des déprédations ; ils se sont vendus à l'étranger, et n'aperçoivent pas même l'esclavage qui va les enchaîner. Allez, un jour viendra que vous regretterez, mais trop tard, d'avoir écouté ces organes d'imposture, ces ministres de désolations... Je ne puis en dire davantage... Adieu, ma fille. MADEMOISELLE LANCY. Et vous nous abandonnez, vous notre libérateur !... Encore quelques moments... De grâce... LANCY, avec tendresse. Crains, ma fille, crains de faire perdre à ton père, en un seul jour, trente années d'honneur. Je cède au devoir ; cèdes-y à ton tour. Épargne-moi tes larmes, ou répands-les sur cette malheureuse cité. Et vous, mes amis, barricadez-vous, et mettez vos provisions à l'abri du soldat féroce. On lui a donné le droit de dévaster, et vous ne pouvez réprimer le désordre affreux qu'il exerce en vos propres murs... Ah ! Revenez au bon roi ; je vous y exhorte au nom de la paix... Adieu. Puissiez-vous m'entendre ! Il sort avec l'officier, et l'on ferme la porte que l'on barricade ensuite. SCÈNE IV. Hilaire père, Madame Hilaire grand'mère, Madame Hilaire, Mademoiselle Lancy. HILAIRE PÈRE. Ô providence ! Préserve-nous de ce dernier malheur !... La foi serait perdue... Mais, mon fils ne revient point... Pourquoi ai-je perdu la trace de ses pas !... Nous avons de quoi... On voit dans le fond la grand'mère Hilaire qui s'avance, portant des pains dans son tablier. Madame Hilaire, la soutient. MADAME HILAIRE grand'mère. Mes enfants, venez partager ce bienfait inattendu. C'est le ciel qui vient de nous l'envoyer par les mains du généreux Lancy. Il nous sauve la vie à tous... Mais je ne vois pas mon petit-fils. Le cher enfant nous manque. Prenez une nourriture dont vous devez avoir tous grand besoin, et puis vous irez le chercher, de peur que son courage imprudent... Je veux le revoir. HILAIRE PÈRE, prenant les pains et les distribuant. Et vous, ma mère, vous qui avez dû souffrir plus que nous, prenez. MADAME HILAIRE grand'mère. Lancy a pris soin de moi... Mais je crains d'avoir surpassé mes forces. Cette nourriture prise trop précipitamment... Je sens là en mettant la main sur son estomac un poids... Et toi, ma chère Lancy, ne te laisse point abattre... MADEMOISELLE LANCY, tenant un morceau de pain, et l'arrosant de larmes. Non, je ne puis... Je ne puis... Je ne mangerai point qu'il ne soit de retour. Je ne consentirai à vivre que quand je le reverrai. MADAME HILAIRE. Ma mère, ce bienfait nous devient inutile, si le ciel ne nous le ramène pas. HILAIRE PÈRE, s'arrêtant. Oui, ma main tombe ; ma main ne portera aucun aliment à ma bouche, tandis que loin de nous, mon fils souffre... Je ne veux plus de ces secours, s'il ne les partage... Le cruel ! Nous quitter au moment où la providence nous exauce... Ah ! Son intention était bonne : il voulait nous soulager... Le ciel m'a donné un bon fils. Au péril de ses jours, il se précipite dans quelque danger pour nous rapporter de quoi vivre. Mais qu'entends-je ? On monte ; qui vient ici ? Ce sont des voix confuses. En étouffant un cri.Ah ! Mon Dieu, mon Dieu ! Ce sont les suisses... Qu'allons-nous devenir !... MADAME HILAIRE. Les suisses !... Nous sommes perdus. On entend plusieurs voix confuses et terribles qui disent : c'est ici, c'est ici. - En es-tu bien sûr ? - Je te le dis. - Oui, c'est ici ; je ne me trompe point. - Entrons. - De force ou de gré. SCÈNE V. Acteurs précédents, suisses armés de sabres et portant des flambeaux. DES VOIX MENAÇANTES. Ouvrez ! Ouvrez... Ouvrez à l'instant même... Ils se sont enfermés, bon signe... Allons, à toi... Vite. La hache ici... Brisons, coupons, enfonçons les portes. On entend les coups de hache qui brisent les portes.Redouble... Allons, bien... Encore. Bon... Dépêche-toi... Nous y voilà... Tout va tomber. HILAIRE PÈRE. Cachons notre pain. Il le cache et en mange quelques morceaux. MADAME HILAIRE. J'expire de terreur... Ils brisent les verrous, rompent les barreaux, détachent les gonds... MADAME HILAIRE grand'mère. Cachez-vous dans ma chambre... Je m'opposerai seule à eux... En me voyant, ils auront peut-être pitié de mon âge. HILAIRE PÈRE, errant sur la scène. Dois-je m'armer... Exciter leur fureur... Ou supplier ces barbares ?... La porte tombe ; les suisses entrent, armés de haches, de mousquets, et portant des flambeaux. MADAME HILAIRE, MADEMOISELLE LANCY, au premier aspect. Mon Dieu !... Mon Dieu !... Ciel ! Miséricorde !... Quels fronts ! LE PREMIER SUISSE. Gardez de résister... Votre pain, votre pain, ou la mort. HILAIRE PÈRE, qu'on saisit. Barbares, nous en manquons. AUTRE SUISSE. C'est ce que nous allons voir. AUTRE SUISSE. Est-ce bien ici ? AUTRE SUISSE. Oui, oui, te dis-je... Je les ai vus entrer tous deux ; ils portaient du pain sous leurs manteaux ; c'étaient deux officiers... Je les aurais bien attaqués, mais j'étais seul alors. AUTRE SUISSE. Bon ; furetons... Visitons tous les coins et recoins. AUTRE SUISSE. Suivez-moi, vous, dans cette autre chambre... Et que rien n'en sorte. Madame Hilaire grand'mère est à la porte de cette chambre ; un suisse la renverse.Passons, passons, voyons partout. HILAIRE PÈRE, relevant sa mère. Inhumains ! Qui ne respectez point la vieillesse, est-ce à notre vie que vous en voulez ? Je suis désarmé. Satisfaites votre rage. MADAME HILAIRE. Lâches brigands ! Qui désolez la ville au-lieu de la défendre, est-ce pour de pareils attentats qu'on vous a payés ? Sont-ce là les secours que vous devez aux citoyens ? UN SUISSE. Voilà de belles raisons ! Il nous faut des vivres, entendez-vous, de gré ou de force. PLUSIEURS SUISSES, trouvant du pain dans la chambre voisine, avec une joie féroce. Camarades, en voici... En voilà, camarades !... En voici... UN AUTRE SUISSE. Bonne trouvaille, ma foi. Voyant les pains qu'on apporte. Ah, ah, ah ! Bon, bon, bon !... Bonne capture... MADAME HILAIRE, à genoux, avec Mlle Lancy. Ah ! Partagez avec nous au moins ; j'ai une mère, j'ai un fils... Une mère âgée... Ses cheveux blancs... UN SUISSE, le sabre nu sur leurs têtes. N'en cachez-vous point ? Il les fouille.Par la mort !... MADAME HILAIRE, MADEMOISELLE LANCY, demi-mortes de peur. Vous voyez... LE MÊME SUISSE. C'est qu'il en faut, pour nous, et pour nos camarades qui sont à l'autre bout de la ville à faire la même expédition ; nous nous rejoindrons, et c'est avec eux que nous partagerons... HILAIRE PÈRE. Laissez-nous un seul pain... Un seul... Regardez cette femme courbée sous le poids des années... C'est ma mère... Prenez pitié d'elle au moins, respectez son âge. PLUSIEURS SUISSES. Emportons tout. - Vraiment, voilà de belles paroles. - Nous n'en avons pas encore assez pour nous et les nôtres. HILAIRE PÈRE, se relevant. Tuez-moi sur la place, ou rendez-moi un seul pain. UN SUISSE. Allez, vous êtes bienheureux encore d'en avoir, et nous ne vous laissons la vie, que par ce qu'en enfonçant vos portes, nos peines n'ont pas été inutiles ; car sans cela... Point de quartier... HILAIRE PÈRE, avec la fureur du désespoir. J'en aurai, barbares ; j'en aurai, ou vous me tuerez... Tuez, tuez-moi... Il se jette sur eux pour avoir un pain, les femmes se jettent entre lui et les suisses ; les suisses le repoussent et sourient de sa faiblesse. PLUSIEURS SUISSES. Laisse, il peut à peine se soutenir... Épargne-le, nous sommes les plus forts. Un jeune suisse jette du pain à la jeune Lancy, comme touché de son état. Un vieux le ramasse, en lui disant d'un ton dur : que fais-tu ?... Est-ce ta soeur... Dis ? Et n'ai je pas la mienne ? LE JEUNE SUISSE, gémissant. Je ne puis rien... SCÈNE VI. Hilaire père, les deux dames Hilaire, Mademoiselle Lancy, tous quatre sont accablés et dans des postures différentes. MADAME HILAIRE. Dans quelle extrémité plus horrible sommes-nous retombés ! MADEMOISELLE LANCY. Ô mon père ! Ne nous aviez-vous donc apporté ce pain, trésor si rare, que pour qu'il nous fût ravi l'instant d'après par ces barbares ! HILAIRE PÈRE. Mon courage est abattu... Tant d'adversités m'accablent enfin... Je n'y résiste plus... Ô nouveau spectacle de douleur !... Ma mère... Elle est comme anéantie. Ils prodiguent tous leurs soins à la grand'mère. MADAME HILAIRE grand'mère. Ah, mon fils ! À peine puis-je parler... Dieu m'exauce... Je mourrai dans vos bras. HILAIRE PÈRE. Si vous mourez, nous vous suivrons. MADAME HILAIRE grand'mère. J'ai fini ma carrière ; mais la vôtre doit s'étendre : j'ai quelque chose d'important à vous dire, et je ne sais si j'en aurai le temps et la force... Il faut que je vous éclaire... Les moments me sont précieux. HILAIRE PÈRE. De quoi voulez-vous parler, ma mère ? MADAME HILAIRE grand'mère. Tu auras peine à le croire ; ta bonne foi, ta candeur... Mes enfants, j'ai entendu... Écoutez-moi, mon fils. Ici à cette place même... SCÈNE VII. Acteurs précédents, Hilaire fils. HILAIRE FILS, dans la douleur. Vous me revoyez... Hélas ! Et je ne vous apporte aucun secours... Mais... HILAIRE PÈRE. Ah, mon fils ! D'où viens-tu ? MADEMOISELLE LANCY. Grâces, dieu puissant, qui nous l'as rendu. MADAME HILAIRE. Pourquoi t'es-tu séparé si longtemps de nous ? HILAIRE FILS. Ah ! Ma mère, vous dirai-je ce qui m'est arrivé ! En aurai-je la force ? J'ai couru aux remparts de la ville. J'avais appris que l'on y distribuait des secours. Ô quel étonnement ! Les assiégeants nourrissaient les assiégés, et c'était par ordre de Henri. J'ai crié aux soldats : " mes amis, donnez-moi du pain pour une femme de quatre-vingts ans, pour un père chéri, pour une mère tendre, pour une fille céleste, dont le père est parmi vous, pour la fille du généreux Lancy... Par pitié, ou par grâce, donnez-nous du pain, ou envoyez-moi la mort " . En disant ces mots, je découvre mon sein ; un soldat est ému, il me présente un pain au bout d'une lance ; je le détache du fer homicide ; je le cache ; je le presse sur mon sein ; je vole pour vous l'apporter... Des soldats féroces, qui errent dans cette ville, se jettent sur moi, le glaive en main, et me dépouillent. J'ai eu beau défendre votre aliment avec la fureur du désespoir ; ils ont dévoré à mes yeux ce pain qui devait être le soutien des jours les plus sacrés. Ils y ont puisé de nouvelles forces pour aller ravir la nourriture à l'enfance et à la vieillesse... Peu leur importent les cris, les prières et les larmes, ils sont prêts à faire couler le sang ; et c'est dans notre ville qui les a appelés, qui les soudoie, qu'habitent ces ennemis intestins, plus dangereux, plus cruels que ceux qui écrasent nos murailles. HILAIRE PÈRE. Ah, mon fils ! Que me dis-tu ? Ils sont entrés ici de même ; ils ont tout enlevé... Le généreux Lancy nous avait apporté la vie... C'est la mort qui nous reste. HILAIRE FILS. Le brave Lancy a paru dans ces lieux ? À demi-voix.Ah, que ne l'ai-je su, et que ne l'ai-je suivi !... HILAIRE PÈRE. Regarde... Vois ces gonds abattus, ces verrous forcés, cette porte brisée, tout le désordre de ces lieux... Notre mère en est demi-morte d'effroi. HILAIRE FILS, d'un ton ferme et décidé. C'est donc au malheur qu'il appartient de nous éclairer !... Ah, mon père ! J'ai vu le tableau le plus horrible... Mais de quelle horreur précieuse et salutaire il a pénétré mon âme !... Je l'oserai dire, on nous trompe, on nous abuse ; nous sommes séduits... HILAIRE PÈRE. Que dis-tu ? HILAIRE FILS. C'est dans un indigne esclavage que la ligue prétend nous retenir. Donnerons-nous les mains à notre propre servitude ? Sortons de cet état de misère et de lâcheté... Que le sceptre enfin soit remis aux mains du roi légitime... HILAIRE PÈRE. Est-ce mon fils qui parle ? Ciel ! Henri est doué de toutes les qualités royales. Il faudrait le choisir, quand même les lois fondamentales du royaume ne nous l'auraient pas donné. Allez, tout mon désir aujourd'hui est de le voir entrer triomphant dans cette ville aux acclamations de tout son peuple. HILAIRE PÈRE. Comme la misère et l'infortune font changer de langage !... Tu es dans le délire, mon cher fils... HILAIRE FILS, impétueusement. Non, c'est plutôt... Les ligueurs, vous dis-je, sont des barbares et des imposteurs qui se moquent tout bas de notre crédulité... Eh, quels secours abominables ont-ils osé vous offrir, eux qui se disent vos amis ! Répondez... HILAIRE PÈRE. Ils souffrent comme nous. Réduits à la même extrémité, que peuvent-ils dans cette effroyable disette ? HILAIRE FILS. Allez, elle n'existe pas pour eux. HILAIRE PÈRE. Ne perdons pas du moins la constance et la foi. Faut-il devenir coupables parce que la faim nous consume ? Et pour quelques courts moments qui nous restent à vivre, trahirons-nous l'auguste croyance de nos pères, en nous liant aux huguenots ?... Serait-ce mon fils que j'ai élevé dans mon sein, qui s'égarerait à ce point, qui renierait le nom catholique ?... HILAIRE FILS. Mon père, je saurai mourir pour la foi de l'église quand il le faudra ; j'aime ma religion, mais j'aime aussi ma patrie : désabusez-vous sur les motifs qui font agir la ligue. L'ambition ardente et cachée en est l'âme : ce n'est point à la personne de Henri qu'on en veut, c'est à son royaume. Contemplez l'ouvrage des ligueurs ; ils aiment mieux voir périr un peuple entier, que d'accepter la paix qui leur est offerte. Ils la redoutent, parce qu'elle finirait leur tyrannique empire. Ils viennent nous exhorter avec un air hypocrite à supporter la famine, tandis qu'à l'écart ils calculent les avantages qu'ils retirent de notre révolte... HILAIRE PÈRE. Notre révolte ?... Où suis-je !... Ah, si tu n'étais pas mon fils ! HILAIRE FILS. J'ai vu notre fidèle serviteur couché dans la foule des morts. Il a perdu la vie en disputant de quoi nous soulager, et les coups qui l'ont percé pouvaient s'étendre jusqu'au coeur de votre fils... Vous ignorez encore ce qui vient de se passer... Grand dieu ! Quels tyrans implacables, quels monstres n'en seraient attendris, et ne consentiraient pas au plus grand, au plus entier sacrifice pour la prompte cessation d'un tel fléau !... Écoutez et tremblez... Une femme... Faut-il donc que ma bouche vous l'apprenne !... Une femme, une mère, dans cette démence inconcevable qu'inspire le tourment de la faim, a tué son enfant, a fait rôtir ses membres palpitants, a voulu porter à sa bouche... Mais la nature trahie, outragée, reprenant bientôt tous ses droits, elle est morte de douleur sur cette affreuse nourriture... MADAME HILAIRE, MADEMOISELLE LANCY. Ô temps ! Ô jour d'horreur ! HILAIRE PÈRE. Voilà le crime de l'hérétique : que Dieu l'en punisse. HILAIRE FILS, fortement. Voilà le crime de la ligue... Mes trois frères ont péri dans les factions qu'elle a suscitées ; et vous, mon père, vous qui dans tous les temps en avez souffert, vous ne voulez pas reconnaître des agents vendus à l'étranger ? Faut-il que toute votre famille périsse, pour vous ouvrir les yeux ? HILAIRE PÈRE, avec une douleur concentrée. Tes paroles me sont bien plus cruelles que la faim que j'endure. HILAIRE FILS. Depuis longtemps, mon père, je nourrissais ces idées, et je n'osais, par respect, les exprimer, de peur de heurter vos opinions. Mais le jour de la vérité est enfin venu, et je ne crains plus de la produire dans tout son éclat. Ils verront, vous dis-je, le trépas du dernier français, plutôt que de renoncer à leurs vues ambitieuses... Cette ligue, sur laquelle vous osez fonder de si grands intérêts, qu'est-elle au fond ? Une horrible et tumultueuse confusion, un amas de diverses têtes capricieuses, enfantant chaque jour ordonnances, édits, plans nouveaux, changés à tous moments. Il s'y engendre tant de jalousies, de haines, de desseins opposés ; les prétentions sont si contraires et s'entrechoquent tellement, qu'il sera impossible de jamais les concilier. HILAIRE PÈRE. Arrête... Tu as sucé un mauvais lait, mon fils, et ton égarement fera l'amertume de mes derniers jours... La gloire de nos autels fut toujours attachée à l'éloignement des huguenots. Ils ont toujours tenté de renverser l'état politique du royaume. Reviens de tes erreurs : la jeunesse n'est que trop sujette à se laisser séduire par d'éblouissantes nouveautés... Ne vois-tu pas que, dans ces temps orageux, notre religion n'a été soutenue que par la sainte ligue ? Henri III a déshonoré le trône ; il voulait faire un bûcher immense de cette capitale ; tu le sais, tu l'as détesté avec tous les vrais citoyens. Le Navarrais, son allié, respectera-t-il le privilège de nos autels ? Entrant à main armée, l'hérétique renversera toutes nos libertés... HILAIRE FILS. Eh ! Il se punirait lui-même ; il détruirait son pouvoir. D'ailleurs, il ne peut plus être considéré, comme hérétique, s'étant soumis à l'église, et ayant fait abjuration publique. HILAIRE PÈRE. Fausse grimace ! Ruse affectée ! Astuce de guerre ! Il foudroie nos murailles, assiège nos autels, et sa conversion passerait pour sincère !... Si cette abjuration n'était pas un pur acte de politique, il eût donné des preuves d'une soumission parfaite au légat de Rome ; mais il est hérétique au fond de l'âme. HILAIRE FILS. C'est à Dieu seul qu'il appartient de scruter les coeurs, et de juger s'ils sont sincères ou dissimulés. Pour nous, croyons au serment du brave Henri. HILAIRE PÈRE. Non, je n'y crois point ; c'est un nouveau parjure... Cette absolution ensuite a été donnée contre tous les règles ; et d'ailleurs, elle n'a pas été ratifiée par le pape. HILAIRE FILS. Le pape ! Et Henri a promis devant Dieu !... Le souverain pontife peut bien vouloir l'éprouver ; mais il ne peut s'empêcher de le reconnaître. HILAIRE PÈRE. Quand il le reconnaîtra, alors il sera véritablement roi de France. HILAIRE FILS. Ainsi la couronne de nos rois serait entre les mains du Saint-Siège ! Il deviendrait juge de leurs pensées les plus secrètes ; et jusqu'à ce qu'il lui plût de l'éteindre, il attiserait le feu de la guerre civile ! La religion, au-lieu de désarmer des mains sanguinaires, affermirait le glaive qui déchire en tous sens le sein de la patrie !... Suffit-il d'être ligueur, pour mériter toute croyance ? Le premier fondement de la tranquillité publique, réside dans un chef qui réunisse les divers partis qui se choquent ; les désastres, dont nous gémissons, auront toujours le même cours, tant qu'il n'y aura pas un monarque universellement reconnu dans tout le royaume... Les qualités de Henri, sa générosité, sa grandeur lui méritent le sceptre. C'en est fait, je me range parmi les royalistes... HILAIRE PÈRE. Arrête, infortuné, arrête !... Tu perds ton âme, et je pleure sur toi... HILAIRE FILS, en regardant Mlle Lancy. Je veux suivre désormais les drapeaux sous lesquels marche le fidèle Lancy ; la paix, l'abondance, le bonheur n'entreront dans cette capitale que lorsque ses portes s'ouvriront devant un roi populaire. Il ne faut peut-être qu'une voix pour ramener les français à leur souverain. Eh bien, je crierai : la paix, la paix avec le bon roi ! Et les voix de plusieurs se joindront à la mienne... Combien il en est qui gémissent en silence, et qui n'attendent que ce signal pour abjurer la ligue et ses fureurs ! HILAIRE PÈRE, avec courroux. Demeure, jeune insensé, demeure, ou je ne te reconnais plus pour mon fils. HILAIRE FILS, avec un cri de douleur. Mon père ! Et voilà donc l'ouvrage du fanatisme ! Il nous désunit. HILAIRE PÈRE. Recevoir un hérétique dans le trône de Saint-Louis ! Quel sacrilège ! Quelle profanation !... Ah ! Je frémis... Écarte-toi de moi, enfant dénaturé. Je ne puis te pardonner ce blasphème : sors de ma présence, ou repens-toi... MADAME HILAIRE grand'mère, à son fils. Hilaire, écoutez : respectez mon petit fils. C'est Dieu qui l'inspire. HILAIRE PÈRE, avec emportement. Dites l'esprit des ténèbres... MADAME HILAIRE grand'mère, continuant. J'ai recueilli toutes ses paroles, et j'y ai reconnu le vrai portrait de ces traîtres, que je croyais des hommes sincères, et que je me reproche bien aujourd'hui d'avoir écoutés... HILAIRE PÈRE. Qu'entends-je ! Où suis-je !... MADAME HILAIRE grand'mère, à son petit-fils. Approche ; je te reconnais... Oui, tu as un sens droit, le sens de ton grand-père. Il détestait le langage des hypocrites ; il a prévu tous les malheurs qui nous accablent ; il en accusait nos prêtres ; il me l'a dit cent fois... HILAIRE PÈRE. Et vous aussi, ma mère, vous qui fûtes si pieuse, si résignée... Allez-vous perdre en un instant le mérite d'une vie entière ?... Qui vous a donc tous pervertis à la fois ? Le poison de l'hérésie aurait-il circulé à mon insu dans ma famille ?... Ô dieu ! Ce serait là le dernier coup... Frappe, avant que mes tristes yeux soient témoins... MADAME HILAIRE grand'mère. Écoutez-moi, mon fils... Plein de votre probité, vous ne pouvez ajouter foi à certains crimes, qui n'existent que trop. Ici Guincestre, Aubry, âmes de la ligue, ont dévoilé les mystères d'iniquité qui renferment leurs intrigues, leurs attentats, et tous nos désastres. HILAIRE PÈRE. Et qu'avez-vous entendu ? MADAME HILAIRE grand'mère. Ici, à cette place même, je les ai entendus profaner la religion qu'ils professent. HILAIRE PÈRE. Eux ?... MADAME HILAIRE grand'mère. Ce sont des monstres, vous dis-je... L'aveu d'une cabale infernale est sorti de leurs bouches. Ils ne me savaient pas si près d'eux, les traîtres ! HILAIRE PÈRE. Ah ! Que m'annoncez-vous ?... Se peut-il !... Non... MADAME HILAIRE grand'mère. Leurs complots sont horribles et ténébreux, te dis-je, et je n'exprimerai qu'imparfaitement jusqu'où ils osent aller. Ce sont des fourbes qui se servent de ce qu'il y a de plus sacré au monde, pour étayer leur perverse ambition. Leurs discours m'ont fait frémir. Ils annoncent des coeurs atroces et capables de tout enfreindre. Je leur ai peint, dans la première chaleur du ressentiment, toute l'indignation que leur fourberie abominable m'inspirait ; et dans leur lâcheté, ils n'ont su que menacer. HILAIRE PÈRE, avec la plus grande surprise. Vous menacer, ma mère... Vous menacer !... Qu'entends-je !... MADAME HILAIRE grand'mère. Et non me délivrer d'une vie dont je sens tout le fardeau. HILAIRE PÈRE. En croirai-je ce que vous me dites ?... MADAME HILAIRE grand'mère. Douterais-tu de ce que ta mère te dit ? T'a-t-elle jamais trompé ? Ouvre les yeux ; il en est temps encore... Je les ouvre assez-tôt pour t'éclairer... La vérité est sur mes lèvres avec le dernier soupir. HILAIRE PÈRE, les yeux au ciel. Dieu ! Guide-moi... Est-ce la vérité que j'entends ? MADAME HILAIRE grand'mère. Dérobez votre tête à la tyrannie ; brisez le joug qui vous retient ici ; passez avec courage dans le camp de Henri, et rejoignez votre ami de tous les temps, le brave, le généreux Lancy. MADAME HILAIRE, à son époux. Ah ! Cher époux, ses paroles ont allumé en moi un courage nouveau. J'aperçois la ligue sous son vrai jour : adopte nos idées ; rompons l'affreux esclavage où nous captivent depuis trop longtemps des hommes qui n'ont le nom de Dieu à la bouche que pour mieux cacher la cruauté dans leur coeur. HILAIRE PÈRE. Quoi ! Nous aurions été trompés à ce point ? MADAME HILAIRE grand'mère. Oui, vous l'avez été, mes enfants... Je vous l'atteste en présence de Dieu, et prête à paraître devant lui. HILAIRE PÈRE. Quoi ! Les mains qui tous les jours touchent les saints autels, ourdiraient ces trames ténébreuses et sanguinaires ?... HILAIRE FILS. Votre candeur antique et respectable, comme l'a dit ma mère, ne vous a jamais permis de croire à la duplicité, à la trahison de ces hommes qui se montrent sous des dehors religieux, et vous avez confondu la religion et ses ministres ; l'une est sainte, mais les autres sont pervers... HILAIRE PÈRE. Quoi ! Il me faudrait renoncer aux idées les plus consolantes ?... Ah ! J'en mourrai... Que ne suis-je déjà dans la tombe ! HILAIRE FILS. Mon père, rendez-vous ; la paix n'est qu'aux pieds du trône d'un bon roi. Malgré le poids de l'âge, ma mère trouvera assez de forces pour abandonner une ville remplie de tant d'horreurs. À sa grand'mère.Nous vous porterons dans nos bras... MADAME HILAIRE grand'mère, d'une voix affaiblie. Vous n'aurez pas cette peine-là, mes enfants. Elle chancelle. HILAIRE FILS, d'un ton ému. Qu'avez-vous ma mère ? Ils se rassemblent tous trois autour d'elle. MADAME HILAIRE grand'mère. Ne vous effrayez point... Je lutte depuis trois heures contre mon dernier moment... Tant de coups portés à la fois... Cette nouvelle faiblesse va peut-être en décider... Embrassez-moi tous... Je ne vous vois plus... Je vous bénis, mes enfants !... Dieu, j'ai confiance en vous... Espérez en lui, mes enfants... Attendez sa volonté dernière... Heureux qui peut quitter ce monde sans regrets !... Je suis tranquille... Il y a déjà quelque temps que je ne souffre plus... Mes enfants, non !... La mort n'est pas si terrible qu'on la fait... Je ne me suis jamais trouvée si bien... Qu'on me laisse. HILAIRE PÈRE, dans la plus grande douleur. Nous vous abandonnerions !... Et vous pourriez le croire ! MADAME HILAIRE grand'mère. Je me sens bien, vous dis-je... Quittez-moi, je n'ai besoin de rien. J'éprouve un sentiment de paix intérieur, qui m'était inconnu... Oui, mes enfants, Henri triomphera. Mes yeux qui percent l'avenir dans un jour éclairé et nouveau, semblent déjà le voir sur le trône. Il y règne en père. Il relève la France, il la console. Les français se souviendront longtemps de lui ; et son nom sera le premier gage de l'amour qu'on portera à ses descendants... Que vois-je ? Ce Philippe II, qui, dans sa rage ambitieuse, a versé sur la France ce déluge de maux... Sa race s'éteint ; et la providence donne son empire à un descendant de ce même héros dont il voulait usurper la couronne... Ainsi la justice éternelle punit et récompense... Mon fils, donne-moi ta main... Où êtes-vous tous ? HILAIRE père et fils. Nous sommes dans vos bras. MADAME HILAIRE grand'mère, se soulevant et retombant. Mes chers enfants !... Mon Dieu ! HILAIRE PÈRE. Elle expire. Ici se fait un grand silence ; les quatre personnages doivent former un tableau pathétique. MADAME HILAIRE. Ne nous abandonnons pas à la douleur, cher époux. Hâtons-nous d'exécuter ses volontés dernières. À Mlle Lancy.Lancy, arrachons-les du triste objet qui les consume... Je crains qu'ils n'y succombent. HILAIRE PÈRE, avec désespoir. Laissez-moi expirer à ses pieds... Ô mon Dieu ! Il prie. MADAME HILAIRE. Il te reste une épouse, un fils : supporte la vie pour eux. HILAIRE PÈRE, après un long silence, s'éloignant du corps de sa mère. Vous l'exigez... Rendons-lui les derniers devoirs, et quittons cette ville. Je me souviendrai de ses dernières paroles. Elle ne seront pas vaines. Je me rends à vous, mes enfants. Oui, soyons royalistes... Sa famille le presse dans ses bras, avec les témoignages de la reconnaissance. Levant les mains au ciel et contemplant sa mère.Je ne t'entendrai donc plus, ô femme respectable ! Ô bonne mère !... Tu meurs dans ce calme paisible qui n'appartient qu'à la vertu. Et moi, la douleur, la honte, le regret d'avoir été abusé, toutes les passions tristes, pénibles, agitent mon âme... Je me trouvais si heureux d'avoir encore ma mère, de lui payer mon tribut de respect et d'amour ! Je me flattais de l'accompagner de mes soins dans une vieillesse encore plus avancée. Ces longs troubles, cette famine, ces attentats m'ont ravi de ses années celles qui m'étaient les plus chères, celles où j'aurais pu m'acquitter envers elle de tant de soins prodigués à mon enfance ! Âme céleste ! Le corps que tu as habité n'inspire aucune terreur à ton fils. Il se jette sur le corps de sa mère. Il fut le temple des vertus douces et courageuses. C'est un dépôt que la terre ne gardera pas longtemps, et que le ciel doit recevoir. Tu m'as instruit, tu m'as ouvert les yeux ; c'est ton dernier bienfait : il vivra dans ma mémoire, et je me trouve pénétré d'une horreur inexprimable, en découvrant l'affreux tableau qui m'est enfin dévoilé. HILAIRE FILS, avec impétuosité. Vous pleurez !... Et moi, témoin de son trépas hâté par ces barbares, je jure sur ce corps sacré de venger sa mort. Ses derniers mots, descendus au fond de mon coeur, y ont déployé une force toute nouvelle... Je jure de poursuivre les seize et les espagnols, de m'armer contre ces infâmes oppresseurs, de mettre un frein à leur atrocité, de me dévouer tout entier au roi légitime, de fermer la bouche à ces cruels théologiens qui ont travaillé à éteindre dans le coeur des catholiques toute fidélité à leur souverain, et qui, rompant les liens nécessaires de l'obéissance et de la subordination, établissant une autre autorité que celle du prince, ont été cause de tous les maux horribles qui ont couvert le royaume. Je jure enfin d'écraser le serpent du fanatisme, qui s'est replié de tant de manières pour exhaler ses poisons. Je remets à Dieu qui m'a protégé jusqu'ici, et dont je crois suivre en ce moment l'auguste et sainte voix, je lui remets ma vie entière, la consacrant à mes concitoyens. Si la mort m'enlève, mon trépas du moins ne sera pas infructueux ; mes jours auront été prodigués pour ma patrie. Que je sois en butte à tous les traits des ennemis de la France, et qu'elle soit sauvée !... Adieu ; vous entendrez tous parler de moi : je rejoins le père de Lancy. HILAIRE PÈRE. Mon fils ! Que ton courage héroïque soit plus calme. MADAME HILAIRE. Hilaire, que ta vertu ne soit pas imprudente. MADEMOISELLE LANCY. Allons tous ensemble nous jeter dans le camp du roi. HILAIRE FILS, dans la plus grande agitation. Non, je veux être seul. Sa mort sera vengée, vous dis-je... Ô mes amis ! Mes concitoyens ! Vous me verrez, vous m'entendrez ; accourez tous à mes cris douloureux ; venez vous joindre à mon désespoir ; venez, et délivrons la patrie de ses horribles persécuteurs. Il sort sans vouloir rien entendre. SCÈNE VIII. Hilaire, Madame Hilaire, Mademoiselle Lancy. MADEMOISELLE LANCY. Il va obéir à ses transports ; il nous quitte, il va se perdre. MADAME HILAIRE. Hélas ! HILAIRE PÈRE. Que le seigneur le couvre de ses ailes, pour récompenser sa piété filiale ! Je ne compte plus sur un bras de chair, et n'espère plus qu'en Dieu. MADEMOISELLE LANCY. Quoi, tant d'assauts m'étaient réservés ! Et comment pourrai-je les supporter ! Tous les traits de la guerre civile sont venus se réunir contre moi ; et pour un moment d'espérance, la crainte et la terreur m'agitent sans cesse... Mais que vois-je ! Les voici encore. Ah, grand dieu ! Ils amènent quelques nouveaux désastres... On voit une foule de satellites armés. SCÈNE IX. Acteurs précédents, Aubry, suivi des satellites des seize. AUBRY. Entrez, entrez, vengeurs des catholiques et de nos saints autels... Nous avons entendu soutenir dans cette coupable maison, qu'un hérétique relaps, impénitent, chef, fauteur, défenseur public des hérétiques, soi-disant roi de France et de Navarre, condamné et excommunié par le pape, pouvait avoir quelque droit à la couronne ; et comme une telle proposition est visiblement absurde, schismatique, erronée, blasphématoire, sacrilège, remplie d'impiété, et dictée par un esprit de révolte contre l'église, et de sédition contre les vrais citoyens, nous venons à l'effet que, défendant les privilèges des catholiques, vous fassiez justice selon votre charge, qui est de traîner en prison ces malheureux hérétiques, comme châtiment préliminaire du supplice qui leur est destiné. Les satellites environnent Hilaire et sa famille, et les chargent de chaînes. HILAIRE PÈRE. Imposteur barbare, c'est toi qui te disais mon ami !... AUBRY. Dieu l'emporte. Sa cause... HILAIRE PÈRE. La cause de Dieu ! Monstre ! J'ai été trop crédule. J'ai mérité mon malheur. Mais je m'élève au-dessus de tes fureurs. Je ne m'attendris que sur ces femmes. Tu signales contre elles tes lâches vengeances. Va, j'ai le droit de te mépriser au fond de mon âme ; mais mon fils, du moins, mon fils est à l'abri de tes coups. C'est une victime chère qui t'est échappée. Lui montrant le corps de sa mère.Assouvis ta rage. Regarde ! Ce n'est pas la cent millième victime que tes pareils ont immolée. Jouis d'un spectacle fait pour ton coeur ; repais-en tes avides regards... Achève : ton triomphe ne sera pas long... AUBRY, à part. La vieille est morte ; mais elle a parlé. Haut.Que le corps de cette femme, décédée dans des sentiments hérétiques, soit privé de la sépulture des fidèles. Elle est réprouvée également et de l'église et de Dieu, et livrée à cette heure à la damnation éternelle. Que son corps soit traîné à la voirie, en attendant qu'il ressuscite pour rejoindre aux enfers son âme abominable... HILAIRE PÈRE, enchaîné, avec fureur. Démon de la terre ! Quel que soit le jugement de Dieu sur elle, va, il y aura toujours un espace infini entre son âme et la tienne. Les tourments que tu inventes ici-bas, les bûchers que ta rage allume, tu voudrais en pousser, en attiser les flammes jusques dans un monde inconnu ; mais c'est-là qu'un dieu t'attend ! Ce dieu que tu blasphèmes, jugera qui de nous aura mieux suivi les saintes lois qu'il a données aux hommes. Tu oses faire de l'être suprême le ministre obéissant de tes fureurs ; et lorsque la mort, malgré toi, secourable aux malheureux, te dérobe et t'enlève tes victimes, tu voudrais l'établir bourreau éternel de tes vengeances ! Tu le confonds donc avec les monstres vils qui te servent et t'environnent !... Va, si tu ne trembles point devant son oeil ouvert, tu n'en ressentiras pas moins le poids redoutable de sa justice. AUBRY. Délivrez-moi de ces huguenots. Plongez-les dans les plus affreux cachots, et que mes ordres soient exécutés en tout point. On entraîne Hilaire, sa femme et Mademoiselle Lancy. On enlève le corps de la vieille ; et les satellites, en l'enlevant, se disent entr'eux :À la voirie ; c'est une damnée ; à la voirie. ACTE IV SCÈNE I. Troupe de ligueurs subalternes. Le théâtre représente l'intérieur de la bastille. Sur le côté droit est un cachot éclairé faiblement par une grosse lampe suspendue en-dehors. La grille du cachot laisse apercevoir Hilaire, sa femme et Mlle Lancy, enchaînés à différentes distances, et dans des attitudes qui laissent douter s'ils respirent encore. Le côté gauche de la prison forme jusques sur le devant de la scène un lieu séparé, dont la voûte s'enfonce dans les ténèbres ; elle est à demi-éclairée, et laisse voir une partie de sa profondeur. Sur le devant de cette partie de la prison, est une table gothique sans nappe, sur laquelle on voit des pièces froides, du boeuf salé, de gros pains, des cruches de vin. Plusieurs ligueurs mangent et boivent, se parlent à demi-voix et en gesticulant ; ce demi-silence est interrompu par les cris plaintifs des prisonniers, dont la voix perce la voûte. UN LIGUEUR, versant du vin à un autre. À toi, Louchard... À toi, Anroux... Tu as vigoureusement aidé à porter la châsse de Sainte Geneviève, qui fait tomber de la pluie dans la sécheresse, et qui, à plus forte raison, doit empêcher le Béarnais d'entrer dans Paris... Tes larges épaules ployaient sous le faix... Reprends des forces, pour reporter demain la patronne... Elle ne saurait manquer de faire le miracle qu'on lui demande. UN AUTRE LIGUEUR. Je suis tout en eau... J'ai assez crié dans les rues de Paris contre le roi de Navarre, pour boire un coup. LOUCHARD. J'ai exhorté tout le monde à faire un massacre général des royalistes, et à dire que le paradis serait ouvert à tous les exécuteurs de cette bonne oeuvre ; mais chaque jour il y a du relâchement dans la foi... Il fut un temps où l'on aurait servi avec plus de zèle la sainte union . Qu'en dis-tu, Anroux ? ANROUX. Il est bien vrai ; mais il ne faut pas désespérer... J'ai répandu partout que nous avions des magasins d'armes, des lances à feu, de la poix, et toutes sortes de matières combustibles toutes prêtes, pour embraser et consumer la ville, si l'on ne pouvait autrement en fermer l'entrée au Navarrais... Ces menaces ont fait leur effet. LOUCHARD. Je ferai plus que des menaces, moi : qu'on me laisse agir. C'est moi, mes amis, qui, aidé d'un brave jésuite, ai renversé de mes mains, il y a deux ans, l'échelle chargée d'hommes prêts à s'élancer sur le rempart du quartier saint-Jacques ; j'ai fait manquer l'escalade. J'ai réveillé le corps-de-garde ; et les tambours, grâce à moi, ont sonné l'alarme... UN AUTRE LIGUEUR, lui versant à boire. Fort bien ! Pour cela bois un coup. UN AUTRE LIGUEUR. Ma foi, me voilà bien repu. UN AUTRE LIGUEUR. Le vin des espagnols est fort bon. Il donne courage à la besogne. PLUSIEURS VOIX sortant des cachots, dont quelques-unes sont éteintes. Ayez pitié de nous !... Ayez pitié de nous !... UNE VOIX, seule. Ou rendez-nous la vie... Ou donnez-nous tout-à-fait la mort ! PLUSIEURS VOIX. Au nom de dieu... Au nom de l'humanité... Au nom de tout ce qui peut vous être cher... Prenez donc compassion de nous ! LOUCHARD. Oui, oui, pitié de vous, misérables huguenots ! Crevez, crevez ; allez à tous les diables. ANROUX. J'aurais plutôt pitié d'un chien... Qu'ils crèvent, ces damnés d'hérétiques... Autant de places nettes pour ceux qui viendront. LOUCHARD. Mais, messieurs, voici l'heure d'aller entendre à Saint-Merry le curé de Saint-Benoît. C'est un bien habile homme que ce prédicateur. Quel foudre d'éloquence ! Comme il tonne contre les royalistes ! Comme il terrasse l'hérésie ! Comme il défend la cause de Dieu ! Il a prouvé au doigt et à l'oeil que la conversion du Béarnais n'était que feintise, hypocrisie, et que son absolution le rendait encore plus damnable qu'auparavant. C'est avec des traits tirés des saintes écritures, qu'il rapproche les temps et les lieux ; et les exemples héroïques qu'il offre à la multitude, sont bien choisis, vous en conviendrez. Ah ! Que n'est-il plusieurs auditeurs comme Barrière, qui sut mettre à profit toutes ces saintes exhortations ! On ne saisit pas si bien aujourd'hui le sens des divines écritures ; elles ordonnent manifestement la mort des impies. Si le succès n'a pas suivi l'acte méritoire de celui qui s'était dévoué pour la cause commune, son âme, mes amis, n'en est pas moins devant Dieu ; et c'est du haut du ciel qu'il nous exhorte aujourd'hui à l'imiter. ANROUX. Il faudrait douze prédicateurs de cette force pour bien toucher les coeurs, car ils sont endurcis ; mais les grands talents sont rares... Allons, je ne veux pas manquer le sermon. Il prêcherait dix heures de suite, que je l'écouterais avec la même attention. Quel style ! Quelle véhémence !... Messieurs, s'il se trouvait dans l'assemblée quelque hérétique qui parût ne point goûter ses discours, ayez soin de le suivre de l'oeil, et qu'au sortir de l'église il soit arrêté et enlevé sur-le-champ... Prenez-y garde... TROUPE DE LIGUEURS, en tumulte. Oui, oui, nous n'y manquerons pas ; et ceux qui s'aviseront de dormir, nous soutiendrons qu'ils ont ri. UN LIGUEUR. Nous aurons l'oreille en l'air, et l'oeil sur l'assemblée ; laissez-nous faire. SCÈNE II. Bussy-Le-Clerc, Varade, Montalio, Aubry. Dès qu'ils arrivent, les ligueurs subalternes se lèvent avec respect, se tiennent debout, et l'on sert de nouveaux plats sur une table plus large et plus commode. BUSSY-LE-CLERC, aux ligueurs subalternes. Présentement que vous avez repris des forces, retournez tous à vos postes... Espionnez les discours, devinez les regards, et interprétez jusqu'au silence. Au moindre soupçon, amenez ici pêle-mêle et sans distinction, ceux dont la physionomie serait équivoque. Il vaut mieux arrêter dix personnes, que de laisser échapper un hérétique... Allez, il y aura de la place pour tout le monde... Je fais creuser quelques cachots de plus, et ce sera bientôt fait... Parlez avec emphase de nos partisans ; exagérez leur nombre et leur force, et venez me rendre compte de tout. Les ligueurs subalternes saluent, et vont pour sortir. Il les arrête.Faites surtout comme si vous étiez exténués par la famine ; et quand vous serez auprès de quelque bon catholique prêt à rendre l'âme d'inanition, prenez garde que votre son de voix ne trahisse le bon repas que vous avez fait. Les ligueurs subalternes se retirent. SCÈNE III. Acteurs précédents, Bussy-Le-Clerc. BUSSY-LE-CLERC. Eh bien ! Messieurs, nos provisions, comme vous voyez, ne manqueront pas de si-tôt. Vos craintes étaient bien frivoles. J'ai mis ordre à tout, et j'ai le plaisir de vous annoncer que nous avons des vivres pour six mois. VARADE, souriant. Bon ! Six mois !... L'élection qui va se faire, déterminera l'armée qui nous délivrera du Béarnais. Les troupes de Philippe II ne retourneront pas à Madrid sans coup férir. Ses intrigues ont amené à lui les secrets des princes ; et du fond de son cabinet, il suit de l'oeil tous les mouvements de l'Europe. Sa puissance est un colosse qui peut reposer sur plus d'un trône à la fois ; ses drapeaux flottants, et surtout ses trésors, achèveront le reste. Cette vieille loi salique, loi puérile et ridicule, sera annulée de plein droit. L'infante Isabelle, fille d'un roi catholique, succédera à la couronne, et donnera sa main à un prince du sang. Vous voyez que déjà les troupes de Philippe sont maîtresses de la capitale ; et l'on ne saurait leur porter trop de vénération ; car elles protègent l'église en conservant le catholicisme sur le trône. BUSSY-LE-CLERC. Pour jouir d'un si grand avantage, on peut bien soumettre la France à une domination étrangère. Eh ! Qu'importe après tout celui qui aura la couronne en tête, pourvu qu'il règne suivant notre volonté ? MONTALIO. Mais, messieurs, aurait-on jamais pu s'imaginer que le Navarrais eût résisté si longtemps à cette foule d'ennemis, à l'or des espagnols, au glaive de Mayenne, aux foudres de Rome, à l'enthousiasme frénétique de tout un peuple ? Rien n'a pu l'intimider. Cet homme-là est d'une intrépidité qui me fait toujours frémir. Nous ne serons jamais tranquilles tant qu'il vivra. AUBRY. C'est ce que j'ai toujours dit. Ne chantons pas trop victoire. Il a un bras et une santé de fer : aucune fatigue n'abat son courage. Il faut le voir dans les batailles. Il est partout. Son activité le multiplie. C'est une tête forte, une tête, entre nous, comme il en aurait fallu une à notre parti. Depuis la mort de Guise, nous n'avons guère eu que des lâches ou des insensés... Il faudra, pour l'abattre, se porter à des résolutions, j'ose le dire, extrêmes. MONTALIO. Messieurs, ce qui m'intrigue le plus, c'est cette abjuration faite à Saint-Denis. Il s'est servi, cette fois, de nos propres armes. C'est un tour adroit de sa part, qui peut trancher bien des difficultés ; et le chemin de la messe pourrait fort bien devenir la route du trône. VARADE. Il a été très-bien conseillé... C'est une ruse, pour un soldat, à laquelle nous ne nous attendions pas ; mais, malgré cette démarche, il n'en est pas encore au point qu'il s'imagine : il faut que le souverain pontife prononce l'absolution, afin qu'elle soit valide aux yeux de l'église, et Clément VIII ne se conduit pas aisément. Quand il ne ferait que temporiser, selon la politique italienne la plus commune, il le mènerait encore loin... Savez-vous d'ailleurs, messieurs, quelles sont les formules prescrites ? C'est ici vraiment que nous l'attendons... J'en ris d'avance. BUSSY-LE-CLERC. Nous ne sommes pas trop au fait ; mais plus on inventera de difficultés, plus nous pourrons nous flatter de la victoire... MONTALIO, à Varade. Vous pouvez détailler ici sans crainte tous les artifices que Rome compte employer... Enseignez-nous... VARADE, avec emphase. Eh bien, messieurs, sachez que, pour que Henri De Bourbon soit absous, il faut que ses représentants se mettent préalablement à genoux, à la vue de tout le monde, devant le pape ; qu'ils soient frappés sur les épaules de sa baguette, comme pénitents publics, tandis que le choeur récitera le miserere, dont le chant précède ordinairement le supplice des criminels ; et pour parvenir à cet avantage-là seulement, il y aura des conditions si amples, si dures, si extrêmes, dont j'ai déjà pris soin d'envoyer le modèle, que toutes ces obligations personnelles révolteront un caractère aussi vif que le sien... Il n'y tiendra pas, et je vous le garantis encore non absous dans trente ans. MONTALIO. Tant mieux ! Qu'il soit toujours hérétique, cela est très-important pour nos intérêts. AUBRY. J'ai furieusement déclamé contre lui toute la journée ; j'en ai gagné une altération... Il boit. MONTALIO. Je suis insatiable aujourd'hui. En courant exhorter les autres à souffrir la disette, on gagne un violent appétit. Il mange. BUSSY-LE-CLERC. Allons, mes amis, prenons force et courage ; vive la ligue ! Les Bourbons étant hérétiques, ne peuvent occuper le trône. Chassés à jamais eux et leur postérité... Vous souvenez-vous, quand j'ai amené ici tout le parlement comme un troupeau de moutons ? Ces vieilles robes noires, si redoutées, si redoutables, n'ont pas fait la plus légère résistance. Je rirais bien, si un jour j'allais tenir de même le Navarrais ! Je serais homme à l'arrêter tout comme un autre. MONTALIO. Et pourquoi pas ? BUSSY-LE-CLERC. Il serait sous bonne garde, je vous en réponds. Les députés du conseil des douze lui feraient son procès à huis clos, pour éviter le scandale, comme aux conseillers... Eh, messieurs ! N'a-t-il pas entretenu commerce avec les hérétiques, avec les ennemis de la religion et du royaume ?... Jugez-le vous-mêmes. La loi est formelle... La tête sur l'échafaud. MONTALIO. Oh ! Cela irait sans difficulté. VARADE. Mais le tout serait de l'arrêter ; et il n'est pas aisé à prendre. AUBRY, riant. Bien dit... Mon avis à moi, est qu'il faudrait imaginer un moyen plus court et plus sûr ; un moyen autorisé surtout par quelque exemple puisé dans les saintes écritures : il n'en manque point, comme vous savez... Mais, je le répète en gémissant, on ne sait point prendre un parti décisif. On est trop circonspect dans de pareilles circonstances. VARADE. Ces mêmes circonstances exigent que l'on attende encore. AUBRY. Vous le voulez, soit. Présentant un morceau à Varade.Avouez que c'est un grand plaisir d'avoir de quoi manger, lorsqu'on entend dehors crier famine. VARADE. Messieurs ! Les prisons nous servent de forteresses, en attendant que les palais nous servent de récompense. AUBRY. Bonne prédiction ! Mais faisons qu'elle se réalise... SCÈNE IV. Acteurs précédents, Guincestre, et plusieurs autres ligueurs distingués. Ils entrent, ferment la porte, et joignent la table, où on leur fait place. GINCESTRE, à Aubry, en entrant. Tu les as fait arrêter ? AUBRY. Je t'ai dit que j'en faisais mon affaire. Nos satellites ont investi la maison, et y sont entrés sans autres formalités. Il s'est répandu en déclamations vagues que je n'ai point écoutées... Je les ai fait jeter dans un cachot, où je doute qu'ils respirent encore. GUINCESTRE. Il était à craindre que l'on ne vînt à ébruiter nos discours. Il ne faut qu'une voix pour en ameuter cent, puis mille, puis tout un peuple ; et celui que nous dominons est si inconstant !... Et cette vieille est morte ? AUBRY. Oh ! Très morte... Et de plus à la voirie. GUINCESTRE. Bon, tout est en règle. S'asseyant à la table.Présentement je suis à vous, messieurs. BUSSY-LE-CLERC. Et toi, qu'as-tu fait, Guincestre, depuis que nous nous sommes quittés ? GUINCESTRE. J'ai couru partout pour intimider ceux qui sont enclins à parler de capitulation. Quand quelqu'un criait, la paix, la paix, et qu'il ne valait pas la peine d'être arrêté, trente voix, jointes à la mienne, absorbaient ce faible murmure, en criant bien plus haut : mort, mort aux lâches chrétiens qui parlent de se rendre ! J'ai répandu que les flambeaux n'attendaient que le signal pour consumer les maisons, si les parisiens se montraient sans foi et découragés ; et tout en même temps je leur donnais la ferme espérance de repousser les assaillants. Enfin, maîtrisant à mon gré les imaginations craintives, j'ai gravé dans les âmes les impressions les plus utiles à nos projets. J'ai parlé avec ce ton qui soumet les plus incrédules ; je leur ai montré des convois nombreux et imaginaires, qui sont à la veille, disais-je, de rafraîchir la ville. Ils sont souffrants, par conséquent disposés à croire : les acclamations de joie sortaient, je ne sais comment, de leurs poitrines épuisées. BUSSY-LE-CLERC. Mayenne est aussi d'une lenteur... Cet homme-là est inexplicable... Toujours incertain... Il fera bien d'arriver promptement, et avec une bonne armée : autrement nous ferons un coup de désespoir, et alors on verra beau jeu. AUBRY. Je suis de cet avis. Pour punir l'irrésolution de Mayenne, il n'y aura qu'à lâcher cette populace obéissante et féroce, et l'armer de flambeaux. Prompte à s'émouvoir, elle se répandra comme un torrent ; elle ne connaît plus de frein, dès qu'elle est une fois livrée à sa fougue... Le Navarrais, en entrant dans la ville, n'y trouvera plus que des ruines et des cendres. GUINCESTRE. Ce sera là notre dernière ressource ; mais il ne faut pas l'employer encore. Ne détruisons pas aujourd'hui imprudemment ce qui pourrait nous appartenir demain. J'ai conçu de nouveaux soupçons qu'il faut que je vous confie. J'appréhende des intrigues de la part de plusieurs de nos chefs. Malgré la confiance que nous sommes obligés de témoigner au gouverneur, j'ai lieu de me méfier de lui. On trame, on négocie secrètement. Si Brissac allait faire sa paix à nos dépens, s'il allait vendre les clefs... Il faut que toutes ses démarches soient éclairées. AUBRY. Vos craintes sont fondées. Je n'aime point Brissac, et ne lui ai point vu donner le gouvernement de cette ville avec plaisir. Depuis peu surtout, il a changé différents postes, et cela doit inquiéter... Je ne sais trop ce qu'on en doit penser. VARADE. Messieurs, ne vous forgez point de chimériques terreurs. Il faut savoir envisager les divers événements d'une guerre civile d'un oeil ferme, sans crainte et sans audace. Les seize, sous main, ont tenu une assemblée, il est vrai, mais sous les auspices même de Brissac ; et cette circonstance décisive doit calmer vos alarmes. Brissac n'en est pas moins gardé à vue ; car il pourrait faire ses arrangements particuliers, par faiblesse ou par ambition. On a mis Halfrenas et Turiaf à sa suite ; ils ont avec eux des gens déterminés : ils sont tous déguisés ; leurs poignards l'environnent, sans qu'il s'en doute... Au moindre soupçon, c'est fait de lui. AUBRY, avec emphase. Voilà ce qui s'appelle prévoir avec génie. VARADE. S'il vous faut un oeil vigilant et toujours ouvert, reposez-vous sur moi, j'ose le dire... Mais qui nous vient encore ? AUBRY. C'est Turiaf lui-même et Halfrenas. SCÈNE V. Acteurs précédents, Turiaf, Halfrenas. En entrant, ils se dégagent de leurs manteaux, et posent leurs poignards sur la table. VARADE. Eh bien, mes amis ! Où en sommes-nous ? BUSSY-LE-CLERC. Sachons ce qui s'est passé de nouveau. Tout le monde se lève et écoute en silence. TURIAF, au milieu des ligueurs. Rassurez-vous ; tout est tranquille et dans l'ordre : nos craintes étaient vaines. Brissac, observé de toutes parts, n'a laissé échapper aucun signe de trahison ; mais on ne saurait jamais pécher par excès de vigilance. Nous avons épié ses moindres actions ; nous avons suivi tous les mouvements qu'il s'est donnés et qui nous inquiétaient. Tous sont favorables à la défense de la ville. Il n'y a eu aucune sorte de communication entre lui et l'armée ennemie ; ses dispositions y sont même contraires. Nous vous avions promis de ne pas le quitter de vue qu'il ne fût rentré chez lui ; il est présentement dans son hôtel, et va prendre du repos. Mais quatre espions veilleront à sa porte. Nous allons profiter du moment où il sommeillera, pour fermer un peu l'oeil ; car nous tombons de lassitude... Il n'y a rien à craindre pour cette nuit, nous en sommes garants. BUSSY-LE-CLERC. En cas d'alerte, nous serions bientôt éveillés et sous les armes. TURIAF. Vous pouvez dormir tranquillement. AUBRY, à Halfrenas et Turiaf. Mais dans quelle bonne rencontre vous êtes-vous donc trouvés, que vous ne voulez rien prendre ? HALFRENAS, avec une certaine dignité. Nous sortons de chez Landriano. AUBRY. Ah, je ne m'étonne plus ! Il est pour le moins aussi bien fourni que nous. TURIAF. Je vous en réponds... Je lui devais rendre un compte exact de notre marche. Il m'a fort applaudi. Nous nous sommes entretenus de nouveaux projets, au conseil desquels vous êtes invités pour demain à dix heures. VARADE. J'en étais déjà instruit... Nous nous y rendrons. Allons, mes amis, à demain à dix heures. GUINCESTRE, saluant Varade. À demain, vénérable... Toi, viens, mon cher Aubry : nos travaux, à nous, se prolongent quand les autres reposent. Nous n'avons pas encore tout achevé. Allons nous rendre à notre poste ordinaire. Dans quelques jours, nous serons amplement dédommagés de nos fatigues journalières. Ils se saluent en se séparant, les uns passant par une porte, les autres par une autre. SCÈNE VI. Hilaire père, Madame Hilaire, Mademoiselle Lancy, après un silence. MADEMOISELLE LANCY, du fond des cachots, avec un long soupir. Ô mon Dieu !... Où suis-je ? HILAIRE PÈRE. Lancy !... Tu respires encore !... Infortunée !... Ton sexe et ton âge n'ont point attendri tes bourreaux ! MADEMOISELLE LANCY. Les barbares ! Comme ils vous ont traité ! Comme ils ont traité votre épouse ! HILAIRE PÈRE. Aura-t-elle succombé dans l'horreur de ces lieux ? Chère épouse, unique amie !... Tu ne m'entends donc plus !... MADAME HILAIRE. Hilaire ! Mon époux ! Mon ami !... Je renais à ta voix ! HILAIRE PÈRE. Ô nouveau tourment ! Je frémis de vous entendre. Je suis coupable de ne vous avoir pas crus plus tôt... Je suis la cause de vos maux... Je voudrais réunir sur moi seul tous ceux qui vous accablent... Ô malheureuse compagne ! Si je pouvais seulement te toucher la main, la presser dans la mienne, pour dernier témoignage de ma tendresse !... Ne pouvant te voir, je te tends du moins les bras. MADAME HILAIRE. Les miens sont brisés sous la pesanteur des chaînes, et mes efforts sont vains... Et toi, pauvre Lancy ! Chère fille, toi l'objet des voeux constants de mon fils, voilà donc ta destinée !... Pourquoi es-tu venue au-devant de ton malheur !... Hilaire est absent de ce lieu d'horreur... Mais l'espérance de le revoir s'éteint, hélas, avec ma vie !... MADEMOISELLE LANCY. Son image ne m'abandonne point... Mes derniers soupirs s'adresseront à lui... Qu'il vive, et que j'expire... Je sens plus que jamais combien mon coeur était à lui... Vous le dire en mourant, afin qu'il l'apprenne de vous après ma mort, est une espèce de consolation qui me soulage en ces moments... Oui, j'étais née pour l'aimer... Et je meurs. Ici on entend le bruit éloigné des tambours. Bruit sourd et confus. HILAIRE PÈRE. Quel bruit sourd interrompt le silence de cette affreuse solitude ? MADAME HILAIRE. Le son du tambour semble résonner au loin, et vient mourir sous ces voûtes lugubres. HILAIRE PÈRE. Écoutons ! On dirait des soldats qui marchent en ordre de bataille. MADAME HILAIRE. Si c'étaient des soldats de Henri, de ce prince magnanime !... MADEMOISELLE LANCY. Des cris de joie semblent percer confusément à travers ce tumulte. CRIS DES PRISONNIERS qui occupent le haut de la prison. Délivrez-nous ! Nous périssons ! Nous périssons ! Délivrez-nous. UNE VOIX Seule. Sauvez-nous ! Nous mourons ! HILAIRE PÈRE. Entends-tu les cris de nos compagnons d'infortune ?... MADAME HILAIRE. Ils augmentent ma terreur... C'est à coup sûr quelque événement extraordinaire. HILAIRE PÈRE. Je le crois... Mais, hélas ! Séparés des vivants, nous ne pouvons savoir ce qui se passe au-dessus de nos têtes... Et toi, Lancy, ma chère fille, que penses-tu ? MADEMOISELLE LANCY. C'est peut-être l'appareil de quelque assaut, où le sang va couler encore... Ô dieu, épargne mon père ! HILAIRE PÈRE. Nous sommes dans ces mêmes antres où ils ont traîné ces vénérables magistrats que leurs mains meurtrières ont osé attacher à un infâme gibet. Ligue odieuse, désolation de ma patrie, je te confondais avec l'auguste religion !... Ah ! Je le vois trop tard, l'on s'est toujours servi du nom de Dieu pour faire le malheur des hommes... Pardon, ô mon Dieu ! J'étais trompé. Ta loi seule est adorable ; ta loi ne commande qu'amour, que charité... Toute autre est dictée par l'imposture... Les perfides, comme ils sont doux, flatteurs, hypocrites, quand ils veulent persuader ! Comme ils sont cruels, féroces, dénaturés, quand ils ont la force en main !... Je ne l'aurais jamais cru. Un bruit très fort se renouvelle et s'approche jusqu'aux portes. On entend un geôlier ouvrir ; il traverse la scène, va frapper à une porte : il est suivi d'Aubry, qui arrive à la même porte à la hâte, et qui appelle à haute voix le gouverneur de la bastille. Le gouverneur descend, accompagné de Turiaf et de Halfrenas. SCÈNE VII. Acteurs précédents, Bussy-Le-Clerc, Turiaf, Halfrenas, Aubry. BUSSY-LE-CLERC, à Aubry. Eh bien, qu'y a-t-il donc ? Vous êtes tout interdit, votre visage est altéré. HALFRENAS. Parlez-nous donc. AUBRY. Que je reprenne haleine ; j'ai peine à retrouver mes sens... Des troupes que je ne connais point, à la faveur des ténèbres, se répandent dans tous les quartiers, et s'emparent, les drapeaux au vent, des places et des carrefours. BUSSY-LE-CLERC. Serait-il possible ? TURIAF. Mais ce ne peut être que l'armée que l'on attendait... Remettez-vous... AUBRY, avec colère. Et non, non, vous dis-je... J'ai des yeux... Ce ne sont pas là les soldats de la ligue. SCÈNE VIII. Acteurs précédents, Guincestre. GUINCESTRE, arrivant hors d'haleine. Nous sommes perdus ; la ville est livrée ; les portes sont ouvertes à Henri. Ces tambours que vous entendez, ce sont ses troupes... Brissac nous a trahis... TURIAF. Ô fureur ! Malheureux que je suis !... Mon poignard était si près de son coeur ; pourquoi ai-je différé de frapper ! HALFRENAS. J'avais un pressentiment confus ; que ne l'ai-je écouté !... Comme il a su nous tromper ! Ô rage ! Il enfonce son poignard dans une porte, comme s'il assassinait Brissac. AUBRY. Rougissez de l'avoir été... SCÈNE IX. Acteurs précédents, Varade. VARADE, en entrant. Indignes et lâches espions !... Remettez à de pareilles gens le sort des états ! Que n'ai-je pu tout voir, tout examiner, tout suivre de mes propres yeux ! HALFRENAS. Vous étiez vous-même dans la plus parfaite sécurité... VARADE, avec un cri sourd. Eh, oui, d'après vos malheureuses instructions... Je me déteste, je me méprise moi-même de vous avoir écoutés. Brissac s'est vendu au Navarrais. Henri entre victorieux... Quelle honte pour notre parti ! Et comment n'avons-nous pas su prévoir que Brissac céderait à la soif de l'or et de la faveur ? BUSSY-LE-CLERC. Mais nous pouvons tenir quelque temps dans cette forteresse, canonner la ville ; et qui sait encore ce qui arrivera ? VARADE. Espoir inutile ! Nous sommes environnés et sans défenses. Le peuple ignore même ce qui s'est passé ; il s'éveille à peine... Brissac attendait les troupes qu'il avait fait cacher... Les portes s'ouvrent à son ordre, les barrières tombent, et les soldats royalistes sont entrés en silence ; ils se sont emparés sans bruit des places et carrefours. La bravoure anime un seul corps-de-garde espagnol, qui veut s'opposer au passage. Ce corps fidèle est enveloppé et massacré... Henri s'avance au milieu d'un gros corps de noblesse. Mais, ce qui m'indigne le plus, c'est que cette marche ressemble moins à une entrée militaire qu'à un triomphe pacifique ; on le dirait affermi sur le trône depuis longtemps. Le croirez-vous ? Après une si longue résistance, et marquée par tant d'actes de courage, pas un seul catholique, vengeur de la religion et de l'état, n'a tendu une chaîne, n'a élevé une barricade ; pas une seule main furieuse ou désespérée n'a su lancer de dessus un toit une pierre, une poutre, une tuile. Il ne fallait qu'un coup tiré par un brave et digne citoyen, pour mettre tout en mouvement et sauver la ville et la France... Quel peuple ! Il n'aura jamais une base stable... CRIS DU PEUPLE. Vive Henri ! Victoire au grand roi ! CRIS DES PRISONNIERS, qui percent la voûte. Vive Henri ! Vive celui qui nous délivre ! GUINCESTRE. J'entends la hache qui enfonce les portes... CRIS DU PEUPLE. Vive Henri ! Victoire au grand roi ! HALFRENAS. Entendez-vous ces cris ? Ô rage ! Où nous sauver ? BUSSY-LE-CLERC. Puisqu'il faut céder pour le moment, cédons. Venez, suivez-moi tous... Je vous mènerai par les détours d'un souterrain qui nous conduira d'un côté favorable : notre retraite sera dans l'armée de Mayenne ; et de-là, plus furieux, plus intrépides, nous lui susciterons de nouveaux ennemis. CRIS DES PRISONNIERS. Vive Henri ! Vive le prince qui nous délivre ! AUBRY, jetant un oeil farouche sur les cachots. Si nous égorgions nos prisonniers ? VARADE. Ce n'est point là une ressource... Est-ce un sang vil qu'il faut s'amuser à répandre ? GUINCESTRE. Détestable Navarrais, je voue à toi et à ta race une haine éternelle ! AUBRY. Eh ! Que lui fait notre haine ? Que nous reste-t-il contre lui ? VARADE. Le poignard. Venez. Tous les ligueurs sortent, et on les voit entrer l'un après l'autre par la porte d'un souterrain. SCÈNE X. Hilaire père, Madame Hilaire, Mademoiselle Lancy. MADAME HILAIRE. Hilaire !... Ces cris, les as-tu entendus ?... Ciel !... Oserions-nous l'espérer ?... Ô clémence divine !... Ô mon Dieu !... De quelle incertitude je suis agitée ! HILAIRE PÈRE. Paix, ma chère épouse, paix... Gardons-nous de nous faire entendre... Je tremble comme toi... Un espoir inattendu frappe mon coeur... Mais craignons encore... Les monstres qui nous oppriment, ne sont pas éloignés... Ils pourraient revenir sur leurs pas... Quel bruit !... Est-ce notre délivrance ou notre mort qui s'approche ? On entend briser les dernières portes, elles tombent. L'officier Lancy entre à la tête d'une troupe de soldats armés comme lui de haches et d'épées ; le bruit des tambours et des troupes se fait toujours entendre. SCÈNE XI. Acteurs précédents, Lancy, soldats armés. LANCY, avant que la porte tombe tout-à-fait, avec une forte exclamation. Hilaire, cher Hilaire, respires-tu dans ces horribles lieux ? Ils répondent très-fortement d'un seul cri : Oui, oui, nous y sommes. LANCY. Ah ! Mon ami, où es-tu ? Où est-elle ? TOUTES LES VOIX. Ici, ici, ici. MADEMOISELLE LANCY. C'est sa voix, c'est mon père, c'est lui... LANCY, se précipitant avec sa suite dans le cachot. Je la retrouve, ma fille... Je viens assez à temps... La joie me suffoque. À sa suite.Aidez-moi à soulever, à briser ses chaînes... Je ne puis parler. Cet endroit de la prison se remplit de prisonniers délivrés et de soldats libérateurs. On a enfoncé toutes les portes. Ils s'embrassent. On entend à différents intervalles les cris de vive Henri, vive Henri ! Mêlés du bruit des tambours et des trompettes. Prisonniers Et Soldats, s'embrassant dans la prison avec âme.Mon ami... Mon frère... Mon cousin... Mon oncle... Mon bienfaiteur... Lancy avec sa fille, Hilaire avec sa femme, forment sur le devant de la scène un tableau muet et touchant. Les soldats les portent sur les bras. Ils sont immobiles de saisissement. Après un repos. LANCY, à Hilaire. Mon ami, quel moment !... Comme d'un instant à l'autre le sort de cette malheureuse ville est changé !... En vous quittant, je n'espérais pas sitôt vous revoir... À peine suis-je de retour au camp, que l'ordre arrive aux troupes de marcher vers les remparts. Je gémissais d'être forcé encore une fois de rougir mon épée du sang de mes compatriotes. Nous comptions aller à l'assaut... Quel a été notre étonnement et notre joie ! Les portes s'ouvrent à l'approche de Henri. Brissac lui présente les clefs ; tout se soumet : les factieux disparaissent... Nous avançons... Non, ce n'est point une ville qui se soumet à son vainqueur ; c'est un roi paisible qui entre en triomphe dans sa capitale... Entendez-vous ces cris d'allégresse ?... Ils vont aux pieds des autels rendre hommage au dieu des armées, d'une victoire d'autant plus chère à son coeur, qu'elle ne lui coûte point de sang. Le Louvre va recevoir son roi. La pompe du monarque est dans l'ivresse de tout un peuple qui l'adore et le bénit. Tous les vestiges de la guerre civile sont effacés, il n'en reste plus la moindre trace. L'abondance, sur cent chars couronnés de verdure, apporte à la ville ses dons variés. L'artisan dans cet instant même peut reprendre paisiblement ses travaux accoutumés. L'ordre règne comme s'il n'eût jamais été interrompu... Viens, mon cher Hilaire, viens contempler ce miracle, viens apprendre à connaître Henri... Ne te refuse pas, je t'en supplie, au bonheur de l'aimer comme nous. HILAIRE PÈRE. Ah, que me dis-tu ! Vas, je suis bien désabusé... Victime crédule de cette ligue perfide, je suis trop éclairé sur ses nombreux attentats ; et si tu me vois ici, c'est qu'on a voulu étouffer la voix qui allait divulguer les plus affreux complots. LANCY. Embrassons-nous encore... Victoire entière... Le coeur de mon ami nous est rendu... Il est délivré de la séduction des traîtres... Allons jouir de ce double triomphe. HILAIRE PÈRE. Hélas, pourquoi faut-il que mon fils se soit écarté de nous !... Il ne manque à ma joie que de le revoir. MADAME HILAIRE. Ô mère désolée ! Que vas-tu devenir ! Que t'importe un jour si beau, si ton fils ne le partage ! MADEMOISELLE LANCY. Ah, mon père ! Ces moments cessent d'être fortunés par l'absence d'Hilaire... Je vous l'avoue comme je le sens. MADAME HILAIRE. Que nous le revoyions !... C'est à ce seul prix que tous nos maux pourront être effacés. LANCY, à sa fille. Je vous ai toujours regardés comme destinés l'un pour l'autre... Que le ciel vous rassemble, et je consens à vous unir. MADAME HILAIRE. Cet espoir est bien flatteur ; mais le ciel nous accordera-t-il cette dernière marque de sa miséricorde ? LANCY. Et sur quel fondement vous désespérez-vous ? Il est jeune, plein de force et de courage ; il ne manque point, d'ailleurs, de prudence... Armez-vous plutôt de confiance, et telle que vous devez la concevoir, après tant d'heureux miracles. Pourquoi se plaire dans des idées funèbres, quand tout annonce la clémence du ciel ? Le changement que vous venez d'éprouver, n'est-il pas un témoignage des grâces toujours inattendues que la providence tient en réserve ? MADAME HILAIRE. J'espère en elle ; je l'ai toujours adorée : mais la crainte est la plus forte ; un pressentiment secret et fatal me dit que je ne le verrai plus. Après un silence, on voit paraître Hilaire fils. LANCY, s'écriant. Il est trompé, il est trompé, ce pressentiment... Le voici ! SCÈNE XII. Acteurs précédents, Hilaire fils. HILAIRE FILS, se jetant éperdument dans les bras de sa mère. Ils vivent encore, et je suis dans leurs bras ! MADAME HILAIRE. Mon enfant !... HILAIRE PÈRE. Mon fils !... MADEMOISELLE LANCY. Cher Hilaire !... HILAIRE FILS. Ah, Lancy !... Ah, mon père !... Quel coup du ciel !... Nous voilà tous réunis, nous voilà tous heureux !... Oui, le ciel m'a récompensé d'avoir été un des soldats de Henri. Sa cause était juste ; je me suis rangé sous ses drapeaux, prêt à verser mon sang pour le libérateur de la patrie. Je l'ai vu, ce grand roi que nous refusions de connaître, ce roi que d'indignes factieux nous peignaient sous de si noires couleurs. Mon père ! D'un seul regard il m'a attaché à lui pour jamais. Ce n'est point un ennemi courroucé qui cherche la vengeance, c'est un monarque bienfaisant qui veut commencer le bonheur du peuple. Il n'a fallu que sa présence, pour réveiller le patriotisme dans le coeur des parisiens. Vous ne savez pas comme il reçoit tous ceux qui vont à lui, avec quel ton affable il répond à leurs demandes. Sous des traits guerriers, on reconnaît un bon prince, un coeur français, le meilleur des hommes et des rois ; et l'imposture voulait le dépouiller de son héritage... Venez, venez tous jouir du plaisir de le voir. Allons tous nous réunir au transport de ceux qui l'entourent. On accourt, on le voit, et l'on ne peut se rassasier de le voir, et l'on ne peut se défendre de l'aimer. C'est qu'il a ce front ouvert, où la grandeur s'allie à la générosité ; il semble père de cette foule immense qui l'environne ; son geste, son regard, tout dit qu'on peut l'approcher ; il a enfin la confiance du héros. Laissez, laissez les venir à moi, dit-il, ils sont affamés de voir un roi... Au Louvre, soulevant une tapisserie qui le cachait, il a dit : qu'il n'y ait point de voile entre mon peuple et moi ! J'ai embrassé ses genoux ; il a daigné me sourire. Je ne pouvais m'arracher d'auprès de lui ; j'étais dans une ivresse dont je ne suis sorti que pour songer à vous. Désespéré de ne plus vous trouver, j'errais partout en vous cherchant, lorsqu'un ami, témoin de votre dernière infortune, vient de précipiter ici mes pas... J'entre avec la terreur et l'effroi... Je vous embrasse avec joie, et je bénis mille fois le ciel qui a mis fin à nos maux, en nous réunissant, en nous donnant un bon roi et la paix. Nouveaux Cris Du Peuple. Vive le grand Henri ! Vive le grand Henri ! LANCY. Entendez-vous ces nouveaux témoignages de l'ivresse publique ?... Ils nous appellent... Ne formons plus qu'une famille ; allons nous jeter aux pieds du grand roi : ce nom qu'on lui donne, lui est dû ; il est l'expression de l'amour qui ne s'accorde qu'à la bonté. Elle va s'asseoir avec lui sur le trône ; les exploits guerriers les plus célèbres disparaissent devant cette nouvelle gloire que lui attribue la clémence. MADAME HILAIRE. Jour mille fois heureux qui nous réunit ! HILAIRE PÈRE. C'est sortir du tombeau pour revenir à la vie. LANCY. Oh, que d'actions de grâces vous devez au ciel, ma chère fille ! MADEMOISELLE LANCY. Du moment que je vous ai revu, mon père, mon âme est en prières et loue le maître suprême des événements. Ce qu'Hilaire vient de nous exposer m'a vivement touchée, et chaque mot qu'il a prononcé élevait un hymne au fond de mon coeur. Ô mon Dieu ! Oui, j'aurai toujours confiance en votre miséricorde... Je retrouve en un moment tout ce que j'avais perdu... HILAIRE FILS, à Lancy. Lancy ! Le ciel connaît nos coeurs, comme vous les connaissez... Il sait que j'aspire à un bonheur. HILAIRE PÈRE. Et Lancy et ton père approuvent ton amour. Tu seras heureux, et vous allez être unis. À Lancy en souriant.Mon ami, te rappelles-tu, que, dès leur plus tendre enfance, nous nous sommes flattés de voir un jour former sous nos yeux cette douce union ? LANCY. Pouvait-elle commencer sous de plus heureux auspices ? On entend les cris de vive le grand Henri !Allons mêler nos voix à ces acclamations universelles. Le règne d'un héros qui a connu le malheur, est fait pour accomplir la félicité de son peuple. ==================================================